Chronique de Ramon Muntaner
Chronique de Ramon Muntaner
Chronique de Ramon Muntaner
CHRONIQUE : I à XX
PROLOGUE
Où sont racontées les grâces que Dieu fit à l'auteur et qu'il fait à tous ceux qui l'aiment du fond de leur cœur.
Au nom de Notre Seigneur, vrai Dieu, Jésus-Christ, et de sa benoîte mère, madame sainte Marie, et de tous ses benoîts saints et saintes. Amen.
Il est du devoir de chacun de rendre grâces et merci à Dieu, et à sa benoîte mère, des biens qu'il lui fait. Bien loin de tenir cette reconnaissance secrète, on
doit même la manifester aux hommes, afin que tous y prennent bon exemple et s'efforcent de bien faire et de bien dire; car on peut tenir pour vérité certaine
que, qui fait bien, pense bien, agit bien, en reçoit une bonne récompense de Dieu; et qui fait le contraire et ne s'amende, le contraire lui adviendra. Que
chacun fasse donc, autant qu'il est en lui, tourner le mal en bien; car rien n'est caché à Dieu. J’aime beaucoup une parole dite dans le royaume de Sicile,
quand un homme est en discussion avec un autre: Laisse aller, et sache que Dieu te voit. Ainsi chacun serait sage de se persuader que Dieu le voit et que
rien ne lui est caché.
Or, entre tous les hommes du monde, moi, Ramon Muntaner, natif du bourg de Péralade et citoyen de Valence, je suis tenu de rendre bien des grâces à
Notre Seigneur, vrai Dieu, et à sa benoîte mère, madame sainte Marie, et à toute la cour céleste, des faveurs et des biens qu'ils m'ont départis, et des
nombreux périls auxquels ils m'ont arraché; entre autres de trente-deux combats sur terre ou sur mer où je me suis trouvé; des emprisonnements et fatigues
supportées par mon corps pendant les guerres que j'ai faites, et de bien d'autres malheurs que j'ai éprouvés et dans mes biens et de toute manière, ainsi que
vous pourrez le savoir en lisant les faits qui se sont passés de mon temps. Je me dispenserais volontiers sans doute de raconter toutes ces choses; mais il est
de mon devoir de les raconter, et principalement pour que chacun apprenne qu'il ne peut échapper à tant de périls sans l'aide et la grâce de Dieu et de sa
benoîte mère, madame sainte Marie. Je veux donc que vous sachiez comment je sortis de Péralade avant d'avoir encore onze ans accomplis, et comment je
fis et entrepris ce livre à l'âge de soixante ans, avec la grâce de Dieu; et je le commençai, le quinzième jour du mois de mai de l'année treize cent vingt-cinq
de l'incarnation de Notre Seigneur Dieu Jésus-Christ.
CHAPITRE PREMIER.
Comment, étant en son lit, En[1] Ramon Muntaner eut une vision qui lui fit entreprendre cet ouvrage.
Je me trouvais un jour en un mien domaine nommé Xiluella, dans les environs de Valence; là, étant en mon lit et dormant, m'apparut un vieillard vêtu de
blanc, qui me dit: « Muntaner, lève toi et songe, à faire un livre des grandes merveilles dont tu as été le témoin, et que Dieu a faites dans les guerres où tu as
été; car il plaît au Seigneur que ces choses soient manifestées par toi. Sache que pour quatre raisons principalement Dieu a prolongé ta vie, t'a conservé en
bonne santé et te mènera à une fin heureuse: la première est, qu'ayant possédé sur terre comme sur mer bien des commandements où tu aurais pu faire le
mal, tu ne l'as pas fait; la seconde, parce que tu n'as jamais voulu rendre le mal pour le mal à ceux qui sont tombés en ton pouvoir; au contraire, bien des
hommes éminents sont tombés entre tes mains après t'avoir fait beaucoup de mal, et ils se sont crus morts pour être tombés en tes mains; et toi, rendant
d'abord grâces à Dieu de la faveur qu'il te faisait, au moment où ils se tenaient pour morts et pour perdus, tu as eu souvenir du vrai Dieu, Notre Seigneur; tu
les as délivrés de ta prison et tu les as rendus à leur pays, sains et saufs, vêtus et appareillés selon leur état; la troisième raison est, qu'il plaît à Dieu que tu
racontes ces merveilleuses aventures, car il n'est aucun homme vivant qui puisse le dire avec autant de vérité; la quatrième enfin, pour que tout roi
d'Aragon, quel qu'il soit, s'efforce à l'avenir de bien faire et de bien dire, en apprenant dans tes récits toutes les grâces conférées par Dieu à eux et à leur
nation, pour qu'ils soient bien convaincus que leurs affaires iront toujours prospérant de plus en plus, tant qu'ils suivront la voie de la justice et de la vérité,
et qu'ils voient et connaissent que Notre Seigneur a toujours favorisé la justice; car celui qui a pour but la justice, soit dans la paix, soit dans la guerre, Dieu
l'exauce, lui donne la victoire et le fait triompher, avec un petit nombre de troupes, de troupes nombreuses qui, s'enorgueillissant en leur méchanceté, se
confient plus en leur propre pouvoir qu'en celui de Dieu. Ainsi donc, lève-toi, commence ton livre au mieux que Dieu t'a donné. » A ces paroles je
m'éveille, pensant trouver le prud'homme qui me parlait ainsi, et je ne vis personne. Aussitôt je fis le signe de la croix sur mon front, et restai quelques jours
sans vouloir entreprendre cet ouvrage. Mais un autre jour, dans le même lieu, je revis en songe le même prud'homme, qui me dit: « ô mon fils, que fais-tu?
Pourquoi dédaignes-tu mon commandement? Lève-toi, et fais ce que je t'ordonne. Sache que si tu obéis, toi, tes enfants, tes parents, tes amis en
recueilleront le bon mérite devant Dieu en faveur des peines et des soins que tu te seras donnés, et toi tu en recueilleras le bon mérite devant tous les
seigneurs qui sont issus et sortiront de la maison d'Aragon. »
Aussitôt il fit sur moi le signe de la croix, et appela la bénédiction de Dieu sur moi, ma femme et mes enfants, et moi je commençai à écrire mon livre. Et je
prie chacun d'ajouter foi à ce que je vais raconter, car tout est ici vérité, et que personne n'en doute. Toutes les fois qu'on entendra parler de grandes
batailles et de hauts faits d'armes, qu'on se mette bien dans l'esprit que la victoire ne dépend que de la volonté de Dieu et non de celle des hommes. Pour
moi, j'ai toujours pensé que la Compagnie des Catalans ne s'est soutenue si longtemps en Romanie que par deux choses qu'ils ont observées de tout temps
et qu'ils observent encore; la première c'est que, quelque victoire qu'ils aient remportée, ils ne l'ont jamais attribuée à leur valeur, mais à la volonté et à la
bonté de Dieu; la seconde, c'est qu'ils ont toujours maintenu la justice entre eux; et ces deux choses ont toujours été dans leur cœur, depuis le plus petit
d'entre eux jusqu'au plus grand.
Or, vous autres seigneurs qui lirez cet ouvrage, je vous engage à avoir toujours en votre cœur ces deux choses particulièrement. Mettez-les en pratique
chaque fois que l'occasion s'en présenterait Dieu vous protégera dans vos entreprises; car qui mesure le pouvoir de Dieu et le pouvoir des hommes, doit
penser qu'il n'est rien sans Dieu. Ce livre est donc fait principalement en l'honneur de Dieu, de sa benoîte mère et de la maison d'Aragon.
CHAPITRE II
Dans lequel l'auteur réclame l'attention de ses lecteurs sur la matière dont il doit parler, c'est-à-dire sur les faits et les prouesses de la maison d'Aragon.
Je commencerai par la grâce que Dieu fit au très haut seigneur roi En Jacques, par la grâce de Dieu roi d'Aragon. Il était fils du très haut seigneur En Pierre,
roi d'Aragon,[2] et le la très haute dame madame Marie de Montpellier, qui fut une très sainte personne et aussi chère à Dieu qu'aux hommes. Elle était
elle-même du plus haut lignage du monde, sortant de la maison de l'empereur de Rome,[3] par elle et par ses aïeux.
Je commence ma chronique avec le roi En Jacques, parce que je l'ai vu moi-même. J'étais encore fort jeune lorsque ledit seigneur roi vint au bourg de
Péralade, lieu de ma naissance, et logea à l'hôtel de mon père, En Jean Muntaner, qui était un des plus grands hôtels de l'endroit et situé au haut de la place.
Je raconte ces choses afin que chacun sache que j'ai vu ce roi, et que je puis dire ce que j'ai vu de lui et ce qui est arrivé depuis; car je ne me veux mêler que
de ce qui s'est passé de mon temps. Je parlerai d'abord de lui et des faits du très haut seigneur En Pierre, son fils aîné, par la grâce de Dieu roi d'Aragon, et
du très haut seigneur En Jacques, roi de Majorque, également fils dudit seigneur roi. Ensuite je parlerai du très haut seigneur En Alphonse, fils du très haut
seigneur roi En Pierre; puis du très haut seigneur roi En Jacques, fils du roi En Pierre; puis du très haut seigneur roi En Frédéric, fils dudit seigneur roi En
Pierre; puis enfin du très haut seigneur infant En Pierre, leur frère. Ensuite je parlerai du très haut seigneur infant En Alphonse, premier né dudit seigneur
roi En Jacques; puis du seigneur infant En Pierre, fils dudit seigneur roi En Jacques; puis du seigneur infant En Raimond Béranger, fils dudit seigneur roi
En Jacques. Ensuite je parlerai du seigneur infant En Jacques, premier né du seigneur roi de Majorque; puis du seigneur infant En Sanche, fils dudit
seigneur roi de Majorque; puis du seigneur infant En Fernand, fils dudit seigneur roi de Majorque; puis du seigneur infant En Philippe, fils dudit seigneur
roi de Majorque. Ensuite enfin je parlerai du seigneur infant En Jacques, fils du seigneur infant Fernand de Majorque. Et quand j'aurai parlé de tous ces
seigneurs, et raconté les honneurs que Dieu leur a accordés à eux et à leurs sujets, on pourra voir combien Dieu les a comblés de grâces, eux et leurs
peuples. Et s'il lui plaît il départira les mêmes laveurs à tous leurs descendants et aux descendants de leurs sujets. Puissent ceux-ci se complaire toujours à
se rappeler la puissance de Dieu; puissent-ils ne pas trop se confier en leur mérite, en leur valeur, ni en leur bonté, mais reconnaître que tout est dans la
main de Dieu!
CHAPITRE III
Comment les prud'hommes et les consuls de Montpellier furent toujours attentifs à prévenir les maux qui pouvaient arriver à leur ville, et comment la
naissance du seigneur roi En Jacques fut l'effet d'un miracle et vraiment l'œuvre de Dieu.
Il est manifeste que la grâce divine est et doit être répandue sur tous ceux qui descendent dudit seigneur roi En Jacques d'Aragon, fils du seigneur roi En
Pierre d'Aragon et de très haute dame madame Marie de Montpellier, car sa naissance fut l'effet d'un miracle et vraiment l'œuvre de Dieu; et pour
l'instruction de tous ceux qui liront ce livre, je vais raconter ce miracle.
La vérité est que ledit seigneur roi En Pierre prit pour femme et reine ladite dame madame Marie de Montpellier, à cause de sa haute noblesse et de sa haute
vertu, et aussi parce que sa puissance s'accroissait par là de la ville de Montpellier et de sa baronnie, qui était un franc-alleu. Avant ce mariage et depuis, le
roi En Pierre, qui était jeune, faisait la cour à d'autres belles dames nobles et délaissait son épouse; il venait même souvent à Montpellier sans s'approcher
d'elle, ce qui faisait beaucoup de peine à ses sujets et surtout aux prud'hommes de la ville. Si bien qu'étant venu une fois à Montpellier, il s'énamoura d'une
noble dame de la ville pour laquelle il faisait des courses, des joutes, des tournois et des fêtes, et il fit tant qu'il rendit sa passion publique. Les consuls et les
prud'hommes de Montpellier, qui en furent instruits, mandèrent près d'eux un chevalier qui était un des intimes confidents du roi dans de telles affaires, et
lui dirent que s'il voulait faire ce qu'ils lui diraient, ils le rendraient à jamais riche et fortuné. Il répondit: « Faites-moi connaître vos désirs, et je vous
promets qu'il n'est chose au monde que je ne fasse en votre honneur, sauf de renier ma foi. » On se promit mutuellement le secret. « Voici, dirent-ils, ce qui
en est: vous savez que madame la reine est une des dames les plus honnêtes, les plus vertueuses et les plus saintes du monde. Vous savez aussi que le
seigneur roi ne s'approche point d'elle, ce qui est un grand malheur pour tout le royaume. Madame la reine supporte cet abandon avec beaucoup de bonté et
ne laisse pas apercevoir la peine que cela lui cause; mais une telle séparation nous est très funeste; car si le seigneur roi venait à mourir sans héritier, ce
serait une source de grand déshonneur et de grande calamité pour tout le pays, et principalement pour la reine et pour Montpellier; car la baronnie de
Montpellier tomberait en d'autres mains, et nous ne voudrions à aucun prix que Montpellier fût détaché du royaume d'Aragon. Et, si vous le voulez, vous
pouvez nous aider en cela. — Je vous dis de nouveau, répliqua le chevalier, qu'il n'est rien de ce qui pourra être honorable et profitable à votre ville, à
monseigneur le roi et à madame la reine Marie, et à leurs peuples, que je ne fasse volontiers, si cela est en mon pouvoir. —Puisque vous parlez ainsi, nous
savons que vous êtes dans la confidence du seigneur roi, quant à l'amour qu'il a pour telle dame, et que vous agissez même pour la lui faire obtenir. Nous
vous prions donc de lui dire: que vous avez réussi, qu'il l'aura enfin, et qu'elle viendra le trouver secrètement dans sa chambre, mais qu'elle ne veut
absolument point de lumière pour n'être vue de qui que ce soit.[4] Cette nouvelle lui fera grand plaisir. Et lorsqu'il sera retiré en son appartement et que
chacun aura quitté la cour, vous vous rendrez ici auprès de nous, au consulat, nous nous y trouverons, les douze consuls, avec douze autres chevaliers et
citoyens des plus notables de Montpellier et de la baronnie, et madame Marie sera avec nous, accompagnée de douze dames des plus honorables de la ville
et de douze demoiselles. Elle nous accompagnera près du seigneur roi, et nous emmènerons avec nous deux notaires des plus notables, l'official de
l'évêque, deux chanoines et quatre bons religieux. Les hommes, les femmes et les filles porteront chacun un cierge à la main et l'allumeront au moment où
madame la reine Marie entrera dans la chambre du roi. Tout le monde veillera là à la porte jusqu'à l'aube du jour. Alors vous ouvrirez la chambre, et nous
entrerons tous le cierge à la main. Le seigneur roi sera étonné; mais nous lui raconterons tout ce qui a été fait, et nous lui montrerons que c'est la reine
Marie d'Aragon qui repose auprès de lui, et nous ajouterons que nous espérons en Dieu et en la sainte Vierge Marie qu'ils auront, lui et la reine, engendré
cette nuit un enfant qui donnera joie à Dieu et à tout le monde, et que son règne en sera glorifié, si Dieu veut bien lui faire cette grâce. »
CHAPITRE IV
De la réponse que fit le chevalier aux consuls de Montpellier, ainsi que des prières et oraisons qui furent faites; et de l'accord conclu entre eux et la reine au
sujet de leur projet.
Le chevalier ayant ouï leur projet, qui était juste et bon, dit: qu'il était prêt à faire tout ce qu'on lui proposait, et qu'il ne se laisserait arrêter ni par la crainte
de perdre l'affection du seigneur roi, ni même de se perdre lui-même, et qu'il se confiait au vrai Dieu que ce qui avait été résolu viendrait à une bonne fin, et
qu'on pouvait compter sur lui. « Seigneurs, ajouta-t-il, puisque vous avez une si heureuse idée, je vous prie que, pour l'amour de moi, vous fassiez quelque
chose. —Nous sommes prêts, dirent-ils avec bienveillance, à faire tout ce que vous nous demanderez. —Eh bien! seigneurs, c'est aujourd'hui samedi que
nous avons entamé cette affaire au nom de Dieu et de madame Sainte Marie de Valvert; je vous prie et conseille donc que lundi, tout individu, quel qu'il
soit, dans Montpellier, se mette en prières, que tous les clercs chantent des messes en l'honneur de madame sainte Marie, et que cela se continue durant sept
jours, en l'honneur des sept joies qu'elle a eues de son cher fils, et pour qu'elle nous fasse obtenir de Dieu que nous ayons joie et contentement de cette
action, et qu'il en naisse un fruit, pour que le royaume d'Aragon, le comté de Barcelone et d'Urgel, la baronnie de Montpellier et tous autres lieux soient
pourvus d'un bon seigneur. » Il promit que s'ils faisaient ainsi, il arrangerait les choses, pour que dans la soirée du dimanche suivant tout se passât comme
ils l'avaient arrangé, et qu'en attendant on fit chanter des messes à Sainte Marie des Tables et à madame Sainte Marie de Valvert. Tous s'y accordèrent.
Il fut aussi décidé que le dimanche où la chose aurait lieu tous les gens de Montpellier se rendraient aux églises, qu'ils veilleraient et prieraient pendant tout
le temps que la reine serait auprès du roi, et que tout le samedi, veille de l'entreprise, ils jeûneraient au pain et à l'eau; ainsi fut-il ordonné et arrangé.
Comme ils l'avaient décidé ils allèrent trouver madame Marie de Montpellier, reine d'Aragon, et lui firent part de tout ce qu'ils avaient résolu et disposé.
Elle leur répondit: qu'ils étaient ses sujets bien-aimés et qu'on savait qu'il n'y avait pas au monde de conseil plus sage que celui de Montpellier, et que tout
le monde ne pouvait manquer d'assurer qu'elle devait s'en tenir à leurs avis; qu'elle regardait leur arrivée chez elle comme la salutation de l'ange Gabriel à
madame sainte Marie, et que, comme par cette salutation le genre humain avait été sauvé, de même elle désirait que par leurs résolutions ils pussent plaire à
Dieu, à madame sainte Marie et à toute la cour céleste, et que ce fût pour la gloire et le salut de l'âme et du corps du roi, d'elle-même et de tous leurs sujets.
Puisse tout cela, dit-elle, s'accomplir! Amen. « Ils se retirèrent joyeux et satisfaits. Vous pensez bien que durant toute la semaine ils furent tous, et
principalement la reine, dans le jeûne et la prière.
CHAPITRE V
Comment le roi ne devina point quel était le but des prières et des jeûnes dont il était témoin; et comment la chose vint à une heureuse fin, quand le roi eut
reconnu auprès de qui il avait été en déduit.
Il nous faut dire maintenant comment il se put faire que le roi ne se douta de rien, quoique chacun fût occupé à prier et à jeûner pendant toute la semaine. Je
réponds à cela, qu'il avait été ordonné par tout le pays de faire chaque jour des prières pour obtenir de Dieu que la paix et l'affection se maintinssent entre le
roi et la reine, et que Dieu leur accordât un fruit pour le bien du royaume. Cela avait été spécialement observé tout le temps que le roi fut à Montpellier. Et
quand on le disait au seigneur roi, il répondait: « Ils font bien; il en arrivera ce qui plaira à Dieu. »
Ces bonnes paroles du roi, de la reine et du peuple, furent agréables à Dieu, et il les exauça ainsi qu'il lui plut. Vous saurez ci-après pourquoi le roi, ni
personne, excepté ceux qui avaient assisté au conseil, ne connaissaient la véritable cause des prières, offrandes et messes qui eurent lieu pendant les sept
jours de cette semaine.
Cependant le chevalier s'occupa du projet convenu et amena à bonne fin ce qui avait été décidé, comme vous l'avez ouï. Le dimanche, pendant la nuit,
quand tout le monde fut couché dans le palais, lesdits vingt-quatre prud'hommes, abbés, prieurs, l’official de l'évêque et les religieux, ainsi que les douze
dames et douze demoiselles, tous un cierge à la main, se rendirent au palais avec les deux notaires, et tous ensemble parvinrent jusqu'à la porte de la
chambre du roi. La reine entra; mais tous les autres restèrent en dehors, agenouillés et en oraison pendant toute la nuit. Le roi et la reine étaient pendant ce
temps en déduit, car le roi croyait avoir auprès de lui la dame dont il était amoureux. Pendant toute cette nuit toutes les églises de Montpellier restèrent
ouvertes, et tout le peuple s'y trouvait réuni, faisant des prières, selon ce qui avait été ordonné. A la pointe du jour, les prud'hommes, les prélats, les
religieux et toutes les dames, chacun un cierge à la main, entrèrent dans la chambre. Le roi, qui était au lit auprès de la reine, fut très étonné. Il sauta
aussitôt sur son lit et prit son épée à la main; mais tous s'agenouillèrent et lui dirent les larmes aux yeux: « Par grâce, seigneur, daignez regarder auprès de
qui vous êtes couché. » La reine se montra; le roi la reconnut. On lui raconta tout ce qui avait été fait, et il dit: « Puisque c'est ainsi, Dieu veuille accomplir
vos vœux! »
CHAPITRE VI
Comment le seigneur roi partit de Montpellier, et comment madame la reine accoucha d'un fils qui fut nommé En Jacques, et couronné roi d'Aragon;
comment il épousa la fille de don Ferdinand, roi de Castille, et ensuite la fille du roi de Hongrie, de laquelle il eut trois fils.
Ce même jour le roi monta à cheval et partit de Montpellier. Les prud'hommes retinrent auprès d'eux six des chevaliers que le roi affectionnait le plus, et en
même temps ils ordonnèrent que tous ceux qui avaient été présents à la cérémonie ne s'éloignassent plus du palais ni de la reine, non plus que les dames et
demoiselles qui y avaient assisté, jusqu'à ce que les neuf mois fussent accomplis. Les deux notaires firent de même; ceux-ci avaient dressé, en présence du
roi, un acte public de tout ce qui s'était passé pendant la nuit. Le chevalier qui avait secondé les vues des magistrats demeura aussi auprès de la reine. Ils
passèrent tout ce temps en grand contentement avec elle; mais la joie fut au comble quand ils s'aperçurent que Dieu avait permis que leur plan vînt à bonne
fin; car la reine était enceinte, et au bout de neuf mois, selon les lois de la nature, elle mit au monde un beau garçon très gracieux, qui naquit pour le
bonheur des chrétiens et surtout de ses peuples.[5] Jamais Dieu ne départit à aucun seigneur des grâces plus grandes et plus signalées. Il fut baptisé à
l'église de Notre-Dame Sainte Marie des Tables de Montpellier, au milieu de la joie et du contentement universels. Il reçut, par la grâce de Dieu, le nom
d'En Jacques; il régna longtemps, obtint de brillantes victoires et ajouta beaucoup à la prospérité de la foi catholique et de ses vassaux et sujets.
L'infant En Jacques crût et embellit plus dans l'espace d'un an qu'aucun autre ne le fait en deux; il ne s'écoula pas bien longtemps que le bon roi, son père,
mourut,[6] et il fut couronné roi d'Aragon,[7] comte de Barcelone et d'Urgel, et seigneur de Montpellier. Il épousa la fille du roi don Ferdinand de Castille,
de laquelle il eut un fils, nommé En Alphonse, qui promettait d'être un seigneur de grand cœur et de grande puissance, s'il eût vécu; mais il mourut avant
son père, ce qui fait que je n'en parlerai plus.
La reine, mère dudit infant En Alphonse, était morte depuis longtemps, n'ayant été que peu de temps avec le roi.[8] Le roi prit ensuite pour femme la fille
du roi de Hongrie[9] dont il eut trois fils et trois filles; l'aîné fut nommé l'infant En Pierre,[10] le second l'infant En Jacques,[11] et le troisième l'infant En
Sanche, qui fut archevêque de Tolède. Des trois filles l'une fut reine de Castille,[12] l'autre reine de France,[13] et l'autre épousa l'infant don Manuel, frère
du roi de Castille. Chacune de ces deux reines eut, du vivant du roi En Jacques, une nombreuse génération de filles et de garçons. Il en fut de même de
l'infant En Pierre et de l'infant En Jacques; et le roi En Jacques eut le bonheur de voir sa postérité. Mais revenons à l'histoire dudit seigneur roi En Jacques,
lequel fut, je le dis avec vérité, un roi plein de vaillance, de grâces et de vertus. Vous avez déjà vu comment sa naissance avait été l'ouvrage de Dieu; car s'il
fut jamais un miracle éclatant et manifeste, ce fut bien celui-là. Aussi tous les rois qui ont régné sur l'Aragon, Majorque et la Sicile, et ceux de ses
descendants qui y régneront, peuvent faire compte qu'ils sont rois aussi de grâce, de vertu et de nature. Comme Dieu les a créés, aussi il les a élevés et les
élèvera à jamais au-dessus de tous leurs ennemis. Le Saint-Père, mettant de côté tous les autres rois de la terre, rendrait donc un éminent service à la
chrétienté s'il se liguait et s'unissait étroitement avec ceux-ci qui, au moyen des dons d'argent et des trésors de l'église qui leur seraient fournis,
conquerraient au Saint-Père la terre d'outre-mer et mettraient au néant tous les infidèles; car ce que Dieu a fait en faisant naître le roi En Jacques d'Aragon,
il ne l'a point fait en vain, mais bien pour sa gloire et son service; et cela est bien prouvé jusqu'à ce jour et sera prouvé encore par la suite, s'il plaît à Dieu.
Or, celui qui veut s'opposer à ce que fait Dieu, se travaille vainement; aussi d'autant plus puissants seront les hommes qui lutteront contre les descendants
de ce seigneur, d'autant plus honteusement échoueront-ils; car celui qui s'oppose à ce que Dieu veut et fait ne peut que se détruire.
Ainsi donc, seigneurs d'Aragon, de Majorque et de Sicile, qui descendez de ce saint roi En Jacques, que Dieu fit naître par la vertu de sa médiation
miraculeuse, soyez toujours fermes de cœur et unis de volonté, et vous abaisserez vos ennemis et commanderez à tous les souverains du monde. Que les
langues des méchants ne parviennent point à vous désunir, car cette désunion diviserait ce que Dieu a uni. Soyez satisfaits de ce que Dieu vous a donné et
vous donnera encore; et gardez en votre cœur ce que vous avez entendu, pour que vous puissiez bien comprendre que vous êtes l'œuvre de Dieu et que Dieu
est plein envers vous de vérité, de miséricorde et de justice.
PRISE DE MAJORQUE.
CHAPITRE VII.
Où on raconte sommairement les grandes prouesses du roi En Jacques; et comment, n'ayant pas encore vingt ans, il s'empara de Majorque par la force de
ses armes.
Afin que chacun sache quelles furent les grandes faveurs de Dieu envers le roi En Jacques d'Aragon pendant sa vie, je vais vous en dire sommairement une
partie. Je ne veux pas vous en faire un détail circonstancié par ordre, attendu qu'on a déjà fait beaucoup de livres sur sa vie, ses conquêtes, son courage, ses
efforts et ses prouesses; ainsi je vous conterai cela en abrégé, pour pouvoir mieux venir ensuite à la matière dont j'ai à vous entretenir.
Ainsi que je vous l'ai déjà dit, jamais il ne fut roi auquel, pendant sa vie, Dieu ait accordé autant de faveurs qu'au roi En Jacques. Je vous en raconterai une
partie. D'abord sa naissance fut l'effet d'un grand miracle, ainsi que vous l'avez vu; ensuite il fut le prince le plus beau, le plus sage, le plus généreux et le
plus droiturier; aussi fut-il, plus qu'aucun autre roi, aimé de tout le monde, de ses sujets comme des étrangers, et de tous ceux qui vivaient auprès de lui; et
tant que durera le monde on dira toujours: « Le bon roi En Jacques d'Aragon. » En outre, il aima et craignit Dieu sur toutes choses; et celui qui aime Dieu
aime aussi son prochain, et est juste, vrai et miséricordieux; et il fut amplement pourvu de toutes ces qualités, et fut en même temps le meilleur homme
d'armes qui fût jamais. J'ai été témoin de toutes ses qualités, et je puis les affirmer, aussi bien que tous ceux qui furent dans le cas de le voir et d'entendre
parler de lui. Dieu lui fit de plus la haute faveur de lui accorder d'excellents enfants et petits-enfants, soit filles, soit garçons, et de les voir de son vivant,
ainsi que je vous l'ai raconté. Dieu lui accorda encore la satisfaction de faire, avant l'âge de vingt ans, la conquête du royaume de Majorque et de l'enlever
aux Sarrasins, après bien des peines et des travaux qu'il souffrit, lui et les siens, soit dans les combats, soit par la disette, les maladies et autres contretemps,
ainsi que vous pouvez le voir dans le livre qu'il composa sur la prise de Majorque.[14] J'ajoute à cela que cette conquête se fit de la manière la plus
courageuse et la plus hardie qui fut jamais employée pour s'emparer d'une ville comme Majorque, qui est une des fortes villes du monde et la mieux
défendue par ses murailles. Comme le siège dura longtemps au milieu du froid, de la chaleur, de la disette, il fit faire, par le bon comte d'Ampurias, une
excavation par la quelle la ville fut minée; une grande portion de la muraille s'écroula le jour de Saint Silvestre et de Sainte Colombe, en l'an douze cent
vingt-huit; et par cette brèche le roi, l'épée à la main, à la tête de ses troupes, pénétra dans la ville; et la bataille fut terrible dans la rue nommée aujourd'hui
Saint-Michel. Le seigneur roi reconnut le roi sarrasin, se fit jour jusqu'à lui avec son épée et le saisit par la barbe; car il avait juré de ne point quitter ces
lieux qu'il ne tînt par la barbe le roi des Sarrasins. Ainsi exécuta-t-il on serment.
CHAPITRE VIII
Où il est dit pourquoi le seigneur En Jacques étant devant Majorque fit le serment de ne point quitter ces lieux qu'il n'eût pris par la barbe le roi des
Sarrasins; et comment, après avoir pris Majorque, Minorque et Ibiza, il en reçut des tributs, et quels furent les chrétiens qui les premiers peuplèrent l'île de
Majorque.
Le roi fit ce serment parce que ledit roi sarrasin avait lancé des captifs chrétiens sur l'armée, avec ses trébuchets, et il plut à notre Seigneur Jésus-Christ qu'il
vengeât leur mort. Lorsqu'il se fût emparé de la ville tout le royaume se soumit à lui, à l'exception de l'île de Minorque qui est à peu près à trente milles de
Majorque; mais le Moxérif de Minorque se reconnut son homme et son vassal et convint avec lui de lui payer un certain tribut chaque année. Il en fut de
même de l'île d'Ibiza, qui est à soixante milles de Majorque. Chacune de ces îles est bonne et puissante; elles ont l'une et l'autre cent milles et elles étaient
bien peuplées de bonnes gens maures.
Le roi en agit ainsi parce qu'il ne pouvait y séjourner plus longtemps, attendu que les Sarrasins du royaume de Valence faisaient beaucoup d'incursions dans
ses terres, et que ses sujets en souffraient tant de dommages qu'il était obligé d'aller à leur secours; voilà pourquoi il quitta alors ces deux îles et n'en chassa
pas les Sarrasins dans cette saison. Il les y laissa aussi parce que son monde lui était nécessaire pur peupler la cité et l'île de Majorque. La population d'une
île aurait ainsi souffert de celle des autres. Ce parti lui parut le meilleur, et il laissa ces deux îles peuplées de Sarrasins, bien sûr de les conquérir quand il
voudrait. Après avoir pris ladite cité et l'île, il leur accorda de plus grandes franchises et libertés qu'à aucune autre ville du monde; aussi est-ce aujourd'hui
une des plus nobles cités de l'univers, pleine des plus grandes richesses et peuplée de Catalans, tous de bon lieu. Les successeurs de ceux-ci forment de nos
jours la population la plus honorable et la plus à l'aise qui soit au monde.
DE LA CONQUÊTE DU ROYAUME DE VALENCE.
CHAPITRE IX
Comment le seigneur roi En Jacques, après la prise de Majorque, s'en retourna en Catalogne et résolut de faire la guerre au roi de Valence; comment il prit
Valence et ce royaume, et dans quel espace de temps il fit la prise et la conquête de Murcie.
Ayant terminé cette conquête il retourna en Catalogne et puis en Aragon; et dans chacune de ces provinces il tint ses cortès, et donna à ses barons et à ses
sujets de riches présents et de grandes franchises et libertés, ainsi qu'il avait fait à Majorque. Ne pensez pas qu'il séjourna ni qu'il perdit son temps en ces
différents lieux; au contraire, il alla promptement à Tortose, sur la frontière, et commença la guerre avec le roi sarrasin de Valence et avec tous les Sarrasins
du monde, et sur terre et sur mer. Il supporta le vent, la pluie, les orages, la faim, la soif, le froid et le chaud, et s'en alla, conquérant sur les Sarrasins villes,
châteaux et bourgs, dans les montagnes et dans les plaines. Cela dura si longtemps que, du jour où il partit de Majorque jusqu'au moment où il assiégea et
prit la cité de Valence, il s'écoula plus de dix ans. De la conquête de la cité de Majorque à celle de Valence, il y a justement dix ans, ni plus ni moins.
Ayant pris la cité de Valence, ce qui arriva la ville du jour de Saint-Michel, l'an mil deux cent trente-huit, il la peupla de ses propres sujets. Il poussa ses
conquêtes et prit tout le reste du royaume de Valence; et, se dirigeant sur le royaume de Murcie, il prit ensuite Algésiras, qui est une des plus fortes, des
meilleures et plus belles villes du monde; puis le château de Xativa, ainsi que la ville; ce château est un des plus beaux que possède aucun roi; la ville est
grande, bonne, riche et entourée de fortes murailles. Il s'empara ensuite du château de Cosentayna, de la ville d'Alcoy, d'Albayda, de Penaguilla et de bien
d'autres lieux qu'il serait trop long d'énumérer.
Il fit en même temps des trêves avec beaucoup de barons Sarrasins qui étaient en ce royaume, afin de pouvoir peupler les divers lieux dont il s'était emparé.
Toutefois, ceux avec lesquels il traitait lui rendaient compte au bout de l'année. Il prit aussi le château et la ville de Cullera, qui est sur le rivage de la mer. Il
se rendit maître du château de Corbera, de la ville d'Alfandech et de ses trois châteaux. Il s'empara également de Bayren, qui est un bon château; il prit
Palma, Villallonga, Rebollet, Gallinera, le val de Logar, le val de Xalo, le val de Xébéa, Alcala, Dénia, Lo Cayba, Polop, Carbona, Guyaix,Berdia, Calp,
Godalest, Confrides, Castel Horlgeta, Finestrat et bien d'autres châteaux et villes qui sont de ce côté; après quoi il prit Saria, Elocau, Castel Nou, la cité et le
château de Ségorbe, la ville de Xérica et autres lieux de ces contrées. Il s'empara de Quart, Manizes, Paterna, Ribarroja, Vila-marjant, Gest, Benaguazir,
Llyria, Xiva, Bunyol, Macastre, Madrona, Xullell, Viladejora où sont sept châteaux dans une vallée. Il occupa Navarres, Lombay, Anguera, Castalla, Tibi,
Ibi, Saxona, Torres-Torres, Albes où sont plus de dix châteaux, et bien d'autres lieux que je ne vous énumérerai pas parce que, ainsi que je vous l'ai dit ci-
dessus, vous les trouverez dans le livre de la conquête.[15] Toutefois, avant d'avoir pris Valence, il s'était emparé de beaucoup d'autres lieux, ainsi que je
l'ai dit ci-dessus. Cependant je vous nommerai quelques-uns de ces lieux qui sont très importants, et qui pourraient chacun se comparer à une cité. D'abord,
en sortant de Tortose, du côté de la côte, il conquit Amposta, qui alors était un lieu royal; le château d'Ulldecona., Peniscola, Orpesa, Castello, Borriana,
Almesora, Xilches, Almenara, Vall de Segon, Murviedro et le Puig; puis vers la terre ferme, Vall de Roures, Morella, Saint-Mathieu, Cervera, Vall
Trayguera, la Jana, la Salçadella, les Caves, les Cabanes, El-balech, Vilafanaes, le château de Montornes, Burriol, Nulles, le château d'Uxo et sa vallée, la
montagne et la rivière de Millas, où sont trente châteaux forts; et le château et la ville d'Onda, où il y a autant de tours que de jours dans l'année. Il avait
déjà conquis tout ce dont je vous ai déjà parlé, ainsi que bien d'autres châteaux qui sont nommés dans le livre de la conquête.
Lorsqu'il eut fait toutes ces conquêtes et mis et établi le bon ordre partout, il voulut aller visiter les royaumes d'Aragon et de Catalogne, les comtés de
Roussillon, de Cerdagne et de Confient, que son cousin germain, le comte Nugno Sanchez, qui était passé à Majorque avec lui, lui avait laissé. Il alla aussi
visiter Montpellier, visite qu'il avait grand plaisir à faire.
Dans tous les lieux où il se rendait, il faisait de grandes processions et rendait grâces au Seigneur qui l'avait garanti de tous les dangers. Partout on lui
offrait des jeux, des bals, des fêtes; car chacun s'empressait de l'honorer et de lui plaire. De son côté, il accordait des faveurs et faisait des présents, et en si
grande quantité que ceux qui lui ont succédé, ou leurs héritiers, en ressentent encore les bons effets.
CHAPITRE X
Comment les Maures du royaume de Valence, secondés par les rois de Murcie et de Grenade, se soulevèrent; et comment le seigneur roi En Jacques, étant
en Catalogne, envoya son fils, l'infant En Pierre, avec une troupe de cavaliers; et comment Montesa fut prise et le royaume pacifié.
Le roi étant ainsi occupé, les Sarrasins du royaume de Valence, malgré les trêves et la paix qui existaient entre eux et lui, voyant que ledit roi était éloigné,
et qu'avant qu'il n'arrivât ils pouvaient recouvrer bien des lieux et des châteaux, conçurent, d'après le conseil et l'assistance des rois de Murcie et de
Grenade, le projet de se soulever contre lui. Ils se renforcèrent au moyen des châteaux dont ils purent s'emparer, et ils en prirent un bon nombre avant que
les chrétiens s'en fussent aperçus. Ils coururent le pays, emmenèrent bien des chrétiens captifs, et firent beaucoup de mal. Bientôt le lieutenant du royaume,
les riches hommes,[16] les cités, villes et autres lieux, envoyèrent des messages au roi, et lui donnèrent connaissance de tout ce qui se passait. Il en fut très
mécontent, et voulut que l'infant En Pierre, son fils aîné, allât au royaume de Valence, et emmenât avec lui une compagnie de cavaliers de Catalogne et
d'Aragon. Il lui donna en même temps tout pouvoir sur toutes choses, comme si c'était lui-même.
Ledit seigneur infant En Pierre, qui était un des chevaliers du plus haut et du meilleur cœur qui furent jamais au monde et qui naîtront jamais, comme je le
crois, reçut ce pouvoir avec grande satisfaction, et prit congé du roi son père, qui le bénit, fit sur lui le signe de la croix et lui souhaita tout le bonheur
possible.
Il se rendit à Valence[17] avec les riches hommes, les chevaliers et les hommes de pied de Catalogne et d'Aragon. Arrivé à Valence, il organisa ses riches
hommes, ses chevaliers, citoyens, almogavares,[18] varlets des menées et hommes de mer, et les disposa là où il lui parut nécessaire. Il alla à Xativa, eut au
canal d'Alcoyll une rencontre avec les Maures qui étaient fort nombreux, et les déconfit entièrement. De là il marcha ailleurs et en fit autant. Quand on le
croyait en un lieu il était dans un autre, et la où il ne pouvait arriver à cheval, il allait à pied avec les Almogavares. Enfin il fit une guerre si active que les
Sarrasins ne savaient que devenir; car aux lieux où ils se croyaient le plus en sûreté, on les prenait, on les tuait, ou on les emmenait prisonniers comme on
voulait, et il leur mit de telle manière la mort au ventre qu'ils ne savaient à quoi se résoudre. Ils pensèrent toutefois qu'en se jetant dans le fort château de
Montesa, à une lieue de Xativa, ils pourraient de là faire beaucoup de mal au pays.
Le seigneur infant, instruit de leur projet au moyen des espions qu'il avait parmi eux, les laissa s'y réunir en grand nombre; et un matin, avant que le jour
parût, il environna le château et la colline avec beaucoup de gens à pied; ensuite il fit dire à tous ses riches hommes et chevaliers de se rendre à Montesa. Il
fut fait ainsi qu'il l'avait ordonné; l'armée s'y rendit de la cité de Valence et de toutes les villes. Il assiégea Montesa, et le tint tellement et si longtemps
assiégé que le château lui fut livré; et après que ledit château se fut rendu, tous les autres lieux qui s'étaient soulevés se soumirent. Ainsi on peut dire que le
seigneur infant En Pierre conquit une seconde fois une partie du royaume de Valence. Son père recevait tous les jours des nouvelles des exploits qu'il
faisait, ainsi que les almogavares et chevaliers, contre les Maures.
CHAPITRE XI
Comment le seigneur roi En Jacques maria son fils, l'infant En Pierre, à la reine Constance, fille du roi Manfred de Sicile; l'infant En Jacques avec
Esclarmonde, fille du comte de Foix; et comment l'infant En Sanche fut fait archevêque de Tolède.
Le seigneur roi, extrêmement satisfait, se rendit le plus tôt qu'il put dans le royaume de Valence. Il avait été instruit par un message que le roi don Alphonse
de Castille, son gendre, désirait le voir, et qu'il emmenait à Valence la reine sa fille et ses enfants, pour rendre hommage audit roi En Jacques, qu'il
considérait comme son père. Il se rendit donc au royaume de Valence, où il trouva que le seigneur infant En Pierre avait soumis et exterminé tous les
Maures rebelles, et il fut très content de lui et de ses actions. Il songea alors à lui donner une épouse; car il lui venait de tous côtés d'honorables
propositions, pour des filles d'empereur ou de roi. Enfin il se décida à lui donner la fille de Manfred, roi de Sicile et de la principauté, de toute la Calabre,
du pays de Tarente, d'Otrante, de Pouille, de l'Abruzze,[19] et de toute la contrée autour de la cité d'Ascoli, dans la marche d'Ancône; ses possessions
maritimes s'étendaient depuis la plage romaine jusqu'à Saint-Fabian, c'est-à-dire jusqu'à la mer, près de laquelle se trouvent les villes d'Ascoli et de Fermo.
Il était fils de l'empereur Frédéric,[20] le plus puissant souverain du monde, et du plus noble sang.
Ledit roi Manfred vivait de la manière la plus magnifique. Il était grand dans ses actions et dans ses dépenses; aussi ce mariage plut beaucoup au roi
d'Aragon et à l'infant En Pierre son fils, et fut accepté de préférence à tout autre. Il envoya des hommes de rang et de caractère honorables pour conclure le
traité avec les messagers du roi Manfred. Quand ils furent à Naples, ils firent les conventions avec le roi Manfred, et ils amenèrent sur deux galères armées
la demoiselle âgée de quatorze ans. C'était bien la personne la plus belle, la plus sage et la plus honnête qu'on pût trouver. Ils la conduisirent audit seigneur
infant, en Catalogne, accompagnée de riches hommes, de chevaliers, de citoyens, de prélats, de dames et demoiselles. Il l'épousa légitimement,[21] comme
l'ordonne l'Eglise. Le bon roi, son père, ses frères, et tous les barons de Catalogne et d'Aragon assistèrent à ses noces. Et je pourrais bien vous dire les
grandes fêtes qui se firent à ces noces; mais ceux qui voudront les connaître peuvent avoir recours au livre qui fut fait depuis que ledit infant fût devenu roi;
ils y verront les grands dons et les grandes largesses qui eurent lieu, et bien d'autres choses que je passe sous silence, puisque cela a été décrit. De cette
demoiselle, nommée Constance, l'infant En Pierre eut bon nombre d'enfants, dont quatre garçons et deux filles survécurent à leurs père[22] et mère,[23]
savoir: les enfants En Alphonse,[24] En Jacques,[25] En Frédéric[26] et En Pierre.[27] Chacun d'eux fut un des plus sages princes du monde; ils furent
bons à la guerre et en toutes leurs actions, comme vous le verrez par la suite, à mesure que nous aurons à parler d'eux ainsi que des filles, dont l'une, ainsi
que je l'ai dit, fut reine de Portugal[28] l'autre fut femme de Robert,[29] roi de Jérusalem. Le roi En Jacques fit épouser à l'infant En Jacques la fille du
comte de Foix, le plus éminent et le plus riche baron du Languedoc;[30] elle se nommait Esclarmonde, et fut une dame des plus sages, de la meilleure vie,
et des plus honnêtes du monde. De grandes et honorables fêtes furent données à l'occasion de ces noces, par les barons de Catalogne, d'Aragon, de France,
de Gascogne et de tout le Languedoc. L'infant En Jacques eut de cette dame beaucoup de fils et de filles; quatre garçons et deux filles survécurent à leurs
père et mère, de même que cela eut lieu avec l'infant En Pierre. Le premier fils fut nommé En Jacques, le second En Sanche, le troisième En Ferdinand et le
quatrième En Philippe. Je vous raconterai en temps et lieu ce que chacun d'eux fit pendant sa vie. L'une des filles fut mariée à don Juan, fils de l'infant don
Manuel de Castille; l'autre épousa le roi Robert, dont il a été ci-dessus fait mention qui la prit pour femme après la mort d'Yolande, fille du seigneur roi En
Pierre. Je vous raconterai, quand temps et lieu sera, la vie de tous ces infants.
Après avoir marié ses deux fils, il fit le troisième, l'infant En Sanche, archevêque de Tolède. Ce dernier fut bon et pieux, et réputé dans son temps comme
un des plus dignes, des plus saints et des plus honnêtes prélats du monde. Il aida beaucoup à accroître la sainte foi catholique en Espagne, causa beaucoup
de mal et d'abaissement aux Sarrasins, et finit par périr en les combattant; aussi peut-on le mettre au rang des martyrs, puisqu'il mourut en voulant maintenir
et élever la foi catholique.
Le roi En Jacques d'Aragon, voyant terminées toutes ces choses qui honoraient son règne, en fut grandement satisfait.
CHAPITRE XII
Comment le roi Don Alphonse de Castille vint pour la première fois dans le royaume de Valence, avec la reine sa femme et ses fils, pour voir le roi
d'Aragon, et le bon accueil que celui-ci lui fit; des traités qu'ils conclurent relativement à la conquête du royaume de Murcie, et comment le roi En Jacques
se chargea de s'en emparer.
Je vais vous dire comment le roi de Castille vint à Valence avec la reine sa femme et ses fils. Le roi En Jacques d'Aragon alla au-devant de lui jusqu'aux
frontières du royaume. Il avait donné des ordres partout pour que tous ceux qui venaient avec le roi de Castille n'eussent rien à acheter, mais qu'ils eussent
bouche en cour pour tous les vivres dont ils auraient besoin. On leur donna en effet en abondance tout ce qu'ils demandaient ou qu'ils pouvaient désirer. Les
coureurs, qui se présentaient de leur part dans les différentes places, recevaient aussitôt des moutons entiers, des chevreaux, des quartiers de veau et de
vache, du pain, du vin, des chapons, des poules, des lapins, des perdrix et autres volatiles; de sorte que les gens des lieux où ils se trouvaient vivaient
presque pour rien, tellement tout se vendait à bon compte. Toutes ces dépenses se continuèrent pendant plus de deux mois que le roi de Castille resta à
Valence ou dans le royaume; pendant lequel temps il ne dépensa pas un denier de son argent, non plus que ceux qui étaient avec lui. Vous pensez bien que
pendant tout ce temps les rois, les reines, les infants, comtes, vicomtes, barons, prélats, chevaliers, venus en grand nombre de tous les royaumes, et les
citoyens et hommes de mer, vécurent en grands déduits et grandes réjouissances.
Un jour, le roi d'Aragon et le roi de Castille étant ensemble, le roi d'Aragon dit: « Mon père, il vous souvient que, quand vous me donnâtes votre fille pour
femme, vous me promîtes de m'aider à faire la conquête du royaume de Murcie. Il est certain que vous avez bonne part en ce royaume; car vous avez
conquis Alicante, Elxe, le Val d'Elda et de Novelda, Asp, Petrer, Crivilent, Favanela, Callosa, Oriola, Guardamar, jusqu'aux champs de Montagut dans
l'intérieur des terres, et sur la mer, Carthagène, Alama, Lorcha, Mula, Caravacha, Senagy, Bulles, Nogat, Libreny, Villena, Al-mansa, et bien d'autres
châteaux de ce royaume, qui depuis sont à vous et font partie de votre conquête. Puis donc que Dieu vous a fait la grâce de vous laisser conquérir le
royaume de Valence, je vous prie, aussi vivement qu'un fils peut prier son père, de m'aider à achever la conquête dudit royaume. Et quand tout sera
conquis, vous aurez les lieux de votre propre conquête et nous les nôtres; car ce royaume cause un grand préjudice à nous et à tous nos domaines. » Le roi
d'Aragon lui répondit: qu'il était satisfait de ce qu'il venait de lui dire; que tout cela était vrai; qu'il allât donc dans son pays et avisât au soin de ses autres
frontières, attendu qu'il se chargeait de la conquête de Murcie, et jurait devant lui qu'il ne se passerait pas longtemps avant qu'il eût pris la cité et une grande
partie du royaume.
Le roi de Castille se leva, le baisa à la bouche et lui dit: « Mon père et mon seigneur, je vous rends grâces de ce que vous m'avez dit. Puisqu'il en est ainsi,
je retournerai dans la Castille, et je mettrai en bon état toutes les frontières qui sont du côté du royaume de Grenade, principalement Cordoue, Ubeda, Jaén,
Baessa et la frontière de Séville. Quand je serai bien assuré qu'aucun mal ne peut venir du royaume de Murcie, je me défendrai bien contre les rois de
Grenade et de Maroc et tous leurs aidants. Le seul grand péril auquel mon pays pût être exposé était du côté du royaume de Murcie; mais par la suite, avec
l'aide de Dieu et de sa benoîte mère madame sainte Marie, vous m'en garantirez. D'après ces conventions le roi de Castille retourna dans ses terres, et le roi
d'Aragon l'accompagna au-delà de ses frontières, et fournit à tous ses besoins et à ceux de ses gens, ainsi que nous l'avons déjà dit.
CHAPITRE XIII
Comment, après le départ du roi de Castille, le roi En Jacques réunit ses barons et riches hommes, et leur fit part de ce qu'il avait promis au roi de Castille;
comment il envoya l'infant En Pierre courir le royaume de Murcie; et des grands butins qu'il fit en ce royaume.
Je laisserai à présent le roi de Castille, qui est retourné en son pays et en ses royaumes, et je vous parferai du roi d'Aragon, qui se disposait à entrer dans le
royaume de Murcie. Il tint enfin conseil avec ses fils et ses barons, et tous furent d'avis que, d'après la promesse qu'il avait faite au roi de Castille et qu'il
leur exposa, il fallait entrer en Murcie. Chacun d'eux promit de le suivre à ses frais et risques, et de ne pas lui faillir tant qu'il leur resterait un souffle de vie,
et jusqu'à ce qu'il eût terminé cette conquête. Le roi en fut très joyeux et les remercia beaucoup. Il ordonna sans délai à l'infant En Pierre de faire une course
en Murcie, pour reconnaître tout le royaume. L'infant En Pierre eut donc une belle armée composée de riches hommes et de chevaliers de Catalogne,
d'Aragon, de Valence, de citoyens, d'hommes de mer et d'almogavares. Ils allèrent par terre et par mer ravageant à leur volonté et brûlant tout le pays,
demeurant dans chaque lieu jusqu'à ce qu'ils l'eussent épuisé et brûlé. Ils firent ainsi dans tous les environs d'Alicante, Nompot, Aquast, de même qu'à Elx,
au Val d'Elda, au Val de Novelda, à Villena, Asp, Petrer, Crivillent, Catral, Favanella, Callosa, Guardamar et Oriola. Ils poussèrent jusqu'au château de
Montagut qui est dans les environs de Murcie. Là ils ravagèrent et dévastèrent tout. Le roi sarrasin de Murcie marcha contre eux avec toutes ses forces, tant
infanterie que cavalerie. Le seigneur infant se tint pendant deux jours en bataille rangée, sans que le roi de Murcie osât se mesurer avec lui; et assurément le
seigneur infant aurait lancé sur lui sa cavalerie, sans les canaux d'irrigation qui séparaient les deux armées; mais ces canaux étaient si nombreux et les eaux
si abondantes que la chose ne fut pas possible. Néanmoins il y eut de beaux faits d'armes, principalement dans une incursion que fit le seigneur infant et où
il leur tua dix cavaliers genetaires.[31] Et partout où il brochait des éperons, ne pensez pas qu'aucun ennemi osât l'attaquer corps à corps aussi tôt qu'on
l'avait reconnu. Que vous dirai-je? Il demeura un mois entier dans ce royaume, brûlant et détruisant; et tous ceux qui étaient avec lui s'enrichirent par les
grandes prises qu'ils firent en prisonniers des deux sexes, aussi bien qu'en effets et bestiaux qu'ils emmenèrent. De sorte que le seigneur infant envoya bien
au roi son père mille têtes de gros bétail, vingt mille de menu bétail, mille prisonniers Sarrasins et autant de sarrasines. De ces captifs le roi en donna un
grand nombre au pape et aux cardinaux, ainsi qu'à l'empereur Frédéric, au roi de France, aux comtes et barons et à ses amis; et il offrit les femmes à la reine
de France sa fille,[32] aux comtesses et autres dames de distinction. Enfin il les donna tous et n'en garda pas un seul. Le Saint-Père, les cardinaux et autres
seigneurs du monde chrétien en furent extrêmement charmés, et firent de grandes processions en l'honneur de Dieu qui avait accordé au seigneur infant une
si belle victoire.
CHAPITRE XIV
Comment le seigneur infant En Pierre revint du royaume de Murcie; des fêtes que lui donna le roi En Jacques; et comment le roi décida d'aller en Aragon et
de laisser pour son lieutenant et pour chef suprême de tout le royaume de Valence le seigneur infant En Pierre.
Ensuite le seigneur infant, suivi de son armée, vint dans la cité de Valence, où il trouva son père, qui lui fit bon accueil et de grandes fêtes. Après les fêtes,
le roi prit en particulier l'infant, et lui dit de lui raconter tout ce qui lui était arrivé depuis qu'il l'avait quitté. L'infant obéit. Le roi s'aperçut qu'il ne lui parlait
jamais de ce qu'il avait fait lui-même dans cette guerre. L'infant avait même défendu à chacun d'en faire mention.
Le roi fut très satisfait de ce qui lui était raconté. Il fut charmé surtout du bon sens et du jugement de son fils. Il lui demanda ce qu'il croyait qu'on dût faire
de cette conquête et s'il lui semblait qu'il fût temps de commencer. » Mon père, dit l'infant, ce n'est point à moi à vous donner des avis, à vous qui êtes plein
de sagesse. Toutefois je vous dirai ce que j'en pense, après quoi vous ferez ce que vous prescrira votre propre jugement, et Dieu saura bien vous éclairer. Je
pense donc que vous feriez bien d'aller visiter l'Aragon, la Catalogne et Montpellier, ainsi que vos autres domaines. Pour moi, je resterai sur les frontières,
et je ferai à nos ennemis une telle guerre qu'ils n'auront pas le loisir de semer, et que, s'ils le font, ils ne recueilleront pas. Au bout d'un an vous pourrez
revenir à Valence avec toutes vos forces, au mois d'avril, époque où l'on récolte en ce pays les premiers grains et où se fait la moisson des orges, et marcher
ensuite sur Murcie, dont vous formerez le siège. Tandis que vous serez là, je parcourrai le pays et garderai les passages, afin que le roi de Grenade ne
puisse pas venir au secours de Murcie. Et ainsi vous détruirez la ville et le royaume. — Je tiens votre avis pour bon, dit le roi, et je veux que la chose soit
faite comme vous l'avez décidé. »
Aussitôt il envoya ses ordres par écrit dans tout le royaume de Valence aux riches hommes aussi bien qu'aux prélats et autres hommes, aux chevaliers, aux
bourgeois, pour que chacun fût rendu à jour nommé dans Valence. Ses ordres furent exécutés. Au jour désigné, tous étant réunis dans l'église cathédrale de
madame Sainte-Marie de Valence, le seigneur roi fit un beau discours où il dit de fort bonnes choses appropriées aux circonstances. Il ordonna à tous de
reconnaître pour chef et commandant le seigneur infant En Pierre. Il leur enjoignit de lui obéir comme à lui-même. Enfin il le laissa pour son vicaire majeur
et fondu de pouvoir dans tout le royaume de Valence. Tous le reçurent le reconnurent avec plaisir comme chargé de tous les pouvoirs de son père.
De son côté l'infant fut très satisfait d'être revêtu de ces pouvoirs, sachant surtout qu'il restait en un lieu où il pourrait se distinguer journellement par de
beaux faits d'armes. Mais il n'en faisait rien paraître, pour que son père ignorât le grand désir qu'il avait d'éprouver son courage; car si le roi eût pu prévoir
la dixième partie des périls auxquels son fils devait s'exposer dans ces deux royaumes, il ne l'aurait point laissé aller, dans la crainte de le perdre. Il tenait
donc les périls auxquels il s'exposait dans ses faits d'armes si bien cachés que son père les ignorait entièrement. Il pensait, au contraire, que son fils
conduisait la guerre avec prudence et maturité de jugement; telle était son idée. Mais au moment du combat l'infant ne savait s'arrêter devant pont ni
poncelet; car là où il savait qu'était le plus périlleux fait d'armes, là il ne manquait pas de se trouver; aussi tout réussissait au mieux; car, quand on a sous les
yeux son chef naturel, on ne songe qu'à défendre sa vie et son honneur; c'est alors qu'on oublie femme, fils, fille et tout au monde, et qu'on ne songe plus
qu'à aider son seigneur à sortir du champ victorieux, honoré et plein de vie. Les Catalans et Aragonais, et tous les sujets des rois d'Aragon, ont ces principes
gravés dans le cœur plus qu'aucun des autres hommes; car ils sont pleins du pur amour qui leur est naturel pour leurs seigneurs.
CHAPITRE XV
Comment le roi En Jacques entra en Aragon et alla à Montpellier; et comment Montpellier, qui était de la couronne d'Aragon, s'unit à la France; et
comment l'infant En Pierre fit la guerre au roi sarrasin de Murcie.
La cour se sépara en parfait accord et très satisfaite. Le roi s'en alla en Aragon, ensuite en Catalogne, en Roussillon et à Montpellier; il est naturel à tout
homme et à toute créature d'aimer la patrie et les lieux qui l'ont vu naître; aussi le seigneur roi, qui était né à Montpellier, aima toujours cette ville, et tous
ses descendants doivent l'aimer aussi, à cause du miracle de la naissance dudit roi. Je vous dirai en outre que le roi d'Aragon n'a pas eu et n'aura jamais des
gens qui chérissent plus les descendants du roi En Jacques que les bons habitants de Montpellier. Mais depuis ce temps il y est venu des gens de Cahors, de
Figeac, de Saint-Antoine, qui trouvaient le pays excellent, ainsi que des gens d'autres contrées, et ces hommes-là ne sont point originaires de Montpellier;
c'est ce qui a fait que la maison de France y a établi son autorité.[33] Mais soyez bien assurés que cela n'a jamais plu et ne plaira jamais aux véritables
naturels du pays. Ainsi tous les pays des descendants dudit seigneur roi doivent aimer de cœur et d'âme les habitants de cette ville, qui ne doivent pas être
privés de cette bienveillance pour trente ou quarante maisons des susdits individus qui sont venus s'y établir. Je prie et conjure, au contraire, tous les
seigneurs, riches hommes, chevaliers, citoyens, marchands, patrons de navires, mariniers, almogavares, soldats à pied, qui habitent les terres du roi
d'Aragon, de Majorque, de Sicile, d'aimer et d'honorer de tout leur pouvoir les personnes de Montpellier qu'ils pourront rencontrer. Et s'ils agissent ainsi, ils
en éprouveront les grâces de Dieu, de madame sainte Marie de Valence, de Notre Dame des Tables de Montpellier et du roi Jacques qui y naquit; ils les
éprouveront tant en ce monde que dans l'autre, et de plus ils seront agréables au roi lui-même et ils conserveront la bonne amitié qui doit exister à jamais
entre eux et nous, s'il plaît à Dieu.
Le roi ayant quitté le royaume de Valence, ledit infant le tint avec grande droiture, et il n'y avait ni Sarrazin ni qui que ce fût qui ne fût puni s'il se rendait
coupable de quelque délit. En même temps il conduisit la guerre avec vigueur et activité contre le roi sarrasin de Murcie, de sorte que les Sarrasins ne
savaient que devenir; car au moment où ils le croyaient à deux journées de distance, ils le voyaient arriver, parcourir leur pays, prendre, incendier, ravager
tous leurs biens. Il leur avait mis la plus grande peur au ventre; et il fit ainsi pendant toute une année, tandis que le roi prenait ses déduits en visitant tous
ses royaumes. Quant à lui, il passait les nuits, il supportait le froid, le chaud, la faim et les fatigues, poursuivant sans cesse les Sarrasins et ne pensant pas
qu'il dût se donner un jour de repos.
Pendant nos plus grandes fêtes, quand les Sarrasins s'imaginaient qu'il faisait fête lui-même, c'était alors qu'il fondait sur eux, les battait, les réduisait en
captivité et ravageait leurs propriétés. Soyez assurés qu'il ne naquit jamais fils de roi qui fût plus brave, plus courageux, plus beau, plus sage ni plus adroit
de tous ses membres. Aussi peut-on dire de lui « qu'il n'est ni ange ni diable, mais homme parfait. » Et c'est avec raison qu'on lui applique ce vieux
proverbe, puisqu'il est réellement un homme accompli en toutes grâces. Pendant ce temps, le roi son père, joyeux et satisfait, allait visitant tous ses pays.
CHAPITRE XVI
Comment le seigneur roi revint à Valence au jour indiqué, avec de grandes forces, et forma le siège de la ville de Murcie; comment il s'en rendit maître par
capitulation; et en quelle année ces choses se passèrent.
Au temps prescrit, le roi se rendit dans le royaume de Valence avec une partie de ses forces. Il entra à Valence mieux appareillé et ordonné par terre et par
mer que jamais nul ne le fut pour marcher contre un autre roi.
Il pénétra ensuite par mer et par terre dans le royaume de Murcie, tenant la mer afin que ses troupes fussent toujours pourvues de vivres. Il prit le château et
la ville d'Alicante, et Elche, et tous les autres lieux que je vous ai ci-devant nommés, qui sont entre les royaumes de Valence et de Murcie, et mit le siège à
la ville de Murcie, belle, noble et forte cité, environnée d'excellentes murailles, mieux que ville du monde. Arrivé devant la cité, il ordonna le siège de
manière que nul ne pût y pénétrer d'aucun côté. Que pourrais-je vous raconter? Le siège dura si longtemps que les Sarrasins en vinrent à capituler avec lui,
à condition qu'ils remettraient au roi d'Aragon la moitié de la cité, et conserveraient l'autre moitié, mais sous sa suzeraineté. Aussi fit-on par le milieu de la
ville une rue qui est une des plus belles qui soit en aucune ville du monde. Cette rue est grande et large; elle commence à l'endroit où se tient le marché, en
face des Frères Prêcheurs, et va jusqu'à la grande église de madame Sainte-Marie; dans cette rue sont la pelleterie, les changes, la draperie et beaucoup
d'autres établissements. Lorsque cette ville eut été ainsi divisée en deux parties, le roi peupla sa moitié de ses gens. Mais les Sarrasins tardèrent peu de
temps à s'apercevoir que la bonne intelligence ne pouvait durer entre eux et les chrétiens dans la même cité; ils supplièrent donc le roi de vouloir bien
prendre leur propre moitié de la cité, de la peupler comme bon lui semblerait, et de leur donner un terrain qu'ils pussent entourer de murailles pour s'y
mettre en sûreté. Le roi satisfit avec plaisir à leur demande, et leur donna un terrain hors de la ville, et ils l'entourèrent de murailles. On nomma ce lieu
Rexacha, et ils s'y établirent. Or, cette cité de Murcie fut prise par le roi En Jacques d'Aragon, en l'an douze cent soixante six.[34]
CHAPITRE XVII
Comment Murcie fut peuplée de Catalans; comment le roi En Jacques livra toute sa portion au roi de Castille, son gendre; et comment, de retour à Valence,
il fit tenir une cour plénière dans laquelle il nomma procureur et vicaire général du royaume d'Aragon et de Valence l'infant En Pierre, et de Majorque
l'infant En Jacques.
Après avoir pris ladite cité et l'avoir peuplée de Catalans, il en fit de même pour Oriola, Elx, Guardamar, Alicante, Carthagène et autres lieux. Ainsi, vous
pouvez être assurés que tous ceux qui habitent Murcie et les dits lieux sont de vrais Catalans, parlent le plus beau catalan du monde, et sont tous de bons
hommes d'armes et prêts à tout, et on peut dire que c'est un des plus agréables royaumes du monde. Je vous dis en vérité que ni moi ni nul autre ne pouvons
connaître deux meilleures et plus excellentes provinces en toutes choses que les royaumes de Valence et de Murcie.
Quand ledit seigneur roi eut peuplé Murcie et les autres lieux, il abandonna sa portion au roi de Castille son gendre, afin qu'il pût se défendre en toute
occasion, et qu'ils pussent se soutenir l'un l'autre. Il remit principalement à son gendre l'infant don Manuel, Elx, le val d'Elda et de Novelda, Asp et Petrer.
Le roi don Alphonse de Castille créa aussi ledit infant don Manuel adelantat[35] de toute sa portion, afin que ces terres étant ainsi réunies pussent se
défendre contre les Maures. Le roi d'Aragon en livrant sa part du royaume à don Alphonse de Castille et à son gendre l'infant don Manuel, y mit la
condition, qu'au moment où il les réclamerait elles lui seraient rendues. Ils le promirent et en dressèrent des chartes en bonne forme. C'est ainsi que la
maison d'Aragon a recouvré lesdits domaines, ainsi que je vous le dirai quand il en sera temps.
Lorsque le roi d'Aragon eut peuplé tous ces pays et les eut confiés à son gendre, il alla à Valence, où il fit réunir ses cortès. Elles furent très nombreuses et
bien composées. Là se trouvèrent ses fils, qui furent bien contents de se réunir au roi leur père et aux riches hommes, barons, prélats, chevaliers, citoyens et
hommes des villes. La fête fut brillante, et toute la cité fit de grandes réjouissances. Dieu avait fait tant de grâces au roi et à ses enfants qu'il n'est point
étonnant qu'ils se réjouissent en Dieu.
Dans cette cour plénière, le roi ordonna de reconnaître pour procureur et vicaire général d'Aragon, de Valence et de toute la Catalogne, jusqu'au col de
Panissas, le seigneur infant En Pierre; il créa aussi vicaire et procureur général du royaume de Majorque, de Minorque et Ibiza, du comté de Roussillon, du
Confient, de la Cerdagne et de Montpellier, l'infant En Jacques, afin que tous deux y vécussent comme seigneurs avec les reines leurs épouses, leurs infants
et infantes, et afin que leurs pays fussent mieux régis et mieux gouvernés, et afin de pouvoir lui-même, de son vivant, apprécier l'ordre, le bon sens et la
bonne conduite de chacun; car il est certain qu'on ne peut bien connaître un homme, de quelque condition qu'il soit, que quand on lui a remis le pouvoir en
main. C'est quand on a donné le pouvoir à quelqu'un qu'on peut savoir de quoi est capable un homme ou une femme; voilà pourquoi ledit seigneur voulait
agir ainsi. En même temps, il voulait jouir du repos et aller visiter ses terres.
Après que ces choses furent ainsi ordonnées, les cortès se séparèrent très satisfaites pour aller chacun à ses affaires, et le roi alla visiter ses terres, plein de
joie et de contentement. Et là où il savait que se trouvaient les reines ses belles-filles et ses petits-enfants, il allait les visiter et gracieuser, et se réjouissait
beaucoup avec eux et avec elles.
CHAPITRE XVIII
Comment le seigneur infant En Pierre fit chevaliers les nobles En Roger de Loria et En Conrad Llança, et fit épouser à En Roger de Loria la sœur d'En
Conrad Llança.
Ledit seigneur infant En Pierre avait en sa maison deux fils de chevaliers qui étaient venus avec la reine Constance sa femme. L'un, nommé En Roger de
Loria, était de très bonne famille, et issu de seigneurs bannerets. Sa mère s'appelait Bella; elle avait élevé ladite reine Constance, et était venue avec elle en
Catalogne; elle était sage, bonne et honnête. Elle resta là tout le temps que vécut la reine. Son fils, nommé Roger de Loria, continua à rester auprès d'elle, et
fut élevé à la cour. Il était encore enfant quand il vint en Catalogne. La baronnie était en Calabre, et contenait vingt-quatre châteaux d'une pièce; et le lieu
principal de cette baronnie a nom et ledit En Roger de Loria ayant grandi, devint un très bel homme. Il était fort aimé du roi, de la reine et de toute la cour.
Il vint en même temps avec la reine un autre jeune enfant de famille honorable, fils de comte, et parent de la reine; on le nommait En Corral Llança; il vint
aussi une de ses sœurs, encore toute enfant, qui fut élevée auprès de ladite reine. Cet En Corral Llança était un des hommes du monde les plus beaux, les
mieux parlants et les plus instruits, de sorte qu'on disait alors que le plus beau catalan était le sien et celui d'En Roger de Loria. Cela n'est pas étonnant,
puisque étant venus tout enfants en Catalogne, ainsi que je vous l'ai dit, et ayant habité les diverses villes de Catalogne et de Valence, tout, ce qui leur
semblait bon et beau langage ils l'adoptèrent; aussi l'un et l'autre furent-ils les Catalans les plus parfaits et les mieux parlants la langue catalane.
Le seigneur infant En Pierre les fit tous deux chevaliers, et donna pour épouse audit En Roger de Loria, la sœur d'En Corral Llança, laquelle était sage,
bonne et honnête. De sa femme il eut un fils nommé Roger, qui lui survécut, et qui eût été un homme d'un grand mérite s'il ne fût mort à l'âge de vingt-deux
ans. Nous parlerons de lui dans la suite; car il se passa de si grandes choses durant sa vie qu'il faut bien que nous parlions de lui en temps et lieu.
Ils eurent aussi trois filles, qui furent d'excellentes personnes; l'aînée épousa le noble don Jacques de Xirica, neveu du roi En Pierre; il fut un des plus hauts
barons, et des plus distingués d'Espagne, par son père et par sa mère, et un excellent homme; l'autre fut mariée au noble En Not de Moncade; et la
troisième, au comte de Santo-Severino, lequel lieu de Santo-Severino est une principauté. Ladite sœur d'En Corral Llança mourut après avoir eu ces quatre
enfants; ce qui fut un grand malheur à cause de son mérite, et surtout pour ses enfants, qui étaient encore tout petits. Ensuite ledit noble En Roger de Loria
prit pour femme la fille d'En Béranger d'Entença, qui est d'une des maisons les plus distinguées de l'Aragon et de la Catalogne. Il en eut deux garçons et
une fille qui lui survécurent. Je cesse de vous parler en ce moment du noble En Roger de Loria; nous reviendrons à lui par la suite, car ses actions furent
telles qu'il faudra bien que je vous en parle; et on peut dire qu'il n'exista jamais un homme à qui, sans être fils de roi, Dieu accordât tant de faveurs, et qui fît
tant d'honneur à son seigneur dans toutes les choses qui lui étaient ordonnées.
CHAPITRE XIX
Comment, après avoir obtenu l'attention, comme cela est juste, l'auteur raconte le grand combat que le noble En Corral Llança livra, avec quatre galères, à
dix galères du roi de Maroc.
Je viens parler encore un peu de son beau-frère En Corral Llança, au sujet d'une belle action qu'il fit, par la grâce de Dieu et du roi En Pierre d'Aragon. La
vérité est que le règne du roi En Pierre ne doit venir que plus tard.[36] Je veux vous raconter ce fait maintenant; cela est aussi bien ici que plus loin, et je le
fais ainsi parce qu'ayant occasion de parler de ces deux riches hommes, il me vient mieux à point de parler ici de la belle action du noble En Corral Llança
que cela ne me viendrait plus tard; car pourvu qu'on raconte un fait vrai, on peut le placer où bon semble dans un livre; et d'ailleurs, je pourrais avoir à en
parler au moment où cela interromprait le fil de ma narration; au surplus, c'est une histoire très courte. Je prie donc chacun de m'excuser si je trouve bon de
raconter ici et non en un autre lieu cette chose, avant le temps où on devrait la placer. Si l'on m'interroge là-dessus, je répondrai que, d'après ce que j'ai déjà
dit, je me tiens pour excusé. En quelque lieu que cela se trouve, je vous déclare que tout ce que je vais écrire est chose véritable, n'en faites aucun doute; je
vous raconte donc la grâce que Dieu fit à ce riche homme En Corral Llança
Le seigneur roi d'Aragon devait recevoir à perpétuité un tribut du roi de Grenade, du roi de Tlemcen et du roi de Tunis; et comme ce tribut ne lui avait pas
depuis longtemps été envoyé, le roi fit armer à Valence quatre galères, dont il donna le commandement à En Corral Llança. Celui-ci alla au port de Tunis, à
Bugia et sur toute la côte, ravageant et détruisant les ports. Il vint sur les côtes du royaume de Tlemcen, en une île nommée Alabiba, pour y prendre de
l'eau. Dans le même temps, dix galères de Sarrasins du roi de Maroc vinrent aussi prendre de l'eau. Ces dix galères de Sarrasins étaient des mieux armées et
montées par les meilleurs Sarrasins qui jamais fussent armés; elles avaient déjà fait beaucoup de mal aux lins[37] chrétiens, et emportaient un grand
nombre de captifs, ce qui était un grand péché.
Les galères d'En Corral Llança voyant venir les dix galères sarrasines, elles sortirent de leur station. Les Sarrasins, qui avaient déjà eu connaissance de ces
galères, les ayant aperçues, crièrent, dans leur langue: « Aur! Aur[38]! » Et vinrent vigoureusement sur elles. Les galères d'En Corral Llança se mirent à
louvoyer, se rallièrent, et tinrent conseil. « Seigneurs, dit En Corral Llança, vous savez que la faveur du Seigneur accompagne toujours le roi d'Aragon et
ses sujets; vous savez les victoires qu'il a remportées sur les Sarrasins; et le roi d'Aragon est présent avec nous sur ces galères, puisque voici son étendard
qui le représente; ainsi, puisqu'il est avec vous, la grâce de Dieu vous aidera et vous donnera la victoire. Il serait bien déshonorant pour ledit seigneur et
pour la cité de Valence, d'où nous sommes tous, que nous prissions la fuite devant ces chiens, ce que ne fit jamais aucun des sujets du roi d'Aragon. Je vous
engage donc à vous rappeler le pouvoir de Dieu et de madame sainte Marie, notre sainte foi catholique, et l'honneur du roi et de la cité de Valence et de tout
le royaume, et à attaquer vigoureusement leurs galères, amarrés comme nous sommes. Conduisons-nous aujourd'hui de manière à ce qu'on parle de nous à
jamais. Assurément nous les vaincrons, et acquerrons beaucoup de biens. Toutefois nous avons sur eux un grand avantage, c'est que nous pouvons, à notre
gré, ou nous retirer, ou les forcer au combat. Que chacun de vous dise donc son avis, moi j'ai dit le mien, et je vous dis encore, vous prie et vous requiers au
nom du roi et de la cité de Valence, de férir sus. »
Alors ils s'écrièrent tous: « Férons! Férons! Ils sont à nous! » En disant cela, ils se préparent au combat; les Sarrasins en font autant. En Corral Llança
vogue sur eux, mais comme bride en main, si bien que plusieurs des Sarrasins dirent à leur capitaine que les galères venaient à lui pour se rendre. Un très
grand nombre d'entre eux le pensait ainsi, parce qu'ayant sur leurs vaisseaux d'excellents chevaliers, ils n'imaginaient pas que les chrétiens fussent assez
fous pour les attaquer; mais l'amiral des Sarrasins, qui était un marin expérimenté, qui avait, assisté à bien des combats, et avait éprouvé ce qu'étaient les
Catalans, secoua la tête, et leur dit: « Barons, vous avez une folle idée; vous ne connaissez pas comme moi les gens du roi d'Aragon; soyez certains qu'ils
viennent à nous bien et savamment pour nous combattre, et prêts à mourir s'il le faut; malheur au fils de bonne mère qui les attendra! Et comme ils sont
résolus de vaincre ou de mourir, mettez-vous bien dans la tête que, si chacun de nous ne fait pas aujourd'hui son devoir, nous sommes tous morts ou captifs.
Et plût à Dieu que je fusse à cent milles loin d'eux! Mais puisque nous sommes ici, je me recommande à Dieu et à Mahomet. » Alors il fit sonner les
trompettes et les nacaires; et, en poussant de grands cris, ils commencèrent une attaque vigoureuse. De leur côté, les quatre galères chrétiennes, sans
pousser un cri, sans dire une parole, et sans confusion, s'élancèrent au milieu des galères ennemies; le choc fut terrible; la bataille dura du matin jusqu'au
soir, et nul ne songea à manger ni à boire; mais le vrai Dieu notre Seigneur, sa bienheureuse mère, d'où proviennent toutes les grâces, et la bonne étoile du
roi d'Aragon, firent obtenir la victoire aux nôtres; de sorte que les dix galères furent battues et prises, et tous les hommes captifs ou tués. Grâces soient
rendues à l'auteur de cette œuvre! Les vainqueurs délivrèrent les chrétiens captifs qu'ils trouvèrent à bord, et leur donnèrent à chacun une portion du butin
égale à celle qu'ils avaient gagnée eux-mêmes, et retournèrent comblés d'honneurs et de gloire à Valence, emmenant avec eux les galères et beaucoup de
Sarrasins captifs, dont un grand nombre s'étaient cachés sous le pont du navire.
CHAPITRE XX
Où il est raconté comment le roi donna des récompenses aux veuves des chrétiens morts dans cette bataille; comment les bons seigneurs font les bons
vassaux; et combien on est heureux d’être sujet de la maison d'Aragon plutôt que de toute autre.
Le roi leur fit la faveur de leur accorder tout le butin qu'ils avaient fait, ne s'en voulant réserver ni le quint ni la plus petite partie. Il voulut que les femmes
et les enfants de ceux qui étaient morts en ce combat eussent leur portion comme ceux qui avaient survécu, et tous furent fort satisfaits; cela parut si juste à
chacun, qu'ils en conçurent un plus vif désir de bien faire; ils le témoignèrent bien dans les actions et batailles qui suivirent, ainsi que je vous le dirai. Cela
vous prouve que les bons seigneurs contribuent beaucoup à faire les bons vassaux, et les seigneurs d'Aragon encore plus que les autres; car on dirait, non
pas que ce sont leurs maîtres, mais leurs amis. Si on pensait combien les autres rois sont durs et cruels envers leurs peuples, et combien de grâces au
contraire les rois d'Aragon prodiguent à leurs sujets, on devrait baiser la terre qu'ils foulent. Si l'on me demande: « En Muntaner, quelles faveurs font donc
les rois d'Aragon à leurs sujets, plus que les autres rois? » Je répondrai premièrement, qu'ils tiennent les riches hommes, nobles, prélats, chevaliers,
citoyens, bourgeois, et gens des campagnes, plus en vérité et en droiture qu'aucun autre seigneur du monde; chacun peut devenir riche sans avoir à craindre
qu'il lui soit rien demandé ni pris au-delà de la raison et de la justice, ce qui n'est pas ainsi chez les autres seigneurs; aussi les Catalans et les Aragonais sont
plus hauts de cœur, parce qu'ils ne sont point contraints dans leurs actions, et nul ne peut être bon homme de guerre s'il n'est haut de cœur. Leurs sujets ont
de plus cet avantage, que chacun d'eux peut parler à son seigneur toutes les fois qu'il se met en tête de lui parler, et il en est toujours écouté avec
bienveillance et en reçoit la réponse la plus gracieuse. D'un autre côté, si un riche homme, un chevalier, un honnête bourgeois veut marier sa fille, et les
prie d'honorer la cérémonie de leur présence, ces seigneurs se rendront, soit à l'église, soit ailleurs, où il plaira à celui qui les invite. De même si quelqu'un
meurt, ou qu'on célèbre son anniversaire, ils s'y rendront comme s'il était de leurs parents; ce que ne font pas assurément les autres seigneurs. De plus, dans
les grandes fêtes, ils invitent nombre de braves gens, et ne font pas difficulté de prendre leurs repas en public et dans le même lieu où mangent tous les
invités, ce qui n'arrive nulle part ailleurs. Ensuite, si un riche homme, un chevalier, prélat, citoyen, bourgeois, laboureur ou autre, leur offre en pré sent des
fruits, du vin ou autres objets, ils ne feront pas difficulté d'en manger; et dans les châteaux, villes, hameaux et métairies, ils acceptent les invitations qui leur
sont faites, mangent ce qu'on leur présente, et couchent dans les chambres qu'on leur a destinées. Partout où ils vont à cheval, dans les villes, lieux et cités,
ils se montrent à leurs peuples; et si de pauvres gens, hommes ou femmes, leur crient de s'arrêter, ils s'arrêtent, ils les écoutent, et les aident dans leurs
besoins. Que vous dirai-je enfin? Ils sont si bons et si affectueux envers leurs sujets, qu'on ne saurait le raconter, tant il y aurait à écrire; aussi, leurs sujets
sont pleins d'amour pour eux, et ne craignent point de mourir pour élever leur honneur et leur puissance, et aucun obstacle ne peut les arrêter, fallut-il
supporter le froid et le chaud et courir tous les dangers. Voilà pourquoi Dieu favorise leurs actions et leurs peuples, et leur accorde des victoires. Il en sera
de même à l'avenir, s'il plaît à Dieu, et ils triompheront de tous leurs ennemis. Je laisse là cette matière, et je reviens à parler du roi d'Aragon et de ses
excellents enfants.
[1] EN pour les hommes et NA pour les femmes est un signe particulier aux langues catalane et limousine. Il répond au Don des Espagnols. C'est une
expression de respect qui se met devant les noms d'hommes.
[2] Alphonse II, père de Pierre, possédait, au moment de sa mort, en 1196, la souveraineté de l'Aragon et de la Catalogne, et celle du comté de Provence, du
Béarn, du Roussillon, de la Gascogne, du Bigorre, du Comminges, de Carcassonne, de Béziers et de Montpellier, pierre II, son fils aîné, hérita d'une grande
partie de ses domaines, et épousa, en 1204, Marie, fille de Guillaume, seigneur de Montpellier, et de cette même Eudoxie, de Constantinople, que son père
avait dû épouser. Marie avait été précédemment mariée à Bernard, comte de Comminges; mais le mariage avait été rompu à cause de leur parenté.
[3] Eudoxie était fille de Manuel Comnène, empereur de Constantinople, de 1143 à 1180, et sœur d'Alexis II Comnène, étranglé par ordre d'Andronic Ier
après trois ans de règne.
[4] Bernard d'Esclot parle de ce même échange; mais il attribue la négociation avec le chevalier à la reine elle seule, et place la scène dans un château
voisin de Montpellier.
[6] Pierre II mourut le 15 septembre 1213, à la bataille de Muret. Il cultiva avec succès la poésie provençale.
[7] Son père, pierre II, couronné roi, à Rome, le 11 novembre 1204, par le pape Innocent III, avait été le premier souverain d'Aragon qui fut couronné. Ses
prédécesseurs, lorsqu'ils avaient atteint l'âge de vingt-cinq ans, se mariaient, étaient faits chevaliers et prenaient le titre de roi.
[8] Marie mourut au mois d'avril 1218, à Rome où elle s'était retirée.
[9] Yolande, fille d'André, roi de Hongrie, et d'Yolande de Courtenay. Il l'épousa le 8 septembre 1235 à Barcelone.
[10] Il succéda à son père Jacques Ier, le conquérant, dans les royaumes d'Aragon et de Valence.
[13] Isabelle, fille de Jacques Ier, épousa Philippe le Hardi, fils de saint Louis, le 28 mai 1262, à Clermont en Auvergne. Elle mourut d'une chute de cheval,
à Cosenza en Calabre, au retour d'Afrique, le 28 janvier 1271, à l'âge de vingt-quatre ans Philippe le Bel naquit de ce mariage.
[14] Le roi Jaume ou Jacques a écrit lui-même en catalan une chronique de son temps, imprimée à Valence en 1881, in-folio. La conquête de Majorque
forme le second livre
[15] L’histoire de la conquête de Valence forme le troisième livre de la chronique catalane du roi Jacques.
[16] Les riches hommes formaient dans les royaumes chrétiens d'Espagne l'ordre supérieur de la noblesse.
[17] L'histoire de la conquête de Valence forme le troisième livre de la Chronique catalane du roi Jacques.
[18] C'était le nom que portait aux treizième et quatorzième siècles l'infanterie aragonaise. Les savants ne sont pas d'accord sur le sens de ce mot; les uns le
font venir de l'arabe, où le radical Garaf, composé en Almugavarin, signifie guerrier. Cette étymologie est la plus vraisemblable. D'autres assurent que les
Almogavares étaient une tribu qui avait accompagné les Goths ou les Huns lors de leur établissement dans l'empire romain.
[19] Partie méridionale de la Calabre ultérieure, le long du détroit de Sicile, terre des anciens Brutiens.
[21] Le mariage de Pierre III avec Constance, fille de Manfred et de Béatrice de Savoie, eut lieu le 13 juillet 1262 à Montpellier.
[25] Jacques fut d'abord roi de Sicile, et succéda à son frère Alphonse à la couronne d'Aragon en 1291.
[26] Frédéric devint roi de Sicile après le départ de son frère Jacques.
[29] Yolande épousa Robert, fils de Charles II, roi de Naples et de Jérusalem.
[30] L'infant Jacques épousa Esclarmonde de Foix, sœur de Roger-Bernard II, le 4 octobre 1275, à Perpignan.
[33] Le 18 août 1283, Jacques II de Majorque reconnut par un acte que la ville de Montpellier, le château de Lates, appelé autrefois le Palu, et tous les
autres châteaux et villages de la baronnie de Montpellier et des environs, tels qu'ils avaient été possédés par Guillaume de Montpellier, étaient du royaume
de France. Il reconnut aussi que la ville de Montpellier, le château de Lates et leurs dépendances étaient de la mouvance de l'église de Maguelone, et qu'il
les tenait on arrière-fief de la couronne, et que le tout était du ressort du roi, promettant de ne jamais contrevenir à cette déclaration, Philippe le Hardi, à son
tour, étant retourné à Toulouse, y déclara, le lundi avant la Saint-Barthélemy, que, par l'affection singulière qu'il avait envers Jacques, roi de Majorque,
seigneur de Montpellier, il lui accordait, par une grâce spéciale, ainsi qu'aux seigneurs de Montpellier ses successeurs, que toutes les causes d'appel qui
pourraient émaner, soit de la personne de ce prince, soit de celle de son lieutenant dans la baronnie de Montpellier et ses dépendances, ne seraient relevées
ni devant le sénéchal de Beaucaire, ni devant tout autre sénéchal, mais devant le roi de France lui seul et sa cour. Philippe le Bel avait acquis de l'évêque de
Maguelone la partie de cette ville nommée partie antique
[34] Valence avait été prise en septembre 1258 et Murcie fut prise en février 1266, ancien style, ou 1267, nouveau style.
[37] Je conserverai ce vieux mot français, qui répond exactement au mot catalan. Le lin était plus petit que la galère.
Le roi En Jacques ayant longtemps séjourné dans ses terres, ainsi que les infants En Pierre et En Jacques, il arriva un message au roi d'Aragon, qui lui
annonçait que le pape réunirait un concile général dans la cité de Lyon, sur le Rhône, et qu'il priait tous les rois de la chrétienté de s'y rendre, eux ou leurs
chargés de pouvoirs. Le roi se disposa à y aller, et comme il songeait à la manière la plus honorable de s'y rendre, il reçut des envoyés du roi Alphonse de
Castille, son gendre, qui lui faisait part de l'intention où il était de se trouver au concile et de traverser ses terres avec la reine et plusieurs de ses infants, et
qu'il avait deux raisons pour passer par chez lui: la première, que la reine ainsi que ses fils désiraient beaucoup de le voir, lui et les infants; l'autre raison
était que, des affaires importantes devant se traiter au concile, il souhaitait, avant de s'y rendre, recevoir ses avis, comme ceux d'un père, ainsi que ceux des
infants En Pierre et En Jacques, qui étaient pour lui comme des frères.
Le roi et les infants furent bien aises d'apprendre cette nouvelle; et, par les mêmes messagers du roi de Castille, ils lui envoyèrent de grandes sommes
d'argent, et lui firent dire que son arrivée leur ferait grand plaisir, et qu'il pouvait disposer de leur pays comme du sien propre; qu'on le priait seulement de
faire savoir par où il voulait passer et le jour où il arriverait.
CHAPITRE XXII
Comment le roi Alphonse de Castille fit savoir au roi d'Aragon qu'il désirait passer par Valence, et dans quel temps.
Les envoyés du roi de Castille s'en retournèrent chargés des présents du roi et des infants, pour les bonnes nouvelles qu'ils leur avaient apportées. Ils s'en
retournèrent en Castille, satisfaits et contents, avec les envoyés que le roi d'Aragon et les infants adressaient au roi de Castille; ils furent bien accueillis par
le roi, la reine, les infants Fernand et Sanche, et tous les autres, surtout quand on connut le résultat de leur mission et que l'on eut ouï tout ce qu'ils
racontaient.
On combla de présents les envoyés du roi d'Aragon, et on envoya rendre grâce à lui et aux infants de leurs offres, et leur dire qu'ils entreraient par le
royaume de Valence, en fixant l'époque.
Le roi d'Aragon et les infants en eurent un grand plaisir, et ils commencèrent à donner des ordres partout où ils devaient passer par leurs terres jusqu'à
Montpellier, afin qu'ils y trouvassent des vivres, et tout ce qui leur était nécessaire; et les ordres furent tels, que jamais seigneur ne fut si bien traité avec sa
suite qu'ils ne le furent. Dès l'instant que le roi de Castille entrerait sur leurs terres, jusqu'à ce qu'il eût quitté Montpellier, il ne devait avoir, ni lui ni
personne de sa suite, rien à dépenser; et il y fut pourvu aussi abondamment qu'on l'avait fait précédemment pour lui dans le royaume de Valence. Et si bien
que le roi de Castille et la reine, et tous ceux qui les accompagnaient, s'émerveillaient comment le pays de Catalogne pouvait suffire à de telles dépenses;
car ils ne s'imaginaient point que les terres du roi d'Aragon fussent aussi abondantes et aussi fertiles, ainsi que vous le verrez ci-après.
CHAPITRE XXIII
Comment le roi En Jacques se disposa à se rendre au concile; et des fêtes qu'il fit au roi de Castille qui passait chez lui pour s'y rendre aussi.
Laissons cet objet auquel nous reviendrons, et parlons du roi d'Aragon. Quand il eut, de concert avec les infants, ordonné toutes ces choses, il songea aux
moyens de se rendre au concile d'une manière honorable, avec d'autant plus de raison que les cardinaux et autres personnages du conseil du pape lui avaient
fait dire: que le Saint-Père avait en partie désiré réunir ce concile pour jouir du plaisir de voir le roi d'Aragon, avec deux gendres aussi grands que l'étaient
le roi de France et le roi de Castille, et aussi les reines ses filles et ses petits-enfants; qu'il voulait jouir du bonheur de contempler l'effet de l'œuvre de Dieu
dans la naissance miraculeuse procurée audit roi d'Aragon; et qu'il voulait que le roi, qui était un des hommes les plus sages, les plus prudents et les plus
braves du monde, tînt conseil avec lui, et se préparât avec toute la chrétienté à aller outre-mer contre les infidèles.
Quand le seigneur roi eut ordonné son voyage, il songea à aller au-devant du roi de Castille, et à aller en personne au royaume de Valence pour examiner si
on avait bien pris soin de pourvoir à tous les besoins. Il fut instruit de tout, et fut convaincu qu'il n'y avait pas moyen de mieux faire; alors le roi et les
infants s'approchèrent du lieu par où le roi de Castille devait entrer.
Le roi de Castille, la reine et les infants, instruits que ledit seigneur roi et ses infants se disposaient à les recevoir avec pompe et distinction, se hâtèrent
d'arriver. A leur entrée sur la terre du roi d'Aragon, ils trouvèrent le seigneur roi et les infants qui les reçurent avec plaisir et avec joie, et les gens du roi
d'Aragon firent de grandes fêtes et processions. Du jour de leur entrée jusqu'à leur arrivée à Valence, il s'écoula douze jours. Dès qu'ils furent arrivés à
Valence, il se fit tant de jeux, de réjouissances, de tournois, carrousels de chevaliers, danses de sauvages, cavalcades, parades d'hommes d'armes, courses
de galères et de lins que les gens de mer faisaient aller par la grande rue sur les charrettes, et enfin tant de combats de taureaux et mascarades, et ces jeux
étaient si nombreux dans les lieux où le roi et la reine devaient passer, qu'étant descendus à l'église de Saint-Vincent faire leurs dévotions en arrivant, il fut
nuit noire avant qu'ils fussent rendus de là au palais, où le roi avait ordonné de loger le roi de Castille. La reine et les infants eurent aussi des logements
convenables. Que vous dirai-je? Les fêtes de Valence durèrent quinze jours; de telle sorte, que nul artisan ou autre n'y fit le moindre ouvrage; car les jeux,
les fêtes et les danses se renouvelaient chaque jour.
On serait étonné d'apprendre quelle était l'abondance des vivres que le roi d'Aragon faisait distribuer aux gens du roi de Castille. Si je voulais vous en faire
le détail, cela me mènerait trop loin, et je n'arriverais que tard à mon but. Je vous dirai donc qu'ils partirent de Valence et allèrent à madame Sainte-Marie
du Puig de Murviedro; ensuite à Borriana, Castello, Cabanyes, Coves et Saint-Mathieu; ensuite à Ulldecona et à la cité de Tortosa; là on les fêta comme en
celle de Valence; ils y demeurèrent six jours. Ensuite, ils allèrent au col de Balaguier, et passèrent par Saint George, car alors le village de la fontaine de
Perallo n'existait pas. De là ils allèrent à Cambrils et puis à la ville de Tarragone.
Il serait impossible de dire les fêtes et les honneurs que leur firent l'archevêque de Tarragone et les deux évêques de sa province, qui sont de la seigneurie
d'Aragon. Les abbés prieurs, et grand nombre de moines et autres ecclésiastiques, les reçurent avec de grandes processions, en chantant et louant Dieu. Ils
restèrent huit jours à Tarragone, et se rendirent ensuite à Sarbos et puis à Villefranche, qui est une belle et excellente ville. On les y fêta et on leur fit autant
d'honneur que dans une cité. Ils y restèrent deux jours et de là ils allèrent à Saint Clément et à Barcelone. Je n'ai pas besoin de vous dire comment ils y
furent reçus; il serait difficile de le raconter. Comme Barcelone est la plus belle et la plus opulente cité du seigneur roi d'Aragon, vous pouvez vous
imaginer quelles furent ces fêtes. Tout se passa là comme dans les autres cités. Ils y demeurèrent dix jours; ensuite ils se rendirent à Granioles, à Hostalrich,
et d'Hostalrich à la cité de Gironne. S'il leur fut donné des fêtes, il n'est pas besoin de le dire; les bourgeois seuls, sans parler des chevaliers qui sont
nombreux dans cette contrée, firent tant et tant que tout le monde en fut étonné. Ils y demeurèrent quatre jours; ils allèrent ensuite à Basquera et à Pontons;
après quoi le roi, la reine et tout leur monde, vinrent loger à Peralade. Je sais cela, parce que j'étais alors enfant, et le roi et la reine couchèrent cette nuit
dans une chambre de la maison de mon père, où je vous ai déjà dit qu'avait reposé le susdit roi d'Aragon. Et pour que le roi et la reine de Castille fussent
ensemble cette nuit, on fit dans la maison de Bernard Rossinyol, qui était attenante à celle de mon père, sept portes pour que le roi pût passer de son
logement dans la chambre de la reine. Ces choses, je puis vous les certifier, non pour les avoir entendu dire, mais pour les avoir vues.
Ils séjournèrent pendant deux jours à Peralade, parce qu'En Dalmau de Rochabara, seigneur de Peralade, avait supplié le roi d'Aragon de permettre qu'il le
reçût un jour à Peralade; et le roi, qui l'aimait beaucoup, lui dit qu'il resterait un jour à Peralade pour ses affaires, et que le jour suivant il le lui accorderait
par faveur spéciale. Dalmau l'en remercia beaucoup; et il devait bien le faire, car c'est une satisfaction que le roi n'accorda ni à riche homme ni à prélat qui
fût en Catalogne, si ce n'est à lui seul; et pour cela Dalmau lui fut très obligé.
Après avoir passé deux jours à Peralade dans la joie et dans les fêtes, ils allèrent à la Jonquière, au Boulou et à Mas, très joli endroit qui appartenait au
Temple; de là ils entrèrent à Perpignan. Ne me demandez point les fêtes qu'on leur y fit; elles durèrent huit jours. De là ils se rendirent à Salses, à
Villefranche et à Narbonne. Amaury de Narbonne leur fit de grandes fêtes et des réjouissances; car lui et le seigneur infant En Jacques d'Aragon avaient
épousé deux sœurs, filles du comte de Foix. Ils demeurèrent deux jours à Narbonne. Ils allèrent ensuite à Béziers, à Saint-Thibéry, à Loupian et à
Montpellier. Mais les jeux et les fêtes qui eurent lieu à Montpellier surpassèrent tous les autres. Ils y restèrent quinze jours; ils envoyèrent de là leurs
messagers au pape et reçurent sa réponse; après quoi, ayant résolu de prendre leur chemin par la France, ils partirent de Montpellier. Dorénavant je vous
parlerai de ce qui fait l'objet de cet ouvrage, savoir: de l'honneur et des grâces que Dieu a faits à la maison d'Aragon; et comme j'entends que cette matière
soit telle qu'elle serve à la gloire et à l'honneur de la maison d'Aragon et de ses sujets, j'en ferai mention. Ne croyez pas que ce que cela a coulé au roi et à
ses infants soit peu de chose; cela est au contraire d'une telle valeur que toute la Castille ne pourrait le payer de quatre ans. Vous qui lisez ce livre et qui
ignorez quelle est la puissance du roi d'Aragon, sachez qu'elle est telle que le roi de France aurait bien de la peine à y résister; et si ses trésors pouvaient y
suffire, le cœur lui manquerait, et il se tiendrait pour battu. Toutefois le roi d'Aragon en fut autant satisfait que si, tout ce qu'il dépensait, il l'eût reçu en don
ou en secours du pape ou autre. Mais Dieu aide à bon cœur; aussi Dieu lui aide-t-il et l'honore-t-il dans toutes ses entreprises. Or, laissons aller le roi de
Castille, qui se rend au concile, et parlons du roi d'Aragon.
CHAPITRE XXIV
Comment le seigneur roi En Jacques partit pour aller au concile; comment il y fut reçu par tous ceux qui s'y étaient rendus; et comment il reçut du pape, des
cardinaux et des rois plus d'honneurs qu'aucun des rois qui s'y trouvèrent.
Quinze jours après que le roi de Castille fut parti de Montpellier, le roi d'Aragon se rendit au concile. A son arrivée à Lyon sur le Rhône, il y fut reçu avec
éclat, et il n'y eut roi, comte, baron, cardinal, archevêque, évêque, abbé ou prieur, qui ne sortît pour aller au-devant de lui et le recevoir. Le roi de Castille,
avec ses infants, précéda tout le monde d'un jour. Quand il fut devant le pape, celui-ci sortit de sa chambre, le baisa trois fois sur la bouche, et lui dit: «
Mon fils, grand gonfalonier et défenseur de la sainte Eglise, soyez béni et bienvenu. Le roi voulut lui baiser la main, mais le pape ne le permit pas; et il
l'invita, lui et les siens, pour le lendemain; ce qu'il n'avait fait à aucun des rois qui étaient arrivés; de sorte que ledit seigneur roi reçut de la part du Saint-
Père, des cardinaux et des rois qui se trouvaient là, plus de marques d'honneur, et plus de dons et de grâces que nul autre roi présent audit concile. Le
concile s'ouvrit aussitôt que le roi d'Aragon fut arrivé. Mais de ce qui s'y fit et traita je n'en dirai rien; car ce n'est point le sujet de mon livre.[1] Je dirai
seulement que le roi d'Aragon obtint tout ce qu'il demanda; de sorte qu'il fut satisfait de son séjour, et s'en retourna chez lui, content et joyeux. Je vous dirai
que le roi de Castille y était aussi allé, parce qu'il espérait être empereur d'Allemagne;[2] mais il ne put réussir, et s'en retourna en son royaume; et à son
retour et jusqu'à ce qu'il fût arrivé en Castille, le roi d'Aragon le fit défrayer à son passage sur ses terres, autant et plus abondamment qu'il ne l'avait été en
venant. Il ne revint point du côté par lequel il était sorti; mais il passa par Lérida et l'Aragon. Il serait trop long de vous décrire les fêtes qu'on lui fit encore.
Il retourna en Castille, avec la reine et les infants, et ses sujets eurent bien du plaisir à le revoir au milieu d'eux. Je laisserai là le roi de Castille, qui est
rentré dans ses terres et est avec la reine et ses infants, et je retournerai au roi En Jacques d'Aragon.
CHAPITRE XXV
Comment, après être revenu du concile et avoir visité ses terres, il voulut voir comment ses enfants avaient gouverné; comment il en fut très satisfait, fit
reconnaître pour roi d'Aragon l'infant En Pierre, et pour roi de Majorque et de Minorque l'infant En Jacques, et ordonna qu'où leur prêtât serment.
Le roi En Jacques accompagna le roi de Castille jusqu'à ce qu'il eût été hors de son territoire Celui-ci, avec ses enfants et la reine, rendit mille grâces au roi
d'Aragon; et lui, comme bon père, leur donna sa bénédiction. Alors il alla visiter ses royaumes et ses domaines, comme pour prendre congé de ses sujets,
parce qu'il voulait consacrer le reste de sa vie au service de Dieu et à l'accroissement de la sainte foi catholique. Ainsi que, dans sa jeunesse, il était allé
avec courage et prudence contre le royaume de Valence, de même il voulut marcher contre le royaume de Grenade, afin que les noms de Dieu et de la
sainte Vierge Marie y fussent célébrés et loués. En visitant toutes ses terres, il examina le gouvernement de ses enfants; il en fut satisfait, et loua Dieu de lui
avoir donné de tels enfants. Il convoqua les cortès d'Aragon à Saragosse. Là se rendirent les barons et leur suite, les prélats, chevaliers, citoyens et hommes
des villes. Les cortès étant assemblées, le roi tint de bons et notables discours. Il voulut que l'on reconnût pour roi d'Aragon le seigneur infant En Pierre, et
pour reine son épouse la reine Constance, dont j'ai déjà parlé, et qu'on leur prêtât serment.[3] Ainsi qu'il le commanda, ils le jurèrent tous avec grande
satisfaction Il n'est pas besoin de vous dire que l'on fit de grandes fêtes durant la tenue de ces cortès, vous pouvez bien l'imaginer. Après avoir prêté
serment à l'infant En Pierre et à la reine, on se rendit à Valence. Là il tint aussi des cortès et on reconnut l'infant En Pierre comme roi de Valence et sa
femme comme reine. On alla ensuite à Barcelone, et là on prêta serment à l'infant En Pierre comme comte de Barcelone et seigneur de toute la Catalogne,
et à sa femme la reine comme comtesse. Après quoi il nomma son fils, l'infant En Jacques, roi de Majorque, Minorque et Ibiza, et comte de Roussillon, du
Confient, de la Cerdagne, et seigneur de Montpellier. Toutes ces choses étant terminées par la grâce de Dieu, il retourna à Valence, dans l'intention dont je
vous ai fait part, qui était d'employer le reste de sa vie à faire croître et multiplier la sainte foi catholique et à abaisser et à abattre la foi de Mahomet.
CHAPITRE XXVI
Comment le roi En Jacques fut malade à Xativa; comment les Sarrasins tuèrent Garcia Ortiz, lieutenant du fondé de pouvoir royal et vicaire général du roi
En Pierre dans le royaume de Valence.
Pendant son séjour dans la cité de Valence, il se délassait par la chasse et autres amusements. Souvent, en chassant, il allait visitant les châteaux et maisons
de campagne du royaume.
Pendant qu'il était à Xativa Dieu permit qu'il tombât malade de la fièvre, et il fut si malade qu'il ne pouvait se lever. Tous les médecins en augurèrent mal,
surtout parce qu'il était âgé de plus de quatre-vingts ans. Vous comprenez bien qu'un vieillard ne peut suivre le même régime de vie qu'un homme jeune;
toutefois il conserva tout son bon sens et son excellente mémoire.
Les Sarrasins de Grenade, avec lesquels il était en guerre, ayant appris qu'il était malade, entrèrent avec mille cavaliers et grand nombre de gens à pied
jusques à Alcoy. Ils eurent une rencontre avec Garcia Ortiz, qui était lieutenant du fondé de pouvoir royal dans le royaume de Valence; ils se battirent avec
lui et avec sa bonne troupe, qui était de deux cents hommes à cheval et cinq cents piétons. Dieu permit qu'en cette rencontre Garcia Ortiz périsse avec un
grand nombre de ses compagnons.
Aussitôt que le roi qui était dans son lit, apprit cette défaite, il s'écria: « Sus, sus, amenez-moi mon cheval et préparez-moi mes armes! Je veux marcher
contre ces traîtres de Sarrasins qui me croient mort. Ils ne se doutent pas que je saurai encore les exterminer tous. » Et il était si résolu que, dans sa colère, il
voulait se dresser sur son lit, mais il ne le put pas.
CHAPITRE XXVII
Comment le roi En Jacques, étant affaibli par la maladie, se fit porter sur une litière avec sa bannière, pour aller combattre les Sarrasins; et comment, avant
son arrivée, l'infant En Pierre y était allé si fort brochant qu'il les avait vaincus.
Il leva alors les mains au ciel et dit: « Seigneur, pourquoi permettez-vous que je sois ainsi privé de mes forces? Eh bien donc! ajouta-t-il, puisque je ne puis
me lever faites sortir ma bannière, et qu'on me porte sur une litière jusqu'aux lieux où sont ces Maures perfides. Ils ne pensent plus que je suis de ce monde;
mais ils n'auront pas plus tôt aperçu la litière qui me porte, qu'à l'instant nous les aurons vaincus, et tous seront bientôt pris ou tués.
Ainsi qu'il avait commandé il fut fait; mais son fils, l'infant En Pierre, l'avait prévenu et s'était jeté au milieu d'eux. La bataille fut rude et sanglante; et cela
devait être, car contre un chrétien il y avait quatre Sarrasins. Malgré cette supériorité de nombre, l'infant En Pierre s'élança brochant si impétueusement au
milieu d'eux qu'il les mit en déroute. Deux fois il eut son cheval tué sous lui, et deux fois deux de ses cavaliers descendirent pour lui donner leurs chevaux
pour qu'il remontât, et eux restèrent démontés. Enfin, dans cette action, tous les Sarrasins furent pris ou tués. Au moment où l'on élevait sur le champ de
bataille la bannière du seigneur roi En Jacques, lui-même parut porté sur sa litière. Le roi En Pierre fut très fâché de voir là son père, parce qu'il craignait
que cette fatigue ne lui devînt funeste; il brocha des éperons, vint à lui, mit pied à terre, fit déposer la litière et la bannière, baisa les pieds et les mains de
son père, et lui dit en pleurant: « Oh! Mon seigneur et père, qu'avez-vous fait? Ne saviez-vous pas que je tenais votre place et qu'il n'était pas nécessaire de
vous hâter? —Ne dites point cela, mon fils, répondit le roi; mais que sont devenus ces maudits Sarrasins? — Grâces au ciel et à notre bonne fortune, mon
père, ils sont tous morts ou prisonniers. — Me dites-vous la vérité, mon fils? — Oui, mon père. » Alors il leva les mains au ciel, remercia Dieu, baisa trois
fois son fils sur la bouche, et lui donna maintes et maintes ibis sa bénédiction.
CHAPITRE XXVIII
Comment le roi En Jacques, après s'être confessé et avoir reçu le corps précieux de Notre Seigneur Jésus-Christ, rendit son âme à Dieu; et de la coutume
observée par les fondateurs de Majorque jusqu'à ce jour.
Le roi En Jacques ayant vu cela et rendu grâces à Dieu revint à Xativa, et le roi En Pierre, son fils, l'accompagna Quand ils furent arrivés à Xativa, on fut
bien joyeux de cette nouvelle victoire due à la faveur de Dieu; mais on était en même temps très affligé de voir le mauvais état du seigneur roi. Cependant il
fut convenu entre le roi En Pierre et les barons et prélats de Catalogne, chevaliers, citoyens et prud'hommes de Xativa et autres lieux, qu'en témoignage de
la joie dont cette victoire remportée par son fils remplissait le cœur du seigneur roi, on transporterait toutes les fêtes à Valence. Ainsi fut-il exécuté.
Quand ils furent à Valence, toute la cité vint au-devant du roi En Jacques; on le porta au palais, où il fut confessé plusieurs fois; il communia, reçut
l’extrême-onction et prit dévotement tous ses sacrements. Après quoi, plein de joie en son cœur, et voyant la bonne fin que Dieu lui avait accordée, il fit
appeler les rois ses fils, ainsi que ses petits-fils, leur donna à tous sa bénédiction, et les endoctrina et prêcha, car il avait tout son bon sens et toute sa
mémoire; il les recommanda tous à Dieu, croisa ses mains sur sa poitrine, et dit l'oraison que Notre Seigneur vrai Dieu prononça sur la croix; et aussitôt
cette oraison terminée, son âme se dégagea de son corps, et, joyeuse et satisfaite, gagna le saint paradis.
Ainsi mourut le roi En Jacques, le sixième jour de juillet[4] 1276; il voulut que son corps fût porté au monastère de l'ordre de Poblet; ce sont des moines
blancs placés au milieu de la Catalogne. Les gémissements et les cris retentirent aussitôt par toute la cité; il n'y avait riche homme, varlet de suite,
chevalier, citoyen, ni dame ou demoiselle, qui ne suivissent sa bannière et son écu, accompagnés de dix chevaux auxquels on avait coupé la queue; et tout
le monde allait pleurant et criant.
Ce deuil dura quatre jours dans la cité; ensuite tous ceux qui étaient invités à assister au convoi accompagnèrent le corps. Et dans tous les lieux, châteaux et
villes où il avait été accueilli au milieu des éclats de la joie et des plaisirs, il fut accueilli au milieu des cris et des pleurs.
Ce fut avec de semblables démonstrations de douleur que son corps fut transporté au monastère de Poblet. Là se trouvèrent des archevêques, évêques,
abbés, prieurs, abbesses, prieuresses, religieux, comtes, barons, varlets de suite, chevaliers, citoyens, bourgeois et gens de toutes conditions du royaume;
tellement, qu'à six lieues de distance les bourgs et les chemins ne pouvaient les contenir. Les rois ses fils, les reines et ses petits-fils s'y rendirent. Que vous
dirai-je? l'affluence fut si grande qu'on n'a jamais vu une foule si considérable assister aux obsèques d'aucun seigneur quel qu'il soit; enfin après les plus
nombreuses processions, au milieu des cris, des pleurs et des prières, il fut mis en terre. Dieu veuille, dans sa miséricorde, recevoir son âme! Amen. Je suis
bien assuré qu'il est au nombre des saints du paradis, et chacun doit ainsi le croire.
Cette cérémonie terminée, les rois retournèrent chez eux, ainsi que les comtes, barons et autres. Et nous pouvons bien dire de ce seigneur: qu'il fut heureux,
même avant que de naître, que sa vie fut de même et que sa fin fut encore meilleure.
J'approuve fort les fondateurs de Majorque qui ont ordonné que chaque année, le jour de Saint Sylvestre et Sainte Colombe, jour où le roi avait pris
Majorque, on ferait dans la cité une procession générale dans laquelle on porterait la bannière dudit seigneur roi, et que dans cette journée on priât pour son
âme, et que toutes les messes qui seraient chantées ce jour-là dans la ville et dans toute l'île seraient pour l'âme du roi et pour qu'on conjurât le ciel de
protéger et défendre ses descendants, et de leur donner victoire contre leurs ennemis. Or, je supplierais notre roi d'Aragon, si tel était son bon plaisir,
d'ordonner que les prud'hommes de la cité de Valence fissent de même tous les ans, le jour de Saint Michel, une procession générale pour l'âme dudit
seigneur roi, et pour l'accroissement et la prospérité perpétuelle de ses descendants, et pour qu'il leur donne victoire et honneur sur tous leurs ennemis; et
cela parce que cette cité fut prise la veille de la Saint Michel par le roi En Jacques. Ce jour-là tous les prêtres et les religieux feraient des prières et
chanteraient des messes pour l'âme du roi En Jacques. Je voudrais encore que le lendemain, par l'ordre du roi et des magistrats de la ville, il se fit à
perpétuité de grandes charités. Que chacun s'efforce donc de son mieux à faire tout le bien possible, et il en sera récompensé dans l'autre monde et honoré
dans celui-ci, et il n'est aucun acte de charité qui se fasse à Valence ou ailleurs qui ne soit récompensé par Dieu, qui fait croître et multiplier les biens de
ceux qui les font.
Je cesse de parler du roi En Jacques pour parler de son fils aîné, En Pierre, roi d'Aragon et de Valence, comte de Barcelone, ainsi que de leurs descendants,
chacun en son temps et lieu.
CHAPITRE XXIX
Comment, après la mort du roi En Jacques, ses deux fils furent couronnés roi, c'est-à-dire l'infant En Pierre roi d'Aragon, Valence et Catalogne, et l’infant
En Jacques roi de Majorque, Minorque et Cerdagne; et comment la Catalogne vaut mieux que toute autre province.
Le roi En Jacques étant trépassé de cette vie, les infants En Pierre et En Jacques furent couronnés rois. L'infant En Pierre se rendit à Saragosse, où il
convoqua les cortès; on lui plaça la couronne d'Aragon sur la tête avec la plus grande solennité, au milieu des plaisirs et des fêtes. Il serait trop long de vous
raconter les grâces et les dons qui s'y firent. Après avoir été couronné en Aragon il vint à Valence; les cortès y furent également nombreuses. Il y vint, de
toute la Castille, une grande quantité de personnes qui reçurent des faveurs et des présents considérables. Là il prit la couronne du royaume de Valence. Il
se rendit ensuite à Barcelone, où il y eut des cortès nombreuses et beaucoup d'autres personnes; il fut fier et charmé de recevoir la guirlande par laquelle il
fut créé comte de Barcelone et seigneur de toute la Catalogne. Qu'on ne s'imagine pas que la Catalogne soit une province peu importante; sachez au
contraire que le peuple de cette contrée est généralement plus riche qu'aucun autre que je sache ou aie vu, quoique bien des gens prétendent qu'il soit
pauvre. Il est vrai qu'on ne voit point en Catalogne, comme ailleurs, des hommes puissants posséder de très grandes richesses en argent, mais la plus grande
partie du peuple est dans l'aisance plus que partout ailleurs; les habitants vivent dans leurs maisons, en compagnie de leur femme, et de leurs enfants, avec
plus d'ordre et d'abondance domestique que tout autre peuple. Vous serez en outre étonnés de ce que je vais vous dire, et cependant si vous observez bien,
vous trouverez que cela est vrai; c'est que nulle part il n'y a autant de gens qui parlent un seul et même langage qu'il y en a en Catalogne. Quant aux
Castillans, la Castille proprement dite est petite et peu peuplée; et dans le royaume de Castille, où il y a de nombreuses provinces, chacun parle une langue
différente; et ils sont aussi divisés par là entre eux que les Catalans le sont des Aragonais, quoiqu'ils aient tous le même seigneur. Vous trouverez pareille
diversité en France, en Angleterre, en Allemagne; les différentes provinces de la et, habitées par des Grecs, tous sujets de l'empereur de Constantinople,
vous offriront la même différence, ainsi que la Morée, le royaume d'Arta, la Blanqui,[5] le royaume de Salonique, la Macédoine, l'Anatolie, et bien d'autres
provinces, entre lesquelles vous trouverez autant de différence dans le langage qu'entre la Catalogne et l'Aragon. Il en est de même dans tous les autres pays
du monde. Quant aux Tartares, on les dit très nombreux, mais ils ne le sont pas; ils paraissent nombreux, et ont soumis beaucoup de nations, parce que
jamais vous ne trouverez de Tartares qui s'occupent d'aucun travail des mains, et qu'ils vont sans cesse guerroyant et marchant en corps d'armée avec leurs
femmes et leurs enfants. Pensez si les Catalans n'en pourraient pas faire autant, eux qui sont plus nombreux qu'eux et qui le sont même deux fois autant, car
je vous ai parlé vrai sur les Catalans; bien des gens pourront s'en étonner et traiter de fables ce que j'en ai dit; mais qu'on en pense ce qu'on voudra, c'est la
pure vérité.
Lorsque le roi En Pierre eut été couronné roi par la grâce de Dieu, il alla visiter ses terres. On peut bien dire de lui que jamais il n'exista seigneur qui ait
livré aussi peu de personnes à la mort et qui ait clé aussi redouté pour sa justice et craint de tous ses gens. Il mit tout son royaume en si bonne paix que les
marchands et autres personnes pouvaient aller partout avec sécurité, avec leurs sacs de florins et de doublons.
De son côté l'infant En Jacques se rendit à Majorque et se fit couronner roi au milieu des plus grandes fêtes et au contentement général; il alla ensuite en
Roussillon et à Perpignan; il prit la guirlande des trois comtés de Roussillon, de Confluent et de Cerdagne. Il réunit de nombreuses cortès et il y vint une
grande multitude de barons de Catalogne, d'Aragon, de Gascogne et du Languedoc; là se firent de riches présents. Il alla ensuite à Montpellier et entra en
possession de la seigneurie et baronnie de cette cité. Et pais chacun d'eux régna en son royaume avec justice et vérité, au gré de Dieu et de leurs peuples.
CHAPITRE XXX
Comment le seigneur roi En Pierre déposa Mira Boaps, roi de Tunis, qui ne voulait pas payer le tribut, et mit à sa place son frère Mira Boaps; et comment
En Corral Llança commanda deux galères dans cette expédition.
Je retourne au roi En Pierre, qui alla visiter ses royaumes et toutes ses terres. Se trouvant à Barcelone il pensa qu'il devait recevoir le tribut qu'était tenue de
payer la maison de Tlemcen. Le Mostanzar qui, après le Mira-Molin de Maroc et après Saladin, sultan de Babylone, était le meilleur sarrasin du monde,
étant mort; le roi pensa qu'il ne devait point négliger d'exiger ce tribut. Il réunit un grand nombre de ses conseillers, et surtout le noble En Corral Llança, et
en présence de tous il lui dit: « En Corral, vous savez qu'à la mort du Mostanzar, qui était un grand ami de notre père, vous êtes allé à Tunis demander le
tribut l'année passée. Vous saurez qu'ils ne nous ont pas encore envoyé ce tribut, et il paraît même qu'ils veulent persévérer dans cette conduite; il est bon
de les en faire repentir et de montrer quelle est notre puissance. Nous avons donc résolu de déposer celui qui est roi, et de déclarer Mira-Busach, son frère,
seigneur et roi; nous ferons ainsi un acte de justice et nous honorerons la maison d'Aragon, de telle manière que chacun pourra dire, que nous avons placé
un roi à Tunis parce que la chose était juste. —Seigneur, répondit En Corral Llança, veuillez nous raconter l'affaire et nous dire pourquoi vous avez pris la
résolution d'en agir ainsi, afin que tous puissent en être instruits complètement, et là-dessus chacun pourra vous dire ce qu'il en pense pour votre honneur. »
Le roi lui répondit: « Vous dites bien. Je veux donc que vous sachiez, qu'ainsi que je l'ai déjà dit, le Mostanzar fut un grand ami de notre père, et que
chaque année il lui adressait son tribut et des joyaux précieux. Il est mort et n'a pas laissé d'enfant, mais seulement deux frères; l'aîné est nommé Mira-
Busach et le plus jeune Mira Boaps. Il avait envoyé dans le Levant Mira-Busach, l'aîné des frères, avec une grande troupe de chrétiens et de Sarrasins pour
mettre le pays à composition, et Mira Boaps était resté à Tunis. A la mort du Mostanzar, qui avait laissé son royaume à Mira-Busach, Mira Boaps se
trouvant à Tunis n'attendit point son frère et se fit roi de Tunis, et il tient le royaume contre tout droit et toute justice; mais Mira Busach, ayant appris la
mort de son frère le roi, se hâta de partir pour Tunis. Mira Boaps, sachant qu'il était en chemin, lui fit dire que si sa vie lui était chère, il n'approchât pas, et
qu'il sût bien que, s'il persistait, il lui ferait couper la tête. Mira-Busach s'en retourna donc à Cabès, et il y est encore, ne sachant ce qu'il doit faire. Or nous
ferons bien de favoriser la justice et en particulier de faire exécuter les volontés du Mostanzar. Nous ferons donc armer dix galères, et nous voulons que
vous, En Corral Llança, vous en soyez le chef et capitaine; et vous irez directement à Cabès, et porterez nos lettres à Mira-Busach, à Beninargan, à Benatia
et à Barquet; ce sont les trois barons les plus grands et les plus puissants qui soient à Miqui, et ils nous ont, eux et leurs pères, de grandes obligations; et
comme notre père fit dans le temps de grands présents au Mostanzar, roi de Tunis, qui est mort, ils feront tout ce que vous leur demanderez et direz de
notre part. Vous vous arrangerez avec eux pour que, avec toutes leurs forces, ils marchent par terre avec Mira-Busach devant Tunis; vous les y précéderez
avec les galères; vous ravagerez entièrement le port de Tunis, et vous vous emparerez de tous les navires et lins qui s'y trouveront, soit chrétiens, soit
Sarrasins, et prendrez tous ceux qui y arriveront, et vous investirez la cité, de manière qu'elle ne puisse recevoir ni secours ni vivres, soit par terre, soit par
mer. Vous porterez secrètement les lettres que nous écrivons à Mater, père au Moaps. Quand les habitants de la cité verront la disette qu'ils éprouvent, ils se
soulèveront contre le Moaps, surtout quand vous leur direz que jamais nos dix galères, et même plus s'il est nécessaire, ne quitteront leur port, tant qu'on
n'aura pas reconnu pour seigneur et pour roi Mira-Busach, à qui ce titre est dû. J'espère qu'avec l'aide de Dieu les choses iront ainsi que je l'ai résolu. » En
Corral Llança et tous ceux du conseil dirent que c'était Tort bien pensé et parlé; et ainsi que l'avait voulu le seigneur roi, ainsi fit-on.
CHAPITRE XXXI
Comment le roi En Pierre fit armer dix galères et chargea En Corral Llança des conventions et traités qu'il devait faire avec Mira-Busach; et comment les
ordres du roi furent exécutés.
Le roi fît aussitôt armer cinq galères à Barcelone et cinq à Valence. On peut dire qu'elles furent si bien armées qu'elles pouvaient faire autant que vingt
galères de tout autres gens. Quand elles furent prêtes, En Corral Llança, avant de s'embarquer, alla prendre congé du roi qui était à Lérida. Le roi lui remit
ses lettres et fit rédiger article par article tout ce qu'il avait à exécuter. Entre autres choses comprises dans les articles, il s'y trouvait: que, dès qu'il aurait eu
sa conférence avec Mira-Busach, Benmargan, Benatia, Barquet et les Moaps qui étaient à Cabès, et arrangé l'entrée à Tunis, il prit le serment de Mira-
Busach et la confirmation du témoignage des autres aussi par serment, et avec foi et hommage, stipulant que, dès qu'il serait roi de Tunis, il paierait le tribut
dû jusqu'à ce jour, et qu'à dater de ce même jour les rois de Tunis prenaient à jamais l'obligation de payer ce tribut à tout roi d'Aragon et comte de
Barcelone; et que tous les Moaps signassent comme témoins. De plus il serait stipulé: que par la suite l'alcade majeur qui commanderait aux chrétiens de
Tunis devait être un riche homme ou chevalier du roi d'Aragon; qu'il serait nommé par le roi d'Aragon et pourrait en tout temps être renvoyé ou changé à la
volonté dudit roi d'Aragon; qu'en quelque lieu où ils fissent la guerre, ils porteraient la bannière du roi d'Aragon, et que, soit qu'ils fussent avec le roi, soit
qu'ils combattissent seuls, tous seraient tenus de protéger cette même bannière à l'égal de celle du roi de Tunis; de plus, le collecteur de la gabelle du vin,
qui est une grande charge, devait être un Catalan qui pourrait être nommé par ledit seigneur roi d'Aragon, parce que la moitié de ce droit devait appartenir
au roi d'Aragon. De plus le roi d'Aragon pourrait nommer des consuls chargés de faire rendre justice aux marchands catalans, aux patrons des navires et
aux mariniers qui venaient à Tunis et dans tout le royaume, et il y en aurait aussi un autre à Bugia.
Ledit Mira-Busach promit alors par écrit au roi d'Aragon et à ses gens toutes les choses ci-dessus mentionnées, et bien d'autres franchises qui se trouvent
toutes dans les chartes, et le roi les fit confirmer encore quand il fut dans Tunis et reconnu roi.
En Corral Llança, muni de ces lettres et instructions, quitta le roi, alla prendre cinq galères à Valence et se rendit à Barcelone où il trouva les cinq autres. Il
s'embarqua avec la grâce de Dieu, et accomplit au point et à l'heure tout ce que le roi lui avait ordonné, et au-delà. Que vous dirai-je? Il plaça sur le trône de
Tunis Mira-Busach, de la manière dont le roi le lui avait prescrit; et il fit bien plus, car, en entrant dans Tunis, il ne se contenta pas de placer la bannière du
seigneur roi sur la porte de la ville, mais il la plaça sur la tour qui est au-dessus de la porte. Et quand il eut fait confirmer les articles du traité ci-dessus
mentionné et reçu le tribut complet, et bien des joyaux riches et magnifiques en sus du tribut envoyé par le roi de Tunis au roi d'Aragon, il s'en retourna en
battant toute la côte jusqu'à Ceuta et s'emparant d'un grand nombre de navires, lins et barques des Sarrasins, de sorte que nul ne fit mieux ce qui lui était
confié. Il s'en retourna ainsi chargé de richesses en Catalogne et trouva le roi à Valence. Le roi lui fit très bon accueil. Et de l'avoir et des joyaux qu'il avait
apporté le roi lui en fit une bonne part, à lui et à tous ceux des galères; si bien que, avec ce qu'ils avaient gagné dans ce voyage et avec ce que le roi leur
donna, ils furent tous riches et à leur aise. Voyez donc les heureux commencements que Dieu accorda à notre roi aussitôt après son couronnement. Ne
parlons plus de lui en ce moment, nous saurons bien y revenir en son temps; parlons aujourd'hui de l'empereur Frédéric et de ses fils, car cela convient à
l'objet de notre ouvrage.
CHAPITRE XXXII.
Comment l'empereur fut en guerre avec l'Eglise, et comment la paix fut faite, à condition qu'il irait outre mer à la conquête de la Terre Sainte; comment le
comte d'Anjou fit la conquête de la Sicile, et quelle fut la cause de cette entreprise.
Il est certain que l'empereur Frédéric[6] fut un homme du plus illustre sang et qu'il fut le plus sage et le plus valeureux des hommes; il fut élu empereur
d'Allemagne avec l'aveu et par la volonté du Saint-Père. Son élection eut lieu où elle devait être faite, et ensuite elle fut confirmée à Milan et puis à Rome,
tant par le Saint-Père que par tous ceux à qui il appartenait de le faire. Il entra donc en possession légitime de tout ce qui tenait à l'empire d'Allemagne;
mais comme, ainsi qu'il plaît à Dieu, nul ne peut avoir toute joie et tout contentement en ce monde, le diable fit naître la discorde entre lui et le pape.[7] De
quel côté fut le tort, je ne saurais le dire; je ne vous en dirai donc rien, si ce n'est que la guerre crût et s'envenima entre le pape et l'empereur, et cela dura
longtemps. Ensuite ils firent la paix, à condition que l'empereur partirait pour la conquête de la Terre Sainte et serait le chef de tous les chrétiens qui s'y
rendraient, et qu'ainsi l'empire resterait sous son gouvernement et en sa puissance. Là-dessus il fit le voyage d'outre-mer avec de grandes forces; il eut des
succès et s'empara de plusieurs villes et autres lieux appartenant aux Sarrasins.[8] Après y avoir fait un assez long séjour, il s'en revint. Je ne vous dirai
point par la faute de qui ni par quelle raison, mais si vous cherchez bien vous trouverez qui vous le dira. A son retour la guerre recommença entre lui et
l'Eglise. Vous ne connaîtrez point non plus sur qui doit retomber la faute de cette guerre, car il ne m'est pas donné d'en parler; je vous dirai seulement
qu'elle dura tout le temps que Frédéric vécut.[9]A sa mort il laissa trois fils,[10] les plus sages et les meilleurs de tous les princes, à l'exception du roi En
Jacques d'Aragon dont je vous ai parlé. Il donna à l'un d'eux, nommé Conrad, ce qu'il avait eu en Allemagne de son patrimoine. L'autre, qui avait nom
Manfred, fut fait roi et héritier de la Sicile de la principauté, de la terre de Labour, de la Calabre, de la Pouille et de la terre d'Abruzze, ainsi que je l'ai
raconté ci-devant. Le troisième fut roi de Sardaigne et de Corse; on l'appelait le roi Enzio. Enfin chacun d'eux gouverna son pays avec grande foi et grande
droiture; cependant le clergé fit tous ses efforts pour les dépouiller de tous leurs biens, conformément à la sentence rendue par le pape contre leur père; et
ils excitèrent tout roi chrétien à s'en emparer; mais ils n'en trouvèrent aucun qui voulût le faire, principalement parce que le saint roi Louis de France, qui
régnait alors, avait été l'allié et le bon ami de l'empereur Frédéric, ainsi que le roi Edouard d'Angleterre et le roi de Castille, et aussi le roi En Pierre
d'Aragon qui avait épousé la fille dudit Manfred, et qu'aussi il n'y avait pas en Allemagne un baron qui ne fût leur parent; de sorte que, pendant longtemps,
ils ne trouvèrent personne qui voulût s'emparer des biens de ces princes.
A cette époque le roi Louis de France[11] avait un frère nommé Charles, et qui était comte d'Anjou.[12] Les deux frères avaient pour femmes deux filles du
comte de Provence, cousin germain du roi En Pierre d'Aragon. Du vivant de ce comte de Provence le roi Louis de France avait épousé sa fille aînée;[13]
après la mort du comte de Provence il restait une de ses filles à marier, et le roi de France la fit donner en mariage à son frère avec toute la comté de
Provence.[14] Après ce mariage, la reine de France désira voir sa sœur la comtesse, et ladite comtesse eut le même désir de voir la reine sa sœur; en
conséquence la reine pria le comte d'amener avec lui sa femme en France quand il viendrait en Anjou, pour qu'elle pût la voir. Le comte et la comtesse y
consentirent. Bientôt après le comte amena sa femme à Paris, où étaient le roi et la reine. La reine fit réunir en leur honneur une cour brillante; on appela
bien des comtes et des barons avec leurs épouses. La cour étant remplie de comtes, de barons, de comtesses et de baronnes, il fut fait un siège pour la reine
seule, et à ses pieds furent placées la comtesse sa sœur et les autres comtesses. La comtesse de Provence fut si fâchée que sa sœur ne l'eût pas fait asseoir à
côté d'elle, qu'elle faillit laisser éclater sa douleur. Après y être restée très peu d'instants, elle dit qu'elle était indisposée et désirait rentrer en son
appartement; la reine ni personne ne put la retenir, et, arrivée chez elle, elle se mit au lit, soupira et pleura amèrement. Le comte, apprenant que la comtesse
s'était retirée sans attendre l'heure du repas, en, fut affligé, car il aimait sa femme plus que ne pouvait faire aucun seigneur ou tout autre homme; il alla à
son lit et la trouva pleurant et encore enflammée de colère. Il pensa qu'on lui avait dit quelque chose qui pût lui déplaire, l'embrassa et lui dit: « Ma chère
amie, qu'avez-vous? Vous a-t-on dit quelque chose qui vous déplaise? Qui que ce soit qui l'eût osé, vous en seriez promptement vengée. »
La comtesse, sachant qu'il l'aimait plus que chose du monde, ne voulut point le laisser dans l'incertitude et lui répondit: « Seigneur, puisque vous me le
demandez je vous le dirai, car je n'ai rien de caché pour vous. Quelle femme au monde a plus de raison d'être affligée que moi, puisque j'ai reçu aujourd'hui
le plus cruel affront que jamais femme noble ait pu recevoir? Vous êtes frère du roi de France de père et de mère; je suis aussi, de père et de mère, la sœur
de la reine de France;[15] et aujourd'hui que toute la cour était réunie, la reine, se plaçant seule sur son siège, m'a fait asseoir à ses pieds avec les autres
comtesses; de quoi je suis fort dolente et me tiens comme déshonorée. Partons donc dès demain, je vous en conjure, et retournons dans nos terres, car pour
rien je ne consentirai à m'arrêter plus longtemps ici. »
Le comte lui répondit: « Comtesse, ne prenez pas cela en mauvaise part, car l'usage veut, à la cour de France, qu'aucune dame ne puisse siéger à côté de la
reine, si elle n'est reine elle-même. Toutefois reprenez, courage, car je vous jure par le sacrement de la sainte Eglise et par l'amour que j'ai pour vous,
qu'avant qu'il soit un an vous serez reine, vous aurez la couronne en tête et pourrez-vous asseoir sur le siège de votre sœur; je vous en fais le serment en
apposant ce baiser sur votre bouche. »
La comtesse fut un peu consolée, mais pas jusqu'au point de bannir toute douleur de son cœur, et quatre jours après elle prit congé du roi et de la reine et
retourna en Provence avec le comte. Le roi fut bien fâché d'un si prompt départ. Dès que le comte et la Comtesse furent revenus en Provence, le comte fit
armer cinq galères et alla trouver le pape à Rome.[16] Le pape et les cardinaux, n'ayant pas été prévenus, furent étonnés de le voir; toutefois on le reçut
honorablement et on lui fit de grandes fêtes. Le lendemain il fit prier le pape de réunir son collège, parce qu'il désirait l'instruire du sujet de son arrivée. Le
pape fit ce qu'il lui demandait, et quand tous les cardinaux furent assemblés on lui fit dire de se présenter. Il vint; on se leva; on lui offrit un siège honorable
et digne de lui, et quand tout le monde fut assis, il s'exprima ainsi:
CHAPITRE XXXIII
Comment le comte d'Anjou se présenta au pape et lui demanda la permission du faire la conquête de la Sicile; comment lu pape la lui accorda et lui donna
la couronne dudit royaume; comment dès ce jour il prit le titre de roi, jour fatal, né pour le plus grand malheur de la chrétienté.
« Saint-Père, j'ai appris que vous aviez ordonné à tout roi et à tout fils de roi chrétien de s'emparer du pays du roi Manfred, et que tous vous ont dit non;
mais moi, pour votre honneur et celui de la sainte Eglise romaine et de la sainte foi catholique, j'accepte l'offre de cette conquête telle que vous l'avez faite à
tous les rois; et voilà pourquoi je me suis rendu ici. Je n'ai pris conseil ni de mon frère, le roi de France, ni de qui que ce soit; tout le monde ignore le but de
mon voyage. Pourvu que vous consentiez à payer les frais avec les trésors de la sainte Eglise, je suis prêt à entreprendre sans retard cette conquête; car si
vous ne pouviez, Saint-Père, me fournir les fonds nécessaires, je ne pourrais rien entreprendre; mes forces et mes biens ne sont pas tels qu'ils puissent y
suffire; car vous n'ignorez pas que le ni Manfred est un des plus puissants seigneurs du monde, qui vit le plus somptueusement et possède une bonne et
nombreuse cavalerie. Il sera donc indispensable de commencer cette entreprise avec de grandes forces. »
Le pape se leva et alla le baiser sur la bouche en lui disant: « O fils de la sainte Eglise, sois le bienvenu! Moi, de la part de Dieu, et par le pouvoir que je
tiens de saint Pierre et de saint Paul, je te rends grâces de l'offre que tu viens de me faire. Dès ce moment je te mets sur la tête la couronne de Sicile, je te
fais maître et seigneur, toi et tes descendants, de tout ce que possède le roi Manfred, et je te déclare que, des fonds de saint Pierre, je fournirai à tout ce qui
te sera nécessaire jusqu'à ce que cette conquête soit terminée. »
Cela lui fut octroyé dès le jour même, jour funeste pour les chrétiens! Car cette donation fut cause que toutes les terres d'outre-mer furent perdues pour eux,
et que le royaume d'Anatolie tomba au pouvoir des Turcs, qui ont enlevé même bien d'autres terres à l'empereur de Constantinople; elle a causé et causera
la mort de bien des chrétiens; aussi peut-on bien appeler ce jour, un jour de pleurs et de douleurs.
Le comte sortit du consistoire la couronne sur la tête et une autre couronne en sa main, laquelle lui avait été donnée par le pape, afin qu'en arrivant dans ses
terres il pût la mettre sur la tête de la comtesse. C'est ce qu'il fit en arrivant à Marseille; et il la couronna reine, et prit dès ce jour pour lui-même le nom de
roi Charles. Le pape avait envoyé avec lui un cardinal qui, de la part du Saint-Père et dudit roi Charles, devait placer la couronne de Sicile sur la tête de la
comtesse, et cela fut ainsi fait.
Après avoir terminé ces choses à Rome, il prit congé du pape et des cardinaux, et s'en retourna à Marseille, où il trouva la comtesse, qui fut heureuse et
satisfaite de ce qu'elle apprit, et surtout de se voir couronnée reine. Après cela le roi Charles et la reine sa femme allèrent en France, et se rendirent à Paris,
et les reines prirent toujours place sur le même siège, ce qui fit grand plaisir à l'une et à l'autre. Mais si elles furent satisfaites, le roi de France eut un grand
déplaisir de ce qu'avait fait le roi Charles, et s'il eût pu éviter de le faire, il l'aurait évité volontiers. Toutefois il ne pouvait abandonner son frère, et il le
secourut et aida de tout ce qu'il put. Tous les barons de France le secondèrent, les uns de leur argent, les autres de leur personne; de sorte qu'il réunit des
forces considérables, marcha contre le roi Manfred et entra dans son royaume.
CHAPITRE XXXIV
Comment le roi Charles entra en Sicile, vainquit et tua le roi Manfred dans une bataille, parce que les troupes de Mainfroi passèrent du côté du roi Charles;
et comment il s'empara de tout le pays dudit Manfred, roi de Sicile.
Le roi Manfred, sachant que le roi Charles marchait contre lui, se disposa, comme un vaillant prince qu'il était, et alla l'attendre à l'entrée de son royaume
avec toutes ses forces. On s'attaqua de part et d'aune fort vigoureusement. Il n'est point douteux que la victoire eût été remportée par le roi Manfred, si ce
n'eût été que le comte de Caserta, le comte de la Serra, et autres barons qui se trouvaient à l'avant garde, au moment du combat, passèrent du côté du roi
Charles, et tournèrent leurs armes contre leur seigneur, le roi Manfred. Cette action déconcerta les troupes du roi Manfred, mais lui n'en fut nullement
abattu, et fondit valeureusement là où il vit flotter la bannière du roi Charles. En ce lieu où se trouvaient les deux rois, la bataille fut âpre et cruelle; elle
dura depuis le matin jusqu'au soir. Dieu voulut que le roi Manfred y perdît la vie. A la nuit, les troupes de ce roi, ne le voyant plus, se mirent en déroute et
s'enfuirent chacun en son pays. Cette bataille eut lieu le vingt-sept février douze cent soixante six.[17] Ainsi le roi Charles fut maître du royaume. Je ne
ferai plus mention de ces choses ni de la manière dont elles se sont faites, attendu qu'elles n'ont aucun rapport avec ce que je dois raconter. Je vous dis
seulement qu'après cette bataille il se rendit maître de la Sicile et de tous les pays que gouvernait le roi Manfred.
CHAPITRE XXXV
Comment le roi Conradin vint d'Allemagne avec une grande armée pour venger la mort de ses deux frères, et comment le roi Charles, s'étant emparé de sa
personne, lui fit trancher la tête à Naples, et resta sans opposition maître de la Sicile.
Peu de temps après, le roi Conradin[18] vint d'Allemagne avec une grande armée, dans l'intention d'attaquer le roi Charles et de venger les rois Manfred et
Enzio,[19] qui avaient été tués dans la bataille. A un jour fixé, le combat eut lieu entre eux, et Dieu voulut que le roi Conradin fût battu et le roi Charles
vainqueur. Il s'empara du champ de bataille et de la personne de Conradin, et il lui fit couper la tête à Naples, ce dont il fut gravement blâmé par tous les
princes du monde et par tous autres gens. Enfin, il le fit ainsi, et depuis il n'eut en son pays aucune opposition de qui que ce fut; et personne n'osa songer à
venger ces princes, jusqu'à ce qu'enfin le roi En Pierre d'Aragon, pour l'honneur de la reine sa mère et de ses enfants, conçut le projet de les venger. Je
suspendrai ce récit pour le moment; nous y reviendrons en temps et lieu, et je vais recommencer à parler du seigneur roi En Pierre d'Aragon.
CHAPITRE XXXVI
Comment le roi En Pierre alla régler et mettre en ordre son royaume; comment il fut satisfait de la bonne conduite d’En Corral Llança; et du bon ordre que
doit introduire le roi d'Aragon dans rétablissement de ses galères.
Ledit roi En Pierre alla examiner son royaume et fut très charmé de ce qu'avait fait le noble En Corral Llança, qui avait, d'après ses ordres, établi un roi à
Tunis, comme vous l'avez vu. Il fit arranger ses arsenaux aussi bien à Valence qu'à Tortose et à Barcelone, de manière que les galères fussent à couvert, et
il en fit autant dans tous les lieux propres à recevoir des galères. Je désirerais beaucoup que le seigneur roi d'Aragon prit à cœur ce que je lui dirai, qui
serait: de former quatre arsenaux pour sa marine, et établis à permanence; deux seraient destinés au service régulier, et les deux autres pour les cas
d'urgence Les deux premiers et plus importants seraient à Barcelone et à Valence, où se trouve un plus grand nombre de marins qu'en toute autre cité; et les
deux arsenaux d'urgence, l'un à Tortose, bonne et noble cité, sur la frontière de Catalogne et d'Aragon, où l'on pourrait armer vingt-cinq galères sans que
personne s'en aperçût avant qu'elles fussent hors du fleuve; l'autre à Cullera, où on pourrait faire venir tous les hommes que l'on voudrait avoir de Murcie,
d'Aragon, et beaucoup de la Castille, sans que personne s'en doutât. Ces galères, ainsi armées et équipées, pourraient mettre en mer. Je ne connais, en
vérité, pas de prince ni de roi au monde qui possède deux arsenaux aussi beaux et aussi abrités que seraient ceux de Tortose et de Cullera. Pourquoi,
seigneur roi d'Aragon, ne demandez-vous pas à vos marins ce que leur semble de mon projet? Je suis bien certain que tous ceux qui ont du bon sens diront
que j’ai raison. A l'arsenal de et se rendraient les gens de Catalogne et d'Aragon; à l'arsenal de Cullera tous ceux de Valence, de Murcie et des frontières, et
des lieux voisins de la Castille. En chacun de ces endroits vous formeriez un arsenal avec 5,000 livres de dépense, et chaque arsenal pourrait contenir vingt-
cinq galères; Valence, dans l'arsenal maritime, aussi vingt-cinq, et Barcelone vingt-cinq; de sorte que vous pourriez avoir cent galères prêtes à vous servir
contre vos ennemis. Ajoutez à cela que les vingt-cinq de Tortose et les vingt-cinq de Cullera peuvent être années sans que l'ennemi les aperçoive avant
qu'elles soient hors du fleuve. Faites, seigneur, ce qu'un bon administrateur doit faire, et dans votre pays plein de riches hommes et de chevaliers, vous
exécuterez avec de petits moyens ce que d'autres ne pourront exécuter avec des moyens beaucoup plus considérables. Et tout cela comment? Par de bons
soins et une bonne administration. Or, seigneur roi, ayez de bons soins et une bonne administration, et vous viendrez à bout de tout ce que vous vous
mettrez en tête de faire. Souvenez-vous seulement toujours de Dieu et de sa puissance, et puis quand il sera besoin, il vous aidera à accomplir votre volonté
et à former l'arsenal de Barcelone et celui de Valence. Si vous prenez ces mesures, croyez qu'avec l'aide de Dieu vous soumettrez les Sarrasins, et même les
chrétiens qui voudraient s'opposer à vos royales volontés et à celles des vôtres. S'ils osent le faire, vous saurez promptement les punir, car votre pouvoir est
bien plus grand que le monde ne le pense. Vous pouvez vous en convaincre en jetant les yeux sur le livre qui fait mention des conquêtes faites par votre
père, sans croisade et sans secours, pécuniaire de l'Eglise; car plus de vingt mille messes se chantent aujourd'hui et tous les jours dans un pays que le roi a
conquis sans secours et sans croisade de l'Eglise; car c'est sans croisades ni aide de l'église qu'il a conquis les royaumes de Majorque, Valence et Murcie; et
cependant l'Eglise tire de ces trois royaumes plus dédîmes et de prémices qu'elle ne pourrait en retirer de cinq autres royaumes. La sainte Eglise romaine,
ou ceux qui la gouvernent, devraient donc songer combien elle est redevable de sa grandeur à la maison d'Aragon, et avoir quelque reconnaissance pour ses
descendants. Mais ce qui me console, c'est que si le pape et les cardinaux ne sont point reconnaissants envers eux, notre seigneur Dieu, roi des rois, a bonne
mémoire, et les aide dans leurs besoins et les fait prospérer de plus en plus.
CHAPITRE XXXVII
comment le roi En Pierre d'Aragon résolut de venger la mort du roi Manfred et de ses frères les rois Conradin et Enzio; comment il se rendit en France pour
voir la reine sa sœur; et de son intimité avec le roi de France.
Le seigneur roi En Pierre d'Aragon, ayant eu connaissance des batailles et des victoires au moyen desquelles le roi Charles avait fait sa conquête, en fut
fâché et indigné, par suite de la grande affection qu'il avait pour la reine sa femme et pour ses enfants.[20] Et il se dit bien en son cœur que jamais il n'aurait
joie jusqu'à ce qu'il en eût tiré vengeance. Il prépara donc en lui-même, ainsi que doit le faire un sage prince dans ses grands desseins, tout ce qu'il devait
faire pour cela; il songea au commencement, au milieu et à la fin de son entreprise, car autrement on ne parvient à rien; et comme un des plus sages
seigneurs du monde, il médita sur ces trois choses: la première, qui était celle à laquelle il avait le plus besoin de penser, c'était, avant de rien commencer,
de savoir qui pourrait l'aider, ou contre qui il aurait à se garder; la seconde était de se procurer les fonds nécessaires; et la troisième d'agir si secrètement
que nul ne pût connaître ses projets que lui-même. Comme il savait bien que son projet était tel que personne ne serait de son avis, car ce n'était rien moins
que de faire la guerre contre l'Eglise, qui est toute la puissance des chrétiens, et contre la maison de France, qui est la plus ancienne maison royale qui soit
en la chrétienté, et que cependant il avait résolu en son cœur d'entreprendre la guerre contre toutes deux, il ne doutait pas que, s'il eût demandé avis à
quelqu'un, il ne se fût trouvé personne au monde qui le lui eût conseillé; aussi, se confiant uniquement en Dieu et dans le bon droit qu'il voulait soutenir, il
se résolut à ne compter que sur sa propre tête, sur son droit et son bon jugement, et sur l'aide de Dieu pour venger le père et les oncles de madame la reine
sa femme, et l'aïeul et les grands-oncles de ses enfants. On peut s'imaginer dans quelle douleur vivait la reine depuis qu'elle avait appris la mort de son père
et de ses oncles, et le roi En Pierre aimait sa femme plus que toute chose, du monde. Que chacun se souvienne de ce qu'a dit Munteyagol: « Celui-là a la
guerre près de lui qui l'a chez les siens; mais il l'a plus près encore si elle est dans son conseil. » Quand le roi entendait soupirer la reine, ces soupirs lui
creusaient le cœur. Ayant donc calculé tous les risques, il décida que ce serait par lui que se ferait la vengeance, et que c'était à lui seul à le faire; mais il ne
voulut en faire part à qui que ce fût; il songea donc à pourvoir aux trois objets dont je vous ai déjà entretenus, savoir: premièrement, que nul ne pût venir
attaquer son royaume; secondement, de réunir i'argent nécessaire à son projet; troisièmement, que son dessein ne fût connu de personne. Il tourna d'abord
ses regards sur la maison de France.
Il est vrai qu'étant encore enfant, et du vivant de son père, il était allé en France pour voir le roi et la reine sa sœur. Il avait pensé qu'en y allant à ce
moment, il ne perdrait pas son temps, et que son absence ne ferait point tort à ses frontières du côté des Sarrasins, parce qu'ils ne peuvent faire la guerre
pendant l'hiver, étant peu à l'Oise, mal vêtus, et plus frileux que personne au monde. Il alla donc alors en France au mois de janvier; il fut reçu avec
honneur, joie et contentement par le roi de France; il y séjourna deux mois, dans les fêtes et les plaisirs. Là il prit part aux jeux et aux tournois avec les
chevaliers et fils de chevaliers qui étaient venus avec lui, et avec bien des comtes et des barons de France qui le faisaient pour lui plaire. Que vous dirai-je?
Il se forma une telle intimité entre ledit seigneur infant et le roi de France, qu'ils communièrent l'un et l'autre d'une même hostie consacrée, et se prêtèrent
foi et hommage, et firent le serment que l'un ne s'armerait contre l'autre en faveur de qui que ce fût au monde, et qu'au contraire ils s'aideraient et se
secourraient mutuellement envers et contre tous. L'amitié fut entre eux aussi intime qu'elle puisse l'être entre deux frères; tellement que j'ai vu de mes yeux
le roi de France porter à la selle de son cheval, sur un canton, les armes du roi d'Aragon, en témoignage d'amitié envers ledit infant et de l'autre ses propres
fleurs de lys; et l'infant en faisait de même. Enfin, ledit infant s'en retourna très satisfait du roi de France et de la reine sa sœur. Je vous ai parlé de ceci
parce que nous aurons dans la suite occasion de rappeler cette alliance, qui aura rapport à notre sujet.
CHAPITRE XXXVIII
Comment le roi En Pierre se tint pour assuré du roi de France; comment le seigneur roi de Majorque se plaignit à son frère le roi En Pierre de certains torts
que le roi de France lui faisait à Montpellier; et comment, à ce sujet, les trois rois se virent à Toulouse avec le prince de Tarente; et des conventions qui
eurent lieu entre eux.
Je cesserai de parler de cet objet, et reviendrai à vous entretenir des affaires qui survinrent au roi d'Aragon, il se rappela donc les accords et les serments
entre lui et le roi de France, et il lui sembla qu'il devait se tenir pour bien assuré de la maison de France et que rien ne pouvait lui advenir de mal de ce côté,
à cause de la foi du serment, et ensuite à cause de leurs obligations réciproques; car il avait des fils déjà grands qui étaient les neveux de ce roi. Il se tint
donc comme bien assuré de la maison de France. Au moment où il était occupé de toutes ces idées, le roi de Majorque vint le voir et se plaignit des grands
dommages et nouveautés que faisait le roi de France à Montpellier et dans cette baronnie. Ils envoyèrent leurs messagers à ce sujet au roi de France,[21] et
le roi de France, qui désirait beaucoup les voir, et surtout le roi En Pierre d'Aragon, leur répondit: qu'il irait à Toulouse; qu'ils n'eussent qu'à s'y rendre et
que là ils se verraient; que si toutefois ils désiraient qu'il se transportât à Perpignan ou à Barcelone, il le ferait volontiers.
Les deux rois frères furent très satisfaits de cette réponse, et lui firent dire que l'entrevue aurait lieu à Toulouse. Chacun se disposa donc à s'y rendre. Le roi
Charles, qui devait assister à cette réunion, envoya au roi de France son fils, qui était alors prince de Tarente[22] et devint roi à la mort de son père, et il
pria le roi de France de l'amener avec lui à cette entrevue. Il fit cela, parce qu'il n'y avait personne au monde dont il se défiât comme du roi En Pierre
d'Aragon. Il fit prier le roi de France, qui était son neveu, de prendre des mesures telles, dans cette réunion, qu'il n'eût rien à craindre du roi d'Aragon. Il
agissait surtout ainsi parce qu'il avait dessein d'aller en Romanie, attaquer l'empereur Paléologue,[23] qui s'était, emparé de l'empire de Constantinople
contre toute justice, puis que l'empire appartenait de droit aux enfants de l'empereur Baudouin, neveux du roi Charles; mais il craignait que pendant son
absence le roi d'Aragon ne s'emparât de son royaume. Que vous dirai-je? A cette entrevue[24] se rendirent ces trois rois et ledit prince. Et si jamais rois se
fêtèrent et se réjouirent entre eux, ce fut bien ceux-là; mais le prince ne reçut point un bon accueil de la part du roi En Pierre d'Aragon, qui se montra au
contraire fort sauvage et fort rude envers lui, de sorte que le roi de France et celui de Majorque prirent un jour le roi d'Aragon à part dans sa chambre, et lui
demandèrent comment il se faisait qu'il ne parlât jamais au prince, et qu'il devait bien savoir que ce jeune homme était son proche parent, étant fils de sa
cousine, fille du comte de Provence, qu'il avait pour femme sa proche parente, fille du roi de Hongrie,[25] et qu'il y avait ainsi entre eux beaucoup de liens,
mais malgré tous leurs efforts ils ne purent rien obtenir.
Le prince convia les rois de France, d'Aragon et de Majorque; mais le roi En Pierre ne voulant pas accepter, il fallut renoncer au festin. Toutefois le roi de
Majorque traitait le prince honorablement, et le prince lui rendait la pareille. Quand leurs conférences furent closes, le prince s'en alla avec le roi de
Majorque, et je les vis entrer ensemble à Perpignan. Là on leur fit de grandes fêtes, et le roi de Majorque l'y retint pendant huit jours. Je laisse le prince et
reviens aux conférences.
Après quinze jours de fêtes on songea aux affaires. Enfin le roi de France promit et jura aux rois d'Aragon et de Majorque: que, dans aucun temps, ni par
échange, ni autrement, il ne son gérait à faire aucun échange avec l'évêché de Maguelonne, et qu'il ne se mêlerait nullement des affaires de Montpellier; il
confirma de plus la bonne amitié qui régnait entre le roi de Majorque et lui, amitié formée lors du voyage en France du roi d'Aragon lorsqu'il était encore
infant. Cet arrangement, et plusieurs autres bonnes conventions étant terminées, ils se séparèrent. Le roi de France s'en alla par Cahors et Figeac en France,
le roi En Pierre retourna en Catalogne et le roi de Majorque se rendit, comme je vous l'ai dit, à Perpignan avec le prince.
CHAPITRE XXXIX
Comment le roi de Majorque fut déçu par le roi de France qui échangea l'évêché de Maguelonne et prit possession de Montpellier, au grand regret des
prud'hommes.
D'après les promesses du roi de France, le roi de Majorque fut tranquille sur le sort de Montpellier; et cependant, malgré ces assurances, il fut trompé par le
roi de France, qui fit un échange avec l'évêché de Maguelonne, contre ce que ledit évoque possédait à Montpellier. Après quoi il entra à Montpellier pour y
prendre possession de ce qui appartenait audit évêché. Les prud'hommes n'y voulaient absolument pas consentir et étaient résolus de se laisser tuer plutôt
que de permettre que le roi de Majorque reçoive un semblable tort du roi de France. Le roi de France fit convoquer son armée à Montpellier, et il y arriva
un nombre infini de troupes, tant à pied qu'à cheval; mais les prud'hommes se préparèrent à se défendre avec vigueur. Le roi de Majorque, instruit de cette
affaire, crut devoir laisser le roi de France entrer en possession, n'imaginant pas, d'après leur liaison, leur amitié et leurs engagements réciproques, qu'il
voulût le priver de la possession de la ville. Il envoya donc ordre aux prud'hommes de ne point s'opposer à la prise de possession, et le leur ordonna, sous
peine de trahison, ne voulant point se brouiller avec le roi de France. Il les exhorta à se rassurer, en ajoutant, qu'ils sussent qu'il y avait entre lui et le roi de
Fiance de tels engagements et une telle liaison qu'il ne pouvait douter de rentrer promptement dans son droit.
Les prud'hommes de Montpellier obéirent, quoique à regret, aux ordres du roi de Majorque, surtout à cause de la bonne assurance qu'il mettait en avant.
Voilà comment le roi de France trompa le roi de Majorque. Celui-ci alla en France et vit cette fois-là et plusieurs autres, le roi de France; mais chaque fois
celui-ci mettait en avant quelque prétexte, disant qu'il ne pouvait le faire pour le moment, mais qu'il se tînt bien pour certain qu'il le ferait incessamment; et,
avec ces belles paroles, il le trompa sa vie durant; et ainsi ont fait tous les rois de France jusqu'à ce jour. Et il ne leur a pas suffi de prendre possession de la
portion de l'évêché, mais ils se sont emparés de tout le reste de la ville. Quelle fraude plus manifeste a jamais eu lieu? Aussi vous pouvez être certains qu'un
jour ou l'autre une grande guerre amènera de grands maux; les rois d'Aragon et de Majorque ne l'endureront point, et je crois qu'il en coûtera cher à la
maison de France. Que Dieu, dans sa miséricorde, juge selon la justice et le droit qui ont été violés en ceci! Laissons en donc le jugement à Dieu, qui saura
bien punir les coupables selon la justice et la vérité, et parlons du roi En Pierre d'Aragon qui compta sur les promesses du roi de France, mais qui fut dupé,
ainsi que l'avait été le roi de Majorque, et d'une manière bien plus funeste, puisque l'objet était beaucoup plus important. Toutefois, avant que la tromperie
faite au roi d'Aragon eût son entier effet, Dieu le vengea bien, ainsi que vous allez l'apprendre.
CHAPITRE XL
Comment le roi En Pierre voulut s'assurer des intentions de la maison de Castille; et comment, ayant appris la mort de son neveu don Ferdinand, roi de
Castille, il s'y rendit, prit les deux fils dudit roi et les mit au château de Xativa; comment, peu après, le roi don Sanche de Castille vint voir le roi En Pierre;
et comment les deux rois firent entre eux certains traites.
Le roi En Pierre se croyant assuré de la maison de France après les conférences de Toulouse, voulut s'assurer aussi des intentions de la maison de Castille et
vint en Aragon. Le roi don Alphonse de Castille avait eu de sa femme, sœur du roi En Pierre d'Aragon, entre autres enfants deux fils; l'aîné, nous l'avons
déjà dit, fut nommé don Ferdinand, et l'autre don Sanche. Il maria l'aîné à la fille du roi Louis de France, sœur du roi Philippe, lequel avait épousé la fille du
roi d'Aragon. Alphonse de Castille et Philippe de France étant beaux-frères, ayant épousé chacun une fille du roi En Jacques d'Aragon, arrangèrent le
mariage du fils aîné du roi de Castille avec la sœur du roi Philippe, nommée Blanche,[26] sous la condition qu'après la mort du roi. Alphonse il serait roi de
Castille, puisqu'il était l'aîné de ses fils. L'infant Ferdinand eut de madame Blanche deux fils, le roi Alphonse et l'infant Ferdinand. Et après avoir eu ces
deux enfants, l'infant Ferdinand leur père mourut de maladie, ainsi qu'il plut à Dieu; ce fut grand dommage, car il était bon et droiturier.
Le roi d'Aragon fut très affligé de la mort de son neveu, qu'il aimait comme s'il eût été son fils; il avait bien raison en cela, car l'infant Ferdinand n'aimait
personne au monde autant que son oncle le roi d'Aragon. Peu de temps après, le roi d'Aragon entra en Castille avec une petite troupe, et en trois jours et
quatre nuits fit bien huit journées de marche et se rendit là où étaient les deux fils de l'infant Ferdinand, les prit, les emmena au royaume de Valence et les
plaça dans le château de Xativa où il les fit élever comme il appartenait à des fils de roi. Il fit cela par deux raisons particulièrement: la première, fondée sur
sa grande affection pour leur père, qui était son désir que nul ne pût faire aucun mal à ces infants; et la seconde, afin que si son neveu, l'infant don Sanche,
se conduisait mal à son égard, il eût dans ces infants la possibilité de créer un roi de Castille. Il pensa que, de cette manière, il lierait et plierait à ses
volontés la maison de Castille. En apprenant cette nouvelle, le roi de Castille fut fort satisfait, mais je crois bien que l'infant don Sanche ne le fut pas. A
quelque temps de là, le roi de Castille fit jurer à un grand nombre des riches hommes de son royaume de reconnaître après sa mort l'infant don Sanche pour
roi. Quand cela fut fait, l'infant vint voir son oncle, le roi d'Aragon, qui l'aimait aussi beaucoup et lui dit: « Mon père et seigneur, vous n'ignorez pas que le
roi de Castille mon père m'a fait prêter serment par un grand nombre des riches hommes de son royaume; mais quelques-uns l'ont refusé par la raison qu'ils
avaient déjà juré de reconnaître pour roi l'infant don Ferdinand, mon frère, après la mort de notre père. A présent, seigneur et père, vous devez penser qu'il
convient mieux que je sois roi qu'aucun de mes neveux. Je vois que cela est en vos mains, ainsi je vous supplie de m'être favorable en cela; et si vous ne
vouliez pas me seconder, veuillez du moins ne pas m'être contraire; car, si vous ne vous y opposez point, je ne crains pas que personne au-dessous de Dieu
puisse m'enlever la couronne. »
Le roi, qui aimait son neveu comme son fils, lui répondit: « Neveu, j'ai bien compris ce que vous m'avez dit, et je puis vous assurer que, si vous voulez être
envers nous ce que vous devez être, je ne vous serai pas contraire; mais cela sous la condition que vous ferez ce que je vous prescrirai, et que vous me le
juriez par serment et hommage. — Mon père et seigneur, répondit-il, demandez ce que vous voulez que je fasse, et tout ce que vous demanderez je suis prêt
à le faire aujourd'hui et toujours; et je vous en fais serment et hommage comme il convient à fils de roi. — Eh bien! répliqua le roi, je vous dirai ce que
vous avez à faire. Premièrement, vous me promettrez que dans tous les temps vous me ferez bonne aide avec toutes vos forces contre qui que ce soit au
monde, et que jamais vous, ni aucun des vôtres, vous n'agirez contre moi ni contre mes royaumes, sous aucun prétexte, et en faveur d'aucune personne que
ce soit. Secondement, vous me promettrez que, quand vos neveux seront grands et en âge de raison, vous leur ferez dans vos royaumes une part telle qu'ils
se tiennent pour bien traités. — Seigneur, vous me dites des choses qui sont justes et bonnes et selon mon honneur, et je vous déclare que je suis dans
l'intention de les sanctionner ainsi que vous le demanderez. »
Ces conventions furent sanctionnées comme il avait été dit, par serment et hommage, et consignées dans des actes publics, après quoi l'infant don Sanche
s'en retourna très satisfait en Castille. Il dit à son père ce qui s'était passé; celui-ci fut aussi fort satisfait, et il confirma au roi d'Aragon tout ce que son fils
lui avait promis.
Je les laisse à présent pour parler du roi En Pierre, qui eut un très grand plaisir de ce qu'il avait fait, se tenant ainsi pour assuré de la maison de Castille.
[1] Grégoire X s'était rendu à Lyon dès le mois de novembre 1273, dans l'intention d'y réunir l'année suivante un concile général. Philippe le Hardi vint lui
rendre visite au mois de février 1274, et Grégoire profita habilement de la déférence que lui témoignait le roi de France pour en obtenir Avignon et le
Comtat Venaissin, cédés d'abord au Saint-Siège en 1229 par Raymond VII, mais rendus depuis à Raymond par Grégoire IX. Ce concile, dont le but était de
subvenir aux besoins de la Terre Sainte et de réunir les Eglises grecque et latine, s'ouvrit en mars 1274, et fut clos le 17 juillet suivant.
[2] Le roi de Castille avait espéré que Grégoire disposerait en sa faveur de la dignité impériale, à laquelle les électeurs venaient d'appeler Rodolphe de
Habsbourg en octobre 1273; mais le pape obtint de larges concessions de Rodolphe et il le confirma dans la possession de l'empire.
[3] Suivant Bofarull, Jacques avait déjà fait son testament, en 1272; il abdiqua en faveur de son fils, le 6 juillet 1276 à Alcira, et mourut à Valence le 27
juillet 1276. Cet acte du 6 doit être postérieur à celui dont parle ici Muntaner, et qui n'était qu'une sorte de reconnaissance de leur droit futur d'héritage.
[5] La Blaquie ou Valachie est la partie de la Grèce située entre la Thessalie et l'Epire
[6] Frédéric II, roi de Sicile, fut couronné empereur a nome le 22 novembre 1220, par le pape Honorius III, successeur d'Innocent III, qui déjà l'avait fait
élire roi des Romains; Frédéric renouvela alors le serment qu'il avait fait, deux années auparavant, d'aller à la Terre Sainte.
[7] Frédéric, conformément à son vœu, s'était embarqué une première fois à Brindes pour la Terre Sainte, le 8 septembre 1227; mais le mal de mer l'ayant
empêché de continuer son voyage, Grégoire IX furieux l'excommunia.
[8] Après avoir cédé au pape Grégoire et s'être enfin embarque, l'empereur entra à Jérusalem en 1229 et y prit lui-même sur l'autel la couronne de roi de
Jérusalem. Pendant ce temps, Grégoire avait publié une croisade contre lui et avait envahi ses états.
[10] IL avait épousé trois femmes, 1° en 1209, Constance, fille d'Alphonse II, roi d'Aragon, dont il eut Henri, qu'il fit élire roi des Romains en 1220, à l'âge
de sept ans; 2° en 1223, Yolande, fille de Jean de Brienne, roi de Jérusalem, dont il eut Conrad, qu'il fit élire roi des Romains en 1237, à l'âge de neuf ans,
et qui fut empereur après lui; 3° en 1255, Isabelle, fille de Jean, roi d'Angleterre, dont il eut Henri, roi titulaire de Jérusalem, et Marguerite, femme d'Albert,
margrave de Thuringe et de Misnie. Il eut aussi plusieurs enfants naturels: Enzio, qu'il nomma roi de Sardaigne et qui mourut en prison à Bologne, en 1272;
Manfred, roi de Sicile; Anne, épouse de l'empereur grec Jean Vatatzès; et Blanchefleur, morte le 26 juin 1279, et dont le tombeau se trouvait dans l'église
des Dominicains de Montargis. Muntaner a confondu les enfants légitimes et les bâtards.
[12] Charles ne devint qu'après son mariage, par un don de saint Louis, comte d'Anjou et du Maine.
[13] Saint Louis épousa, en mai 1234, à Sens, Marguerite, fille de Raymond Béranger, comte de Provence.
[14] Raymond Béranger I mourut le 19 août 1245, et Charles épousa Béatrice, sa troisième fille, le 19 janvier 1246.
[15] Ses autres sœurs furent aussi reines, car Éléonore, deuxième fille de Raymond Béranger IV, avait épousé, en 1236, Henri III, roi d'Angleterre, et
Sancie, sa quatrième fille, épousa, en 1244, Richard, duc de Cornouaille, frère du roi d'Angleterre et qui fut depuis roi des Romains.
[16] Charles d'Anjou passa en Italie l'an 1265, et fut investi du royaume de Naples par Clément IV, qui était alors à viterbe.
[19] Enzio, frère de Manfred, n'était pas à cette bataille; fait prisonnier le 26 mai 1249 par les Bolonais, il fut retenu en prison à Bologne jusqu'à sa mort, en
1272.
[20] Pierre avait épousé, en 1260, à Montpellier, Constance, fille de Manfred, détrôné par Charles d'Anjou. Manfred avait donné la Sicile en dot à sa fille.
[21] Philippe le Hardi, qui avait succédé à saint Louis, son père, en 1270.
[22] Charles, prince de Tarente, fit véritablement un voyage en France en 1280; mais, suivant Nangis (Chronique de Philippe III), il était retourné au-delà
des Alpes, au moment de la conférence de Toulouse.
[23] Michel Paléologue s'était emparé, le 25 juillet 1261, de la ville de Constantinople, conquise en 1204, par les Francs. Charles d'Anjou, en 1280, avait
préparé une expédition contre lui; et ce fut pour l'éloigner de tout projet sur Constantinople et le retenir dans son pays par les nouveaux embarras qu'il y
retrouverait, que Paléologue encouragea Jean de Procida qui était venu le voir à sa cour. Les Vêpres siciliennes furent dues en partie aux encouragements
de Paléologue.
[26] Blanche, fille de saint Louis, mariée à Ferdinand, dit de la Cerda, fils d'Alphonse X.
CHRONIQUE : XLI à LX
CHAPITRE XLI
Comment le roi, de retour à Valence, trouva des envoyés du roi de Grenade qui demandait une trêve, qu'il lui accorda pour cinq ans; et comment il s'occupa
à recueillir de l'argent dans tous ses royaumes.
Arrivé dans le royaume de Valence, il trouva des envoyés du roi de Grenade[1] qui demandait une trêve et lui envoyait des joyaux et des présents
considérables. Le roi En Pierre, voyant que ses projets avaient un heureux commencement, accorda la trêve pour cinq années. Certes, il n'y eût consenti
pour rien au monde s'il n'eût toujours eu présent à la pensée de venger les rois Manfred, Conradin et Enzio, et ce fut ce projet de vengeance seul qui le
décida à faire ladite trêve. Cela fait, il vit qu'il avait accompli la première de ses trois propositions, qui était de s'assurer que de nulle part ne pourrait venir
dommage à son pays, et qu'il pouvait en toute confiance entreprendre l'expédition qu'il avait conçue. Il songea alors au second point, qui était de se procurer
des fonds. Il manda à tous ses vassaux de le seconder de leurs moyens pécuniaires, attendu qu'il avait à faire un voyage qui serait d'une grande utilité à lui
et à ses peuples; et il était tellement connu d'eux comme honnête et bon, qu'ils étaient bien assurés qu'il ne leur faisait pas de vaines promesses, et chacun
lui accordait tout ce qu'il demandait. Il mit partout ses royaumes des sixièmes et autres aides qui s'élevaient à des sommes considérables; et tous ses sujets
les payèrent exactement. Je le laisserai recueillant cette aide dans tous ses pays, et reviendrai au roi Charles.
CHAPITRE XLII
Comment le prince de Tarente, après l'entrevue de Toulouse, se rendit auprès du roi son père, et lui raconta le mauvais accueil qu'il avait eu du roi En
Pierre; et comment le roi En Pierre, se fiant en ses seules forces, ne se mit point en peine de ce que pourrait faire ledit roi En Pierre.
Quand le prince de Tarente eut quitté Toulouse il se rendit auprès de son père, le roi Charles, qui lui demanda ce qui s'était passé dans les conférences. Son
fils lui raconta comment le roi de France et le roi de Majorque l'avaient honorablement reçu, mais ajouta que le roi d'Aragon n'avait jamais voulu se
familiariser avec lui et s'était toujours montré rude et haineux à son égard. Le roi Charles en fut fâché; il comprit bien que c'était une épine qu'il avait au
cœur, comme il s'en était déjà douté; toutefois, ayant grande confiance en ses chevaliers et en sa puissance, il se dit en son cœur qu'il n'avait rien à redouter
de lui. Il pouvait bien penser ainsi, puisqu'il possédait quatre avantages que n'avait aucun autre roi. Premièrement, il était regardé comme le plus habile et le
plus courageux prince du monde, depuis la mort du roi En Jacques d'Aragon; la seconde chose était que, possédant tout ce qui avait appartenu au roi
Manfred, il était le roi le plus puissant qui fût alors; troisièmement il était comte de Provence et d'Anjou; et enfin il était sénateur de Rome et vicaire
général de toute la Toscane, de la Lombardie et de la Marche d'Ancône, et de plus vicaire général de tout le pays d'outre-mer,[2] et chef suprême de tous les
chrétiens qui se trouvaient outremer, ainsi que des Ordres du Temple, de l'Hôpital et des Allemands,[3] aussi bien que des cités, châteaux, villes et de toutes
les nations chrétiennes qui y étaient ou pourraient y venir; il avait aussi l'appui du Saint-Père et de la sainte Eglise romaine qui comptaient sur lui comme
leur grand gonfalonier et gouverneur. D'un autre côté il avait encore pour lui la maison de France, car son frère le roi Louis, avant sa mort, avait
recommandé son frère Charles au roi Philippe qui devenait roi de France; il comptait donc sur lui comme il l'eût fait sur son frère Louis, s'il eût vécu. Ainsi
en considérant sa puissance il ne pouvait redouter le roi En Pierre; il énuméra bien son pouvoir en son cœur, mais il ne songea pas à celui de Dieu. Or, celui
qui se confie plus en sa puissance qu'en celle de Dieu peut être certain que Dieu lui fera sentir sa force, et donnera à connaître et à comprendre à tout le
monde qu'il n'y a rien de réel que la puissance de Dieu; mais j'ai tant parlé déjà de cette puissance de Dieu qu'il ne m'est plus nécessaire d'en parler. Or ce
roi se reposait ainsi dans l'espoir de ses forces.
CHAPITRE XLIII
Où l’on raconte quelle fut la cause qui fit révolter l'île de Sicile contre le roi Charles; comment ledit roi assiégea Messine; et comment Boaps s'insurgea
contre son frère Mira-Busach, et se fit couronner roi de Bugia.
Etant plein de ces hautes pensées, il avait placé dans toute l'île des officiers qui ne faisaient et disaient que tout mal et tout orgueil. Il ne leur semblait pas
qu'il y eut au monde d'autre Dieu que le roi Charles, de sorte qu'ils ne respectaient ni Dieu ni homme; et ils faisaient tant et tant que c'était une merveille
que les Siciliens ne les égorgeassent, plutôt que de souffrir tout ce que leur faisaient ces Français. Entre autres méfaits il arriva le suivant: Il y a à Palerme,
auprès du pont de l'Amiral, une église dans laquelle, à toutes les fêtes de Pâques, se rendent pour la bénédiction toute la ville et principalement toutes les
femmes de Palerme. Un jour de Pâques donc,[4] il se trouva qu'avec les autres femmes y allèrent plusieurs nobles dames qui étaient fort belles. Les
sergents français sortirent et trouvèrent ces belles dames qui arrivaient, accompagnées de nobles jeunes gens, leurs parents. Les Français, pour avoir un
prétexte de mettre la main où ils voudraient à ces belles dames, prétendirent que les jeunes gens portaient des armes, et ils les visitèrent. Voyant qu'ils n'en
avaient pas, ils les accusèrent de les avoir confiées aux dames, et, comme pour s'en assurer, ils mirent la main sur elles et leur prirent la gorge et touchèrent
partout. D'autres hommes, qui étaient avec d'autres femmes, virent ce qui se passait et aussi que les Français frappaient ces jeunes gens de nerfs de bœuf, et
que ceux-ci prenaient la fuite, et ils s'écrièrent: « Ah! Dieu le Père! Qui pourrait supporter tant d'insolence? » Ces clameurs parvinrent à Dieu, et il voulut
que vengeance fût tirée de cette action et de tant d'autres, si bien qu'il enflamma le courage de ceux qui étaient présents à cet acte d'orgueil, et ils s'écrièrent:
« Qu'ils meurent! Qu’ils meurent! » A peine ce cri eut-il été poussé que tous, à coups de pierre, se ruèrent sur les sergents français et les tuèrent. Après les
avoir tués, les Siciliens rentrent dans Palerme en s'écriant, hommes et femmes: « Mort aux Français! » Tout le monde courut aussitôt aux armes, et tous les
Français trouvés dans Palerme furent mis à mort. Les gens de Palerme désignèrent alors pour leur capitaine messire Aleynep, qui était un des hommes les
plus honorés parmi les riches hommes de Sicile; après quoi, ayant formé un corps d'armée, ils parcoururent tous les lieux où ils savaient qu'il y eut des
Français, et visitèrent toute la Sicile; et tant qu'on trouva des Français il en fut tué. Que vous dirai-je? Toute la Sicile se souleva contre le roi Charles; on tua
tous les Français qu'on put rencontrer; il n'en échappa pas un de ceux qui étaient en Sicile.[5] Cela advint par la miséricorde de Dieu qui souffre bien
pendant un temps le pécheur, mais qui fait tomber le glaive de sa justice sur les méchants qui ne veulent point s'amender. C'est ainsi qu'il en frappa ces
maudits orgueilleux qui dévoraient le peuple de Sicile, peuple toujours bon et soumis envers Dieu et envers ses seigneurs; ce qu'il est aujourd'hui, car il
n'est pas au monde de peuple qui ait été, soit, et, s'il plaît à Dieu, sera toujours plus loyal envers les seigneurs qu'il a eus depuis ce temps, ainsi que vous
l'apprendrez.
Quand le roi Charles fut instruit du dommage qu'il venait d'éprouver, il fut violemment courroucé. Il réunit aussitôt une grande armée, et vint assiéger
Messine par terre et par mer;[6] et cette armée était si nombreuse qu'il y avait quinze mille hommes de cavalerie, de l'infanterie sans nombre, et cent
galères; et cela contre une cité qui alors n'était point murée; il semblait donc qu'elle dût être prise à l'instant, vu son peu de défense; mais ce pouvoir n'était
rien, comparé au pouvoir de Dieu, qui gardait et protégeait les Siciliens dans leur bon droit.
Je laisse le roi Charles assiégeant Messine, et vais parler de la maison de Tunis et de ce qui s'y passa.
Mira-Busach ayant été fait, comme vous l'avez vu plus haut, roi par les mains du roi En Pierre d'Aragon, son frère Boaps s'en alla à Bugia et à Constantine,
et, avec l'appui de ces deux villes, il s'éleva contre son frère Mira-Busach et se fit couronner roi de Bugia. Chacun des deux frères resta en son royaume; et
plus tard quand Boaps, roi de Bugia et de Constantine, mourut, il laissa pour roi de Bugia son fils aîné, Mira-Bosecri, et pour seigneur de Constantine son
second fils, Bugron.
CHAPITRE XLIV
Comment Bugron, fils de Boaps et roi de Constantine, envoya des députés au roi d'Aragon pour lui faire dire qu'il voulait se faire chrétien et devenir son
homme, et lui donner Constantine et tout son pays; et de l'immense armement que fit le roi En Pierre pour passer à Alcoyll.
Après cela, ledit Mira-Bosecri voulut s'emparer de Bugron et lui ravir son héritage. Celui-ci, apprenant ce dessein, vit bien qu'il ne pourrait se défendre à
moins qu'il n'eût recours au roi d'Aragon. Il lui fit dire qu'il désirait se faire chrétien par ses mains, et que ledit seigneur roi n'avait qu'à se rendre à Alcoyll,
qui est le port du pays de Constantine et qu'aussitôt il lui livrerait la ville de Constantine qui est la plus forte ville du monde, et que lui se ferait chrétien, lui
remettrait toutes les terres qu'il possédait, et se déclarerait son homme, son filleul, son vassal; et il le conjurait au nom de Jésus-Christ de recevoir ce qu'il
lui offrait, car il n'agissait ainsi que parce que Dieu l'avait prescrit à son âme et à son corps.
Le roi ayant entendu ces choses, que lui mandait le seigneur de Constantine par ses messagers, leva les mains au ciel et dit: « Seigneur vrai Dieu! Louanges
et grâces vous soient rendues de ce que vous faites en ma faveur. Plaise à votre merci que si cela doit arriver pour votre gloire et pour le bien démon
royaume, la chose vienne à bonne fin! »
Les messagers étaient deux chevaliers sarrasins très prudents qui feignirent d'être venus pour le rachat de quelques captifs, et ils remplirent leur mission si
secrètement qu'il n'y eut que le roi qui en sut rien. Le roi manda deux marchands sages et prud'hommes; il leur dit de charger un navire de leurs
marchandises et de partir pour Alcoyll avec le navire. Les deux Sarrasins partirent avec eux, emmenant dix captifs qu'ils avaient rachetés pour cacher qu'ils
fussent dans cette intrigue. Le roi ordonna à ces marchands, quand ils seraient à Alcoyll, de monter jusqu'à Constantine avec une partie de ces
marchandises, de voir Bugron, et de savoir si ce que ces messagers avaient dit était vrai. Ainsi le roi voulait découvrir la vérité, car les marchands étaient
prud'hommes et ses sujets nés; il leur commanda, sous peine de punition de leurs corps et de leurs biens, de ne rien confier à personne. Comme il le
commanda, ainsi fut-il fait.
Arrivés à Constantine, ils racontèrent le fait à Bugron, et alors le roi et Bugron furent également assurés de leurs intentions mutuelles. Le roi s'occupa dès
lors à faire construire des nefs, des galères, des lins et des barques pour transporter des chevaux, et sur toute la côte on fit de grands travaux de navires et
d'immenses apprêts pour tout ce qui est nécessaire au passage d'un tel seigneur, de sorte que, par tous ses royaumes, chacun était émerveillé de ces grands
préparatifs. A Collioure les forgerons ne faisaient que des ancres, et tout ce qu'il y avait de charrons en Roussillon étaient venus à Collioure, où ils
construisirent des nefs, lins, barques et galères. Il en était die même à Rosés, Torella, Palamos, Saint-Féliu, Saint-Paul-de-Marestin. Quant à Barcelone, il
n'est pas besoin de dire quelle peine on s'y donnait et le travail qu'on y faisait. On faisait de même à Tarragone, Tortose, Paniscola, Valence; enfin sur toute
la côte de la mer. Dans l'intérieur on faisait des balistes, carreaux, crocs, lances, dards, cuirasses, chapeaux de fer, jambarts, cuissards, écus, pavois et
mangonneaux; sur la côte se faisaient des trébuchets; dans les carrières et ailleurs on préparait des pierres propres à être lancées; les travaux étaient si
grands que le bruit s'en répandit dans tout le monde.
CHAPITRE XLV
Comment le roi de Majorque et l'infant don Sanche prièrent le roi En Pierre de leur dire quelles étaient ses intentions; et comment le roi En pierre refusa de
le dire; seulement il confia son pays à l'infant don Sanche.
Le roi de Majorque alla vers le roi d'Aragon; il le pria de lui communiquer ce qu'il avait résolu de faire, offrant de le suivre partout avec toutes ses forces. «
Frère, je ne désire pas, lui répondit le roi, que vous me suiviez, mais bien que vous demeuriez et preniez soin de tout mon royaume. Au reste, je vous prie
de n'être point fâché si je ne vous découvre pas mes projets; car s'il était quelqu'un au monde à qui je voulusse ouvrir mon cœur, ce serait à vous; mais je ne
puis vous faire part du but de ce voyage. Je vous prie aussi de ne pas prendre en mauvaise part si je n'accepte l'aide ni le secours de personne au monde,
sauf celui de Dieu, de mes vassaux et de mes sujets. »
Là-dessus le roi de Majorque n'insista pas davantage; le roi de Castille, et son neveu l'infant don Sanche, firent la même démarche. L'infant don Sanche vint
même à ce sujet le voir en Aragon, et lui offrit, de la part de son père et de la sienne, de le suivre en personne avec toutes leurs forces, et ajouta qu'il pouvait
avoir trente ou quarante galères de Séville et de ses autres ports, bien armées et appareillées. Que vous dirai-je? La même réponse lui fut faite qu'à son frère
le roi de Majorque, excepté qu'il dit qu'il lui recommandait le soin de son royaume comme à quelqu'un qu'il regardait comme son fils. Le seigneur infant lui
répondit: qu'il acceptait volontiers cette recommandation et qu'il n'avait qu'à prévenir tous ceux qu'il laissait munis de ses procurations, que, dès qu'ils
auraient besoin de quelque secours que ce fût, ils le lui fissent dire, et que, toutes affaires cessantes, il se rendrait près d'eux en personne avec toutes ses
forces. Le roi d'Aragon en fut très charmé; il l'embrassa plus de dix fois, après quoi ils prirent congé l'un de l'autre. L'infant retourna en Castille et rendit
compte au roi son père de tout ce qui s'était passé entre eux. « O Dieu! s'écria le roi, quel cœur de seigneur au monde est comparable à un cœur pareil! »
Peu de temps après le roi don Alphonse de Castille mourut, et l'infant don Sanche lui succéda; mais je laisse là le roi don Sanche de Castille et retourne au
roi d'Aragon.
CHAPITRE XLVI
Comment, après le départ de l'infant don Sanche, le roi En Pierre commença à reconnaître les côtes de la mer, à faire préparer des biscuits et autres objets,
et à envoyer ses ordres écrits à tous ceux de ses sujets qui devaient le suivre.
Aussitôt après le départ de l'infant don Sanche, le roi d'Aragon alla parcourir toutes ses côtes pour inspecter les travaux. Il ordonna à Saragosse, Tortose,
Barcelone et Valence, de faire du biscuit; et il fit venir à Tortose une grande quantité d'avoine et de froment, et il en fit tellement venir que Tortose ne
pouvait le contenir, et qu'on fut obligé de construire des baraques en bois pour l'y déposer. En même temps il écrivit à tous les riches hommes de son
royaume qu'il voulait qu'ils vinssent avec lui dans cette expédition, et qu'ils eussent à se préparer à le suivre avec tant de cavaliers, tant d'arbalétriers et tant
de piétons; et à chacun il faisait parvenir, soit dans leurs terres, soit là où ils voulaient, tout l'argent dont ils Avaient besoin. Il ordonna que personne n'eût à
s'occuper de s'approvisionner de viande, de vin, ni d'orge, parce qu'il aurait soin d'avoir tout ce qui était nécessaire pour le voyage. Le roi faisait cela, afin
qu'ils n'eussent à s'occuper chacun que du harnois de leur personne et qu'ils arrivassent bien armés et équipés.
La chose alla ainsi, car on ne vit jamais jusqu'ici aucun voyage de mer aussi bien approvisionné de harnois de corps, de chevaux, d'arbalétriers, et de gens
de pied, et de marins, que le fut celui-ci. Les ordres furent si bien donnés qu'il s'y trouva vingt mille et, tous de la frontière, et huit mille arbalétriers des
pays d'en haut. Le roi voulut avoir auprès de lui mille chevaliers, tous de haut parage, un grand nombre d'arbalétriers de Tortose, d'Aragon et de Catalogne,
et de varlets de menées.[7] Que vous dirai-je? L'armement était si considérable que tous les rois et seigneurs du monde, soit chrétiens, soit sarrasins, qui
avaient des possessions maritimes, se tenaient sur leurs gardes et craignaient beaucoup pour leur pays; car nul homme né ni vivant au monde n'était instruit
de ses projets.
CHAPITRE XLVII
Comment le pape, le roi de France et autres princes chrétiens envoyèrent leurs messagers devers le roi d'Aragon, le priant de leur dire quelles étaient ses
intentions; et comment chacun d'eux reçut la même réponse.
Le pape lui envoya dire qu'il le priait de lui découvrir ce qu'il voulait faire, ajoutant que, s'il se découvrait à lui, il pourrait bien aller en tel lieu où il serait
lui-même disposé à lui offrir et de l'argent et des indulgences. Le roi lui répondit: qu'il lui était infiniment obligé de ses offres, mais qu'il le priait de ne pas
s'offenser s'il ne pouvait en ce moment lui communiquer ses projets; que sous peu il le pourrait, et qu'alors il réclamerait ses secours en argent et en
indulgences, mais qu'il voulût bien l'excuser pour le présent. Les messagers du pape lui rapportèrent cette réponse; sur quoi il dit: « Sur ma foi! Voici que
nous aurons un second Alexandre. »
Il vint au roi d'Aragon d'autres messagers de la part du roi de France, son beau-frère, avec une demande pareille à celle faite par le pape, et ils s'en
retournèrent avec une pareille réponse.
Il en vint aussi du roi d'Angleterre et de bien d'autres princes, et tous reçurent une même réponse; il en fut du pape et des rois comme des comtes. Je ne dis
rien des princes sarrasins, mais chacun d'eux était épouvanté, craignant que l'orage ne tombât sur lui. C'était la chose la plus merveilleuse du monde que la
grande quantité de phares, de signaux et de gardes qui étaient disséminés sur toute la terre de Barbarie. Les gens du roi de Grenade disaient à leur seigneur:
« Seigneur, comment ne fortifiez-vous pas Bera, Almeria, Servenia, Monecha et Malaga, car certainement c'est sur vous que tombera le roi d'Aragon. —
Folles gens que vous êtes, leur disait le roi, que me dites-vous? Ignorez-vous que le roi d'Aragon a conclu une trêve de cinq ans avec moi, et pensez-vous
qu'il veuille enfreindre sa promesse? Non, ne le croyez point; c'est un homme si fier et de si haut cœur, que pour rien au monde il ne voudrait manquer à sa
parole. Plût à Dieu qu'il voulût me permettre d'aller avec lui avec toutes mes forces, soit qu'il marchât contre les chrétiens, soit qu'il attaquât les Sarrasins!
Car en vérité je vous le dis, je le suivrais à mes frais et à mon péril. Ainsi, croyez-moi, abandonnez ces soupçons; je ne veux pas que dans tout mon pays il
soit placé une seule garde de plus pour cela. La maison d'Aragon est la maison de Dieu, la maison de la bonne foi et de la vérité. »
Que vous dirai-je? Tout l'univers avait les yeux fixés sur les ailes déployées de ce seigneur pour savoir où il abattrait son vol. Mais qui que ce soit qui et en
avoir peur, Bugron en ressentait une vive joie. Je laisse de côté toutes ces diverses conjectures, et vais parler du roi d'Aragon et de ses mesurés pour
l'inspection et la dépêche du tout.
CHAPITRE XLVIII
Comment le roi En Pierre, après avoir terminé ses visites, tint ses cortès à Barcelone, dans lesquelles il régla les affaires du royaume, et fit amiral son fils
En Jacques-Pierre, qu'il chargea de surveiller les travaux qui se faisaient en Catalogne, ainsi que la construction des galères; et comment, au jour fixé, tout
le monde fut réuni au port Fangos.
Ledit seigneur roi ne cessait de visiter, examiner et hâter tous ses ouvrages. Aussi avançait-on tout, à cause de lui, plus rapidement on huit jours qu'on
n'aurait pu le faire dans l'espace d'un mois s'il ne fût allé inspecter les travaux en personne. Or, voyant que tout était presque terminé, il convoqua ses cortès
à Barcelone et là il régla les affaires de son royaume et les objets relatifs à son expédition. Il créa amiral un fils naturel qu'il avait et qui se nommait En
Jacques-Pierre, jeune homme très agréable et fort capable en toutes choses. Ledit En Jacques-Pierre prit le bâton d'amiral, et nomma vice-amiral un
chevalier catalan de très bonne maison, nommé En Cortada, bon homme d'armes et plein de bon jugement et d'expérience sur tout ce qui était propre à la
chevalerie. Apres cela il fixa au 1er mai le jour auquel tous ceux qui devaient être du voyage seraient rendus au port Tangos[8] tout armés et prêts à
s'embarquer. Il ordonna qu'En Raymond Marquet et En Bérenger Mallol seraient chargés de faire pousser avec vigueur les travaux de Catalogne, aussi bien
galères que barques et nefs. Il désigna en chaque lieu de bons marins pour tenir l'œil aux préparatifs qui se faisaient pour le passage aux lieux de leurs
résidences. Dans Valence!e seigneur En Jacques-Pierre qui était du royaume de Valence, se chargea de hâter les préparatifs de la flotte aussi bien que des
cavaliers, des almogavares et des arbalétriers du pays d'en haut. Que vous dirai-je? en tous lieux, soit de la côte, soit de l'intérieur, le roi voulut que les
troupes et les travaux fussent rapidement poussés, afin qu'au jour désigné tout fût réuni et par mer et par terre, ceux-ci à Tortose, ceux-là au port Fanges.
Que vous dirai-je de plus? Tout le monde s'y rendit avec la meilleure volonté; ceux qui devaient emmener cent balistes en emmenèrent deux fois autant, et
les varlets les suivirent, sans même qu'on le voulût, et refusèrent de recevoir un sou de solde. Tout ce qu'il y avait de captals au royaume d'Aragon, en
Catalogne et Valence, et les syndics de toutes les cités s'y rendirent aussi. Le roi arriva et campa devant le port Fangos, où toute la flotte était réunie avec
tout ce qui était nécessaire au voyage, de sorte que le roi, les comtes, barons, chevaliers, almogavares et varlets de menées n'avaient plus qu'à s'embarquer.
CHAPITRE XLIX
Comment le roi En pierre fit publier que son dessein était du s'embarquer au port Fangos et de prendre congé; et comment le comte de Pallars, au nom de
tous, pria le roi de lui dire quelles étaient ses intentions, ce qu'il ne voulut point faire; et des précautions qu'il prit pour en faire pari aux patrons et mariniers.
Le roi s'étant assuré que tout était prêt, nefs, galères et autres vaisseaux, en fut rempli de joie. Il fit publier alors à son de trompes: que tous gens de tous
états eussent à se rassembler pour entendre ce que le seigneur roi avait à leur dire, et qu'après leur avoir parlé il voulait prendre congé et s'embarquer. A
cette annonce, tous se rendirent à l'assemblée, prélats, riches hommes, chevaliers et toutes autres personnes. Lorsque tous furent réunis, le roi monta sur un
échafaud en bois qu'il avait fait construire à une hauteur suffisante pour que tout le monde et le voir et l'entendre, et vous pouvez croire qu'il fut
attentivement écouté. Il commença à; parler et à dire de très bonnes paroles, appropriées à la circonstance, à ceux qui devaient le suivre comme à ceux qui
devaient rester. Lors qu'il eut terminé son discours, le noble En Arnaut Roger, comte de Pallars, qui était du voyage, lui dit:
« Seigneur, tous vos gens, aussi bien nous autres qui partons avec vous que ceux qui demeurent, ont entendu avec beaucoup de plaisir les bonnes paroles
que vous leur avez dites, et tous ensemble nous vous supplions humblement de nous dire et découvrir où votre volonté est d'aller. » Et il ajouta: qu'il n'y
aurait nul inconvénient à leur faire part de ce dessein puisqu'on était si près du moment de l'embarquement; que ce serait une satisfaction pour tous, aussi
bien ceux qui étaient de l'expédition comme ceux qui resteraient, et qu'en mène temps les marchands et autres bonnes gens se prépareraient pour porter à
l'armée des approvisionnements de vivres et autres rafraîchissements, et enfin que les villes et cités continueraient à lui envoyer des aides et secours de
toutes sortes.
Le roi répondit: « Comte, je veux que vous sachiez, vous et tous ceux qui sont ici comme ceux qui ne s'y trouvent pas, que, si j'étais persuadé que ma main
gauche sût ce que doit faire ma droite, je me couperais ma main gauche. Or donc, qu'il ne soit plus question de cela; mais que ceux de vous qui doivent me
suivre se disposent à s'embarquer. »
Quand le comte et les autres eurent ouï d'aussi hautes paroles, ils ne répliquèrent point! Toutefois ils dirent: « Ordonnez, seigneur, et nous obéirons. Veuille
notre Seigneur vrai; Dieu, et madame sainte Marie et toute la cour céleste, que vos projets s'accomplissent à leur honneur et accroissement, ainsi qu'à votre
propre honneur et à celui de tous vos sujets! Puissent-ils nous accorder la faveur de vous servir de telle manière que Dieu et vous en soyez satisfaits! »
Là-dessus, le comte d'Ampurias, le vicomte de Rocaberti et autres riches hommes qui n'étaient pas du voyage, dirent: « Seigneur, daignez permettre que
nous aussi nous nous embarquions avec vous, et pour rien au monde ne nous laissez ici, car nous sommes tout prêts à partir aussi bien que ceux qui ont déjà
reçu l'ordre écrit de se rendre à ce voyage. »
Le roi répondit au comte, au vicomte et aux autres: « Nous sommes très reconnaissant de votre offre et de votre bonne volonté, mais nous nous
contenterons de vous répondre, que vous nous servirez autant en restant ici que les autres en nous accompagnant. »
Ayant ainsi parlé, il les bénit, les signa tous et les recommanda à Dieu. Et si jamais on entendit des pleurs et des cris, ce fut au moment des adieux. Le roi,
qui de tous les princes qui jamais existèrent était bien celui qui avait le plus de force d'âme, ne et s'empêcher de pleurer. Il se leva et alla prendre congé de
la reine et des infants; il leur fit mille amitiés, les signa et leur donna sa bénédiction. On lui avait préparé un lin armé, et il s'embarqua accompagné d'autant
de bénédictions et d'actions de grâces que seigneur en reçût jamais. Lorsqu'il fut embarqué chacun se disposa à en faire autant; si bien qu'en deux jours tout
le monde fut à bord; et, sous le bon plaisir de notre Seigneur vrai Dieu, de madame sainte Marie et de tous les benoîts saints et saintes, ils firent tous voile
du port Fangos pour ce bon voyage, l'année de l'incarnation de notre Seigneur vrai Dieu Jésus-Christ, douze cent quatre-vingt-deux. Quand tous eurent fait
voile, il s'y trouva plus de cent cinquante voiles d'une ou d'autre espèce. Lorsqu'ils furent parvenus à vingt milles en mer, l'amiral En Jacques-Pierre alla
avec un lin armé à toutes les nefs, lins, galères, longues barques, petites barques, et remit à chaque chef un ordre scellé et cacheté du sceau du roi, clos et
fermé par ledit cachet. Il ordonna à chaque patron de prendre la route du port Mahon dans l'île de Minorque, d'entrer tous dans ledit port et de s'y rafraîchir,
et lorsqu'ils seraient sortis du port Mahon, et à la distance de dix milles en mer, d'ouvrir l'ordre, mais non pas plus tôt, sous peine de forfaiture de leur
personne, après quoi ils suivraient la route que je dit seigneur roi leur désignait dans son ordre. On fit ce que l'amiral avait prescrit.
CHAPITRE L
Comment la flotte du roi En Pierre cuira à Mahon, port de Minorque; et de la grande méchanceté que le Moxérif de Minorque fit au roi En Pierre, ce qui fut
cause qu'on coupa la tête à En Bugron.
Ils entrèrent tous au port de Mahon et s'y rafraîchirent. Le Moxérif de Minorque vint au roi et lui dit: « Seigneur, que souhaitez-vous? Ordonnez ce que
vous voulez que je fasse, et si vous venez pour vous emparer de l'île, je suis prêt à vous obéir. »
Le roi lui répondit: « Ne craignez rien, nous ne venons pas dans l'intention de faire ennui ni tort à vous ou à votre île, soyez-en convaincu. »
Le Moxérif se leva, lui baisa les pieds et lui rendit grâces, et aussitôt il fit livrer au roi et à toute la flotte une quantité si prodigieuse de rafraîchissements,
qu'il serait bien difficile de les énumérer, et que le roi en eut en telle abondance qu'ils suffirent pour plus de huit jours. Toutefois il commit une bien
mauvaise action; car dans la nuit il fit partir pour Bugia une barque armée, montée par des Sarrasins, pour annoncer sur toute la côte: que le roi était avec
toute sa flotte dans le port de Mahon; qu'il pensait bien qu'ils iraient à Bugia, et qu'ils devaient prendre garde à eux. En Bugron, seigneur de Constantine,
ayant, ainsi que les autres, appris cette nouvelle, en éprouva la plus grande joie qu'un homme puisse éprouver, et, au lieu d'être discret, il s'abandonna au
mouvement de joie qu'il ressentait, et fit part de ce qu'il avait dans le cœur à quelques amis intimes et à des parents auxquels il se confiait de tout. Il fit cela
aussi afin de se disposer à faire ce qu'il avait promis au roi; mais l'an de ceux à qui il s'était confié répandit la chose par toute la cité et en fit part aux
cavaliers Sarrasins de la ville qui étaient avec lui. Que vous dirai-je? Tous se soulevèrent avec grande rumeur et lui coupèrent la tête, ainsi qu'à douze
autres qui étaient d'intelligence avec lui. Ils envoyèrent aussitôt un messager au roi de Bugia pour qu'il vienne s'emparer de la cité et de toute la terre et il le
fit ainsi.
CHAPITRE LI
Comment le roi En Pierre aborda au port d'Alcoyll, et comment il apprit la mort d'En Bugron, ce qui l'affligea beaucoup; du grand nombre de Moabites qui
se réunirent, tandis que les nôtres se fortifiaient; et des hauts faits d'armes qu'ils firent, au moyen des heureux secours que leur fournit la Catalogne.
Le roi ayant fait rafraîchir sa flotte partit de Mahon; et quand on fut à dix milles en mer, chacun ouvrit l'ordre écrit dans lequel se trouva la notification de
se rendre au port d'Alcoyll; ils prirent terre à la ville d'Alcoyll. Les habitants voulurent s'enfuir; mais un petit nombre seul y parvint. Cependant on fit
mettre à terre tous les chevaux, et ainsi tous les hommes entrèrent. Aussitôt que toutes les troupes furent débarquées, le roi demanda aux Sarrasins qui
avaient été pris récemment des nouvelles d'En Bugron. Ceux-ci lui racontèrent ce qui s'était passé, ce dont le roi fut très affligé; cependant, comme il était
venu, il voulut que son voyage s'accomplît au plaisir de Dieu et de la sainte foi catholique. Il ordonna de construire un mur avec des pieux liés au moyen de
cordes passées dans des anneaux, et d'en entourer la ville et l'armée. Il fit descendre des vaisseaux les maçons qu'il avait amenés et ils formèrent de terre
battue les barrières et les chemins par lesquels les ennemis pouvaient arriver en dehors de ces murailles. Tandis qu'on s'occupait de ces ouvrages il se réunit
aux environs plus de trente mille cavaliers Sarrasins, et une si grande quantité de gens de pied que la plaine et les montagnes en étaient couvertes. Les
maudits Morabites allaient prêchant et criant par toute la Barbarie et répandant leurs absolutions sur leur méchante race. Dans l'espace d'un mois il s'y
rendit plus de cent mille hommes à cheval et une quantité innombrable d'hommes à pied. Le comte de Pallars, voyant une si grande réunion de gens, fit
construire un fort en bois et en terre, sur une hauteur voisine de la ville d'Alcoyll, et de là, avec quelques autres, il fondait tous les jours sur les ennemis, de
sorte que ce monticule fut nommé le Mont de l'Escarmouche.[9] Là se faisaient chaque jour de tels faits d'armes qu'on ne pourrait pas les compter; enfin
quiconque eût aimé à voir ce que c'est que le courage et l'audace d'un seigneur pouvait se satisfaire en allant en ce lieu.
Quand on était au fort de la mêlée, si le roi voyait que les chrétiens eussent le dessus, il s'élançait au plus épais des ennemis, et frappait de tous côtés. Ne
croyez pas que jamais Alexandre, Rolland ni Olivier aient pu faire des exploits pareils à ceux que le roi faisait chaque jour, et, à ses côtés, tous les riches
hommes, chevaliers, almogavares et hommes de mer qui s'y trouvaient. Chacun peut s'imaginer combien il était nécessaire au roi et à tout son monde que
cela fut fait ainsi, puisqu'ils se trouvaient en un lieu non défendu, au milieu d'une plaine, sans remparts et sans murailles, si ce n'est la palissade dont j'ai
parlé; et ils avaient en face d'eux des rois, fils de rois, barons et moaps sarrasins, qui étaient la fleur de tous les Sarrasins du monde et qui n'étaient venus
que pour anéantir les chrétiens. Si ceux-ci se fussent montrés endormis dans leur guet, vous pensez qu'on les eût réveillés par des sons de bien mauvais
augure pour eux; aussi fallait-il qu'ils se gardassent bien de la moindre négligence; et là où étaient les plus beaux faits d'armes et le plus grand danger, là se
trouvait avec le plus de plaisir le roi ainsi que les siens. Jamais aussi armée ne fut mieux approvisionnée de tous biens que celle-là et l'abondance allait
toujours croissant. Lorsqu'on sut en Catalogne que le roi était à Alcoyll, chacun, comme s'il eût dû obtenir des indulgences, ne songeait qu'à charger les
nefs et lins d'hommes, de provisions de bouche, d'armes et de secours de toutes sortes. Ils faisaient si bien, qu'il y arrivait quelquefois vingt et trente voiles
chargées de toutes choses, tellement que le marché y était mieux pourvu qu'en aucun lieu de la Catalogne.
Quand le roi eut reconnu tout le pays et se fut assuré des forces des Maures et Sarrasins, il pensa qu'il serait facile de s'emparer de la Barbarie, si le pape
voulait l'aider et de son argent et de ses indulgences; il vit que jamais les chrétiens ne s'étaient trouvés en meilleure position; que jamais roi de France ni
d'Angleterre, jamais le roi Charles, jamais enfin aucun roi chrétien qui eût fait le voyage d'outre-mer ou fût allé à Tunis, au moyen des croisades et des
trésors de l'Eglise, n'avait occupé autant de pays en Barbarie qu'il le faisait en ce moment; que de Giger à Bona il n'osait paraître un Sarrazin, et qu'au
contraire, sur toute la côte les chrétiens apportaient, sans être inquiétés, du bois à l'armée; qu'ils y tenaient leurs bêtes sans qu'aucun Sarrazin osât s'en
approcher; que les chrétiens au contraire faisaient des incursions à cheval à trois et quatre journées, et enlevaient des hommes et du bétail, et que les
Sarrasins n'osaient s'éloigner de leur armée, craignant d'être aussitôt captifs. En effet nos gens en enlevaient chaque jour quelques-uns; aussi pendant un
mois il s'en faisait journellement des encans à Alcoyll, de telle sorte que le roi et l'armée se regardaient comme en toute sûreté; et c'était vraiment une chose
merveilleuse. Quelquefois le roi poussait son cheval en avant avec cinq cents cavaliers seulement, et laissait les autres aux barrières; et avec ces cinq cents
hommes brochants avec lui, il faisait éparpiller les Sarrasins, de manière à ce qu'il n'y en eût pas un qui ne fût séparé des siens; et il s'en faisait alors un tel
carnage, que ce serait une fatigue que de le raconter. Ils en prenaient aussi une telle quantité, que pour un double on achetait un Sarrazin. Ainsi tous les
chrétiens étaient riches et satisfaits, et le roi par-dessus tous les autres.
Je cesserai de vous entretenir de ces faits d'armes de tous les jours pour vous parler des pensées qui occupaient le roi.
CHAPITRE LII
Comment le soigneur roi Pierre étant à Alcoyll envoya le noble En Guillem de Castellnou au pape, pour le prier de le seconder par son argent et la
prédication d'une croisade, afin de pouvoir faire la conquête de la Barbarie.
Le roi, voyant que les choses allaient si bien et étaient si honorables pour la chrétienté, ordonna au noble En Guillem de Castellnou, honorable captal[10]
de Catalogne et son parent, de se rendre auprès du Saint-Père, à Rome, avec deux galères. Il mandait audit noble: de s'embarquer aussitôt et de se rendre à
Rome, sans s'arrêter nulle part jusqu'à ce qu'il fût parvenu auprès du pape; de saluer lui et tous les cardinaux de sa part; de le prier de faire assembler son
consistoire, ayant à parler en présence de tous les membres, de la part du roi En Pierre. L'assemblée une fois réunie, il devait saluer encore une fois de sa
part le pape et tous les cardinaux, et dire:
« Saint-Père, monseigneur En Pierre, roi d'Aragon, vous fait savoir qu'il est en Barbarie, en un lieu nommé Alcoyll, et qu'il pense qu'à l'aide de ce lieu il
peut se rendre maître de toute la Barbarie. Si vous voulez bien, Saint-Père, le seconder au moyen de votre argent et de vos indulgences, il s'écoulera peu de
temps avant qu'il ait accompli en grande partie ce dessein; et je vous dis qu'avant trois mois il sera maître de la ville de Bona, dont saint Augustin fut
évêque, et ensuite de la ville de Giger. A l'aide de ces deux villes, situées sur la côte près d'Alcoyll, l'une au levant et l'autre au couchant, il ne tardera pas,
aussitôt après les avoir conquises, à s'emparer de toutes celles qui se trouvent le long de la côte. Et le pays de Barbarie est tel, que qui est maître des côtes,
est maître de la Barbarie entière; et ces gens là sont tels que quand ils se verront serrés de si près, la plupart se feront chrétiens. Saint-Père, le seigneur roi
vous requiert donc, au nom de Dieu, de lui rendre ce seul service, et dans peu de temps, s'il plaît à Dieu, les revenus de la sainte Eglise s'élèveront plus haut
qu'ils ne se sont jamais élevés. Et vous voyez déjà à quel point le roi son père a fait croître lesdits revenus de la sainte Eglise, sans qu'il ait eu en cela, aucun
secours de personne. Voilà, Saint-Père, ce qu'il demande et requiert, et il vous prie de ne point tarder.
« Si par hasard il vous répondait: pourquoi n'a-t-il point dit tout cela aux envoyés que nous lui avons adressés en Catalogne? » vous répondrez: « C'est
qu'alors, Saint-Père, il n'était pas encore temps de vous dévoiler son secret, à vous ni à qui que ce fût, puisqu'il avait promis et juré à Bugron de ne le
communiquer à aucun homme au monde; ainsi, Saint-Père, vous ne pouvez lui en savoir mauvais gré. » Enfin, s'il se refusait à nous accorder aucun
secours, protestez de notre part, et déclarez dans cette protestation: que, s'il ne nous envoie pas le secours que nous lui demandons, ce sera par sa faute seule
que nous aurons à revenir dans notre royaume. Il doit savoir, lui et tout le monde, que malgré notre puissance nous n'avons pas assez d'argent pour pouvoir
séjourner longtemps ici. Dieu veuille l'éclairer et lui bien faire savoir ce que nous avons en pensée, qui est que, dans le cas où il nous accorderait les secours
que nous lui demandons, nous emploierons tous les jours de notre vie à faire fructifier la sainte foi catholique, et spécialement dans le pays où nous
sommes venus. Je vous ordonne donc de remplir cette mission le plus habilement possible. »
— « Seigneur, répondit le noble En Guillem de Castellnou, j'ai bien compris ce que vous m'avez ordonné de dire et de faire, et, avec l'aide de Dieu, je m'en
acquitterai de manière à ce que vous en soyez satisfait et m'accordiez votre bénédiction et vos grâces. Je prie Dieu de vous soutenir, de vous garder de tout
mal et de vous accorder victoire sur tous vos ennemis. Si toutefois, seigneur, cela était de votre bon plaisir, vous avez ici beaucoup d'autres riches hommes
plus habiles que moi, vous pourriez les envoyer à ma place, et j'en rendrais grâce à Dieu et à vous; car alors je ne me séparerais pas de vous; et je vous vois
tous les jours vous exposer dans de tels lieux, que ce serait pour moi une grande douleur de ne pas m'y trouver à côté de vous. »
Le roi sourit et lui dit: « Je ne doute pas, En Guillem, que vous ne préférassiez beaucoup rester ici plutôt que de partir; quant aux délices que vous
m'accusez de trouver dans les faits d'armes, nous pouvons vous compter somme un de ceux de la Catalogne et de tous nos royaumes qui les recherchent
aussi le plus vivement; mais tranquillisez-vous et comptez qu'à votre retour vous trouverez encore tant à faire que vous pourrez vous en passer la fantaisie.
Nous avons une telle confiance en vous que nous sommes persuadés que dans cette ambassade, ainsi qu'en de plus grandes choses, vous vous tirerez
d'affaire aussi bien qu'aucun de nos barons. Partez donc; que Jésus-Christ vous conduise et vous ramène sain et sauf auprès de nous! »
Là-dessus ledit noble s'inclina jusqu'à terre et voulut lui baiser les pieds. Le roi ne le souffrit point; mais il lui donna la main et le baisa à la bouche.
Aussitôt, deux galères étant préparées et armées, il s'embarqua et partit. Dieu le conduise à bien! Je le laisse aller, et parlerai du roi d'Aragon et de ses
grands faits d'armes qui avaient lieu tous les jours à Alcoyll
CHAPITRE LIII
Comment les Sarrasins se disposaient à livrer une grande bataille et détruire la bastide du comte de Pallars; et comment leur projet fut dévoile par un
Sarrazin du royaume de Valence.
Un jour les Sarrasins décidèrent de venir en corps de bataille attaquer la bastide[11] du comte de Pallars, et de l'emporter ou de périr tous. Comme ils
avaient pris cette résolution, un Sarrazin qui était du royaume de Valence vint, pendant la nuit, le dire au roi. « Quel est le jour où l'on doit faire cette
attaque? demanda le roi. — Nous sommes au jeudi, répliqua le Sarrazin, eh bien! c'est dimanche malin qu'ils ont choisi pour leur expédition, parce qu'ils
savent que c'est pour vous un jour de fête, et qu'ils pensent qu'alors vous et vos barons vous serez tous à la messe; et pendant ce temps ils feront leur pointe.
»
Le roi lui dit: « Va à la bonne aventure; je te sais bon gré de ce que tu m'as dit, et tu peux croire qu'aux lieux où tu es né tu seras enrichi par nous au-dessus
de tes amis. Nous désirons que tu restes parmi ces gens-là et que tu nous fasses part de tout ce qu'ils feront; samedi au soir sois auprès de nous pour nous
dire ce qui aura été résolu. — Seigneur, dit-il, je serai auprès de vous. »
Le roi lui fit donner vingt doubles d'or et il partit. Il ordonna ensuite aux gardes et vedettes qui veillaient la nuit, de laisser passer cet homme toutes les fois
qu'il viendrait à eux et leur dirait: Alfandech car il était natif de la ville d'Alfandech. Là-dessus il s'éloigna.
Le roi rassembla son conseil et lui fit part de ce qu'avait dit le Sarrazin, et ordonna à ses vassaux et sujets de se tenir prêts, parce qu'il voulait attaquer les
ennemis. Si jamais armée fut joyeuse, c'est celle-là, et les jours leur paraissaient une année.
CHAPITRE LIV
Comment des envoyés de Sicile vinrent trouver le roi, pleins de douleur et de tristesse; de la réponse satisfaisante qu'il leur fit; et comment les Français sont
cruels là où ils ont le pouvoir.
Tandis qu'on était occupé de ces choses, on vit venir du côté du levant deux barques armées et bien tenues; elles arrivèrent directement au port avec des
pavillons noirs et y abordèrent. Si vous désirez savoir quelles étaient ces barques, et par qui elles étaient montées, je vous dirai que c'étaient des Siciliens de
Païenne. Il s'y trouvait quatre chevaliers et quatre citoyens envoyés par la communauté de Sicile; c'étaient des hommes sages et expérimentés. Dès qu'ils
eurent pris terre, ils vinrent trouver le roi; ils s'agenouillèrent, baisèrent trois fois la terre, se traînèrent à genoux jusqu'à lui, et se jetèrent à ses pieds, et les
lui serrèrent; et tous les huit criaient à la fois: « Seigneur, merci! » et lui baisaient les pieds. On ne pouvait les en arracher. Tout ainsi que la Madeleine,
lavait les pieds de Jésus-Christ de ses larmes, ainsi lavèrent ils les pieds du roi de leurs larmes. Leurs cris, leurs gémissements et leurs pleurs faisaient pitié;
ils étaient entièrement vêtus de noir. Que vous dirai-je! Le roi se retirant en arrière leur dit: Que voulez-vous? Qui êtes-vous? D’où venez-vous? —
Seigneur, dirent-ils, nous sommes de la terre orpheline de Sicile, abandonnée de Dieu, de tout seigneur et de toute bonne aide terrestre; malheureux captifs,
nous sommes prêts, hommes, femmes et enfants, à périr tous aujourd'hui, si vous ne nous secourez. Nous venons, seigneur, vers votre royale majesté de la
part de ce peuple orphelin, vous crier grâce et merci. Au nom de la passion que notre Seigneur a soufferte sur la croix pour le genre humain, ayez pitié de
ce malheureux peuple; daignez le secourir, l'encourager et l'arracher à la douleur et à l'esclavage auxquels il est réduit. Vous devez le faire, seigneur, par
trois raisons: la première, parce que vous êtes le roi le plus saint et le plus juste qui soit au monde; la seconde parce que la Sicile et tout le royaume
appartient et doit appartenir à la reine votre épouse, et après elle à vos fils tes infants, comme étant; de la lignée du saint empereur Frédéric et du saint roi
Manfred, qui étaient nos légitimes seigneurs. Ainsi, selon Dieu, madame la reine Constance, votre épouse, doit être notre reine, et vos fils et les siens
doivent être nos rois et seigneurs; la troisième raison enfin, parce que tout saint homme de roi est tenu de secourir les orphelins, les mineurs et les veuves,
et que la Sicile est veuve par la perte qu'elle a faite d'un aussi bon seigneur que le saint roi Manfred, et que les peuples sont orphelins, puisqu'ils n'ont ni
père ni mère qui puisse les défendre, si Dieu, vous et les vôtres ne venez à leur aide. Les créatures innocentes qui sont dans cette île et n'attendent que la
mort, sont comme des mineurs en bas âge, incapables de se conduire dans ce grand péril. Ainsi donc, saint seigneur, aie pitié de nous et viens prendre
possession d'un royaume qui appartient à toi et à tes enfants; arrache-le des mains de Pharaon; et, comme Dieu délivra le peuple d'Israël des mains de
Pharaon, ainsi tu peux délivrer ce peuple de la main des plus cruelles gens qui soient au monde; car il n'est pas au monde de plus cruelles gens que ne le
sont les Français là où ils ont le pouvoir. »
Le roi, touché de leur malheur, les fit lever et leur dit: « Barons, soyez les bienvenus. Il est vrai que ce royaume revient à la reine notre épouse, et ensuite à
nos enfants. Nous sommes bien fâchés de vos tribulations; nous avons entendu ce que vous étiez chargés de nous dire, et tout ce que nous pourrons faire en
votre faveur, nous le ferons. »
Ils répliquèrent: « Que le Seigneur Dieu vous conserve et vous fasse avoir pitié de nous, misérables! Voici des lettres de chacune des cités de Sicile, ainsi
que des riches hommes, chevaliers, villes et châteaux, tous prêts à vous obéir comme à leur seigneur et roi, ainsi qu'à tous vos descendants. »
Le roi prit les lettres, au nombre de plus de cent; il ordonna de bien loger ces députés, et de fournir, à eux et à leur suite, tout ce dont ils pouvaient avoir
besoin.
CHAPITRE LV
Comment le Sarrazin de Valence vint, la veille du combat, dire au roi En Pierre de se tenir prêt; comment ou se prépara et comment on remporta la victoire;
et comment les Siciliens furent ravis d'être témoins de la bravoure des troupes du roi.
Laissons là les envoyés et revenons aux Sarrasins qui se disposaient à venir le dimanche attaquer la bastide du comte de Pallars. Le samedi au soir le
Sarrazin revint vers le roi et lui dit: « Seigneur, soyez prêt, ainsi que votre monde, à la pointe du jour, car l'armée sera en campagne. —J'en suis bien aise, »
dit le roi; et il donna aussitôt l'ordre qu'à l'aube du jour les chevaux fussent armés, et que les hommes, soit almogavares, soit gens de mer, soit même varlets
des menées, fussent tous appareillés et réunis aux barrières, et qu'aussitôt que les trompettes et les nacaires du roi se feraient entendre, et que l'étendard
serait déployé, tout homme s'écriât: « Saint George et Aragon! » et fondit à l'instant sur l'ennemi, et qu'en attendant tous allassent se reposer; mais chacun
était si joyeux, qu'à peine put-on dormir cette nuit-là. Au point du jour tout le monde fut prêt, cavaliers et gens à pied, et se trouva auprès du roi, hors des
barrières.
A l'avant-garde était le comte de Pallars, le noble En Pierre-Ferdinand d'Ixer, et autres riches hommes.
Quand il fut jour, les Sarrasins marchèrent en bataille et en bon ordre contre la bastide du comte de Pallars, au Mont de l'Escarmouche; mais dès qu'ils
aperçurent les chrétiens ainsi préparés, ils furent confondus et se tinrent tous pour morts; et ils auraient volontiers tourné le dos, s'ils l'eussent osé.
Que vous dirai-je? Le roi, voyant qu'ils hésitaient et restaient immobiles, donna ordre à l'avant-garde d'attaquer. L'étendard fut déployé; les trompettes et
nacaires se firent entendre, et l'avant-garde attaqua. Les Sarrasins tinrent bon, si bien que les chrétiens ne pouvaient les enfoncer, tant ils étaient nombreux
et serrés. Le roi chargea avec l'étendard et alla férir au milieu d'eux; et les Maures se débandèrent tellement que, de toute leur avant-garde, il n'en échappa
pas un seul. Il mourut là un grand nombre de Sarrasins. Le roi voulut alors franchir une montagne qui était devant lui, mais le comte de Pallars et les autres
riches hommes s'écrièrent: « Pour Dieu, seigneur, n’avancez pas, car si vous le faites, Alcoyll et le camp sont perdus, car il ne s'y trouve que des femmes,
des enfants et des malades; et si ce malheur nous arrivait, nous n'aurions aucun moyen de nous procurer des vivres. Ainsi, seigneur, au nom de Dieu,
songez à votre propre personne, car nous la prisons plus que le monde entier. »
Le roi était si ardent à poursuivre les Sarrasins que rien de tout ce qu'on lui disait ne le pouvait toucher; cependant il sentit enfin que ce qu'on lui disait était
la vérité. Il s'arrêta donc au pied de la montagne et fit sonner la trompette; chacun se rapprocha de lui, après quoi on retourna gaîment et en bon ordre à
Alcoyll et on leva le camp. Les chrétiens gagnèrent tellement dans cette journée qu'ils furent tous à leur aise pendant tout le voyage. Les Sarrasins furent si
épouvantés qu'ils se retirèrent à plus d'une lieue au-delà de la place qu'ils occupaient ordinairement. Quoiqu'il leur vînt tous les jours un tel nombre de gens
qu'on n'eût pu les compter, ils ne furent cependant pas assez hardis pour oser revenir au même lieu où ils s'étaient trouvés. Le roi fit brûler les cadavres des
Sarrasins, pour empêcher que l'endroit où avait eu lieu cette rencontre ne devînt malsain.
Je laisse là le roi, et les chrétiens et les Sarrasins, et vais vous entretenir du noble En Guillem de Castellnou. Je veux néanmoins vous dire avant tout,
comment les Siciliens furent émerveillés en voyant ce que le roi et ses troupes avaient fait et faisaient chaque jour, de sorte qu'ils disaient entre eux: « Si
Dieu permet que ce roi vienne en Sicile, les Français seront tous morts ou vaincus, et nous serons hors de tout danger; car nous sommes émerveillés de ce
qui vient de se passer, et jamais on ne vit de troupes aller comme celles-là au combat avec plaisir et contentement, tandis que les autres y marchent par
force et avec crainte. » L'étonnement qu'ils en avaient était vraiment sans bornes.
CHAPITRE LVI
Comment le noble En Guillem de Castellnou revint de la mission qui lui avait été confiée auprès du pape; et comment la réponse fut, que le pape ne voulait
en rien seconder le roi En Pierre.
Le noble En Guillem de Castellnou, à son départ d'Alcoyll fit route pour Rome avec les deux galères, et alla trouver le pape. Quand il fut devant le pape et
le consistoire, il fit et dit tout ce dont le roi l'avait chargé. Quand le pape l'eut entendu, il répondit, ainsi que le roi En Pierre l'avait prévu: « Pourquoi le roi
ne nous a-t-il point communiqué, quand il était en Catalogne, « qu'il nous fait dire à présent? »
Ledit noble lui fit la réponse que le roi lui avait prescrite. Que vous dirai-je? Le pape lui répliqua que, s'étant alors caché de lui, il n'en obtiendrait à présent
ni argent, ni croisade, ni rien du tout. Alors ledit noble protesta de la manière que le roi lui avait dit de le faire, et plein de colère et d'indignation, il prit
congé du pape, et ajouta ces paroles à celles que le roi lui avait prescrit de dire: « Saint-Père, je m'en retourne avec la cruelle réponse que vous me faites.
Plaise au Seigneur vrai Dieu, que si cette réponse attire des malheurs sur la chrétienté, cela retombe sur votre âme et sur l'âme de tous ceux qui vous ont
conseillé et vous conseillent cette réponse! » Ensuite il s'embarqua et se rendit à Alcoyll. Le roi le vit avec plaisir et alla le recevoir, car il l'aimait beaucoup
et l'estimait pour son courage et ses autres qualités. Il réunit son conseil et voulut connaître la réponse qu'il apportait; il en rendit compte. Le roi voyant la
dureté du pape leva les mains vers les cieux et dit: « Seigneur vrai Dieu, maître et souverain de toutes choses, daignez seconder mes desseins; vous savez
que mon intention était de venir ici et d'y mourir à votre service. Mais vous savez bien que je ne puis me maintenir seul; faites donc, par votre grâce et
merci, que votre protection et vos conseils descendent sur moi et les miens. » Ensuite il pria tous les membres du conseil de songer à ce qu'ils auraient à lui
conseiller de faire, et dit qu'il y réfléchirait de son côté. On se sépara et chacun rentra dans sa demeure.
CHAPITRE LVII
Comment de nouveaux députés de Messine et de Palerme vinrent trouver le roi En Pierre à Alcoyll, avec encore plus de pleurs et de douleur que les
premiers; et comment l'armée, tout d'une voix, cria merci au roi En Pierre, pour qu'il voulût bien secourir les Siciliens.
A quatre jours de là, il arriva deux autres barques armées, venant de Sicile, avec semblable message que les premières, mais d'une manière bien plus triste
encore. Dans l'une d'elles étaient deux chevaliers et deux citoyens de Messine qui était assiégée par le roi Charles, ainsi que vous l'avez vu, et ils étaient
tous sur le point d'être pris et tués; l'autre barque, venant de Palerme, portait également deux chevaliers et deux citoyens qui venaient aussi avec des
pouvoirs de toute la Sicile. Ils avaient comme les autres des vêtements noirs, ainsi que des voiles et des pavillons noirs. Pour une lamentation qu'avaient
faite les autres, ceux-ci en firent quatre fois autant, de sorte que tous les assistants en eurent une telle pitié, qu'ils s'écrièrent tous à la fois: «. Seigneur, en
Sicile! Seigneur, en Sicile! Pour l'amour de Dieu, ne laissez pas périr ce pauvre peuple qui doit appartenir à vos enfants. »
Les riches hommes, voyant quel était le désir de toute l'armée, allèrent trouver le roi, tout contrits, et lui dirent: « Seigneur, que faites-vous? Au nom de
Dieu, ayez pitié d'un peuple infortuné qui vient vous crier merci; il n'y a pas de cœur si dur au monde, chrétien ou Sarrazin, qui n'en eût pitié. Nous vous en
prions chèrement; et vous devez encore plus vous y sentir porté par les raisons que ces gens vous ont déjà données, qui sont de toute vérité, et aussi à cause
de la dure réponse que vous avez reçue du pape. Croyez que tout ceci vient de Dieu, car si Dieu voulait que votre dessein de rester en ce lieu s'accomplit, il
aurait inspiré au pape l'idée de vous seconder; mais il a voulu que votre demande vous fût refusée, afin que vous allassiez secourir un peuple misérable. Ce
qui vous démontre encore que telle est la volonté de Dieu, c'est que la voix du peuple est la voix de Dieu et que voici tout votre peuple de cette armée qui
crie qu'on le mène en Sicile. Qu'attendez-vous donc, seigneur? Nous vous affirmons, en notre nom et au nom de toute l'armée, que nous vous suivrons et
périrons pour la gloire de Dieu et pour votre honneur, et pour la restauration du peuple de Sicile; nous sommes tous prêts à vous suivre sans solde. »
CHAPITRE LVIII
Comment le seigneur roi En pierre d'Aragon consentit à passer en Sicile avec toute sa suite pour secourir cette Ile, et comment il y arriva en trois jours.
Le roi, entendant ces choses merveilleuses et voyant la bonne volonté de son armée, leva les yeux au ciel et dit: « Seigneur, c'est en votre honneur et pour
vous servir que j'entreprends ce voyage; je me recommande à vous, moi et les miens. » Et il ajouta: « Eh bien! Puisque Dieu le veut et que vous le voulez,
partons, sous la garde et avec la grâce de Dieu, de madame sainte Marie et de toute la cour céleste, et allons en Sicile. » Et tous s'écrièrent: Aur! aur[12]! Et
ils s'agenouillèrent et chantèrent à haute voix le Salve Regina.
Cette même nuit on expédia les deux barques pour la Sicile avec cette bonne nouvelle. Le lendemain, le roi fit tout embarquer, hommes, chevaux et tout ce
qui était à terre; et le dernier qui s'embarqua ce fut lui. Quand l'embarquement fut terminé, ce qui fut l'affaire de trois jours, les deux autres barques
siciliennes armées s'en retournèrent, pour dire qu'elles avaient vu le roi d'Aragon mettre à la voile. Que Dieu nous envoie un contentement pareil à celui que
l'on éprouva en Sicile à l'arrivée de cette nouvelle! Mais laissons le roi faisant bonne route pour la Sicile et parlons des Sarrasins d'Alcoyll.[13]
CHAPITRE LIX
Comment les Sarrasins n'osèrent de quatre jours s'approcher d'Alcoyll; et des grandes réjouissances qu'ils firent quand ils surent que les chrétiens étaient
partis.
Les Sarrasins, voyant les voiles qui étaient en mer, crurent que c'était une autre flotte qui venait en aide au roi d'Aragon. Pendant quatre jours ils n'osèrent
pas venir à Alcoyll, par crainte de quelque supercherie; enfin ils s'en approchèrent peu à peu, et, étant convaincus que les chrétiens s'étaient éloignés, ils
firent de très grandes fêtes et se réjouirent beaucoup. Ils s'en allèrent ensuite chacun chez eux en versant bien des larmes et déplorant la perte de leurs
parents et de leurs amis. Et on en parlera longtemps en Barbarie, et ils redouteront plus la maison d'Aragon qu'aucune autre au monde. Mais laissons-les là
et revenons au roi d'Aragon.
CHAPITRE LX
Comment le roi En Pierre passa en Sicile et arriva au port de Trapani; des grandes fêtes qu'on lui fit; et comment il y fut reconnu pour seigneur et couronné
roi.
Le roi d'Aragon fit une traversée heureuse autant qu'on puisse le désirer; en peu de jours il prit terre à Trapani, le troisième du mois d'août de l’an douze
cent quatre-vingt deux. Vous pouvez voir d'après cela le temps qu'il demeura à Alcoyll, puisqu'il y était à la fin du mois de mai et qu'il arriva à Trapani le
troisième d'août. Je ne pense pas qu'un autre roi, quel qu'il soit, eût pu, avec ses seules forces, séjourner à Alcoyll aussi longtemps. Aussitôt qu'il eut pris
terre à Trapani, il se fit dans la Sicile une illumination générale; c'était vraiment merveilleux. Les prud'hommes de Trapani envoyèrent des courriers de tous
les côtés, et ce fut une merveille que la joie qui éclata partout; et ils avaient bien raison, puisque Dieu leur avait envoyé le saint roi d'Aragon pour les
délivrer de leurs ennemis et être leur guide. Ainsi que Dieu envoya Moïse au peuple d'Israël et lui confia la verge miraculeuse, de même à un signal que fit
le roi d'Aragon il délivra le peuple de Sicile; on peut voir par là que ce fut l'œuvre de Dieu. Quand le roi et les troupes eurent débarquée Trapani, il n'est pas
besoin de vous dire la joie que chacun en ressentit; les dames et demoiselles venaient en dansant au-devant du roi, et s'écriant: « Bon et saint seigneur, que
Dieu te donne vie et victoire afin que tu puisses nous délivrer de la main de ces Français maudits! » Et tout le monde allait ainsi chantant, et nul ne faisait
œuvre de ses mains de la joie qu'ils avaient.
Que vous dirai-je? Dès qu'on l'apprit à Palerme on lui envoya une grande partie des riches hommes de la ville avec des sommes considérables pour être
distribuées à ses troupes. Le roi ne voulut rien accepter, disant que tant qu'il n'en aurait pas besoin il n'accepterait rien, et qu'il avait apporté assez d'argent
avec lui, mais qu'ils pouvaient être assurés qu'il était venu pour les recevoir comme ses vassaux et les défendre contre tout le monde.
Il se rendit à Palerme; tous les habitants vinrent bien quatre lieues au-devant de lui, et on peut dire qu'il n'y eut jamais autant de joie et d'aussi belles fêtes;
et là, avec de grandes processions, des jeux, et l'allégresse des femmes et des enfants, tous accueillirent le roi et l'escortèrent au palais impérial. Tous les
gens qui l'accompagnaient furent dignement logés. Au moment où le roi y arrivait par terre, la flotte s'y rendit par mer. Lorsque chacun fut satisfait, les
prud'hommes de Palerme expédièrent des messagers à toutes les cités, villes et châteaux, et aux syndics de tous les lieux, pour qu'on apportât les clefs et les
pleins pouvoirs de chaque endroit, attendu qu'on devait livrer les clefs au roi comme seigneur, lui prêter foi et hommage et le couronner roi et seigneur; et
cela fut fait ainsi.
[1]Muhammad II avait succédé en 1273 sur le trône de Grenade à son père Muhammad Aben Alahmar Ier. Muhammad II régna de 1273 à 1302.
[2] Par le traité de 1267 les empereurs de Constantinople lui avaient cédé leurs droits, en ne se réservant que les îles de Lesbos, Samos, Cos et Chio; et le
mariage de son fils Philippe avec Isabelle de Villehardouin, princesse d'Achaïe, lui assurait la seigneurie réelle de la Morée, dont il n'était, par la concession
de Baudouin et de Geoffroy de Villehardouin, que le seigneur supérieur.
[4] Le 30 mars 1282, lendemain de Pâques, eut lieu le soulèvement de Palerme, qui fut suivi bientôt de l'insurrection générale des Siciliens contre les
Français. Le massacre presque général qui en fut fait est connu sous le nom de Vêpres Siciliennes.
[5] Un seul gentilhomme français fort estimé, nommé Porcelet, fut épargné au milieu des massacres
[7] Maynada, en français mesnie, mesnée, suite d'un seigneur et aussi du roi
[10] Le titre de captal était connu aussi dans le Languedoc Le captal de Buch, allié de la maison de Foix, brille au premier rang des héros du quatorzième
siècle. Ce titre paraît avoir été plus général de l'autre côté des Pyrénées
[11] J'emploie de préférence ce vieux mot français, non dans l'acception nouvelle de maison de plaisance que lui donnent es modernes provençaux, mais
dans le sens que lui donne Froissart, dans cette phrase qui s'applique tout à fait à la construction faite ici par le comte de Pallars: « Ils avaient fait charpenter
une bastide de gros merrien, à manière d'une recueillette. »
[12] Cri des Arabes adopté par les almogavares et par ceux qui grossissaient leurs rangs. C'est, comme je l'ai déjà dit, le huzza des Anglais et le houra des
peuples du Nord.
[13] Ces mêmes faits sont racontés avec moins de détails, mais aussi d'une manière plus impartiale, dans la chronique catalane de Bernard d'Esclot, qui suit
celle-ci
CHRONIQUE : LXI à LXXX
CHAPITRE LXI
Comment le roi En pierre envoya dire au roi Charles de sortir de ses terres et de son royaume; et comment le roi Charles répondit, que pour lui ni pour nul
autre il n'en sortirait.
Cependant le seigneur roi envoya quatre riches hommes au roi Charles qui était devant Messine, comme vous l'avez déjà vu, et lui fit dire: qu'il lui mandait
et ordonnait de sortir de son royaume; qu'il n'ignorait pas que ce royaume ne lui appartenait point, mais bien à la reine d'Aragon sa femme et à ses enfants;
qu'il songeât à vider le pays; et que s'il ne le voulait faire il le défiait, et qu'il se tînt pour averti qu'il saurait le chasser bien loin.
Que vous dirai-je? Les envoyés allèrent vers le roi Charles et lui firent part de leur message. Le roi Charles entendant cela se dit à lui-même: « Enfin le
voilà donc réalisé, ce dont tu t'étais toujours méfié, et le proverbe est bien vrai qui dit: « On meurt du mal dont on a peur. » Tu ne peux désormais, tant que
tu existeras, vivre en paix, car tu as affaire au meilleur chevalier et au plus grand cœur du monde. Mais à présent, advienne que pourra, il faut que ce soit
ainsi. «
Après être resté longtemps à réfléchir, il répondit aux messagers: qu'ils pouvaient se retirer; que pour lui il n'entendait renoncer à son royaume ni pour le roi
d'Aragon ni pour qui que ce fût au monde, et que le roi sût bien qu'il avait entrepris une chose dont il le ferait repentir. Les messagers retournèrent au
seigneur roi à Palerme. Celui-ci, sur cette réponse, se disposa à marcher sur Messine par terre et par mer. Les Siciliens qui le virent s'appareiller lui
demandèrent: « Que faites-vous, seigneur? —Je vais, répondit-il, attaquer le roi Charles. — Au nom de Dieu! répliquèrent les Siciliens, n'y allez pas sans
nous. »
CHAPITRE LXII
Comment le roi En Pierre ordonna que tout homme de quinze à soixante ans se trouvât à Palerme bien armé et approvisionné pour un mois; et comment il
envoya de ses compagnies au secours de Messine.
Aussitôt on fit publier par toute la Sicile que tout homme âgé de quinze à soixante ans se rendit à Palerme sous quinze jours, avec ses armes, et son pain
pour un mois: tel fut l'ordre du roi d'Aragon. En attendant il envoya deux mille almogavares à Messine; ils y entrèrent la nuit, et marchèrent chacun leur
besace sur le dos; ne croyez pas qu'ils amenassent avec eux aucun train d'équipages: chacun portait son pain dans sa besace, ainsi qu'est la coutume des
almogavares. Quand ils vont en chevauchée ils portent un pain pour chaque jour de chevauchée, mais rien de plus; et avec leur pain, de l'eau et des herbes,
ils ont tout ce qu'il faut pour leurs besoins. Ils eurent des guides du pays qui connaissaient les montagnes et les sentiers. Que vous dirai-je? Il y a six
journées de Palerme à Messine, et dans trois jours ils y furent rendus; ils y entrèrent pendant la nuit par un côté nommé la Caperna, où les femmes de
Messine avaient fait un mur qui existe encore, et ils s'introduisirent si secrètement dans la ville que l'armée ne s'en aperçut pas. Laissons-les à Messine et
retournons au roi d'Aragon.
CHAPITRE LXIII
Comment le roi En Pierre fut couronné roi de Sicile à Palerme; et comment il sortit de Palerme pour aller au secours de Messine.
Les armées étant réunies à Palerme, ainsi que le roi l'avait ordonné, tous conjurèrent le roi de vouloir bien accepter la couronne du royaume. Il y consentit;
et par la grâce de Dieu, le roi En Pierre d'Aragon fut, avec grande solennité, et au milieu de la joie générale, couronné à Palerme[1] roi de Sicile. Après son
couronnement il se rendit à Messine avec toutes ses forces de terre et de mer. Je cessé un instant de parler de lui pour vous entretenir des almogavares, qui
étaient entrés à Messine.
CHAPITRE LXIV
Comment les habitants de Messine furent bien fâchés, quand ils virent les almogavares aussi mal accoutrés; comment les almogavares, voyant cela, firent
une sortie et tuèrent plus de deux mille hommes dans le camp du roi Charles; et comment les Messinois furent honteux de leur jugement.
Lorsqu'on apprit à Messine que les Almogavares étaient entrés dans la ville pendant la nuit, Dieu sait la joie et le réconfort qui furent par toute la cité. Le
lendemain matin, les Almogavares se disposèrent au combat. Les gens de Messine, les voyant si mal vêtus, les espadrilles aux pieds, les antipares[2] aux
jambes, les résilles sur la tête, se mirent à dire: « De quelle haute joie sommes-nous descendus, grand Dieu? Quels sont ces gens qui vont nus et dépouillés,
vêtus d'une seule casaque, sans bouclier et sans écu? Si toutes les troupes du roi d'Aragon sont pareilles à celles-ci, nous n'avons pas grand compte à faire
sur nos défenseurs. »
Les Almogavares qui entendirent murmurer ces paroles, dirent: « Aujourd'hui on verra qui nous sommes. » Ils se firent ouvrir une porte, et fondirent sur
l'armée ennemie avec une telle impétuosité, qu'avant même d'être reconnus ils y firent un carnage si horrible que ce fut merveille. Le roi Charles et ses gens
crurent que le roi d'Aragon était là en personne. Enfin, avant qu'on sût avec qui on avait affaire, ceux de l'armée eurent perdu plus de deux mille des leurs,
qui tombèrent sous les coups des Almogavares. Ceux-ci prirent et emportèrent dans la ville tout ce qui tomba entre leurs mains, et rentrèrent sains et saufs.
Quand les gens de Messine eurent vu les prodiges qu'avaient faits ces gens-là, chacun emmena chez lui plus de deux cavaliers; ils les honorèrent et les
traitèrent bien; hommes et femmes furent rassurés; et cette nuit-là il se fit de si belles illuminations et de si grandes fêtes que toute l'armée ennemie en fut
ébahie, affligée et effrayée.
CHAPITRE LXV
comment le roi Charles, instruit que le roi d'Aragon venait à Messine avec toutes ses forces, passa à Reggio; et comment les Almogavares mirent le feu aux
galères que le roi Charles faisait préparer pour passer en Romanie, ce dont le roi En Pierre fut très fâché.
Pendant la nuit, le roi Charles reçut un message par lequel on lui apprenait que le roi d'Aragon venait par terre et par mer avec toutes ses forces et celles de
la Sicile, et qu'il n'était pas à plus de quarante milles. Le roi Charles, homme de fort bon sens et très entendu dans les faits d'armes et autres affaires, sachant
cela, pensa que si le roi d'Aragon venait, ce n'était pas sans que quelqu'un de sa propre armée en fut instruit, et que, comme ils avaient trahi le roi Manfred,
ils pourraient bien le trahir à son tour. Il craignait que la Calabre ne se révoltât. Il s'embarqua donc pendant la nuit et passa à Reggio. A la naissance, du
jour ceux de Messine s'aperçurent qu'ils étaient partis; mais il en restait cependant encore un bon nombre.
Les almogavares fondirent sur ceux qui restaient et qui n'étaient point embarqués; piétons ou cavaliers, tous périrent. Puis ils coururent aux tentes, et y
gagnèrent un tel butin que Messine en fut riche à jamais; quant aux almogavares, ils faisaient aller les florins comme des menus deniers. Puis ils se
rendirent à l'arsenal de Saint Salvator, où se trouvaient toute prêtes à partir plus de cent cinquante galères et longues barques que le roi Charles faisait
préparer pour passer en Romanie, comme vous l'avez vu ci-devant, et ils mirent le feu à toutes. L'incendie fut si considérable qu'on eût dit que le monde
entier était embrasé. Le roi Charles, qui voyait cela de Catona où il était, en fut très affligé. Que vous dirai-je? Des messagers allèrent au-devant du roi
d'Aragon et de Sicile, et le trouvèrent à trente milles de Messine. Ils lui racontèrent toute l'affaire, ainsi qu'elle s'était passée, et il en fut très fâché, parce
qu'il désirait combattre le roi Charles, et qu'il était venu dans cet espoir, lui et son armée. Toutefois, il crut que tout était pour le mieux, que Dieu l'avait
voulu ainsi, et que seul il sait quel est le mieux. Il entra à Messine; et si on l'avait fêté à Palerme, ce fut bien autre chose à Messine. Les fêtes durèrent plus
de quinze jours; mais au milieu des fêtes le roi ne négligeait point les affaires. Trois jours après son arrivée à Messine, vingt-deux de ses galères armées y
entrèrent. Je vais parler du roi Charles et je laisserai là le roi d’Aragon.
CHAPITRE LXVI
Comment le roi Charles s'était fait débarquer à Catona, afin de mieux réunir ses gens; et comment les Almogavares tuèrent tous ceux qui étaient restés en
arrière; et pourquoi le roi Charles ne voulut point attendre la bataille que le roi En Pierre se disposait à lui livrer.
Le roi Charles, ayant abandonné le siège de Messine au commencement de la nuit, se fit débarquer à Catona, qui est la terre la plus voisine de l'autre côté
du détroit, puisqu'il n'y a que six milles de distance de Catona à Messine. Il se décida à cela afin que les galères fissent un plus grand nombre de voyages
pendant la nuit. Toutefois, elles n'en firent pas un tel nombre qu'il ne restât encore au point du jour beaucoup de gens de pied et de cheval à embarquer.
Tous ceux-là tombèrent sous les coups des deux mille Almogavares qui étaient à Messine. L'armée du roi Charles ne put enlever non plus ni les tentes ni
les vins, vivres et provisions. Aussi, tandis que les Almogavares étaient occupés à poursuivre les troupes qui étaient restées, les Messinois enlevaient les
effets des tentes; mais les Almogavares se dépêchèrent tellement de tuer leur monde, qu'ils eurent le temps de prendre part au pillage du camp. Ils avaient
déjà gagné, en dépouillant ceux qu'ils venaient de tuer, tant d'argent qu'on ne pouvait le compter; car on imagine bien que celui qui fuit ou veut s'embarquer
ne laisse en arrière ni or ni argent, mais qu'il prend tout avec lui. Ceux donc qu'ils tuèrent emportaient tout leur avoir; voilà pourquoi les Almogavares
gagnèrent un argent infini.
Vous pouvez savoir combien était nombreuse l'armée que le roi Charles avait à Messine, puisque, ayant cent vingt galères et une multitude innombrable de
lins armés et de barques côtières qui pouvaient passer chacune six chevaux à la fois, toutes ces embarcations ne purent toutefois, pendant toute la nuit,
suffire à transporter tout le monde. C'était pourtant au mois de septembre, où les nuits sont égales aux jours; et la traversée, ainsi que je l'ai déjà dit n'est que
de six milles. Comme quelques-uns de mes lecteurs pourraient ignorer ce que c'est que six milles, je leur dirai qu'il y a si près de Saint Renier de Messine
au fort de Catona, qu'on distingue d'un côté à l'autre du détroit un homme à cheval, et qu'on peut voir s'il va du côté du levant ou du ponant. Voyez donc
combien c'est près, et combien l'armée devait être nombreuse, puisqu'une nuit ne put suffire à tant de navires pour transporter tous les individus. Aussi, bien
des gens ont blâmé le roi Charles de n'avoir point attendu le roi d'Aragon pour lui livrer bataille. Mais ceux qui connaissent le roi Charles disent, qu'aucun
seigneur au monde ne se conduisit jamais avec plus de sagesse, et cela par les raisons que j'en ai déjà données; d'une part, il se méfiait des siens et craignait
d'en être trahi; d'un autre côté, il connaissait le roi En Pierre comme le meilleur chevalier du monde, et savait qu'il amenait avec lui de si bons chevaliers de
son pays, que jamais le roi Artus n'en eût de semblables à sa fameuse Table Ronde; il savait encore que ce roi était accompagné de plus de quarante mille
fantassins de sa terre, dont chacun valait autant qu'un cavalier. Instruit de toutes ces choses, il fit prudemment de prendre le parti le plus sûr; il comptait
d'ailleurs que ses forces étaient si considérables qu'en peu de temps il aurait recouvré tout ce qu'il perdait alors. Que vous dirai-je? Certainement il prit le
meilleur parti; car s'il eût attendu, il était vaincu et tué. Dieu veillait en effet au salut du roi d'Aragon, de ses gens et de ceux qui l'avaient appelé.
CHAPITRE LXVII
Comment le roi Charles donna ordre à toutes ses galères de retourner chez elles; comment le roi d'Aragon les fit poursuivre par les siennes, qui les
attaquèrent et les battirent; et comment il prit Nicotera.
Le roi Charles se trouvant à Catona avec celles de ses troupes qui avaient pu y débarquer pendant la nuit, ordonna au comte d'Alençon, son neveu, frère de
Philippe, roi de France, de rester à Catona avec une grande partie de la cavalerie; il alla lui-même à la cité de Reggio et donna congé à ses galères pour
qu'elles se rendissent chez elles; ce qu'elles firent avec joie. De cent vingt galères qui étaient là, trente qui étaient de la Pouille prirent la route de Brindes, et
les autres, au nombre de quatre-vingts, prirent la route de Naples. Le seigneur roi d'Aragon voyant tout cela de Messine, appela son fils En Jacques-Pierre,
et lui dit: « Amiral, mettez en votre place sur les vingt-deux galères que nous avons ici le noble En Pierre de Quaralt et votre vice-amiral En Cortada; qu'ils
poursuivent cette flotte et qu'ils l'attaquent. Ce sont des gens qui fuient et ont déjà le cœur abattu; c'est d'ailleurs un mélange de beaucoup de nations
diverses, qui s'accordent mal. Soyez assuré que ces vaisseaux ne se tiendront pas unis, et qu'ils seront vaincus. — Seigneur, lui répondit En Jacques-Pierre,
permettez que je ne mette personne en mon lieu dans de telles affaires, mais que j'y aille en personne; comme vous le dites, ils seront tués ou pris; laissez-
moi donc en avoir l'honneur. »
Le roi répliqua: « Nous ne voulons pas que vous y alliez, parce que vous aurez à donner vos soins au reste de notre flotte. »
Le noble En Jacques-Pierre resta, quoique avec grand regret, et donna ses ordres aux galères conformément à la volonté du roi; et aussitôt les gens
s'embarquèrent avec grande joie en criant: Aur! Aur!
Les habitants de Messine et les autres Siciliens qui se trouvaient dans cette ville, étaient bien étonnés de voir que le roi envoyât vingt-deux galères contre
quatre-vingt-dix galères et plus de cinquante autres bâtiments qu'il y avait, entre longues barques, lins armés et barques côtières. Ils s'approchèrent du roi et
lui dirent: « Que faites-vous, seigneur? Vous envoyez vingt-deux galères contre ces cent cinquante voiles qui se retirent. — Barons, leur dit le roi en se
prenant à sourire, vous connaîtrez aujourd'hui la puissance de Dieu, et comment elle se signalera dans cette affaire; laissez-nous faire et qu'on se garde bien
de s'opposer à notre volonté, car nous avons une telle confiance en la puissance de Dieu et en notre bon droit, que, fussent-ils deux fois aussi nombreux,
vous les verriez également aujourd'hui tous vaincus et détruits. — Seigneur, répondirent-ils, votre volonté soit faite. »
Le roi monta aussitôt à cheval, se rendit au bord de la mer et fit sonner la trompette, et chacun s'embarqua gaîment. Alors le roi et l'amiral montèrent sur les
galères. Le roi les harangua et ordonna à chacun ce qu'il avait à faire. Le noble En Pierre de Quaralt et En Cortada répondirent: « Seigneur, laissez-nous
aller, et nous ferons aujourd'hui de telles choses qu'elles honoreront à jamais la maison d'Aragon, et que vous et l'amiral, et tous ceux qui sont en Sicile
vous en aurez joie et plaisir. »
Les troupes des galères s'écrièrent: « Seigneur, signez-nous, bénissez-nous, et commandez le départ; ils sont à nous! »
Le roi leva les yeux au ciel et dit: « Seigneur Dieu notre père, béni soyez-vous de nous avoir accordé seigneurie sur des gens si hauts de cœur! Daignez les
protéger, les garder de mal et leur accorder la victoire! » Il les signa, les bénit et les recommanda à Dieu. Alors le roi et son fils l'amiral descendirent des
galères par le débarcadère; car les galères étaient tout près de la Fontaine d'Or de Messine.
Le roi ne fut pas plutôt débarqué, que les galères firent force de rames; et lorsqu'elles se mirent en mouvement, le roi Charles n'avait point dépassé l'endroit
appelé Coda-di-Volpe. Les vingt-deux galères ne pensaient qu'à les aborder. Elles mirent toutes voiles au vent, car le vent était à l'ouest, et elles firent force
de rames et de voiles pour joindre la flotte du roi Charles. Celle-ci, qui les vit venir, fit route vers Nicotera. Aussitôt qu'ils furent dans le golfe de Nicotera,
ils se réunirent et dirent: « Voici les vingt-deux galères du roi d'Aragon qui étaient à Messine; que ferons-nous? » Les Napolitains répondirent qu'ils
craignaient fort que les Provençaux ne les abandonnassent, et que les Génois et les Pisans ne s'éloignassent du combat. Si on désire savoir le nombre de
galères qu'il y avait de chaque pays, je répondrai: premièrement, vingt galères des Provençaux, bien armées et équipées; plus, quinze des Génois, dix des
Pisans et quarante-cinq de Naples et de la côte de la principauté. Les barques et les lins armés étaient tous de la principauté de Calabre. Que vous dirai-je?
Quand la flotte du roi Charles fut devant Nicotera, elle abattit ses vergues et se rangea en ordre de bataille. Les vingt-deux galères se trouvaient à la portée
du trait; elles abattirent également les vergues, dégagèrent le pont et arborèrent le pavillon sur la galère de l'amiral, puis s'armèrent et amarrèrent ensemble
toutes les galères, de manière que les vingt-deux galères n'en fissent qu'une, et ainsi entrelacées elles vinrent en ligne de bataille contre la flotte du roi
Charles. Les gens de la flotte ne les croyaient pas assez téméraires pour les attaquer, ils croyaient seulement qu'ils en faisaient semblant; mais enfin, voyant
que c'était pour tout de bon, les dix galères des Pisans sortent de la gauche, hissent leurs voiles, et louvoyant avec le vent, qui était frais, gagnent la haute
mer et prennent la fuite. Les Pisans n'eurent pas plutôt pris ce parti que les Génois et les Provençaux en firent autant; car tous avaient des galères légères et
bien armées. Quand les quarante-cinq galères, lins armés et barques de la principauté virent cette manœuvre, ils se tinrent pour perdus et se jetèrent sur la
plage de Nicotera. Les vingt-deux galères fondirent alors au milieu d'eux. Que vous dirai-je? Nos gens en tuèrent tant que sans nombre, firent plus de six
mille prisonniers, et s'emparèrent des quarante-cinq galères, lins armés et barques. Mais non contents décela, ils attaquèrent Nicotera, la prirent, et y tuèrent
plus de deux cents chevaliers français de l'armée du roi Charles qui y étaient venus. De Nicotera à Messine il n'y a pas plus de trente milles. Tout cela fut
fait dans la soirée, et on se livra au repos pendant la nuit.
CHAPITRE LXVIII
Comment les galères du roi En Pierre ramenèrent les galères du roi Charles qu'elles avaient prises; et comment les gens de Messine s'imaginèrent que c'était
la flotte du roi Charles.
Après minuit, à la faveur du vent de terre qui souffla dans le golfe, ils firent voile, et ils étaient si nombreux qu'on n'apercevait pas la mer. N'allez pas croire
qu'ils n'eussent avec eux que les quarante-cinq galères et les lins et barques qui les accompagnaient; car ils trouvèrent à Nicotera, entre lins de transport,
barques à rames et bateaux chargés de vivres qu'on amenait à l'armée du roi Charles, plus de cent trente voiles en tout, et ils les emmenèrent avec eux à
Messine et y chargèrent toutes les marchandises et le reste de ce qu'ils trouvèrent à Nicotera. Favorisés par le vent de terre, ils voguèrent si promptement
cette nuit qu'à la pointe du jour ils se trouvèrent dans l'embouchure du Phare, devant la petite tour du phare de Messine. Quand le jour fut arrivé et qu'ils se
présentèrent à la petite tour de Messine, les gens de la ville, voyant un si grand nombre de voiles, s'écrièrent: « Ah! Seigneur! Ah! Mon Dieu! Qu’est-ce
cela? Voilà la flotte du roi Charles qui, après s'être emparée des galères du roi d'Aragon, revient sur nous. »
Le roi qui était levé, car il se levait constamment à l'aube du jour, soit l'été, soit l'hiver, entendit ce bruit et demanda: « Qu'y a-t-il? Pourquoi ces cris dans
toute la cité? — Seigneur, lui répondit-on, c'est la flotte du roi Charles qui revient, bien plus considérable que quand elle est partie, et qui s'est emparée de
nos galères. »
Le roi demanda un cheval, le monta et sortit du palais, suivi à peine de dix personnes. Il accourut le long de la côte, où il voyait en grande lamentation les
hommes, femmes et enfants. Il les encouragea et leur dit: « Bonnes gens, ne craignez rien, ce sont nos galères qui amènent la flotte du roi Charles qu'ils ont
prise. » Et tout en chevauchant sur le rivage de la mer, il continuait à répéter ces paroles; et tous ces gens s'écriaient: « Dieu veuille, bon seigneur, que cela
soit ainsi! » Que vous dirai-je? Tous les hommes, femmes et enfants de Messine couraient à sa suite, et tout l'ost[3] de Sicile le suivait aussi. Arrivé à la
Fontaine d'Or, le roi voyant le spectacle de tant et tant de voiles, qui arrivaient avec un vent de sud-est, réfléchit un moment, et dit à part soi: « Puisse le
Seigneur Dieu, qui m'a conduit ici par sa grâce, ne pas m'abandonner, non plus que ce malheureux peuple! »
Tandis qu'il était dans ces pensées, un lin tout armé, pavoisé des armes du seigneur roi d'Aragon, et monté par En Cortada, survint là où il vit qu'était le
seigneur roi, que l'on voyait à la Fontaine d'Or, enseignes déployées; à la tête de la cavalerie et avec tous ceux qui l'avaient suivi. Si le seigneur roi fut
transporté de joie en apercevant ce vaisseau avec sa bannière, c'est ce qu'il ne faut pas demander. Le roi s'approcha de la mer, et En Cortada sauta à terre et
dit au roi: « Seigneur, voici vos galères qui vous amènent toutes ces autres-ci que nous avons prises. Nicotera est prise, brûlée et détruite, et il y a péri plus
de deux cents chevaliers français. » A ces mots, le roi descendit de cheval et s'agenouilla.
Tout le monde suivit son exemple. Ils commencèrent à entonner tous ensemble le Salve Regina, et bénirent et louèrent Dieu de cette victoire, car ils ne la
rapportaient point à eux, mais à Dieu seul. Que vous dirai-je? Le roi répondit à En Cortada, qu'il fût le bienvenu. Il lui dit ensuite de s'en retourner sur ses
pas, et d'ordonner à tous les bâtiments de se réunir devant la douane en louant Dieu, et en faisant leur salut. Il fut obéi, et les vingt-deux galères entrèrent les
premières, traînant chacune après soi plus de quinze galères, lins et barques; ainsi elles firent leur entrée à Messine, toutes pavoisées, et avec l'étendard
déployé, traînant sur la mer les enseignes ennemies. Jamais par terre ni par mer on ne vit ni n'entendit une telle allégresse. On eût dit que le ciel et la terre
étaient en guerre; et tous ces cris étaient les louanges et la glorification de Dieu, de madame sainte Marie et de toute la cour céleste.
Quand on fut à la douane, qui est dans le palais du seigneur roi, on chanta à pleine voix le Laudate Dominum; et les gens de mer et les gens de terre y
répondirent, mais d'une telle force, ma foi! Qu’on pouvait entendre leurs voix de la Calabre. Que vous dirai-je? On débarqua au milieu de cette fête et de
ces transports d'allégresse, et tous les Siciliens élevaient leurs voix vers les cieux, en s'écriant: Seigneur Dieu notre père, béni soyez-vous de nous avoir
envoyé de tels hommes pour nous délivrer de la mort! On voit bien, Seigneur, que ces gens sont proprement vôtres; car ce ne sont point des hommes, mais
des lions; et chacun d'eux est parmi les autres hommes ce que sont les lions parmi les autres animaux. Loué et béni soyez-vous, ô Dieu! de nous avoir
donné un tel seigneur, avec d'aussi braves gens! »
Que vous dirai-je? Les réjouissances furent si grandes qu'on n'en vit jamais de pareilles. Nous laisserons cela de côté pour le moment, et nous parlerons du
roi Charles, du comte d'Alençon et de leurs gens.
CHAPITRE LXIX
Comment le roi Charles se prit à rire quand on lui dit que les galères du roi En Pierre allaient chassant ses galères; et du grand chagrin qu'il éprouva en
apprenant que ses galères avaient été prises.
Le roi Charles, ayant su que les vingt-deux galères du roi d'Aragon approchaient de sa flotte, se signa, du grand étonnement qu'il en eut, et dit: « O Dieu,
quels insensés! qui vont ainsi se précipiter à la mort! Le proverbe est bien vrai qui dit: Que tout le bon sens d'Espagne est dans la tête des chevaux; car les
hommes n'ont pas de bon sens, tandis que les chevaux espagnols sont pleins de bonnes qualités et les meilleurs chevaux du monde. » Le lendemain, quand
il vit entrer tant de voiles à l'embouchure du Phare, lui et le comte d'Alençon,[4] qui était à Catona, et qui les avait vues le premier, et l'avait envoyé dire au
roi Charles, à Reggio, crurent que la flotte revenait en ramenant les vingt-deux galères qu'elle avait sans doute prises, et qu'elle voulait les présenter au roi
Charles. Ainsi crurent le roi et le comte; mais en voyant toutes ces voiles entrer à Messine, et apercevant ensuite la grande illumination qui se faisait dans
cette ville, ils demeurèrent stupéfaits; et lorsqu'ils surent la vérité du fait, ils dirent: « Qu'est-ce cela, grand Dieu! Quelles gens sont-ce donc là qui sont
venus fondre sur nous! Ce ne sont point des hommes, mais des diables d'enfer. Puisse Dieu nous faire la grâce d'échapper de leurs mains! » Je les laisse là
avec leur douleur et leur effroi, et je m'en retourne à la fête de Messine.
CHAPITRE LXX
Comment les almogavares et les varlets des menées prièrent instamment le roi du leur permettre d'aller à Catona, attaquer le comte d'Alençon; comment le
roi accéda à leur demande; et comment ils tuèrent ledit comte.
Que vous dirai-je? Les gens de mer qui étaient allés sur les galères gagnèrent tellement que, s'ils eussent su le conserver, ils eussent été à jamais dans
l'aisance, eux et les leurs. Les almogavares et les varlets de suite,[5] ayant vu le riche butin qu'avaient fait les gens de mer, en conçurent beaucoup d'envie,
ils allèrent donc trouver le roi et lui dirent: « Seigneur, vous voyez que les gens de mer ont beaucoup gagné et n'ont pas l'air de faire cas de l'argent; si bien
que ceux qui nous voient si mal vêtus, pensent que nous ne valons rien; il est donc nécessaire, seigneur, que vous nous donniez l'occasion de faire quelque
gain. »
Le roi leur répondit qu'il le ferait volontiers quand l'occasion s'en présenterait. « Eh bien! dirent-ils, seigneur, le moment est arrivé où nous pouvons devenir
tous riches, en faisant des choses qui vous seront si honorables et si profitables que jamais vassaux n'en firent de pareilles à leur seigneur. — Voyons donc,
dit le roi, de quoi s'agit-il? — Seigneur, répliquèrent-ils, le comte d'Alençon, frère du roi de France et neveu du roi Charles, est à Catona avec une
nombreuse cavalerie. Veuillez, seigneur, faire sonner les trompettes, et que les galères appareillent, ce qu'elles feront sur-le-champ avec plaisir, les gens de
mer n'aimant pas à rester dans l'inaction. Dès qu'elles seront prêtes, nous monterons sur les galères, et quand nous aurons pris le repos de la nuit, les galères
nous débarqueront un peu après minuit à Catona, vers le ponant, de manière qu’elles puissent faire deux voyages avant l'aube. Aussitôt débarqués, avec
l'aube nous fondrons sur l'ennemi; et nous ferons, s'il plaît au Seigneur, de tels exploits que Dieu, vous et ceux qui vous veulent du bien vous vous en
réjouirez; et nous, nous en serons riches et dans l'abondance. Nous vous conjurons donc, seigneur, d'ordonner par faveur que ce soit une chevauchée royale,
et que nous n'ayons à donner ni cinquième ni quoi que ce soit de notre butin. Il doit vous être agréable de nous voir tous espérer en Dieu, que demain
viendra le jour où nous ferons de si grandes choses et où nous tirerons une telle vengeance de la mort du roi Manfred et de ses frères, que vous en serez à
jamais satisfait, vous et les vôtres. Vous voyez bien, seigneur, que si nous tuons le comte d'Alençon et tant de bons chevaliers de France et d'autres pays qui
sont là avec lui, que nous aurons pris une large part de vengeance. —Je suis très satisfait de la résolution que vous avez conçue, leur dit gaîment le roi; allez
donc, soyez bons et vaillants, et conduisez-vous de telle manière que nous n'ayons jamais qu'à vous louer. Il est certain que si vous vous conduisez avec
prudence, lorsque les galères vous auront débarqués jusqu'à ce qu'elles soient revenues de leur second voyage, et que dès le point du jour vous commenciez
votre attaque, tout ce que vous avez conçu peut s'exécuter.—Seigneur, s'écrièrent-ils, signez-nous, bénissez-nous, laissez-nous; aller; que les trompettes
donnent le signal, et ordonnez à l'amiral de faire louvoyer deux lins armés, de manière à intercepter les avis que les ennemis pourraient recevoir. — Eh
bien! dit le roi, soyez bénis de la main de Dieu et de la mienne, et allez à la bonne aventure et à la garde de Dieu et de sa bienheureuse mère; puissent-ils
vous garantir de tout mal et vous donner la victoire! » Là-dessus ils lui baisèrent les pieds et se retirèrent.
Le seigneur roi manda l'amiral, lui dit de faire préparer les galères, et lui raconta tout le projet; l'amiral obéit. Je vous dirai, sans plus de paroles, que ce qui
avait été décidé devant le roi fut exactement accompli; de sorte qu'à l'heure de matines, lès galères eurent fait deux voyages et transporté les almogavares et
les varlets de suite, et qu'elles revinrent pour un troisième voyage; car il restait encore tant de monde à Saint Renier de Messine, pour passer à Catona, que
les troupes montaient sur les galères comme s'il s'agissait d'aller danser, et danser à des noces, au milieu des festins et de la joie. Ne pouvant monter tous à
la fois sur les galères, ils se jetaient sans nombre dans des barques, au risque de se noyer, si bien que plus de trois de ces barques furent si chargées qu'elles
furent submergées. Les galères et un grand nombre de barques ayant terminé leurs deux voyages, le jour commença à paraître; nos troupes s'avancèrent tout
doucement et en silence sur Catona, et certains capitaines désignés eurent ordre de se rendre directement, et sans s'arrêter à autre chose, avec leurs
compagnies, au grand hôtel de Catona, où était logé le comte d'Alençon. Les autres devaient fondre sur la ville, et d'autres sur les tentes et les barques qui
étaient à l'entour; car la ville n'avait pu les contenir tous.
Ce qui avait été ordonné fut exécuté. Que vous dirai-je? Au jour naissant, chacun fut à sa barque, les trompettes des almogavares et des chefs des varlets de
suite donnèrent le signal, et tous s'élancèrent ensemble. Ne me demandez point avec quelle impétuosité ils attaquèrent; jamais troupe ne férit avec une
pareille impétuosité. Les gens de l'armée du comte se levèrent, ne sachant point ce qui était arrivé; mais les almogavares et varlets férirent sur eux si
vivement, qu'il ne put en échapper un seul. Ceux qui étaient chargés de se rendre au logement du comte d'Alençon y arrivèrent, et firent une attaque
vigoureuse. Toutefois ils eurent beaucoup à faire, car ils y trouvèrent trois cents chevaliers à pied, tout armés, qui formaient le guet du comte. Mais peu leur
valut; tous furent, en peu d'instants, taillés en pièces. On trouva le comte qui s'armait avec dix chevaliers qui défendaient la porte de sa chambre et ne
laissaient entrer personne; mais que vous dirai-je ? les almogavares montèrent au-dessus, et commencèrent à briser le plancher. Les chevaliers s'écrièrent
alors: « Arrêtez, arrêtez! C’est le comte d'Alençon qui est ici; prenez-le en lui laissant la vie, il vous donnera plus de quinze mille marcs d'argent. » Mais les
autres crièrent: « Point de prisonniers! Il faut qu'il meure, pour venger les meurtres faits par le roi Charles. » Que vous dirai-je? Tous les dix chevaliers
périrent à la porte de la chambre, comme de braves gens, et le comte d'Alençon fut massacré.
Pendant qu'on était au plus chaud de la mêlée, les galères arrivèrent de leur troisième voyage, suivies d'un grand nombre de barques. De nouvelles troupes
débarquèrent, et firent une grande boucherie de tous les Français parce qu'ils se trouvaient avec le frère du roi de France. Que vous dirai-je? Avant la
troisième heure du jour ils les eurent tous tués et massacrés. Un courrier se rendit à dit gaîment Le roi Charles, apprenant cette nouvelle, crut que le roi
d'Aragon avait passé le détroit; il fit mettre tout son monde sous les armes, et se tint dans la cité de Reggio tout prêt à se défendre. Comme on ignorait ce
qui se passait, nul habitant n'osait sortir de la ville. En attendant, les almogavares et varlets de suite s'embarquèrent sur les nombreuses barques et galères
venues de Messine, de manière qu'en un voyage ils les amenèrent tous, et avec une telle quantité d'or et d'argent, aussi bien que de vaisselle, de ceintures,
d'épées, de florins et autres monnaies d'or et d'argent, d'étoffes, de chevaux, de mulets, de palefrois, de harnais, de tentes, d'habillements, de couvertures de
lit, que ce serait un travail sans fin de les compter. Que vous dirai-je? On peut bien assurer que jamais chevauchée ne produisit une telle quantité d'or,
d'argent ou d'effets. Qu'irai-je vous conter encore sur cette expédition? Le plus mince homme qui y fut gagna sans fin et sans mesure; et il y paraissait bien
à Messine, car les florins s'y dépensaient plus facilement qu'on ne faisait auparavant les plus petites monnaies. Ainsi les gens de Messine y devinrent si
riches qu'on n'y a plus jamais vu depuis aucun pauvre.
Je cesserai de parler de cette expédition, qui fit si grand plaisir au seigneur roi. Il dut en être satisfait par beaucoup de raisons, et entre autres parce que les
Siciliens prisaient plus un de ses gens que six cavaliers d'une autre nation. Et cela leur avait inspiré un tel courage que cinquante Siciliens, secondés
seulement par dix Catalans, n'auraient pas craint deux cents hommes de telle autre troupe que ce fût.
Mais je cesse quelques instants de vous entretenir du seigneur roi pour revenir au roi Charles.
CHAPITRE LXXI
Comment le roi Charles, apprenant la mort du comte d'Alençon, en ressentit une vive douleur; et comment il résolut de se venger du roi En Pierre.
Le roi Charles, instruit de la mort du comte d'Alençon, de tous les grands seigneurs et chevaliers, et de tous ceux enfin qui se trouvaient avec lui, en
ressentit un chagrin qu'on ne saurait décrire, sachant surtout que c'étaient des gens de pied qui avaient fait cette expédition. Il songea à ce qu'il pourrait
faire, et fit prévenir toutes ses troupes de se tenir prêtes, afin que si le roi d'Aragon passait la mer, il tirât vengeance de cette mort. Il se montra plein de
confiance devant ses gens; mais il avait bien autre chose au cœur; on peut dire de lui que c'était le plus habile homme de guerre de son temps. Il devait l'être
par bien des raisons; la première, parce qu'il était du plus noble sang du monde; ensuite, parce qu'il avait toujours vécu dans les camps; qu'il s'était trouvé
avec le roi Louis de France, son frère, au passage d'outremer de Damiette et à celui de Tunis, et que dans les guerres qu'il avait faites il avait remporté bien
des victoires en Toscane, en Lombardie et en beaucoup d'autres lieux. Et qu'on ne pense pas qu'il suffise à un prince d'être bon homme d'armes, il lui faut
encore de l'intelligence, de la sagesse et de l'habileté, et il doit savoir saisir le moment favorable pour sa guerre. Vous n'ignorez pas que l'Evangile dit: que
l'homme ne vit pas seulement de pain,[6] ainsi un prince ne peut être regardé comme pair parfait, parce qu'on dira seulement qu'il est bon homme d'armes;
car il a besoin de bien d'autres qualités. Or, on peut dire que le roi Charles était très bon homme d'armes, et" non seulement très habile au métier des armes,
mais aussi très bon en toutes autres choses. Il en donnera la preuve à tout l'univers, par la résolution qu'il va prendre dans cette circonstance si difficile, où
on le verra concevoir et exécuter un projet qui doit être regardé comme demandant plus de valeur et d'intelligence que s'il eût remporté de nouvelles
victoires, aussi brillantes que celles qu'il avait obtenues sur le roi Manfred et sur le roi Conradin. Si vous me demandez, pourquoi cela? il m'est facile de
vous répondre: que lorsqu'il remporta ces victoires, il était en pleine prospérité; tandis qu'en ce moment-ci, il était en péril et dans un état fort embarrassant,
et par plusieurs causes: la première, parce qu'il avait perdu tout moyen d'agir sur mer; la seconde, qu'il avait perdu le comte d'Alençon avec la plus grande
partie des barons et chevaliers dans lesquels il se confiait le plus; d'un autre côté, il pouvait avoir à craindre que la Principauté, la Calabre, la Pouille et
l’Abruzze, ne se soulevassent contre lui, à cause de la conduite indigne qu'y avaient tenue les officiers qu'il y avait envoyés. Il réfléchit donc à ce danger et
à bien d'autres qui le menaçaient; savoir: qu'il avait pour adversaire le prince le plus vaillant du monde, et qui commandait aux troupes les plus braves, les
plus promptes à braver la mort et les plus dévouées à leur seigneur, et qui toutes se laisseraient mettre en pièces mille fois, plutôt que de souffrir que
l'honneur de leur seigneur reçût la moindre atteinte. Il était donc indispensable pour lui d'avoir en ce moment de l'intelligence, de la force et de l'habileté.
Que vous dirai-je? Pendant la nuit, tandis que les autres dormaient, il veillait et pensait, plus sagement que ne fit jamais nul autre roi, à son propre salut et
au recouvrement de son royaume.
CHAPITRE LXXII
Comment est fait mention du parti que prit le roi Charles dans cette extrémité; ni comment il envoya au roi En Pierre un défi, d'où il résulta un rendez vous
de bataille entre les deux rois; et comment les princes et les seigneurs doivent avoir dans leurs conseils des hommes mûrs et qui connaissent les affaires.
Il pensa ainsi et se dit: « Le roi d'Aragon est le prince le plus habile et le plus haut de cœur qui ait existé depuis Alexandre; et s'il est homme d'honneur,
comme il est venu sur tes terres sans te prévenir par un défi, il doit s'en excuser. Tu lui enverras donc des messagers pour l'accuser; et il devra sans délai
s'excuser par bataille, soit de son corps contre le tien, soit de dix contre dix, ou de cent contre cent. Quand il aura donné sa parole il ne reculera pour rien au
monde. Tu choisiras le combat de cent contre cent; et cela sous la garantie du roi d'Angleterre.[7] Nous promettrons chacun de nous rendre, dans un délai
bref et fixé, à Bordeaux. Quand le jour de la bataille sera pris et qu'on en sera informé, ceux qui se sont soulevés s'arrêteront en disant: Pourquoi nous
révolterions-nous puisque le roi d'Aragon va se battre contre le roi Charles. S'il était vaincu nous serions tous écrasés par la puissance du roi Charles. »
Tout le pays sera donc tranquille et rien ne bougera jusqu'à l'issue de la bataille; et ce sera déjà un bien, si à dater d'aujourd'hui jusqu'à ce moment, personne
ne bouge. » Ce projet une fois conçu, qui est bien la plus sage et la plus haute pensée que pût former un prince en pareille détresse, il choisit pour
messagers les hommes les plus honorables et il les envoya au roi d'Aragon à Messine. Il leur ordonna de dire au roi, devant toute sa cour, soit de ses gens,
soit Siciliens ou autres, qu'ils ne voulaient lui parler qu'en présence de tous; et lorsque la cour plénière serait réunie, alors, en présence de tous, ils devaient
le défier.
Ces envoyés se rendirent à Messine et suivirent les ordres de leur seigneur. Lorsque la cour fut complète, ils dirent: « Roi d'Aragon, le roi Charles nous
envoie vers vous et nous ordonne de vous dire: que vous avez failli à votre foi, parce que vous êtes entré dans son pays sans lui déclarer la guerre. » Le roi
d'Aragon, enflammé de colère et de fureur, répondit: « Dites à votre maître, que nos envoyés seront chez lui aujourd'hui même et lui répondront en face,
ainsi que vous autres vous avez prononcé cette accusation à notre face; retirez-vous. »
Lesdits envoyés se retirèrent sans prendre congé du roi, s'embarquèrent sur un lin armé qui les avait amenés, retournèrent auprès du roi Charles, et lui
rendirent la réponse du roi d'Aragon.
Il ne s'écoula pas six heures ce jour même, avant que le roi En Pierre n'eût envoyé au roi Charles, sur un autre lin armé, deux chevaliers, qui se présentèrent
devant le roi Charles et lui dirent sans le saluer: « Roi Charles, notre seigneur le roi d'Aragon vous fait demander, s'il est vrai que vous aviez donné ordre à
vos envoyés de lui dire les paroles qu'ils ont prononcées devant lui? » Le roi Charles répondit: » Oui, sans doute; et je veux que vous sachiez de notre
propre bouche, le roi d'Aragon, vous autres et le monde entier, que nous avons donné ordre qu'on lui dise ces propres paroles; et nous les répétons ici en
votre présence de notre propre bouche. »
Alors les chevaliers se levèrent, et l'un d'eux dit: « Roi, nous vous répondons, de la part de notre seigneur le roi d'Aragon: que vous mentez par la gorge, et
qu'il n'a rien fait en quoi il ait failli à sa foi; mais il dit que vous, vous avez failli à votre foi quand vous êtes venu attaquer le roi Manfred, et quand vous
avez fait assassiner le roi Conradin; et si vous dites que non, il vous le fera avouer corps pour corps. Et quoiqu'il ne dise rien contre votre bravoure et qu'il
sache bien que vous êtes un vaillant chevalier, il vous donnera le choix des armes à cause des années que vous avez de plus que lui. Et si cela ne vous
convient pas, il vous combattra dix contre dix, cinquante contre cinquante, ou cent contre cent; et nous sommes prêts à signer l'acceptation de ce combat. »
Le roi Charles à cette parole fut rempli de contentement; il vit que la chose allait selon son désir, et il répondit: « Barons, les envoyés qui sont allés
aujourd'hui chez vous y retourneront avec vous, et sauront du roi s'il a dit ce que vous nous avez rapporté de sa part; s'il l'a fait, qu'il donne son gage devant
nos envoyés, et qu'il jure, foi de roi, sur les quatre saints Evangiles, qu'il ne se dédira pas de ce qu'il aura dit; après cela, revenez avec nos envoyés, et nous
vous donnerons pareillement notre gage et nous ferons le même serment. En un jour je prendrai ma décision et choisirai entre les trois partis qu'il m'offre; et
quel que soit, le parti que je prenne, je suis prêt à y tenir bon. Ensuite nous déciderons lui et moi devant quel souverain nous devons livrer ce combat, et le
jour suivant nous en dresserons accord. Après avoir désigné le juge de la bataille, nous prendrons le plus bref délai pour nous tenir prêts à combattre. —
Tout ceci nous plaît » dirent les envoyés.
Les messagers des deux rois passèrent à Messine et vinrent près du roi d'Aragon. Les messagers du roi Charles s'acquittèrent des ordres dont ils avaient été
chargés; et quand ils eurent termine, le roi d'Aragon leur répondit: « Dites au roi Charles, que tout ce que lui ont dit nos envoyés nous le leur avions
ordonné; et afin qu'il n'en doute point, ni vous non plus, je vous le répéterai. » Et il leur répéta les mêmes paroles, sans une de plus sans une de moins, que
ses envoyés avaient dites au roi Charles. « Eh bien! Roi, dirent les messagers, donnez-nous donc votre gage en présence de tous. » Le roi prit alors une
paire de gants que tenait un chevalier, et les jeta en présence de tout le monde. Les envoyés du roi Charles ramassèrent le gage et dirent: « Roi, jurez, foi de
roi, sur les saints Evangiles, que vous ne reculerez pas, et que si vous le faites, vous vous déclarez à tous pour vaincu et comme faux et parjure. Le roi fit
apporter les saints Evangiles et le jura, ainsi qu'ils le lui demandaient; ensuite il ajouta: Si vous pensez qu'il y ait encore quelque chose à faire pour
confirmer ma parole, je suis prêt à le faire. — Il nous semble, lui dirent les porteurs du message, que toute confirmation est accomplie. » Et ils retournèrent
aussitôt avec les envoyés du roi d'Aragon vers le roi Charles, à dit gaîment, et lui rendirent compte de tout ce qu'avait fait et dit le roi d'Aragon.
Le roi Charles remplit les mêmes formalités que le roi d'Aragon relativement au gage et aux serments, et les messagers du roi d'Aragon emportèrent les
gages. Ainsi, la chose fut arrêtée de manière à ce qu'il fût de toute impossibilité de reculer. Le roi Charles en fut très satisfait; et il devait l'être, puisqu'il
détourna ainsi les mauvaises dispositions de ceux qui voulaient se soulever contre lui, et que tout ce qu'il avait imaginé s'accomplit. Aussi dit-on, et avec
raison, que jamais le roi d'Aragon ne fut joué dans aucune autre guerre que dans celle-ci. Cela lui advint par deux raisons: la première, qu'il avait affaire
avec un roi âgé et expérimenté en toutes choses; car je veux que vous sachiez que l'expérience est d'un grand poids dans toutes les affaires du monde, et le
roi Charles avait eu à soutenir de longues guerres, était âgé et pesait mûrement tous ses projets. Sans doute le roi d'Aragon était pourvu tout autant que lui
de toutes qualités et de tous avantages; mais il était jeune, son sang était bouillant, et il n'avait pas tant épuisé de ce généreux sang que l'avait fait le roi
Charles. Il ne suffit, pas qu'on songe au moment présent; et tout prince, ainsi que tout autre individu, doit embrasser à la fois dans sa pensée le passé, le
présent et l'avenir; s'il fait ainsi, et qu'en même temps il prie Dieu de le seconder, il est bien assuré de réussir dans ce qu'il entreprendra. Le roi d'Aragon au
contraire ne considérait en cela que deux choses, le passé et l'avenir, et laissait de côté le présent. Si sa pensée se fût arrêtée sur le présent, il se fût bien
gardé de consentir à ce combat, car il eût vu aussi, que ce présent était tel que le roi Charles s'en allait perdant tout son royaume, et qu'il était dans une
position si difficile, qu'il ne pouvait manquer d'en venir à se remettre au pouvoir du roi d'Aragon, sans que ce dernier eût un coup à férir ou la moindre
dépense à faire, puisque tout le pays était sur le point de se soulever.
Ainsi, vous, seigneurs, qui vous ferez lire mon livre, rappelez-vous d'avoir dans vos conseils des riches hommes, des chevaliers et des citoyens, et toute
autre sorte de gens, et entre les autres des personnes d'un âge mûr qui aient beaucoup vu et entendu et beaucoup pratiqué les affaires. Ils sauront bien
distinguer le meilleur de deux biens et le moins mauvais de deux maux. Je me tais là-dessus, car tous les souverains du monde sont d'un sang si élevé et si
bons par eux-mêmes que, s'ils n'étaient mal conseillés, ils ne feraient jamais rien qui pût déplaire à Dieu. Et lors même qu'ils donnent leur adhésion au mal,
ils ne croient pas le faire; mais c'est qu'on leur dit et qu'on leur fait entendre des choses qu'ils imaginent être bonnes, et qui sont souvent tout le contraire.
Quant à eux, devant Dieu ils en sont excusés, mais les misérables qui les trompent ainsi et qui leur donnent le change en demeurent chargés, et en porteront
la peine dans l'autre monde.
CHAPITRE LXXIII
Où l'on raconte que le combat entre les deux rois devait avoir lieu à Bordeaux, de cent contre cent, devant Edouard, roi d'Angleterre; comment le bruit de
ce combat fut répandu dans tout le monde; et comment le roi Charles demanda, en attendant, la suspension des hostilités, ce que refusa le roi d'Aragon.
Quand les choses furent ainsi arrêtées, et qu'aucun des deux rois ne put se dispenser de ce combat, le roi Charles fit dire au roi d'Aragon: qu'il avait pensé,
que chacun d'eux étant du sang le plus noble, ils ne devaient pas se battre avec un nombre d'hommes au-dessous de cent pour chacun, et qu'il ne doutait pas
de l'acceptation de cette proposition, car alors on pourrait dire, quand tous deux se présenteraient, chacun avec cent chevaliers, que sur ce champ de bataille
se trouvaient les meilleurs chevaliers du monde; cela fut donc ainsi convenu de part et d'autre. Ensuite le roi Charles fit dire à son adversaire: qu'il avait
pensé que le roi Edouard d'Angleterre[8] était celui de tous les rois du monde qui convenait le mieux à chacun d'eux, étant un des rois les plus débonnaires
et un des bons chrétiens, et possédant la ville de Bordeaux, voisine de leurs royaumes respectifs. Par toutes ces considérations il lui semblait bon que ce fût
sous sa garantie, et dans ladite ville de Bordeaux que le combat eût lieu;'que, sous peine de trahison, au jour fixé, chacun devait être rendu en personne à
Bordeaux, et que jour pour jour, et aussi sous peine de trahison, le champ devait être ouvert; que quant à lui, ce prince et cette ville lui paraissaient le prince
et la ville les mieux appropriés à leur but; que toutefois, si le roi d'Aragon trouvait quelque chose de meilleur, de plus sûr pour les deux parties et qui
abrégeât encore le délai, il n'avait qu'à parler; et s'il l'approuvait, qu'il le signât, avec les mêmes obligations par serment faites précédemment, entre les
mains de ses envoyés, et qu'il en ferait autant entre les mains des siens.
Les envoyés se rendirent auprès du roi d'Aragon et lui firent part de leurs instructions.
Le roi d'Aragon, ayant pris connaissance de ces propositions, telles que je vous les ai rapportées, les tint pour bonnes. Il lui sembla que le roi Charles avait
fait un bon choix et relativement au nombre des combattants et relativement à la désignation du roi d'Angleterre pour arbitre et de la ville de Bordeaux pour
lieu du combat. Il n'y voulut contredire en rien, et il signa toutes les propositions de la manière ci-dessus mentionnée; seulement il y ajouta une clause: ce
fut de faire serment, et d'exiger que le roi Charles fit aussi le même serment, sous les peines convenues entre eux, qu'aucun d'eux n'amènerait à Bordeaux ni
un plus grand nombre de chevaliers ni plus de force que les cent chevaliers qui devaient tenir le champ. Cela fut accepté par le roi Charles, et chacun d'eux
le jura et le signa. Ainsi furent réglés par des actes signés: le nombre des champions, le lieu, le juge, et le jour du combat de ces deux princes. Je laisse cette
affaire pour vous entretenir de la renommée qui s'en répandit par tout le pays et par tout le monde, si bien que chacun en attendait l'exécution pour savoir
quelle en serait l'issue, car tous se taisaient ne voulant se prononcer contre aucun des deux rois. Le roi Charles fit dire au roi d'Aragon que, s'il le jugeait
convenable, il lui semblait bon à lui-même qu'il y eût trêve jusqu'à l'issue du combat. Le roi d'Aragon lui fit répondre: que, tant qu'il respirerait, il ne voulait
avoir avec lui ni paix ni trêve, mais qu'il lui déclarait qu'il lui ferait et pourchasserait tout le mal possible, et qu'il n'en attendait pas moins de lui; qu'il se tînt
pour bien informé au contraire qu'il l'attaquerait bientôt en Calabre, et que s'il le voulait, il n'était pas besoin de se rendre à Bordeaux pour se combattre. Le
roi Charles entendant cela vit bien qu'il n'était pas prudent à lui de demeurer plus longtemps en ce pays, et cela par trois raisons: la première, qu'il avait
perdu tout moyen de tenir la mer et ne pouvait recevoir des approvisionnements; l'autre, qu'il savait que le roi d'Aragon voulait venir l'attaquer, ainsi qu'il
l'avait entendu; et l'autre, afin d'aller faire ses préparatifs pour se trouver à Bordeaux au jour fixé. Il partit donc de dit gaîment, se rendit à Naples et de là à
Rome, où il alla voir le pape laissant en sa place son fils le prince de Tarente. Je le laisse auprès du pape et reviens au roi d'Aragon.
CHAPITRE LXXIV
comment le roi En Pierre d'Aragon mit en liberté douze mille hommes qu'il avait pris au roi Charles, leur donna des vêtements et leur dit de se rendre dans
leur pays.
Quand le roi d'Aragon eut arrêté par écrit le jour du combat, il appela l'amiral, et lui dit de placer sur cinquante et une de ces grandes barques croisières que
les galères avaient amenées de Nicotera, tous les prisonniers qui avaient été faits sur le roi Charles. Il ordonna aussi au majordome de faire faire à chacun
desdits prisonniers une robe, une chemise, des braies, un chapeau à la catalane, une ceinture, un couteau à la catalane, et de leur donner un florin d'or pour
leur voyage, et de leur faire savoir qu'aussitôt après leur sortie de prison ils eussent à s'acheminer chacun vers son pays. Aussitôt ces ordres reçus, l'amiral
monta à cheval et fit en bonne conscience choix des meilleures barques, et y fit placer du pain, de l'eau, du fromage, des oignons et des aulx pour
l'approvisionnement de cinquante personnes pendant quinze jours. Lorsque tout fut disposé, on fit réunir ces hommes dans la prairie, hors de la porte Saint-
Jean, et assurément ils étaient bien plus de douze mille. Le roi monta à cheval, alla à eux, les fit habiller ainsi que nous l'avons rapporté, et leur dit: «
Barons, il est certain qu'on; ne peut vous compter comme une faute le mal qu'a fait le roi Charles, ni même d'être venus ici avec lui. Ainsi, au nom de Dieu,
nous vous en absolvons; retirez-vous chacun chez vous. Mais je vous ordonne et vous conseille qu'à moins d'y être forcés, vous ne reveniez plus combattre
contre nous. » Alors ils s'écrièrent tous: « Pieux et bon seigneur, Dieu vous donne longue vie et nous donne la grâce de vous voir empereur! »
Tous mirent les genoux en terre et entonnèrent ensemble le Salve Regina; après quoi l'amiral les fit embarquer, ainsi qu'il en avait reçu l'ordre du roi. Ils se
rendirent donc dans leur pays. Que Dieu nous donne une joie pareille à celle qu'ils éprouvèrent eux-mêmes, et leurs amis lorsqu'ils les revirent. La
renommée de cette action se répandit dans le monde; aussi tous, amis ou ennemis, prièrent-ils Dieu en faveur du seigneur roi d'Aragon.
CHAPITRE LXXV
Comment le roi En Pierre passa en Calabre pour attaquer le roi Charles; comment il se rendit au port de Catona, où il apprit que ce roi était parti; comment
il s'empara de gaîment et de bien d'autres châteaux et cités, et régla toutes choses en Sicile et en Calabre; et comment l'infant En Jacques-Pierre, son fils, fut
mis au nombre de ceux qui devaient prendre part au combat des cent.
Après avoir agi ainsi, le seigneur roi fit publier: que chacun se disposât à s'embarquer, soit cavaliers, soit gens de pied, avec du pain pour un mois; il leur
faisait savoir que son intention était de passer le lundi suivant en Calabre pour attaquer le roi Charles. C'était le jeudi que cette publication avait lieu. Il
faisait dire aussi que, s'il plaisait à Dieu que le roi Charles acceptât la bataille, le voyage à Bordeaux deviendrait inutile, et qu'il en serait fort charmé. A
cette annonce tous eurent une grande joie et s'appareillèrent pour le départ. Le roi Charles apprenant ces préparatifs, vit bien que la chose devenait sérieuse;
ainsi par cette raison, et parce qu'il ne pouvait plus tenir la mer, comme je l'ai remarqué, ni se procurer de provisions de bouche, il se décida à partir et à ne
point attendre le roi d'Aragon. Celui-ci passa avec toutes ses forces en Calabre, et prit terre à Catona, pensant y trouver le roi Charles; mais on lui apprit
qu'il était parti, ce dont il fut fort mécontent; il dit alors: « Puisque nous voilà de ce côté de la mer, du moins que ce ne soit pas en vain. » Il alla à dit
gaîment, dont il forma le siège; il ne se passa pas deux jours que les habitants, après avoir vivement combattu, se rendirent à discrétion, et on lui livra tous
les Français, qui se trouvaient dans la ville. Le roi d'Aragon les renvoya, ainsi qu'il avait fait des autres prisonniers. Après avoir pris dit gaîment, il s'empara
de Calanna, La Motta, les châteaux forts de Saint-Lucido, de Sainte Agathe, de Pentedatille, d'Amendolea et de Bova. Que puis-je vous dire? Autant ils en
attaquaient, autant ils en prenaient. Les cavaliers armés et les almogavares faisaient des incursions de trois et quatre journées dans l'intérieur des terres, et
avaient quelquefois des rencontres avec les détachements de chevaliers que le roi Charles avait laissés dans ces différents lieux. Mais écoutez ce que je vais
vous dire. Si cent hommes à cheval et cinq cents hommes de pied des gens du roi d'Aragon eussent rencontré cinq cents cavaliers et trois ou quatre mille
fantassins ennemis, ceux-ci eussent été tous pris ou tués. Les nôtres leur avaient inspiré une telle terreur, qu'au seul cri: Aragon! Ils étaient à moitié vaincus
et se tenaient pour morts. Si l'on voulait raconter tous les hauts faits des troupes du roi d'Aragon dans la Calabre, on ne pourrait suffire à les écrire.
Le roi était satisfait si jamais on le fût. Il séjourna quinze jours en Calabre, et dans cet espace de temps il s'empara de toute la côte, de Tropea jusqu'à
Gerace, et il s'en réjouissait; mais lorsqu'il songea au temps désigné pour le combat et à l'époque où il devait se mettre en route pour y aller, il lui fallait
avoir bien d'autres idées.
Après avoir passé ainsi ces quinze jours en Calabre, il parcourut le pays, enseignes déployées; il plaça son lieutenant général en Calabre, mit des troupes
dans les châteaux et autres lieux qu'il avait pris, et y laissa tous ses hommes d'armes, aussi bien dit gaîment que varlets des menées, il y laissa également
cinq cents cavaliers, tous Catalans ou Aragonais, et retourna à Messine avec le reste de sa cavalerie. Arrivé à Messine il régla tout ce qui concernait la
Sicile. Dans chaque lieu il mit des officiers convenables; à Messine et autres lieux il désigna des capitaines, des justiciers et des maîtres justiciers. Il nomma
commandant de la vallée de Mazzara messire Alaymo; il fit une répartition de tous les emplois publics entre les riches hommes et chevaliers de Sicile d'une
part et les Catalans et les Aragonais de l'autre, c'est-à-dire qu'en chaque emploi il mettait un Catalan, un Aragonais et un Latin. Il fit ceci afin qu'ils pussent
se rapprocher les uns des autres. Ayant ainsi mis ordre aux affaires de l'île et de la Calabre, il voulut régler les affaires maritimes; il fit appeler l'amiral et
Jacques-Pierre son fils, et lui dit: « En Jacques-Pierre, vous savez que nous devons nous battre à jour fixé avec le roi Charles. Le temps est court jusqu'à ce
moment. Nous avons toute confiance en vous et en votre bonne bravoure, et nous désirons que vous veniez avec nous et que vous soyez du nombre de ceux
qui entreront dans le champ avec nous. Renoncez donc à votre office d'amiral, car il ne nous paraît pas honorable pour nous ni pour vous que vous
continuiez à remplir l'office d'amiral. Un amiral communique nécessairement avec toute sorte de gens, et cela ne serait point bien. Il est donc à propos que,
comme vous êtes notre fils, et que nous vous portons une grande affection, vous n'aviez plus rien de commun avec ces sortes de personnes. » Le noble En
Jacques-Pierre lui répondit: « Je vous rends grâce, ô mon père et seigneur, de l'honneur que vous voulez bien me faire de me mettre au nombre de ceux qui
entreront en lice à vos côtés, et je prise cette faveur bien plus haut que si vous m'eussiez donné le meilleur comté de votre royaume. Disposez donc,
seigneur, de mon office d'amiral, de ma personne et de ce que je puis posséder, ainsi qu'il vous plaira. Non! Jamais rien ne m'a donné une satisfaction
pareille à celle que me fait éprouver la grâce que vous me faites. » En disant cela, il déposa le bâton d'amiral entre les mains du roi.
CHAPITRE LXXVI
Comment le seigneur roi nomma amiral le noble En Roger de Loria, et ordonna tout pour aller à Bordeaux pour le combat; et comment, ayant pris congé de
chacun, il passa en Catalogne avec quatre galères remplies de catalans.
Le roi fit venir le noble En Roger de Loria qu'il avait fait élever auprès de lui; il le fit mettre à genoux devant lui et lui dit: « Madame Bella votre mère a
bien servi la reine notre épouse; quant à vous, vous avez été jusqu'à ce jour élevé près de nous et vous nous avez bien servi. Ainsi, avec la grâce de Dieu,
nous vous donnons le bâton d'amiral; soyez donc dès à présent notre amiral en Catalogne, Valence et Sicile, et dans tous les pays que nous possédons ou
dont Dieu nous accordera la conquête. »
Le noble En Roger de Loria se jeta à terre et baisa les pieds et puis les mains du roi; il prit ensuite le bâton, avec si bonne aventure que, plaise à Dieu que
tous ceux à qui le roi confie ses emplois s'en acquittent aussi bien que ledit noble le fit; car on peut dire avec vérité, que jamais vassal en aucun emploi ne
fit plus d'honneur que lui à son seigneur; et il se conduisit de cette manière depuis le moment où le bâton lui fut remis jusqu'à celui, où il trépassa de cette
vie.
A la réception dudit amiral, il se fit à Messine des fêtes, des jeux et danses, tant et tant que ce serait merveille de pouvoir les raconter. Après quoi le roi fit
assembler un conseil général dans l'église de Sainte Marie la Nouvelle, à Messine. Là il parla bien et sagement et noblement, et exhorta et conjura chacun,
tant Catalans et Aragonais que Latins, à s'aimer et à s'honorer, à n'avoir jamais d'altercations les uns avec les autres, mais à s'aimer comme frères. Après ces
recommandations et beaucoup d'autres bonnes paroles, il ajouta: « Vous savez que l'époque est fort rapprochée où nous devons nous trouver en bataille
contre le roi Charles; et pour la seigneurie du monde entier, nous ne manquerions point au rendez-vous. Nous vous engageons donc en attendant à être
pleins de confiance et d'assurance. Nous laissons parmi vous une si grande quantité de braves gens que seuls ils seraient en état de vous défendre contre le
roi Charles; ainsi vous pouvez être en sécurité sous la garde de Dieu. Nous vous promettons que, dès que nous serons rendus en Catalogne, nous vous
enverrons la reine notre épouse et deux de nos fils, pour que vous sachiez bien que ce royaume et vous-même vous nous êtes aussi chers que l'est la
Catalogne et l'Aragon. Soyez assurés que, tant que le monde durera, nous ne vous faudrons pas, et que nous vous regardons comme nos propres sujets nés.
Nous vous promettons aussi que, si nous sortons vivants du combat, nous nous rendrons aussitôt ici, à moins qu'il ne nous survienne quelque affaire qui
exige impérieusement notre présence; mais alors dans tous les temps nos yeux seront sans cesse tournés vers vous. »
Là-dessus il signa et bénit tout le monde et prit congé d'eux. Alors vous eussiez vu des pleurs et entendu des cris lamentables: « Bon seigneur, que Dieu
vous conserve et vous donne victoire! Puissions-nous en tout temps avoir de bonnes nouvelles de vous! » Le roi descendit de la tribune du haut de laquelle
il avait parlé; et vous eussiez vu quelle foule il y avait à lui baiser les pieds et les mains, car il fallait que tous lui baisassent les pieds ou les mains. On le
suivit jusqu'au palais, sans qu'il lui fût possible de monter a cheval. Il ne le voulait pas non plus, parce qu'il voyait accourir de toutes les rues des dames et
demoiselles qui baisaient la terre au-devant de son passage, ne pouvant parvenir à lui baiser les pieds et les mains. Que pourrai-je ajouter? Il avait
commencé à parler dès le matin du haut de la tribune, et avant son arrivée au palais il était nuit close. Enfin ni lui ni aucun de ceux qui étaient là n'avaient
songé à boire ni à manger, et aucun d'eux ne pouvait se rassasier de le voir.
Quand il fut au palais, les trompettes et les nacaires commencèrent à se faire entendre, et tous ceux qui voulurent y manger mangèrent; car, pendant tout le
séjour du roi d'Aragon en Sicile, aucune porte ne fut close à personne, aucune table ne fut interdite à celui qui voulait y prendre place. Le seigneur roi se
mit donc à table, et tous les autres qui s'y assirent avec lui furent honorablement traités.
Le lendemain le roi fit venir l'amiral et lui dit: « Amiral, faites armer sur le champ vingt-cinq galères, et placez sur chacune un comité[9] catalan et un
comité latin, quatre nochers catalans et autant de latins, et ainsi pour les timoniers;[10] que les rameurs soient tous Latins et les arbalétriers tous Catalans; et
nous voulons que par la suite, toutes les flottes que vous mettrez en mer soient ainsi, et que vous ne changiez rien à cette disposition. Faites dresser aussitôt
le pavillon d'enrôlement,[11] et payez ces vingt-cinq galères et deux lins pour quatre mois, car nous entendons nous rendre en Catalogne avec ces galères. »
Il dit cela en présence de tous. L'amiral exécuta aussitôt les ordres du roi. A la nuit, le roi le manda vers lui et lui dit: « Amiral, gardez le secret sur ce que je
vais vous confier; je vous le recommande aussi chèrement que notre affection vous est chère. Parmi toutes ces galères vous en choisirez quatre que vous
monterez de braves gens, tous Catalans, sans un seul Latin ni d'aucune autre nation. Vous ferez semblant de les envoyer à Tunis et vous les expédierez à
Trapani, où je me trouverai d'ici à vingt-quatre jours (et il lui compta les journées qu'il aurait à faire); nous les trouverons là; nous monterons sur les quatre
galères et nous partirons à la garde de Dieu et de madame sainte Marie. Que ceci soit secret et que rien n'en transpire. Vous resterez avec les autres galères
pour garder l'île, ainsi que les troupes qui sont en Calabre. — Seigneur, lui demanda l'amiral, au nom de Dieu que ne peut-il pas arriver si vous passez en
Catalogne avec un si petit nombre de galères? — N'en parlons plus, dit le roi, cela sera ainsi. — Permettez-moi donc, pour l'amour de Dieu, seigneur, de
vous suivre sur ces quatre galères. —Non, dit le roi, pas une parole de plus; nous le voulons ainsi. — Seigneur, dit l'amiral, qu'il soit fait ainsi que vous le
commandez. » Que vous dirai-je? Il fit ce que le roi avait prescrit, et quand tout fut prêt le roi prit congé, sortit de Messine, et visita toute la Sicile. Il se
rendit à Palerme où on lui fit les plus grandes fêtes; il y réunit un conseil général, ainsi qu'il l'avait fait à Messine. Il leur tint les mêmes discours; et les
mêmes pleurs et gémissements et cris le suivirent depuis l'église principale, où s'était réuni le conseil, jusqu'au palais. Là comme avant, les dames et
demoiselles allèrent au-devant de lui, baisant la terre devant sa face, lui donnant mille bénédictions et lui souhaitant toute sorte de biens. Après quoi le roi
partit de Palerme et se rendit à Trapani. Il serait impossible de vous dire le nombre infini de personnes qui le suivirent, car au sortir de Messine il vint une
multitude de gens de tous les côtés qui marchaient à sa suite. Dans chaque endroit où il passait, on l'invitait à prendre tout ce dont il avait besoin, tant lui
que les gens qui l'accompagnaient, de quelque condition qu'ils fussent. Que vous dirai-je? A Trapani il assembla un autre conseil, et ce conseil fut plus
nombreux que partout ailleurs. Il dit ici ce qu'il avait dit ailleurs, et cette réunion eut le même résultat que les autres. Ce même jour, pendant que le roi était
à la tribune à haranguer le peuple, arrivèrent à Trapani les quatre galères, avec un lin armé que l'amiral avait ajouté. En Ramon Marquet et En Béranger
Mayol, dans lesquels le roi avait grande confiance, commandaient les quatre galères. Dès que les galères furent arrivées, les prud'hommes de Trapani leur
firent fournir des rafraîchissements en abondance. Ce même jour le roi, au milieu des pleurs et des cris des gens de Trapani, s'embarqua à la bonne
aventure. On ne laissa monter sur les galères que les personnes qui avaient été désignées par lui; elles étaient peu nombreuses, afin que les galères en
fussent plus légères. Le roi s'embarqua donc et mit à la voile avec la grâce de Dieu; puisse-t-il par sa merci le conduire à bon port! Nous cesserons pour un
moment de parler du seigneur roi, je saurai bien revenir à lui; qu'il aille à la bonne aventure. Il laissa toute la Sicile en bon état, tant par terre que par mer,
ainsi que tout ce qu'il avait dans la Calabre. Parlons du roi Charles.
CHAPITRE LXXVII
Comment le roi Charles alla trouver le pape et lui demanda, en présence de tout son sacré collège, de le secourir contre le roi d'Aragon, au moyen d'un
interdit, d'une croisade et des trésors de l'Eglise.
Le roi Charles, arrivé auprès du pape, le pria de faire réunir son consistoire, parce qu'il désirait lui parler ainsi qu'à tous les cardinaux. Ainsi fut-il fait
comme il l'avait requis. Le roi avait agi de cette manière, parce que c'était aussi en présence de tout le consistoire qu'il avait reçu l'ordre de la conquête, et
que tous lui avaient promis unanimement appui et secours. Lorsque le pape et le saint collège furent réunis, le roi parla ainsi: « Saint-Père, et vous autres
tous de ce consistoire, vous savez que je n'ai entrepris la conquête de la terre du roi Manfred que pour l'honneur de la sainte Église, comme je vous le
déclarai dans le temps. Alors vous promîtes, et tout votre collège fit la même promesse, de m'aider et de me secourir contre tous ceux qui voudraient, me
troubler dans ma conquête; et vous vous engageâtes à me fournir l'argent et tout ce qui pourrait m'être nécessaire. Or vous savez, Saint-Père, et vous autres
tous présents ici, que j'ai accompli tout ce que j'avais promis. Je n'ai considéré aucun péril pour moi, ni pour mes parents, ni mes amis, ni mes vassaux. Or
le roi d'Aragon, à votre grande injure, est venu nous attaquer, et il nous a enlevé la Sicile et une grande partie de la Calabre, et nous ravira tous les jours de
nouveaux pays, si Dieu et vous n'y pourvoyez. Vous devez le faire, Saint-Père, et vous autres tous seigneurs, par quatre grandes raisons: la première, parce
que vous l'avez promis; la seconde, parce que le roi d'Aragon, en agissant comme il l'a fait, s'est rendu coupable envers vous. Après la réponse si dure que
vous avez faite au noble En Guillem de Castellnou, il s'est mis en mouvement comme un homme qui, privé du soutien que vous lui refusiez, n'a plus qu'à
prendre conseil de lui-même dans toutes ses affaires; ce qu'il n'aurait certainement pas fait si vous l'eussiez secondé, ainsi qu'il vous en sollicita par des
raisons si bonnes et si justes que, je ne dirai pas seulement vous, mais tous les rois de la chrétienté eussent certainement dû le seconder; car jamais roi
n'entreprit si haute chose; et il la soutint plus longtemps que les cinq plus puissants rois chrétiens du monde n'auraient pu le faire. C'est donc pour cette
faute qu'il s'est mis en mouvement et est venu en Sicile, où les Siciliens se sont grandement humilies devant lui et l'ont demandé pour roi. Vous savez de
plus qu'il devait croire raisonnablement que ce royaume n'échapperait pas à sa femme et à ses fils. Toutefois si vous lui eussiez accordé sa demande de
secours, je suis certain qu'il n'aurait point abandonné une entreprise si bien commencée. C'est donc vous, Saint-Père, qui êtes cause de notre malheur, lequel
est d'autant plus grand que, quand nous n'aurions perdu que le comte d'Alençon, notre neveu, c'est là une telle perte que rien ne pourrait la réparer; et outre
cette mort nous avons également perdu une multitude de braves parents et de sujets dû roi de France notre neveu, et jamais sans doute nous ne pourrons les
venger. J'ajouterai pour troisième raison que, si vous ne vous opposez incontinent à lui par un interdit exprès, dirigé contre lui et contre ceux qui le
secondent, il fera tant que vous le verrez entrer dans Rome. Veuillez accorder des indulgences plénières à tous ceux qui marcheront contre lui et qui nous
seconderont, et condamnez à la confiscation complète de tout ce qu'ils possèdent ceux qui s'armeront en sa faveur. Aussitôt que votre sentence sera
proclamée, il n'est pas douteux que les rois de Castille, de Majorque, d'Angleterre, et les autres rois de la chrétienté qui pourraient être dans l'intention de
soutenir le roi d'Aragon, ne s'en abstiennent et n'osent en rien se montrer favorables à sa cause. Il y en aura même peut-être qui voudront gagner
l'indulgence; mais quand même ils n'auraient pas le désir de l'obtenir et de nous venir en aide, du moins ils ne nous nuiront en rien. Enfin, ma quatrième
demande est, qu'avec les trésors de la sainte Église de Saint-Pierre, vous fournissiez suffisamment aux frais de cette guerre et à nous, aussi bien que le roi
de France qui est grand gonfalonier de la sainte Église, et que vous l'engagiez, qu'aussitôt la publication de votre croisade contre le roi d'Aragon, il se
dispose à attaquer ses terres. Ces quatre demandes mises à exécution, nous viendrons bien à bout du roi d'Aragon, de manière à lui enlever son royaume et
l'empêcher de n’envoyer aucun secours en Sicile. »
CHAPITRE LXXVIII
Comment le Saint-Père, le pape Martin, accorda au roi Charles ce qu'il lui demandait et comment il porta une sentence d'interdit contre le seigneur roi En
Pierre et ses partisans; et comment il accorda indulgence plénière a. tous ceux qui marcheraient contre ledit roi En Pierre.
Le pape lui répondit: « Fils de la sainte Église, nous avons bien entendu tout ce que vous nous avez dit; et comme nous nous sommes engagé à vous
seconder, nous allons répondre à vos quatre demandes. Sur la première, nous dirons: qu'il est vrai que nous sommes convenu avec vous de vous porter aide
et secours de tout notre pouvoir contre tous ceux qui vous attaqueraient, et nous le ferons bien volontiers. Vous avez dit ensuite, que c'est notre faute si le
roi d'Aragon est allé en Sicile: et nous en convenons. Lorsque nous lui refusâmes sa demande, nous savions bien qu'il agissait plus par sa propre volonté
que par raison; nous reconnaissons donc cette faute, et que nous sommes tenus de vous soutenir de toutes nos forces. Quant au troisième objet de votre
demande, c'est-à-dire la croisade et l'interdit, nous vous promettons de les décréter et publier avant que vous vous éloigniez de nous. Le quatrième point,
qui consiste dans la demande de fonds, et d'appel au roi de France en sa qualité de grand gonfalonier de la sainte Église, nous le ferons de grand cœur, et
nous sommes disposés à vous fournir, ainsi qu'au roi de France, l'argent nécessaire. Ayez donc bon; courage et réconfortez-vous, car la sainte Église
accomplira entièrement vos désirs. »
Ensuite chaque cardinal prit la parole, et tous confirmèrent ce que le pape avait promis. Le roi Charles fut plein d'espoir et de contentement, leur rendit
grâces de ces bonnes réponses, et les pria de hâter l'expédition de toutes choses, parce qu'il devait se rendre en France auprès de son neveu pour l'engager à
lui fournir des secours, et de là aller avec lui; à Bordeaux. Le pape fit si bien qu'en peu de jours il avait publié sa sentence et la croisade contre le roi
d'Aragon et ses royaumes, et contre tous ceux qui lui fourniraient des secours, et accordé en même temps des indulgences plénières à tous les individus qui
s'armeraient contre ledit roi. Telle fut la sentence que prononça le pape Martin, Français de naissance.[12] On dit qu'il n'est jamais sorti de la cour de Rome
que des jugements équitables; ainsi nous devons tous le croire; car les prêtres, qui sont les administrateurs de la sainte Église, nous disent: Sententia
pastoris, justa vel injusta, timenda est. Le jugement du pasteur, juste ou injuste, doit être respecté; tout fidèle chrétien doit le croire de même; aussi en suis-
je persuadé. Or cette assistance de l'Église fut très puissante, et la plus grande que l'Église accordât jamais à aucun prince, et plus redoutable qu'il n'en fut
jamais pour tout chrétien. Ensuite le pape accorda au roi Charles et au roi de France tout l'argent dont ils purent avoir besoin. Ainsi le roi Charles prit congé
du pape et des cardinaux, et se rendit en France.
CHAPITRE LXXIX
Comment le roi Charles requit le roi de France et les douze pairs de le conseiller et aider dans ses affaires; comment le roi de France, n'osant y accéder, à
cause du serment qui le liait au roi En Pierre, fut délié dudit serment et de toutes ses promesses par le légat du pape Martin.
A la première entrevue du roi de France et du roi Charles, ils sentirent l'un et l'autre se renouveler la douleur de la mort du comte d'Alençon. Ce deuil dura
deux jours, tant pour eux que pour leurs gens. Le troisième jour, le roi Charles eut un entretien avec le roi de France, son neveu, et les douze pairs. Le
conseil étant assemblé, le roi Charles se leva et fit retentir sa plainte touchant le grand déshonneur et le grand dommage que lui avait fait le roi d'Aragon, et
il requit le roi et les douze pairs d'aide et de conseil, les priant de ne pas l'abandonner dans une aussi grande nécessité que celle où il se trouvait. Il ajouta
qu'ils n'ignoraient pas qu'il était fils de roi de France et ne faisait qu'une même chair et un même sang avec eux; que jamais la maison de France n'avait
délaissé aucun membre sorti de son tronc, et qu'ainsi dépourvu comme il était, le roi son neveu et eux tous étaient tenus de le secourir. Quant au conseil
qu'il demandait d'eux, c'était de savoir ce qu'il devait faire, relativement au combat qu'il avait provoqué dans de si pressantes nécessités, combat qui devait
avoir lieu à Bordeaux, et dont le jour était si prochain.[13] Il les priait donc sur ces deux points de l'autoriser à compter sur eux.
Il se tut. Le roi de France se leva et dit. « Oncle, nous avons bien entendu ce qui vous est advenu, ce que vous nous avez raconté, et ce que vous requérez, et
nous vous répondons: que, par plusieurs motifs, nous devons maintenant vous secourir et vous donner nos avis. C'est nous qui avons, plus que personne au
monde, une grande part au déshonneur qui vous a frappé, ainsi qu'à la perte que vous avez faite, et particulièrement par la mort de notre frère le comte
d'Alençon, qui nous a été enlevé par une mort si indigne. Toutefois, malgré toutes les raisons que nous avons de nous décider en votre faveur, comme je
viens de le dire, nous ne savons cependant à quoi nous résoudre, car nous sommes engagés par serment avec notre beau-frère, le roi d'Aragon, de le
secourir envers et contre qui que ce soit au monde, et sous quelque prétexte que ce puisse être de ne jamais marcher contre lui; et de son côté ce serment est
réciproque à mon égard; ainsi donc dans cette circonstance nous ne savons que vous dire. »
Alors un cardinal, légat du pape et chargé de tous ses pouvoirs, se leva et dit: « Seigneur roi, que cette difficulté ne vous arrête pas; je suis chargé des
pouvoirs du Saint-Père, et vous savez que tout ce que le pape lie sur la terre est lié dans les cieux, et que tout ce qu'il délie sur la terre est délié dans les
cieux; ainsi, moi, de la part de Dieu et du Saint-Père apostolique, je vous dégage de tout serment et de toute promesse que vous pouvez avoir faite à votre
beau-frère En Pierre d'Aragon; et au sortir de cette assemblée je vous en ferai une bonne charte, avec les sceaux pendants, afin que vous vous regardiez par
la suite pour délié de tout ce que vous lui avez promis. Bien plus, je vous requiers, au nom du Saint-Père, de vous disposer à attaquer ledit roi d'Aragon; et
j'accorde à vous et à tous ceux qui vous suivront l'absolution de tous péchés et pénitences, et j'excommunie tous ceux qui seront contre vous. Demain je
publierai cela dans tout Paris, et ensuite le ferai publier dans tous les pays du monde chrétien.[14] Je dois ajouter aussi, de la part du Saint-Père, qu'il vous
sera donné aide du trésor de saint Pierre, et qu'il vous sera fourni tout ce dont vous avez besoin; ainsi donnez vos secours et vos avis à votre oncle le roi
Charles, ici présent, puisque vous le pouvez faire désormais sans que rien s'y oppose. »
CHAPITRE LXXX
Comment le roi de France promit au roi Charles de l'aider de sa personne et de ses gens contre le roi d'Aragon, et résolut d'aller avec lui à Bordeaux; et de
la perfidie qu'il prépara contre le seigneur roi d'Aragon, laquelle fut confirmée par les douze pairs de France.
Le roi de France répondit alors: « Cardinal, nous avons bien entendu ce que vous avez dit de la part du Saint-Père; nous savons que c'est la vérité: c'est là
notre créance, et telle doit être celle de tout chrétien orthodoxe. Nous nous regardons donc comme dégagé de toute promesse faite à notre beau-frère le roi
d'Aragon; et puisqu'il en est ainsi, nous répondrons à l'instant sans réserve à notre oncle le roi Charles sur le secours qu'il nous demande et sur le conseil
relatif au combat qui doit avoir lieu entre lui et le roi d'Aragon. Nous vous dirons d'abord, notre oncle, que nous vous défendrons de notre personne et de
celle de nos gens contre le roi d'Aragon et les siens, tant que vie sera en nous; et nous vous le jurons et promettons sous l'autorité du cardinal qui représente
ici le Saint-Père apostolique. Et nous agissons ainsi en l'honneur de la Sainte Église et en notre propre honneur; car nous sommes tenus étroitement envers
vous, et nous avons à venger la mort de notre frère le comte d'Alençon. Ensuite nous vous conseillons de ne pas manquer, pour quoi que ce soit, de vous
rendre à Bordeaux au jour du combat. Nous irons en personne avec vous, et si bien accompagné que nous ne pensons pas que le roi d'Aragon ose s'y
présenter ce jour-là; et s'il le fait il est perdu. Le roi d'Angleterre, ni qui que ce soit au monde, ne pourrait lui être en aide. »
Le roi de France se tut, et le roi Charles prit la parole: « Seigneur et neveu, dit-il, nous vous rendons grâce, de la part de la sainte Eglise et de la nôtre, de
vos offres ainsi que des bons conseils que vous nous donnez relativement au combat. Mais nous craignons que le roi d'Aragon ne puisse dire quelque chose
contre notre bonne foi, si nous y allons ainsi accompagné; car les conventions faites entre nous deux sont écrites et enregistrées par A, B, C. »
Le roi de France répliqua: « Il ne peut rien dire contre votre bonne foi, car nous avons déjà lu les conventions arrêtées entre vous, et sur le point dont il est
question, il y est dit: que vous n'y amènerez pas au-delà des cent cavaliers qui doivent entrer au champ avec vous; et lui il prend de son côté le même
engagement. Vous n'y conduirez, vous, que les cent qui doivent entrer en lice à vos côtés, mais nous, nous y conduirons qui bon nous semblera, n'étant
engagé par aucun contrat. Il ne peut se douter de cette affaire, ainsi vous n'aurez pas violé vos engagements. —Il est certain, dit le roi Charles, que telles
sont nos conventions; faisons donc ainsi que vous le conseillez. »
Le légat se leva, rendit grâces au roi de France de la part du Saint-Père apostolique et du Sacré Collège. Il le signa et lui donna sa bénédiction; après quoi,
une grande partie des douze pairs de France, là présents, se levèrent, confirmèrent tout ce que le roi de France avait dit, et promirent de lui faire aide de tout
leur avoir et de tout leur pouvoir en faveur du roi Charles, et de suivre le roi de France à leurs frais et à leurs risques et périls, pour obtenir l'indulgence.
Quand chacun eut parlé, le roi Charles se leva et dit: « Seigneur roi, nous avons peu de temps pour nous rendre à Bordeaux; nous laisserons ici le légat qui
ne s'éloignera pas de vous, et nous irons en Provence, où nous amènerons soixante chevaliers de France que nous avons déjà choisis en notre âme, pour
entrer en lice, si le combat a lieu, en leur adjoignant quarante chevaliers de Provence; et avec ces cent chevaliers, sans plus, nous serons dans Bordeaux huit
jours avant l'époque désignée. Vous, de votre côté, vous réglerez votre voyage comme vous l'entendrez; car nous ne pouvons ni ne devons rien dire sur
votre manière de vous y rendre. »
Le roi de France répondit que c'était très bien, et qu'il pouvait aller régler ses affaires; qu'il savait, quant à lui, comment il devait se conduire. Là-dessus ils
s'embrassèrent et prirent mutuellement congé l'un de l'autre.
Je laisse ici le roi de France et le légat, qui fait chaque jour publier la croisade de tous côtés, et je vous entretiendrai du roi Charles.
[3] Corps d'armée; c'est un mot de notre vieille langue qui n'a pas d’équivalent moderne
[4] Pierre, comte d'Alençon, fils de saint Louis, avait, en 1282, accompagné Charles en Pouilles avec Robert, comte d'Artois, et les comtes de Boulogne et
de Dampmartin. Il mourut la même année dans le royaume de Naples
[5] Il milite, dit Rosario Grégorio. J'ai cru devoir laisser à cette espèce d'infanterie de suite et assez irrégulière son ancienne désignation de servents de
maynada, varlets des menées ou de la suite des chevaliers
[6] Mais Jésus lui répondit (au diable): « Il est écrit: l'homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu ».
[7] Les rois d'Angleterre possédaient alors l'Aquitaine, depuis le mariage d'Henri II, en 1152, avec Eléonore d'Aquitaine, répudiée par Louis le Jeune
[9] Le traité de 1261, entre les Génois et l'empereur des Grecs donne beaucoup de lumières sur l'état des armements maritimes à cette époque, et l'antique
traduction française jointe au texte latin fixe la nature des offices, en même temps que la solde en détermine l'importance
[11] Quand on préparait une expédition, on dressait pavillon, et on faisait appel à tous ceux qui voudraient s'enrôler et qui étaient payés par la trésorerie,
appelée en catalan laula, qui répond à l'ancien échiquier en Normandie. Le mot d'échiquier est encore conservé dans ce sens en Angleterre
[12] Simon de Brion, né à Mont Epiloix, près de Bavon, en Champagne, élu pape sous le nom de Martin IV, le 22 février 1281, à Viterbe, mort à Padoue le
28 mars 1285
Après avoir pris congé du roi de France, le roi Charles se rendit à Marseille avec les soixante chevaliers français qu'il avait choisis lui-même. Arrivé à
Marseille, il fit appeler auprès de lui Guillaume Cornut, un des hommes les plus considérés de Marseille et d'une des plus anciennes maisons; il lui ordonna
de faire sans délai préparer la solde des enrôlements, et d'armer vingt-cinq galères de gens d'une bravoure éprouvée, tous Marseillais et de la côte de
Provence, de manière qu'il n'y eût pas un seul homme d'aucune autre nation que de vrais Provençaux, et de les bien munir de comités, de nochers et de
pilotes en double armement, et qu'il songeât que chacun de ces gens fût un lion. Il le nomma capitaine et commandant en premier de cette flotte. Il lui
enjoignit de partir immédiatement, de se diriger du côté de la Sicile, de visiter le fort de Malte, et d'y rafraîchir son monde. « Après quoi, dit-il, cherchez En
Roger de Loria, qui n'a pas plus de dix-huit galères, car le roi d'Aragon n'en a fait armer que vingt-deux, et sur ce nombre il en a emmené quatre avec lui en
Catalogne; il ne peut donc lui en rester que dix-huit au plus; et si nous pouvons les enlever, la mer est à nous; car tout ce que le roi d'Aragon a de bons
marins se trouve sur ces dix-huit galères. Il faut qu'elles ne vous échappent point. Ne paraissez donc plus devant nous jusqu'à ce que vous les ayez tous pris
ou tués. »
Guillaume Cornut se leva, alla baiser les pieds du roi, et lui dit: « Seigneur, je vous rends grâces de l'honneur que vous me faites, et je vous promets de ne
plus paraître à Marseille, ou devant vous, jusqu'à ce que je vous amène morts ou prisonniers En Roger de Loria avec tous ceux qui composent cette flotte.
— Eh bien donc, dit le roi, songez à vous arranger de manière à être parti avant huit jours, sous peine de perdre notre affection. — Il sera fait comme vous
le commandez » dit Guillaume Cornut.
Alors il s'occupa de faire armer les vingt-cinq galères, et de remplir en tout les volontés du roi. Je vais vous parler de lui jusqu'à ce qu'il ait accompli son
bon voyage: puissent les Maures faire de tels voyages! Je cesse de parler du roi Charles, et saurai bien y revenir en temps opportun.
Ledit Guillaume Cornut arma en effet les vingt-cinq galères, et ce furent, sans nul doute, les mieux armées qui sortirent jamais de la Provence. Il y plaça
bien soixante hommes de sa famille et de bons et notables gens de Marseille, et prit la voie de Naples. Pendant sa course de Naples il rafraîchit ses
équipages. Ensuite il prit la voie de Trapani avec vingt-deux galères, et trois furent envoyées par l'embouchure du Phare pour prendre langue. Il choisit pour
cela les trois mieux montées en rameurs, et leur donna rendez-vous au château de Malte, où elles devaient le trouver; il leur prescrivit de s'y rendre sans
retard, et les premiers arrivés y attendraient les autres.
CHAPITRE LXXXII
Comment l'amiral En Roger de Loria, après avoir couru les côtes de Calabre et s'être rendu maître de villes et villages, s'empara des trois galères que
l'amiral marseillais avait envoyées pour s'informer d'En Roger de Loria; et comment ledit En Roger alla lui-même à la recherche des Marseillais.
Je vais cesser un instant de vous parler d'eux pour revenir à En Roger de Loria, qui avait armé les vingt-cinq galères, ainsi que le roi d'Aragon le lui avait
ordonné. Sur ces vingt-cinq il en avait envoyé quatre et un lin à Trapani, au roi d'Aragon, comme vous l'avez vu. Il lui restait donc vingt une galères
armées, et de plus deux lins, toutes bien montées de Catalans et de Latins. Après qu'elles furent ainsi disposées, et qu'il eut envoyé les quatre au roi, à
Trapani, et que le roi fut parti, lui, avec ses vingt une galères et les deux lins, parcourut toutes les côtes de la Calabre jusqu'à Castella, près du golfe de
Tarente. Il prit terre en beaucoup de lieux sur son chemin, et s'empara de plusieurs villes et bourgs et dudit lieu de Castella qu'il fortifia. Dans cette course
ils firent un grand butin, et ils auraient pu faire bien du mal s'ils l'eussent voulu. Mais les Calabrais venaient dire à l'amiral: « Veuillez ne pas nous causer
de dommage, car vous pouvez être assuré que notre intention est, si, par la grâce de Dieu, le saint roi d'Aragon sort vainqueur du combat qu'il a à soutenir
contre le roi Charles, de devenir tous les siens. Ne nous faites donc pas le mal que vous pourriez nous faire. »
L'amiral, voyant qu'ils ne voulaient et disaient que tout bien, s'arrangea pour leur faire aussi peu de mal qu'il lui était possible. Et, en vérité, les gens de ce
pays étaient alors si stupides en fait d'armes, que si cent almogavares eussent rencontré mille de ces pauvres gens, ils les eussent pris tous mille, car ils ne
savaient de quel côté se tourner; et au contraire, les almogavares et varlets de suite qui suivaient l'amiral étaient si adroits, que, dans l'espace d'une seule
nuit, ils entraient dans l'intérieur du pays, à quatre-vingt ou cent milles de distance, et ramenaient vers la mer tout ce qu'il leur plaisait d'enlever; de sorte
qu'ils firent un gain immense. Et si l'on prenait la peine de le compter, la liste en serait si longue qu'on s'ennuierait à l'entendre. Je passe donc sur les
sommes; car, en vérité, dans cette seule sortie que fît l'amiral avec les vingt une galères et les deux lins, vous pouvez compter qu'ils firent plus de trente
courses dans lesquelles ils rencontrèrent des corps de cavalerie et d'infanterie qu'ils mirent tous en déroute. On en pourrait faire un gros livre; mais il suffit
que je vous dise le nombre des courses. Enfin l'amiral, après avoir couru toute la Calabre, fait de beaux faits d'armes et ramassé un grand butin, s'en
retourna à Messine. Etant au cap dell'Armi, à l'entrée de l'embouchure du Phare, du côté du levant, à la pointe du jour, il rencontra les trois galères de
Provençaux que Guillaume Cornut, l'amiral de Marseille, avait envoyées pour prendre langue. Les deux lins armés qui précédaient En Roger de Loria,
aperçurent ces galères qui s'étaient mises en station pour passer la nuit, et attendaient pour avoir des renseignements. Aussitôt que les deux lins armés les
eurent découverts, ils s'en revinrent à rames sourdes vers l'amiral, et lui en firent part. Celui-ci échelonna ses galères, et arma les trois galères, de manière à
ce qu'elles ne pussent lui échapper; ensuite il se porta lui-même de sa personne en avant pour les aborder avec trois de ses galères. Mais celles-ci, se fiant
plus en leurs rames qu'à Dieu et en leurs armes, ramèrent pour prendre la fuite. L'amiral fondit sur elles. Que vous dirai-je? En tournant, elles aperçurent
d'autres galères ennemies qui venaient à elles; elles furent bientôt vaincues et prises, et voilà comment elles obtinrent les renseignements qu'elles
cherchaient, car elles purent bien dire qu'elles savaient d'une manière certaine où était En Roger de Loria. Dès qu'il fut jour, l'amiral qui les avait prises
voulut savoir toute leur affaire, et il le sut sans que rien pût lui en être caché. Il s'en alla aussitôt à Messine, amenant les trois galères, poupe en avant et
pavillons traînants. Ce même jour il fit mettre à terre tout ce qui se trouvait sur ses galères, ainsi que les blessés et malades qu'il pouvait avoir, et se
rafraîchit de nouvelles troupes. Le lendemain, il partit de Messine avec ses vingt une galères et les deux lins, et prit la voie de Malte. Que vous dirai-je? Il
arriva le même jour à Syracuse, et tâcha de se procurer des nouvelles sur les galères provençales. Une barque venue de l'île de Gozzo, près de Malte, lui dit
qu'elles étaient à Malte. L'amiral sortit de Syracuse et alla jusqu'au cap Pessaro dans la journée, et s'y arrêta pour passer la nuit. Dès la naissance du jour il
partit côtoyant le rivage et alla jusqu'au cap de Ras-Altara. Il tint cette voie pour que, si les galères des Provençaux avaient quitté Malte, il pût ne les perdre
jamais de vue, bien qu'il sût que les trois galères qu'il avait prises devaient les attendre là; mais il ne voulait pour rien au monde qu'elles pussent lui
échapper.
Quand il fut arrivé à la fontaine de Scicli, il débarqua tout son monde; et le fort, ainsi que les potagers arrosés des environs de Scicli, lui fournirent des
rafraîchissements en abondance. Chacun se remit, se délassa, et mit ses armes en état. Les arbalétriers préparèrent les cordes de leurs arbalètes; enfin, on fit
tout ce qui était nécessaire. Dans cette soirée, ils eurent des viandes, du pain, du vin et des fruits en grande abondance; car ce pays de Scicli est un des plus
agréables et des plus fertiles de la Sicile. Ils s'approvisionnèrent d'eau, qui y est très bonne et très salubre; enfin ils se tinrent tous bien disposés et en ordre
de bataille.
Quand tous eurent soupe et fait leurs provisions d'eau, l'amiral les harangua et leur dit de belles paroles appropriées à la circonstance. Il leur dit entre autres
choses: « Barons, avant le jour vous serez au port de Malte, où vous trouverez vingt-deux galères et deux lins provençaux armés. C'est la fleur de la
Provence et l'orgueil des Marseillais. Il faut donc que chacun de nous ait courage sur courage et cœur sur cœur, et que nous fassions en sorte d'abaisser à
jamais l'orgueil des Marseillais, qui de tout temps ont, plus que tout autres, dédaigné les Catalans; il faut que de cette bataille vienne grand honneur et grand
profit au roi d'Aragon, ainsi qu'à la Catalogne. Une fois ces gens-là vaincus, la mer est à nous. Or donc, que chacun songe à bien faire. » Ils répondirent à
l'amiral: « Marchons, et certainement ils sont à nous. Voilà venu ce que nous avions si longtemps désiré, une occasion de nous battre avec eux. » Et tous
commencèrent à élever ensemble le cri de: « Aur! Aur!
CHAPITRE LXXXIII
Comment l'amiral En Roger de Loria vint au port de Malte, et reconnut la flotte marseillaise; et comment il se montra présomptueux dans l'ordonnance de
la première bataille qu'il livrait.
Ils s'embarquèrent et emmenèrent une barque de huit rames qu'ils trouvèrent à Scicli, afin de pouvoir secrètement examiner le port; et quand ils furent tous
embarqués, ils se mirent en mer avec le vent qui s'élevait de terre; et avant l'heure de matines, ils furent rendus devant le port. Aussitôt, les deux lins armés
s'avancèrent à rames sourdes pour épier l'intérieur du port; et devant les lins, à environ un trait d'arbalète, s'avançait la barque à huit rames. Les Provençaux
de leur côté avaient placé aux deux pointes qui sont à l'entrée du port deux lins en vedette. La barque avec ses rames sourdes passa si secrètement au milieu
de l'ouverture du port qu'elle arriva devant le fort sans être aperçue; elle vit les galères qui étaient là en station, les voiles larguées; elle les compta toutes et
en trouva vingt-deux, plus deux lins qu'elle découvrit, chacun en vedette à une des pointes du port, avec leurs voiles larguées. Elle sortit ensuite du port et
trouva lus deux lins de l'amiral En Roger qui étaient en station, tirant des bordées au milieu de l'ouverture du port. Elle se rendit aussitôt auprès de l'amiral,
à qui ils racontèrent ce qu’ils en avaient vu.
L'amiral fit à l'instant disposer son monde et placer les galères en ordre de bataille. A peine fut-on préparé que le jour parut. Ils crièrent tous à l'amiral: «
Ferons sur eux, ils sont à nous! » Mais l'amiral fit alors une chose qui doit lui être comptée plutôt comme un accès de folie que comme un acte de raison. Il
dit: « A Dieu ne plaise que je les attaque, tout endormis qu'ils sont; mais que les trompettes et les nacaires se fassent entendre pour les éveiller, et je les
attendrai jusqu'à ce qu'ils soient préparés au combat; car je ne voudrais pas que personne pût dire que, si je les ai vaincus, c'est parce qu'ils étaient
endormis. » Tous s'écrièrent alors; « L'amiral a bien parlé! »
L'amiral se conduisit ainsi, parce que c'était le premier combat qu'il livrait depuis qu'il avait été créé amiral, et il voulait par là prouver son courage et la
valeur des hommes qu'il commandait. Il fit donc sonner les nacaires et les trompettes, et toutes ses galères entrèrent dans le port en prenant par la gauche et
amarrées les unes aux autres. Les Provençaux s'éveillèrent à leur male heure, et l'amiral En Roger, levant la rame, dit: « Attendez, attendez qu'ils soient tous
prêts à combattre. » Il descendit du fort environ cent hommes de haut parage, entre Provençaux et Français, qui entrèrent dans les galères; si bien qu'ils en
furent beaucoup plus forts qu'avant, comme il le parut bien par la bataille.
Lorsque Guillaume Cornut, l'amiral marseillais, vit la présomption de l'amiral En Roger de Loria, qui aurait pu les tuer tous et les prendre sans coup férir, il
s'écria d'une voix si haute que tous l'entendirent: « Qu'est-ce ceci, grand Dieu! Quelle race est-ce là? Ce ne sont pas des hommes, mais des diables qui ne
demandent qu'à se battre, car ils pouvaient nous avoir tous sans aucun risque pour eux, et ils ne l'ont pas voulu. » Il ajouta: « Allons, seigneurs, tenez ferme
contre ces gens que vous avez à combattre C'est aujourd'hui que paraîtra ce que vous savez faire. Voilà le moment qui va décider à jamais de l'audace des
Catalans, de la gloire des Provençaux, ou de la honte de nous tous, tant que le monde existera. Que chacun pense à bien faire, car voilà que nous avons
trouvé ce que nous allions chercher en partant de Marseille; et il n'a pas même fallu chercher ces gens, puisqu'ils sont venus vers nous. Maintenant, que
l'affaire aille donc comme elle pourra, il n'y a plus un moment à perdre. »
Il fit alors sonner les trompettes et déployer les grandes voiles; et bien appareillé et en bon ordre de bataille il marcha avec ses galères contre celles d'En
Roger de Loria, qui fondirent également sur les siennes. Elles allèrent férir si vigoureusement l'une contre l'autre au milieu du port, que toutes les proues
furent brisées, et la bataille fut terrible et sanglante. Que vous dirai-je? Contre le jeu que faisaient les lances des Catalans, contre la force avec laquelle
étaient jetés leurs traits il n'y avait aucune défense possible; car il y eut des dards qui perçaient l'homme, la cuirasse et toutes les autres défenses, et des
coups de lance qui traversaient l'homme et passaient de l'autre côté du pont de la galère. Quant aux arbalétriers il n'est besoin de vous en parler, car c'était
des arbalétriers d'enrôlement d'élite, et si bien dressés qu'ils ne lançaient pas de trait qui ne tuât son homme ou ne le mît hors de combat, car c'est dans ces
combats en bataille rangée qu'ils font surtout merveille. Aussi tout amiral de Catalogne ferait-il acte de folie, quand il veut avoir des rameurs
surnuméraires[1] à bord de ses galères, d'en prendre plus à bord que vingt galères sur cent, pour que celles-ci aillent plus rapidement à la découverte, tandis
que les arbalétriers d'enrôlement se tiennent réunis, dressés et bien ordonnés, et qu'ainsi rien ne peut tenir devant eux.
Que vous dirai-je? La bataille commença au soleil naissant et dura jusqu'au soleil couchant, et elle fut la plus terrible qu'on ait jamais vue. Quoique les
Marseillais eussent l'avantage d'une galère et eussent été renforcés de cent hommes du pays, qui étaient descendus du fort de Malte, ils furent à la fin
obligés de céder. Lorsque le soir fut arrivé, les Provençaux avaient perdu trois mille cinq cents hommes; il n'en restait donc que bien peu sur les ponts.
Quand les Catalans virent que ceux-ci se défendaient si vivement, ils crièrent fortement et à haute voix: « Aragon! Aragon! À l'abordage! À l'abordage! »
Tous reprirent une nouvelle vigueur, se jetèrent à l'abordage sur les galères marseillaises et tuèrent tout ce qui se trouva sur les ponts. Que vous dirai-je?
parmi les blessés ou autres qu'ils précipitèrent en bas il n'en échappa pas plus de cinq cents vivants, et encore une grande partie de ceux-là moururent-ils
des suites de leurs blessures. L'amiral Guillaume Cornut, tous ses parents et amis qui se trouvaient auprès de lui, ainsi que les gens de haut parage et
d'honneur, furent tous mis en pièces.
On s'empara des vingt-deux galères et de l'un des lins armés; l'autre prit la fuite et gagna la haute mer; et comme il était mieux en rames que ceux de
l'amiral En Roger, il alla à Naples et de là à Marseille, où il raconta le malheureux succès de leur expédition. Le roi Charles, en apprenant ce désastre, en
fut très mécontent et dolent, et tint son affaire pour perdue.
Lorsque l'amiral En Roger se fut rendu maître des vingt-deux galères et du lin, il fit voile vers la pointe du port du côté du ponant, et fit débarquer son
monde. Chacun reconnut son compagnon, et on trouva que la perte totale avait été de trois cents hommes tués, et d'environ deux cents blessés, dont la
plupart guérirent. L'amiral déclara: que tout ce que chacun avait gagné lui appartenait franchement et quittement, qu'il leur abandonnait tous les droits que
le roi et lui pouvaient y avoir, et qu'il lui suffisait pour le seigneur roi et pour lui de réserver les galères et les prisonniers. Tous s'empressèrent de lui en
rendre grâce. Cette nuit ils songèrent à se bien traiter; le lendemain ils en firent autant, et aussitôt ils expédièrent la barque armée à Syracuse, pour faire
connaître la victoire que Dieu leur avait accordée. L'amiral ordonna par sa lettre aux officiers qui y résidaient pour le seigneur roi, d'envoyer aussitôt de
nombreux courriers à Messine et dans toute la Sicile, pour répandre cette bonne nouvelle. Cela fut ainsi exécuté. Que Dieu nous donne une joie pareille à
celle qu'on éprouva dans toute la Sicile!
L'amiral fit aussi préparer le lin armé qu'il avait enlevé aux Provençaux, et l'expédia au seigneur roi et à madame la reine en Catalogne. Ce lin passa à
Majorque, et de là se rendit à Barcelone, d'où on expédia un courrier au seigneur roi, à madame la reine, aux infants et dans tout le pays du seigneur roi
d'Aragon; il est inutile de vous dire la joie qu'en ressentirent le seigneur roi et madame la reine. En même temps le lin provençal se rendait à Marseille, et il
y raconta ce qui était advenu. Le deuil en fut si profond dans tout le pays, qu'il dure encore et durera au-delà de cent ans. Mais laissons cela et revenons à
l'amiral En Roger de Loria.
CHAPITRE LXXXIV
Comment l'amiral En Roger de Loria s'empara de Malte et de Gozzo; et de la grande fraternité qui dès lors s'établit entre les Catalans et les Siciliens.
L'amiral ayant fait reposer ses troupes pendant deux jours, s'en alla bannières déployées jusqu'à la ville de Malte et se disposait à l'attaquer, mais les
principaux citoyens vinrent le prier, au nom de Dieu, de ne leur causer aucun dommage, en ajoutant que la ville se mettrait sous la sauvegarde et protection
du roi, et qu'ils se rendraient à lui pour faire et dire tout ce qu'il commanderait. L'amiral entra dans la ville avec son monde, reçut l'hommage de la cité et de
toute l'île, et leur laissa deux cents Catalans pour les défendre contre la garnison du fort. Un bien plus petit nombre encore aurait suffi, car cette garnison
avait perdu dans la bataille la majeure partie des siens, et surtout des plus braves. Il vint ensuite, bannière déployée, assiéger le fort; mais voyant qu'il ne
pouvait rien faire sans trébuchets, il leva le siège avec le dessein d'y revenir promptement, et d'y tenir un tel siège qu'il ne le quitterait plus jusqu'à ce qu'il
s'en fût rendu maître. Les bonnes gens de la ville de Malte donnèrent mille onces de joyaux en présent à l'amiral: ainsi il fut content d'eux et eux de lui. Ils
fournirent aussi tant de rafraîchissements à la flotte qu'ils leur suffirent jusqu'à ce qu'ils fuient arrivés à Messine. Tous ces arrangements terminés, l'amiral
marcha sur l'île de Gozzo, attaqua la ville, s'empara des faubourgs, et au moment où, après être maître des faubourgs, il se préparait à forcer la ville, elle se
rendit au seigneur roi. En Roger y entra et reçut leur serment et hommage pour le roi, et laissa, pour garder à la fois la ville et le château, cent Catalans.
Après qu'il eut mis ordre à tout, tant dans la ville que dans l'île de Gozzo, les habitants de Gozzo lui donnèrent cinq cents onces de joyaux, et fournirent aux
galères de grands rafraîchissements. L'amiral se retira satisfait d'eux, et eux furent également satisfaits de lui. Il suivit ensuite la voie de Sicile et prit terre à
Syracuse; là on lui fit de grands honneurs et on lui donna de brillantes fêtes, et on lui fournit de grands approvisionnements. Puis il alla à Jaci et à
Taormina. Partout il fut fêté et tellement pourvu de provisions fraîches qu'ils ne savaient plus où les placer. Et en chaque lieu où il arrivait, il faisait tirer les
galères qu'il avait prises, la poupe en avant et les pavillons traînants dans la mer, et c'est ainsi qu'ils entrèrent à Messine. Ne me demandez pas la fête ni les
illuminations qui eurent lieu; la joie y fut telle qu'elle dure encore et durera à jamais. C'est alors que les Siciliens se regardèrent comme sauves et en toute
sûreté, ce qu'ils n'avaient point pensé jusqu'à ce moment. Alors ils connurent bien la valeur de l'amiral et des Catalans, qu'ils n'avaient encore pu juger, et
les prisèrent et les redoutèrent. Dès lors il se forma dans Messine des unions de mariage entre les Siciliens et les Catalans, et ils furent, sont et seront à
jamais entre eux comme frères. Que Dieu maudisse ceux qui voudraient jamais troubler cette fraternité et affection qui est si heureuse pour tous deux.
Jamais deux nations ne se convinrent aussi bien que celles-ci. Je laisse là notre amiral, pour revenir au roi d'Aragon.
CHAPITRE LXXXV
Comment le roi d'Aragon partit de Trapani pour se rendre au combat de Bordeaux, en côtoyant la Barbarie; et comment il s'aboucha avec les sens d'Alcoyll,
qui lui assurèrent que, lors de son expédition avec sa floue, les Sarrasins avaient perdu plus de quarante mille soldats.
Lorsque le seigneur roi d'Aragon fut parti de Trapani avec les quatre galères et le lin armé, il fit dire à En Roger Marquet et à En Béranger Mayol, de
prendre la route de la Goletta, parce qu'il voulait côtoyer la Barbarie et aller à la ville d'Alcoyll, pour voir si les habitants y étaient revenus, et ce qu'on y
faisait ou disait. Cela fut ainsi exécuté. Etant à la Goletta, le roi, suivi d'un bon nombre de personnes, alla à la chasse aux bouquetins, qui y sont très
sauvages; il était un des meilleurs chasseurs du monde pour toute bête sauvagine et il avait toujours aimé la chasse de montagne. Ils furent si heureux dans
cette chasse aux bouquetins, qu'ils approvisionnèrent abondamment les galères, et c'est la meilleure et plus grasse chair du monde; et ils en tuèrent autant
qu'il leur sembla bon.
Après s'être rafraîchis un jour à la Goletta ils s'en vinrent, côtoyant la Barbarie, jusque devant la ville d'Alcoyll. Tous les habitants qui y étaient revenus,
ainsi que mille hommes qui y étaient restés pour la garder, prirent les armes et vinrent sur le rivage. Les galères étaient en panne, les enseignes déployées.
Le seigneur roi monta de sa personne sur le lin armé, et dit: « Approchons de terre, et portez les écus en avant, car je veux parler à ces gens. — Ah!
Seigneur, lui dirent En Roger Marquet et En Béranger Mayol, que voulez-vous faire? Envoyez-y l'un de nous, ou un chevalier qui saura, aussi bien que
vous-même, recueillir les nouvelles que vous désirez savoir. — Non, dit le roi, cela ne nous semblerait pas aussi bon, si nous ne les entendions pas nous-
même. »
Aussitôt le vaisseau fit mouvoir ses rames, et lorsque le seigneur roi fut à la portée du trait, il envoya à terre un gabier qui parlait fort bien le sarrasin, pour
leur dire de laisser sauf-conduit au lin, parce qu'il désirait leur parler; qu'ils ne tirassent pas sur lui, et que le lin ferait de même avec eux. « Si l'on te
demande, ajouta-t-il, de qui sont les galères, tu répondras qu'elles appartiennent au roi d'Aragon, et qu'elles vont en message en Catalogne; si on t'en
demande davantage, tu répondras, que ce chevalier qui va sur lu vaisseau de la part des envoyés satisfera à leurs demandes. »
Le gabier alla à terre et fit ce que le roi lui avait ordonné. Les Maures lui donnèrent la garantie qu'il désirait, et ils envoyèrent avec lui un des leurs, qui
parlait très bien, et qui partit avec le gabier, monta avec lui jusque sur le lin et apporta le sauf-conduit. Le sauf-conduit reçu, le lin s'approcha du rivage, et
quatre cavaliers Sarrasins entrèrent à cheval dans la mer, vinrent jusqu'à la poupe du lin, et montèrent à bord. Le seigneur roi les fit asseoir devant lui, leur
fit donner à manger, et leur demanda des nouvelles de ce qu'avaient fait et dit les Maures, après le départ du roi. Ils répondirent: que pendant les deux
premiers jours qui suivirent le départ du roi nul n'avait osé s'approcher de la ville, parce qu'ils avaient cru que les voiles qui paraissaient en mer étaient une
flotte qui venait en aide au roi d'Aragon. « Dites-moi maintenant, leur de manda le seigneur roi, après le jour de la bataille, se trouva-t-il un grand nombre
de morts? — Certainement, dirent-ils; et il est sûr que nous avons bien perdu plus de quarante mille hommes d'armes. — Comment cela se peut-il? reprit le
seigneur roi; nous qui étions avec le seigneur roi d'Aragon, nous n'avons pas cru qu'il y eût plus de dix mille morts. — Bien certainement, dirent-ils, il y en
eut plus de quarante mille; et nous vous dirons que la presse était si grande à fuir, que nos gens s'écrasaient les uns les autres; et si, par malheur, le roi eût
franchi cette montagne, nous étions tous morts, et il n'en eût pas échappé un seul. — Mais comment le seigneur roi eût-il franchi la montagne, tandis que
vous aviez disposé de la cavalerie pour fondre sur la ville et sur le camp, dans le cas où il l'aurait fait — Rien de cela, dirent-ils; nous étions trop abattus, et
entre nous jamais il n'y aurait eu assez d'accord pour espérer d'obtenir la victoire. Nous vous répétons donc, que si, pour notre malheur, le roi eût été au-
delà de la montagne, nous étions tous perdus, et le pays conquis; car il n'eût rencontré aucune résistance, et se fût emparé de Bona, de Constantine, de
Giger, de Bugia et puis d'une grande partie des villes de la côte. »
Sur cela le roi leva les yeux au ciel et dit: « Seigneur Dieu le père, ne pardonnez point cette faute à celui qui en a été coupable; tirez-en vengeance, et
puissé-je en être bientôt le témoin. »
« Maintenant dites-moi, ajouta le roi, ces peuples veulent-ils beaucoup de mal au roi d'Aragon? — Du mal, répliquèrent-ils? À Dieu ne plaise; ils lui
veulent au contraire plus de bien qu'à prince qui soit au monde, chrétien ou maure; et de bonne foi, nous vous assurons que, s'il fût resté ici jusqu'à ce jour,
ses grandes qualités sont si connues parmi nous que plus de cinquante mille personnes, hommes, femmes ou enfants, auraient reçu le baptême et se seraient
donnés à lui. Nous vous attestons hardiment, sur notre foi et sur celle du roi Mira-Bosécri, que tous marchands et mariniers et toute autre personne
appartenant au roi d'Aragon peuvent venir en toute assurance à Alcoyll et dans tout le pays du roi Mira-Bosécri; nous vous l'assurons par la foi que Dieu a
mise en nous. Vous pouvez nous en croire; car nous quatre, ici présents, nous sommes chefs et seigneurs de ces gens et de ce lieu et de Giger, et proches
parents du roi Mira-Bosécri, et nous vous attestons que c'est la pure vérité. —Puisque vous êtes, dit le roi, des hommes si distingués, comment avez-vous
pu vous confier ainsi à nous? — Nous n'avons pu croire que des gens du roi d'Aragon fussent capables de trahison, car cela ne s'est jamais vu; aussi vous
êtes les seuls au monde auxquels nous eussions voulu nous confier, car Dieu a doué les rois d'Aragon et leurs gens d'une telle vertu qu'ils gardent leur foi
aux amis et aux ennemis. Mais à présent que nous avons satisfait à vos demandes, veuillez nous dire où est le roi d'Aragon, ce qui s'est passé, et ce qu'il a
fait depuis qu'il s'est éloigné de ces lieux? »
Alors le seigneur roi leur raconta ce qui lui était arrivé depuis son départ d'Alcoyll. Ils en furent émerveillés et dirent: « C'est assurément le plus parfait
chevalier qui soit au monde, ainsi que le plus brave, et s'il vit longtemps, il soumettra le monde entier. »
Ils furent donc très satisfaits de tout ce qu'ils venaient d'apprendre, prirent congé du seigneur roi, et le prièrent d'attendre jusqu'à ce qu'on lui eût envoyé des
rafraîchissements, disant, qu'en l'honneur du seigneur roi d'Aragon, ils remettraient des approvisionnements aux galères présentes ainsi qu'à toutes celles
des siennes qui pourraient passer, et voudraient bien s'arrêter.
Le seigneur roi les remercia beaucoup, leur fit remettre des présents dans les galères où ils s'embarquèrent, et les fit conduire à terre. A peine étaient-ils
débarqués, qu'on envoya sur des barques à nos galères dix bœufs, vingt moutons, tout le pain qui se trouva cuit, du miel, du beurre, et beaucoup de poisson;
quant au vin, ils n'en avaient point. Le roi leur fit présent de deux tonneaux de vin de Mena, l'un de vin blanc et l'autre de vin rouge, qu'ils prisèrent plus
que si on leur eût donné de magnifiques chevaux.
CHAPITRE LXXXVI
Comment, après avoir demeuré un jour à Alcoyll, le roi prit le chemin de Cabrera et Ibiza: comment il aborda au Grao de Renier au royaume de Valence; et
comment il envoya des lettres aux cent chevaliers qui devaient se trouver au combat avec lui.
Après être resté un jour à Alcoyll pour faire rafraîchir son monde, le roi se mit en mer à la nuit à la faveur du vent de terre. Il eut beau temps, et prit la voie
de Cabrera, où il fit de l'eau. Il se dirigea ensuite par Ibiza, aborda au Grao de Renier et débarqua. L'allégresse et la joie se répandirent aussitôt dans Renier,
et de Renier on expédia sur-le-champ des courriers à Sajoncosa, où se trouvaient madame la reine et les infants, et ensuite par tout le pays. A mesure qu'on
recevait la nouvelle de l'arrivée du roi, on faisait partout des processions et des illuminations, et on rendait grâce à Dieu qui ramenait sain et sauf ce bon
seigneur.
Arrivé à Renier, il vint au Grao, où il séjourna pendant deux jours, et se rendit ensuite à la cité de Valence. N'allez pas me demander les fêtes qu'on lui fit,
car je puis vous assurer que, de toutes celles qui avaient eu lieu jusqu'alors, aucune n'avait ressemblé en rien à celles-là. Que vous dirai-je? Pendant que tout
le monde était à se réjouir, le roi songeait à ses affaires, et en particulier à l'affaire de la bataille. Il ne perdit pas une heure, pas une minute. Il fit aussitôt
faire des lettres pour tous ceux qui devaient se trouver au combat avec lui, et dont il avait dressé la liste; car tandis qu'il était en mer, il y avait pensé et avait
pris leurs noms par écrit. Il remit cette liste à ses secrétaires, afin qu'ils fissent savoir à chacun, de sa part, qu'ils devaient être arrivés tel jour à Jaca, tout
prêts à entrer en lice; et tout fut exécuté selon ses ordres. Les courriers allèrent de tous côtés. Il avait choisi cent cinquante combattants, au lieu de cent dont
il avait besoin, afin que, lorsqu'ils seraient arrivés à Jaca, s'il s'en trouvait quelqu'un de malade, il pût toujours réunir les cent, avec lesquels il irait à
Bordeaux.
Chacun se prépara de son mieux, comme s'il devait se trouver au combat; car aucun ne se doutait qu'il fût porté d'autres lettres que pour cent d'entre eux.
Nul homme n'en savait rien que le seigneur roi lui-même et deux secrétaires qui avaient écrit les lettres de leur propre main, et auxquels le seigneur roi
avait recommandé, et sous peine de la vie, qu'on tînt cette disposition dans le plus grand secret, et qu'aucun homme ne sût qu'il y avait plus de cent
personnes mandées. Et ce fut un grand trait de sagesse de la part du roi; car si ceux qui étaient appelés eussent cru qu'il y en avait plus que le nombre,
chacun aurait été en doute de savoir s'il ne serait pas rejeté par le roi; et dès lors ils ne se fussent pas préparés avec autant de zèle et d'aussi bon cœur qu'ils
le firent, chacun étant bien convaincu qu'il était certainement un des cent.
CHAPITRE LXXXVII
Comment le roi En Pierre envoya le noble En Gilbert de Cruylles au roi d'Angleterre pour s'assurer s'il lui garantirait le champ; et comment il apprit du
sénéchal de Bordeaux, que le roi de France venait avec douze mille hommes pour le mettre à mort.
Après le départ de toutes ces lettres, le roi choisit des messagers parmi les hommes les plus distingués du pays, afin de les envoyer à Bordeaux, et entre
autres le noble En Gilbert de Cruylles, et le chargea d'aller demander au roi d'Angleterre s'il lui garantirait le champ, et s'il n'aurait rien à craindre à
Bordeaux d'aucunes autres gens. Le noble En Gilbert prit donc congé du seigneur roi, se rendit à Bordeaux, et quelques mots du seigneur roi lui suffirent
pour le mettre au fait; car: qui envoie sage messager, peu de paroles suffisent; et le noble En Gilbert était un des plus sages chevaliers de toute la Catalogne
II est certain que, lorsque le combat des deux rois fut stipulé, ils convinrent entre eux deux: qu'ils enverraient en même temps, chacun de son côté, des
messages au roi Edouard d'Angleterre, l'un des plus preux seigneurs du monde, pour le prier de présider au combat, et que le champ fût à Bordeaux. Sur
leurs pressantes prières, le roi d'Angleterre accepta et consentit à garder et à assurer le champ à Bordeaux. Ainsi le fit-il dire à chacun de ces rois, par le
retour de leurs propres envoyés, ajoutant, qu'il se trouverait en personne à Bordeaux. Le roi d'Aragon s'imaginait donc que le roi d'Angleterre était à
Bordeaux, et voilà pourquoi il lui envoyait en toute assurance le noble En Gilbert de Cruylles. En Gilbert, qui comptait aussi l'y trouver, ne le rencontra
point, et se présenta devant son sénéchal, homme noble et vrai, et lui fit son message, tout comme il l'aurait fait au roi d'Angleterre. « Il est vrai, seigneur
En Gilbert, lui répondit celui-ci, que monseigneur le roi d'Angleterre a assuré le champ de bataille et a promis de s'y rendre en personne; mais ayant appris
que le roi de France venait à Bordeaux et y amenait douze mille cavaliers armés, et que le roi Charles y arriverait le même jour, le roi d'Angleterre a bien
vu qu'il ne pourrait point garantir la sûreté du champ, et il n'a plus voulu s'y trouver. Il m'a donc chargé de faire dire au roi d'Aragon que, aussi cher qu'il a
son honneur et sa vie, il ne vienne point à Bordeaux, parce qu'il sait d'une manière certaine que le roi de France vient à Bordeaux dans l'intention de mettre
à mort le roi d'Aragon et tous ceux qui l'accompagneront; si bien qu'aujourd'hui même je voulais envoyer un messager au seigneur roi d'Aragon pour lui en
faire part; mais puisque vous êtes venu, je vous le dis, afin que vous en donniez connaissance au roi par un message, et que vous restiez vous-même ici,
pour vous assurer par vos propres yeux de la vérité de ce que je vous dis, et pour que vous puissiez, jour par jour, lui faire savoir ce dont vous serez
témoin. »
Le noble En Gilbert, en homme habile qu'il était, sonda de plusieurs manières le sénéchal pour savoir ce qu'il avait dans l'âme. Il le trouva toujours bien
porté en faveur du roi d'Aragon; et plus il l'éprouvait, plus il le trouvait ferme dans sa façon de penser. Quand il se fut bien assuré de la loyauté du sénéchal
et de sa bonne affection pour le roi d'Aragon, il fit connaître au seigneur roi, par plusieurs courriers, expédiés par différentes routes, ce que lui avait déclaré
le sénéchal.
Les courriers étaient au nombre de quatre, et tous quatre arrivèrent le même jour à Jaca, où ils trouvèrent le seigneur roi d'Aragon, qui s'y était rendu
rapidement, car de deux journées il en avait fait une; et ne pensez pas qu'il s'arrêtât nulle part, pour fête ou réjouissance qu'on lui fit.
Lorsqu'il eut entendu ce que le noble En Gilbert lui faisait dire de la part du roi d'Angleterre et du sénéchal, il en fut vivement affligé. Néanmoins tous les
chevaliers arrivèrent précisément au jour qu'il leur avait fixé, et sur les cent cinquante il n'en manqua pas un seul, et chacun y arriva bien armé et bien
appareillé, ainsi qu'il convenait à de tels personnages. Pendant que tout cela se préparait, le roi se rendit à Saragosse pour visiter la cité et voir madame la
reine et les infants. Et s'il y eut grande fête, il n'est besoin de le dire, car jamais ne fut vue nulle part sur terre telle joie ni telle fête. Il resta quatre jours avec
sa famille; puis il prit congé de madame la reine et des infants, les signa et leur donna sa bénédiction.
A son retour à Jaca, il reçut, le jour même, quatre autres courriers que lui envoyait En Gilbert, pour lui faire savoir: que le roi de France et le roi Charles
étaient entrés ensemble à Bordeaux, tel jour, avec tant et tant de chevalerie, comme vous l'avez déjà appris, et qu'ils avaient dressé leurs tentes auprès du
lieu où devait être le champ clos destiné au combat des deux rois, à la distance de moins de quatre traits d'arbalète; si bien que le roi de France ainsi que le
roi Charles venaient chaque jour au champ avec beaucoup de gens, pour examiner comment tout était disposé. Vous pouvez croire que c'était le champ le
mieux disposé qui fut jamais. Au haut du champ clos était une chapelle où devait siéger le roi d'Angleterre, et à l'entour devaient être placés les chevaliers
auxquels serait confiée la garde du champ. Le seigneur roi en apprenant ces nouveaux détails fut encore plus affligé qu'auparavant; il envoya des courriers à
En Gilbert, lui mandant de lui faire connaître les vrais sentiments du sénéchal à son égard. En Gilbert lui en dit la vérité, et lui fit savoir en toute assurance
qu'il n'était pas d'homme au monde qui eût plus d'affection pour aucun seigneur que n'en avait pour lui le sénéchal, et qu'il pouvait s'en tenir pour bien
convaincu. Le roi apprenant cela se regarda comme sauvé; mais je laisse là le roi d'Aragon, et vais vous entretenir du roi de France et du roi Charles.
CHAPITRE LXXXVIII
Comment le roi Charles sut se faire de nombreux partisans, comment il envoya le comte d'Artois au Saint-Père pour lui demander de l'argent, et le chargea
de défendre la Calabre et de faire le plus de mal possible aux Siciliens; et comment il fut à Bordeaux le jour désigné.
Lorsque le roi Charles eut fait armer les vingt-cinq galères de Guillaume Cornut et qu'elles furent parties de Marseille, et qu'il eut choisi les quarante
chevaliers de Provence qui devaient se rendre au champ avec lui, il se conduisit aussi sagement que l'avait fait le roi d'Aragon en désignant cent cinquante
chevaliers, et il fit expédier plus de trois cents lettres pour divers chevaliers, parmi lesquels il voulait prendre ceux qui tiendraient le champ avec lui,
comme étant des hommes dans lesquels il mettait toute affection et confiance. Parmi ces chevaliers il se trouvait des Romains, des habitants de chaque cité
de Toscane et de Lombardie, des Napolitains, des Calabrais, des habitants de la Pouille, des Abruzzes, de la Marche, du Languedoc et de la Gascogne. Et
chacun d'eux tenait pour vérité, d'être si prisé et si aimé du roi Charles qu'il voulait réellement l'avoir avec lui pour tenir le champ. Il avait bien pris soin d'y
mettre un plus grand nombre de Français et de Provençaux; et il fit ceci afin que dans tous les temps eux et ceux qui naîtraient d'eux se persuadassent qu'ils
possédaient toute l'affection du roi Charles, et qu'ainsi ils prissent partout son parti; et chacun d'eux était l'homme le plus puissant dans son lieu. Ainsi qu'il
le pensa, ainsi advint-il; car les plus chauds partisans et la plus grande force que le roi Robert[2] posséda à Rome, en Toscane, en Lombardie et autres lieux,
lui est venue de ce que chacun disait: « Mon père était un des cent chevaliers qui devaient tenir champ avec le roi Charles contre le roi d'Aragon. Ils se
prisaient beaucoup de ce choix; et ils devaient le faire, si la chose eût été telle qu'ils le pensaient. Voyez donc comment, sans que cela lui coûtât rien, il sut
se gagner tant d'amis à lui et aux siens. Vous pouvez juger par là que le roi d'Aragon et le roi Charles étaient tous deux fort habiles; mais le roi Charles
l'emportait en longue pratique, à cause du bon nombre d'années qu'il avait de plus que le roi d'Aragon.
Quand le roi Charles eut arrangé le tout, il donna ses ordres à ses barons, parents et amis, et principalement au comte d'Artois,[3] fils de son neveu, pour
qu'il se rendît à Naples avec un grand nombre de cavaliers, le pape devant lui fournir tout l'argent nécessaire. Il lui recommanda de défendre la Calabre, de
faire armer des galères à Naples, et avec les vingt-cinq galères de Provence de courir la Sicile, pour y causer tout le dommage qu'il pourrait, pendant qu'il
serait impossible au roi d'Aragon de lui porter aucun secours. Tout fut fait selon ses ordres. Après ces dispositions prises, il partit de son côté pour
Bordeaux, tandis que le roi de France s'y rendait du sien; de sorte qu'ils arrivèrent l'un et l'autre à Bordeaux au jour convenu entre eux, ainsi que je vous ai
dit qu'En Gilbert de Cruylles l'avait fait savoir au seigneur roi d'Aragon. Voilà donc le roi de France et le roi Charles à Bordeaux, et voilà qu'ils ont fait
dresser leurs tentes, ainsi que je vous l'ai dit. Laissons-les là et revenons au roi d'Aragon.
CHAPITRE LXXXIX
Comment le seigneur roi d'Aragon se disposa à se rendre à Bordeaux au jour fixé pour le combat, sans que personne en sût rien; et du notable et
merveilleux courage qu'il déploya pour sauver son serment.
Lorsque le seigneur roi d'Aragon eut bien vu la bonne volonté que lui portait le sénéchal, il décida que pour rien au monde il ne faillirait à se rendre à
Bordeaux, au jour désigné, et à se trouver sur le champ; mais il tint la chose si secrète, qu'il ne la confia à qui que ce fût. Ensuite il appela un notable
marchand nommé En Dominique de la Figuera, natif de Saragosse, homme loyal, prudent, sage et discret. De tout temps ce bon homme avait fait le
commerce de chevaux dans la Gascogne et la Navarre; il les tirait de la Castille et les conduisait partout de ce côté en Bordelais et dans le Toulousain.
C'était un riche marchand qui tirait quelquefois jusqu'à vingt ou trente chevaux à la fois de Castille pour les amener aux dits lieux. Vous devez croire qu'il
connaissait bien tous les chemins qui existaient dans ces provinces, routes royales ou de traverse, de plaines ou de montagnes. Il n'y avait pas là, où que fût
dans cette partie de l'Aragon et de la Catalogne, de petit sentier qu'il ne connût beaucoup mieux que les gens mêmes du pays; et il était au fait de tout cela
par un long usage, car souvent il était obligé de sortir des chemins connus, afin de sauver ses chevaux, à cause de certains riches hommes, qui souvent
auraient été bien aises de s'en emparer pour les guerres qu'ils avaient à faire.
Quand En Dominique de la Figuera fut arrivé auprès du roi, celui-ci le mena dans une chambre à part et lui dit: « En Dominique, vous savez que vous êtes
notre sujet, et que de tout temps nous vous avons toujours fait honneur à vous et aux vôtres. Nous voulons aujourd'hui vous employer dans une chose telle
que, si Dieu; par sa grâce veut qu'elle réussisse, nous vous ferons tant de bien que vous et les vôtres vous serez à votre aise à jamais. »
À ces mots En Dominique se leva, alla baiser les pieds du roi et lui dit: « Seigneur, ordonnez, je suis prêt à obéir à votre commandement. »
Là-dessus le seigneur roi prit un livre contenant les saints Evangiles et lui dit: « Jurez que vous ne parlerez à homme vivant de ce que je vais vous dire. » Il
le jura aussitôt et lui fit hommage des mains et de la bouche. Après quoi le roi lui parla ainsi: « Voici, En Dominique, ce que vous aurez à faire: vous
prendrez vingt-sept de nos chevaux que je vous désignerai; vous en enverrez neuf en trois endroits différents sur la route que nous ferons d'ici à Bordeaux,
trois en chaque lieu; vous en mettrez neuf autres sur le chemin que nous pourrions prendre en revenant par la Navarre, et les autres neuf sur le chemin que
nous pourrions prendre en revenant par la Castille. Notre intention est, au jour fixé pour le combat, de nous trouver à Bordeaux en personne et de la
manière suivante. Vous, vous irez à cheval comme si vous étiez le seigneur, et nous vous suivrons comme votre écuyer, monté sur un autre cheval, un
javelot de chasse à la main. Nous aurons avec nous En Bernard de Pierre Taillade monté sur un autre cheval, avec une selle de trousse; il portera notre
trousse qui sera légère, puisqu'elle ne contiendra que notre robe de parade et l'argent nécessaire à la dépense. Il portera aussi à la main un autre javelot de
chasse. Nous chevaucherons tout le jour sans nous arrêter nulle part; à la nuit, au premier son de l'angélus, nous nous arrêterons dans une auberge, nous
mangerons et nous prendrons le repos de la nuit. Au premier coup de matines nous aurons les autres chevaux que vous aurez tenus tout disposés; vous les
sellerez, et nous les monterons; et nous ferons de même partout. Je serai votre écuyer; je vous tiendrai l'étrier quand vous monterez à cheval et je
découperai devant vous à table. En Bernard de Pierre Taillade sera chargé de panser les chevaux. Il faut que de cette manière, à notre départ, de trois
journées nous n'en fassions qu'une, et qu'à notre retour nous allions bien plus vite encore. Nous ne devons pas revenir par la même route que nous aurons
prise en allant, et nous voulons que cela soit ainsi. Voyez donc quel chemin sera le plus sûr pour aller, puis prenez les neuf chevaux, et remettez chacun des
neuf chevaux à un écuyer de vos amis auquel vous puissiez vous fier, et que chacun n'ait qu'une simple couverture à sangles. Expédiez-les ensuite au relais
où nous devons les trouver pour changer. Que les écuyers ne sachent rien de ce que font les autres; mais envoyez-les trois par trois à chacun des lieux
désignés, et ainsi de tous; et que chacun d'eux croie que vous n'envoyez que les trois dont il fait partie. Dites-leur que vous envoyez ces chevaux pour les
vendre, et qu'ils aient à vous attendre en tel lieu, et qu'ils ne s'en éloignent sous aucun prétexte; qu'ils aient grand soin d'eux et des chevaux, et que tous les
trois se tiennent dans une même auberge. Pour nous trois, nous logerons dans une autre auberge, afin qu'ils ne me voient pas, car ils pourraient me
reconnaître. Disposez donc toutes choses comme je vous ai dit, et que personne n'en sache rien. Je donnerai mes ordres pour qu'on vous livre les chevaux
trois par trois, de sorte que ceux qui feront la remise des chevaux ne sauront pas ce que nous en voulons faire; car nous leur dirons seulement, que notre
volonté est de vous les livrer, pour que vous les fassiez essayer au dehors, afin de reconnaître celui qui sera le meilleur pour nous. »
En Dominique de la Figuera répondit. « Seigneur, tout s'accomplira selon vos ordres; dès à présent remettez-vous en sur moi de toutes les dispositions à
prendre; et puisque je connais vos intentions, j'ai foi en Dieu que j'y donnerai accomplissement de manière que Dieu et vous en serez satisfaits. Avec l'aide
de Dieu ayez ferme espérance, et je vous conduirai à Bordeaux par telle route, que nous n'aurons rien à craindre à l'aller et qu'il en sera de même au retour.
Songez seulement à faire choix d'un homme qui me livre les chevaux. — C'est bien dit, répliqua le roi; allez de l'avant. »
Alors il fit appeler le chef de son écurie, et lui dit: qu'aussi chère qu'il avait son affection et sous peine de la vie, il se gardât de révéler à qui que ce fût rien
de ce qu'il allait lui dire, car lui et En Dominique de la Figuera étaient seuls dans le secret.
Le chef des écuries répondit: « Seigneur, ordonnez, j'obéis. — Allez sur-le-champ, lui dit le roi, et trois chevaux par trois chevaux, livrez-en vingt-sept à En
Dominique de la Figuera; et qu'ils soient choisis parmi les meilleurs que nous ayons. — Seigneur, dit le chef des écuries, laissez-nous faire En Dominique
et moi; j'ai en ce moment en mon pouvoir bien soixante-dix chevaux, entre ceux que vous ont envoyés les rois de Majorque et de Castille, ou autres, et nous
deux nous saurons bien choisir les vingt-sept meilleurs, bien que tous soient si bons qu'il y aurait peu à choisir. — Allez; à la bonne heure, dit le roi! »
Ils allèrent, et firent chacun ce que le roi leur avait ordonné. Ensuite le roi fit disposer dix chevaliers qui devaient partir chacun séparément, et les envoya à
Bordeaux, un chaque jour, les adressant à En Gilbert de Cruylles. Chacun d'eux apportait un message à En Gilbert et un au sénéchal de Bordeaux; et tous
étaient chargés de demander au sénéchal, s'il assurait la personne du seigneur roi, car il était disposé à se rendre à Bordeaux au jour du combat. Il faisait
ceci par deux raisons: premièrement, afin que sur la route on s'accoutumât à voir passer tous les jours des courriers du roi d'Aragon, puis pour voir si, en
allant ou en revenant, ils n'éprouveraient aucun obstacle ou embarras d'aucune espèce, et enfin pour avoir chaque jour des nouvelles; l'autre raison était la
suivante: il n'ignorait pas que le sénéchal avait ordre de faire tout ce que lui ordonnerait le roi de France, sauf néanmoins qu'il avait mandement exprès du
roi d'Angleterre de ne souffrir, sous quelque prétexte que ce fût, que la personne du roi éprouvât mal ni dommage; et c'était parce que le roi d'Angleterre
savait que ce sénéchal était tout corps et âme avec le roi d'Aragon, ainsi qu'avait toujours été tout son lignage, que, dès qu'il avait appris que le combat
devait avoir lieu, il l'avait fait sénéchal de tout le Bordelais. A mesure donc que le sénéchal recevait un message du roi d'Aragon, il allait en faire part au roi
de France; et le roi de France le chargeait de lui écrire de venir, que le champ était disposé et que le roi Charles était tout appareillé. Mais le sénéchal lui
écrivait tout au contraire: que, si chère comme il avait sa vie, il n'y vînt pas; qu'il en serait justifié aux yeux de Dieu et de tout le monde; et que c'était parce
que le roi d'Angleterre avait bien vu qu'il ne pourrait répondre de la sûreté de sa personne, qu'il n'avait pas voulu venir à Bordeaux; et qu'ainsi pour rien au
monde il ne s'aventurât d'y venir. Par ce moyen donc, le roi de France recevait journellement de ces nouvelles, et il n'était pas de jour qu'il n'arrivât un
courrier; et il était ainsi entretenu dans la croyance que le sénéchal écrivait dans le sens qu'il lui prescrivait, et dans la persuasion que le roi d'Aragon
arriverait.
Tout fut ordonné et continué ainsi, et le jour du combat approcha. Le seigneur roi d'Aragon fit appeler En Bernard de Pierre Taillade, fils du noble En
Gilbert de Cruylles, se renferma dans une chambre avec lui et avec En Dominique de la Renier, lui fit part de son projet et lui ordonna de garder le secret.
Celui-ci le promit aussi bien que En Dominique. Il leur ordonna de se tenir prêts à partir cette nuit même; puis il fit dire au chef des écuries, de tenir prêts et
sellés avec les selles d'En Dominique, les trois chevaux désignés, et de mettre sur le premier la selle de trousse. Tout fut ainsi disposé, et nul ne fut initié
dans le mystère qu'eux trois et le chef des écuries; car le roi savait bien que personne n'eût consenti à le voir courir un tel hasard; mais lui, il avait le cœur si
haut et si loyal, qu'il n'aurait pas voulu pour rien au monde ne pas se trouver sur la lice au jour marqué. Voilà pourquoi il ne voulut pas qu'aucun homme du
monde en sût rien, pas même son fils aîné, l'infant En Alphonse, qui était auprès de lui. Que vous dirai-je de plus? Au coup de minuit sonnant, ils se
levèrent; le chef des écuries avait préparé les trois meilleurs chevaux. Le seigneur roi monta sur l'un des chevaux, portant devant lui la robe de parade d'En
Dominique de la Renier et un javelot de chasse en main, vêtu en dessous d'une bonne cotte de mailles composée des épaulières et de la camisole, le tout
couvert d'un surtout de toile verte; la robe qu'il portait était en mauvais état et vieille, il avait de plus un chaperon et une visière avec une résille de fil blanc
sur la tête. En Bernard de Pierre Taillade était vêtu de même et portait la trousse, c'est-à-dire une valise qui pesait bien peu, et il avait un javelot de chasse
en main. En Dominique de la Renier était équipé en seigneur, comme il avait coutume de le faire, et chevauchait bien housse. Il avait un grand chapeau
pour le soleil et des gants; enfin il était paré dans toutes les règles. En Bernard de Pierre Taillade portait un grand sac qui pouvait contenir six fouaces, afin
de pouvoir manger pendant le jour, et boire de l'eau en tel lieu où ils ne seraient vus de personne.
Ils partirent ainsi de Jaca sous la garde de Dieu; et ils allaient si rapidement qu'entre la dernière heure de la nuit, le jour, et ce qu'ils prenaient sur la nuit
suivante, ils faisaient trois journées. Ils arrivaient toujours à l'auberge pour reposer jusqu'à l'heure de prime. Pendant le jour ils ne mettaient pied à terre en
nul lieu habité et descendaient seulement pour boire; car ils mangeaient leur pain à cheval en faisant route. Au bout de leur journée ils trouvaient trois
autres chevaux; alors En Dominique allait avec son hôte à l'auberge où ils étaient. Ceux qui avaient conduit lesdits chevaux avaient grand plaisir à le voir,
et lui demandaient comment il était ainsi arrivé si tard dans la nuit; et il leur répondait que c'était pour que les chevaux ne marchassent pas durant la
chaleur.
Tandis qu'il était là avec ses gens, le roi et En Bernard de Pierre-taillade préparaient le repas. Quand En Dominique supposait que les préparatifs du repas
pouvaient être terminés, il venait à l'auberge retrouver le seigneur roi et En Bernard de Pierre-taillade, et faisait rester ceux avec lesquels il se trouvait, en
leur disant, que le lendemain matin il viendrait les voir. De retour au logis, il trouvait le couvert mis, le seigneur roi lui versait l'eau pour laver les mains, et
En Bernard pansait les chevaux. Quand En Dominique était servi de la soupe, et que le roi avait découpé devant lui, En Bernard revenait, et le roi et lui
mangeaient ensemble à une autre table. Ils prenaient ainsi leurs repas, et vous pensez bien qu'il n'y avait pas de grands discours, chacun n'étant occupé qu'à
porter les morceaux à sa bouche. Aussitôt leur repas terminé, ils allaient se reposer jusqu'à l'heure de matines. A l'heure de matines ils se levaient; En
Dominique allait conduire les trois chevaux à l'auberge ou se trouvaient les autres, faisait ôter les selles pour les mettre sur ceux qui étaient frais, et
ordonnait à son monde d'en avoir grand soin, puis ils montaient à cheval. Et ils continuèrent de faire ainsi tous les jours, de même qu'ils avaient fait le
premier jour.
CHAPITRE XC
Comment le seigneur roi En pierre d'Aragon entra au champ à Bordeaux et le parcourut, le jour désigné pour le combat; comment il fit attester par écrit
qu'il avait comparu de son corps; et comment, ayant parcouru toute la lice, il n'y trouva personne.
Ils allèrent si bien qu'ils se trouvèrent à une demi-lieue de Bordeaux à l'heure où la cloche[4] du soir annonçait l'angélus. Ils allèrent à la demeure d'un
chevalier ancien et prud'homme, grand ami dudit En Dominique, qui les reçut très bien. Après souper ils allèrent dormir. Au matin, dès l'aube du jour, ils se
levèrent, montèrent à cheval et se rendirent du côté du champ; et ce jour était précisément le jour où la bataille devait avoir lieu. Ils envoyèrent aussitôt leur
hôte à En Gilbert de Cruylles, qui était logé hors de la ville dans l'auberge la plus voisine de la lice. Ils le chargèrent de lui dire que En Dominique de la
Renier et un chevalier du roi d'Aragon se trouvaient chez lui, où ils avaient passé la nuit, et qu'ils le priaient de venir aussitôt leur parler.
L'hôte alla alors trouver En Gilbert, qui déjà était levé, et lui fit part de son message. En Gilbert qui savait que c'était précisément ce jour-là que les rois
devaient se présenter dans la lice, était tout inquiet, et se douta de ce qu'il allait voir, connaissant comme il le faisait le cœur si haut et la foi si pure du roi
d'Aragon. Il monta donc aussi à cheval, avec l'hôte seulement, sans prendre personne avec lui. Et dès qu'il fut auprès d'eux et eut reconnu le roi, il changea
tout à coup de couleur toutefois il était si prudent qu'il ne laissa rien paraître, à cause de l'hôte. Le seigneur roi le prit en particulier, et laissa l'hôte avec En
Dominique et En Bernard. Lorsqu'ils furent seuls, En Gilbert lui dit: « Ah! Seigneur, qu'avez-vous fait, et comment vous êtes-vous jeté en telle aventure?
—En Gilbert, répondit le roi, je suis bien aise que vous sachiez que, quand j'aurais su y perdre mon corps, je n'aurais, pour quoi que ce soit au monde, laissé
d'y venir. Ainsi épargnons-nous là-dessus de plus longs discours. Vous m'avez fait dire que je pouvais me fier au sénéchal: allez donc le trouver, et dites-lui
que se trouve ici un chevalier du roi d'Aragon qui désire lui parler, et qu'il ait à amener avec lui un notaire et six chevaliers tout à lui, sans plus, et cela sans
retard. »
En Gilbert alla incontinent trouver le sénéchal, et lui répéta les propres paroles du roi. Le sénéchal alla vers le roi de France, et lui dit: « Seigneur, un
chevalier vient d'arriver ici de la part du roi d'Aragon et désire me parler; et avec votre permission, je vais me rendre auprès de lui. »
Le roi de France, qui était accoutumé à recevoir chaque jour de telles demandes, répondit: « Allez donc, à la bonne heure; et quand vous vous serez
entretenu avec lui, faites-nous savoir ce qu'il vous aura dit. — Je le ferai, seigneur. » Alors le sénéchal prit avec lui le notaire le meilleur et plus
expérimenté qui fut à la cour du roi d'Angleterre, et six chevaliers des plus notables de sa compagnie; et lorsqu'ils furent rendus au champ, ils y trouvèrent
le seigneur roi, En Bernard de Pierre-taillade et En Dominique de la Renier. Le sénéchal entra dans la lice avec ceux qui l'avaient accompagné, ainsi que
l'hôte qui était venu avec le roi, et En Gilbert qui avait accompagné le sénéchal.
Quand le sénéchal fut entré au champ, le seigneur roi alla au-devant de lui et de ses compagnons et le salua de la part du seigneur roi, et celui-ci lui rendit
son salut avec courtoisie. « Sénéchal, dit le roi, je comparais ici devant vous pour le seigneur roi d'Aragon; car c'est aujourd'hui le jour que lui et le roi
Charles avaient fixé, en promettant sous serment qu'à ce jour précis ils se présenteraient en lice. Je vous somme donc de me déclarer, si vous pouvez
garantir la sûreté du champ et la personne du roi d'Aragon, au cas où il viendrait se présenter aujourd'hui en lice. —Seigneur, dit le sénéchal, je vous
réponds en peu de mots, de la part de mon seigneur le roi d'Angleterre et en mon nom: que je ne pourrais vous garantir la sûreté du lieu; et je vous déclare
au contraire, au nom de Dieu et du roi d'Angleterre: que nous le regardons comme excusé, et que nous le tenons pour bon et loyal et quitte de son
engagement, attendu que nous ne pourrions le garantir en rien; nous savons au contraire comme chose certaine que, s'il se présentait ici, rien ne saurait
empêcher que lui, aussi bien que ceux qui viendraient avec lui, n'y périssent tous; car voici que le roi de France et le roi Charles sont ici avec douze mille
cavaliers armés. Vous pouvez donc imaginer comment mon seigneur le roi d'Angleterre et moi nous serions en état de le garantir. —Donc, dit le seigneur
roi, je vous prie qu'il vous plaise, sénéchal, que procès-verbal soit dressé de cette déclaration, et que vous ordonniez à votre notaire de la mettre sur-le-
champ par écrit. »
Le sénéchal dit que cela lui plaisait, et il en donna l'ordre. Le notaire écrivit donc aussitôt tout ce qu'avait dit le sénéchal; et lorsqu'il en vint à demander au
roi quel était son nom, le roi dit au sénéchal: « Sénéchal, me garantissez-vous, moi et ceux qui sont ici avec moi? — Oui, seigneur, répondit-il, sur la foi du
roi d'Angleterre. » Alors le roi jette aussitôt son chaperon en arrière, et lui dit: « Sénéchal, me reconnaissez-vous? » Le sénéchal le regarda, reconnut que
c'était le roi d'Aragon et voulut mettre pied à terre; mais le seigneur roi ne le permit pas et le fit au contraire rester à cheval; puis il lui donna sa main à
baiser; le sénéchal la baisa et dit-: « Ah! Seigneur, qu'avez-vous fait? — Je suis venu, répondit le roi, pour sauver mon serment; et je veux que tout ce que
vous avez dit, aussi bien que tout ce que je dirai moi-même, le notaire l'écrive tout au long; et comment j'ai comparu en personne et comment j'ai parcouru
tout le champ. »
Alors il frappe son cheval de l'éperon, fait tout le tour de la lice, et la traverse ensuite par le milieu, en présence du sénéchal et de tous autres qui se
trouvaient présents. Pendant ce temps-là, le notaire rédigeait son acte et tandis qu'il écrivait tout ce qui était relatif à l'affaire, en justification du roi et en
toute vérité, le roi ne cessait de chevaucher à travers tout le champ, de manière qu'il le parcourait tout entier, son javelot de chasse à la main; et chacun
s'écriait: « Grand Dieu! Quel chevalier est celui-ci? Non, jamais ne naquit chevalier qui lui fût comparable corps pour corps » Ayant ainsi parcouru le
champ à plusieurs reprises, tandis que le notaire dressait son acte, il se rendit à la chapelle,[5] descendit de son cheval qu'il tint par la bride, fit sa prière à
Dieu, récita les oraisons qui doivent être dites dans cette circonstance, et loua et bénit Dieu de ce qu'il l'avait conduit, ce jour-là, de manière à remplir son
serment.
Lorsqu'il eut terminé son oraison, il revint trouver le sénéchal et les autres personnes. Le notaire, qui avait écrit tout ce qu'il avait à écrire, en fît lecture en
présence du seigneur roi, du sénéchal et des autres, et prit leur témoignage en foi de ce qui avait été fait: comment le seigneur roi avait par trois fois déclaré
au sénéchal que, s'il voulait lui garantir le champ, il resterait pour remplir les conditions du combat; comment trois fois le sénéchal lui avait répondu que
non; tout cela fut écrit; et comment, bravement, sur son cheval, son javelot de chasse en main, il avait fait tout le tour du champ, l'avait traversé par le
milieu, et de côté en côté, et comment il était allé faire son oraison à la chapelle. Et quand tout cela fut rédigé sous forme d'acte public, le seigneur roi
requit au sénéchal d'ordonner au notaire de faire deux copies de ces actes, répartis par A. B. C. « L'une, lui dit-il, restera entre vos mains, sénéchal; et quant
à l'autre vous la remettrez pour nous à En Gilbert de Cruylles. — Seigneur, dit le sénéchal, je l'ordonne ainsi au notaire; je veux donc que tout ceci soit fait,
et ceci s'accomplira. »
Après ces mesures arrêtées, le roi prit le sénéchal par la main, se mit en route et alla jusqu'à la maison où ils avaient couché. Quand ils furent devant la
tourelle de la maison, le seigneur roi dit au sénéchal: » Ce chevalier nous a fait beaucoup d'honneur et de plaisir en son hôtel; c'est pourquoi nous vous
prions qu'en notre honneur, le roi d'Angleterre et vous-même vous lui fassiez tel don que lui et tout son lignage y trouvent accroissement. — Seigneur,
répondit le sénéchal, il en sera fait ainsi. » Le chevalier accourut pour baiser la main au seigneur roi. Après ces paroles le seigneur roi dit encore au
sénéchal: « Attendez un moment, que je descende prendre congé de la dame qui nous a, cette nuit, si bien reçus.—Seigneur, dit le sénéchal, faites à votre
plaisir; c'est l'effet de votre courtoisie. » Le roi mit donc pied à terre et alla prendre congé de cette dame. Et quand la dame sut qu'il était le roi d'Aragon,
elle se jeta à ses pieds, et rendit grâces à Dieu et à lui de l'honneur qu'il leur avait fait.
Après avoir ainsi pris congé de la dame, le roi remonta à cheval et se mit en route avec le sénéchal et l'emmena bien une lieue loin, toujours en conversant
avec lui et le remerciant de la bonne volonté qu'il avait trouvée en lui. Ensuite le sénéchal dit à En Dominique de la Renier: « En Dominique, vous
connaissez les chemins, je vous conseille que pour rien au monde vous ne retourniez ni par où vous êtes venus, ni par la Navarre; car je sais que le roi de
France a écrit de tous côtés, qu'à dater d'aujourd'hui on arrête tout homme qui appartiendrait au roi d'Aragon, soit qu'il vienne, soit qu'il s'en retourne. —
Vous dites bien, seigneur, répondit En Dominique, et s'il plaît à Dieu, nous y mettrons ordre. »
Là-dessus ils prirent congé les uns des autres; et le seigneur roi partit avec la grâce de Dieu, et prit la route de la Castille; je cesserai pour le moment de
parler du seigneur roi d'Aragon et je retournerai à vous parler du sénéchal, du roi de France et du roi Charles.
CHAPITRE XCI
Comment le sénéchal de Bordeaux alla dire au roi de France et au roi Charles que le roi d'Aragon s'était rendu au champ à Bordeaux; de la grande peur
qu'ils en curent; et comment ils furent fort soucieux.
Lorsque le sénéchal eut quitté le roi d'Aragon, lui ainsi que les personnes qui se trouvaient avec lui accompagnèrent En Gilbert de Cruylles à sa demeure.
Ensuite, avec toutes les mêmes personnes, il se rendit auprès du roi de France et du roi Charles, et leur raconta tout ce qui s'était passé: comme quoi le roi
d'Aragon était entré au champ; comme quoi, pendant que le notaire dressait son acte il avait parcouru à cheval tout le tour du champ et l'avait traversé par le
milieu et de côté en côté; comme quoi il était descendu de cheval pour faire son oraison à la chapelle; enfin tout ce qu'il avait fait et tout ce qu'il avait dit.
En entendant ces choses les rois se signèrent plus de cent fois, et le roi de France dit aussitôt: « Il est nécessaire que tous nos gens soient de guet cette nuit,
que tous les chevaux soient tenus tout bardés, que mille chevaux bardés soient chargés du guet de la nuit, et que tous soient sur leur qui-vive; car
certainement vous verrez que cette nuit il viendra férir sur nous. Vous ne le connaissez pas comme moi; c'est le meilleur chevalier qui soit au monde et
celui dont le cœur est le plus haut. Vous pouvez voir ce qui en est, par l'action extraordinaire qu'il vient de faire. Ainsi, sénéchal, ordonnez le guet de vos
gens, et nous ferons ordonner celui de notre ost. » Le sénéchal répondit au roi: « Seigneur, il sera fait ainsi que vous l'ordonnez. »
Le roi de France dit au roi Charles: « Allons voir le champ et examinons les traces des pieds de son cheval; et voyons si ce que dit le sénéchal est bien vrai.
—Je le veux bien, répondit le roi Charles; je vous dis que c'est la chose la plus merveilleuse et le plus haut acte de chevalerie que jamais chevalier ait osé
entreprendre, soit accompagné, soit seul, de pénétrer ainsi dans le champ du combat; ainsi tout homme peut bien en douter. —Seigneurs, dit le sénéchal, ne
doutez nullement de ce que je vous dis; voici le notaire qui a dressé le procès-verbal, et les six chevaliers qui en ont été les témoins, lesquels connaissaient
depuis longtemps le roi d'Aragon. Voici aussi le chevalier chez lequel il a logé cette nuit, et pour lequel il a fait l'acte le plus brave et le plus courtois qu'on
vit jamais faire à aucun seigneur; car il a voulu, avant départir, aller prendre congé de la dame, épouse de ce chevalier, et il est monté aux appartements,
comme s'il eût été dans le lieu le plus sûr du monde. Et tous ces chevaliers ont été les témoins de tous ces faits. — En vérité, reprit le roi de France, voilà
une haute valeur, un noble courage et une grande courtoisie. »
Ils chevauchèrent et arrivèrent au champ, et aperçurent la trace des pieds du cheval, et se convainquirent de la vérité de tout ce que le sénéchal leur avait
dit. Que vous dirai-je? Le bruit s'en répandit dans l'armée et par tout le pays; et pendant cette nuit vous auriez vu des feux partout, et tous les hommes rester
armés, et les chevaux tout bardés, et cette nuit nul homme ne dormit dans l'ost. Le lendemain les deux rois levèrent leurs tentes, partirent ensemble et
allèrent jusqu'à Toulouse, où ils trouvèrent le cardinal nommé Panbert,[6] légat du pape, monseigneur Philippe, fils aîné du roi de France, et monseigneur
Charles, son frère. Ils firent grande fête à leur père et autant au roi Charles. Et lorsque le roi de France et le roi Charles eurent raconté au cardinal ce
qu'avait fait le roi d'Aragon, il en eut grande merveille et se signa plus de cent fois. « Ah! Dieu, s'écria-t-il, quel grand péché a été commis par le Saint-Père
et par nous tous quand nous lui avons conseillé de ne donner aucune aide à un tel seigneur î car c'est un autre Alexandre qui apparaît en ce monde. »
Je cesserai de parler du roi de France et du roi Charles et du cardinal, et reviendrai à parler du roi d'Aragon.
CHAPITRE XCII
Comment le roi d'Aragon revint au milieu de ses sujets, en passant par la Castille; et de la grande joie qu'ils en ressentiront tous, et particulièrement
madame la reine et les Infants.
Lorsque le seigneur roi d'Aragon eut pris congé du sénéchal et des personnes qui étaient avec lui, il se mit en route par le chemin que lui indiqua En
Dominique de la Renier; et ils s'en allèrent en faisant tout le tour des frontières de Navarre, mais en passant toujours sur les terres du roi de Castille. En
Dominique le conduisait par les lieux où il savait qu'ils devaient trouver les chevaux. Ainsi qu'ils avaient fait à la sortie, ainsi firent-ils au retour. C'est de
cette manière qu'ils arrivèrent à la ville de Soria, à Seron de Seron, et ensuite à Malanquilla, qui est le dernier endroit de la Castille, sur la frontière
d'Aragon. De là ils se rendirent à Verdejo. Ici le seigneur roi fut reconnu, et on lui fit de grandes fêtes et réjouissances et cela dura deux jours. Dès que cette
nouvelle fut répandue dans les environs, tous les gens à cheval ou à pied de ce pays se réunirent au seigneur roi pour l'accompagner. Ainsi escorté, il se
rendit à Calatayud; et si jamais fêtes magnifiques lui furent données, ce fut bien là.
Le seigneur roi expédia à l'instant des courriers de tous les côtés; il écrivit surtout au seigneur infant, à tous les chevetains de Calatayud et de tout l'Aragon,
et aux cent cinquante chevaliers qui devaient assister au combat, d'être rendus à Saragosse le dixième jour après avoir reçu ses lettres; qu'il s'y trouverait et
qu'il y tiendrait ses cortès. Cela fut annoncé dans tout l'Aragon. Et si jamais on vit éclater une vive joie, ce fut celle que manifestèrent à Jaca le seigneur
infant et tous ceux qui s'y trouvaient. Une grande procession eut lieu, où assistèrent tous les prélats de Catalogne et d'Aragon. Ils chantèrent le Laudate
Dominum, et bénirent Dieu de la grande grâce qu'il leur avait faite, lorsque leur seigneur le roi avait pu échapper à de si grands périls et était revenu avec un
grand honneur, après un acte qui devait à jamais honorer la maison d'Aragon.
Après les fêtes, chacun se retira où il voulut; mais de manière à se trouver à Saragosse au jour fixé.
Le seigneur infant En Alphonse, et la plus grande partie des riches hommes, chevaliers et prélats, allèrent auprès du seigneur roi à Calatayud. Ne me
demandez pas que je vous fasse comprendre la joie qu'éprouvèrent madame la reine et les infants, et tous ceux de Saragosse, quand ils apprirent que le roi
était à Jaca. A Saragosse et dans tout le pays on avait été fort inquiet, car on ne savait ce qu'était devenu le seigneur roi, et on n'avait pu en découvrir
aucune trace jusqu'à ce que lui-même revint; ce n'était donc pas merveille s'ils étaient dans l'inquiétude.
CHAPITRE XCIII
Comment l'amiral En Roger de Agathe fit assiéger le château de Malte par son beau-frère En Mainfroi Lança; et comment ledit amiral prit Lipari.
Comme vous l'avez déjà entendu, après la victoire de l'amiral et les fêtes de Messine, il fit armer trente galères, parce qu'il avait appris qu'on armait à
Naples toutes celles qui s'y trouvaient; il voulait donc se tenir prêt, et voilà pourquoi il fit armer ces trente galères. Et lorsqu'elles furent armées, il eut
nouvelle que celles de Naples ne sortiraient pas encore de tout un mois, parce qu'il devait s'y embarquer plus de quatorze comtes ou autres seigneurs
bannerets, avec de la cavalerie, qui amenaient leurs chevaux sur des hurques[7] et des galères. Il pensa sagement qu'il ne lui convenait pas de rester en
attendant dans l'inaction. Il fit donc venir son beau-frère En Manfred Lança, et lui ordonna de monter sur les galères avec cent chevaliers, mille
almogavares et cent hommes de mer; tous devaient le suivre emportant leurs tentes et quatre trébuchets; puis ils avaient à se rendre au château de Malte et à
en faire le siège jusqu'à ce qu'ils s'en fussent rendus maîtres.
Ainsi ordonné, ainsi fut fait. Ils montèrent sur les galères, ils allèrent au château de Malte; ils en firent le siège et songèrent à jouer de leurs trébuchets.
Quand les trébuchets furent disposés à terre, l'amiral fit dire à ceux de la cité de Malte et de l'île, et à ceux de Gozzo, d'apporter des denrées à vendre aux
assiégeants; ce qu'ils firent volontiers, car ils avaient peur d'être saccagés par ceux du château. L'amiral ayant mis ordre à tout et ayant laissé pour chef son
beau-frère En Manfred Lança, qui était un chevalier très brave et très habile, se décida à s'éloigner d'eux. Il leur donna deux lins armés et deux barques
armées, afin qu'en cas de besoin ils l'envoyassent aussitôt prévenir; il prit ensuite le chemin de Trapani, renforça et visita tous les établissements de
l'intérieur jusqu'à ce qu'il arrivât à Lipari. Là il fit débarquer son monde et ordonna l'attaque de la ville. Ceux de la ville de Lipari, voyant les grandes forces
de l'amiral et sa ferme volonté de les tailler en pièces, se rendirent au seigneur roi d'Aragon et à l'amiral en son nom. L'amiral fit donc son entrée dans la
ville avec tout son monde, reçut de chacun foi et hommage, et fit rafraîchir ses troupes. Puis il fit choix de deux, lins armés, et les envoya chacun
séparément pour prendre des informations. Il envoya aussi deux barques armées, montées par des hommes de Lipari, qui devaient aussi aller prendre langue
pour savoir où était la flotte de Naples. Laissons-le là pour l'instant et revenons au roi d'Aragon.
CHAPITRE XCIV
Où il est rendu compte de la manière dont les cortès furent tenues à Saragosse et, à Barcelone; comment le roi d'Aragon y confirma sa volonté d'envoyer la
reine et les infants en Sicile; et comment il fit de grands présents aux cent cinquante chevaliers qui avaient clé désignés pour combattre à ses côtés au
champ.
Lorsque le seigneur infant, les riches hommes, les chevaliers et les prélats se virent réunis auprès du seigneur roi à Taillade, ils eurent une très grande joie
de se retrouver les uns les autres. En Dominique de la Figuera et En Bernard de Pierre-taillade leur racontèrent en détail tout ce qui leur était arrivé; si bien
que tous tinrent la chose comme très belle et rendirent grâces à Dieu qui les avait garantis d'un tel danger. Le roi se rendit avec eux tous à Saragosse. Les
fêtes que donnèrent madame la reine, les infants et tous les habitants furent des plus belles, et elles durèrent quatre jours sans que personne songeât à faire
œuvre de ses mains. Quand la fête fut passée, le roi ordonna qu'au second jour d'après chacun se tînt tout préparé. Ce jour-là, En Gilbert de Taillade arriva
de Bordeaux, apportant les actes qui avaient été dressés au milieu du champ, scellés et bulles du scel du sénéchal. Le roi en fut très satisfait, aussi bien que
tous les autres. En Gilbert raconta ce qu'avaient fait le roi de France et le roi Charles, quand ils eurent appris que le roi d'Aragon avait été à Bordeaux;
comme quoi ils avaient fait leur guet pendant la nuit et comme quoi ils étaient partis le lendemain. Le seigneur roi et tout le monde en rirent de bien bon
cœur. Au jour désigné par le roi, chacun fut prêt. Et quand tous furent appareillés, le seigneur roi leur adressa un discours et leur dit beaucoup de belles
paroles. Il leur raconta tout ce qui lui était arrivé depuis qu'il avait quitté le port de Fangos; leur dit comment il s'était rendu au lieu du combat et comment
ses adversaires avaient manqué à leur parole. Il remercia particulièrement tous ceux qui devaient tenir le champ avec lui, pour la bonne grâce avec laquelle
ils s'étaient présentés. Il dit ensuite, comment il avait résolu d'envoyer en Sicile la reine, l'infant En Jacques et l'infant En Frédéric, et cela pour deux
raisons: la première était, que tous les Siciliens en auraient grande joie et en seraient plus fermes dans leur attachement; la seconde, qu'il pensait que la
reine en serait bien aise; il les priait donc de le conseiller là-dessus. En outre, il ajouta qu'il avait appris que le pape avait publié contre lui une
excommunication et une croisade, et que le roi de France avait promis de faire aide au roi Charles; de quoi il s'émerveillait grandement; « car, dit-il, les
engagements qui nous lient l'un à l'autre sont si forts que je n'aurais jamais cru que cela pût être vrai. Ainsi donc je vous demanderai aussi vos conseils sur
cette affaire. »
Le roi cessa de parler. L'archevêque de Tarragone se leva alors, et répondit à tout ce qu'avait dit le seigneur roi. Il rendit grâces et louanges à Dieu de l'avoir
sauvé de tels dangers. Quant au fait de madame la reine, il répondit: qu'il tenait pour bon tout ce qu'avait proposé le seigneur roi, qui était de l'envoyer en
Sicile avec les deux infants, et il appuya cela par de très bonnes raisons. Quant au fait du pape et du roi de France: « Je suis d'avis, dit-il, que vous ayez des
messagers éminents et sages, et que vous les envoyiez au Saint-Père apostolique et à tous les cardinaux; que d'autres messagers soient envoyés au roi de
France, et que vous leur ordonniez de dire en votre nom ce que vous aurez arrêté dans le conseil. »
Quand ce prélat eut achevé de parler, des riches hommes d'Aragon et de Catalogne, d'autres prélats, des chevaliers, des citoyens, des syndics des villes et
autres lieux[8] se levèrent successivement, et tous tinrent pour bon ce qu'avait dit l'archevêque et le confirmèrent. Ensuite les cortès se séparèrent avec
grande allégresse et en union et concorde parfaites.
Le roi fit de riches présents aux cent cinquante riches hommes et chevaliers qui étaient venus à Jaca dans l'intention d'entrer en lice. Il les défraya de toutes
leurs dépenses en chevaux, armes et frais de route d'allée et de retour. Ainsi, chacun se retira très satisfait du roi; et ils devaient l'être, car jamais ne fut
seigneur qui sût comme lui bien traiter tousses vassaux, chacun selon son mérite. Lorsqu'En Dominique de la Figuera eut rendu les vingt-sept chevaux au
maître des écuries du seigneur roi, le seigneur roi fit don de ceux-là, et de plus de deux cents autres, aux riches hommes et chevaliers qui étaient venus en
son honneur de Catalogne, d'Aragon et du royaume de Valence, sans avoir reçu de lui l'ordre écrit d'entrer dans la lice. Que vous dirai-je? Il ne vint pas à
Jaca un seul homme tant soit peu distingué, qu'il ne reçût du seigneur roi don ou faveur; mais les dons les plus magnifiques furent pour les cent cinquante
chevaliers désignés. Et ainsi tous partirent joyeux et fort satisfaits du seigneur roi, et chacun revint dans ses terres.
Le seigneur roi demeura encore huit jours à Saragosse avec madame la reine et les infants. Il arrangea avec madame la reine et les infants, qu'elle et eux
tous iraient ensemble à Barcelone, « excepté, dit-il, l'infant En Alphonse, qui ira avec nous. » Et là ils devaient tous s'embarquer.
Madame la reine était d'un côté fort satisfaite de ce voyage, mais de l'autre elle en était fâchée puisqu'elle s'éloignait du seigneur roi. Mais le seigneur roi lui
promit, qu'aussitôt qu'il le pourrait, il viendrait la rejoindre, ce qui la réconforta un peu.
Le seigneur roi se rendit donc à Barcelone avec le seigneur infant; ils passèrent par Lérida, et furent grandement fêtés en tous lieux; mais les fêtes de
Barcelone furent les plus brillantes; il se passa bien huit jours sans qu'on y fit autre chose que jeux et danses. Dès que le seigneur roi fut arrivé à Barcelone,
il envoya des messagers à tous les barons de Catalogne, chevaliers et citoyens, pour que, quinze jours après la date de sa lettre, ils lussent réunis à
Barcelone; et comme il avait commandé, ainsi fut exécuté. Le seigneur roi de Majorque, son frère, n'eut pas plutôt appris que le seigneur roi était à
Barcelone, qu'il vint l'y trouver, et très vif fut le festoiement que les deux frères se firent l'un à l'autre.
Au jour fixé pour les cortès, le seigneur roi fit réunir tout le monde au palais royal de Barcelone, et là il leur dit exactement tout ce qu'il avait dit aux cortès
de Saragosse; et tout y fut également approuvé. Le roi fit pareillement beaucoup de dons et de faveurs aux riches hommes, aux chevaliers, aux citoyens et
aux hommes des villes; et tous se retirèrent contents et satisfaits. Le seigneur roi et son conseil décidèrent, qu’on enverrait au pape des messagers habiles et
éminents; il fut aussi décidé qu'on en enverrait d'autres au roi de France. Lorsqu'ils eurent été choisis, on leur fournit les fonds nécessaires pour accomplir
dignement leur mission; on leur fit expédier acte de tous les articles écrits et de tout ce qu'ils devaient prendre avec eux. Ils prirent congé du roi et partirent
à la bonne heure.
CHAPITRE XCV
Comment madame la reine et les infants En Jacques et En Frédéric prirent congé du roi d'Aragon; comment l'infant En Alphonse et l'infant En Pierre
prirent congé de la reine; et comment le roi de Majorque et les riches hommes adextrèrent[9] madame la reine jusqu'au rivage.
Lorsque le roi eut expédié ses messagers, il fit venir En Raimond Marquet et En Bérenger Mayol, et leur donna ordre de faire armer la nef d'En P. d'Esvilar,
nommée la Bonne Aventure, et une autre nef des plus grandes qui fussent à Barcelone après celle-là; de les faire doubler de cuir, et de mettre sur chacune
d'elles deux cent hommes de combat, les meilleurs qui seraient dans Barcelone; d'y placer des bouées, des ancres, des arganeaux, des châteaux mouvants;
d'armer les hunes et de les faire couvrir de cuir; enfin d'y placer tout ce qui est nécessaire à l'armement d'un navire, et d'armer de plus quatre galères, deux
lins et deux barques, qui tous ensemble devaient aller de conserve, parce qu'il voulait envoyer en Sicile madame la reine, et avec elle l'infant En Jacques et
l'infant En Frédéric, et de plus cent chevaliers, sans compter ceux de leur maison, et enfin, outre les gens de mer, cinq cents arbalétriers bien armés et cinq
cents varlets, afin que les nefs et galères fussent bien appareillées et pussent rafraîchir d'un nouveau renfort l'île de Sicile.
Ainsi que le roi l'avait commandé, En Raimond Marquet et En Bérenger Mayol l'exécutèrent; et certes ils augmentaient plutôt que de diminuer; car c'était à
eux surtout que le roi en avait donné la charge et ils étaient les capitaines de cette expédition.
Quand tout fut préparé, conformément aux ordres du roi, madame la reine et les infants arrivèrent; on leur fit grande fête. Le seigneur roi donna ordre qu'on
s'embarquât sous la garde de Dieu, et chacun s'embarqua. Tout étant disposé, madame la reine prit congé du seigneur roi dans ses appartements; et on peut
s'imaginer combien fut tendre cette séparation, car jamais il n'y eut entre mari et femme autant d'amour qu'il y en avait et qu'il y eut de tout temps entre eux.
Lorsque madame la reine eut pris congé du seigneur roi, les deux infants entrèrent dans la chambre du seigneur roi, et se jetèrent à ses pieds. Le seigneur
roi les signa, les bénit cent fois, leur donna sa grâce et sa bénédiction, les baisa sur la bouche et leur dit beaucoup de bonnes paroles, surtout à l'infant En
Jacques, qui était l'aîné, puisqu'il avait et qu'il a heureusement encore sept ans de plus que son frère En Frédéric. Il était déjà de bon entendement, et très
sage et entendu en toutes choses de bien, de telle sorte qu'on peut lui appliquer ce qui se dit en Catalogne: Que, pour piquer, l'épine doit naître aiguë. De
même il paraissait bien dès son enfance qu'il serait un jour plein de sagesse; et s'il le faisait espérer alors, il l'a bien prouvé par la suite, et il le démontre
chaque jour; car jamais ne naquit plus sage prince, ni mieux élevé, plus courtois, meilleur en faits d'armes, enfin plus accompli en toutes choses qu'il l'a été,
l'est encore et le sera longtemps, s'il plaît à Dieu, qui lui accordera, j'espère, une longue et heureuse vie.
L'infant En Jacques écouta bien et mit en œuvre toutes les bonnes paroles du seigneur roi son père; l'infant En Frédéric en fit autant, aussi bien que le
permettait sa jeune intelligence, et retint bien tout ce que lui disait le seigneur roi; et on peut dire aussi de lui tout ce que j'ai dit de l'infant En Jacques; car
ils sont l'un et l'autre si bons envers Dieu, envers le monde, envers leurs peuples et envers tous leurs sujets, que l'on ne saurait en nommer ou en trouver de
meilleurs.
Le roi leur ayant donné ses grâces et sa bénédiction, les baisa une autre fois sur la bouche, et eux lui baisèrent les pieds et les mains, et sortirent de
l'appartement. Le seigneur roi resta bien quatre heures tout seul, sans vouloir permettre que personne fût admis auprès de lui. Ce que le roi avait fait,
madame la reine le fit également dans un autre appartement avec l'infant En Alphonse et l'infant En Pierre. Elle les signa, leur donna sa bénédiction et les
baisa sur la bouche à plusieurs reprises. Ils s'inclinèrent et lui baisèrent les pieds et les mains, et gravèrent dans leur mémoire toutes les bonnes paroles
qu'elle leur avait dites et les bonnes instructions qu'elle leur avait données. Après cela le seigneur roi de Majorque, les comtes, barons, prélats, chevaliers et
citoyens se disposèrent à partir, mais la reine les invita à entrer dans la cathédrale, voulant obtenir elle-même les grâces de sainte Eulalie et de saint
Aulaguier.
Ils entrèrent donc dans la cathédrale et se prosternèrent devant sainte Eulalie et saint Aulaguier. Puis l'archevêque de Tarragone, avec huit évêques et autres
qui se trouvaient là, dirent beaucoup de bonnes oraisons sur la tête de madame la reine et des infants. Quand tout cela fut fait et que madame la reine eut
terminé ses oraisons, les montures furent préparées, et on se rendit sur le rivage de la mer. Le seigneur roi de Majorque adextrait la reine à cheval; venaient
ensuite le comte d'Ampurias, le vicomte de Rocaberti, En Raimond Folch, vicomte de Cardona, qui l'adextraient à pied; puis beaucoup d'autres riches
hommes de Catalogne et d'Aragon, au nombre de plus de cinquante, qui l'entouraient à pied, ainsi que les consuls de Barcelone et beaucoup d'autres
citoyens; puis venait tout le peuple en foule, hommes, femmes, filles, enfants, versant des larmes et priant Dieu pour madame la reine et les infants, en le
suppliant de les garantir de tous maux, et de les porter sains et saufs en Sicile. Que vous dirai-je? Il eût fallu avoir un cœur bien dur pour ne pas pleurer en
ce moment.
Arrivé à la mer, le seigneur roi de Majorque descendit de cheval, aida madame la reine à mettre pied à terre et la fit entrer avec les deux infants dans un bel
esquif[10] appartenant à la nef et que l'on avait bien garni de nattes de paille pour elle. Et quand les deux infants qui partaient se séparèrent de leurs deux
frères qui restaient, vous eussiez été ému de compassion à les voir. On ne pouvait les arracher des bras les uns des autres; il fallut que le seigneur roi de
Majorque sortît de sa barque pour les séparer en pleurant lui-même. Il fit entrer les infants En Jacques et En Frédéric dans la barque où était madame la
reine; et aussitôt après les avoir déposés, il remonta dans sa barque avec le comte d'Ampurias, En Dalmau de Rocaberti et En Raimond Folch, vicomte de
Cardona, et aussitôt il donna l'ordre du départ. On commença donc à voguer, et madame la reine se tourna, se signa, bénit ses enfants, puis tout le peuple,
puis tout le pays; puis les mariniers firent manœuvrer les rames, et on se rendit à la grande nef, nommé la Bonne Aventure. Dès que la reine et les infants se
furent éloignés de terre, on fit embarquer les dames et demoiselles dans d'autres barques qu'on tenait toute prêtes, puis des riches hommes et des chevaliers
avec elles pour les accompagner et leur faire honneur; et avec la grâce de Dieu tous arrivèrent sur la nef, aussi bien que le seigneur roi de Majorque, le
comte d'Ampurias, le vicomte de Rocaberti et le vicomte de Cardona, qui avaient escorté la reine à bord. Ensuite montèrent les dames et demoiselles qui
devaient suivre la reine.
En Raimond Marquet répartit toutes les autres personnes sur l'autre nef et sur les autres galères.
Tout le monde étant embarqué, En Raimond Marquet et En Béranger Mayol vinrent au seigneur roi de Majorque, lui baisèrent la main et lui dirent: «
Seigneur, signez-nous, bénissez-nous, puis faites-vous descendre à terre, et laissez-nous partir sous la garde de Dieu. » Alors le roi de Majorque prit en
pleurant congé de madame la reine et des infants, les signa et leur donna sa bénédiction très tendrement en pleurant, et le comte et les vicomtes en firent
autant.
Après avoir pris enfin congé, ils sortirent de la nef, et la nef étant sur sa petite ancre, et tous les novices à leur poste, le nocher fit son salut. Aussitôt le salut
fait, il ordonna de faire voiles, et à l'instant la nef fit voiles, et après elle tous-les autres vaisseaux. Et lorsque la nef eut fait voile, c'était sur toute la plage de
tels cris de: « Bon voyage, bon voyage! » qu'il aurait semblé que le monde éclatait.
Dès qu'on eut fait voile, le seigneur roi de Majorque se fit mettre à terre avec les barons et les riches hommes, et tous montant à cheval se rendirent au
palais, où ils apprirent que le seigneur roi était encore dans sa chambre avec les deux infants, En Alphonse et En Pierre. Le seigneur roi ayant appris le
retour du roi de Majorque, des comtes et des barons, sortit de sa chambre; les trompettes sonnèrent, et on alla se mettre à table. Chacun s'efforça de paraître
gai et content, pour distraire le roi et les infants de leur douleur. Après avoir mangé on se leva, et on passa dans l'autre salle où on fit venir des jongleurs de
toute sorte pour se divertir. Que vous dirai-je? La journée se passa ainsi. Je ne vous parlerai plus d'eux, mais de la reine, des infants et de leur flotte.
CHAPITRE XCVI
Où on raconte le bon voyage que firent la reine et les infants; et comment toute la flotte fut conduite par la main de Dieu.
Les galères, les nefs et les lins ayant fait voile, Dieu qui conduisit les trois mages et leur envoya une étoile pour les guider, envoya aussi l'étoile ide sa grâce
à ces trois personnes, c'est-à-dire à madame la reine, à l'infant En Jacques et à l'infant En Frédéric. Aussi peut-on comparer ces trois personnes aux trois
rois qui allèrent adorer Notre Seigneur. L’un des rois mages s'appelait Balthasar, l'autre Melchior et le troisième Gaspard. Par Balthasar, l'homme le plus
pieux qui naquit jamais, et aussi agréable à Dieu qu'au monde, on peut entendre madame la reine, qui est la plus pieuse, la plus sainte, la plus gracieuse
femme qui fût jamais; l'infant En Jacques peut être comparé à Melchior, qui fut l'homme le plus rempli de justice, de courtoisie et de vérité qui fût jamais;
on peut donc les comparer ensemble puisque l'infant En Jacques possède toutes ces qualités; quant à l'infant En Frédéric, vous pouvez le comparer à
Gaspard, qui était un frais adolescent et le plus bel homme du monde, et sage et droiturier. Donc, ainsi que Dieu voulut conduire ces trois rois, ainsi
conduisit-il ces trois personnes et tous ceux qui les accompagnèrent; et aussitôt, au lieu de l'étoile des mages, il leur donna un vent aussi favorable qu'ils
auraient pu le lui demander, et ce bon vent ne les abandonna point jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés sains et saufs au port de Palerme.
CHAPITRE XCVII
Comment madame la reine et les infants prirent port à Palerme, et des grands honneurs qu'on leur rendit
Lorsque les habitants de Palerme apprirent que madame la reine et les deux infants étaient là, si la joie fut vive, je ne vous le dirai pas et n'ai pas besoin de
vous le dire; car eux et tous les habitants de l'île se regardaient presque comme perdus, et dès ce moment ils se tinrent pour sauvés. Ils envoyèrent à l'instant
des courriers par toute la Sicile, et tous les gens de Païenne, hommes, femmes, enfants, sortirent pour se rendre à Saint George, où ils débarquèrent.
Madame la reine, en mettant pied à terre, se signa, leva les yeux au ciel, baisa la terre en pleurant, et puis marcha à l'église de Saint George, et là fit sa
prière, ainsi que les infants. Alors toute la ville de Palerme sortit, et on amena plus de cinq cents montures. On présenta à la reine un palefroi blanc, doux et
très beau, et on y plaça les harnais appartenant à la reine. A l'aide des barques on fit aussi sortir des galères deux palefrois qui s'y trouvaient, avec deux
autres très richement enharnachés, pour les deux infants; on en sortit aussi trois mules et trois palefrois très beaux de la reine, et ensuite vingt mules et
palefrois bien enharnachés aussi, pour les dames et demoiselles qui accompagnaient la reine. On retira encore, soit des galères, soit de l'autre nef où n'était
point madame la reine, au moins cinquante chevaux d'Espagne, tous beaux et bons, qui appartenaient aux chevaliers venus avec madame la reine et les
infants. Quand tout cela fut débarqué, les barons, les chevaliers, les personnes de distinction de Palerme, les dames, demoiselles et jeunes damoiseaux,
vinrent à la reine et lui baisèrent les pieds et les mains; et tous ceux et toutes celles qui ne pouvaient arriver jusqu'à elle baisaient la terre et s'écriaient: «
Bienvenus soient madame la reine et les seigneurs infants! » La joie était si éclatante, le bruit des trompettes, des cymbales, des nacaires et autres
instruments, était si retentissant qu'il semblait que le ciel et la terre allaient s’écrouler. Madame la reine monta à cheval, le seigneur infant En Jacques
l'adextra, aussi achevai; messire Alaymo, messire Jean de Calatagirone, messire Mathieu de Termini et bien d'autres riches hommes l'adextraient à pied.
Puis tous les habitants de Palerme allaient dansant et chantant devant elle, louant et glorifiant Dieu qui les leur amenait. De l'autre côté de la reine
l'accompagnait à cheval l'infant En Frédéric; puis venaient toutes les dames et demoiselles qui l'avaient suivie, et les chevaliers, et toutes les personnes de
leurs maisons. De telle sorte qu'il n'y avait à cheval que la reine et les deux infants et ceux qui étaient arrivés avec eux, et que tous les autres allaient à pied.
Ils allèrent au milieu de cette joie au palais royal, mais avant d'y arriver, la reine désira qu'on se rendit à la grande église de l'archevêché, pour rendre grâces
à madame sainte Marie: et cela se fit ainsi. Arrivés à la porte de l'église, la reine ordonna que personne ne descendit de cheval, qu'elle, les deux infants et
deux dames. Ils allèrent devant l'autel de madame sainte Marie, et là ils firent leurs oraisons, puis remontèrent à cheval, et on se rendit avec les mêmes
témoignages d'allégresse au palais. On mit alors pied à terre, et la reine entra dans la chapelle du palais, qui est une des riches chapelles du monde; là aussi
elle et les infants firent leurs oraisons. Ils montèrent ensuite dans leurs appartements, s'appareillèrent et se parèrent. Les trompettes sonnèrent, et on se mit à
table; et on envoya aux galères et aux nefs des rafraîchissements en telle abondance qu'ils en eurent bien pour huit jours. Que vous dirai-je? Les fêtes
durèrent plus d'une semaine, pendant laquelle on ne fit que danser et se réjouir; il en fut de même dans toute la Sicile.
CHAPITRE XCVIII
Comment En Raimond Marquet et En Béranger Mayol envoyé rem au roi En pierre pour lui faire savoir que la reine et les infants étaient arrivés
heureusement à Palerme.
Aussitôt qu'on eut pris terre, et que la reine et les infants eurent été si bien accueillis et conduits au palais, En R. Marquet et En Béranger Mayol envoyèrent
les deux lins armés en Catalogne, chacun séparément, avec des lettres dans lesquelles ils faisaient savoir le jour où on avait débarqué à Palerme, la manière
dont on avait été reçu, le temps qu'on avait eu, et comme quoi tout le monde se portait bien et était plein d'allégresse.
Les deux lins partirent de Païenne et arrivèrent sans encombre en Catalogne, où ils prirent terre à Barcelone. Là ils trouvèrent le seigneur roi En Pierre, qui
avait dit qu'il n'en partirait pas qu'il n'eût reçu de leurs nouvelles. Les lins arrivés à Barcelone, ces lettres furent remises au seigneur roi. Quand il en eut pris
lecture et que les gens des deux lins eurent raconté comment ils étaient arrivés sains et saufs, et l'honorable réception qu'on leur avait faite, le roi fit faire
une procession et rendre grâces à notre seigneur vrai Dieu de la faveur qu'il leur avait accordée. Je cesse un instant de vous parler du seigneur roi, pour
vous entretenir de madame la reine et des infants.
CHAPITRE XCIX
Comment madame la reine résolut de tenir les cortès à Palerme; et comment messire Jean de Procida parla dans ces cortès en faveur de madame la reine et
des infants; et comment on la déclara reine et dame légitime.
La fête ayant duré bien huit jours à Palerme, et madame la reine, ainsi que les infants, étant bien remis des fatigues de la mer, madame la reine tint conseil
avec messire Jean de Procida,[11] qui était venu avec elle, et était un des plus savants hommes du monde. Elle appela aussi En Corral Renier, qui l'avait
suivie, et autres riches hommes et chevaliers venus avec elle; les infants En Jacques et En Frédéric furent aussi appelés; le conseil étant réuni, la reine
demanda ce qu'elle avait à faire. Messire Jean et autres lui donnèrent le conseil d'écrire à toutes les cités et villes de l'île: qu'elles eussent à envoyer des
syndics et des chargés de pouvoirs à Palerme, de manière que, dix jours après la réception des lettres, ils fussent arrivés à Palerme pour assister aux cortès
que la reine voulait tenir; et de mander la même chose à tous les riches hommes et chevaliers de la Sicile. « Puis, ajoutèrent-ils, quand tous seront réunis,
vous leur direz ce qu'il convient de leur dire. »
Madame la reine et l'infant En Jacques tinrent cet avis pour bon et le suivirent. Et quand vint le jour convenu, et que tous furent arrivés à Palerme, ils se
réunirent, au son de la cloche, dans la grande salle verte, où on avait dressé un siège pour la reine, et d'autres pour les infants, pour les riches hommes et
chevaliers; toutes les autres personnes indistinctement s'assirent par terre, où on avait étendu des tapis.
La nuit précédente, la reine et les infants avaient appelé messire Jean de Procida, et lui avaient fait connaître ce qu'il aurait à dire. Ils le chargèrent de porter
la parole pour madame la reine et les seigneurs infants, et de présenter les lettres que le seigneur roi d'Aragon adressait à toute la communauté de Sicile
sous forme de proclamation, et celles qu'il écrivait en particulier aux riches hommes de chaque endroit.
Quand tout le monde fut réuni, la reine se leva et dit: « Barons, messire Jean de Procida va vous parler en notre nom; ainsi, veuillez écouter ce qu'il vous
dira, et faites compte que nous vous le disons nous-mêmes »
Elle s'assit alors, et messire Jean se leva; et comme il était un des plus savants hommes du monde, il dit beaucoup de très belles paroles. Entre autres choses
il leur dit: « Barons, monseigneur le roi d'Aragon vous salue très chèrement et vous adresse cette lettre, à vous et à toute la communauté de Sicile. Faites-la
lire sous forme de proclamation, et quand elle sera lue et que vous saurez ce qu'il vous mande, alors, au nom de madame la reine et des seigneurs infants, je
vous dirai ce que j'ai à dire. »
Alors il remit la lettre à messire Mathieu de Termini, qui la prit et la plaça sur sa tête; après quoi, avec grand respect, il baisa le cachet et l'ouvrit en
présence de tous; et quand il l'eut ouverte il la fut de manière à ce que chacun pût bien l'entendre.
La substance de cette lettre était: qu'il leur donnait sa bénédiction et leur faisait savoir qu'il envoyait vers eux la reine Constance, sa femme et leur dame
naturelle. Il leur disait qu'ils eussent à la tenir pour dame et pour reine, et de lui obéir en tout ce qu'elle commanderait; qu'il leur envoyait en même temps
les infants En Jacques et En Frédéric, ses fils, et les leur recommandait; et voulait que, après la reine et lui, ils regardassent et tinssent l'infant En Jacques
comme leur chef suprême et seigneur en sa place, et en celle de la reine sa mère; et que, comme il n'était pas possible à la reine d'assister tous les jours et à
toute heure au conseil, ils voulussent bien, dans les affaires du conseil ou dans toute autre chose, délibérer et décider de concert avec le seigneur infant En
Jacques; qu'à la réserve de ses seuls ordres, ils ne fissent rien sans en avoir reçu autorisation de la reine ou de l'infant, au nom du roi; et qu'ils fussent
persuadés qu'ils trouveraient dans ledit infant tant de sagesse qu'ils en seraient tous satisfaits.
La lecture de la lettre étant terminée, messire Alaymo se leva et répondit pour tous: « Madame et reine, soyez la bienvenue; bénie soit l'heure où vous êtes
arrivée au milieu de nous, vous et les seigneurs infants; béni soit le roi d'Aragon, qui, pour notre garde et défense, vous a envoyée vers nous. Ainsi nous
prions tous Notre Seigneur Dieu, Jésus-Christ, sa benoîte mère et ses benoîts saints, qu'ils accordent une longue vie au seigneur roi, à vous, madame et
reine, et à tous vos infants, qu'il prenne nos jours pour allonger les vôtres; et qu'il prête longtemps votre présence à nous et à tous vos peuples. Et vous,
madame et reine, en notre nom et en celui de tous ceux qui ne sont point ici présents, à dater de ce jour nous vous acceptons comme notre dame et reine
pour faire et dire tout ce que vous nous ordonnerez; nous acceptons aussi les infants comme devant être nos seigneurs après le seigneur roi; nous acceptons
principalement le seigneur infant En Jacques pour chef supérieur et seigneur, au lieu et place du roi et de vous. Et, pour plus ferme garantie, moi, en mon
nom et au nom de toute la communauté de Sicile, je jure, par Dieu et sur les saints Evangiles, de tenir et accomplir tout ce que j'ai dit; et ainsi le jureront
tous ceux qui sont ici présents, pour eux-mêmes et pour les lieux qui les ont chargés de leur mandat.[12] »
Il se leva, baisa la main à madame la reine et aux infants. Chaque syndic, riche homme, chevalier et notable citoyen imita son exemple; après quoi messire
Jean de Procida se leva pour parler au nom de la reine: « Barons, dit-il, madame la reine rend grâces à Dieu, et elle vous remercie de la bonne volonté que
vous lui avez témoignée. Elle vous promet qu'en tout temps, tant en général qu'en particulier, elle vous aimera, honorera, secourra de tout son pouvoir, ainsi
que le feront le seigneur roi et les infants, en tout ce qu'elle pourra et qui sera bon et honnête. Voici la prière qu'elle vous fait et l'ordre qu'elle vous donne: «
Vous reconnaîtrez, à dater de ce jour, vous dit-elle par ma voix, l'infant En Jacques pour votre seigneur, à la place du roi son père et de nous-mêmes.
Comme il ne nous est pas possible de parcourir les différentes terres du royaume, il visitera lui-même tous ces lieux en bon seigneur; il ira à la guerre et
pourvoira à toutes les affaires, aux faits d'armes comme aux autres faits; car ces infants sont d'une si brave maison que ce que chacun d'eux apprécie par-
dessus tout au monde, c'est d'être bon homme d'armes Tels ont été tous leurs ancêtres, tels ils seront eux-mêmes et ceux qui naîtront d'eux, s'il plaît à Dieu.
Il convient donc que vous ayez le plus grand soin d'eux, surtout de l'infant En Jacques, qui désormais va entrer dans vos affaires et dans vos guerres.
L'infant En Frédéric est encore si jeune, que nous ne voulons point qu'il soit séparé de nous, jusqu'à ce qu'il soit plus grand. »
Messire Alaymo se leva alors, et, au nom de tous il répondit à madame la reine et aux infants: « Tout ce que madame la reine ordonne sera, au bon plaisir
de Dieu, ponctuellement exécuté; de sorte que Dieu, notre seigneur le roi d'Aragon, vous, madame la reine, vos infants, vos amis et vos sujets, vous en
serez tous satisfaits. »
Là-dessus, la reine les signa, et leur donna ses grâces et sa bénédiction. Chacun se leva et retourna chez soi joyeux et content. Messire Jean leur remit les
lettres adressées à chaque lieu et à chaque riche homme en particulier.
CHAPITRE C.
Comment madame, la reine et les infants se rendirent par terre à Messine, où se réunit un parlement; et comment ils reçurent la nouvelle de la prise du
château de Malte par le noble En Manfred Renier
Ces choses étant terminées, madame la reine et les infants se rendirent par terre, avec leur compagnie, à Messine, à petites journées. En chaque lieu on leur
faisait si grand fête que c'était merveille de l'ouïr; et ainsi ils allaient par terre et à petites journées, accompagnés des cinq cents arbalétriers, des cinq cents
almogavares armés, et de tous les chevaliers bien armés et leurs chevaux en main. Si bien que tous les habitants en avaient grande joie et y prenaient grand
courage; et il faisait beau à voir tout le cortège.
Si à Palerme on leur avait fait grand fête, on leur en fit bien plus encore à Messine, sans nulle comparaison. Ces fêtes durèrent plus de quinze jours, et
pendant ce temps on ne s'occupa d'aucun travail. Pendant ces quinze jours on reçut la nouvelle que le noble En Manfred Renier avait pris le château de
Malte, qui s'était rendu à lui sous sa bonne merci; et cette nouvelle augmenta encore les plaisirs de la fête. Madame la reine et les infants en furent remplis
de joie; et ils avaient bien raison d'être joyeux, car c'est un château très royal et très fort. Et ce château et cette île seyent aussi bien à l'île de Sicile que le
fait la pierre précieuse à la bague.
Les fêtes une fois terminées, madame la reine convoqua dans la ville de Messine un parlement composé de gens de la cité, de la plaine de Melazzo et de la
côte jusqu'à Taormina. Quand tous furent assemblés, messire Jean de Procida parla au nom de la reine et des infants, et dit beaucoup d'excellentes paroles,
et donna à tous grand confort et grande joie; si bien que tout le monde se retira fort satisfait de madame la reine et des infants.
[1] En catalan tersols. A chaque rame étaient attachés deux rameurs; et pour remplacer ceux des rameurs qui étaient fatigués, on tenait en réserve des
rameurs surnuméraires, appelés tersols, comme qui dirait, attachés en tiers au service d'une rame, pour occuper ces rameurs jusqu'au moment où ils étaient
appelés à remplacer les rameurs, on leur faisait faire l'office d'arbalétriers. Muntaner désapprouve cette méthode et pense qu'ainsi on n'avait pas
d'arbalétriers d'élite, car ces gens, fatigués eux-mêmes du service de la rame, n'avaient pas le bras si dispos et si exercé à manier l'arbalète. Il veut qu'on les
réserve pour ceux des bâtiments destinés a éclairer une flotte et qui, en cas de besoin, devaient forcer de rames; et il fixe à vingt sur cent le nombre de ces
bâtiments qu'on peut tenir en réserve pour cette marche plus rapide. Quant aux autres bâtiments de guerre, il veut qu'on y place des arbalétriers d'élite,
enrôlés pour ce seul service, tous se tenant ensemble, tous parfaitement exercés et toujours prêts à ajuster avec habileté lorsque l'action commence.
[2] Petit-fils de Charles, roi de Naples de 1309 à 1343, et qui par conséquent occupait le trône au moment où Muntaner écrivait sa Chronique en 1335.
[3] Robert d'Artois, fils de Robert Ier, qui était fils du roi Louis VIII de France, et frère de saint Louis et de Charles d'Anjou.
[4] Le mot catalan seny cloche, s'est conservé dans notre langue dans le composé tocsin, de locar seny toucher, frapper la cloche
[7] Hurque est un mot de notre ancienne langue qui signifie proprement longs bateaux de transport. C'est le même mot qu'emploie Muntaner.
[8] On voit que dans ces cortès, régulièrement convoquées, tous les ordres de citoyens sont représentés. Il fut décidé dans les cortès de 1283 que les cortès
générales seraient convoquées tous les ans. Le terme de la convocation fut étendu à deux ans, par une décision des cortès, rendue en 1307, sous le règne de
Jacques II
[9] Accompagner avec honneur en donnant la droite, c'est un vieux mot, mais compris de tout le monde. Le mot destrier, cheval d'honneur a la même
racine
[10] Le texte se sert de l’expression de barque de panascal, qui répond à celle de barca de parascalmo dans le traité conclu par saint Louis avec les Génois
et a barca de paleschalmo d'une annexe du même marché.
[11] Jean de Procida, qui avait puissamment soutenu le roi d’Aragon, fut nommé chancelier du royaume de Sicile.
[12]« Le parlement sicilien était déjà régulièrement composé de ses trois chambres ou bras: le bras militaire, le bras ecclésiastique et le bras domanial. Le
bras militaire se composait des anciens commilitones ou grands barons et vassaux directs de la couronne; on y joignit successivement, sous les rois
aragonais, tous les propriétaires qui pouvaient fonder sur leurs terres un bourg de quarante feux. Cette classe était héréditaire de mâle en mâle par rang de
primogéniture. Le bras ecclésiastique comprenait tous les évêques, prélats et abbés commanditaires. La suppression de l'emploi entraînait la suppression de
la place dans cette chambre, le bras domanial se composait de tous les fondés de pouvoirs des villes incorporées et terres domaniales. Les délégués ou
syndics étaient élus par les soins du conseil municipal de chaque bourg.
« Ce parlement était annuel, et quelquefois il était convoqué extraordinairement. Chaque année, avant sa dissolution, il choisissait quatre membres tirés de
chacune de ses trois branches, pour former une espèce de tribunal représentatif du parlement, tribunal composé de douze membres, sous le titre de députés
du royaume, fondés de pouvoir du parlement. Cette députation était chargée de la répartition des impôts arrêtés en parlement général, de leur recouvrement,
de leur envoi au gouvernement, de la protection des libertés nationales et du droit particulier de faire des représentations au roi, au nom du parlement, et
même de s'opposer à l'exécution de tontes les ordonnances royales attentatoires aux prérogatives de la nation.
« Sous Charles v, le parlement cessa d'être annuel et ne fut plus convoqué que tous les quatre ans; mais il resta investi du droit de proposer, pour quatre ans
seulement, la nature et la quotité des impôts et d'en faire la répartition.
« Ces formes constitutives furent violées pour la première fois en 1810. Une nouvelle constitution fut promulguée en 1812. Les restaurations de 1814 ont
entraîné le renversement des nouvelles constitutions, sans que les peuples aient pu obtenir depuis d'être remis en possession de leurs droits anciens, que les
souverains ont usurpés presque par toute l'Europe, au moment où la générosité des nations s'empressait à rétablir partout leurs trônes renversés. »
CHRONIQUE : CI à CXX
CHAPITRE CI
Comment le seigneur roi En pierre, après le départ de la reine et des infants, avait résolu de ne point quitter Barcelone qu'il n'eût reçu de leurs nouvelles,
lesquelles lui étaient arrivées promptement,
Lorsque madame la reine et les infants eurent mis à la voile de Barcelone, le seigneur roi de Majorque demeura huit jours avec le seigneur roi d'Aragon,
aussi bien que tous les riches hommes et barons; après quoi le seigneur roi de Majorque prit congé du seigneur roi d'Aragon et s'en retourna à Perpignan,
avec le comte d'Ampurias et En Dalmau de Rocaberti, qui sont ses voisins. Ensuite partirent tous les riches hommes de Catalogne et d'Aragon. Mais le
seigneur roi resta à Barcelone, parce qu'il avait à cœur de ne point s'éloigner qu'il n'eût reçu des nouvelles de madame la reine et des infants. Et il le fit
ainsi. Je vous ai dit plus haut comment il reçut des nouvelles par les deux lins armés; aussitôt il en écrivit au seigneur roi de Majorque et à tous ses riches
hommes et aux cités et royaumes, afin qu'ils fissent des processions et rendissent grâces à Dieu.
CHAPITRE CII
De l’entrevue du seigneur roi d'Aragon avec le roi de Castille don Sanche, où le seigneur roi d'Aragon voulut connaître les intentions du roi don Sanche,
qui furent de le seconder contre qui que ce fût au monde.
Ayant reçu ces bonnes nouvelles, le roi parcourut ses royaumes et alla visiter le roi de Castille son neveu, qui, sachant qu'il se trouvait en Aragon, lui avait
fait dire le désir qu'il avait de le voir. Il y consentit; ils se virent à Farisa, et là ils se fêtèrent grandement l'un l'autre, et le roi de Castille surtout montra bien
de la joie de voir son oncle.
Après les fêtes, le seigneur roi d'Aragon le prit en particulier dans une chambre et lui dit: Mon neveu, vous avez appris, je pense, comment l'Eglise a, contre
toute raison, rendu sentence contre nous.[1] Et cela est arrivé parce que le pape est Français, et vous pensez bien qu'étant de la même nation que le roi
Charles il lui donne toute aide et toute faveur; vous pouvez vous en convaincre dès ce moment, puisque, avant de nous avoir cité, il nous a déjà condamné.
D'un autre côté, le roi de France, notre beau frère, lié avec nous par de forts engagements, a cependant promis aide et appui au roi Charles, son oncle. Il
avait déjà d'ailleurs bien fait voir ce qu'il avait dans l'âme, en accompagnant contre nous le roi Charles à Bordeaux, suivi de douze mille cavaliers armés. Je
tiens donc pour certain que je vais avoir à soutenir une guerre et contre l'Eglise et contre la France, et je désire savoir de vous-même en quelles intentions
vous êtes à cet égard. »
Le roi de Castille lui répondit: « Mon oncle, tout ce que vous venez de me dire, je le savais déjà comme une chose certaine, et c'est une des causes qui
m'ont fait vous demander cette entrevue. Je n'ignore pas que vous avez envoyé des messagers, et je crois bien qu'ils vous apporteront des nouvelles de
guerre. Pour moi seigneur et oncle, je vous promets, en vertu de nos engagements réciproques, engagements que je vous confirme même aujourd'hui avec
serment et hommage de bouche et des mains, que je ne vous faudrai ni de ma personne ni de toutes mes terres, et que vous m'aurez en aide de tout mon
pouvoir contre qui que ce soit au monde. Aussitôt que vos envoyés seront de retour, faites-moi connaître les nouvelles qu'ils vous apporteront; et si c'est la
guerre qu'ils vous apportent, nous nous disposerons à la guerre. Il me semble qu'en réunissant vos forces et les nôtres, celles du roi de Majorque et du roi de
Portugal, nous pouvons bien nous défendre contre eux; et je pense même que, si nous conduisons la guerre avec vigueur, nous pourrons recouvrer
promptement la Navarre,[2] et même aller au-delà. Ainsi, seigneur et oncle, ayez bon espoir et soyez joyeux et content. »
Et certes il disait vérité; car si ces quatre rois d'Espagne qu'il désignait, et qui sont même chair et même sang, étaient bien unis, ils n'auraient à craindre
aucune autre puissance sur la terre.
En entendant ainsi parler son neveu le roi de Castille, le seigneur roi d'Aragon se leva, le baisa plus de dix fois, et lui dit: « Mon neveu, je n'attendais pas
moins de vous. Je suis très satisfait, et je vous rends mille grâces de la bonne offre que vous me faites, et j'ai foi en vous que vous le ferez comme vous le
dites. "
Après cet entretien, ils se séparèrent et prirent congé l'un de l'autre, aussi affectueusement que père et fils peuvent le faire. Le roi de Castille retourna dans
son royaume, et le roi d'Aragon en fit autant. Il ne voulut rien faire de nouveau avant le retour des messagers qu'il avait envoyés au pape et au roi de
France. Laissons là le roi d'Aragon, et parlons du roi de France, du roi Charles et du cardinal.
CHAPITRE CIII
Comment le roi de France et le roi Charles décidèrent d’envoyer monseigneur Charlot, le plus jeune fils du roi de France, avec le cardinal, vers le pape,
pour qu'il lui fit don du royaume d'Aragon; ce que le pape Martin, né Français, lui accorda.
Lorsque les fêtes qu'on faisait à Toulouse pour le roi de France et pour le roi Charles furent terminées, ils se réunirent avec le cardinal, avec monseigneur
Philippe et avec monseigneur Charles, tous les deux fils du roi de France, pour voir ce qu'ils auraient à faire. Il fut décidé que le roi Charles se rendrait avec
le cardinal auprès du pape, et qu'ils amèneraient avec eux le plus jeune fils du roi de France, nommé Charles, afin que le pape fit don à celui-ci du royaume
d'Aragon et lui en posât la couronne sur la tête. Ainsi fut-il fait; ce qui fut fort pénible à monseigneur En Philippe, son frère, qui était plus attaché au roi
d'Aragon, son oncle, qu'à homme du monde, après son père; mais quant à monseigneur Charles, il n'avait, en aucun temps, porté nulle affection à la maison
d'Aragon.
Le roi de France retourna à Paris, et le roi Charles et le cardinal, emmenant avec eux monseigneur Charlot, s'en allèrent à Rome trouver le pape. Aussitôt
leur arrivée, le pape donna le royaume d'Aragon à monseigneur Charlot et lui en mit la couronne sur la tête; on tint cour plénière et on fit de grandes
réjouissances. On peut citer à ce propos ce dicton de Catalogne; quand quelqu'un dit: « Je voudrais bien que ce lieu fût à vous; » l'autre répond: « Il paraît
qu'il ne vous coûte pas beaucoup. » Et ainsi le peut-on dire du pape: qu'il paraissait bien que le royaume d'Aragon ne lui coûtait pas cher, puisqu'il en faisait
si bon marché. Et ce fut bien de toutes les donations la donation faite pour le plus grand malheur des chrétiens.
Quand tout cela fut fait, monseigneur Charlot retourna en France avec son père, et le cardinal les accompagna, et le roi de France fit grande fête pour leur
arrivée; ce que ne fit pas monseigneur Philippe, qui dit: « Qu'est-ce, mon frère? On prétend que vous vous faites appeler roi d'Aragon? — Cela est vrai,
répondit Charles, je suis en effet roi d'Aragon. » Et Philippe lui répondit: « Sur ma foi! Mon frère, vous êtes roi du chapeau de la façon du cardinal. »
Quant au royaume d'Aragon, jamais vous n'en aurez un seul point; car notre oncle le roi d'Aragon en est roi et seigneur; et il est plus digne de l'être que
vous, et il le défendra contre vous de telle sorte que vous pourrez bien apprendre que vous n'avez hérité que du vent.
Ces deux frères eurent là-dessus de grandes altercations, et la chose eût été poussée bien plus loin si ce n'eût été de leur père le roi de France qui les sépara.
Les fêtes écoulées, le cardinal dit au roi de France, de la part du pape, qu'il eût à se disposer à marcher en personne contre le roi d'Aragon, pour mettre en
possession de ce royaume son fils, qui en avait été couronné roi. Et le roi de France lui répondit: « Faites-nous apporter de l'argent, cardinal, et faites
prêcher de tous côtés la croisade; et laissez-nous le soin du reste. Nous saurons bien nous pourvoir de marins et de troupes de terre; nous ferons construire
cent cinquante galères; nous aurons soin de préparer tout ce qui est nécessaire à cette expédition, et nous vous promettons, foi de roi! Que, de ce mois
d'avril en un an, nous serons entrés sur les terres du roi d'Aragon avec toutes nos forces. »
Là-dessus, le cardinal et Charlot, roi du chapeau, furent très joyeux et satisfaits de ce qu'avait dit le roi de France. Il en fut de même du roi Charles, qui était
resté auprès du pape, et pourchassait de toutes parts pour se procurer de la cavalerie et d'autres troupes avec lesquelles il pût se rendre à Naples et de là se
porter contre la Sicile. Laissons-les là, à faire de tous côtés leurs efforts, et parlons des messagers que le roi d'Aragon avait envoyés au pape et au roi de
France.
CHAPITRE CIV
Comment les messagers du seigneur roi d'Aragon furent mal accueillis par le Père apostolique; et de la dure réponse qu'ils eurent de lui et du roi de France.
Les messagers du roi d'Aragon, étant partis de Barcelone, allèrent tant par leurs journées qu'ils arrivèrent auprès du pape. Assurément vous avez vu dans
d'autres temps des envoyés du roi d'Aragon mieux reçus que ne le furent ceux ci à la cour du pape; toutefois ils s'en soucièrent peu, et se présentèrent
devant le pape et mi dirent: « Saint-Père, le soigneur roi d'Aragon vous salue, vous et votre collège, et il se recommande à votre grâce. »
Le pape et les cardinaux se turent, sans daigner faire aucune réponse. Les messagers, voyant qu'on ne répondait point à leur salutation, reprirent ainsi: «
Saint-Père, le seigneur roi d'Aragon vous fait dire par nous qu'il s'émerveille grandement que Votre Sainteté ait donné sentence contre lui, et que vous vous
soyez si fortement avancé contre lui et son royaume sans avoir fait préalablement la moindre citation; c'est vraiment là une chose merveilleuse. Et il est tout
prêt, Saint Père, à se soumettre à votre pouvoir et à celui des cardinaux, en s'engageant à faire droit au roi Charles et à tout autre qui aura quelque
réclamation à faire contre lui; et il est prêt à le signer et à le faire signer par cinq ou six rois chrétiens, qui se porteront garants envers votre cour et Votre
Sainteté qu'il fera droit à toutes les justes réclamations qui lui seront faites par le roi Charles et par tout autre. Ainsi donc il requiert et supplie Votre
Sainteté et tous les cardinaux d'être ouï dans son droit, et que vous révoquiez la sentence portée contre lui, sentence qui, sauf votre honneur, est comme non
avenue. Si, par aventure, il ne se conformait pas à l'engagement qu'il offre de prendre, alors, en qualité de Saint-Père, vous serez autorisé à procéder contre
lui; et certes ce n'est pas lui qui se déroberait à ses engagements; et la sainte Eglise ne saurait dire qu'il l'ait jamais fait. »
Les messagers se turent à cette parole, et le pape répondit: « Nous avons bien entendu ce que vous venez de dire, et nous vous répondons que nous ne
reculerons en rien dans ce que nous avons fait; car, dans tout ce que nous avons décidé contre lui, nous avons procédé avec justice et avec raison. » Et là-
dessus il se tut.
L'un des messagers, qui était chevalier, se leva alors et dit: « Saint-Père, je m'émerveille grandement de la dure réponse que vous nous faites. On voit bien
que vous êtes de la même nation que le roi Charles, et que ses paroles sont écoutées, approuvées et soutenues bien différemment de celles du roi d'Aragon,
qui, sans aide ni secours de l'Eglise, a plus fait pour l'agrandissement de la sainte Eglise que depuis cent ans ne l'avaient fait tous les rois du monde. Et il lui
aurait conquis bien davantage encore, si ces mêmes indulgences que vous donnez contre lui vous les eussiez accordées à ceux qui lui seraient venus en aide
dans la Barbarie. Et c'est la dure réponse que vous lui fîtes alors qui le décida à en partir, ce qui a été un grand dommage pour la chrétienté. Ainsi donc,
Saint-Père, pour l'amour de Dieu, adoucissez la réponse que vous nous donnez. »
Le pape répliqua: « Voici notre réponse; c'est que nous ne changerons rien à ce qui est dit. »
Là-dessus les envoyés se levèrent tous en semble et dirent: « Saint-Père, voici des lettres d'où il constate que nous avons pouvoir de signer, au nom du
seigneur roi d'Aragon, tout ce que nous avons dit. Nous vous prions donc qu'il vous plaise de prendre son engagement signé. — Nous n'en prendrons rien,
répondit le pape. »
Aussitôt les quatre envoyés se pourvurent d'un notaire et dirent: « Saint-Père, ainsi donc, puisque telle est votre réponse, au nom du seigneur roi d'Aragon,
nous faisons appel de votre sentence au vrai Dieu notre Seigneur, qui est notre seigneur à tous, ainsi qu'au bienheureux saint Pierre; et nous requérons ce
notaire ici présent de dresser acte de cet appel. »
Le notaire se leva, reçut la déclaration d'appel et en dressa un acte authentique. « Saint-Père, ajoutèrent les envoyés, nous persistons encore au nom du roi
d'Aragon, et puisque nous ne pouvons attendre de vous aucune merci, nous vous déclarons que tout le mal que lui ou les siens pourront commettre en sa
défense, doit retomber sur votre âme et sur l'âme de tous ceux qui vous ont donné un tel conseil; et que l'âme du roi d'Aragon et de tous les siens n'en
souffriront aucunement; car Dieu sait bien que rien de ce qui s'y fera ne pourra être imputé à faute à lui ou à ses gens. Notaire, rédigez-nous un autre acte de
cette déclaration. » Et ainsi le fit-il sur-le-champ en leur présence.
Le pape répliqua: « Nous avons sévi justement contre votre roi. Et sachez comme chose certaine, que celui qui ne le croit pas est interdit et excommunié;
car chacun sait, ou doit savoir, que de la cour du pape ne sortit jamais une seule sentence qui ne fût juste. Il est donc de toute vérité que celle ci aussi est
parfaitement juste; et ne le fût-elle pas, nous n'y changerions rien; ainsi, retirez-vous. »
Les envoyés s'éloignèrent du pape fort mécontents et retournèrent en Catalogne au seigneur roi, et lui rendirent compte de tout ce qui leur avait été dit aussi
bien que de ce qu'ils avaient dit et fait eux-mêmes. Le seigneur roi levant les yeux au ciel, s'écria: « Seigneur Dieu le père, je me recommande entre vos
mains moi et mes peuples, et je me soumets à votre jugement. »
Que vous dirai-je? Si les messagers envoyés auprès du pape rapportèrent de mauvaises réponses, ceux qui avaient été auprès du roi de France en reçurent
de tout aussi mauvaises, et protestèrent pareillement. Et quand ils se furent présentés devant le roi et lui eurent fait le rapport de leur mission, il répondit: «
Maintenant, qu'il arrive ce qu'il pourra; pourvu que Dieu soit avec nous, nous n'avons rien à craindre de leur puissance. »
Je ne veux plus vous parler de ces messages; j'aurais trop à faire si je voulais vous raconter tous ces détails; il me suffit de vous en avoir dit le sommaire et
la substance. Je reviens donc à l'amiral En Roger de Renier
CHAPITRE CV
Comment l'amiral En Roger de Renier déconfit trente-six galères et en battit et prit vingt-cinq qui étaient sorties de Naples avec huit comtes et six autres
seigneurs bannerets, dans l'intention de débarquer à Cefallu.
Vous avez vu comment l’amiral En Roger de Renier, après s'être rendu maître de Lipari, avait envoyé deux lins armés et deux barques armées, pour avoir
nouvelle de ce qui se passait. A peu de jours de là ces bâtiments revinrent chacun en particulier, et annoncèrent: que trente-six galères étaient sorties de
Naples avec un grand nombre de comtes et de barons; qu'elles remorquaient un si grand nombre de barques, qu'on y comptait bien au-delà de trois cents
chevaux; et qu'une nombreuse cavalerie venait les rejoindre parterre jusqu'à Amantea. Cette cavalerie allait se faire débarquer à Cefallu, à cause du château
de ce nom, un des forts châteaux de Sicile, et qui tenait encore pour le roi Charles; mais la cité, qui est bâtie au pied de la montagne, ne tenait pas pour lui,
et ils venaient pour s'emparer de la cité de Cefallu et mettre des forces dans le château. Après avoir débarqué la cavalerie, ils devaient retourner à Amantea
et renouveler leurs voyages jusqu'à ce qu'ils eussent tout transporté. Certainement ils eussent fait ainsi si Dieu n'y eût mis ordre, et en bonne foi ils furent
bien près de causer de grands dommages à la Sicile.
L'amiral En Roger n'eut pas été plus tôt instruit de cette nouvelle, qu'il fit sonner les trompettes et réunit tous ses gens à la poupe des galères. Là il leur
raconta tout ce qu'il avait appris, les harangua et leur dit beaucoup de belles paroles, et, entre autres choses: « Barons, vous avez appris que madame la
reine d'Aragon était arrivée en Sicile et avait amené avec elle les infants En Jacques et En Frédéric, ce dont nous devons tous avoir grande joie et grande
allégresse. Il faut donc faire en sorte qu'avec l'aide de Dieu nous nous emparions de ces galères et de ces gens qui s'en viennent pleins d'un tel orgueil.
Chacun peut s'imaginer que là où sont huit comtes et six autres seigneurs bannerets, là doit se trouver orgueil et aussi puissance. Il faut donc aujourd'hui
redoubler aussi de courage; car, sur ma foi! Il y aura grand honneur pour nous tous à nous battre avec gens si valeureux. » Tous à ces mots s'écrièrent: «
Allons, allons! Le jour nous semble une année, jusqu'à ce que nous soyons aux prises avec eux. »
La trompette sonna aussitôt et tous s'embarquèrent, allèrent à la bonne heure et firent route vers Stromboli, et de Stromboli s'abritèrent dans une cale de la
Calabre, et arrivèrent en droiture à Amantea; de Stromboli ils se dirigèrent vers Scimoflet,[3] puis à Sentonnocent,[4] à Cetraro, à Caustrecuch[5] et à
Maratea. Lorsqu'ils furent à la hauteur de la cité de Policastro, ils aperçurent du cap Palinure la flotte des comtes. A peine l'eurent-ils aperçue qu'ils
s'écrièrent tous: « Aur! Aur! » Ils se formèrent en bel ordre de bataille et marchèrent sur leurs ennemis. En voyant arriver la flotte de l'amiral En Roger,
enseignes déployées, les comtes, soyez-en sûrs, en éprouvaient une grande joie; mais s'ils en ressentaient un grand plaisir, les chiourmes des galères n'en
avaient pas autant. Il leur fallut cependant manœuvrer comme des forçats, car ils n'osaient désobéir aux ordres qu'il plaisait aux comtes et aux autres barons
de leur donner. Ainsi tout prêts à combattre, ils se portèrent en avant; et si jamais on vit gens attaquer avec vigueur, ce fut bien eux. Au milieu de la mêlée,
il fallait voir les coups tomber partout, et manœuvrer les arbalétriers catalans enrégimentés; et croyez bien qu'il n'y avait aucun de leurs traits qui portât à
faux. Que vous dirai-je? C’est une rude entreprise de vouloir lutter contre le pouvoir de Dieu, et Dieu était avec l'amiral et avec les Catalans et Latins qui
l'accompagnaient. Rien n'y valut, haut parage ni éclat; les Catalans y déployèrent une telle vigueur que les galères des comtes furent vaincues. Celles seules
qui purent se dégager de la mêlée se sauvèrent. Il y eut onze galères qui purent s'échapper; mais si maltraitées qu'elles n'avaient lieu ni loisir de crier Laus
Domino, et qu'elles ne songèrent qu'à la fuite. L'amiral les voyant s'éloigner détacha six de ses galères à leur poursuite, et elles les suivirent jusqu'au
château de Pisciotta. Là elles s'échouèrent, mais il se trouva tant de chevaliers à cet endroit de la côte qu'on ne put en prendre aucune; autant valut toutefois,
car ces chevaliers, dont les seigneurs étaient sur les galères, s'écrièrent en les voyant: « Ah! Traîtres, comment avez-vous pu abandonner de si honorables
chevetains que ceux qui se trouvaient sur les galères? », et en disant cela ils les exterminèrent tous.
L'amiral, avec ses galères, redoubla d'efforts, et tous s'écrièrent: « Aragon! Aragon! À l'abordage! À l'abordage! » Et ils s'élancèrent sur les galères. Tous
ceux qui furent trouvés sur les ponts furent mis à mort, à l'exception des comtes et des barons qui avaient échappé vivants du combat et qui se rendirent à
l'amiral. Ainsi l'amiral fit prisonniers les comtes, barons et autres gens des vingt-cinq galères qui n'avaient pas été tués, et s'empara des galères et de tout ce
qu'elles contenaient; et il envoya ensuite vers les barques qui transportaient les chevaux. On les prit toutes et il n'en échappa peut-être pas dix; et ces dix
s'étaient échappées au moment le plus chaud de l'action et s'étaient réfugiées au château de Pisciotta. L'amiral fut très satisfait de s'être ainsi rendu maître
des vingt-cinq galères qui étaient restées, ainsi que des barques et lins, et de plus de tous les comtes et barons, à l'exception du comte de Montfort, d'un
frère de ce comte, et de doux de ses cousins germains qui se laissèrent tailler en pièces plutôt que de consentir à se rendre. Ils firent bien en cela, car ils
savaient trop qu'aussi bien n'auraient-ils pu échapper, et qu'ils auraient très certainement perdu la tête s'ils eussent été pris vivants. Mais tous les autres
comtes et barons se rendirent à l'amiral.
Après ce succès l'amiral fit route vers Messine, d'où il envoya sans délai un lin armé en Catalogne au seigneur roi, et un autre en Sicile à madame la reine et
aux seigneurs infants. Si la joie fut vive en l'un et l'autre lieu, c'est ce que vous n'avez pas besoin de me demander, car chacun de vous peut bien l'imaginer.
Vous pouvez vous imaginer aussi combien eurent de profit tous les gens de la flotte du roi d'Aragon, ils gagnèrent tous tellement, du plus grand au plus
petit, que ce serait une grande affaire de le dire. L'amiral laissa à chacun tout le pourchas qu'il avait pu faire, et c'était par de semblables concessions qu'il
doublait leur courage. Il imita en cela ce que le roi avait fait pour les dix galères de Sarrasins qu'En Corral Llança avait déconfites, ainsi que vous l'avez
précédemment entendu. Ainsi donc, tout amiral, chef ou commandant d'hommes d'armes, doit faire tous ses efforts pour tenir toujours en joie et en richesse
tous ceux qui sont avec lui. En leur enlevant le gain qu'ils peuvent faire, on leur enlève le courage, et à l'occasion cela se retrouve. Bien des chefs se sont
perdus, d'autres se perdront encore, faute de largesse et de générosité, tandis que ceux qui ont ces qualités leur ont dû souvent leurs victoires et leurs
honneurs.
Remplis de joie, comme vous venez de l'apprendre, ils arrivèrent à Messine; et si jamais on fit fête, ce fut là, car jamais fête plus grande ne se donna dans
ce monde. Les seigneurs infants En Jacques et En Frédéric sortirent à cheval, et se rendirent avec beaucoup de personnes de distinction à la Fontaine d’Or,
et toute la ville de Messine y accourut. Lorsque l'amiral aperçut les infants, il monta sur une barque qui le porta à terre. Il s'approcha du seigneur infant En
Jacques et lui baisa la main; mais le seigneur infant le baisa sur la bouche. Il en fut de même du seigneur infant En Frédéric. L'amiral dit au seigneur infant
En Jacques: « Seigneur, quels ordres avez-vous à me donner? — Retournez à bord de vos galères, faites vos réjouissances, allez ensuite saluer le palais,
puis allez faire votre révérence à madame la reine; et ensuite nous nous entendrons avec vous et avec notre conseil sur ce que vous aurez à faire.
L'amiral retourna donc aux galères et fit célébrer ses fêtes. Toutes les galères, barques et lins dont on s'était emparé furent tirées poupe en avant et
enseignes traînantes. Quand on fut devant la douane, on poussa de grands cris de Laus Domino, et tout Messine répondit à ces cris, de telle manière qu'il
semblait que le ciel et la terre allaient s'abîmer. Après cela l'amiral descendit à la douane, entra au palais, alla faire sa révérence à madame la reine, baisa
trois fois la terre devant elle, avant de s'approcher, et puis lui baisa la main.
Madame la reine le reçut avec joie et avec la meilleure chère du monde; et comme il était allé faire sa révérence à madame la reine, il alla aussi faire sa
révérence à dame Bella sa mère; et sa mère, en pleurant de bonheur, le baisa à plus de dix reprises. Elle le pressait si étroitement qu'on ne pouvait l'arracher
de ses bras. Enfin la reine se leva et alla les séparer; après quoi l'amiral, avec la permission de madame la reine et de dame Bella sa mère, se rendit dans son
logement, où on lui fit de belles fêtes. Il fit placer les comtes et les barons au château de Matagrifon,[6] et les fit bien enferrer de bons grésillons,[7] et y
ordonna de sûrs gardes; quant aux chevaux, au nombre de trois cents, il les fit remettre à l'infant En Jacques, pour qu'il en disposât ainsi que bon lui
semblerait. Mais au lieu de les envoyer dans ses écuries, le seigneur infant En Jacques en donna trente à l'amiral, et distribua les autres aux comtes, barons,
chevaliers et notables citoyens, sans en garder un seul pour son usage, à l'exception de quatre beaux palefrois qui s'y trouvaient et dont il fit présent à son
frère l'infant En Frédéric.
Tout cela fait, le seigneur infant En Jacques réunit son conseil au palais. L'amiral y fut appelé, ainsi que toutes les autres personnes qui composaient le
conseil. Et quand tous furent réunis, madame la reine envoya dire au seigneur infant En Jacques de se rendre avec son conseil en sa présence; et tous s'y
rendirent. Et quand ils furent devant la reine, elle lui dit: « Mon fils, je vous prie, pour l'amour de Dieu, avant que vous preniez aucun parti sur les
prisonniers, de faire mettre en liberté tout ce qui s'y trouve de la principauté, ou de la Calabre, ou de la Fouille, ou des Abruzzes, et de les renvoyer chacun
chez eux, ainsi que l'a fait le seigneur roi votre père pour ceux qui avaient été pris à Catona et à la déconfiture des galères de Nicotera; car, croyez-le bien,
mon fils, votre père, vous et moi, nous pouvons être assurés qu'aucun d'eux ne marchera volontairement contre nous; et s'ils le font, c'est qu'ils y sont
forcés, n'ignorant pas qu'ils sont nos sujets. Et si on pouvait ouvrir le cœur de chacun d'entre eux, on y trouverait certainement écrit le nom de notre aïeul
l'empereur Frédéric, celui de notre père le roi Manfred, le nôtre et celui de vous tous; ce serait donc un péché que de faire périr ces gens-là quand ils
tombent en notre pouvoir. — Madame, lui répondit l'infant, il sera fait ainsi que vous commandez. Et aussitôt, en présence de la reine, le seigneur infant En
Jacques donna ordre à l'amiral de le faire ainsi, et l'amiral répondit que leurs ordres seraient exécutés.
Je n'ai pas besoin d'ajouter autre chose, sinon qu'on se conforma exactement aux mesures prises à l'égard des autres par le seigneur roi; et le grand renom et
le grand los de la bonté et de la piété de madame la reine s'en répandit par tout le pays et par tout le monde.
Cette demande ainsi octroyée, le seigneur infant et son conseil allèrent tenir leur délibération dans la salle accoutumée pour tous les conseils, et il fut arrêté
qu'en ce qui concernait les comtes, barons ou chevaliers, on ne déciderait rien sans l'assentiment du seigneur roi d'Aragon; et qu'on armerait sans délai une
galère sur laquelle on expédierait au seigneur roi en Catalogne des messagers qui lui porteraient le nom de tous les prisonniers; puis le seigneur roi en
déciderait ce que bon lui semblerait. Ainsi qu'il fut convenu, ainsi fut-il exécuté; la galère fut armée et expédiée de Messine. Je cesserai de vous parler ici
de la galère, et vous entretiendrai d'un autre fait qui ne doit pas être passé sous silence.
CHAPITRE CVI
Comment messire Augustin D'Availles, Français, alla avec vingt galères du prince de Matagrifon à Agosta, laquelle il prit et saccagea; et comment le
commandant de ces vingt galères s'enfuit à Brindes, par la grande peur qu'il eût d'En Roger de Loria.
Il est vérité que, pendant que cette flotte des comtes était ainsi traitée à Naples, un riche homme nommé messire Augustin D'Availles, qui était Français et
fort puissant, conçut le dessein de faire à lui seul quelque coup d'éclat qui tournât à l'honneur de lui et des siens, et qui pût être agréable au roi Charles, en
faveur de qui il était parti de France. Il se présenta au prince et lui dit: Prince, je sais que vous avez à Brindes vingt galères ouvertes en poupe. Veuillez les
faire armer; et quand toutes seront prêtes, faites courir le bruit que vous voulez m'envoyer en Morée avec de la cavalerie, et mettez-y du monde, de gré ou
de force; et moi, avec trois cents hommes à cheval, tous de mon pays et de mes parents, je monterai avec de bons chevaliers sur les galères; vous me ferez
conduire en Sicile, à Agosta,[8] où se trouve un bon port et un bon et beau château que j'ai tenu pour votre père. Le roi d'Aragon ne songe point à le faire
garder et la ville a de mauvaises murailles. J'y serai bientôt entré avec les chiourmes des galères; et ainsi nous attaquerons la Sicile d'un côté tandis que le
comte de Brienne, le comte de Monfort et les autres comtes qui sont allés à Cefallu l'attaqueront d'un autre: de cette manière nous mettrons toute l'île à feu
et à sang et nous réconforterons tous les châteaux qui tiennent encore pour vous. Tandis qu'En Roger de Loua est hors de Sicile nous pourrons faire en toute
sûreté cette expédition que j'ai conçue. »
Que vous dirai-je? Le prince, qui connaissait messire Augustin D'Availles pour un excellent chevalier et un homme très expérimenté, crut ce qu'il lui disait
et lui octroya sa demande; et, ainsi qu'il l'avait conçu, ainsi l'exécuta-t-il.
Tandis que l'amiral était à Lipari tout fut disposé; ils partirent de Brindes, arrivèrent à la ville d'Agosta, l'attaquèrent, la prirent et la saccagèrent. Quand ils
eurent pris terre ils demandèrent dans quel état se trouvait l'île de Sicile; et quelques hommes qu'ils avaient pris à Agosta le dirent au capitaine des galères
qui faisait cette question et qui était de Brindes; mais les Français arrivaient avec un tel orgueil qu'ils ne se souciaient de prendre aucune information et ne
songeaient qu'à brûler et à détruire la ville. Le commandant des galères toutefois, qui avait toujours la terreur panique d'En Roger de Loria empreinte au
fond du cœur, demanda tout secrètement des nouvelles, et ceux qu'il interrogea lui répondirent: « Seigneur, soyez certain qu'il y a aujourd'hui trois jours
que l'amiral est venu à Messine. » Et ils lui racontèrent toute l'affaire. Aussitôt le capitaine des galères alla trouver messire Augustin D'Availles et lui dit: «
Messire Augustin, si vous le trouvez bon, cette nuit, avec les galères, j'irai en Calabre et je prendrai la troupe que je trouverai sur la plage de Pentedattile et
que le prince vous aura envoyée; ainsi vous serez mieux secondé; car moi ici avec les galères je ne vous serais d'aucune utilité. » Les Français sont des gens
qui ne connaissent rien aux affaires de mer, et croient tout ce qu'on veut bien leur dire là-dessus. Aussi messire Augustin lui répondit-il, qu'il pouvait s'en
aller à la bonne aventure, mais qu'il eût à être promptement de retour. Je n'ai plus besoin de m'arrêter à vous parler de son départ; car si messire Augustin
parlait à l'aventure, ce n'était pas à un paresseux qu'il parlait. Cependant messire Augustin D'Availles fit fort bien de lui donner autorisation départir, car s'il
ne la lui eût pas donnée, le capitaine n'en serait pas moins parti cette nuit même, sachant bien, puisque les choses se passaient comme on le lui avait
raconté, qu'ils étaient venus à la male heure. Il débarqua donc toutes les provisions et tout ce qui appartenait aux chevaliers, et pendant la nuit il mit en mer.
N'allez pas croire qu'il se souciât d'aborder à la plage de Pentedattile, mais il regagna rapidement[9] la haute mer, fit voile vers le cap délie Colonne et ne
s'arrêta que quand il fut arrivé à Brindes. Là il laissa les galères devant l'arsenal; chacun alla où bon lui sembla; et s'il y en a encore quelques-uns vivants,
soyez sûr qu'ils fuient encore.
Laissons-les à présent qu'ils ont mis les galères en lieu bon et sûr, et revenons au seigneur infant En Jacques et à l'amiral En Roger de Loria.
CHAPITRE CVII
Comment messire Augustin d'Availles fut pris, après avoir été vaincu par le seigneur infant En Jacques.
Dès que le seigneur infant et l'amiral eurent appris que messire A. D'Availles avait ravagé et brûlé Agosta, le seigneur infant En Jacques fit sortir sa
bannière avec bien sept cents hommes à cheval et trois mille Agathe et un bon nombre de gens à pied de Messine, et il marcha en droite ligne sur Agosta.
L'amiral fit monter tout son monde sur les galères; et il n'était pas besoin de les prier beaucoup ni de les forcer, car ils s'embarquaient en toute hâte à qui
mieux mieux avec joie et satisfaction. Aussitôt qu'ils furent embarqués, ils allèrent au port d'Agosta et se hâtèrent de monter à la ville sans attendre l'infant;
et il fallait voir les beaux faits d'armes qui se faisaient parmi les rues! Que vous dirai-je? Il y avait tel coup de dard lancé de la main d'un almogavare qui
perçait d'outre en outre homme et cheval, à travers les armures, à travers tout. Et il n'est pas douteux que l'amiral ne les eût tous mis en déroute et tués ce
jour même; mais il était nuit au moment où l'affaire s'engagea, et ils furent obligés d'abandonner cette joute. A la pointe du jour le seigneur infant arriva
avec son ost devant le château; les assiégés montèrent en telle hâte dans le château qu'ils ne purent y introduire ni avoine, ni vivres, même pour trois jours;
aussi se regardèrent-ils comme perdus. Là-dessus le seigneur infant commanda l'attaque; et si jamais on vit attaquer vigoureusement force contre force, ce
fut bien là. Le château est d'ailleurs le plus fort que je connaisse en plaine. A la vérité on ne peut le regarder comme tout à fait en plaine, car il est sur une
côte fort élevée des deux côtés au-dessus de la mer; d'un côté au-dessus de la mer qui forme son port, de l'autre au-dessus de la mer de Grèce;[10] et ainsi
on ne pouvait assurément le prendre avec l'écu et la lance. Aussi le seigneur infant En Jacques fit-il dès le lendemain dresser deux trébuchets qu'on sortit
des galères. Messire A. D'Availles se voyant dans cette dangereuse position se tint pour complètement déconfit, ayant déjà perdu plus de cent chevaliers et
un grand nombre de gens de pied, et n'ayant plus de provisions. Il envoya donc deux chevaliers au seigneur infant pour implorer sa merci et le prier de le
laisser sortir et de le faire transporter en Calabre, s'engageant à ne jamais prendre les armes contre lui.
Le seigneur infant, mû d'une honnête compassion, de l'amour de Dieu et de pure gentillesse, répondit qu'il le laisserait volontiers aller de sa personne, et
sous la condition de lui faire en tout temps tout le mal que ledit Augustin pourrait; mais que quant à chevaux, harnois, ni rien qui fût au monde, qu'il se tînt
pour bien certain qu'à l'exception de leurs vêtements, ils n'en emporteraient rien. En entendant ce que les messagers lui rapportèrent de la réponse de
l'infant, messire Augustin leur demanda si personne ne l'avait conseillé. Ils répondirent que non, mais qu'il avait répondu ainsi sans se consulter avec
personne: « Ah! Dieu! s'écria messire Augustin, quel péché n'est-ce pas, avec une telle maison et avec de si bons et de si loyaux chevaliers, de vouloir
pourchasser leur dommage; je vous dis qu'il a plus fièrement répondu que ne fit jamais aucun prince. Ainsi qu'il soit donc fait comme il lui plaît. »
Et le seigneur infant signa ces conditions, et il le fit sachant bien combien cela déplairait à l'amiral et à tous les autres, car ils auraient beaucoup mieux aimé
les voir mourir; mais le seigneur infant jugea qu'en l'honneur de Dieu il était mieux de les traiter ainsi. Il ordonna donc à l'amiral de les débarquer en lieu
bon et sûr et qui fût au pouvoir du roi Charles. Ils s'embarquèrent, ainsi qu'il avait été convenu; et quand ils furent embarqués, le seigneur infant envoya à
messire Augustin dix chevaux pour lui et neuf riches hommes de ses parents qui étaient avec lui, et à chacun il envoya toutes ses hardes de corps, et
ordonna à l'amiral, aussitôt qu'il les aurait débarqués, de les leur remettre de la part du seigneur infant.
Quand l'embarquement fut terminé, le seigneur infant fit appeler l'amiral et lui dit: « Amiral, vous prendrez douze galères bien armées, dont nous nommons
commandant En Bérenger de Vilaragut; et, lorsque vous aurez déposé à terre ces gens-ci, vous retournerez à Messine, et En Bérenger de Vilaragut prendra
la route de Brindes. S'il peut rencontrer les vingt galères qui ont porté ces gens-ci à Agosta, qu'il les attaque, et j'espère qu'avec la volonté de Dieu il me les
amènera. — Seigneur, répondit l'amiral, tout sera fait suivant vos ordres; et je vois avec plaisir que vous mettiez ces galères sous le commandement d'En
Bérenger de Vilaragut, car c'est un chevalier expérimenté et brave en tous faits. »
Là-dessus En Bérenger de Vilaragut fut appelé; le seigneur infant En Jacques lui fit part de ses intentions et lui dit de s'embarquer et de se disposer à bien
faire. En Bérenger lui baisa la main et lui rendit mille grâces. Il s'embarqua avec une bonne suite de cavaliers et d'hommes de pied, et prit congé du
seigneur infant et de ceux qui étaient avec lui lisse rendirent à la plage de Pentedattile; l'amiral déposa devant le château messire Augustin et sa compagnie;
puis il lui donna, de la part du seigneur infant, les dix chevaux pour son usage et pour les barons ses parents qui se trouvaient avec lui, aussi bien que les
hardes de leur corps et les harnais de leurs chevaux.
Messire Augustin et ses compagnons, en voyant une telle courtoisie, s'écrièrent: « Ah! Dieu! Que fait donc le pape avec ses cardinaux, et que ne déclare-t-il
le roi d'Aragon et ses infants seigneurs du monde entier? » Ils rendirent mille grâces à l'amiral et le prièrent de les recommander au seigneur infant, et de lui
dire de se tenir pour certain que, touchés de ses bontés, jamais, tant qu'ils vivraient, ils ne porteraient les armes contre lui.
Arrivé à Naples, messire Augustin et ses compagnons trouvèrent le prince fort triste et fort mécontent de ce qui était advenu aux comtes, et le récit de
messire Augustin doubla encore sa douleur, tant qu'il alla jusqu'à dire: « Il vaudrait bien mieux pour le roi Charles, notre père, qu'il arrangeât cette affaire;
car si elle se mène par la guerre, je regarde tout comme perdu. »
Je parlerai plus tard de l'amiral qui retourna! À Messine, et d'En Vilaragut qui se sépara de lui avec douze galères bien armées, deux lins armés et deux
barques; en ce moment je cesse de parler de ce qui les concerne et je retourne au seigneur infant En Jacques.
CHAPITRE CVIII
Comment le seigneur infant En Jacques mit en état le château d'Agosta, le Tortilla et le peupla de Catalans; et comment il s'empara de Soterrera et du
château de Cefalù.
Il est vérité que quand l'amiral et En Bérenger de Vilaragut se furent éloignés du seigneur infant avec ces gens, le seigneur infant fit mettre le château en
état, le fortifia et le répara. Il fit aussi construire un mur qui resserra la ville des deux tiers du côté du château. La ville était effet trop longue et
conséquemment moins forte et plus difficile à défendre, ce qui avait causé sa perte. Après avoir donné l'ordre de construire ce mur, il fit publier dans toute
l'ost, et donna aussi l'ordre de faire publier par toute la Sicile: que tous ceux qui avaient échappé au sac d'Agosta eussent à y revenir. Malheureusement il
n'en avait survécu qu'un bien petit nombre Ensuite il fit crier dans l'ost, et ordonna qu'on publiât dans toute la Sicile: que tout Catalan qui désirerait se fixer
à Agosta n'eût qu'à venir, et qu'il lui serait donné de bonnes possessions, franches et quittes de tout. Il en vint beaucoup, lesquels y sont encore, eux ou ceux
qui sont issus d'eux. Après cela il alla visiter Syracuse, Noto et toute la vallée; et alla de là à Soterrera, dont le château tenait encore pour le roi Charles;
mais il y ordonna un tel siège qu'en peu de jours il se rendit. Puis il alla à Cefalù et fit mettre le siège au château, qui tenait également pour le roi Charles et
qui semblablement ne tarda pas à se rendre; et ainsi il jeta hors de la Sicile tous ses ennemis; puis il revint à Messine, où lui furent faites de grandes fêtes
par madame la reine, par l'infant En Frédéric, et par tous.
CHAPITRE CIX
Comment le noble En Bérenger de Vilaragut, avec ses douze galères, prit un grand nombre de nefs et térides du roi Charles, et ravagea Gallipoli, Villanova
et la Pouille.
Lorsqu'En Bérenger de Vilaragut eut quitté l'amiral, il fit route vers le cap della Colonne.
A l'aube du jour il arriva à Cotrone, où il trouva trois nefs et un très grand nombre de térides appartenant au roi Charles, et toutes chargées de provisions de
bouche qu'il envoyait à sa cavalerie, pensant qu'elle était encore en Sicile. En Bérenger les enveloppa aussitôt et les prit toutes, puis les mit en mer et les
renvoya à Messine; il fit route de là vers Tarente, et y trouva aussi un bon nombre de bâtiments qu'il prit et expédia à Messine. Il fit ensuite route vers le
cap de Leuca, et prit et ravagea en passant Gallipoli. Dans chaque lieu il avait des nouvelles des galères qui devaient déjà être arrivées à Brindes depuis huit
jours, car elles ne s'étaient arrêtées nulle part, aussi allait-il toujours courant les côtes, pour n'être pas venu inutilement, et il entrait partout où il croyait
pouvoir les trouver. De Gallipoli il vint à Otrante, bonne et fort agréable cité, et y trouva dans le port un grand nombre de bâtiments dont il s'empara et qu'il
expédia à Messine. Puis il alla jusqu'au port de Brindes, et s'avança dedans jusqu'à la chaîne; et, ne pouvant pousser plus loin, il fit dire au commandant des
galères que, s'il voulait sortir et accepter la bataille, il l'attendrait pendant trois jours; ce qu'il fit en effet; et il l'attendit pendant trois jours dans le port sans
que personne osât sortir à sa rencontre. Quand il vit qu'ils étaient bien décidés à ne pas sortir, il s'éloigna pendant la nuit de Brindes, et alla ravager
Villanova et ensuite la Pouille et puis le bourg de Monopoli; et après avoir tout ravagé il prit en tous ces lieux grand nombre de bâtiments qu'il expédia à
Messine; puis il alla courir l'île de Corfou, et y prit également les nefs et térides qu'il y trouva.
Après toutes ces expéditions, et qu'il eut fait un butin immense, il s'en retourna à Messine, content et satisfait, ainsi que tous ses compagnons. Assurément
ils devaient l'être; car lui et tous avaient fait des profits incalculables. A Messine il fut bien reçu, comme on peut le croire, par madame la reine, par les
seigneurs infants et par l'amiral, enfin par tout le monde, et on lui fit grande fête.
Les fêtes passées, le seigneur infant ordonna à l'amiral de faire réparer toutes les galères et d'enrôler du monde pour quarante galères; car il voulait qu'on
armât quarante galères, ayant appris qu'à Naples il y en avait cinquante en armement. Ainsi comme il l'ordonna, ainsi fut-il exécuté.
Je vais quitter en ce moment madame la reine et les seigneurs infants, ainsi que l'amiral occupé à faire réparer les quarante galères et à faire des
enrôlements, et revenir au seigneur roi d'Aragon.
CHAPITRE CX
Comment le seigneur roi d'Aragon, ayant connu le résultat de la bataille des comtes et ce qu'avait fait En Vilaragut, voulut mettre ordre à ses affaires, et
envoyer dire à l'infant ce qu'il devait faire des comtes.
Il est vérité que quand le roi d'Aragon eut appris et la victoire de la bataille des Comtes (ainsi nommée, et qui gardera toujours ce nom à cause du nombre
de comtes qui étaient sur la flotte), et ce qui avait eu lieu à Agosta, et ce qu'avait fait En Vilaragut, il en éprouva grande joie et grande satisfaction, et
remercia et bénit Dieu de la grâce qu'il lui avait accordée. Il songea aussitôt à régler ses affaires. Les messagers qu'il avait envoyés au pape et au roi de
France lui ayant ensuite fait leur rapport, il vit bien que ce n'était point là un jeu, que de voir deux aussi grandes puissances se disposer à venir l'attaquer sur
ses terres, outre la croisade publiée contre lui par le pape, et au nom de laquelle d'autres pourraient bien se joindre aux deux premiers. Il fit alors convoquer
à Saragosse des cortès pour tout l'Aragon. Et lorsque les cortès furent réunies, le roi leur dit beaucoup de fort belles paroles et leur raconta la grâce que
Dieu lui avait faite dans l'heureuse bataille des Comtes.
La galère qui avait apporté la nouvelle de cette victoire était arrivée à Barcelone plusieurs jours auparavant, et le roi l'avait réexpédiée de nouveau, et avait
mandé au seigneur infant ce qu'il devait faire des comtes, des barons et des autres chevaliers qu'il tenait prisonniers. Nous n'avons rien à dire de ceci, et
nous ne nous arrêterons pas même à en faire mention; car le seigneur roi était si prudent qu'il faisait toujours choix de la meilleure résolution à prendre; on
fit donc ce qu'il ordonna, et non autrement. Il sut fort bon gré à madame la reine de ce qu'elle avait fait des menues gens.
Quand le seigneur roi eut fait part de toute cette première affaire à l'assemblée, il leur raconta également l'affaire d'Agosta, et tout ce qu'avait fait En
Bérenger de Vilaragut. Après leur avoir communiqué tous ces détails et dit beaucoup de belles paroles analogues à la circonstance, il leur dit ce qu'avaient
fait ses messagers avec le pape, et ce que lui avaient dit ceux envoyés au roi de France; comme quoi le pape avait lancé une sentence contre lui et ses
adhérents; comme quoi il avait fait donation de son royaume à son neveu Charlot, fils du roi de France; comme quoi le roi de France faisait de grands
préparatifs de terre et de mer, et avait juré qu'à partir de ce mois d'avril en un an il serait avec toutes ses forces en Catalogne; qu'ainsi donc il priait tous les
riches hommes, prélats, chevaliers, citoyens, gens des villes et des châteaux, de l'aider de leurs conseils et de leurs secours.
Quand il eut terminé son discours, ceux qui étaient désignés pour répondre se levèrent et dirent: qu'ils avaient bien entendu tout ce qu'il venait de leur
annoncer, qu'ils remerciaient et bénissaient Dieu de l'honneur et de la victoire dont il l'avait favorisé; que d'un autre côté ils étaient fort mécontents de ce
que le Saint-Père Apostolique avait prononcé et fait contre lui, et ne l'étaient pas moins du roi de France; que cependant ils avaient foi que Dieu lui serait en
aide, attendu que lui et ses gens étaient dans leur droit et ses ennemis dans leur tort; que Dieu, qui est toute vérité, toute droiture et toute justice, le
protégerait certainement, et confondrait les superbes et les orgueilleux qui s'élevaient contre lui; que, quant à eux, ils lui offraient de le soutenir et le
seconder tant que corps et biens pourraient y suffire; qu'ils étaient prêts également à recevoir la mort, et à la donner à tous ceux qui oseraient l'attaquer; et
qu'ils le priaient et le conjuraient de se tenir en joie et en espérance, afin de soutenir l'espoir et le courage de tous les siens; de fortifier ses frontières du côté
de la France; de faire construire des galères; de préparer enfin tout ce qui était nécessaire à la défense de son royaume, et de s'occuper de la garde de ses
autres frontières. « Quant à celles de l'Aragon, limitrophes de la Navarre et de la Gascogne, ajoutèrent-ils, nous saurons bien les garder nous-mêmes, et les
défendre de telle manière que, s'il plaît à Dieu, vous n'aurez, seigneur, qu'à vous en féliciter, et que vos ennemis apprendront qu'ils ont affaire à gens en état
de leur donner bien du mal.[11] »
En entendant les belles offres que faisaient les barons d'Aragon, chevaliers, citoyens et gens des villes et châteaux, et la bonne réponse qu'ils lui faisaient, le
seigneur roi fut très satisfait d'eux tous.
CHAPITRE CXI
Comment le roi En Pierre marcha contre Eustache, gouverneur de Navarre, qui avait pénétré dans l'Aragon, avec quatre mille chevaux; et comment ledit
Eustache se relira avec tout son monde.
Avant que le seigneur roi, les riches hommes, et tous ceux qui avaient été convoqués pour les cortès, fussent partis de Saragosse, nouvelle certaine leur vint
qu'Eustache,[12] gouverneur de Navarre pour le roi de France, était entré en Aragon à la tête de quatre mille chevaux bardés; qu'il s'était emparé de la tour
d'Ull, où commandait un nommé Ximénès d'Arteda, excellent chevalier d'Aragon; ce qu'il prouva bien par la défense de la tour d'Ull, où il se conduisit si
bravement que jamais chevalier en aucun fait d'armes n'eût pu faire mieux; et si bien que sa prouesse même lui sauva la vie; car quelque mécontentement
qu'éprouvât Eustache de cette vigoureuse résistance, il défendit que pour rien au monde on n'attentât à ses jours, disant que ce serait trop grand dommage
de faire mourir un si brave chevalier. Et ainsi on s'empara de lui vivant par force; après quoi Eustache l'envoya à Toulouse, au Château Narbonnais, pour
qu'on le livrât à Toset de Sanchis, qui en avait la garde. Mais Agathe d'Arteda fit si bien par sa prouesse qu'il s'échappa et retourna en Aragon; et de retour
de sa prison, il fit beaucoup de mal aux Français. Mais je le laisse là; on aurait trop à dire s'il fallait raconter toutes les prouesses, entreprises hardies et
traits de courage que firent en ces guerres et en tant d'autres les chevaliers de Catalogne et d'Aragon, et certes le temps ne suffirait pas à les écrire. On dit en
Catalogne: à l'œuvre on connaît le mérite du maître. Il est facile de savoir ce qu'ont fait en général les Catalans et les Aragonais, et par là de reconnaître ce
qu'ils sont en somme; car s'ils n'étaient braves et vaillants, ils n'auraient pas exécuté tant de belles choses qu'ils ont faites et qu'ils font encore tous les jours,
avec l'aide et par la grâce de Dieu. Aussi ne convient-il de parler en particulier de personne, si ce n'est des chefs qui ont à donner les ordres.
Aussitôt que le seigneur roi et ceux qui se trouvaient avec lui eurent entendu les récits de cette invasion, on fit appel à tous, et la bannière du seigneur roi
sortit de Saragosse avec les chevetains et les conseils des cités et des villes d'Aragon, qui tous voulurent suivre la bannière du seigneur roi. Depuis que
l'Aragon fut habité, jamais il ne se trouva un aussi grand nombre de braves gens réunis ensemble; et de telle sorte qu'en vérité ils auraient suffi à détruire, je
ne vous dirai pas les forces réunies par Eustache, mais toutes celles du roi de France lui-même, si elles y eussent été.
Le seigneur roi, avec plaisir et contentement, se dirigea vers le point où il savait qu'était cet ost d'Eustache; et il fit telle diligence qu'un jour, à l'heure de
complies, il se trouva tout près de l'ost d'Eustache, tout à l'entrée de la Navarre; car aussitôt qu'Eustache avait appris des nouvelles du seigneur roi, il s'était
hâté de s'en retourner, et déjà le seigneur roi n'était plus qu'à une lieue de lui, de sorte que chacune des armées eut des nouvelles de l'autre. Pendant la nuit
le roi harangua son monde, les exhorta à bien faire et leur dit beaucoup de belles paroles. Il leur dit:
Qu’à la pointe du jour, tous, avec la grâce de Dieu et de madame sainte Marie, pensassent à suivre sa bannière et à se conduire avec courage, parce qu'il
voulait attaquer ses ennemis, qui jamais auparavant n'avaient eu une assez folle audace pour mettre les pieds sur son territoire. Quand le seigneur roi eut
parlé, chacun lui répondit que c'était bien; toutefois la chose tourna de manière qu'Eustache avait eu le temps de se retirer sain et sauf en Navarre avec tout
son monde, ce dont le roi fut bien fâché. Jamais, depuis qu'il fut né, il n'avait éprouvé un tel mécontentement; et je n'en dirai pas plus, car certes il en devait
être ainsi, lorsqu'il apprenait qu'Eustache était rentré en toute sûreté en Navarre. Le seigneur roi s'en alla de là à Barcelone, où il convoqua ses cortès, et il
prescrivit à tous ceux de la Catalogne de s'y trouver au jour désigné.
CHAPITRE CXII
Comment le seigneur roi d'Aragon expliqua à En Raimond Marquet et à En Béranger Mayol pourquoi il faisait faire si peu de galères pour s'opposer au
pape, au roi de France et au roi Charles; et de la réponse qui lui fut faite dans les cortès de Barcelone.
Cependant les riches hommes, les prélats, les chevaliers, les citoyens et hommes des villes avaient été convoqués pour se rendre aux cortès. Le seigneur roi
fit appeler En Raimond Marquet et En Béranger Mayol, qui étaient de retour de Sicile avec les galères qui avaient accompagné madame la reine et les
seigneurs infants, et leur ordonna de faire construire incontinent dix galères, afin de ne pas se trouver au dépourvu de galères; mais En R. Marquet et En B.
Mayol lui répondirent: « Que dites-vous, seigneur? Savez-vous que vos ennemis font faire cent vingt galères? Et vous, vous n'en commandez que dix! —
Ne savez-vous pas, répliqua le roi, que nous en avons en Sicile quatre-vingts, qui nous arriveront tout armées quand nous voudrons nous en servir. — Cela
est vrai, seigneur, mais nous trouverions bon que vous fissiez faire ici au moins cinquante galères; car on ne sait pas si celles qui sont en Sicile pourront se
trouver ici à point et précisément au moment du besoin, et si elles ne seront pas retenues en Sicile par les affaires qui pour raient y survenir. Les forces de
l'Église, celles du roi de France, celles du roi Charles et de leurs adhérents sont si considérables qu'elles nous donneront assez de besogne çà et là, lots
même que nous aurions cinquante galères réparties entre Valence, Tortose, Tarragone et Barcelone, et elles en donneraient à beaucoup plus si nous les
avions Mais toutefois, seigneur, si vous nous ordonnez de faire construire seulement cinquante galères, que nous armerons en Catalogne, nous avons foi en
Dieu et en votre bonne fortune que nous viendrons à bout de tous vos ennemis. —Vous parlez bien, prud'hommes, leur dit le seigneur roi; mais il vaut
beaucoup mieux que nos ennemis pensent que nous n'avons rien ici, que de croire que nous y ayons quelques forces maritimes, et que ces forces s'élèvent
précisément à cinquante galères; car alors les leurs marcheraient réunies; et ce serait forte chose et grand danger pour nous d'avoir à combattre contre toutes
leurs galères ensemble; car elles sont montées par un grand nombre de bonnes gens, Provençaux, Gascons, Génois et beaucoup d'autres. Mais quand ils
sauront que nous n'en avons pas ici plus de dix, ils viendront en toute assurance et ne feront nul cas de nos forces et marcheront divisés; et alors vous, avec
vos dix galères, vous irez férant çà et là à votre aise. Et cependant qu'ils continueront à se maintenir dans le dédain de nos forces, nos galères reviendront de
Sicile, et iront férir là où sera réunie la plus grande portion de leur flotte. Et c'est ainsi qu'avec l'aide de Dieu et en ne laissant paraître que fort peu de
forces, nous viendrons à bout de tous nos ennemis. Dans la guerre il faut que l'homme se recommande à Dieu, et qu'ensuite, avec l'aide du Seigneur, il
choisisse le meilleur parti et le plus profitable, et qu'on renonce à ce qu'on ne peut obtenir. »
En entendant ces paroles, En R. Marquet et En B. Mayol dirent: « Seigneur, excusez-nous si nous avons voulu vous donner nos avis, car il est bien certain
que nous, et cent hommes comme nous, nous n'arriverions pas à la hauteur de vos pieds; nous voyons que ce que vous dites est très raisonnable, et nous
allons ordonner la construction de dix galères, ainsi que vous, seigneur, vous l'avez commandé. — Allez donc à la bonne heure, dit le roi, et tenez bien
secret tout ce que je vous ai confié. — Seigneur, dirent-ils, comptez sur nous. » Et ils lui baisèrent la main et allèrent faire exécuter ce que le seigneur roi
leur avait ordonné.
Cependant les Cortès se réunirent et chacun se trouva à Barcelone au jour désigné par le roi. On se rendit au palais royal. Le seigneur roi répéta tout ce qu'il
avait dit dans les cortès de Saragosse, et ajouta beaucoup de belles paroles appropriées à la circonstance.[13] Lorsque le seigneur roi eut cessé de parler,
l'archevêque de Tarragone se leva et dit beaucoup de fort belles paroles. Il dit entre autres choses: « Seigneur, je vous déclare en mon nom et en celui de
tous les prélats de notre archevêché, clercs, séculiers et réguliers, que nous ne pouvons vous donner aucun avis relativement aux faits de guerre, ni encore
moins en opposition à la sentence d'interdit que le Saint-Père a prononcée contre vous; veuillez donc ne pas nous demander de conseil; mais arrangez-vous
pour que nous vivions au plus étroit possible de nos besoins. »
Le roi, comprenant ce que l'archevêque avait voulu dire, reconnut par là ses excellentes dispositions envers lui, ainsi que celles des autres prélats et clercs,
et la vive affection qu'ils désiraient lui témoigner; car ce que l'archevêque avait dit était dit à bon entendeur, et signifiait en réalité, que le seigneur roi
s'emparât de tout ce qui appartenait à l'église et s'en aidât dans sa guerre; mais il l'avait dit de manière à ne pouvoir en être repris ni par le pape ni par qui
que ce fût. Et en vérité l'intention de tout ce qu'il y avait de prélats et clercs sur la terre du seigneur roi était bien que, pendant tout le temps que la guerre
durerait, ils fussent réduits pour vivre au plus strict nécessaire et que le roi disposât de tout le reste.
Le seigneur roi répondit à l'archevêque: qu'il avait entendu ce qu'il lui avait dit; qu'il le tenait pour excusé, lui et tous les autres prélats et clercs; qu'il
reconnaissait qu'ils avaient raison, et qu'ainsi ils pouvaient se retirer à la bonne heure, et que lui resterait avec les chevetains, chevaliers, citoyens et
envoyés des villes à traiter des affaires de la guerre. Là-dessus l'archevêque et les autres prélats et clercs sortirent du conseil et se retirèrent chacun dans
leurs terres; et le roi continua à tenir ses cortès avec les autres personnes.
Lorsque l'archevêque et les prélats eurent quitté la salle, les riches hommes, chevaliers, citoyens et envoyés des villes se levèrent, chacun selon son rang et
selon qu'ils devaient parler; et si jamais on fit au seigneur roi, à Saragosse, une bonne réponse d'aide et de conseil, ce fut surtout dans ces cortès qu'il lui fut
répondu par tous en général avec beaucoup plus de dévouement que jamais. Et comme ils l'avaient bien offert, ils l'exécutèrent encore mieux, ainsi que
vous l'apprendrez par la suite.
Le roi fut très satisfait de cette réponse faite par tous; il les remercia et leur fit de grands dons. Ainsi les cortès se séparèrent dans le plus grand accord entre
le seigneur roi et ses vassaux et sujets; et tous, satisfaits des paroles du roi, retournèrent chez eux.
Quand les cortès se furent séparées, le seigneur roi s'en alla à la cité de Gironne, et fit dire au seigneur roi de Majorque, son frère, qu'il désirait le voir, et le
priait de se rendre à ladite cité, ou bien que, s'il le voulait, il se rendrait lui-même à Perpignan. Le seigneur roi de Majorque lui répondit qu'il irait le trouver
à Gironne, et il y vint en effet peu de jours après. Le seigneur roi se porta au-devant de lui jusqu'au pont de Sarria;[14] et s'ils se firent fête l'un à l'autre, il
n'est besoin de le dire, car chacun peut bien croire que l'un des frères avait grande joie de voir l'autre. Ils entrèrent ainsi dans Gironne au milieu des fêtes, et
ce jour-là le seigneur roi de Majorque et sa compagnie mangèrent avec le seigneur roi d'Aragon; de même le lendemain et le troisième jour. Le quatrième
jour le seigneur roi de Majorque invita le seigneur roi d'Aragon et sa compagnie. Le cinquième jour le seigneur roi d'Aragon voulut que le seigneur roi de
Majorque mangeât avec lui; et après avoir entendu la messe, les deux frères, sans être accompagnés de personne, entrèrent dans une chambre à part, et
l'heure de nonne était bien passée avant qu'ils en sortissent et prissent leur repas. Ce qu'ils dirent et ce qu'ils réglèrent entre eux, c'est ce que personne ne
peut savoir; beaucoup de gens assurèrent toutefois, que le seigneur roi d'Aragon avait laissé au seigneur roi de Majorque, son frère, la liberté de prendre
parti pour le roi de France et de lui faire aide contre lui-même. Chacun de ces deux frères était en effet fort expérimenté et n'ignorait pas que, Montpellier,
le comté de Roussillon, le Confient et la Cerdagne seraient à jamais perdus s'ils agissaient autrement; car l'habitude de la maison de France est de ne rien
rendre de ce qu'elle prend pendant la guerre. Le roi de Majorque perdrait donc ainsi toutes ses terres; et ils savaient bien que Montpellier, le comté de
Roussillon, le Confient et la Cerdagne n'étaient pas en état d'être défendues contre le roi de France, et qu'il valait mieux avisera les conserver. Ainsi ils se
séparèrent sans que personne pût rien savoir de ce qu'ils, s’étaient dit. Seulement les personnes expérimentées le conjecturèrent ainsi, et les Français en
eurent de tout temps eux-mêmes le soupçon.
Après avoir pris congé l'un de l'autre, le seigneur roi d'Aragon retourna à Barcelone et le seigneur roi de Majorque à Perpignan. Laissons là ces deux rois, et
revenons à l’infant En Jacques et à l'amiral En Roger de Loria.
CHAPITRE CXIII
Comment l'amiral En Roger de Loria côtoya toute la Calabre, et des grandes prouesses qu'il fit; comment il fit prisonnier le prince de Matagrifon, fils aîné
du roi Charles, et fit rendre la liberté à madame l'infante, sœur de la reine d'Aragon; et du grand tribut qu'il imposa aux habitants de Naples.
Lorsque l'amiral, d'après les ordres du seigneur infant, eut fait mettre en état les quarante galères et réuni les chiourmes et tout le reste des équipages,
composés, ainsi qu'il lui avait été prescrit, moitié de Latins et moitié de Catalans, avec des arbalétriers, tous Catalans enrégimentés, pour toutes les galères,
à l'exception de six galères légères où étaient placés des rameurs surnuméraires; qu'il eut fait mettre à bord le pain et toutes autres choses nécessaires, et
qu'enfin les galères furent bien pourvues de tout ce qu'il leur fallait, avec la grâce de Dieu, le seigneur infant ordonna à l'amiral de faire embarquer tout son
monde. La trompette parcourut toute la ville, et chacun s'embarqua avec bon courage et bonne volonté; et quand ils furent embarqués, l'amiral alla prendre
congé de madame la reine et des infants, et madame la reine le signa et le bénit.
Le seigneur infant prit à part l'amiral et lui parla ainsi: « Amiral, nous trouvons bon que vous preniez la direction de Naples et que vous fassiez en sorte de
vous emparer, s'il est possible, de l'île d'Ischia; car une fois maîtres d'Ischia, nous pourrions facilement détruire Naples. — Seigneur, répondit l'amiral,
signez-nous, bénissez-nous, et laissez-nous faire; car nous espérons, avec la grâce de Dieu, faire de telles choses qu'on en parlera à jamais. » Là-dessus
l'amiral lui baisa la main et prit congé du seigneur infant En Frédéric et des autres personnes, et on s'embarqua.
Quand ils furent embarqués, il s'y trouva quarante galères, quatre lins armés et quatre barques armées, et ils firent leurs adieux et partirent à la bonne heure.
Ils côtoyèrent la Calabre, et en débutant ils prirent Scalea. Ils trouvèrent au port de Saint-Nicolas de Scalea quatre nefs et beaucoup de térides qui faisaient
leur chargement de bois pour des rames, mâts et antennes de galères et lins, afin de les transporter à Naples. Puis il s'empara d'Amantea, finnafreddo, Saint
Lucido,[15] Cetraro, de la cité de Policastro, qu'il mit à feu et à sang; puis de Castello dell' Abate, et mit en état toutes ces places. Vous pouvez bien croire
que depuis que ceux de Calabre savaient que le combat de Bordeaux n'avait pas eu lieu, ils se rendaient tous sans beaucoup se défendre; chacun était de
cœur et d'âme avec le roi d'Aragon, et haïssait les Français à mort; et ils le donnèrent bien à connaître, quand le seigneur infant passa en Calabre, que depuis
longtemps ils ne désiraient rien tant que ce voyage.
Lorsque l'amiral eut fait toutes ces prises, nouvelle en vint au prince, qui en fut fort mécontent. L'amiral se dirigea ensuite vers Naples, avec la précaution
de prendre langue partout. Arrivé devant Naples, il ordonna qu'on se rangeât cri ordre de bataille en échelonnant les galères. Et tous étant bien armés et
appareillés, il s'approcha du môle à deux portées d'arbalètes. Il eût pu s'avancer plus près encore, car personne n'était là pour s'y opposer; mais il agit en
cela de fort bon sens, pour ne pas les détourner de monter sur leurs galères, car son but était qu'ils pussent armer toutes ces galères qu'ils avaient dans le
port, et venir lui livrer bataille.
Quand ceux de Naples virent arriver les galères de l'amiral, c'était là qu'il fallait entendre les cris de l'alarme universelle. Les cloches mises en branle dans
toute la ville de Naples faisaient un tel vacarme que le ciel et la terre semblaient se confondre. Le prince se rendit au môle avec la cavalerie, fit sonner la
trompette, et publier que, sous peine de la vie, chacun s'embarquât sur les galères. Mais on avait beau publier et republier, aucun ne voulait s'embarquer. A
cette vue, le prince, transporté de colère, monta le premier de sa personne sur les galères. Quand les comtes, les barons, les chevaliers, les citoyens, et tous
les autres, virent le prince sur les galères, saisis de honte, ils se résolurent d'y monter eux-mêmes bien appareillés et bien armés. Que vous dirai-je? On
arma trente-huit galères et un grand nombre de lins et de barques; et quand elles furent armées, elles se mirent en mouvement pour marcher vers l'amiral.
L'amiral fit semblant de fuir et résolut de les attirer au dehors, de telle sorte qu'il ne pût lui échapper une seule galère. Lorsqu'il vit qu'il les tenait enfin au
large, il fit volte-face. Ceux-ci, en le voyant retourner sur eux, perdirent de leur ardeur à le poursuivre et levèrent leurs rames.
L'amiral en fit autant. Il fit amarrer ensemble toutes ses galères, et se mit en ordre de bataille: le prince fit de même; après quoi ils s'attaquèrent galère
contre galère. Et si jamais il y eut terrible bataille sur mer, ce fut bien là, car on ne peut pas même lui comparer la bataille des Comtes ni celle de Malte.
Que vous dirai-je? La bataille dura depuis tierce jusqu'à vêpres. Mais contre la volonté et la puissance de Dieu, personne ne saurait résister; et la puissance
comme la volonté de Dieu étaient et sont toujours avec le seigneur roi d'Aragon et avec les siens. Donc le roi Charles et le prince n'étaient rien contre lui; et
notre seigneur Dieu donna la victoire à l'amiral et aux siens. Tous s'écrièrent à la fois: « Aragon! Aragon! Sicile! à l'abordage! » Dans cet élan vigoureux ils
balayèrent bien trente galères; mais après avoir balayé celles-là, ils ne pouvaient s'emparer de la galère du prince, ni de celles qui l'entouraient, tant il s'y
trouvait d'hommes illustres et de haut parage, qui préféraient mourir plutôt que de voir le prince prisonnier., Mais rien ne leur valut; ils ne purent résister,
plus longtemps et furent enfin vaincus, et là moururent la plus grande partie des comtes, barons et hommes de parage qui se trouvaient à bord; si bien que la
galère du prince resta seule, sans que personne pût s'en rendre maître. L'amiral s'écria alors: « Victoire! Victoire! » Et chacun se jeta sur la galère du prince
et balaya toute la proue; l'amiral s'y élança lui-même l'épée à la main.
Quand ils furent vers le milieu de la galère, c'était alors qu'il fallait voir de beaux faits d'armes et de beaux coups donnés et reçus, tant et tant que ce fut
grand merveille, et que tous ceux qui étaient sur le pont de la galère du prince y périrent. L'amiral se présenta devant le prince, qui se défendait mieux que
roi, fils de roi ou quelque chevalier que ce fût, et qui faisait de si beaux coups qu'aucun homme ne pouvait s'en approcher. Et certes il eût préféré mourir
plutôt que de vivre, tant sa fureur était grande; si bien qu'il y eut des chevaliers de l'amiral qui s'approchèrent, lances abaissées, et voulaient l'en frapper;
mais l'amiral s'écria: « Barons, arrêtez, c'est le prince! J’aime mieux l'avoir vivant que mort. »
Le prince entendant ces mots, et voyant que toute défense était superflue, se rendit à l'amiral, et ainsi tous furent pris ou tués.
Après la bataille gagnée, l'amiral dit au prince: « Si vous voulez conserver la vie, vous avez deux choses à faire à l'instant; et si vous vous y refusez, faites
compte que la mort du roi Conradin sera vengée au moment même. — Qu'exigez-vous de moi, dit le prince? Si je puis le faire, je le ferai volontiers. — Je
veux, répondit l'amiral, que vous me fassiez venir sans délai la fi Ile du roi Manfred, sœur de madame la reine d'Aragon, que vous avez en votre pouvoir au
château de l'Œuf, avec les dames et demoiselles de sa suite qui se trouvent avec elle; et de plus que vous me fassiez rendre le château et la ville d'Ischia. »
Le prince répondit qu'il le ferait volontiers. Il envoya aussitôt un de ses chevaliers à terre, sur un lin armé, qui ramena madame l'infante, sœur de madame la
reine, avec quatre demoiselles et deux dames veuves. L'amiral les reçut avec grande joie. Il mit genou en terre et baisa la main de madame l'infante. Après
cela il fit route vers Ischia avec toutes ses galères; et quand ils furent arrivés à Ischia, ils trouvèrent la ville dans la désolation, parce que la plus grande
partie des gens d'Ischia avaient péri ou avaient été faits prisonniers dans la bataille.
Le prince donna ordre de remettre à l'amiral la ville et le château; ce que les habitants firent aussitôt sans beaucoup se faire prier, dans l'espoir de recouvrer
ceux de leurs amis qui avaient été pris sur les galères. L'amiral reçut le château et la ville, et y laissa quatre galères bien armées, deux lins et environ deux
cents hommes. Il fit sortir des galères tous ceux de ses prisonniers qui étaient d'Ischia, leur donna la liberté sans rançon et leur distribua les vêtements des
autres; ce dont les gens d'Ischia furent fort joyeux et se sentirent tout confortés. Il donna ensuite l'ordre à celui qu'il laissait pour commander aux quatre
galères et aux deux lins armés, de ne permettre à qui que ce fût d'entrer à Naples ou d'en sortir sans son laissez-passer; tous ceux qui entreraient devaient
payer tant par navire, lin ou marchandise; et ceux qui en sortiraient devaient payer un florin d'or par tonneau de vin, et deux florins par tonneau d'huile; et
tous les autres objets étaient soumis ainsi à une taxe fixe. Tout cela s'accomplit, et beaucoup plus, car ils resserrèrent tellement les habitants de Naples que
le commandant d'Ischia avait dans la ville de Naples même son facteur, qui recevait les droits sur tous les objets ci-dessus désignés. Tous, pour sortir de
Naples, devaient être munis d'un laissez-passer de lui, faute de quoi ils étaient arrêtés et perdaient leur vaisseau ou lin avec la marchandise.
Ce fut le plus grand honneur qu'un roi pût s'attribuer sur un autre roi, que celui qu'assuma ici le seigneur roi d'Aragon sur le roi Charles. Et le roi Charles
fut contraint de le souffrir, en faveur même des habitants de Naples, qui eussent été perdus s'ils n'eussent pu vendre et expédier leurs denrées.
Après ces règlements, l'amiral fit voie pour Procida et pour l'île de Caprée, et s'empara de toutes ces îles, qui lui firent hommage ainsi que l'avaient fait les
gens d'Ischia; et il rendit à chaque endroit les prisonniers qu'il leur avait faits. Tout cela terminé, l'amiral envoya un lin armé en Catalogne au seigneur roi
d'Aragon, et un autre en Sicile, pour annoncer ces heureuses nouvelles. Dieu nous donne une joie semblable à celle qu'on ressentit dans chacun de ces
lieux!
Si le roi d'Aragon, toute la Catalogne, l'Aragon, le royaume de Valence éprouvèrent une vive joie, aussi bien que madame la reine, les infants, et toute la
Sicile, la douleur qu'éprouva le roi Charles ne fut pas moins vive, lorsqu'il apprit Ces événements à Rome, où se trouvaient le pape et tous ceux de leur
parti; mais ceux du parti gibelin éprouvèrent au contraire grande joie et satisfaction.
Lorsque les deux lins armés expédiés par l'amiral se furent éloignés, ce même Seigneur tout puissant qui lui avait donné la victoire lui accorda aussi un
temps si favorable qu'en peu de jours il fut rendu à Messine. Lorsqu'il fut arrivé à la Tourrette, les transports d'allégresse commencèrent, et il s'y fit les plus
brillantes fêtes qu'on ait jamais faites. Les infants, escortés de tous les chevaliers montés sur leurs chevaux et de tout le peuple de Messine, vinrent à sa
rencontre à la Fontaine d’Or. L'amiral traînait avec ses galères les galères qu'il avait prises, poupe en avant et bannières traînantes. Arrivé devant la
Fontaine d’Or, l'amiral aperçut l'infant, se jeta dans une barque armée, et vint à terre. Les infants le voyant venir s'approchèrent de lui; l'amiral s'avança,
leur baisa la main, et chacun d'eux s'inclina pour le relever et le baisa à la bouche. L'amiral demanda au seigneur infant En Jacques ce qu'il ordonnait qu'on
fit du prince, et le seigneur infant lui répondit: « Retournez sur vos galères et faites votre joyeuse entrée. Nous serons au palais avant vous pour y recevoir
l'infante notre tante, et là nous tiendrons conseil avec vous et avec nos autres conseillers pour savoir ce qu'il convient de faire du prince et des autres. »
L'amiral revint sur ses galères et fit sa joyeuse entrée dans le port de Messine. La flotte arriva jusqu'au palais, faisant retentir sans interruption les cris de
Laudamus. La ville répondait à ces cris, car c'était un jour de grande gloire pour tous ceux qui voulaient du bien à la maison d'Aragon, et de grand deuil
pour les autres. Ces Laudamus une fois cessés l'amiral fit mettre les échelles en terre à la douane du port. A ce moment madame la reine sortit du palais, et
les infants montèrent sur les galères, et accueillirent leur tante avec de grands témoignages de joie, puis ils descendirent avec elle au débarcadère, où
l'amiral avait fait placer quatre échelles garnies deçà et delà de barres de bois, de manière que madame l'infante et les deux infants qui marchaient de front
avec elles descendirent ensemble au débarcadère. Dès qu'ils furent descendus au débarcadère, madame la reine sa sœur, qui se tenait au pied de l'échelle, et
elles s’embrassèrent; et elles se tinrent si étroitement embrassées, se baisant l'une l'autre et fondant en larmes, qu'on ne pouvait les séparer. C'était grande
pitié de les voir; et ce n'était pas merveille, car depuis qu'elles ne s'étaient vues elles avaient perdu le roi Manfred, la reine, leur mère, le roi Conradin et le
roi Enzio leurs oncles, et bien d'autres honorés parents et parentes. Enfin les infants et l'amiral les séparèrent; et ainsi toutes deux, main en main, montèrent
au palais, où on leur fit de grandes réjouissances. De somptueux repas étaient préparés, et tous furent splendidement reçus et servis.
Avant le repas, le seigneur infant ordonna à l'amiral de faire mettre le prince au château de Matagrifon, de faire garder les comtes et les barons par des
chevaliers qui leur donneraient leurs maisons pour prison, et d'envoyer les autres dans les prisons ordinaires. Ainsi que prescrivait le seigneur infant, ainsi
fut-il exécuté et accompli dans l'espace de deux jours.
Après les fêtes, le seigneur infant fit dire à tous les riches hommes de Sicile, aux chevaliers, aux citoyens et gens des villes et autres lieux, qu'ils eussent à
envoyer des syndics chargés de pleins pouvoirs. Le jour de la réunion à Messine fut fixé à deux mois après la date des lettres; et il fixa un aussi long terme,
parce qu'il fallait ce temps pour envoyer un messager au seigneur roi d'Aragon et recevoir ses ordres sur ce qu'on devait faire du prince et des autres
prisonniers de marque. Quant aux menues gens, madame la reine les avait fait mettre en liberté et renvoyer chacun chez eux, ainsi qu'elle avait fait
précédemment des autres.
Le seigneur infant et l'amiral firent donc sans délai disposer une galère, et ils envoyèrent au seigneur roi d'Aragon deux chevaliers, pour lui faire savoir
comment ils avaient fait le prince prisonnier et l'avaient renfermé à Matagrifon sous bonne garde, et pour le prier demander ce qu'il voulait qu'on fît de lui,
aussi bien que des comtes et barons. Ils lui envoyèrent aussi par écrit le nom de chacun d'eux. La galère partit et trouva à Barcelone le seigneur roi, qui
avait été déjà instruit de la victoire par le lin que l'amiral lui avait expédié, et qui en conséquence s'était rendu à Barcelone, pensant bien qu'il lui arriverait
promptement d'autres messages de Sicile.
A leur arrivée à Barcelone; ils firent leur salut, et il s'était réuni une si grande quantité de monde sur la place, tous répondant à la fois au salut par leurs cris
de joie, qu'on eût dit que le monde allait crouler. Les envoyés mirent aussitôt pied à terre, allèrent trouver le seigneur roi au palais, lui baisèrent les pieds et
la main, lui remirent les lettres dont ils étaient porteurs, et lui firent part de leur message. Le seigneur roi les reçut avec grande joie et fit distribuer de
grands rafraîchissements à la galère. Ce jour même, il expédia les affaires si bien qu'ils partirent le lendemain et furent en peu de jours à Messine, où ils
trouvèrent madame la reine, les seigneurs infants et l'amiral, et leur remirent les lettres que le seigneur roi leur adressait. Ce qu'elles contenaient, je ne puis
vous le dire; mais ce qui s'ensuivit relativement au prince et aux autres personnes, le montre assez, car tout ce que fit le seigneur infant à l'égard du prince et
des autres, il le fit en conformité des ordres du seigneur roi; et il montra une telle sagesse dans sa conduite envers le prince que tout homme put bien voir
que le tout était l'effet de la grande sagesse qui appartenait au seigneur roi.
CHAPITRE CXIV
Comment les cortès furent convoquées à Messine; comment le prince fut condamné à mort; et comment le seigneur infant En Jacques, après avoir fait
publier la sentence de mort par toute la Sicile, fut touché de pitié et ne voulut point la faire mettre à exécution.
Le jour prescrit pour la convocation des cortès arriva et elles se réunirent. Le seigneur infant fit publier un conseil général et ordonna que tout homme eût à
se rendre devant le palais de Messine, aussi bien ceux de la cite généralement que tout autre homme, riches hommes, chevaliers et syndics de tous les lieux
de Sicile, et tous les prud'hommes. Dès qu'ils furent tous réunis, le seigneur infant, qui était un des plus sages princes du monde et des mieux parlants, qui
le fut depuis, qui l'est encore et le sera tant qu'il vivra, se leva et dit:
« Barons, nous vous avons tous convoqués, parce que, comme vous le savez, nous tenons ici à Matagrifon le prince, fils aîné du roi Charles, qui est en
notre prison. Or donc, vous savez tous que le roi Charles, son père, s'est emparé de l'héritage du bon roi Manfred, notre aïeul et votre seigneur légitime, et
que le roi Manfred périt dans le combat, et avec lui le roi Enzio son frère. Vous avez su aussi comment le roi Conradin, notre oncle, est venu d'Allemagne
dans l'intention de venger leur mort et cette usurpation; mais, selon la volonté de Dieu, lui et tous ses gens furent défaits par ledit roi Charles. Vous savez
aussi que ledit roi Conradin tomba vivant entre ses mains. Vous savez enfin qu'il se conduisit envers lui avec la plus grande cruauté que jamais roi ou fils
de roi exerçât sur un aussi vraiment gentilhomme que l'était le roi Conradin, issu du plus noble sang du monde, et qu'il lui fit trancher la tête à Naples.
D'après cette grande cruauté, vous pouviez connaître quelle punition Dieu lui infligerait et quelle vengeance il en tirerait. Vous êtes ceux qui avez le plus
souffert de dommage et de honte de toutes ces choses, aussi bien par la mort de votre seigneur naturel et de ses frères que par les pertes que vous avez faites
chacun de vous de vos parents et amis. Puis donc qu'il a plu à Dieu que ce soit par vous que vengeance en soit tirée, j'ai mis ici en votre pouvoir la chose la
plus chère que le roi Charles possède dans ce monde, son fils. Jugez-le, et prononcez telle sentence qui vous paraîtra juste. »
Là-dessus le prince alla s'asseoir, et messire Alaymo, désigné par tous pour répondre en leur nom à ce que proposerait le seigneur infant, se leva et dit:
« Seigneur, nous avons bien entendu ce que vous venez de nous dire, et nous savons que le tout s'est passé en toute vérité comme vous nous l'avez exposé.
Nous rendons grâces à Dieu et à notre seigneur le roi d'Aragon de ce qu'il a bien voulu nous envoyer un aussi sage seigneur que vous l'êtes pour nous
gouverner à sa place. Et puisqu'il vous plaît, seigneur, que ce soit par nous que soit tirée vengeance et de la mort du roi Conradin et du dommage porté sur
nous par le roi Charles, je dis, pour moi, seigneur: que le prince doit subir la mort que son père a fait subir au roi Conradin. Et ainsi comme je l'ai dit, que
chacun des barons, chevaliers et syndics des terres se lève; et si mon avis leur paraît bon, qu'ils confirment cette sentence et qu'on la rédige par écrit; et que
ce que chacun dira, il le dise pour lui et pour toute la communauté de Sicile, car elle est représentée ici. Et s'il est quelqu'un qui veuille dire autrement, qu'il
se lève; pour moi, ce que j'ai dit, je le confirme en mon nom et au nom de tous les miens. «
Cela dit, il cessa de parler; mais, avant que personne se levât, tout le peuple de Messine se leva et tous s'écrièrent à la fois: « Il a bien dit! Il a bien dit! Et
nous le disons tous: Qu'il ait la tête coupée; nous nous conformons à tout ce qu'a dit messire Alaymo. » Là-dessus se leva l'amiral, qui savait d'avance
comment l'affaire tournerait, et il dit: « Barons, ainsi que messire Alaymo l'a proposé, que chacun se lève pour soi, riches hommes, chevaliers et syndics; et
une fois la sentence approuvée de tous en général, qu'on l'écrive. »
Il appela alors deux notaires des plus expérimentés de Messine et deux juges, et il dit aux juges de dicter la sentence, et aux notaires d'écrire l'avis de
chacun, pour en conserver éternellement la mémoire; la chose eut lieu ainsi. Lorsque tout eut été accompli, l'amiral ordonna d'en faire lecture en présence
de tous. Quand lecture en eut été faite et que chacun eut prononcé la sentence, tant pour soi que pour les lieux qu'il représentait, l'amiral demanda à toute
l'assemblée en général, si elle approuvait ladite semence. Tous répondirent: « C'est ce que nous voulons, et nous le confirmons pour nous et pour toute la
communauté de l'île de Sicile. Alors on se retira, et chacun s'en alla chez soi, bien persuadé que justice serait faite le lendemain. Mais le seigneur infant En
Jacques, après que la sentence eut été prononcée et confirmée, voulut user de miséricorde, car il ne voulait pas rendre le mal pour le mal, se rappelant la
parole de l'Évangile qui dit: que Dieu ne veut point la mort du pécheur, mais sa conversion. Ainsi, lui ne voulut point la mort du prince, mais il désira que
par lui pût renaître la paix et la concorde, sachant bien surtout qu'il n'avait aucune faute en rien de ce qu'avait fait son père, le roi Charles. Il avait au
contraire, ouï dire qu'il avait été fort mécontent de la mort du roi Conradin, et c'était la vérité. Il se rappelait aussi qu'il était proche parent du roi son père, et
puisqu'il était, parent de son père, il l'était aussi de lui-même!
CHAPITRE CXV
Comment le seigneur infant En Jacques envoya le prince, fils aîné du roi Charles, en Catalogne, au roi d'Aragon son père.
Si bien que le lendemain le seigneur infant manda l'amiral et lui dit: « Amiral, faites préparer la plus grande nef des Catalans, parmi celles qui se trouvent
ici; joignez-y quatre galères et deux lins armés, et nous enverrons le prince à Barcelone, au seigneur roi d'Aragon notre père. — Seigneur, dit l'amiral, vous
dites bien; la chose sera ainsi. »
Dès que la nef, les galères et les lins furent armés, on y plaça le prince sous bonne et sûre garde. Ils partirent de Messine; le vent fut favorable, et en peu de
jours ils arrivèrent à Barcelone, où ils trouvèrent le seigneur roi. Le seigneur roi ordonna aussitôt que le prince fût renfermé au château neuf de Barcelone,
et il y mit bonne garde.
Je laisse le prince en bon lieu et sûr, et reviens au seigneur infant En Jacques et à l'amiral.
CHAPITRE CXVI
Comment le seigneur infant En Jacques passa en Calabre et la conquit, ainsi que la principauté, jusqu'à Castello dell' Abate, et aussi d'autres villes et lieux.
Le prince étant embarqué, le seigneur infant ordonna à l'amiral de faire armer quarante galères, attendu qu'il voulait passer en Calabre, et y conduire la
guerre de telle sorte qu'on ne s'aperçût pas que le seigneur roi son père y manquât. L'amiral éprouva une grande joie à voir dans le seigneur infant En
Jacques un si bon entendement et tant de courage et de vigueur. Il n'eut garde de l'en détourner; il l'approuva au contraire, et lui répondit: « Seigneur, c'est
bien dit; faites préparer votre cavalerie et votre infanterie, et regardez les galères comme prêtes. »
Le seigneur infant fit convoquer aussitôt toutes les osts de Catalans et d'Aragonais qui se trouvaient en Sicile, excepté ceux qui avaient quelques emplois,
ou qui gardaient les châteaux. En peu de jours ils furent tous prêts et réunis à Messine, et le prince passa en Calabre avec mille chevaux bardés, et cent
armés à la légère, à la manière des genetaires.[16] Il y avait aussi une grande quantité d'almogavares et de varlets des menées. Des quarante galères que
l'amiral fit armer, vingt étaient ouvertes en poupe et contenaient quatre cents cavaliers et un grand nombre d'almogavares. Ainsi, avec la grâce de Dieu, le
seigneur infant En Jacques allant par terre et l'amiral par mer, ils s'en allèrent, prenant cités, bourgs, châteaux et autres fieux. Que vous dirai-je? Si je
voulais vous raconter le tout en détail, ainsi que je l'ai fait plusieurs fois, le papier me manquerait; car il se fit de si beaux actes de chevalerie et de si beaux
faits d'armes dans chacun des lieux qu'ils parcoururent, que dans aucune histoire du monde on n'a jamais lu de plus belles chevauchées et de plus grandes
merveilles que n'en firent les gens du seigneur infant et ceux de l'amiral. Il en est plus de cent parmi les riches hommes et les chevaliers catalans et
aragonais de cette expédition, dont les prouesses et actes de bravoure pourraient fournir matière à des romans plus merveilleux que n'est celui de Godefroi;
[17] et même, au lieu de cent, je pourrais bien dire mille. J'en pourrais dire tout autant des gens de pied. Quant à l'amiral, il n'est besoin d'en parler; tous ses
faits furent autant de merveilles, et il se serait regardé comme un homme mort si, en tout lieu où s'exécutait un beau fait d'armes, il n'était pas là pour
enlever à tout homme le prix de la bravoure. Que vous dirai-je? Tels furent le courage et l'audace toute chevaleresque du seigneur infant En Jacques que,
depuis le moment où il passa en Calabre jusqu'à celui de son retour en Sicile, il fit la conquête de la Calabre entière, à l'exception du seul château fort de
Stilo; placé sur une haute montagne autours de la mer.
Outre la Calabre, il prit dans la principauté tout ce qui s'étend jusqu'à Castello dell' Abbate, à trente milles de Salerne, et l'île d'Ischia, comme vous l'avez
déjà vu, et de plus celles de Procida et de Capri; à quoi il faut ajouter, du côté du Levant, la cité de Tarente, toute la principauté, tout le cap de Leuca, la cité
d'Otrante et Lecce, qui est à vingt-quatre milles de Brindes.
Si on vous racontait aussi toutes les belles actions que fit à Otrante le noble En Béranger d'Entença, beau-frère de l'amiral, ainsi que d'autres, vous seriez
émerveillés de les entendre; car ils parcoururent toute la Pouille, l'île de Corfou, le despotat d'Aria, Avlona et l'Esclavonie. Et comme, à l'aide des galères
stationnées à Ischia pour le roi d'Aragon on levait un tribut sur toutes les nefs qui entraient à Naples ou en sortaient, de même à l'aide de celles qui étaient à
Otrante pour le seigneur roi d'Aragon et pour l'infant on tirait un tribut de toute nef ou lin qui passait par le golfe de Venise, à l'exception de celles qui
entraient à Venise ou en sortaient, parce que ladite ville et la communauté de Venise étaient en paix avec le seigneur roi d'Aragon.
Que personne ne s'étonne de m'entendre parler d'une manière si sommaire de ces grandes conquêtes. Je ne m'y arrête pas avec plus de détails parce que déjà
en sont faits des livres qui traitent particulièrement pour ces divers endroits de la manière dont on s'en est emparé, et d'ailleurs cela me mènerait trop loin.
Lorsque le seigneur infant eut terminé la conquête de toute la Calabre et de tous les autres lieux, il fit don de plusieurs desdits lieux à des riches hommes, à
ses chevaliers, à de notables citoyens, à des adalils, à des almogavares et à des chefs de menées. Il mit toutes les frontières en bon état; et revint ensuite en
Sicile, où madame la reine, l'infante sa tante, l'infant En Frédéric et tous les habitants le revirent avec grande joie et plaisir; et de là en avant l'île de Sicile
ne se ressentit en rien de la guerre. Les troupes des frontières, stationnées en Calabre, dans la principauté et dans la Pouille, continuaient à mener la guerre
de ce côté, et faisaient un grand butin, et venaient dépenser leur argent à Messine.
CHAPITRE CXVII
Comment l'amiral En Roger de Loria courut l’île de Gerbes, la Romanie, Chio, Corfou, Céphalonie, et comment les Sarrasins de Gerbes reçurent
autorisation du roi de Tunis de se rendre au seigneur roi d'Aragon.
Après que le seigneur infant fut de retour à Messine, l'amiral, avec son autorisation, se rendit en Barbarie, en une île nommée Gerbes, appartenant au roi de
Tunis; il la ravagea et fit plus de deux mille captifs, Sarrasins ou Sarrasines, qu'il emmena en Sicile; il en fit passer aussi quelques-uns à Majorque et en
Catalogne, et fit un tel butin que les frais d'armement et d'expédition des galères Curent largement payés. Il fit ensuite un autre voyage et alla en Romanie,
et courut les îles de Metelin,[18] Stalimène,[19] les Formans,[20] Tino, Andros, Miconi, puis l'île de Chio, où se fait le mastic, et prit la ville de Malvoisie,
[21] et revint en Sicile avec un butin si considérable qu'il y avait de quoi satisfaire cinq flottes semblables à la sienne. Il courut aussi l'île de Corfou et brûla
et ravagea tous les environs du fort; et puis courut Céphalonie et tout le duché.[22] Enfin, tous ceux qui le suivirent s'enrichirent tellement qu'ils ne
voulaient admettre à leur table de jeux que ceux qui se présentaient avec des pièces d'or; et s'ils n'avaient que de la monnaie d'argent, on ne les recevait
qu'autant qu'ils apportaient au moins mille marcs.
Peu de temps après, l'amiral revint à l'île de Gerbes, et enleva encore bien plus de gens qu'il n'avait fait la première fois, de manière que les Maures de
Gerbes vinrent trouver leur seigneur le roi de Tunis, et lui dirent: « Tu vois, seigneur, que tu ne peux nous défendre contre le roi d'Aragon, et c'est au
contraire pour t'avoir. prêté foi, à toi qui es chargé de nous défendre que nous avons eu deux fois notre île courue par l'amiral du roi d'Aragon, et que nous
avons perdu frères, parents, femmes, fils et filles. Nous te conjurons donc, seigneur, de nous dégager de notre foi, afin que nous puissions nous soumettre à
sa souveraineté, et ainsi nous vivrons en paix, et toi tu nous feras bien et merci: sans quoi, seigneur, tu peux faire compte que l'île sera bientôt toute
dépeuplée. »
Le roi de Tunis consentit à ce qu'ils demandaient et les dégagea de leur foi. Et ils expédièrent des messagers au roi d'Aragon, et se soumirent à l'amiral en
son nom. L'amiral y fit élever un beau fort qui s'est tenu, se tient et se tiendra avec plus de gloire pour les chrétiens qu'aucun autre château du monde.
Gerbes est une île qui se trouve au milieu de la Barbarie, puisque, si vous calculez bien, il y a autant de distance de Gerbes à Ceuta que de Gerbes à
Alexandrie. Et ne croyez pas que ce soit complètement une île, car elle est si rapprochée du continent que, si ce passage n'était fortifié et défendu par les
chrétiens, il pourrait y passer cent mille hommes à cheval et autant à pied, sans que les cavaliers eussent de l'eau à hauteur des sangles des chevaux. Aussi
faut-il que tout homme qui aura à commander à Gerbes soit pourvu de quatre yeux, de quatre oreilles et d'une cervelle sûre et ferme, et cela par beaucoup
de raisons: d'abord parce que le plus proche secours des chrétiens qui puisse lui parvenir est de Messine; et de Gerbes à Messine il y a cent milles; et
qu'ensuite Gerbes a de fort proches voisins, comme Gelimbre, Margam, Jacob Ben-Atia, Ben-Barquet, les Debeps, et autres barons alarps,[23] tous très
puissants en troupes à cheval; et si le capitaine de Gerbes venait à avoir les yeux appesantis par le sommeil, il ne manquerait pas de gens qui le
réveilleraient bien vite et avec un fort mauvais bruit.
Lorsque l'amiral eut mis fin à toutes ses expéditions, il s'occupa de bien faire radouber toutes ses galères; car il avait appris que le roi de France en faisait
construire un grand nombre. Mais je laisse là l'amiral pour vous entretenir du roi de Fiance, du roi Charles et de leurs adhérents.
CHAPITRE CXVIII
Comment le roi Charles eut recours au pape et au roi de France, et passa à Naples avec deux mille chevaliers; comment ledit roi trépassa de cette vie, et
comment le gouvernement du royaume passa aux mains des fils du prince, qui se trouvait alors prisonnier à Barcelone.
Le roi Charles ayant appris la fâcheuse nouvelle de la captivité du prince et de la bataille des Comtes, aussi bien que le fait d'armes d'Agosta et les autres
pertes qu'il avait essuyées et essuyait tous les jours, eut recours au pape et ensuite au roi de France, et s'occupa d'ourdir et d'organiser tout ce qu'il put contre
le roi d'Aragon. Il se disposa aussi à retourner à Naples, craignant beaucoup que cette ville ne se révoltât; et avec lui partirent le comte d'Artois et autres
comtes, barons et chevaliers, au nombre de bien deux mille. Ils allèrent si bien par leurs journées qu'ils arrivèrent à Naples; et ils y arrivèrent dans de telles
circonstances, que certainement de ces deux mille chevaliers il n'en retourna pas deux cents en France; tous les autres périrent dans la guerre en Calabre ou
à Tarente. En un seul jour il périt à Otrante plus de trois cents chevaliers, un pareil nombre à Tarente, et plus de cinq cents dans la plaine de Saint-Martin.
Que vous dirai je? Ils ne se rencontraient en aucun lieu avec les Catalans et les Aragonais qu'ils ne fussent battus ou tués. C'était bien l'œuvre de Dieu, qui
abaissait leur orgueil et exaltait l'humilité du roi d'Aragon, de ses enfants et de ses peuples. Vous pouvez bien le croire, en considérant le grand nombre de
prisonniers qu'en l'honneur de Dieu ils laissèrent aller quittes et libres; et on ne peut en dire autant du roi Charles, car jamais il ne relâcha aucun prisonnier
qui fût tombé en son pouvoir ou au pouvoir des siens; bien au contraire, tout autant qu'il en prenait, il leur faisait couper les poings et crever les yeux.
L'amiral et les gens du roi d'Aragon avaient longtemps supporté ces énormités sans les commettre eux-mêmes; mais considérant enfin le détriment qui
résultait pour eux de cette conduite, l'amiral se décida à user de représailles, en faisant aussi couper les poings et crever les yeux aux prisonniers qui lui
tombaient entre les mains. Les ennemis voyant cela s'amendèrent, non pour l'amour de Dieu, mais par crainte de l'amiral. Il en est ainsi de bien des gens,
dont on tire meilleur parti en leur faisant du mal qu'en leur faisant du bien. Il vaudrait mieux assurément que chacun se corrigeât soi-même de son mauvais
vice par amour ou crainte de Dieu que d'attendre les effets de sa colère.
Que vous dirai-je? Tous les jours venaient au roi Charles de semblables nouvelles; si bien qu'on disait que jamais ne fut seigneur au monde qui, après avoir
eu tant de prospérités, éprouvât tant de malheurs sur la fin de sa vie. Chacun doit donc s'efforcer de se garder de la colère de Dieu; car contre la colère de
Dieu rien ne peut résister. Que vous dirai-je? Etant tombé dans une telle série de maux, il plut à notre Seigneur Dieu de terminer ses jours et qu'il trépassât
de cette vie.[24] On peut dire de lui que le jour où il mourut fut celui où mourut le meilleur chevalier du monde, après le seigneur roi d'Aragon et le
seigneur roi de Majorque; je n'excepte que ces deux-là. Ainsi son royaume se trouva, en raison de sa mort, dans un grand embarras, carie prince héritier de
son royaume[25] était prisonnier à Barcelone. Toutefois le prince avait plusieurs enfants; entre autres il avait trois garçons assez grands, savoir:
monseigneur Charles, monseigneur Louis qui fut par la suite frire mineur, puis évêque de Toulouse, et mourut évêque; il est aujourd'hui canonisé par le
Saint-Père apostolique, et sa fête est chômée dans tous les pays chrétiens. Après eux venait un autre fils qui s'appelait et s'appelle encore duc de Tarente.
Ces trois fils, conjointement avec le comte d'Artois et les autres hauts barons de leur sang, gouvernèrent son pays,[26] jusqu'à ce que le prince fût rendu à la
liberté; et il en sortit à la paix,[27] ainsi que vous l'apprendrez; mais je cesse de vous parler du roi Charles et de ses petits-enfants qui gouvernèrent le pays,
et je vais vous parler du roi de France.
EXPÉDITION DE PHILIPPE LE HARDI EN CATALOGNE
CHAPITRE CXIX
Comment le roi de France envoya le légat du pape et le sénéchal de Toulouse au roi de Majorque, pour demander passage sur son territoire et comment il se
disposa à pénétrer avec toutes ses forces en Catalogne et par terre et par mer.
Les galères que le roi de France avait ordonnées étant terminées,[28] les provisions ayant été préparées à Toulouse, à Carcassonne, à Béziers, à Narbonne et
aux ports de Marseille et d'Aigues-Mortes, il envoya le cardinal légat et le sénéchal de Toulouse à Montpellier, pour s'entendre avec le seigneur roi de
Majorque afin que ses troupes pussent passer en paix sur son territoire. Le seigneur roi de Majorque se rendit à Montpellier. Le cardinal l'admonesta et lui
fit de grandes offres de la part du Saint-Père, et le sénéchal en fit autant de la part du roi de France. Leurs exhortations auraient cependant produit peu
d'effet,[29] sans la convention faite à Gironne entre les seigneurs rois d'Aragon et de Majorque; et d'après laquelle les deux frères étaient tombés d'accord,
que le roi de Majorque laisserait passer les troupes françaises sur ses terres, et cela par deux fortes raisons: la première, que le roi de Majorque ne pouvait
nullement empêcher les Français d'entrer en Roussillon, et que si c'était de vive force qu'ils y entraient, Montpellier, le Roussillon, le Confient et la
Cerdagne étaient à jamais perdus pour lui; la seconde raison était que, s'ils n'entraient point parla, ils passeraient par la Navarre ou par la Gascogne, et y
trouveraient un bien meilleur passage que par le Roussillon, car ils avouaient eux-mêmes que c'était une assez rude lâché de pénétrer en Catalogne par le
Roussillon. Telles furent les raisons qui décidèrent le roi de Majorque à faire ce que désiraient le pape[30] et le roi de France. Le cardinal et le sénéchal
retournèrent fort satisfaits vers le roi de France, croyant avoir partie gagnée. Et de la même manière qu'ils avaient annoncé le résultat de leurs négociations
au roi de France, ils les communiquèrent à Charles,[31] roi du chapeau, et l'écrivirent au pape qui en fut fort content. Le roi de France fit payer la solde de
six mois aux riches hommes, aux chevaliers, aux hommes des compagnies de pied et aux marins et autres; car l'argent ne leur manquait pas, le pape leur
fournissant les trésors qu'il avait amassés pour aller attaquer les infidèles d'outre mer, et qui ne servirent que contre le roi d'Aragon. Vous verrez aussi
comment ces trésors fructifieront.
Le pape ayant poussé le roi de France, et le printemps étant venu, l'oriflamme sortit de Paris; et quand on fût arrivé à Toulouse, on estima qu'il venait bien
certainement avec le roi de France dix-huit mille chevaux bardés et un nombre infini d'hommes de pied. Il y venait aussi par mer cent cinquante grosses
galères et plus de cent cinquante nefs chargées de provisions de bouche, et des lins et des térides et des barques sans nombre. Que vous dirai-je? Les forces
que le roi de France menait avec lui étaient si grandes que tous disaient là, méconnaissant la puissance de Dieu: « Le roi de France emmène avec lui une
telle force qu'il aura bientôt conquis toute la terre du roi d'Aragon. » Et Dieu y était ainsi méconnu, et on ne mentionnait même pas son nom; on ne parlait
de rien autre chose que de la puissance du roi de France. Si quelqu'un venait à parler du seigneur roi d'Aragon, et disait: « Que deviendra le roi d'Aragon et
son royaume? » ses amis répondaient: « Dieu est tout puissant, et saura bien le défendre, lui et son droit. » Ainsi ceux-ci imploraient la puissance de Dieu,
tandis que les autres la méconnaissaient. Aussi vous verrez comment notre seigneur vrai Dieu usera de son pouvoir, qui est au-dessus de tous les autres
pouvoirs; car il a pitié de ceux qui le craignent et se courrouce contre les orgueilleux et contre ceux qui le méconnaissent.
Cessons de nous entretenir du roi de France et de ses grandes armées, qui sont à Toulouse et distribuées par tout le pays, et parlons du seigneur roi
d'Aragon.
CHAPITRE CXX
Comment le seigneur roi En Pierre envoya des messagers à son neveu le roi don Sanche de Castille, pour le requérir de l'aider de ses chevaliers; et
comment ses troupes se réunirent au col de panissas pour s'opposer à ce que le roi de France pénétrât en Catalogne.
Le roi d'Aragon ayant appris que le roi de France était sorti de Paris, qu'il avait déployé l'oriflamme,[32] et qu'il s'approchait avec de grandes forces de terre
et de mer, envoya aussitôt ses messagers à son neveu, le roi don Sanche de Castille, pour lui faire savoir avec quelles forces immenses le roi de France
s'avançait contre lui, et en conséquence de leurs accords, le requérir de lui faire aide de sa chevalerie, disant que s'il le faisait, il devait tenir pour certain
qu'il livrerait bataille au roi de France.
A la réception de ce message, le roi de Castille répondit aux envoyés: qu'ils pouvaient s'en retourner, et qu'il allait se préparer de manière à faire telle aide
au seigneur roi son oncle, qu'il s'en tiendrait pour satisfait. Sa réponse fut bonne, mais les faits furent nuls, puisqu'il ne lui envoya pas aide d'un seul
chevalier ni d'un seul piéton: de sorte que le roi d'Aragon fut entièrement déçu en ce qu'il attendait de lui, ainsi qu'il le fut à l'égard de son beau-frère le roi
de France. Et ainsi, au moment où il avait besoin de tous ses amis terrestres, il se vit abandonné; mais, en bon et sage seigneur et le meilleur chevalier du
monde, il leva les yeux au ciel et dit: « Seigneur vrai Dieu, c'est à vous que je recommande et mon âme et mon corps, et mes peuples et mes terres. Puisque
tous ceux qui devaient me secourir m'ont abandonné, daignez, Seigneur, me secourir vous-même et protéger moi et mes peuples. Signez-les et bénissez-les!
»
Tout exalté et animé de l'amour de notre Seigneur vrai Dieu Jésus-Christ, il commanda qu'on sellât son cheval et que tout homme prêt au combat se revêtit
de ses armes, car lui-même voulait s'armer. Aussi le même jour se montra-t-il armé dans la ville de Barcelone, et y fit-il célébrer de grandes fêtes, et des
réjouissances en l'honneur de Dieu. Et par là il encouragea si bien ses gens que déjà ils eussent voulu se montrer en armes contre leurs ennemis; et un jour
de délai leur paraissait une année d'attente.
Les fêtes étant terminées à Barcelone, le roi envoya dans tout l'Aragon des messagers aux Aragonais, afin qu'ils prissent leurs mesures pour que ni du côté
de la Navarre ni du côté de la Gascogne ne pût venir aucun dommage à son royaume. Il envoya en même temps par toute la Catalogne ses lettres de
commandement à tous riches hommes, chevaliers, citoyens et gens des villes, pour qu'ils eussent à se rendre tout armés au col de Panissas, car c'est là qu'il
se proposait d'aller à la rencontre du roi de France pour lui fermer l'entrée de son pays. Sur cet ordre, tous, au jour fixé, furent réunis au col de Panissas. Là
ils dressèrent leurs tentes, aussi bien que le seigneur roi et l'infant En Alphonse, avec un grand nombre des chevaliers de Catalogne.
Quand ils furent tous réunis, le seigneur roi ordonna que le comte d'Ampurias avec ses gens gardât le col de Banyuls et le col de la Massane; le comte
d'Ampurias plaça les compagnies de Castellon au col de Banyuls, et les autres au col de la Massane, et le comte avec ses chevaliers alla visiter les uns et les
autres à plus d'une demi-lieue. Chacun de ces passages était si fort qu'on n'avait pas à craindre que personne y passât. Il mit d'autre part le vicomte de
Rocaberti à la garde du Pertus; et le seigneur roi lui-même, avec le reste de ses gens, demeura au col de Panissas.[33] En chaque lieu on s'était précautionné
de marchands et autres gens qui apportassent à vendre tout ce dont on pourrait avoir besoin. Tous les passages furent ainsi bien gardés et bien munis de
tout. Je laisse là le roi d'Aragon et son armée, et reviens au roi de France et au roi de Majorque.
[1] Le pape Martin IV (Simon de Brion) avait fulminé une excommunication contre Pierre III, le 18 novembre 1282, après les vêpres siciliennes et
l'expédition de Sicile. Il la renouvela en 1283, en déclarant pierre III déchu du trône, en publiant une croisade contre lui et en donnant l'investiture du
royaume à Charles de Valois, deuxième fils de Philippe le Hardi et neveu de Pierre par Elisabeth sa mère. Pierre III, sûr de ses sujets, s'émut peu de sa
déchéance et prit par ironie le titre de « Soldat aragonais, père de deux rois et maître de la mer. »
[2] Sanche VII, roi de Navarre, un des vainqueurs d’Ubeda (Navas de Tolosa), se voyant sans enfants, avait adopté comme son successeur son neveu
Thibaut, comte de Champagne, fils de Blanche sa sœur. Malgré les réclamations de Jacques le Conquérant, qui fit valoir une adoption subséquente en sa
faveur, Thibaut devint roi de Navarre en 1254. Jeanne, fille du second fils de Thibaut et héritière de la Navarre, avait été mariée en 1273 à Philippe, fils de
Philippe le Hardi; et quoique ce mariage ne fût solennisé qu'en 1284, à cause du bas âge de Jeanne, la Navarre n'en était pas moins devenue une annexe de
la couronne de France.
[6] Château construit par Richard Cœur de Lion, près de Messine, à l'époque de son voyage en Terre Sainte, pour tenir en respect quelques Grecs de Sicile
Ce mot est composé du mot matar, tuer, et Griffon, qui désigne les Grecs dans notre vieille langue. Il en existait un du même nom en Morée.
[10] Mer Ionienne. Agosta est sur une langue de terre, qui s'étend dans la direction du nord au sud, et dont un côté sert à former un port en serrant la mer le
long de la côte de Sicile, et dont l'autre est battu par la mer Ionienne
[11] Ce fut dans les cortès de Saragosse, en 1285, que les divers ordres de l'Etat réunis obtinrent du roi Pierre la restitution de leurs droits antiques et la
confirmation nouvelle de leur constitution, par l'acte connu sous le nom de Privilège social. Ils réussirent, dit Zurita, à reconquérir leur liberté, parce qu'ils
furent tous d'accord. Les riches hommes et les chevaliers, les commerçants et les classes inférieures furent également ardents à réclamer leur prééminence
et leur liberté. Ils étaient convaincus que le pays d'Aragon n'était pas une puissance parce qu'il était fort, mais parce qu'il était libre, et la volonté de tous
était de périr avec la liberté. Des conservateurs furent ensuite nommés pour assurer l'exécution des promesses royales et rendre au Justica les prérogatives
dont in avait voulu dépouiller cet office si important, en môme temps que les hommes qui avaient droit à sa juridiction. Il ne faut chercher dans Muntaner
que les faits militaires et ce qui intéresse la chevalerie. Il est trop bon courtisan pour s'occuper des réformes politiques et sociales.
[12] Eustache de Beaumarchais, envoyé par Philippe le Hardi en Navarre pendant la minorité de Jeanne de Navarre qui s'était retirée à Paris avec sa mère,
et qui, le 16 août 1284, épousa Philippe le Bel, fils aîné de Philippe le Hardi.
[13] Ces cortès se tinrent au mois de janvier 1284. Les Catalans firent valoir les mêmes réclamations que les Aragonais, et obtinrent confirmation de leurs
anciens privilèges et abolition de plusieurs ordonnances désastreuses pour le pays.
[18] Lesbos.
[19] Lemnos
[20] Je ne puis trouver dans aucune ancienne carte le nom du ces îles.
[22] Voyez la Chronique de Morée. On donnait le nom de duché, sans ajouter aucune autre désignation, au duché de Naxos ou de la Dodécanèse, composé
des anciennes Cyclades. C'était la famille vénitienne des Sanudo qui possédait cette seigneurie, qui relevait des princes d'Achaïe. (Voyez l'Histoire des
anciens ducs et autres souverains de l'Archipel. Paris, 1698, in-12.) Ce n'est certainement pas ici de ce duché de Dodécanèse qu'il est question, mais plutôt
du despotat d'Arta situé sur le continent opposé. Muntaner est fort exact dans ses désignations géographiques, bien que les noms soient souvent moins
reconnaissables que les lieux.
[25] Charles eut de Béatrix, comtesse de Provence, sa première femme, trois fils: Charles, qui lui succéda; Louis-Philippe prince d'Achaïe, mort en 1277
(voyez la Chronique de Morée), et Robert, mort en 1266; et trois filles: Blanche, femme de Robert de Béthune, comte de Flandre; Béatrix, mariée à
Philippe de Courtenay, et Isabelle, femme de Ladislas le Cumain, roi de Hongrie. Il n'eut pas d'enfants de sa seconde femme, Marguerite, comtesse de
Tonnerre.
[26] Le royaume fut administré pendant la captivité de Charles IV, par Robert II, comte d'Artois, en qualité de régent, d'accord avec le cardinal de Sainte
Sabine, nommé légat par le pape Martin IV.
[28] L'histoire de l'expédition entreprise par Philippe le Hardi, en 1285, contre Pierre III, a été écrite d'une manière fort détaillée par Bernard d'Esclot,
écrivain catalan, contemporain de cette expédition. Bernard d'Esclot est souvent partial en faveur des siens, mais il était bien informé. Une traduction de
cette partie de sa Chronique en langue castillane fut réimprimée comme morceau de circonstance à l'occasion de la guerre de 1793 entre l'Espagne et la
France. Toute l'histoire de d'Esclot, qui se termine avec cette guerre, avait déjà été imprimée en castillan par Raphaël Cervera. L'original catalan n'a jamais
été publié; il en existe un manuscrit à la Bibliothèque royale de Paris, fonds Saint-Germain, 1581. Test celui d'après lequel J'ai fait la copie de cette
chronique, telle qu'on la retrouvera à la fin de ce volume.
[29] Ramon Muntaner, grand ami de Don Pedro, se tait sur les différends entre les deux frères, mais l'histoire est la pour suppléer à ses omissions. Don
Pèdre avait vu avec peine, ainsi que les Aragonais, le démembrement des deux couronnes en faveur de son frère, et, malgré les injonctions formelles du
testament de son père, il avait forcé ce frère de lui prêter hommage et cherchait à le déposséder de ses Etats.
[30] Le pape avait excommunié Pierre III à la suite de sa conquête de la Sicile sur Charles d'Anjou, et l'avait déclaré déchu de la couronne d'Aragon; il
avait donné ce royaume à Charles, deuxième fils de Philippe le Hardi, que Muntaner appelle, quelques lignes plus bas: Charles, roi du Chapeau (allusion au
cardinal) et roi du Vent. Philippe le Hardi, qui avait vu son oncle, Charles d'Anjou, grâce à une semblable générosité du souverain pontife, s'emparer
aisément de la Sicile sur Manfred, crut qu'il ne lui serait pas moins facile de conquérir pour son fils un pays aussi empressé que l'avait souvent été la
Catalogne d'obéir au pape; mais Pierre tint bon, et Philippe y mourut. Les historiens français ont cru sauver sa gloire en le faisant mourir de ce côté des
Pyrénées.
[31] Charles, deuxième fils de Philippe le Hardi, auquel le pape avait donné la couronne d'Aragon, mais qui ne put jamais la prendre.
[32] L'oriflamme ne se déployait que dans les guerres contre les infidèles. Ici il s'agissait d'une sorte de croisade puisque le roi marchait contre un prince
excommunié.
[33] le col de Panissas est un dénié des Pyrénées-Orientales, impraticable aujourd'hui. Il est situé sur le versant opposé de la montagne qui forme le col de
Perthus. Le fort de Bellegarde domine aujourd'hui ces deux cols.
CHRONIQUE : CXXI à CXL
CHAPITRE CXXI
Comment le roi de France essaya de forcer le passage de Panissas; comment lui et son armée eurent beaucoup à souffrir; et de la grande cruauté qu'ils
exerceront contre le clergé et les habitants d'Elne, dans la fureur qu'ils éprouvèrent à cause de ce qui leur était arrivé.
Quand le roi de France eut réuni tout son monde et sut que tous étaient bien pourvus de tout ce dont ils pouvaient avoir besoin, et que sa flotte était toute
appareillée et embarquée (c'était en l'année 1285, au mois d'avril), il se rendit en Roussillon. A son entrée en Roussillon, le seigneur roi de Majorque vint
au-devant de lui; le roi de France lui fit grand accueil, et le roi de Majorque le lui rendit à lui et à ses fils, qui étaient ses neveux, lesquels avaient
accompagné leur père;[1] c'est à savoir monseigneur En Philippe, l'aîné de ses fils, qui était bien fâché et bien désolé de tout ce que faisait son père, et
monseigneur En Charles, roi de chapeau, qui en était très satisfait, parce qu'il tenait beaucoup à être roi d'Aragon. Ils se rendirent ensemble à Perpignan, et
toute l'armée du roi de France campa de Perpignan[2] jusqu'au Boulou; si bien que journellement les gens de l'ost du roi d'Aragon couraient sur eux jusqu'à
leurs tentes, en tuaient et en prenaient un grand nombre, et leur causaient beaucoup de dommages. Que vous dirai-je? Le roi de France resta en cet état
pendant quinze jours, ne sachant quel parti prendre. Un jour enfin il se décida à s'approcher du col de Panissas et à tenter le passage; mais lorsqu'il fut au
Boulou, et qu'il eut examiné le lieu par lequel il lui fallait passer, et qu'il eût vu toute la montagne couverte des tentes de l'ost du roi d'Aragon, il maudit
celui qui lui avait conseillé de marcher par ce passage. Toutefois, il voulut un jour l'essayer, et jamais on ne fit si fol essai; car tout à coup fondirent sur son
avant-garde plus de cinquante mille hommes, almogavares et varlets des menées, de telle sorte qu'on les voyait rouler du haut de la montagne en bas,
hommes et chevaux. Et ils reçurent tant de dommage ce jour-là qu'ils y perdirent bien mille cavaliers et une quantité innombrable de piétons. Le roi de
France voyant revenir ainsi ses troupes mal menées et en déroute, sans qu'il lui fût possible de les secourir, s'écria: « Qu'est-ce, grand Dieu! Je suis trahi? »
Alors monseigneur Philippe se tournant vers son frère Charles: « Beau frère, lui dit-il, voyez avec quels honneurs vous accueillent les habitants de votre
royaume. »
Charles ne répondit rien, tant son chagrin était vif; mais le roi leur père qui avait tout entendu répondit avec grande colère: « Taisez-vous, sire Philippe, car
ils font une chose dont ils auront à se repentir. —Ah! Sire! Sire! s'écria monseigneur Philippe, j'ai plus à cœur votre honneur ou votre honte et votre
dommage que ne l'ont le pape et les cardinaux qui vous ont pourchassé cette bonne aubaine à vous et à mon frère, qu'ils ont fait roi du vent; car, dans leurs
déduits et au milieu des plaisirs, ils se soucient bien peu des dangers et des dommages qui vous sont réservés. »
Le roi de France ne répliqua rien, sentant bien que son fils disait la vérité; mais il était trop tard pour se repentir. Que vous dirai-je? Toute l'armée fut
obligée de rétrograder vers Elne, pour se tenir toujours rapprochée de la rivière de Tech. Le seigneur roi de Majorque voyant que le roi de France marchait
vers Elne, fit dire aux habitants de le recevoir processionnellement. Alors l'évêque et tous les ecclésiastiques sortirent pour le recevoir; mais, au lieu de
s'humilier devant la croix, les Français, furieux de ce qui leur était arrivé, se ruèrent sur eux, et taillèrent en pièces clercs, laïque, femmes et enfants. Jugez à
présent avec quelle dévotion et quel respect pour leurs indulgences ils s'acheminèrent à cette expédition, et comment notre Seigneur vrai Dieu aurait pu
supporter une si grande cruauté sans en tirer vengeance!
Aussi cette nouvelle ne fut pas plus tôt répandue dans toute la Catalogne qu'elle redoubla le courage de tous les habitants, qui virent bien qu'il valait mieux
mourir tous en les combattant plutôt qu'un seul d'entre eux se rendit à de telles gens. Après cette abominable action ils restèrent bien encore quinze jours
sans savoir à quoi se décider. La flotte pendant ce temps était réunie à Collioure. Que vous dirai-je? Le roi de France eut l'intention de s'en retourner; mais
Dieu ne voulut pas permettre qu'il échappât à si bon marché, et il leur donna au contraire les moyens de passer, afin qu'ils allassent périr entre les mains de
leurs ennemis.
CHAPITRE CXXII
Comment quatre moines fournirent au roi de France le moyen de pénétrer en Catalogne par le col de la Massane; et comment, en quatre jours, ils
construisirent une telle route que les charrettes y montaient toutes chargées.
Quatre moines qui étaient de Toulouse, et qui se trouvaient dans un monastère près d'Arides, vinrent au roi de France. L'un d'eux était l'abbé du lieu. Ils
étaient là parce que ce monastère est suffragant du monastère de la Grasse, qui est à Narbonne, et il y vient toujours un abbé de ce lieu. Les rois d'Espagne
feraient donc que sages, s'ils ne permettaient pas qu'il y eût sur leurs terres un seul prélat qui ne fût né au royaume.
Or cet abbé dit au roi de France: « Seigneur, moi et ces moines, nous sommes nés en votre royaume, et vos sujets. Nous verrions donc avec grande douleur
que vous fussiez contraint de vous retirer avec si grand déshonneur; et ainsi, seigneur, si vous le désirez, nous vous indiquerons un lieu par où vous pourrez
passer. A la vérité, ce lieu est très fort; mais, par cette raison, on dédaigne de s'en occuper, et personne ne se trouve là pour s'opposer à vous. Il peut se faire
qu'il y ait là cinquante hommes de garde; mais vous, seigneur, qui avez beaucoup de gens munis de hoyaux, de houes, de pieux, de haches, envoyez un
riche homme à vous avec mille chevaux bardés, et que beaucoup de gens de pied marchent en avant avec lesdits instruments et tracent un chemin. Ils
peuvent être précédés d'un millier de piétons, afin que, si les travailleurs étaient aperçus, on eût affaire d'abord à ces hommes armés, et que ceux qui
travailleraient ne fussent point obligés de se Béranger de leur ouvrage. Ainsi, seigneur, vous pourrez passer sûrement, vous et toutes vos troupes; car si une
fois vous avez mille de vos soldats en un lieu qui domine ce passage, personne au monde ne pourra vous l'enlever ni vous empêcher de monter tous, vous et
votre chevalerie. » Le roi de France lui répondit: « Abbé, comment savez-vous cela? —Seigneur, dit-il, parce que nos hommes et nos moines vont tous les
jours en ce lieu-là pour y prendre du bois et de la chaux; souvent aussi les gens de pied qui ont à se rendre au comté de Barcelone passent par ce chemin. Le
lieu dont je vous parle, seigneur, se nomme le Col de la Massane. Demandez au comte de Foix, qui connaît le pays, et à En Raymond Roger, et vous
trouverez que tout est ainsi que je vous le dis. — Nous ne le demanderons à personne, répliqua le roi de France, nous nous fions à vous; et cette nuit même
nous ferons ce que nous avons à faire. »
Aussitôt il fit appeler le comte d'Armagnac, qui avait sous ses ordres une bonne troupe de cavaliers et de piétons. Il fit venir aussi le sénéchal de Toulouse
et leur ordonna à tous deux de se tenir prêts à minuit à suivre ces frères avec mille chevaux bardés et deux mille piétons de Languedoc, et de se pourvoir
sur-le-champ de tout ce qu'il y avait dans l'ost d'hommes munis de houes, de hoyaux, de pieux et de haches, et d'aller faire ce que leur diraient les moines,
A minuit, le comte d'Armagnac, le sénéchal et tout leur monde suivirent les frères et commencèrent à faire le chemin. Arrivés à la montagne, les deux
frères précédaient les gens de pied par l'ancien sentier, tandis que l'abbé et l'autre frère, avec les gens du monastère, qui connaissaient parfaitement bien
cette montagne, restaient avec ceux qui travaillaient à la route. Que vous dirai-je? A la pointe du jour les deux mille piétons eurent atteint le haut du col
sans avoir été aperçus par ceux qui y étaient de garde que quand ils furent devant eux. Mais s'ils avaient fait mauvaise garde, ils y reçurent de bonnes
taillades; car de cinquante qu'ils étaient, il n'en échappa pas plus de cinq qui vinrent porter l'alarme et s'enfuirent vers l'ost de Castellon au col de Banyuls.
Aussitôt que l'ost de Castellon entendit le cri d'alarme, tous coururent aux armes. Le hasard voulut que le comte d'Ampurias fût allé à Castellon pour mettre
en état les lieux et les châteaux qu'il avait à garder, et avec lui étaient allés la plus grande partie de la chevalerie et autres braves gens de Castellon.
Ceux qui étaient placés à la garde du col de Banyuls marchèrent alors vers le col de la Massane; et en levant les yeux ils aperçurent bientôt un grand
nombre de gens qui déjà étaient montés; et jugeant qu'ils ne pouvaient plus rien y faire, ils rétrogradèrent vers le col de Banyuls, et arrivés au-delà de
Tornavels, où il y en avait quelques-uns, ils levèrent leurs tentes, et s'en retournèrent chacun chez eux.
Ils envoyèrent aussitôt au seigneur roi d'Aragon, au col de Panissas, pour lui faire savoir que les Français étaient passés par le col de la Massane. Le roi ne
pouvait le croire, et envoya mille almogavares à la découverte de ce côté. Ceux-ci trouvèrent que le passage était déjà occupé par des forces nombreuses;
mais ils se dirent: « Pour rien au monde nous ne devons nous retirer sans avoir pris langue. Attendons ici la nuit; et, à l'aube du jour nous férirons au milieu
d'eux; nous leur ferons de grands dommages, et nous en enlèverons trois ou quatre vivants, que nous amènerons, pour qu'ils puissent raconter au roi
d'Aragon comment la chose s'est passée. »
Tous tinrent cet avis pour bon, et pendant le reste de la journée et la nuit suivante ils se tinrent cachés.
Je reviens maintenant à l'armée du roi de France. Tout se passa ainsi que l'avaient annoncé l'abbé et les moines. Aussitôt que la cavalerie fut arrivée en haut
du col, on envoya en toute hâte et en toute joie des messagers au: roi de France, pour le prévenir qu'on était maître du passage sans aucun conteste, et que le
chemin était si bien réparé que les charrettes pouvaient y passer; qu'ainsi donc il s'y rendît lui-même avec toute l'armée.
Que vous dirai-je? Le roi de France en fut ravi; il fit aussitôt déployer l'oriflamme, et donna ordre à l'armée de monter. Voyez ce qu'est la puissance; dans
l'espace de quatre jours on y avait fait une route telle que les charrettes toute chargées y montaient.
Le lendemain, à la pointe du jour, les almogavares vinrent férir sur eux. Un bruit épouvantable en retentit jusqu'à l'ost du roi de France, si bien que l'on crut
que le roi d'Aragon y était arrivé en personne. Vous eussiez vu alors chevaliers et piétons se troubler; tous se croyaient perdus; et sans doute ils l'eussent
été, s'il fût arrivé seulement trois mille almogavares.
Que vous dirai-je? Les deux mille varlets de Languedoc tinrent bon assez longtemps. Ils s'emparèrent d'un coteau et se défendirent jusqu'à ce qu'il fût jour,
sans vouloir abandonner la position. Quand le jour eut paru, on s'aperçut que ceux qui avaient fait ce coup n'étaient qu'en bien petit nombre, et c'est alors
qu'il se fit des prodiges de valeur; les lances et les traits des almogavares jouèrent bien leur jeu. Que vous dirai-je? Les almogavares voyant les troupes
considérables qui étaient déjà réunies et celles qui continuaient toujours à monter, et que déjà il s'y trouvait plus de mille chevaux bardés, se replièrent par
une crête de la montagne, emmenant avec eux plus de dix personnes notables et après avoir tué de leurs mains ou précipité du haut de la montagne plus de
trois mille hommes de pied ou de cheval. Ils reprirent ensuite leur voie, s'en allèrent au roi d'Aragon, lui contèrent ce qu'ils avaient fait, et lui amenèrent
tous leurs prisonniers, qui racontèrent le fait ainsi qu'il s'était passé. Le roi d'Aragon fit publier dans toute l'armée, que tous eussent à plier les tentes et que
chacun retournât chez soi. Tous obéirent à ses ordres. Le seigneur roi, le seigneur infant En Alphonse, le comte de Pallars, le vicomte de Cardona, le
vicomte de Rocaberti, et autres riches hommes et chevaliers de Catalogne, revinrent à Pérulade; là ils apprirent par un homme venu du monastère de Saint
Quirch, situé dans la plaine qui s'étend au bas de la montagne du col de la Massane, que le roi se trouvait audit monastère avec toute sa chevalerie. Que
vous dirai-je? Le roi de France s'arrêta huit jours au monastère de Saint Quirch, ne voulant point faire un pas en avant jusqu'à ce que toute sa cavalerie et
son infanterie, ses charrettes et tout son bagage ne fussent prêts, et que sa flotte ne fût arrivée au port de Rosés, le meilleur port de la Catalogne, et si grand
que toute la marine du monde pourrait y tenir. Il faisait cela afin que les vivres ne pussent lui manquer.
CHAPITRE CXXIII
Comment le roi de France marcha avec toutes ses forces sur Péralade dont il forma le siège; et des prouesses du seigneur infant En Alphonse.
Quand toute l'armée fut passée, et que tous furent réunis à Saint Quirch, l'ost marcha en ordre de bataille, comme si elle eût eu à livrer le combat. Ils
marchèrent ainsi en bon ordre et bien équipés tout droit sur Péralade et campèrent de Garigellas jusqu'à Garriga, de Garriga à Valguarnera et de
Valguarnera à Puyamilot. Ainsi tous se trouvèrent dans cette belle plaine qui suit Péralade; et jamais on ne put mieux voir l'armée du roi de France qu'on la
vit des murs de Péralade. Aussi, lorsque le roi d'Aragon les vit ainsi tous réunis, il leva les yeux au ciel, et s'écria: « Seigneur vrai Dieu, que vois-je devant
moi? Je n'aurais jamais pensé que dans tout le monde on pût en un jour réunir autant de troupes! » Il aperçut en même temps toute la flotte qui entrait au
golfe de Rosés, et qui était infiniment nombreuse; et il ajouta: « O mon Dieu! Ne m'abandonnez pas, et que votre assistance soit avec moi et avec mes
peuples! »
Si le seigneur roi d'Aragon fut émerveillé de ce spectacle, tous ceux qui le virent ne le furent pas moins. Le roi de France lui-même et ceux qui étaient avec
lui en eurent grande merveille, car ils ne s'étaient jamais vus réunis ainsi tous à la fois; et dans cette plaine il n'y a pas un seul arbre; ce sont partout des
labours et des champs de blé. Péralade est placée dételle manière que sur l'un des côtés s'étendent, jusqu'à une moitié de la ville, les champs en labour, et de
l'autre côté sont les ruisseaux qui passent près des jardins, ce qui est une fort belle chose. Et il n'est pas étonnant qu'il y eût là une si grande réunion de gens,
puisqu'il y avait plus de vingt mille chevaux bardés, à la solde du roi de France et de l'Église, et plus de deux cent mille hommes de pied, sans compter
encore tant et tant de gens de cheval et de pied accourus pour gagner des indulgences; car il y avait indulgence de toute peine et faute. Aussi la multitude y
était-elle sans fin.
Lorsqu'ils furent campés, que leurs tentes furent dressées, et que la flotte eut pris la ville de Rosés, ils distribuèrent leurs vivres dans les maisons. Le
seigneur roi d'Aragon dit alors à l'infant En Alphonse de prendre cinq cents cavaliers et une compagnie de gens de pied, et de fondre sur l'armée ennemie.
L'infant En Alphonse en eut la plus vive joie du monde. Il appela le comte de Pallars, le comte d'Urgel, le vicomte de Cardona, En Guillaume d'Anglesoia
et le vicomte de Rocaberti, et leur dit de s'appareiller, car il voulait au jour naissant férir sur l'armée ennemie. Tous à cette nouvelle ressentirent un grand
plaisir.
Le seigneur roi fit venir le comte d'Ampurias, qui s'était rendu auprès de lui aussitôt qu'il avait appris que les Français étaient passés; il appela aussi les
autres riches hommes, et leur dit: « Barons, tenons-nous prêts à nous armer comme eux, à monter à cheval et à nous rendre aux barrières, afin que, si les
nôtres ont besoin de secours, nous puissions leur être en aide. —Seigneur, dit le comte et dirent-ils tous, vous dites bien. »
Le matin, dès l'aube du jour, le seigneur infant En Alphonse sortit de Péralade avec la cavalerie en bon ordre, et alla férir sur un coin de l'armée, au moment
où le jour paraissait. Tous les jours un corps de mille chevaux bardés était chargé de faire le guet pour la garde de ladite ost. A peine l'attaque fut-elle
commencée que vous eussiez vu les tentes abattues, et plus de mille hommes de pied qui avaient suivi nos cavaliers, tuer les gens, briser les coffres et
mettre le fou aux baraques. Que vous dirai-je? Grandes furent les clameurs des mille cavaliers bardés du guet accoururent, et c'était là qu'il fallait voiries
faits d'armes! si bien qu'en peu d'heures les gens du seigneur infant eurent tué plus de six cents hommes d'armes sur les mille cavaliers qui formaient le
guet; et il n'en eût pas échappé un seul, si le comte de Foix, le comte d'Astarac, le sénéchal de Mirepoix, le seigneur Jourdain de l’Isle, Roger de Cominge,
et toute la chevalerie du Languedoc, ne fussent accourus bien armés et en bon ordre de bataille; car ne pensez pas qu'ils arrivassent comme ont l'habitude de
le faire les nôtres, sortant à mesure qu'on les appelle, sans que l'un attende l'autre; mais d'un bon pas, en chevaliers plein d'assurance et de bravoure, et en
bon ordre de bataille, ils marchèrent sur la bannière du seigneur infant. Et le seigneur infant, tout chaud de bravoure comme il était, voulait qu'on brochât
de l'éperon pour aller férir sus; mais le comte de Pallars s'y opposa. Que vous dirai-je? Envis[3] pouvait-il être retenu d'aller férir; tant qu'enfin le comte de
Pallars l'alla saisir au frein de son cheval et lui dit: « Eh! Seigneur, que voulez-vous faire? Vous ne nous ferez pas ce mauvais tour! » Et aussitôt il le fit
retourner et ils réunirent toute leur compagnie.
Pendant ce temps, le seigneur roi était sorti de Péralade avec le comte d'Ampurias et le reste de la cavalerie, pour recevoir le seigneur infant. Que vous
dirai-je? Ils rentrèrent en bon ordre dans les barrières de Péralade, et le dernier qui y rentra avec la bannière fut En Dalmau de Rocaberti, seigneur de
Péralade, et avec lui En Raimond Folch, vicomte de Cardona, aussi avec sa bannière; car tous deux étaient chargés de l'arrière-garde. Et avec la grâce de
Dieu, ils rentrèrent sains et saufs et satisfaits à Péralade, après n'avoir perdu que trois cavaliers et environ quinze hommes de pied, tandis qu'ils avaient tué
plus de huit cents cavaliers et un nombre infini de gens de pied. Que vous dirai-je? Ils eurent tellement à besogner que tous les jours on voyait aux
barrières, des engagements de cavaliers et d'hommes de pied, et tant et tellement qu'il y avait bien raison d'en être émerveillé.
Et cela dura cinq jours, et on ne perdit pas un seul de ceux qui sortaient de Péralade ou y rentraient du côté des jardins;[4] et tout autant de Français qui s'y
engageaient, ils étaient tués; et jamais il ne sortit aucun homme de l'ost du roi de France qui ne fût pris ou tué. C'est le lieu le plus fort du monde; et nul ne
pourrait y pénétrer qu'il n'y pérît, si les gens de Péralade le voulaient bien; car nul n'en connaît bien le chemin, s'il n'est né et s'il n'a été élevé dans la ville.
Je veux vous conter une chose merveilleuse, et qui toutefois est aussi digne de créance que si vous l'eussiez vue de vos propres yeux.
CHAPITRE CXXIV
Comment une femme de Péralade, vêtue en homme, portant une lance en main, une épée à la ceinture et un écu au bras, prit un chevalier français brave et
revêtu de bonnes armures.
Il y avait à Péralade une femme que j'ai vue et connue, nommée La Mercadière, parce qu'elle avait un magasin de marchandises; c'était une femme très vive
et grande et forte. Un jour, pendant que l'armée française était devant Péralade, elle sortit de la ville et alla à un sien jardin pour cueillir des choux, et elle se
revêtit d'une robe d'homme, prit une lance, ceignit l'épée, saisit un écu au bras et alla ainsi accoutrée à son jardin. Pendant qu'elle y était, elle entendit le
bruit de campanelles[5]et s'émerveilla de ce que cela pouvait être; et aussitôt elle laissa là ses choux et s'en alla du côté d'où venait le bruit, pour voir ce que
c'était. Elle regarde et aperçoit dans la rigole qui séparait son jardin de celui du voisin un chevalier français avec son cheval bardé, dont tout le poitrail était
garni de campanelles et qui allait çà et là, sans savoir par où sortir. Elle qui le voit, se hâte de gagner un passage, agite sa lance et lui en donne un tel coup
dans la cuisse qu'elle traverse la cuisse et la selle, et blesse le cheval. L'animal se sentant blessé se lève de ses pieds de devant, puis des pieds de derrière,
tellement que le chevalier en eût été renversé s'il n'eût été affermi par une chaîne sur sa selle. Que vous dirai-je? Elle met l'épée à la main, va se placer à
une autre ouverture, frappe le cheval à la tête, et le cheval en fut tout étourdi. Que vous dirai-je? Elle saisit le cheval par la bride et s'écrie: Chevalier, vous
êtes mort si vous ne vous rendez. » Le chevalier, qui se tient pour mort, jette l'estoc qu'il portait, et se rend. Elle ramasse l'estoc, retire la lance de sa cuisse,
et l'amène ainsi à Péralade; ce qui causa une grande satisfaction au seigneur roi et au seigneur infant; et ils lui firent raconter plusieurs fois la manière dont
elle avait pris un chevalier. Que vous dirai-je? Le chevalier et les armes furent bien sa propriété. Le chevalier se racheta au prix de deux cents florins d'or
qu'elle en eut. Vous pouvez juger par là si la colère de Dieu n'était pas sur les Français!
CHAPITRE CXXV
Comment le seigneur roi, l'infant En Alphonse, les riches hommes et les barons sortirent de péralade pour aller meure le royaume en état, et de la grande
méchanceté que les almogavares firent à Péralade en la mettant à feu et à sang.
Quand ces six jours furent passés, tous les comtes, riches hommes et barons dirent au seigneur roi: qu'il n'était pas bon que lui ni l'infant restassent plus
longtemps en ce lieu; qu'ils devaient aller donner leurs soins au pays; que le comte d'Ampurias et le vicomte de Rocaberti iraient renforcer leurs châteaux,
parce qu'à l'aide de ces châteaux ils pourraient occasionner de grands dommages à l'ennemi; que, En Raimond Folch, vicomte de Cardona, qui avait offert
de fortifier et de défendre la cité de Gironne, irait préparer et organiser tout dans ladite ville, et qu'il suffisait qu'il restât à Péralade deux riches hommes
avec leur suite. Que vous dirai-je? Cela fut ainsi décidé, et le seigneur roi voulut que le comte de Pallars et En Guillaume d'Anglesola restassent à Péralade,
ainsi qu'En A. de Cortsavi et En Dalmau de Castellnou, qui était alors fort jeune, et ne s'éloignait jamais du seigneur roi. Et on peut dire qu'il y avait alors à
Péralade quatre riches hommes qui étaient des meilleurs chevaliers du monde. Ensuite il fut ordonné qu'En A. de Cortsavi et En Dalmau de Castellnou
allassent renforcer leurs châteaux, parce qu'il y avait assez du comte de Pallars et d'En Guillaume d'Anglesola pour rester à Péralade.
Ainsi donc, dès le matin, et de grand jour, le comte d'Ampurias partit pour son comté afin d'y mettre en état les châteaux et autres places, et le vicomte de
Cardona alla à Gironne, dans laquelle il s'enferma. Il débarrassa la ville des femmes et des enfants; il prit en sa compagnie beaucoup de notables chevaliers
qui l'aimaient de cœur, et beaucoup de notables citoyens, et il mit sur un bon pied la cité de Gironne et la tour de Gironelle.
Le vicomte de Rocaberti partit également pour fortifier ses châteaux, ainsi que le comte de Castellnou, En Gesbert, et A. de Cortsavi qui accompagna le
noble En Dalmau de Castellnou. Les choses étant ainsi arrangées, ils prirent en pleurait congé du seigneur roi d'Aragon, qui se disposa à partir le
lendemain.
Il convoqua un conseil général à Péralade; il y prit la parole et dit beaucoup de fort belles paroles; il les conforta, les anima, les requit de bien faire, puis prit
congé d'eux en annonçant que le lendemain matin il se mettrait lui-même en marche avec le seigneur infant. Tous recommencèrent à pleurer, et ils le
bénirent, et allèrent lui baiser les mains, à lui et au seigneur infant, si bien que les prud'hommes de Péralade lui dirent: « Seigneur, n'ayez aucune crainte
pour cette ville. La place est bien forte et bien pourvue de vivres et d'hommes; et s'il plaît à Dieu, nous ferons si bien que nous retiendrons le roi de France
comme derrière une barrière, de telle sorte qu'il n'ira pas plus loin; et s'il le fait, nous lui couperons les barrières et les chemins, et lui enlèverons tout moyen
d'avoir des vivres. » Le seigneur roi les remercia beaucoup de ce qu'ils lui promettaient.
Que vous dirai-je? Les almogavares qui étaient avec le roi étaient au nombre de bien cinq mille, et le seigneur roi avait ordonné qu'il en restât mille à
Péralade. Ceux des almogavares de la compagnie du seigneur roi qui étaient désignés pour rester, furent fort dolents d'avoir à quitter leur compagnie pour
rester à Péralade. L'idée du butin que leurs camarades pourraient faire sur les Français pendant leurs courses nocturnes leur allait au cœur, et ils résolurent
de faire prendre au roi un autre avis; et vous entendrez la grande méchanceté qu'ils firent! Lorsque ce vint la mie nuit, et quand le seigneur roi et le seigneur
infant furent sortis de Péralade et qu'ils pouvaient être arrivés ou à Villa Bertrand ou à Figuères, ils s'en vont mettre le feu à plus de cent endroits de la ville,
et s'écrient: « Au feu! Sauvez-vous! Sauvez-vous! » Que vous dirai-je? Les bonnes gens de la ville, qui étaient dans leurs lits, entendant ces cris d'alarme et
voyant la ville en flammes, ne songent qu'à courir, l'un à son fils, l'autre à sa fille, le mari au secours de sa femme et de ses enfants; et pendant ce temps les
almogavares se mettent à piller et ravager. Que vous dirai-je? La ville fut tellement embrasée qu'à l'exception des murailles, il n'y resta sur pied que deux
hôtels. Et ce fut un bien grand dommage, car Péralade était la plus ancienne ville qui depuis le temps de Charlemagne et de Roland fut purgée de la
présence des Sarrasins. Et il est vrai aussi que ce fut par Charlemagne que fut fondé le monastère de Saint Quirch; et quoiqu'il soit sur un autre territoire
que celui de Péralade, c'est-à-dire dans le comté d'Ampurias, il le donna à Péralade, Et tandis que le feu était à la ville, tous les habitants en sortirent, et il
n'y resta personne, si ce n'est une bonne femme, nommée La Batelière[6], qui alla à l'autel de Sainte-Marie, dans laquelle elle avait grande dévotion, et dit
que là elle voulait mourir. Et comme elle avait bien dit, elle fit bien aussi, par amour pour Notre-Dame.
Pendant cette nuit, le roi de France et toute son ost, qui voyaient ce grand incendie, s'en émerveillèrent fort, et toute la nuit ils restèrent sur leurs chevaux
bardés; et quand ce vint qu'il fit jour, et qu'ils aperçurent toute la ville en flammes, ils virent bien qu'elle était abandonnée. Ils y entrèrent et ils éteignirent le
feu comme ils purent. Et ceux qui avaient bon cœur déploraient qu'une si belle et bonne ville fût consumée par les flammes. Et aussi il y en avait entre eux
d'une autre opinion, de sorte que les bon-» éteignirent le feu et les mauvais le rallumaient. Ils arrivèrent aussi à l'église, et trouvèrent cette bonne femme,
qui embrassait l'image de madame Sainte-Marie. Mais voici venir les maudits Picards, la pire race de l'armée; et ils taillèrent en pièces cette bonne femme;
ainsi agenouillée devant l'autel, puis ils attachèrent leurs chevaux aux autels et commirent toute sorte de sacrilèges, dont Dieu sut bien les récompenser,
comme vous l'apprendrez plus tard.
Quand le seigneur roi d'Aragon, le seigneur infant et tous surent que la ville de Péralade avait ainsi été détruite, ils en furent très affligés; mais les
circonstances étaient telles qu'ils n'y pouvaient porter aucun remède. Il en résulte qu'à jamais tout roi d'Aragon, quel qu'il soit, est tenu de faire beaucoup en
laveur de la ville de Péralade en général, et de ses anciens habitants en particulier. Ainsi le seigneur de Péralade, qui était au service du roi d'Aragon, perdit,
comme le roi put bien le savoir, tout ce qu'il possédait. Aussi, moi et tant d'autres qui y perdîmes la plus grande partie de notre avoir, n'y avons-nous plus
remis les pieds depuis, et nous avons couru le monde, cherchant fortune avec de grands maux et nous exposant à de grands dangers; et au milieu de ces
aventures la majeure partie a succombé dans ces guerres de la maison d'Aragon.
CHAPITRE CXXVI
Comment le comte de Castellon, suivi de vingt vaillants hommes, alla demander au seigneur roi ce qu'il devait faire de Castellon; et comment le seigneur
roi leur permit de se rendre au roi de France et les dégagea de leurs serments.
Lorsque le roi d'Aragon eut quitté Péralade et Villa Bertrand, il prit par la Saline[7] le chemin de Castellon, où il trouva le comte, qui ne savait que faire
depuis qu'il avait appris l'incendie de Péralade. Les gens de Castellon étaient dans la même inquiétude, sachant bien que, Péralade étant désemparée comme
elle l'était, ils ne pourraient plus résister aux forces du roi de France, tandis que, si Péralade eût conservé ses moyens de résistance, ils comptaient bien tenir
ferme; et ainsi, entre elles deux, ces villes auraient donné fort mauvaise aventure audit roi.
Si bien que les prud'hommes de Castellon n'eurent pas plus tôt appris que Péralade avait été incendiée par les almogavares, qu'ils allèrent trouver leur
seigneur le comte et lui parlèrent ainsi: « Dites, seigneur, dites au roi d'Aragon qui s'approche, que si lui ou ses chevaliers veulent entrer dans notre ville, ils
peuvent le faire; mais nous ne souffrirons pas qu'un seul almogavare y mette le pied; car ils feraient de nous ce qu'ils ont fait de Péralade. Nous vous prions
de nous conseiller ce que vous désirez que nous fassions. Si vous le voulez, nous sommes prêts à abandonner Castellon, et à vous suivre avec nos femmes
et nos enfants; et nous-mêmes nous mettrons le feu à notre ville, car nous aimons mieux l'incendier nous-mêmes et emporter ce que nous pourrons, que si
les almogavares venaient nous saccager, de la même manière qu'ils l'ont fait des bons habitants de Péralade; car à mesure que ceux-ci fuyaient, emportant
avec eux leurs hanaps d'argent, ou leurs choses précieuses, ou leurs effets, aussitôt qu'ils étaient loin des portes de la ville, les almogavares les leur
enlevaient; et ce ne saurait être le bon plaisir du seigneur roi ni le vôtre qu'ils en fassent autant de nous. »
Le comte leur répondit: « Prud'hommes, j'irai trouver le roi. Que vingt d'entre vous y viennent avec moi pour parler au nom de la ville, et nous verrons alors
ce que le seigneur roi désirera et commandera; et tout ce qu'il prescrira, je veux que cela soit fait. — Seigneur, vous dites bien, » répliquèrent-ils.
Le comte monta à cheval, et vingt prud'hommes des plus notables de Castellon partirent avec lui; ils trouvèrent le seigneur roi tout près de là. Le comte et
les prud'hommes le prirent en particulier; on appela l'infant En Alphonse et les riches hommes qui s'y trouvaient. Alors les prud'hommes répétèrent devant
eux à leur seigneur le comte tout ce qu'ils lui avaient déjà dit.
Après les avoir écoutés, et qu'ils eurent terminé leurs explications, le comte dit au seigneur roi: « Seigneur, vous avez bien entendu ce que m'ont dit ces
prud'hommes; et moi, seigneur, je leur répondrai devant vous ce que je leur ai répondu en votre absence. Et je leur dis, que ce que vous, seigneur, vous
jugerez bon de dire et d'ordonner d'eux et de tout le comté, ma volonté est que cela soit exécuté. Et si vous voulez, seigneur, que ma main y mette le feu, de
mes mains incontinent j'y mettrai le feu; car tant qu'il y aura vie en mon corps, je ne sortirai pas de votre voie. —Nous avons bien entendu, lui répondit le
seigneur roi, tout ce que les prud'hommes de Castellon vous ont dit; et nous vous déclarons à vous et à eux: que nous sommes si affligés de la destruction
de ne, que nous voudrions avoir donné dix fois ce que valait ne, et que cela n'eût point eu lieu. Mais les circonstances sont telles que nous ne pouvons point
sévir contre ceux qui ont agi ainsi; et nous reconnaissons que nous et nos successeurs nous sommes tenus à jamais de rendre au seigneur de ne et à toute la
communauté ce qu'ils ont perdu. Nous n'ignorons point qu'ils n'avaient mérité en rien d'éprouver un tel désastre, puisque cette guerre a lieu pour soutenir
nos droits et ceux de nos enfants, et nullement pour rien qui touche ces pauvres gens; aussi nous regardons-nous devant Dieu et devant les hommes comme
obligés à restitution; et si Dieu nous tire avec honneur de cette guerre, nous ne manquerons pas, nous et les nôtres, d'en faire bonne réparation aux leurs. Si
donc nous nous croyons tenu d'agir ainsi, comment pourrions-nous vouloir que Castellon fût détruit? Vous pouvez bien croire que pour rien au monde nous
ne le voudrions. Je conviens avec eux, que si ne n'eût pas été détruite, Castellon aurait pu tenir, et qu'entre ces deux villes où il y a tant de bonnes gens, et à
l'aide des autres places, ils auraient tenu bon, protégés par les châteaux d'alentour garnis de nos troupes, et qu'ils auraient pu longtemps donner à faire aux
ennemis. Mais puisque ce désastre de ne nous est survenu, nous reconnaissons que Castellon ne peut tenir contre les forces du roi de France. Ainsi donc, je
consens et demande que vous donniez autorisation aux prud'hommes de Castellon, de se rendre au roi de France. Je vous relève, vous et eux, de toute
obligation dont vous êtes tenus envers moi, et vous engage à faire de même envers eux pour tout ce à quoi ils étaient obligés envers vous. » Le comte se
tourna alors vers les prud’hommes, et leur parla ainsi que le seigneur roi le lui avait prescrit. Si jamais on vit de la douleur et des larmes, ce fut bien là; et
cela n'est point merveille, car c'était une dure séparation. Ensuite le seigneur roi avec le comte, l'infant et toute sa suite, se rendirent à Gironne. Ceux de
Castellon firent réunir le conseil général et rendirent compte de ce qu'ils avaient fait. Avant de sortir du conseil, ils firent choix de l'abbé de Rosés et de
celui de Saint Pierre, et les envoyèrent à l'armée du roi de France et au cardinal; et ceux-ci prièrent le cardinal d'être leur médiateur près du roi de France. Il
répondit qu'il le serait volontiers. Déjà le roi de France et lui faisaient plus blanche farine qu'ils n'avaient coutume de faire; car il y avait bien déjà trois mois
qu'ils avaient payé la solde des troupes, et cependant ils n'avaient encore pris aucune place, de gré ni de force. Ils en étaient tout hors d'eux-mêmes, car ils
s'étaient imaginés que, dès qu'ils auraient franchi les passages des montagnes, tout le pays accourrait à eux pour se rendre, et ils avaient éprouvé tout le
contraire; et plus les gens les connaissaient, moins on les prisait. Et certes il n'y a aucun royaume du monde où telle chose fût advenue, excepté la
Catalogne, l'Aragon et le royaume de Valence; et il n'en est aucun qui, se voyant investi par une si nombreuse multitude de gens, et armée en sus d'un
interdit et d'indulgences, ne se fût sur-le-champ soumis. Aussi furent-ils grandement trompés dans leurs présomptions; car ils ne croyaient pas avoir à lutter
contre des hommes si déterminés.
Le cardinal fut donc volontiers médiateur entre les prud'hommes de Castellon et le roi de France, qui les reçut sauvement et sûrement sous la couronne de
France sous la condition de n'en être tenus que comme ils l'étaient du comte. Il fut en outre convenu que toutes les portes de leur ville seraient fermées,
excepté deux, et que nul individu de l'armée n'y serait reçu, s'il n'était porteur d'un permis. On leur donna enfin bien dix penonceaux pour les placer sur les
portes et sur les murailles, en signe de sauvegarde. Le roi de France leur accorda par grâce spéciale que, si par aventure, il s'en retournait sans avoir conquis
le royaume d'Aragon, dès le moment où il serait hors du col de Panissas, ils ne seraient plus tenus de rien envers lui. Les abbés revinrent à Castellon avec
cet engagement signé.
CHAPITRE CXXVII
Comment le roi de France mit le siège devant Gironne, et de la grande méchanceté et cruauté que l'amiral des galères du roi de France exerça à Saint-Féliu.
Ceci étant terminé, le roi de France alla mettre le siège devant Gironne. Les galères vinrent à Saint-Féliu; mais les nefs et les vivres restèrent au port de
Rosés, car depuis que Castellon s'était rendu, elles n'avaient plus rien à craindre. En arrivant à Saint-Féliu, l'amiral des galères du roi de France trouva que
tous les habitants avaient pris la fuite dans les montagnes, et il fit publier, que tous les gens qui étaient de Saint-Féliu et voudraient aumône n'avaient qu'à
venir, et il la leur ferait. Alors tous les malheureux, vieux, pauvres, femmes ou enfants, s'en revinrent en grand nombre à Saint-Féliu. Quand il vit qu'il n'en
arrivait plus, il fit placer ceux-ci dans des maisons, puis il y fit mettre le feu, et les fit tous brûler. Voilà l'aumône qu'il fit. Vous pouvez imaginer si la fumée
de cet holocauste s'éleva vers le ciel! Je ne vous en dirai pas plus sur ce fait; le raconter seulement est pitié et douleur. Béni soit Dieu, qui souffre longtemps
le mal, mais qui à la fin sait prendre de tout une droite vengeance.
CHAPITRE CXXVIII
Comment le seigneur roi En Pierre mit Besalu en état, ainsi que les châteaux des environs de Gironne, au moyen desquels ses troupes causaient de grands
dommages à l'ost du roi de France; et de la valeur d'En Guillaume Galeran de Cartalla.
Quand le seigneur roi d'Aragon eut fait mettre en état la ville de Gironne, il y plaça pour commandant et pour chef En Raimond Folch, vicomte de Cardona,
et il laissa auprès de lui de notables chevaliers et citoyens. Voyant que le roi de France avait fait établir ses tentes et disposé le siège, il partit et se porta à
Besalu, et fit mettre la ville en état de défense, de même que les châteaux qui étaient à l'entour de Gironne; de telle manière que plus d'une mauvaise
matinée était donnée à l'ost de France par les hommes que le roi d'Aragon avait placés dans les châteaux et autres lieux nouvellement fortifiés; et ils
enlevèrent ou détruisirent maints beaux convois qui allaient de Rosés à Gironne. Aussi les hommes d'armes gagnaient tant et tant sur les Français et en
détruisaient tant, et en consommaient tant, et faisaient sur eux tant de bons faits de chevalerie[8] et d'almogavarerie,[9] que, comme je vous l'ai dit à
l'occasion des affaires de Calabre, j'aurais trop à faire à vous les énumérer, et que je me contenterai de les mentionner en somme. Et en vérité je vous le dis,
ils les serraient de si près que les Français ne pouvaient s'éloigner de l'ost, ni pour aller fourrager, ni pour faire du bois, sans se faire escorter d'un grand
nombre de leurs chevaliers. Et ceux de la ville faisaient aussi de leur côté de fréquentes sorties et leur donnaient beaucoup de mal. Il n'y avait pas de jour
qu'ils ne leur fissent quitter leurs repas par trois ou quatre fois, et ils ne leur permettaient jamais de goûter un bon sommeil, de sorte que le dormir et le
manger ne leur profitaient guère. Et il paraît bien que la colère de Dieu tombait sur eux, car tant et tant de malédictions vinrent les assaillir, que ce fut la
plus terrible contagion que jamais Dieu envoyât contre aucunes gens.
Le seigneur roi d'Aragon avait donc mis en bon état Besalu et les autres places à l'entour de Gironne, et avait posté toute l'almogavarerie et les varlets de
suite sur cette frontière. Et ne pensez pas qu'ils fussent peu nombreux, car il s'y trouvait bien cinquante mille hommes, tant almogavares que varlets de
suite, et bien cinq cents chevaliers, et bien encore cinq cents autres hommes à cheval des gens de Gironne; si bien que la frontière était tellement gardée que
jamais armée ne fut plus étroitement resserrée que ne l'était celle du roi de France. Jamais aussi troupe ne fit de plus grands butins que ne le firent les gens
envoyés par le seigneur roi d'Aragon sur les Français. J'aurais aussi bien des choses merveilleuses à vous raconter de tout ce que firent les assiégés contre
l'armée du roi de France.
Ainsi le seigneur roi d'Aragon avait tout disposé lui-même et laissé pour chef de ses gens le seigneur infant En Alphonse, et avec lui le comte d'Ampurias,
le vicomte de ne, le vicomte de Castellnou, A. de Cortsavi, En Guillaume d'Anglesola et En Galeran de Cartalla, seigneur d'Ostalès et de Pontons, l'un des
meilleurs chevaliers qui jamais furent en Espagne. Et il le prouva bien en plus d'une occasion, en Calabre et en Sicile, où, avec l'aide de Dieu, bien des
victoires furent dues à ses sages conseils et à ses bonnes dispositions. Et, sur les prouesses de ce riche homme, En Guillaume Galeran, on pourrait, je vous
le dis, faire un aussi gros livre que celui qu'on a fait sur Lancelot du Lac. Et jugez si Dieu lui voulait du bien! Il fut alcayd[10] de Barbarie, et s'y trouva en
beaucoup de faits d'armes; puis il passa avec le seigneur roi à Alcoyll et en Sicile; et là, comme je vous l'ai dit, il sut férir son coup de lance dans toutes les
affaires; si bien que, à cause de ses prouesses, le seigneur roi le créa comte de Catanzaro. Dieu enfin lui fit tant de grâce que, jusqu'à l'âge de quatre-vingt-
dix ans, il continua à porter les armes; et puis il vint mourir dans son hôtel et dans sa seigneurie d'Ostalès, au sein de sa famille, dans la même chambre où
il était né.
CHAPITRE CXXIX
Comment En Raimond Marquet et En Béranger Mayol, avec l'approbation du seigneur roi d'Aragon, entreprirent, avec onze galères et deux lins, de
s'emparer de vingt-cinq galères du roi de France qui se trouvaient à Roses; et comment le seigneur roi envoya à Naples vers l'amiral.
Le seigneur roi d'Aragon voyant ses frontières en si bon état et les affaires de la guerre si bien réglées et avec si bonnes troupes, et qu'ainsi il donnerait fort
à faire à ses ennemis, partit pour Barcelone. Aussitôt après son arrivée dans cette ville, il fit venir En Raymond Marquet et En Béranger Mayol, et leur dit:
« Prud'hommes, qu'avez-vous fait? —Seigneur, répondirent-ils, vous trouverez ici douze galères armées et quatre lins armés, savoir: les dix nouvelles
galères que vous avez ordonné de faire construire, et deux vieilles galères qui étaient ici, et que nous avons fait radouber. — C'est bien, répliqua le roi.
Dites-moi, maintenant ce que vous entendez faire avec ces galères. — Seigneur, dit En Raymond Marquet, nous allons vous le dire. Il est vérité que nous
avons eu et que nous avons encore nos espions à Rosés et à Cadaquès, deux places qu'occupent en ce moment les Français; nous en avons aussi à Saint-
Féliu; et nous avons appris par eux, d'une manière certaine, que les galères du roi de France réunies dans ces trois ports sont au nombre de cent soixante,
sur les quelles l'amiral du roi de France a ordonné que soixante, bien armées, resteraient toujours auprès de lui, réunies à Saint-Féliu. Cinquante autres
galères, armées aussi, sont chargées d'aller et venir avec son vice-amiral de Saint-Féliu à Rosés, sans autre chose à faire que de faire charger des vivres à
bord de nombreuses barques et lins qu'elles mènent avec elles de Rosés à Saint-Féliu, et qu'elles escortent ensuite à leur retour. De plus, ils en ont envoyé
vingt-cinq à Narbonne, à Aigues-mortes et à Marseille, pour faire venir des vivres, afin que les nefs et lins ne cessent jamais de venir sous aucun prétexte.
Quant aux vingt-cinq dernières elles restent au port de Roses, bien armées et bien appareillées, pour garder le port. Celui qui les commande est un bon
chevalier, nommé G. de Lodève. Tel est, seigneur, l'arrangement établi dans ces galères par l'amiral du roi de France. Nous avons pensé, si vous le trouvez
bon, seigneur, qu'avec ces douze galères que nous avons et nos quatre lins nous mettrons en mer; et quand nous serons à la hauteur du Cap de Creus, nous
resterons en mer; puis nous louvoierons, et pendant la nuit, nous nous approcherons de Cadaquès. J'ai arrangé avec un nommé En Gras, qui est l'homme le
plus notable de Cadaquès, et dont les deux neveux ont été élevés avec moi, que toutes les nuits ils aient à se trouver à la pointe du port Ligat, pour pouvoir
de là communiquer avec eux. Et j'ai arrangé aussi qu'En Gras aurait quatre hommes à lui, qui ne feraient autre chose qu'aller et venir de Roses à Cadaquès,
et lui rendre compte tous les jours de ce qui s'y fait. Nous avons appris par ce moyen que les cinquante galères étaient parties de Saint-Féliu depuis bien
quatre jours pour se rendre à Rosés; et quand elles sont à Rosés, cinq jours après elles en sont expédiées. Étant ainsi instruits de ces choses, nous voulons
entrer dans le golfe de Rosés, et à l'aube du jour nous fondrons sur ces galères qui sont au nombre de vingt-cinq; et une fois à la pointe du port, nous
espérons qu'avec l'aide de Dieu et de votre bonne fortune nous pourrons nous emparer de ces galères, ou nous y périrons tous. Soyez certain, seigneur, que
nous y allons d'un tel cœur que nous y serons tous mis en pièces ou que nous les aurons. La miséricorde de Dieu est si grande et le bon droit que vous et
nous, seigneur, nous soutenons, est si évident, que nous n'avons aucune crainte de faillir dans notre tentative, et qu'au contraire nous avons foi en Dieu qu'il
abattra l'orgueil et la méchanceté de ces mauvaises gens. Ainsi donc, seigneur, permettez et ordonnez que nous partions, et que demain nous puissions sortir
d'ici. »
Le roi fut satisfait de la bonne volonté de ces deux prud'hommes. Il vit que tout cela était œuvre de Dieu, ne lui semblant pas qu'ils fussent hommes à se
mettre d'eux-mêmes si grande affaire au cœur. Il leur fit bonne chère et leur répondit en riant: « Prud'hommes, nous nous tenons pour satisfaits de vous, de
votre bon entendement et de votre audace; il nous plaît qu'ainsi soit comme vous l'avez conçu. Ayez donc toujours confiance en Dieu, et Dieu nous tirera
tous avec honneur, nous et vous autres, de cette affaire et de toutes les autres, car il n'en sera autre chose que ce que voudra la puissance de Dieu. Mais,
prud'hommes, c'est avec peine que je dois vous dire que nous vous priverons de la première galère et de deux lins, attendu que nous voulons les expédier en
Sicile, à la reine, à l'infant En Jacques et à l'amiral, pour leur apprendre notre situation, et leur transmettre notre ordre pour que l'amiral ait à se rendre vers
nous avec cinquante ou soixante galères armées; et vous, de votre côté, vous lui indiquerez de notre part et selon vos avis la route qu'il aura à tenir, et
comment il doit gouverner, et surtout de ne point différer. Instruisez-le des dispositions prises par l'amiral du roi de France. Puisque ce dernier divise ses
forces nous en viendront à bout, Dieu aidant; et si une fois ils avaient perdu la mer, ils auraient bientôt perdu la terre, et avec la terre aussi leurs corps. C'est
maintenant, prud'hommes, que vous pouvez voir si ce que nous avons dit est arrivé: que, quand les gens du roi de France sauraient que nous n'avions pas
beaucoup de galères, ils diviseraient eux-mêmes leurs forces navales; ce qu'ils n'auraient certainement pas fait si nous en eussions eu cinquante. Et ainsi,
avec l'aide et la volonté de Dieu, notre projet viendra à bonne fin. Quant à la galère, nous voulons qu'elle aille par le milieu du golfe, sans s'approcher de la
Barbarie ni de la Sardaigne. Les deux lins armés iront au contraire, l'un par la Barbarie et l'autre par la Sardaigne. Et ainsi par l'une ou l'autre voie ils
recevront nos ordres, chacun d'eux portant des lettres pareilles. D'ici à demain au soir faites tout disposer de manière qu'ils soient partis. Nous, de notre
côté, nous ordonnerons à notre chancelier de faire faire les lettres que vous lui indiquerez. Nous allons aussi faire faire à l'instant les lettres que nous
voulons envoyer à la reine, à l'infant et à l'amiral; et nous leur dirons qu'ils aient la même foi en vos lettres qu'aux nôtres, et que ce que vous conseillerez à
l'amiral de faire pour son voyage, il le fasse sans rien y changer en quoi que ce soit.—Seigneur, dirent-ils, ne vous tourmentez pas d'être forcé de nous
priver de la galère et des deux lins, car tout ce que vous avez pensé est bien pensé; et nous, avec la volonté de Dieu, nous ferons aussi bien, sans cette galère
et ces deux lins, que nous aurions fait avec ce renfort de plus. » Le seigneur roi fit venir le chancelier, et lui ordonna de préparer les lettres et de faire faire
tout ce que lui diraient En Raymond Marquet et En Béranger Mayol, et d'écrire à l'amiral qu'il eût à venir incontinent avec cinquante ou soixante galères
armées, et qu'il n'y mît aucun retard, sous peine d'encourir la disgrâce du seigneur roi.
De leur côté, En Raymond Marquet et En Béranger Mayol écrivirent à l'amiral de la part du seigneur roi, et, selon leur avis, de prendre la voie de Cabrera,
et, quand il serait arrivé à Cabrera, qu'il envoyât de là un lin à Barcelone; qu'il évitât de donner aucune nouvelle de lui et de son voyage, mais que le
messager allât directement à la maison d'En Raymond Marquet; que là il trouverait ledit En Raymond Marquet et En Béranger Mayol, qui lui feraient
savoir ce qu'il avait à faire et le chemin qu'il aurait à tenir; et que, s'ils n'étaient point eux-mêmes à Barcelone, il y trouverait aussi bon renseignement que
s'ils y étaient présents. Ainsi firent-ils.
La galère et les deux lins embarquèrent leurs gens qui prirent congé du seigneur roi et de tous leurs amis. Chacun songea à suivre la route qui lui était
tracée, et ils partirent avec la grâce de Dieu.
CHAPITRE CXXX
Comment En Raymond Marquet et En Béranger Mayol prirent congé du seigneur roi d'Aragon pour aller s'emparer des vingt-cinq galères du roi de France,
qui étaient à Roses; et comment ils les battirent et prirent toutes.
Ils partirent; mais personne ne savait quelle était leur destination. La chose n'était connue que du seigneur roi, d'En Raymond Marquet, d'En Béranger
Mayol, du chancelier et du secrétaire qui avait écrit les lettres. En Raymond Marquet et En Béranger Mayol s'embarquèrent sur les onze galères et deux lins
qui restaient. Et vous pouvez croire que jamais galères ne furent mieux pourvues d'excellents hommes de mer, sans chevaliers ni fils de chevaliers (car il
n'y en avait pas un à bord), que ne le furent ces onze galères. Ils prirent congé du seigneur roi, qui les signa, les bénit et les recommanda à la garde de Dieu.
Ils s'embarquèrent et se mirent à ramer en louvoyant en mer, de manière à faire penser qu'ils prenaient la voie de Sicile; mais lorsqu'ils furent à une distance
suffisante pour qu'on ne pût les apercevoir de la Catalogne, la brise de mer s'étant mise au frais garbin, ils donnèrent les voiles et se dirigèrent vers le cap de
Creus. Que vous dirai-je? Pendant ce jour-là, pendant la nuit et le lendemain matin, ils tinrent la mer et arrivèrent dans les eaux du cap de Creus, à environ
vingt-cinq milles sur le cap. Dès que le soleil fut couché, avec le vent donnant dans les voiles, ils s'approchèrent de terre dans la direction de Cadaquès, car
le vent de terre était passé au large au sud sud-est; si bien qu'à l'heure exacte ils se trouvèrent aux deux îlots près de Cadaquès. Alors En Raymond Marquet,
avec l'un des lins armés, fit déposer à la pointe du port Ligat deux cousins germains d'En Gras, qui étaient avec lui. Ceux-ci étaient déjà convenus avec En
Gras qu'ils lui feraient un signal aussitôt qu'ils seraient arrivés près de ses deux neveux. En Gras pouvait bien agir ainsi, parce qu'il était chef et
commandant de qui, pour le comte d'Ampurias; il la tenait aussi pour le roi de France, mais il exécutait en ceci les ordres du comte d'Ampurias. Et celui qui
est chef et commandant d'une ville ou d'un château peut, de nuit et de jour, faire à sa volonté. Aussi, ses deux neveux, ainsi que ses deux cousins, qui
étaient arrivés avec En Raymond Marquet, pouvaient faire secrètement leurs affaires, sans avoir à s'inquiéter de rien. Ces deux cousins d'En Gras s'étant
rendus à qui et ayant fait leur signal, aussitôt les deux neveux d'En Gras sortirent pour aller avec eux, et tous quatre ensemble vinrent trouver En Raymond
Marquet et En Béranger Mayol. Dieu voulant favoriser les desseins du roi d'Aragon et rabaisser l'orgueil des Français, tous arrivèrent si à point, qu'il ne
fallait pas un instant de plus ni de moins. En voyant ces deux neveux d'En Gras, En Raymond Marquet leur dit: « Barons, soyez les bienvenus! Que me
direz-vous de nouveau de nos ennemis? —Seigneur, soyez bien certain que jamais hommes ne vinrent plus à propos que vous n'êtes venus en ce moment.
Sachez qu'hier matin, cinquante galères sont parties de Rosés avec grand nombre de barques et de lins, et à la faveur du vent de terre, ils ont mis en mer, et
en dérivant ils ont changé de route; et hier ils ont navigué tout le jour; et nous les avons aperçus qui avaient doublé le cap d'Aygua-Freda. — Bien donc, dit
En Raymond Marquet. Et de Rosés, que nous en direz-vous? — Seigneur, répondit l'un de ces deux frères, neveux d'En Gras, j'allai hier à Rosés, et; après
le départ des cinquante galères, il n'y est resté que vingt-cinq galères qui sont assurément très bien appareillées et armées, et montées par de bons chevaliers
et hommes de mer et de bonnes gens; elles gardent le port, et le capitaine est un noble homme de Provence, nommé G. de Lodève. —Bien! dirent En
Raymond Marquet et En Béranger Mayol; et la nuit, où se placent-elles? — Seigneur, répondit le même, chaque soir, quand elles ont fait leur salut du soleil
couchant, elles vont se placer à la pointe en dehors du port, et s'y tiennent avec les voiles larguées, et restent là jusqu'au lendemain matin, au lever du soleil;
et elles observent le même ordre chaque jour; j'ai couché plus de dix nuits à bord des galères, par partie de plaisir, avec des connaissances que j'y ai, et j'ai
toujours vu qu'on suivait les mêmes dispositions. —Ainsi donc, prud'hommes, que nous conseillez-vous de faire? — Nous vous prions, dirent-ils, puisque
vous êtes décidés à marcher sur eux et à les combattre, de nous permettre de monter à bord avec vous autres; et, sans aucun doute, si vous vous le mettez
bien en tête, et que Dieu vous aide, ils sont à vous. — Barons, reprirent En Raymond Marquet et En Béranger Mayol, c'est assez que ces deux cousins
germains, qui sont vos parents, soient avec nous, il ne serait point à propos que vous quittassiez votre oncle En Gras. Et soyez bien assurés que, si Dieu
nous favorise et nous fait merci, vous aurez meilleure part que si vous étiez avec nous. Allez donc à la bonne aventure; avec l'aide de Dieu nous serons
demain matin aux prises avec eux; et saluez votre oncle de notre part. —Seigneur, dirent-ils, vous nous feriez bien plus haute faveur, si vous nous
emmeniez avec vous. — Il n'en sera rien, répliquèrent En Raymond Marquet et En Béranger Mayol; ce n'est pas dans les batailles que naissent les hommes,
et nous ne voudrions pas que le prud'homme En Gras pût voir qu'on vous fit faire plus qu'il n'est de son plaisir de faire. »
Cela dit, ils les recommandèrent à Dieu, et les deux jeunes gens retournèrent raconter à leur oncle En Gras ce qu'ils avaient fait et dit; et le prud'homme En
Gras s'écria: « Seigneur vrai Dieu, béni soyez-vous, vous qui êtes la vérité et la justice! Secondez-les, donnez-leur la victoire, et préservez-les de tout mal!
» Quand il eut ainsi parlé, ses deux neveux prirent avec eux vingt varlets, et en suivant tout le long du rivage, ils se placèrent de manière à être témoins de
la bataille.
A l'aube du jour, les galères se mirent à voguer, et se dirigèrent vers les vingt-cinq galères ennemies. Les deux lins de garde de Guillaume de Lodève les
aperçurent, et, après avoir compté le nombre des galères, allèrent trouver l'amiral et lui dirent: « Seigneur, hâtez-vous, faites armer vos gens; voici
qu'arrivent devant nous onze galères et deux lins. Ce sont certainement les onze galères et les deux lins d'En Raymond Marquet et d'En Béranger Mayol,
car nous avons reçu nouvelle de leur départ de Barcelone. »
Guillaume de Lodève fit aussitôt sonner les trompettes et les nacaires et armer tout son monde. Cependant le jour parut, et les galères se virent les unes les
autres. G. de Lodève fit hisser les voiles, et se dirigea sur les onze galères qui se tenaient en dehors, pour ne pas être trop près de la côte. Il s'avança donc
sur elles avec quinze de ses galères amarrées ensemble; et les dix autres venaient en poupe, afin de les tenir toutes au milieu, de manière à ce qu'aucune ne
pût lui échapper; et assurément c'était là une bonne ordonnance de bataille. Quant à En R. Marquet et En B. Mayol, ils firent amarrer leurs galères avec de
longs câbles, et en firent autant de leurs avirons, afin que les ennemis ne pussent point pénétrer au milieu de leurs galères, jusqu'au moment où ils
voudraient amener leurs avirons et en venir aux mains. Et cela se fit ainsi.
Je veux que chacun sache, et je vous dirai ici ce que j'ai éprouvé par expérience dans plusieurs batailles; c'est que ce sont les arbalétriers enrôlés qui
décident des batailles lorsque les galères ont amarré leurs avirons. Tout amiral ou commandant de galères catalan, fera donc que sage de ne pas avoir de
tierciers[11] sur ses galères, mais bien des arbalétriers enrôlés; car les arbalétriers d'enrôlement sont toujours bien dispos de corps et ont toujours leurs
arbalètes et traits bien armés et empennés. Et pendant que les matelots voguent, eux se tiennent tout prêts avec leurs arbalètes. Les arbalétriers catalans sont
si bien dressés qu'au besoin ils sauraient fabriquer une arbalète; chacun sait la préparer, faire une flèche, une batterie, une corde, une torsade, l'attacher et
faire enfin tout ce qui concerne les arbalétriers; car en Catalogne on ne reçoit personne comme arbalétrier avant qu'il sache faire, d'une pièce à l'autre, tout
ce qui tient à l'office d'arbalétrier. Aussi chacun d'eux porte tous ses outils dans une caisse, comme s'il devait faire office d'ouvrier en arbalètrerie, ce qui n'a
lieu chez aucune autre nation; mais les Catalans l'apprennent à la mamelle, ce que ne font pas les gens des autres pays. Voilà pourquoi les Catalans sont les
plus habiles arbalétriers du monde. Les amiraux et commandants des flottes catalanes doivent donc donner toute leur sollicitude à ce que cette adresse
singulière, qu'on ne trouve point chez d'autres, ne se perde pas chez eux, et avoir soin de la mettre en œuvre. Il ne faut donc pas que d'aussi habiles
arbalétriers soient exposés à remplir les places des rameurs tierciers; car s'ils le font, ils perdent leur perfection dans l'arbalète.
L'introduction de ces arbalétriers d'enrôlement a de plus à bord un autre avantage; c'est que, quand ils aperçoivent qu'un gabier ou un rameur de banc est
harassé ou veut boire ou manger, tout aussitôt ils se présentent et manient la rame par plaisir jusqu'à ce que l'autre ait fait ce qu'il avait à faire et soit reposé.
Ainsi, tous les arbalétriers sont constamment frais et dispos et contribuent à faire reposer la chiourme.
Je ne dis pas que dans une flotte il ne soit très bon qu'il y ait dix galères sur cent où se trouvent des tierciers, afin qu'ils puissent plus promptement donner la
chasse aux galères qui se présentent; il suffit donc qu'il y en ait vingt-deux sur notre flotte et non plus.[12]
En R. Marquet et En B. Mayol avaient déjà Inexpérience de ce que je dis ici, et manœuvrèrent comme doivent manœuvrer des galères de Catalans. Les
galères étaient donc proue contre proue; et ils avaient de plus contre eux les autres dix qu'ils avaient en poupe, mais qui ne pouvaient pénétrer leur ligne de
bataille à cause des rames qui étaient toutes amarrées. Et sur les proues et sur les poupes vous eussiez vu s'agiter des lances et voler des traits lancés de la
main de vrais Catalans, qui traversaient tout ce qu'ils atteignaient; les arbalétriers aussi manœuvraient si bien leur arc qu'il n'était pas un trait qui fit faux
but. Ceux qui montaient les galères de Guillaume de Lodève restaient là Pépée ou l'estoc en main sans pouvoir rien faire autre chose; et s'il y en avait aucun
qui se fût muni d'avance de lance ou dard, ils en manœuvraient si mal qu'ils frappaient tout aussi souvent avec Paristeuil[13] qu'avec le fer de la lance.
La bataille se maintint ainsi jusqu'à ce que En R. Marquet et En B. Mayol eurent vu que les ponts des galères des ennemis eussent été en bonne partie
balayés par les arbalétriers qui les avaient tous grièvement blessés, et ceux même qui restaient sur les ponts n'étaient plus que des gens démoralisés, et qui
avaient plus de besoin de se faire panser que de combattre.
A cette vue ils firent alors sonner la trompette de leur galère; c'était un signal convenu d'avance, qu'aussitôt que la trompette d'En R. Marquet et d'En B.
Mayol se ferait entendre, tout le monde devait amener les avirons, et qu'on devait aborder l'ennemi par les flancs, et cela se fit ainsi.
Dès que les galères furent entremêlées, il fallait voir les grands coups d'épées, d'estocs et de masses d'armes qui se distribuèrent. Les arbalétriers
d'enrôlement quittèrent leurs arbalètes et s'élancèrent pour en venir aux prises avec leurs ennemis. Que vous dirai-je? Du moment où l'abordage se fût
opéré, la bataille fut terrible et sanglante; mais enfin les Catalans, avec l'aide de Dieu qui veillait sur eux, demeurèrent vainqueurs, et s'emparèrent de toutes
les galères. Il périt certainement dans ce combat, du côté de G. de Lodève, plus de quatre mille hommes, et du côté des Catalans jusqu'à cent, mais pas plus.
Après cette victoire et après avoir fait prisonnier G. de Lodève et quelques autres chevaliers, mais en bien petit nombre, qui étaient restés vivants, et encore
bien grièvement blessés tous, ils tirèrent les galères en dehors du port; et lorsqu'ils furent tous en dehors ils vinrent à une pointe de terre, près de qui; là ils
mirent pied à terre et ils se rafraîchirent avec grande joie et bonheur, et après avoir gagné grand butin. Les deux neveux d'En Gras, avec leurs vingt varlets,
vinrent alors à eux. En R. Marquet et En B. Mayol envoyèrent à En Gras mille florins d'or et autres mille à ses neveux. Et cela se fit sans qu'aucun de ces
vingt varlets qui étaient avec eux en sussent rien; même lorsque les neveux d'En Gras s'approchèrent, ils demandèrent un sauf-conduit, comme avec gens
qu'ils n'auraient jamais connus; et cela se fit ainsi pour qu'aucun de ces vingt varlets ne pût dans la suite les accuser. Leurs deux cousins germains, qui se
trouvaient à bord des galères, eurent aussi un grand butin; mais, outre le butin qu'ils avaient eu par eux-mêmes, En R. Marquet et En R. Mayol leur
donnèrent à chacun deux cents florins d'or et bien d'autres choses. Ainsi, les neveux d'En Gras retournèrent à qui bien satisfaits; ils donnèrent à leur oncle
ses mille florins et lui contèrent tout ce qui s'était passé. Le prud'homme en eut grande joie, mais il n'osa en faire aucun semblant.
CHAPITRE CXXXI
Comment, après avoir reconnu leurs prisonniers et s'être rafraîchis, les gens d'En R. Marquet s'embarquèrent; et comment les cinquante galères de l'amiral
du roi de France, ayant eu connaissance de la perte des galères, poursuivirent En R. Marquet, mais ne purent l'atteindre.
Les troupes des galères étant rafraîchies, et chacun ayant reconnu les prisonniers qu'il avait faits et son butin, la trompette sonna et on s'embarqua.
Maintenant il faut que vous sachiez que tandis que le combat de Rosés avait lieu, deux barques armées étaient allées prévenir les cinquante galères de ce
qui se passait. Elles les trouvèrent au-delà du cap d'Aygua-Freda, dans une anse nommée cale Tamarin,[14] qui est le débarcadère de Palafurgell, et elles
leur firent part de ces nouvelles. Aussitôt les cinquante galères firent volte-face vers Rosés, et lorsqu'elles eurent doublé le cap d'Aygua-Freda, elles
aperçurent en mer les galères ennemies qui traînaient après elles les vingt-cinq galères et qui faisaient même route.
En R. Marquet qui était un des bons marins du monde, s'était bien attendu à ce qui arriva; c'est que les gens de Rosés enverraient des barques vers les
cinquante galères et les feraient revenir; voilà pourquoi, pendant la nuit, il mit en mer avec le vent de terre, aussi rapidement que ce vent put le porter, afin
que, si les cinquante galères revenaient sur lui, il pût profiter de la brise de mer, prendre le dessus du vent, et forcer de voiles, vent en poupe, ce qui arriva.
Lorsque les cinquante galères l'eurent aperçu, ainsi que je l'ai dit, elles firent force de rames vers lui, car elles étaient bien montées. En R. Marquet et En B.
Mayol les virent, et comprirent bien que, s'ils continuaient à traîner après eux toutes les vingt-cinq galères, ils ne pourraient pas s'échapper. Le vent de terre,
déjà plus frais, cessa tout à fait, et vingt-deux galères et deux lins firent voile, laissant les autres et conservant le dessus du vent autant qu'elles purent. Les
cinquante galères qui étaient témoins de cette manœuvre, voyant que le vent fraîchissait, pensèrent bien qu'elles ne pourraient jamais les atteindre, car elles
avançaient très rapidement, toujours avec le dessus du vent. Il fallut donc qu'à leur grand regret ils s'en retournassent à Rosés, et ils y trouvèrent toutes les
nefs et lins tellement désemparés que, s'il y eût eu seulement onze autres galères de Catalans[15] ils auraient anéanti et incendié toute la flotte. Ils
renforcèrent donc la place, y laissèrent vingt-cinq de leurs galères, et les autres vingt-cinq allèrent à Saint-Féliu avec les barques et les lins qu'ils avaient
laissés à Tamarin.
CHAPITRE CXXXII
Comment le roi de France et ses gens furent bien mécontents quand ils apprirent qu'ils avaient perdu vingt-cinq galères; et comment le roi se courrouça
contre le cardinal de ce qu'il avait ourdi et préparé cette guerre.
Le roi de France et le cardinal, ayant appris ces nouvelles, se tinrent pour morts. « Quels sont ces démons, dit le cardinal, qui nous causent tant de
dommages? — Cardinal, répondit le roi, ce sont les gens les plus loyaux du monde envers leur seigneur; vous leur couperiez la tête avant de les faire
consentir que leur seigneur, le roi d'Aragon, perdît son royaume. Et vous verrez et par terre et par mer un grand nombre de ces coups d'éclat.[16] Et voilà
pourquoi je vous dis que c'est là une folle entreprise que nous avons faite, et moi et vous. Et c'est en effet vous qui êtes en partie la cause de tout ceci; car
c'est vous qui avez ourdi et préparé l'affaire, de concert avec notre oncle le roi Charles. Ces gens et leurs hauts faits l'ont fait mourir avec grand chagrin.[17]
Dieu veuille nous préserver du même sort! »
Le cardinal ne sut que répondre, car il voyait bien que le roi lui disait vrai, et ils gardèrent le silence l'un et l'autre.
Quand l'amiral du roi de France apprit ces nouvelles, je n'ai pas besoin de vous dire quelle fut sa frayeur; cependant il voulut, quand les cinquante galères
feraient leur voyage de Saint-Féliu à Rosès, y aller lui-même et s'y trouver avec quatre-vingt-cinq galères. Les vingt cinq galères devaient toutefois rester
en permanence à Rosés, et cela eut toujours lieu ainsi par la suite. L'amiral En Roger de monde devait donc avoir à combattre avec un plus grand nombre
de bâtiments réunis que ne l'avaient pensé le roi d'Aragon, En R. Marquet et En B. Mayol. Je laisse là l'amiral du roi de France pour parler d'En R. Marquet
et d'En B. Mayol, et de leurs belles manœuvres de mer.
CHAPITRE CXXXIII
Comment En R. Marquet prit la voie de Barcelone avec les vingt-deux, galères; comment, lorsqu'elles furent reconnues par les habitants, la joie fut grande;
et comment elles furent mises en bon état, et tous les hommes payés pour quatre mois
En R. Marquet et En B. Mayol, voyant que les galères avaient cessé de leur donner la chasse, forcèrent de voiles, serrèrent à l'ouest et prirent la voie de
Barcelone. Que vous dirai-je? Ils voguèrent ce jour-là et la nuit suivante, et le lendemain, à heure de tierce, ils furent en vue de Barcelone. Lorsque les gens
de la ville les aperçurent, ils craignirent beaucoup que les onze galères n'eussent été prises, si bien qu'ils en étaient tout soucieux; mais le roi, à qui elles
tenaient autant à cœur qu'à qui que ce fût, monta à cheval et se porta sur le rivage de la mer, suivi d'une nombreuse chevalerie. Il les observa, et compta
qu'il y avait vingt-deux grosses voiles et deux lins. « Barons, dit-il, bon courage et réjouissez-vous; ce sont nos galères qui en amènent onze autres, et voici
leurs deux lins qui abordent. »
Chacun regarda, compta et partagea la conviction du roi. Pendant ce temps les hommes des deux lins prirent terre. Ils allèrent au seigneur roi dont ils
avaient appris la présence sur le rivage, et lui firent part de la bonne nouvelle, et le seigneur roi leur fît distribuer de bonnes étrennes.
Lorsque les galères furent près de terre, elles abattirent les voiles et amenèrent à la côte toutes en même temps, traînant après elles les galères prises, poupe
en avant et pavillons traînants. La joie fut grande à Barcelone. En R. Marquet et En B. Mayol sortirent de leur bâtiment, allèrent au roi et lui baisèrent les
pieds. Le roi se baissa pour les relever, les embrassa et leur fit bonne chère et beau semblant, et ils lui dirent: « Seigneur, qu'avez-vous à nous ordonner?—
Je veux, dit le seigneur roi, que vous laissiez à chacun son butin, sans en prélever aucun droit, que les galères et les prisonniers soient nôtres, mais que tout
le reste vous appartienne à vous autres; faites-en le partage entre vous et donnez-en ce qui vous paraîtra convenable aux bons hommes sursaillants[18] qui
ont été avec vous. »
Là-dessus ils lui baisèrent encore les pieds, revinrent avec grande joie aux galères et annoncèrent à leur monde la faveur que le seigneur roi leur faisait.
Tous se mirent à crier: « Que le Seigneur Dieu vous donne vie! » et chacun sauta lestement sur le rivage avec tout ce qu'il avait gagné. Cela fait, En R.
Marquet et En B. Mayol retournèrent auprès du seigneur roi pt lui dirent: « Seigneur, si vous l'approuvez, nous ferons tirer les vingt-deux galères à terre
pour les faire radouber, car toutes en ont besoin. — Vous dites bien, dit le roi, mais faites arborer notre étendard à la trésorerie et payez tous vos gens pour
quatre mois, et dès que les galères seront radoubées songez à l'armement, afin que, si l'amiral arrivait, vous pussiez partir avec lui. — Seigneur,
répondirent-ils, cela sera fait; ayez bon courage désormais et soyez sûr que si même l'amiral n'arrivait pas, nous autres, avec la grâce de Dieu, nous saurons
les confondre tous avec ces vingt-deux galères. — Dieu le veuille! » reprit le roi.
On s'occupa donc de tirer les galères à terre et de les radouber; on tint bureau pour le paiement des troupes, et chacun reçut sa solde de quatre mois. Après
avoir mis ordre à tout, le seigneur roi sortit de Barcelone et retourna pu était le seigneur infant En Alphonse, les chevetains, les chevaliers, et tous ceux qu'il
avait laissés à la garde des frontières; et, suivi d'un petit nombre d'hommes à cheval et de quelque peu de gens de pied, il alla des uns aux autres pour
reconnaître ce qui se faisait.
CHAPITRE CXXXIV
Comment, le jour de madame Sainte-Marie d'août, le seigneur roi l'Aragon, à la tête de deux cents almogavares, se battit contre quatre cents chevaliers
français, qui étaient en embuscade avec le comte de Nevers; et comment il les vainquit et tua ledit comte.
Un jour donc, ce fut le jour de madame Sainte-Marie d'août, le seigneur roi s'en allant à la pointe du jour, vers Besalu, tomba dans une embuscade de quatre
cents chevaliers français. Un convoi de vivres devait venir de Rosés à l'armée française; et comme d'ordinaire des détachements de cavalerie ou d'infanterie
venaient assaillir les convois en cet endroit, on y avait placé ces chevaliers pendant la nuit, afin de pouvoir les en châtier.
Le seigneur roi s'en allait chevauchant et s'entretenant de la satisfaction qu'il éprouvait en voyant qu'en chaque endroit de ses frontières ses gens revenaient
riches et à leur aise, au moyen des chevauchées multipliées qu'ils faisaient tous les jours contre les Français, et dans lesquelles ils leur tuaient beaucoup de
monde et gagnaient sans fin, si bien que chacun en était joyeux et satisfait. Comme il allait ainsi devisant et sans être sur ses gardes, Dieu, qui n'agit jamais
que pour notre bien, voulut garder le seigneur roi de mort et de prison. Il arriva donc que les almogavares qui l'accompagnaient, au nombre d'environ deux
cents, et qui suivaient les ravins des montagnes, firent lever deux ou trois lièvres. En voyant partir ces lièvres, les almogavares commencèrent à pousser de
grands cris et de hautes clameurs; le seigneur roi et ceux qui «étaient avec lui, au nombre d'environ soixante hommes à cheval, mirent à l'instant la main à
leurs armes, s'imaginant que les almogavares avaient découvert de la cavalerie; et en même temps les Français qui s'étaient tenus bien cachés, se croyant
découverts, sortirent à l'instant de leur embuscade. Le seigneur roi qui les aperçut s'écria: « Barons, tenons ferme et replions-nous sur nos hommes de pied;
car voici une nombreuse cavalerie qui s'est postée là pour nous attendre. Que chacun pense donc à bien faire, et nous ferons aujourd'hui une chose dont le
monde parlera à jamais, avec l'aide de notre Seigneur vrai Dieu Jésus-Christ. » Tous répondirent: « Seigneur, par votre grâce, permettez-nous que nous
prenions position sur cette montagne, de telle manière que votre personne soit en sûreté. Nous ne craignons rien pour nous, mais uniquement pour votre
personne. Et quand vous serez là-haut vous verrez comment nous autres nous nous en tirerons. — Dieu me garde, dit le roi, de changer de chemin à cause
de ces gens! »
Aussitôt ceux des almogavares qui étaient les plus voisins du roi se replièrent sur le seigneur roi, mais ils ne se trouvaient pas plus d'une centaine au
moment de l'attaque. Ils coupèrent leurs lances par le milieu. Le roi s'élança tout brochant le premier et alla férir avec sa lance sur le premier qu'il rencontra,
et il le férit d'un tel coup à travers le milieu de son écu qu'on n'eut pas besoin de lui chercher un médecin. Puis il met l'épée à la main et frappe de çà et de
là, se faisant si bien jour que nul n'osait l'attendre en face aussitôt qu'on l'eût reconnu à ses coups. Tous ceux qui étaient avec lui se comportèrent si bien
qu'aucun chevalier n'eût pu faire plus beaux faits d'armes qu'ils y liront. Quant aux almogavares, il est bon que je vous dise qu'ils se mêlaient tellement
parmi eux avec leurs demi-lances qu'il ne resta bientôt plus un seul cheval à éventrer. Ils ne firent ainsi qu'après avoir émoussé leurs dards; car croyez bien
qu'il n'y en avait pas un seul qui, de son dard, n'eût tué son chevalier ou son cheval; puis avec leurs demi-lances ils firent merveilles. Le seigneur roi se
trouvait tantôt ici, tantôt là, tantôt à droite, tantôt à gauche; il était partout, et il férit tant et tellement de son épée qu'elle vola en éclats. Il saisit alors sa
masse d'armes qu'il faisait jouer mieux qu'homme du monde, et accosta le comte de Nevers, qui était le chef de cette troupe,[19] et lui donna de sa masse
d'armes un tel coup sur son heaume qu'il l'abattit à terre. Il se retourna aussitôt vers un huissier de sa maison[20] qui ne le quittait pas, et qu'on nommait En
Guillaume Escrivan de Xativa, lequel était monté sur un cheval légèrement armé à la genetaire[21] et lui dit: « Guillaume, descends de cheval et tue-le. »
Celui-ci mit pied à terre et le tua. Quand il l'eut tué, malheureusement pour lui, il vit luire une épée fort riche que portait le comte, et il la lui déceignit; mais
pendant qu'il la lui déceignait, un chevalier du comte, voyant que celui-ci avait tué son maître, vint à lui et lui asséna un coup si violent au milieu des
épaules qu'il retendit mort sur la place. Le roi se retourna, et, s’apercevant que le chevalier venait de tuer En Guillaume Escrivan, il lui donna un tel coup de
sa masse d'armes sur sa salade de fer qu'il lui fit jaillir la cervelle par les oreilles, et à l'instant il tomba à terre, mort. Et à cet endroit, à l'occasion de la mort
du comte, vous auriez vu de bien terribles coups portés et reçus. Le seigneur roi voyant son monde si pressé, se laissa aller à pleine course sur les ennemis,
et se fit si bien jour qu'il tua de sa main, en peu d'instants, plus de quinze chevaliers; croyez bien que ceux qu'il atteignait, il lui suffisait d'un seul coup pour
en finir.
Au milieu de la mêlée un chevalier français, irrité du dommage que leur faisait le roi, va sur lui l'épée en main, et lui coupe d'un coup les rênes de son
cheval, si bien que pour ce coup le seigneur roi crut bien que c'en était fait de lui. Nul chevalier ne devrait aller au combat sans avoir une double paire de
rênes, les unes en cuir, les autres en chaînes de fer, et celles-ci recouvertes de cuir. Que vous dirai-je? Le seigneur roi s'en alla ainsi à l'abandon, car le
cheval le menait tantôt ici, tantôt là. Quatre almogavares qui se tenaient auprès du seigneur roi s'approchèrent enfin et nouèrent les rênes de son cheval. Le
seigneur roi, qui avait bien retenu dans son esprit le chevalier qui lui avait coupé les rênes, se porta du côté où il l'avait vu se diriger, et il le récompensa si
bien du plaisir qu'il lui avait fait, qu'il lui épargna la peine de couper jamais d'autres rênes, car il le laissa mort auprès de son seigneur le comte. Et lorsque
le seigneur roi se fût rejeté de nouveau dans la mêlée, c'était là qu'il fallait voir férir et charger; car il y avait dans la compagnie du seigneur roi des riches
hommes et chevaliers tels qu'on n'en vit jamais dans aucuns faits d'armes, et chacun, ce jour-là, fit merveilles pour sa part. Que vous dirai-je? Un jeune
chevalier de Trapani, nommé Palmieri Abbate, que le seigneur roi, pendant son séjour en Sicile, avait admis dans sa maison, et qui jamais n'avait assisté à
un seul fait d'armes, valut autant en cette occasion que l'eût fait Roland, s'il eût vécu. Et tout cela venait du grand amour qu'on portait au seigneur roi, et
aussi parce qu'on le voyait si bien faire de ses mains; car ce que faisait le seigneur roi n'était véritablement pas œuvre de chevalier mais proprement œuvre
de Dieu. Ni Galaor, ni Tristan, ni Lancelot, ni autres chevaliers de la Table Ronde, quand tous ensemble auraient été réunis, s'ils n'eussent eu avec eux
qu'une troupe aussi peu nombreuse que celle qu'avait le roi d'Aragon, n'auraient pu faire, en un seul jour, contre ces quatre cents chevaliers, tous vaillants,
tous la fleur de l'armée du roi de France, autant de beaux faits qu'en exécutèrent le seigneur roi d'Aragon et ceux qui l'accompagnaient. Que vous dirai-je?
Les Français voulurent se replier vers une colline, mais le seigneur roi brocha sur celui qui portait la bannière du comte et lui porta un si rude coup de sa
masse d'armes sur le heaume, qu'il, l'abattit à terre roide mort, et les ne s'arrachèrent en lambeaux la bannière ennemie.
Les Français, voyant leur bannière renversée, se réunirent en peloton; mais le seigneur roi fondit sur eux avec tous les siens. Que vous dirai-je? Les
Français s'étaient emparés d'un monticule, et s'étaient si étroitement serrés les uns contre les autres que le roi, ni aucun des siens, ne put les pénétrer. La
bataille continua toutefois jusqu'à la nuit noire, et il ne restait plus des Français que quatre-vingts chevaliers. Et le seigneur roi dit alors: « Barons, il est
nuit, et maintenant nous pourrions, en voulant les frapper, nous blesser les uns les autres; ainsi replions-nous. »
Lorsqu'ils se furent repliés sur un autre monticule, ils virent venir à eux bien cinq cents chevaliers français, avec leurs bannières.
Si vous me demandez qui c'était, je vous répondrai que c'étaient trois comtes, parents du comte de Nevers, qui craignaient pour leur cousin, allé en
embuscade, et qui, ne l'ayant pas vu de retour à midi, heure à laquelle il devait être revenu à l'ost, étaient partis, avec la permission du roi de France, pour
aller à sa recherche. Ils aperçurent d'un côté ces chevaliers sur un monticule, et puis le roi d'Aragon sur un autre; ils marchèrent aussitôt vers leurs gens, qui
vinrent au-devant d'eux. Ils apprirent la mauvaise fortune survenue aux leurs, et se rendirent là où gisaient morts le comte et bien six autres de ses parents.
Ils enlevèrent leurs corps en poussant de grands cris, et, pleurant amèrement, et ils marchèrent toute la nuit, jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés à leur ost.
Quand ils furent de retour, c'était là qu'il fallait voir le deuil, et les pleurs, et les cris, si bien qu'on eût cru que le monde allait crouler. En Raymond Folch,
vicomte de Cardona, qui se trouvait dans Gironne, mit dix hommes en campagne pour s'informer de ce qui se passait. Ceux-ci s'emparèrent de deux
hommes de l'armée, qu'ils emmenèrent dans la ville. En Raymond Folch demanda à ces deux hommes ce que signifiaient ces cris et ces pleurs; et sur le
récit qu'ils lui firent de ce qui s'était passé, il ordonna aussitôt de faire de grandes illuminations par toute la cite de Gironne.
Je les laisse maintenant en repos et reviens à parler du seigneur roi d'Aragon. Le seigneur roi disait alors aux siens: « Barons, passons ici la nuit, et au jour
nous lèverons la place et reconnaîtrons quels sont les chevaliers que nous avons perdus; car ce serait grand déshonneur à nous d'abandonner ainsi le champ
de bataille — Seigneur, lui répondirent ceux qui étaient avec lui, que dites-vous là? Ne suffit-il pas de ce que vous avez fait aujourd'hui? Qui sait si, par
aventure, vous n'auriez pas plus à faire demain. »
Le seigneur roi répliqua que pour certain il lèverait le champ, et ne voulait pas qu'on le lui pût reprendre.
Lorsque le jour parut, les autres ne, qui parcouraient les montagnes, rejoignirent le seigneur roi, ainsi que plus de cinq cents hommes de sa cavalerie; et le
seigneur roi, enseignes déployées, s'avança sur le champ, accompagné seulement de ceux qui avaient pris part avec lui au combat, ne permettant à nul autre
d'y descendre. Ceux donc qui avaient combattu levèrent le champ, et y gagnèrent tant de si précieux harnais qu'ils en furent à leur aise à jamais. Le seigneur
roi fit reconnaître les siens, et vit qu'il avait perdu douze cavaliers et en G. Escrivan, qui périt à cause de la belle épée qui lui avait fait envie. Vous voyez
donc que chacun doit bien se garder, tant que dure la bataille, d'avoir autre chose à cœur que le désir de la victoire, qu'il ne doit se sentir d'envie ni pour or,
ni pour argent, ni pour rien de ce qu'il voit, et que son seul souhait doit être de mettre la main sur son ennemi; car, s'il est vainqueur, il aura assez de butin
quand on lèvera le champ, sinon tout ce qu'il aurait pris lui porterait peu de profit, car tout y resterait avec sa personne. Ayez donc le cœur à ce que je vous
dis; et si vous le faites, Dieu saura vous tirer toujours à votre honneur du champ de bataille.
Ils trouvèrent aussi qu'il avait perdu vingt-cinq hommes de pied. Et vous pouvez penser quel haut fait d'armes il y eut là, de ce si peu de gens contre un si
grand nombre de chevaliers, puisqu'il y resta morts plus de trois cents chevaliers français; et de ceux-là, l'opinion de tous ceux qui assistèrent à cette bataille
est que le seigneur roi en tua bien de ses mains plus de soixante. Ils enlevèrent donc du champ de bataille les harnais et l'argent; quant aux chevaux, on ne
put en retirer un seul du champ; car il n'y en avait pas un qui n'eût reçu sept à huit coups de lance.
Le seigneur roi s'en alla alors à Besalu; et sur cette frontière tous les habitants étaient devenus riches et à leur aise, comme cela se faisait sur les autres
frontières. Que vous dirai-je? Après que le seigneur roi eut reconnu tout ce qui se passait, il s'en vint à Hostalrich, où était le seigneur infant En Alphonse.
Mais je cesse un instant de vous parler de lui, et reviens à madame la reine, au seigneur infant En Jacques, à l'amiral, et enfin à la galère et aux deux lins
que le seigneur roi leur expédia de Barcelone.
CHAPITRE CXXXV
Comment la galère et les deux lins que le roi envoya à madame la reine, aux infants, et à l'amiral En Roger de Loria, arrivèrent à Messine; comment ledit
amiral en repartit avec soixante onze galères; et comment à Las Hormigas il déconfit la flotte du roi de France et lui prit cinquante-quatre galères.
Quand la galère et les deux lins expédiés en Sicile par le seigneur roi d'Aragon furent partis de Barcelone, chacun d'eux prit la route qui lui avait été
désignée. Ils allèrent tant qu'enfin ils arrivèrent à Messine, où ils trouvèrent la reine, les infants et l'amiral, et leur remirent les lettres du roi et celles d'En
Raimond Marquet et d'En Béranger Mayol. Aussitôt le seigneur infant donna ordre à l'amiral de faire armer, sans retard, toutes les galères qui avaient été
mises en état. L'amiral fit sonner la trompette et publier que tout homme vînt toucher la paie de quatre mois, et chacun la reçut avec plaisir. Que vous dirai-
je? En quinze jours, il arma soixante six galères qui se trouvaient radoubées, car il ne voulut pas attendre qu'il y en eût davantage, fit embarquer tout son
monde qui partit avec grande joie, et prit congé de madame la reine et des infants. Et il mit cette grande hâte à s'en aller pour que nouvelle ne pût venir à
personne de ce qu'il faisait. Et pendant ces quinze jours, il ne fut permis à aucune voile de sortir de la Sicile qui pût se diriger vers le ponant. Il fit voile vers
Cabrera, et eut bon vent, de sorte qu'il y fut bientôt parvenu; et de là il envoya au roi, à Barcelone, un des lins qu'on lui avait expédiés. Le lin y trouva En
Raymond Marquet et En Béranger Mayol, qui aussitôt lui répondirent par la même voie: de se diriger sur le cap d'Aygua-Freda, et qu'il trouverait dans les
eaux de ce cap quatre-vingt-cinq galères qui étaient au port de Rosés, et qu'ainsi donc il se hâtât, avant qu'on pût rien savoir sur lui 5 que tout ce qu'ils
savaient, c'était que, d'après les avis de leurs espions, il les trouverait dans ces parages et ils ajoutèrent qu'eux-mêmes, avec toutes les galères radoubées à
Barcelone, le rejoindraient bientôt.
Le lin armé partit donc avec cette réponse, et pendant ce temps En Raymond Marquet et En Béranger Mayol armèrent seize galères dont le radoubage était
terminé, et embarquèrent tout leur monde.
Le lin trouva l'amiral en mer, et dès que celui-ci eut pris connaissance de la lettre d'En Raymond Marquet et d'En Béranger Mayol, il fit route vers le cap
d'Aygua-Freda; à la nuit il prit terre à Las Hormigas[22] et y prit le repos de la nuit. Il voulut que chaque galère tînt prêts trois fanaux, l’un à la proue,
l'autre au milieu, et un troisième à la poupe, pour que si les galères du roi de France se présentaient pendant la nuit, tous-les fanaux fussent à l'instant
allumés, afin de pouvoir reconnaître leurs propres galères, et que d'un autre côté les ennemis crussent que pour chaque fanal il y avait une galère. Cette
précaution amena le gain de l'affaire; car le tout arriva comme il l'avait prévu. A l'approche du jour, la flotte du roi de France passa dans les eaux du cap
avec un fanal sur l'avant. Aussitôt que l'amiral la vit arriver à lui, il fit armer tout son monde. En attendant il envoya deux lins armés à la découverte. Ils
revinrent bientôt, et lui dirent que c'était la flotte entière du roi de France. L'amiral la suivit et se plaça entre elle et la terre; et quand ils furent bien près,
tout à coup les fanaux furent allumés tous à la fois, et il se jeta au milieu d'eux. C'était alors qu'il fallait voir voler les lances et les dards, et manœuvrer les
arbalétriers d'enrôlement. Que vous dirai-je? Avant qu'il fût jour, l'amiral En Roger de Loria les avait déconfits; et ils étaient au nombre de cinquante-quatre
galères, plus quinze des Pisans qui se jetèrent à la côte. Seize autres, appartenant aux Génois, tout épouvantées, s'échappèrent de conserve et sans attendre
leur reste gagnèrent la haute mer et retournèrent dans leur pays. Au grand jour, l'amiral reconnut les galères, et vit qu'il y en avait d'échouées sur le rivage,
et il trouva que c'étaient des galères des Pisans, qui s'étaient enfoncées sur la grève. Les matelots de l'amiral en enlevèrent tout ce qu'ils y purent trouver et y
mirent ensuite le feu.
CHAPITRE CXXXVI
Comment En Raymond Marquet et En Béranger Mayol se réunirent à l'amiral, le jour même de la bataille; comment il leur livra toutes les galères dont il
s'était emparé, et comment ledit amiral prit vingt-cinq autres galères du roi de France, qui se trouvaient à Rosés, et comment il attaqua et prit Rosés.
Après cette expédition, l'amiral fit route vers Rosés. Que vous dirai-je? Le jour même où la bataille avait été livrée, En Raymond Marquet et En Béranger
Mayol rejoignirent l'amiral à l'heure de vêpres. Celui-ci leur livra toutes les galères qu'il avait prises, et leur dit de passer par Palamos et Saint-Féliu, d'y
prendre tout ce qu'ils y trouveraient de navires, et d'emmener le tout à Barcelone, avec les galères, et de se hâter, car pour lui il irait à Rosés pour s'emparer
de tous les navires qui y seraient, aussi bien que des vingt-cinq galères et de toutes les provisions de bouche qui seraient à terre, et qu'il ne partirait de Rosés
qu'après s'en être rendu maître.
En Raymond Marquet et En Béranger Mayol exécutèrent tout ce que l'amiral leur avait ordonné. Ils allèrent aussitôt à Palamos et à Saint-Féliu et prirent
tout ce qui s'y trouvait de navires. A Saint-Féliu ils débarquèrent et brûlèrent toutes les provisions qu'on y avait déposées; car ceux qui y étaient restés par
l'ordre du roi de France avaient tous pris la fuite. En Raymond Marquet et En Béranger Mayol expédièrent dix hommes, par différents côtés, au seigneur roi
d'Aragon, à Hostalrich, pour lui apprendre cette bonne nouvelle. Ces hommes avaient ordre d'aller ensuite à Barcelone et de répandre la même nouvelle par
tout le pays. Cela fait, En Raymond Marquet et En Béranger Mayol se dirent: « Attendons ici l'amiral; car bien qu'il nous ait dit d'aller à Barcelone, il vaut
mieux que nous n'y entrions qu'avec lui, et que l'honneur arrive à qui il appartient. » Ils firent ainsi et donnèrent par là un grand témoignage de leurs bons
égards. Après qu'En Raymond Marquet et En Béranger Mayol eurent quitté l'amiral, celui-ci prit le chemin de Rosés. Les habitants de Rosés crurent que
c'était leur flotte; et les vingt galères se mirent en mouvement et allèrent au-devant, en poussant de grands cris de joie. L'amiral fit arborer le pavillon du roi
de France, afin de mieux les attirer en mer, et aussi pour que les équipages ne pussent lui échapper en se faisant échouer. Aussitôt qu'elles furent près de lui,
l'amiral fit faire force de rames, abattit à l'instant ce pavillon et hissa celui du roi d'Aragon. A cette vue, les ennemis voulurent tourner arrière; mais l'amiral
En Roger de et fondit sur eux. Que vous dirai-je? Il les prit tous, galères et gens. Ensuite il entra au port de. Rosés, où il trouva plus de cent cinquante
bâtiments, entre lins, nefs et térides,[23] et il s'empara de tout. Il débarque ensuite sur la côte, où se trouvaient bien cinq cents chevaliers français et un
grand nombre de convois d'équipages venus pour transporter les provisions. Il fond au milieu d'eux et les déconfit si bien qu'il leur tue plus de deux cents
chevaliers. Les autres avec tous les gens qui purent les suivre s'enfuirent vers Gironne. Là ils trouvèrent le roi de France, qui avait déjà reçu nouvelle du
mauvais succès de ses affaires, et ceux-ci lui apportèrent ces mauvaises nouvelles de plus.
L'amiral attaqua la ville de Rosés, la prit et la mit en bon état, à cause des grands approvisionnements qui s'y trouvaient; et, cela fait, il prit la route de
Barcelone et trouva à Saint-Féliu En Raymond Marquet et En Béranger Mayol qui lui dirent pourquoi ils l'avaient attendu, et il en fut très satisfait; il
envoya aussitôt tous les bâtiments, aussi bien galères que lins, nefs et térides, à Barcelone, car il voyait bien que la mer était sienne et qu'il n'avait
absolument rien à craindre.
CHAPITRE CXXXVII
Comment l'amiral, ainsi qu'En R. Marquet et En B. Mayol, retournèrent à Roses; et de la grande joie qu'éprouvèrent les gens de Castellon, mais qu'ils
n'osèrent point faire paraître, par la raison que les deux infants du seigneur roi de Majorque se trouvaient alors à Paris.
Aussitôt l'amiral, avec En Raymond Marquet et En Béranger Mayol, et toutes les galères armées, retourna à Rosés, pensant bien que le roi de France ne
pourrait continuer le siège, et qu'il serait à propos de se porter avec tous les gens de mer, au col de Panissas pour avoir part au butin et aux prisonniers.
Ainsi qu'il le pensa, ainsi l'exécuta-t-il; il alla à Rosés et de Rosés sur les hauteurs de Castellon.
Si les gens de Castellon et de toute la contrée furent satisfaits, ne me le demandez point. La joie était au comble à Dieu; elle n'était pas moins grande en
Roussillon; mais les habitants n'osaient la faire paraître, attendu que le roi de France tenait alors à Paris deux fils du roi de Majorque, savoir, l'infant En
Jacques, qui était l'aîné, et l'infant En Sanche, qui venait après lui. Voilà pourquoi le roi de Majorque[24] ni ses sujets n'osaient faire paraître combien leur
était agréable l'honneur que Dieu accordait aux armes du roi d'Aragon.
Je cesserai en ce moment de vous parler de l'amiral, qui se dispose à se rendre au col de Panissas, par où il savait que le roi de France devait se retirer avec
ses troupes, et je vais revenir au seigneur roi d'Aragon. Je vous certifie toutefois que, de tout ce qui lui était arrivé et de la situation dans laquelle se
trouvaient le seigneur roi d'Aragon et le roi de France, il en envoya bon compte en Sicile par un lin armé.
CHAPITRE CXXXVIII
Comment le seigneur roi d'Aragon alla au col de Panissas pour écraser les Français; comment le roi de France étant tombé malade leva le siège de Gironne,
et, avant de mourir, pria son fils Philippe de retourner en France; et comment le seigneur roi d'Aragon lui fit la grâce de le laisser passer sain et sauf.
Aussitôt que le seigneur roi eut appris cette nouvelle, avec toutes les troupes tant à pied qu'à cheval qui garnissaient ses frontières, il marcha vers le col de
Panissas, afin que le roi de France ni un seul homme de son armée ne pût lui échapper. Le roi de France, instruit de tout ce qui s'était passé, leva le siège de
Gironne, tout malade et tout en détresse comme il était, et s'en vint dans la plaine de Dieu où il rallia tous ses gens; et certes il trouva à peine dans toute son
ost trois mille chevaux bardés et il n'y restait presque plus de gens d'armes à pied, car tous étaient morts, soit dans les combats, soit par les maladies, si bien
qu'il se regarda comme perdu. Quant au cardinal, ne m'en demandez rien; il aurait, je vous assure, volontiers absous le roi d'Aragon de toute pénitence et de
tout péché, pourvu qu'il le laissât sortir sain et sauf de son royaume. Que vous dirai-je? Le roi de France fut si affligé, que, se trouvant déjà malade, son mal
empira. Il fit venir ses fils en sa présence et dit à monseigneur Philippe: « Vous avez toujours été plus sage que nous; si nous vous eussions cru, nous ne
mourrions pas si promptement, car avant que cette nuit soit passée nous serons morts, et nous n'aurions pas perdu tant de braves gens qui, par notre faute,
sont morts ici ou y mourront. Aussi, nous vous donnons notre grâce et notre bénédiction, et nous vous conjurons que pour rien au monde ces bonnes gens
de Castellon et de tous les autres lieux qui se sont rendus à nous ne reçoivent de vous ou des vôtres aucun mauvais traitement; mais de les dégager de tout
ce à quoi ils étaient tenus envers nous, afin que chacun revienne à son seigneur, comme ils étaient auparavant. Nous vous donnons aussi le conseil
d'envoyer secrètement un messager à votre oncle le roi d'Aragon, le priant de vous donner passage et de vous laisser aller sauvement vous et votre frère
ainsi que mon corps mort; car je suis bien assuré que, s'il le voulait, pas un seul d'entre vous ne pourrait échapper, et que vous y seriez tous morts ou
prisonniers. Nous savons que le roi d'Aragon vous veut tant de bien, et qu'il sait que vous lui voulez aussi tant de bien vous-même, qu'il ne vous dira pas
non; ainsi vous ferez du bien à mon âme et à la vôtre. De plus, mon cher fils, je vous prie de m'octroyer un don. — Seigneur, lui répondit-il, tout sera fait en
cela comme vous le désirez; et, quant au don, demandez seulement tout ce qu'il vous plaira et je suis prêt à exécuter. — C'est bien, mon fils. Béni soyez-
vous de Dieu et de moi! Apprenez, mon fils, quel est le don que je désire de vous: c'est que vous ne veuillez aucun mal à votre frère Charles qui est ici,
pour avoir voulu s'emparer du royaume de votre oncle, qui était aussi le sien.[25] Vous n'ignorez pas que ce n'a point été sa faute, mais bien la nôtre et celle
du roi Charles votre oncle. Je vous conjure, au contraire, de l'aimer et de l'honorer comme un bon frère doit aimer son frère; car vous n'êtes que deux frères
et tous deux de la même mère,[26] issue d'une des plus illustres maisons royales qui soit au monde, et dans laquelle sont les plus parfaits chevaliers; vous
devez donc l'aimer bien tendrement. Je vous prie aussi de faire tous vos efforts pour que la maison d'Aragon vive en paix avec la maison de France et avec
le roi Charles, et que le prince, votre cousin, soit délivré de sa prison;[27] et si vous voulez bien y donner vos soins, la paix se fera. »
A ces mots il s'approcha de lui, le baisa sur la bouche, en fit autant à Charles et les fit s'embrasser l'un l'autre; ensuite, levant-les yeux au ciel, il demanda le
corps de Jésus-Christ et le reçut avec une grande dévotion; puis il se fit donner l'extrême-onction. Après avoir eu tous les sacrements que doit recevoir un
bon chrétien, il croisa les mains sur sa poitrine et dit: « Seigneur vrai Dieu, je recommande mon esprit entre vos mains, » et il passa ainsi doucement et fit
une bonne fin, l'an douze cent quatre-vingt-cinq, à la fin du mois de septembre.[28]
Si vous désirez savoir où il mourut, je vous dirai que ce fut en un hôtel d'En Simon Villanova, chevalier, hôtel situé au pied de Pujamilot, près de
Villanova, à moins de demi lieue de Dieu
Aussitôt que le roi de France fut mort, le roi Philippe son fils exigea que l'on cachât cet événement. Cependant il envoya secrètement des messagers au
seigneur roi d'Aragon son oncle, qui se trouvait alors au col de Panissas, et lui fit part de la mort de son père, le priant instamment de le laisser passer lui et
ses gens; car il valait mieux pour lui qu'il fût roi de France qu'aucun autre.
Aussitôt après la réception de ce message, le seigneur roi d'Aragon en fit, dit-on, prévenir son frère le seigneur roi de Majorque, qui était à Suelo, à deux
lieues de l'ost et du lieu où il se trouvait lui-même, et il l'engagea à aller au-devant de son neveu, le roi Philippe de France, avec sa chevalerie et les troupes
du Roussillon, pour le recevoir à la Cluse, afin d'empêcher que les maladies et les hommes de mer, qui étaient déjà arrivés au col de Panissas avec l'amiral
En Roger de et, ne pussent le détruire entièrement, tandis qu'ainsi, en se plaçant en deçà du Perthus et du col,[29] il empêcherait de son mieux qu'on ne
s'approchât du point où serait l'oriflamme; il ajouta que, de son côté, il ferait dire à son neveu, le roi de France, de se tenir toujours près de l'oriflamme, et
qu'en agissant ainsi, lui et son frère, chacun de leur côté empêcheraient leurs gens de leur faire autant de mal qu'ils l'auraient pu sans cela.
Ainsi comme l'ordonna le roi d'Aragon, ainsi fut-il fait et accompli, et il en informa son neveu le roi de France.
Quand monseigneur Philippe, roi de France, apprit que le seigneur roi d'Aragon lui donnait assurance à lui, à son frère et à ceux de ses gens qui seraient
auprès de lui, et que l'ordre était donné au roi de Majorque de se trouver à la Cluse avec sa chevalerie, il s'occupa de ce qu'il avait à faire de son côté. Il fit
appeler le cardinal et son frère et leur dit: « J'ai reçu réponse du roi d'Aragon notre oncle. Il me fait savoir qu'il me donne assurance à moi, à mon frère et à
tous ceux qui passeront à mes côtés avec l'oriflamme; mais qu'il ne peut me donner aucune assurance pour le reste de l'ost, attendu que ses troupes sont si
nombreuses, que personne au monde ne pourrait les contenir. Je vois donc avec peine que nous allons perdre une grande partie des hommes qui nous
restent. — Seigneur, dit le cardinal, puisqu'on vous fait cette faveur, songez à passer vous-même, car votre personne et celle de votre frère sont plus
précieuses que celles de tous les autres ensemble. Ainsi ne tardons pas et songeons à passer, et tous ceux qui mourront ici iront tout droit en paradis. »
CHAPITRE CXXXIX
Comment le roi Philippe de France avec son frère, le corps de son père, le cardinal et l'oriflamme, sortirent de Catalogne, et du grand dommage que leur
causèrent les maladies en tuant leurs gens et brisant leurs coffres.
Monseigneur Philippe appela ses barons et forma une avant-garde dans laquelle marchait d'abord le comte de Foix avec cinq cents chevaux bardés. Il
s'avançait ensuite lui-même, avec l'oriflamme, son frère, le corps de son père, et le cardinal; et avec eux allaient jusqu'à mille chevaux bardés; puis venaient
tous les équipages, les menues gens et les gens de pied. A l'arrière-garde venait enfin tout ce qui avait survécu du reste de la cavalerie et qui se composait
d'environ quinze cents chevaux bardés. Ils se mirent ainsi en mouvement de Pujamilot, dans le dessein d'arriver le jour même à la Jonquière; et c'était
précisément ce jour-là que l'amiral, avec tous ses gens de mer, venait de se poster au col de Panissas. Pendant cette nuit, Dieu sait quelle nuit eurent les
Français! Et pas un d'entre eux ne quitta ses armes et ne ferma l'œil, et on n'entendit de tous côtés que lamentations et gémissements, car les maladies,
varlets et gens de mer vinrent férir jusque dans les tentes, tuant les gens et brisant les coffres, et avec ces brisements violents des coffres, vous eussiez
entendu plus de fracas qu'à vous trouver dans une forêt où mille hommes à la fois ne seraient occupés qu'à faire tomber le bois sous leurs coups.
Pour le cardinal je vous assure bien qu'à partir de l'instant où il sortit de Dieu, il ne fit autre chose que dire ses oraisons; car jusqu'à Perpignan il était
poursuivi par la terreur incessante d'être à chaque instant égorgé. Ainsi se passa toute cette nuit. Le lendemain matin, le seigneur roi d'Aragon fit proclamer,
que chacun eût à suivre sa bannière, et que, sous peine de la personne, nul ne s'avisât de férir avant que sa bannière ne férit elle-même et que les trompettes
et les nacaires se fussent fait entendre. Ainsi chacun se replia sous la bannière du seigneur roi d'Aragon.
Lorsque le roi de France eut disposé l'arroi de son ost, et que son avant-garde passa le Perthus, le seigneur roi d'Aragon les laissa passer sans les inquiéter;
mais tous les gens du seigneur roi d'Aragon criaient: « Ferons, seigneur, ferons! » Et le seigneur roi les retint pour que cela n'arrivât pas. Vint ensuite
l'oriflamme avec le roi de France son neveu, avec son frère, et avec le corps de leur père, et avec le cardinal, comme vous avez déjà vu que cela avait été
disposé. Ils se préparaient à passer par ledit lieu du Perthus. A cette vue les gens du seigneur roi d'Aragon crièrent encore et à grands cris: « Seigneur,
honte! Honte seigneur! Ferons! » Et le seigneur roi d'Aragon tint plus ferme encore, jusqu'à ce que le roi de France fut passé, aussi bien que ceux qui
s'avançaient avec lui près de l'oriflamme.
Mais lorsque les équipages et les menues gens commencèrent à passer, je ne crois pas qu'il fût possible au seigneur roi ni à aucun autre de leur faire
entendre raison; si bien qu'un seul cri se fit entendre dans toute l'ost du seigneur roi d'Aragon: « Férons! Férons! » A l’instant tous fondirent sur eux. C'était
alors qu'il fallait voir le brisement des coffres et le pillage des tentes, et des robes d'or et d'argent, et de l'argent monnayé, et de la vaisselle précieuse, et de
tant et tant de richesses que tout homme en devint riche qui put s'y trouver. Que vous dirai-je? Qui passa avant le convoi, bien lui en prit, cardes bagages et
de tous les chevaliers de l'arrière-garde il n'en échappa pas un; tous les hommes furent tués et tous les effets saccagés. Dès le premier choc, les cris avaient
été si forts qu'on les entendait de quatre lieues; si bien que le cardinal, qui les entendit aussi, dit au roi de France: « Qu'est ceci, seigneur? Nous sommes
tous morts. —Soyez certain, répondit le roi, que notre oncle le roi d'Aragon n'aura pu contenir ses troupes, car il avait déjà assez de peine à protéger notre
retraite. Vous avez pu entendre, au moment où passait notre avant-garde, comment tous lui criaient: « Férons, seigneur, férons! » et vous avez vu comment
il les retenait lui-même avec un épieu de chasse[30] qu'il avait en main; et puis quand nous passions nous-mêmes comment ils s'écriaient « honte! Honte!
Seigneur, ferons! Ferons! » Et comment il se donnait plus de mal encore pour les retenir. Enfin, lorsque nous avons eu franchi le passage, et que ses gens
ont aperçu nos équipages qui leur éblouissaient les yeux à cause de nos belles robes qui s'y trouvaient, cette fois il ne lui aura plus été possible de les
retenir. Ainsi donc, faites compte que, de tous ceux qui sont restés en arrière, il n'en échappera pas un seul; et songeons, nous autres, à hâter notre retraite. »
Cependant ils passèrent le Perthus; et à un col situé au-dessus d'une rivière qui coule en ce lieu,[31] ils aperçurent le seigneur roi de Majorque avec sa
chevalerie et un grand nombre de gens de pied du Roussillon, du Confient et de la Cerdagne, et il se tenait sur le col, la bannière royale déployée. Le
cardinal, en le voyant, s'approcha du roi de France, et s'écria: « Ah! Seigneur, qu'allons-nous devenir? Voici déjà le roi d'Aragon qui vous devance. »
Le roi de France, qui était instruit de tous les arrangements convenus entre les rois d'Aragon et de Majorque, lui répondit: « Ne craignez rien; c'est notre
oncle le roi de Majorque, qui vient pour nous faire bonne compagnie. Le cardinal en eut bien grande joie, mais il ne s'en tenait pas toutefois pour trop
rassuré. Que vous dirai-je? Le roi de France s'avança vers le roi de Majorque, et le roi de Majorque s'avança aussi à sa rencontre, et tous deux
s'embrassèrent et se baisèrent. Ensuite le roi de Majorque embrassa et baisa monseigneur Charles et puis le cardinal. Et le cardinal dit: « Ah! Seigneur roi
de Majorque, que va-t-il arriver de nous? Allons-nous périr ici? » Le roi de Majorque, qui le vit si changé de couleur qu'on l'eût pris pour un mort, ne put
s'empêcher de sourire, et lui répondit: « Seigneur cardinal, ne redoutez rien; nous vous garantissons sur notre tête que vous êtes parfaitement sain et sauf. »
Ce ne fut qu'alors qu'il se tint pour tout à fait rassuré, et jamais de sa vie il n'éprouva pareille joie. Ils se mirent ensuite en route. Et les huées et les cris des
gens du roi d'Aragon retentissaient avec tant de fracas dans les montagnes qu'on eût dit que le monde s'écroulait. Que vous dirai-je? Partout où ils purent
trotter ils allèrent un beau trot, après avoir passé le village de la Cluse; aucun ne se crut vraiment bien en sûreté jusqu'à ce qu'ils fussent parvenus au
Boulou. Le roi de France passa cette nuit au Boulou avec toute sa compagnie; mais le cardinal se hâta de prendre la route de Perpignan, sans se soucier, ni
lui ni les autres, d'attendre l'arrière-garde qu'ils avaient laissée derrière eux; car, les gens du roi d'Aragon les auraient aussi envoyés tous en paradis.
Le lendemain, le roi de France avec le corps de son père, et avec son frère et le roi de Majorque qui ne les quitta pas, se rendit à Perpignan. Là, pendant huit
jours, le roi de Majorque pourvut aux besoins de tous, et chaque jour aussi il fit chanter des messes pour l'âme du roi de France; et tous les jours on passait
en procession autour du corps, et on faisait des absoutes qui duraient jour et nuit. Pendant tout le temps qu'ils furent sur ses terres, le roi de Majorque fit
constamment brûler à ses dépens mille grands brandons de cire. Il fit enfin tant d'honneurs au corps du roi de France, à ses fils, à tous ceux de leur suite et
au cardinal, que la maison de France devrait lui en être à jamais obligée, non moins que la cour de Rome.
Que vous dirai-je? Après avoir passé huit jours à Perpignan et avoir bien repris ses forces, ils se mirent en route. Le roi de Majorque les accompagna
jusqu'à ce qu'ils fussent au delà de ses frontières, et fit pourvoir à tous leurs besoins, après quoi il prit congé d'eux et retourna à Perpignan. Les Français s'en
allèrent en si piteux état que, par cent hommes il n'y en eut pas dix qui ne périssent de maladie. Le cardinal parut aussi tellement étourdi de peur que la peur
ne put jamais lui sortir du corps, jusqu'à ce que, peu de jours après, il en mourut et s'en alla en paradis rejoindre tous ceux qu'il y avait envoyés avec ses
indulgences. Que vous dirai-je? Ils s'en retournèrent dans un si fâcheux état qu'aussi longtemps que le monde durera, on n'entendra jamais en France et dans
tout son pourtour prononcer le nom de Catalogne qu'on ne se rappelle ce désastre. Je vais cesser de vous parler d'eux et vais vous entretenir du roi d'Aragon
et de ses gens.
CHAPITRE CXL
Comment le seigneur roi d'Aragon revint à Péralade, remit en état tout le pays, et fit beaucoup de dons et de grâces; comment il donna ordre à l'amiral de
rendre Roses au comte d'Ampurias avec toutes les provisions de bouche et le vin qui s'y trouvaient; et comment il alla à Barcelone, où se firent de grandes
fêtes.
Quand l'oriflamme fut passée, ainsi que nous l'avons dit, et que les troupes du roi d'Aragon eurent pris ou tué tous ceux des gens du roi de France qui
étaient restés en arrière, et eurent acquis tout un monde de richesses, le roi d'Aragon revint à Dieu Il fit rétablir et restaurer la ville, y fit rentrer tous les
habitants, et leur fit de grands dons et faveurs. Il en fit autant à Gironne, et l'amiral se rendit à Rosés. Le seigneur roi d'Aragon donna alors l'ordre à l'amiral
de rendre Rosés au comte d'Ampurias, et de lui donner toutes les provisions de bouche et tout le vin qui s'y trouvaient, ce qui était d'une valeur très
considérable, et cela fait de s'en aller à Barcelone. De son côté, après avoir mis tout en ordre à Gironne, le seigneur roi se rendit aussi à Barcelone, et
ordonna à chacun de retourner chez soi. Et ainsi tous retournèrent joyeux, contents et riches, dans leurs terres. Le seigneur roi partit pour Barcelone avec le
seigneur infant et avec tous les riches hommes, à l'exception de ceux auxquels était confiée la défense des montagnes et des passages. Et Dieu voulut que le
jour même où le roi fit son entrée à Barcelone, l'amiral y arrivât avec toutes les galères, ainsi qu'En R. Marquet et en B. Mayol; et là il y eut si grande fête à
Barcelone que rien de semblable ne se vit jamais dans aucune ville, si bien que le premier dimanche des fêtes le seigneur roi convint de tirer trois traits au
but à chaque course, le seigneur infant En Alphonse autant, et les autres portaient les armes. Et la joie était telle qu'il y en avait pour tout le monde. Mais
cette joie commençait tous les matins par Dieu car chaque matin ils faisaient des processions par toute la ville pour louer et glorifier Dieu de la grâce qu'il
leur avait faite. Ainsi, jusqu'à l'heure du dîner,[32] tout le temps était employé à louer et à bénir Dieu, et à lui rendre grâce; et après le dîner on se livrait à
divers plaisirs. Que vous dirai-je? La fête dura huit jours entiers
[1] Marie de Brabant, seconde femme de Philippe le Hardi, était restée à Carcassonne avec beaucoup de dames de la cour qui avaient suivi aussi l'armée
pour avoir leur part des indulgences réservées à tout ce qui se déclarait contre un prince excommunié. Le légat Jean Chollet accompagna le roi de France.
[3] J'essaie à reproduire ce vieux mot français si souvent employé par Froissart et par les bons écrivains de ce siècle, mais abandonné depuis sans avoir été
remplacé par un équivalent. Il vient du mot latin invilus, malgré lui.
[4] La orta. On appelle ainsi un jardin coupé par des canaux d'irrigation et destiné aux potagers et aux vergers, par opposition hjardi qui est un jardin de
fleurs ordinaire.
[5] Grelots.
[10] Gouverneur.
[11] il y avait à bord des bâtiments catalans un seul rang de rameurs de chaque côté du vaisseau; deux rameurs étaient attachés à chaque rame, et pour
remplacer le rameur fatigué ou tenait en réserve un troisième rameur, appelé ici tiercier, tersol, qui dans ses moments de liberté remplissait l'office
d'arbalétrier. A ces arbalétriers d'emprunt, Muntaner préfère de vrais arbalétriers et en donne de bonnes raisons.
[12] D'après la disposition de Muntaner qui veut dix galères montées de rameurs tierciers sur cent galères; les vingt-deux galères avec rameurs tierciers
qu'il prescrit ici pour la flotte catalane entière, feraient monter le nombre des galères catalanes, à l'époque de la rédaction de sa chronique, a deux cent
vingt.
[13] Vieux mot français qui signifie bois de la lance et qui répond précisément au mot catalan arisiol.
[14] pour bien suivre l'histoire de cette campagne de Catalogne, il est nécessaire d'avoir sous les yeux l'atlas dressé par ordre du maréchal Gouvion Saint-
Cyr pour son histoire des marches et positions du 7° corps de la grande armée pendant les campagnes de 1808 et 1809 en Catalogne.
[15] Chacune des onze galères catalanes remorqua à sa suite une des galères qu'elles avaient prises; ce qui porta à vingt-deux le nombre des grosses voiles;
et les deux lins n'eurent à remorquer aucun bâtiment, afin d'être plus libres dans leur marche.
[16] Muntaner met assez souvent ses propres sentiments dans la bouche du roi de France.
[17] Charles d'Anjou mourut à Foggia, le 7 janvier 1285. Charles, son fils aîné, était alors prisonnier. Ce fils eut de son épouse Marie, fille d'Etienne V, roi
de Hongrie, mort le 23 mars 1323, neuf fils et cinq filles; les fils sont: Charles Martel, roi de Hongrie; Louis, évêque de Toulouse; Robert, roi après son
père; Philippe, prince de Tarente, empereur titulaire de Constantinople; Raymond Béranger, comte de Provence; Jean, mort jeune; Tristan, prince de
Salerne, mort jeune; Jean, prince titulaire de Morée, lige des ducs de Duras; pierre, duc de Gravina. Les cinq filles sont: Marguerite, femme de Charles de
Valois; Blanche, femme de Jacques II, roi d'Aragon; Eléonore, femme de Ferdinand, roi de Sicile; Marie, femme de Sanche, roi de Majorque, et Béatrix,
mariée à Azzo VIII, marquis d'Est et de Ferrare, et ensuite à Bertrand de Baux.
[18] Le mot catalan sobresalents, de l'original, est reproduit exactement dans la forme latine supersalientes, et dans la forme française sursaillants, qui
toutes deux se retrouvent dans l'acte cité.
[19] Je ne puis reconnaître quel est ce comte de Nevers; Jean Tristan, fils de saint Louis, devenu comte de Nevers par son mariage avec Yolande, était mort
devant Tunis le 3 août 1270, et sa veuve avait porté le comté de Nevers en 1272 à Robert de Dampierre, dit de Béthune, qui devint comte de Flandres en
1305. Louis, fils d'Yolande et de Robert, à la mort de sa mère Yolande, en 1280, succéda au comté de Nevers sous la tutelle de son père; mais Louis ne
mourut qu'en 1322.
[20] Macip. C'étaient des officiers intérieurs des maisons royales comme nos anciens buffetiers, dont le costume et le nom s'est encore conservé en
Angleterre parmi les officiers attachés aux édifices publics. Les macips, dont le nom vient sans doute de mancipium, étaient particulièrement chargés de
l'office de concierges des châteaux et dans les cérémonies publiques ils portaient une sorte de masse d'armes couronnée des armes d'Aragon.
[21] Les genetaires étaient des cavaliers montés sur genets ou petits chevaux d'Espagne, dont l'armure était fort légère. Les genetaires étaient la cavalerie
légère de cette époque.
[22] Petits îlots entre Palamos et Palafurgell, ou plutôt entre le cap Gros et le cap Saint-Sébastien.
[23] Le mot catalan tarides et térides, qui désigne de longues barques, a passé dans la langue grecque moderne avec la même acception, après la grande
expédition des Catalans en Grèce, voyez la Chronique de Morée qui précède et le glossaire grec.
[24] Muntaner omet à dessein toutes les injures faites par le roi Pierre d'Aragon au roi Jacques de Majorque son frère, injures qui amenèrent celui-ci à
prendre secrètement parti avec le roi de France. On parvient à retrouver la vérité en comparant son récit avec celui de B. d'Esclot qui suit.
[25] Il lui avait été donné par le pape après le décret d'interdiction fulminé contre Pierre.
[26] Philippe (le Bel) et Charles de Valois (souche des Valois) étaient tous deux les fils d'Isabelle, fille du roi Jacques d'Aragon et sœur de Pierre II.
Philippe le Hardi, après la mort de sa femme Isabelle, avait épousé Marie de Brabant, de laquelle il eut Louis comte d'Evreux (souche des comtes d'Evreux,
rois de Navarre), et deux filles.
[27] Charles, fils de Charles d'Anjou, roi de Naples, avait été fait prisonnier avec l'armée, dans un combat naval contre Roger de Loria, en juin 1284. Il ne
fut délivré de sa prison qu'en novembre 1288.
[28] Bernard d'Esclot, dont on trouvera la chronique à la suite de celle-ci, raconte que le roi de France mourut à Perpignan, le lendemain du jour où il y était
rentré avec les Français.) Le récit de d'Esclot est conforme à celui des historiens français; ils font mourir Philippe à Perpignan, le 5 octobre 1285. Son fils
Philippe, pour mieux protéger son père mourant, avait peut-être laisse répandre le bruit qu'il était mort; et Muntaner a ainsi reproduit la croyance commune.
[29] La Cluse, où le roi de Majorque devait se placer, était en effet en deçà des Pyrénées, c'est-à-dire sur le versant septentrional, du côté de la France
Quand les fêtes furent terminées, le roi fit venir le seigneur infant En Alphonse et l'amiral, et leur dit: « Infant, notre intention est que vous vous prépariez
immédiatement à partir avec cinq cents cavaliers; l'amiral ira avec vous, et vous assiégerez Majorque. Les choses seront disposées de manière que, peu de
jours après votre arrivée, la ville sera rendue, ainsi que toute l'île, aussi bien que l'île d'Ibiza. Ne tardez point, et que cela soit exécuté sans délai. »
Le seigneur infant lui répondit: « Ce que vous ordonnez sera fait. Me voici préparé; ordonnez ceux que vous voulez qui m'accompagnent. »
L'amiral, qui était un chevalier très expérimenté, dit au roi « Vous plaît-il, seigneur, de me pardonner une demande que je veux vous faire? — Parlez avec
assurance, dit le roi. » Il dit donc: « Seigneur, daignez dire à votre amiral la raison qui vous meut à nous faire partir pour Majorque. — Vous dites bien, dit
le seigneur roi, et je veux que vous et l'infant en soyez instruits. Il est vérité que nous avons appris, par les lettres de quelques amis que nous avons à Gênes,
à Venise et à Pise, que le pape prétend machiner pour que le roi de France obtienne du roi notre frère, de gré ou de force, l'île de Majorque; et la manière
dont il compte l'y forcer, est en se servant de deux de ses fils, les deux aînés, qui sont retenus à Paris. Il veut que, s'il refuse de livrer cette île de bon gré, on
lui dise que, s'il ne la livre pas, on tranchera la tête de ses deux infants, et qu'on lui enlèvera en même temps Montpellier, le Roussillon, le Confient et la
Cerdagne. Et pour couper court, je crains que mon frère n'ose lui dire non. Il est donc nécessaire que dans cette occasion nous protégions et notre frère et
nous et notre royaume; car, au moyen de Majorque, se pourrait prendre toute la Catalogne, à l'aide des communes qui en ont grande jalousie et qui se
joindraient volontiers à nos ennemis, et qui, pour de l'argent, prêteraient leur aide au pape et au roi de France. Nous avons donc fait part de ceci à notre
frère le roi de Majorque; si bien qu'il partage notre conviction et qu'il a donné l'ordre à quelques-uns des prud'hommes de la ville de faire semblant de se
laisser forcer, et de rendre, après peu de jours de résistance apparente, tout le pays à l'infant notre fils. De cette manière vous serez promptement maître de
la ville, et le roi de Majorque notre frère sera hors de péril, et nous hors de toute inquiétude; car si une fois les forces du roi de France et des communes y
pénétraient, jamais le roi de Majorque n'y rentrerait. Il vaut autant pour notre frère que ce soit nous qui l'occupions que lui-même; car dès que nous verrons
qu'il possédera lui-même ses enfants de retour dans leurs pays, nous la lui rendrons aussitôt. — Seigneur, répondit l'amiral, vous avez eu là une sage
pensée, et pour vous et pour le roi de Majorque; et je vous avouerai qu'une seule chose m'effrayait en cette guerre, c'était que l'île de Majorque ne fût contre
nous. —Eh bien donc! dit le seigneur roi, amiral, songez à vous rendre avec les galères à Salou, et là faites disposer des lins pour transporter tout ce dont
vous aurez besoin. Que l'infant parte à l'instant même pour Tarragone, et nous lui enverrons des riches hommes et des chevaliers, qui lui feront bonne
compagnie, jusqu'au nombre de cinq cents. Nous voulons qu'En Corral Lança, qui est fort expérimenté et très bien parlant, y aille avec vous autres. Vous
lui ordonnerez d'entrer dans la ville, de s'aboucher avec les prud'hommes, aussi bien qu'En Esbert de Mediona, qui a beaucoup vu et étudié dans sa vie.
Faites en sorte que nos gens ne touchent pas un Chou et ne dévastent rien. Tout est arrangé pour que, peu de jours après votre arrivée, la cité vous soit
remise, puis immédiatement après l'île tout entière. Mais il est bon que cela ne se fasse pas incontinent; mais qu'ils paraissent y être forcés, de manière que
les Français ne puissent avoir le moindre soupçon contre notre frère le roi de Majorque; car les périls de sa personne nous sont aussi à cœur que les nôtres,
et ceux de ses fils autant que nous le sont ceux des nôtres. Voilà pourquoi il était nécessaire, pour lui et pour nous, de mettre beaucoup de prudence dans
nos démarches, vu les gens à qui nous avons affaire. Dieu veuille, par sa grâce, donner aide à nos efforts; et plaise au ciel qu'ils se conduisent envers notre
frère le roi de Majorque avec autant de bonne foi qu'il se conduit et se conduira à leur égard, et nous en éprouverons grande joie; car jamais nous n'avons
trouvé en lui que toute vérité et toute loyauté. Nous sommes nés du même père et de la même mère, lui et moi, et il ne peut jamais se trouver en nous
diversité de sentiment ni pour cause de nos amis ni pour cause de nos ennemis; car, quels qu'en ennemis que l'on ait, jamais il n'est permis à personne de
violer sa foi. Allez donc à la bonne heure. »
L'amiral prit aussitôt congé du roi, alla s'embarquer et fit route pour Salou avec toutes les galères, aussi bien qu'En R. Marquet et En B. Mayol, avec toutes
les leurs. Au bout de quatre jours, le seigneur infant prit aussi congé du seigneur roi son père, qui lui donna ses grâces et sa bénédiction, et il se rendit à
Tarragone. Le seigneur roi lui envoya de la cavalerie et deux mille maladies Cela fut ainsi arrangé, afin qu'il parût qu'ils pouvaient s'emparer par force de la
cité et de l'île; et si on s'y était rendu avec peu de troupes, il eût été par trop manifeste que c'était par la volonté du roi de Majorque qu'elles se rendaient, ce
qui eût pu être fort dangereux, ainsi que nous l'avons déjà dit. Je cesserai maintenant de vous entretenir du seigneur infant et de l'amiral, qui se disposent à
s'embarquer, et je reviens au roi d'Aragon.
CHAPITRE CXLII
Comment, après avoir pris connaissance de la lettre du seigneur roi d'Aragon, le roi de Majorque envoya, par une barque armée, des lettres secrètes au
noble En Pons Saguardia, son lieutenant à Majorque; et comment le seigneur roi En Pierre vint à Xativa pour délivrer ses neveux et faire don Alphonse roi
de Castille.
Aussitôt qu'ils furent partis, le seigneur roi d'Aragon écrivit de sa propre main une lettre au roi de Majorque. Ce qu'il lui manda, vous pouvez vous
l'imaginer, après ce que je viens de vous apprendre. Quand le roi de Majorque eut reçu les lettres du seigneur roi d'Aragon son frère, il expédia à Majorque
une barque armée, avec des lettres écrites de sa main et adressées au noble En Pons Saguardia, son lieutenant dans l'île de Majorque. Il en adressa d'autres,
aussi fort secrètement, à quelques autres prud'hommes de Majorque. Ce qu'il leur manda, je n'en sais rien, mais chacun de vous peut aisément se l'imaginer.
Aussitôt que le seigneur roi d'Aragon eut reçu réponse du seigneur roi de Majorque, il partit joyeux et satisfait de Barcelone pour aller à Salou, afin d'aider
et de faire dépêcher promptement le seigneur infant. Son intention était d'aller ensuite au royaume de Valence, pour retirer de Xativa don Alphonse et don
Ferdinand de Castille, ses neveux, et faire roi de Castille don Alphonse, afin de bien se venger de son neveu le roi don Sanche de Castille, qui lui avait failli
au besoin, et ne lui avait rien tenu de ce qu'il avait promis; et par là il voulait s'en venger, de manière à ce que le monde entier en prît exemple.
CHAPITRE CXLIII
Comment le seigneur roi En Pierre d'Aragon, partant de Barcelone pour se rendre à Xativa, tomba malade d'un refroidissement; comment, étant à
Villefranche de Panaces, la fièvre le prit; et comment il fit son testament et recul le précieux corps de Jésus-Christ.
A son départ de Barcelone il se leva de grand matin et prit un grand froid; et avec ce refroidissement lui vint un tremblement de lièvre; et il se trouva si
incommodé dans la route qu'il fut forcé de s'arrêter à Saint Clément. On envoya aussitôt à Barcelone chercher maître Arnaud de Villanova et autres
médecins; et le matin ils firent prendre de son urine et la regardèrent;[1] et tous d'un commun accord assurèrent que ce n'était qu'un refroidissement et que
ce n'était rien. Le même jour il monta à cheval et alla jusqu'à Villefranche de Panades. Là le mal devint plus violent et la fièvre fut très forte. Quand la
fièvre se fut calmée, il fit venir son secrétaire pour toutes les choses secrètes, et fit ce jour-là son testament,[2] fait bien régulièrement et en bonne forme.
Le lendemain il le relut; il fit de même le surlendemain. L'ayant enfin bien relu et bien arrangé à sa volonté, il le fit publier, et prit pour témoins des prélats,
des riches hommes, des chevaliers, des citoyens notables et des hommes des villes. Après quoi il se confessa à plusieurs reprises à l'évêque, à l'abbé de
Sainte-Croix, aux frères prêcheurs, aux frères mineurs, et déchargea bien sa conscience; puis reçut plusieurs fois son Sauveur, avec grande dévotion, en
présence de tous ceux que la chambre pouvait contenir; et il le reçut avec d'abondantes larmes qui s'échappaient de ses yeux; et tous les assistants fondaient
aussi en larmes. Après cela, le mal s'aggravant toujours, la nouvelle s'en répandit bientôt de tous côtés et parvint au seigneur infant En Alphonse, qui déjà
s'était embarqué; mais, en l'apprenant, il pensa qu'il devait se rendre auprès de son père.
Dès qu'il fut arrivé et que le roi le vit, il lui dit: » Infant, qui vous a donné le conseil de venir vers nous? Êtes-vous un médecin qui puisse nous donner un
avis dans notre maladie? Vous savez bien que non, et que votre présence ne nous est point utile ici. Même s'il plaît à Notre Seigneur vrai Dieu que nous
trépassions en ce moment de cette vie, aussi peu y serez-vous utile; car nous avons déjà fait notre testament et l'avons publié. Songez donc à vous en
retourner, et embarquez-vous à la bonne heure. Votre départ est une très bonne œuvre envers Dieu, envers votre royaume et envers celui de notre frère le
roi de Majorque, et le moindre retard pourrait nous tourner à grand dommage. »
Sur ces paroles, l'infant lui baisa les pieds et les mains; le seigneur roi le baisa sur la bouche, lui donna sa bénédiction, et le signa plus de dix fois. L'infant
se mit aussitôt en route et alla s'embarquer à Salou, avec la grâce de Dieu.
CHAPITRE CXLIV
Comment le seigneur infant En Alphonse passa dans l'île de Majorque; comment il assiégea la cité, et peu de jours après entra en pourparlers avec les
prud'hommes.
A peine se fut-il embarqué que le vent de terre souffla, et tous firent voile. Ils furent promptement arrivés dans l'île de Majorque, et prirent terre à la pointe
Perasa. Là ils débarquèrent les chevaux; et le seigneur infant, avec toute la chevalerie et les maladies, alla camper aux tours Lavaneras. L'amiral s'y rendit
aussi avec toutes les galères.
Dès que tout le monde fut débarqué, le seigneur infant fit publier, sous peine de la vie, que personne ne s'avisât de commettre aucun dégât ni dommage
dans les terres cultivées, ni à quoi que ce fût. Cela fait, peu de jours après, on entra en pourparlers, de sorte qu'En Corral Lança vint plusieurs fois dans la
ville au nom du seigneur roi d'Aragon, pour s'entretenir avec le lieutenant et les prud'hommes. A chaque instant il allait de la cité au seigneur infant, puis
retournait dans la cité. Je les laisse là dans leurs conférences, et reviens au seigneur roi d'Aragon.
CHAPITRE CXLV
Comment le roi En Pierre d'Aragon fit publier une seconde fois son testament, en présence de l'archevêque de Tarragone et devant huit évêques; et
comment il laissa l'infant En Alphonse héritier universel du royaume d'Aragon, de la Catalogne et du royaume de Valence, et l'infant En Jacques roi de
Sicile.
Le lendemain du jour où l'infant s'éloigna de son père, le seigneur roi voulut que son testament fût publié une seconde fois en présence de l'archevêque de
Tarragone, qui se trouvait auprès de lui, avec bien huit évêques, tous sujets du seigneur roi d'Aragon, et des abbés, des prieurs, des ecclésiastiques, et des
riches hommes, des chevaliers, des citoyens et des hommes des villes. Lorsque tout le monde fut en présence du seigneur roi, lecture fut faite du testament
à haute voix et de manière que chacun cette l'entendre. Il laissa pour exécuteurs testamentaires l'archevêque de Tarragone,[3] l'évêque de Barcelone, l'abbé
de Sainte-Croix, des riches hommes et des chevaliers, tous bons, sages et discrets, et bons chrétiens, et à la connaissance desquels il était bien notoire que
tous ses torts lui avaient été pardonnés.[4]
Il voulut par son testament que son corps fût enterré au monastère de Sainte Croix, célèbre monastère de moines situé à six lieues environ dudit lieu de
Villefranche. Il laissa le seigneur infant En Alphonse héritier universel du royaume d'Aragon, de la Catalogne et du royaume de Valence. Il lui laissa aussi
tous les droits qui appartenaient à la couronne d'Aragon au comté de Barcelone et au royaume de Valence dans les quatre parties du monde.[5] D'un autre
côté, il recommandait par son testament à l'infant En Alphonse madame la reine sa mère, lui prescrivant de la traiter pendant toute sa vie en dame et en
reine, de se conformer toujours à ses volontés, et de l'aimer et de l'honorer comme devait le faire un fils pour la meilleure des femmes et la plus sainte des
mères. Il lui recommandait aussi le seigneur infant En Pierre, son plus jeune frère, lui imposant le devoir de le diriger par ses conseils et de l'entretenir ainsi
qu'il convenait à un fils de roi. Il lui léguait aussi la protection de sa sœur Yolande,[6] avec la recommandation de lui donner pour mari un roi qui fût de
noble sang.
D'autre part il laissa le royaume de Sicile avec tous les droits qui pouvaient lui appartenir dans les quatre parties du monde, au seigneur infant En Jacques,
qui venait après l'infant En Alphonse pour la naissance, avec cette clause: que si l'infant En Alphonse mourait sans enfants de légitime mariage, le royaume
d'Aragon, la Catalogne, le royaume de Valence, avec tous les droits qui appartenaient au royaume d'Aragon, à celui de Catalogne et au royaume de
Valence, reviendraient à l'infant En Jacques, de la même manière qu'il les laissait à l'infant En Alphonse; et que si, par malheur, l'infant En Jacques mourait
avant l'infant En Alphonse, le royaume de Sicile passerait à l'infant En Frédéric, qu'il recommandait aussi à l'infant En Jacques, afin qu'il lui donnât l'état
qui appartient à un fils de roi. Il recommandait également à l'infant En Jacques de traiter toute sa vie madame la reine en dame et en reine, et de l'aimer et
honorer comme il avait ordonné à l'infant En Alphonse de le faire, et de même pour l'infante madame Yolande, leur sœur, à laquelle il était tenu de donner
pour mari un roi de haut lignage.
Le testament contenait en outre bien d'autres clauses qu'il n'est pas utile de rappeler puisqu'elles n'ont point de rapport à mon sujet.[7]
Ce testament ayant été lu et publié, le seigneur roi demanda à tous les assistants, comme à ses loyaux sujets, de leur dire si ce testament leur paraissait bon,
et tous l'approuvèrent unanimement, car il était certainement fait avec sagesse et maturité, et après longue délibération, ainsi qu'il convenait à un tel
seigneur, qui était le seigneur le plus prudent du monde et le plus expérimenté en toutes choses.
Tout étant ainsi réglé et publié, le seigneur roi se sentit tout conforté, et chacun croyait même que son état s'était beaucoup amélioré. Mais le lendemain le
mal empira; c'était la veille de la Saint-Martin. Tout ce jour et la nuit suivante il souffrit beaucoup. Le lendemain,[8] jour du bienheureux saint Martin, très
gracieux et digne chevalier de Dieu, il plut à Notre Seigneur d'appeler dans son royaume le seigneur roi En Pierre d'Aragon, le meilleur chevalier du
monde, le plus sage et le plus gracieux en toutes choses, qui jamais ait existé, et celui qui réunissait en sa personne plus de perfections que qui que ce fût au
monde.
Il laissa quatre fils,[9] les plus sages et les meilleurs en faits d'armes et en tous autres faits, les plus courtois et les mieux élevés qui fussent au monde. Il
laissa aussi deux filles[10] dont l'une était reine de Portugal et l'autre jeune fille.[11]
Pendant sa vie il sut se venger de tous ceux qui avaient fait tort à lui ou à ses enfants; il triompha de tous ses ennemis; il fit croître et multiplier la foi
catholique; il vainquit et tua un grand nombre de méchants Sarrasins. Que vous dirai-je? Dans aucune légende vous ne lirez que Dieu ait jamais accordé
tant de grâces et tant de faveurs à aucun autre roi; et une faveur de plus fut, qu'à sa mort ses fils se trouvaient en âge de régner, de sorte que la maison
d'Aragon ne fut jamais exposée un seul jour à être forcée d'interrompre ce qu'il avait commencé. Si bien que Dieu, voyant qu'il ne lui était plus
indispensable, tant il avait de bons fils, voulut qu'il arrivât en son sein ce benoît jour-là, de compagnie avec le bon saint Martin. Sa mort s'approcha donc; et
quand il connut que sa fin était prochaine, il prit congé de tous, leur recommanda la reine et les infants, puis il les signa et les bénit.
CHAPITRE CXLVI
Comment le seigneur roi En pierre d'Aragon trépassa de cette vie, et fut enterré au monastère de Sainte-Croix; et comment les exécuteurs testamentaires
envoyèrent une galère à Majorque au seigneur roi En Alphonse d'Aragon, et en Sicile au seigneur roi En Jacques, roi de Sicile.
Après les avoir bénis, il se fit donner une croix qui était devant lui; il la prit en ses mains, pleurant avec grande dévotion, et dit une très belle oraison. Puis il
leva les yeux au ciel, se signa trois fois, embrassa la croix, la prit dans ses bras, les croisa et dit: » Seigneur notre père, vrai Dieu Jésus-Christ, en vos mains
je recommande mon esprit; daignez, par la sainte Passion que vous avez bien voulu souffrir, recevoir mon âme en paradis, avec le bienheureux seigneur
saint Martin, dont tous les chrétiens célèbrent aujourd'hui la fête, et avec tous les autres bienheureux saints. » Ces paroles achevées, il leva les yeux au ciel
et son âme se sépara de son corps, l'an douze cent quatre-vingt-cinq, le jour de Saint-Martin, escortée de tous les autres saints. Et comme s'il eût été un
enfant sans tache, il alla prendre place au milieu des anges du paradis. Dieu, par sa grâce, veuille que ce soit ainsi! Nous ne devons point douter qu'il ne soit
avec le bienheureux saint Martin et avec tous les autres saints en paradis; car jamais chrétien ne fit une plus belle fin que lui et n'eut une plus vive
contrition.[12]
Quand le seigneur roi fut trépassé de cette vie, il fallait ouïr les cris, les lamentations et le deuil! Jamais on n'en entendit et on n'en fit de pareils. Et pendant
que tout le monde s'abandonnait aux pleurs, ceux des exécuteurs testamentaires qui se trouvaient sur les lieux avaient déjà fait armer une galère à
Barcelone, au moment où ils avaient vu que le roi était fort mal; et dès qu'il eut trépassé ils firent choix d'un chevalier bon et sage, lui remirent deux copies
authentiques du testament du seigneur roi, et lui ordonnèrent d'aller sur-le-champ s'embarquer à Barcelone, à bord de la galère qu'il y trouverait toute
préparée, de se diriger sur Majorque et de se rendre là où se trouverait le seigneur roi En Alphonse d'Aragon; et lorsqu'il serait arrivé, que nul ne mit pied à
terre que lui seul et qu'on ne laissât personne s'approcher de la galère. Alors il devait aller parler avec le seigneur roi et avec l'amiral uniquement, leur
annoncer la mort du seigneur roi d'Aragon, et remettre au seigneur roi une des deux copies du testament. Aussitôt après avoir rempli cette commission, il
devait faire route pour la Sicile, et il devait être arrivé en Sicile avant que personne ne cette l'y avoir devancé; et quand il serait arrivé en Sicile, il devait
annoncer à madame la reine, au seigneur roi En Jacques de Sicile, et au seigneur infant En Frédéric, la mort du seigneur roi, et remettre au seigneur roi En
Jacques l'autre copie du testament.
Le chevalier répondit, qu'il était prêt à exécuter leurs ordres. Il alla à Barcelone, trouva la galère toute appareillée, s'embarqua, fit à l'instant manœuvrer les
rames et partit.
Je cesserai pour le moment de vous parler de cette galère et reviens à vous parler du seigneur roi d'Aragon. Ainsi que je l'ai dit, la douleur fut grande et se
répandit de tous côtés, car les messagers l'annonçaient partout. Le lendemain il se trouva là plus de mille personnes, et plus de cinq mille habitants de
Tarragone et de toutes les campagnes de Panades. L'affluence fut si grande que la foule ne pouvait pas tenir dans Villefranche, ni à deux lieues à l'entour.
Le lendemain on porta le corps avec de grandes processions, au monastère de Sainte-Croix, et là on célébra l'office avec beaucoup de pompe, parce qu'il
avait reçu l'absolution et avait observé les commandements de la sainte Eglise; et il y eut des prédications et on fit toute la solennité qui convenait à un tel
seigneur. Et vous eussiez vu, depuis le moment où il trépassa jusqu'à celui où il fut mis en terre, plus de dix mille personnes continuellement avec de gros
cierges à la main. Lorsque le seigneur roi eut été mis en terre, tous retournèrent chez eux, et partout ils trouvèrent grand deuil et grandes lamentations. Dieu
par sa merci, veuille avoir son âme! Amen. Il est mort, celui qui eût été un autre Alexandre s'il eût seulement vécu dix années de plus.
Je vais maintenant cesser de vous parler de lui et reviens à l'envoyé qui s'en va sur la galère à Majorque et en Sicile.
CHAPITRE CXLVII
Comment on reçut à Majorque et en Sicile la nouvelle de la mon du seigneur roi En pierre; et de la douleur et des gémissements des habitants de Messine.
Lorsque la galère eut quitté Barcelone, elle mit peu de jours à se rendre à Majorque, où elle trouva le seigneur roi d'Aragon En Alphonse aux tours
Lavaneras. L'envoyé fit exactement tout ce que lui avaient prescrit les exécuteurs testamentaires du seigneur roi, et il fit même plus, car il se revêtit de ses
vêtements les plus riches pour débarquer; et il fit fort sagement en cela. Le proverbe des bonnes gens est donc bien vrai, qui dit: « Envoie un sage et ne lui
dis pas ce qu'il a à faire. » Aussi je vous dis que tout seigneur, toute cité ou toute ville doivent mettre toute leur attention, quand ils font choix d'un
messager, de le choisir le plus intelligent possible, car bon messager fait honneur à son seigneur ou à sa commune, et amène toujours toute chose à bonne
fin.
Après avoir parlé avec le seigneur roi et avec l'amiral, l'envoyé se rembarqua et fit route vers la Sicile; et en peu de temps il arriva en Sicile et y trouva
madame la reine, le seigneur roi En Jacques, roi de Sicile, et l'infant En Frédéric, à Messine. Il leur communiqua la nouvelle et fit tout ce dont il avait été
chargé. Aussitôt que la mort du seigneur roi fut connue et publiée, et que le testament eut été lu à Messine, vous eussiez vu des pleurs et entendu des
lamentations dans toute la Sicile et dans toute la Calabre; et ils restèrent bien huit jours au moins à le pleurer.
CHAPITRE CXLVIII
Comment l'infant En Jacques fut couronné roi de Sicile à Palerme; des grandes fêtes qui y furent faites; et comment il fit armer vingt galères, dont il
nomma capitaine En Béranger de Sarria.
Le deuil étant fini, le seigneur roi manda par toute la Sicile et la Calabre: que chacun se rendît, à un jour désigné, à Palerme pour la fête, car il se ferait
couronner roi de Sicile et de tout le royaume. Des lettres partirent de tous les côtés; et lorsque les lettres furent expédiées, le seigneur roi, madame la reine
sa mère et l'infant En Frédéric, allèrent à Palerme, et dès leur arrivée on y commença de très grandes fêtes. Cependant arriva le jour désigné par le roi; et
avec grande fête et grande allégresse le seigneur roi En Jacques prit la couronne du royaume de Sicile[13] avec tant d'heur et une telle faveur de Dieu, que
jamais ne fut roi qui se montrât plus gracieux et plus heureux qu'il l'a été, l'est encore et le sera longtemps envers ses gens,[14] s'il plaît à Dieu. Et certes,
après son couronnement, les habitants de la Calabre et de la Sicile eussent-ils semé des pierres, ils auraient récolté de bon froment ou de l'orge. Et en vérité,
dans la Sicile ou dans la Calabre, il y avait plus de vingt châteaux de riches hommes qui menaient plus grand train que ne fait un roi, et tous étaient fort
opulents. Sa cour aussi était brillante et abondante en tout trésor et en tout bien; aussi pouvait-on bien appeler le seigneur roi « le roi En Jacques le
Bienheuré. » La fête terminée, il revint à Messine et fit aussitôt armer vingt galères et en nomma capitaine un chevalier qu'il aimait beaucoup, nommé En
Béranger de Sarria. Ils étaient deux frères de ce nom: le dit En Béranger de Sarria, qui était l'aîné, et l'autre nommé En Vidal de Sarria. Et certes on peut
dire de chacun d'eux ce que je vous ai déjà dit d'En G. Galeran: qu'on pourrait faire tout un livre de leurs prouesses et de leurs faits d'armes et de chevalerie,
mais principalement de ceux dudit En Béranger, qui était, qui a été et qui est encore le chevalier le plus généreux de cœur qui fût jamais dans toute
l'Espagne. Il y a eu, à la vérité, un seigneur qui le lui a bien appris, et ce seigneur est le roi de Sicile, qui ensuite, avec le temps, le fit noble, ainsi que vous
l'apprendrez dans la suite, en temps et lieu.
CHAPITRE CXLIX
Comment le noble En Béranger de Sarria, avec vingt galères, parcourut toute la côte d'Amalfi jusqu'au fief de Rome, et prit galères, lins et barques.
Les vingt barques que devait commander En Béranger de Sarria étant armées, il lui ordonna de s'embarquer, de prendre la direction de Naples et de savoir
ce qui s'y passait, puis de se diriger vers Scicli et de battre toute la côte jusqu'au fief de Rome, et, après être revenu de cette course, de passer en Calabre,
car il voulait faire savoir aux ennemis que le roi d'Aragon n'était pas mort, et que si jusque-là ils avaient eu un roi à combattre, ils auraient maintenant à
résister à deux, qui se confondaient en un seul, de cœur, de corps et de volonté.
Lorsque le roi eut dit ces paroles, En Béranger de Sarria prit congé de lui, de madame la reine et de l'infant En Frédéric, et il s'embarqua à la bonne heure et
à la garde de Dieu. Il battit toute la Calabre et vint au cap de Palinure; du cap de Palinure il regagna la haute mer et fit voie pour la côte d'Amalfi, peuplée
de la plus mauvaise race et des plus méchants corsaires du monde, surtout en un lieu qu'on nomme Pasitano. Il pensa qu'en courant cette côte il rendrait
trois grands services au seigneur roi de Sicile et à ses gens, aussi bien qu'au seigneur roi d'Aragon et à ses gens. Premièrement, il les vengerait des
dommages que ces gens leur avaient causés pendant les guerres précédentes; secondement, une fois détruits, ils ne pourraient plus mal faire à l'avenir;
troisièmement, ce serait le plus beau fait d’armes et le plus aventureux qui de longtemps eût été entrepris de ce côté.
Ainsi qu'il se l'était mis en tête, ainsi il le fit et il l'accomplit; et il y aborda dès avant l'aube du jour; et tout son monde fut à l'instant débarqué près de la cité
Saint-André d'Amalfi et se mit à parcourir toute la montagne. Pendant quatre jours qu'il y fut, il mit à feu et à sang Majori, Minori, Ravello et Pasitano, et
enfin tout ce qui était dans la montagne.[15] Il allait partout, bannière déployée, brûlant et saccageant tout ce qu'il rencontrait. Il surprit dans leurs lits la
méchante race des habitants de Pasitano, et il en fit autant d'eux, et mit le feu aux galères et aux lins qu'ils avaient tirés sur la grève, et n'en laissa pas un, ni
là ni sur aucun joint de la côte. Après avoir tout brûlé et saccagé, il s'embarqua et alla à Sorrente ou il en fit tout autant. Il en eût fait autant à Castellamare,
si ce n'eût été qu'un nombreux corps de chevaliers venait d'y arriver de Naples. Que vous dirai-je? Il entra jusque dans le port de Naples, y prit nefs et lins
et en brûla d'autres, puis battit toute la côte jusqu'au fief de Rome, et prit partout nefs, lins et galères, qu'il envoya en Sicile. Jugez de la grande alarme qui
régnait sur toute la côte et jusqu'à l'embouchure du fief de Rome,[16] car il y prit tout ce qu'il y trouva de lins. Au tumulte qui se faisait, le pape demanda ce
que signifiait tout ce bruit. « Saint Père, lui répondit-on, c'est un chevalier de Sicile, nommé En Béranger de Sarria, qui est venu de Sicile avec vingt galères
et qui a brûlé et saccagé toute la côte d'Amalfi, et a pillé le port de Naples et toute la côte; et partout, jusqu'au fief de Rome, il a enlevé galères, lins et
barques, et rien ne peut tenir devant lui. — Ah! Dieu! dit le pape, qu'est-ce donc que cela? C'est contre autant de diables qu'on a à lutter quand on lutte
contre la maison d'Aragon, car chacun de ces chevaliers de Catalogne est un vrai diable incarné auquel rien ne peut résister, ni sur terre, ni sur mer. Plût à
Dieu qu'ils fussent réconciliés avec l'Eglise! Ce sont gens avec qui nous ferions la conquête du monde et mettrions à bas tous les infidèles. Je prie donc
Dieu de rétablir la paix entre l'Eglise et eux. Que Dieu pardonne au pape Martin qui les a ainsi repoussés de l'Eglise; mais, si cela nous est possible, bientôt,
s'il plaît à Dieu, nous ferons en sorte de les réconcilier, car ce sont des gens bien courageux et pleins de hautes qualités. Il n'y a que peu de jours qu'ils ont
perdu leur roi, qui était le meilleur chevalier du monde; et je crois bien qu'ainsi seront ses fils qui commencent à faire de cette manière. »
CHAPITRE CL.
Contient le roi En Jacques de Sicile passa en Calabre pour guerroyer, et comment il se rendit maître de tout le pays, excepté du château de Stilo.
Quand En Béranger de Sarria eut fait toutes ces courses, il retourna en Sicile, chargé de grand butin, et y trouva le roi qui fut très satisfait de tout ce qu'il
avait fait; et les Siciliens ne le furent pas moins à cause des grands dommages que leur faisaient journellement éprouver les Amalfitains. Aussitôt que les
galères furent revenues à Messine, le seigneur roi passa en Calabre avec une nombreuse suite, et alla visiter toutes ses possessions. Et autant qu'il y avait de
pays par lesquels il faisait ses chevauchées, et qui ne fussent pas siens, autant y en avait-il qui se soumettaient à lui; si bien que très certainement, si l'amiral
se fût trouvé là avec la flotte, il aurait pu à ce moment entrer tout droit dans la ville de Naples. Que vous dirai-je de plus? Il s'empara entièrement de toute la
Calabre, à l'exception du château de Stilo, ainsi que je vous l'ai déjà dit, de Tarente, de la principauté, du cap de Leuca et d'Otrante, bonne cité et
archevêché, et au-delà même de la principauté, jusqu'à Saint Hilario, à près de trente milles.
Lorsque le roi eut conquis tout ce qui était autour de lui, il alla se déduisant et chassant par toute la Calabre; car c'est bien la province la plus saine, la plus
agréable en toutes saines choses, et la mieux fournie des meilleures eaux et des meilleurs fruits du monde. Et il y avait parmi les habitants de la Calabre
beaucoup de riches hommes et chevaliers de Catalogne, d'Aragon et du pays même; et le seigneur roi allait d'invitation en invitation et de plaisir en plaisir.
Tandis qu'il s'en allait ainsi se déduisant, En Béranger de Sarria arrivé à Messine avec les galères, et il avait aussi fait grand butin dans sa course; mais
laissons-le et parlons du seigneur roi d'Aragon.
CHAPITRE CLI
Comment le seigneur roi d'Aragon, ayant appris la mort de son père, se hâta de telle manière qu'il s'empara promptement de Majorque et d'Ibiza, et revint à
Barcelone où on lui fit fête.
Lorsque le seigneur roi d'Aragon eut reçu le message qui lui annonçait la mort de son père, il dépêcha tellement ses affaires que, deux jours après l'arrivée
du message, la ville de Majorque se rendit à lui, et le noble En Pons de Saguardia se retira au Temple. Deux jours après la reddition de la cité, on publia la
mort du seigneur roi En Pierre et on fit lecture de son testament; et vous y eussiez vu et entendu les pleurs, les lamentations et les cris les plus douloureux
du monde. Que vous en ferai-je plus long conte? Le deuil dura bien six jours, pendant lesquels nul dans la cité ne fit œuvre de ses mains.
Après le deuil, le noble En Pons de Saguardia se rendit au seigneur roi, et le seigneur roi le reçut sain et sauf, et le fit débarquer, avec tous ceux des siens
qui voulurent le suivre, à Collioure, et de Collioure il s'en alla à Perpignan. Le roi de Majorque l'accueillit très bien et le fit traiter avec beaucoup d'honneur;
et il devait bien le faire, car En Pons de Saguardia l'avait toujours bien servi, et il était un des meilleurs chevaliers du monde.
Après avoir renvoyé En Pons de Saguardia, le roi En Alphonse nomma pour son chargé de pouvoirs, dans la cité et dans l'île, En Gesbert de Mediona, et lui
laissa de bonnes troupes; puis il prit congé de la cité et de tous les prud'hommes de dehors qui s'étaient rendus auprès de lui, et partit et fit route vers Ibiza.
Il est bon Je dire que, tandis qu'il assiégeait la cité de Majorque, il avait envoyé à Ibiza pour connaître l'intention des habitants et savoir s'ils se rendraient à
lui; et les prud'hommes lui avaient promis que, ce que ferait la cité de Majorque, ils le feraient aussi. Voilà pourquoi il alla à Ibiza; et les prud'hommes le
reçurent aussitôt avec de grands honneurs. Il entra dans le château et y demeura deux jours, et y laissa pour châtelain un très sage et digne chevalier,
nommé En Lloret. Il prit ensuite congé d'eux et passa à Barcelone; là on lui fit de grandes fêtes. De Barcelone il envoya par tous ses royaumes, et fit dire
aux riches hommes, citoyens et hommes des villes, de se trouver à Saragosse, à un jour désigné.
CHAPITRE CLII
Comment l'amiral En Roger de Loria parcourut toute la côte de Provence et ravagea Serignan, Agde et Vias, épargnant les femmes, les enfants au-dessous
de quinze ans et les hommes au-dessus de soixante ans.
Lorsque le seigneur roi eut expédié de tous côtés ses lettres pour qu'on se rendît à Saragosse, où il voulait célébrer des fêtes en prenant la couronne, l'amiral
vint à lui et lui dit: « Seigneur, vous avez donné cinquante jours de délai jusqu'à ce qu'on fût réuni à Saragosse, aux fêtes de votre couronnement, et je
verrais avec peine que les équipages des galères restassent ici dans l'inaction. Ainsi donc, sous la grâce de Dieu et votre bon plaisir, j'irai parcourir toute la
côte d'ici à Marseille, et je ferai en sorte, avec l'aide de Dieu, d'être de retour à temps pour assister aux fêtes de votre couronnement. — Vous dites bien, »
lui répondit le seigneur roi.
Là, dès la pointe du jour, il débarqua son monde, se mit à la tête de cent hommes à cheval; et, dès qu'il fit jour, ils arrivèrent à Serignan, y entrèrent et la
ravagèrent ainsi que les environs. L'alarme en courut dans le pays et parvint à la ville de Béziers, qui n'est qu'à deux lieues de là. Aussitôt les troupes de
Béziers sortirent de la ville et marchèrent dans la direction de Serignan; et tout bien compté, avec ceux des autres pays qui vinrent se joindre à l'ost de
Béziers, il y avait bien là trente mille personnes.
L'amiral dit à ses gens: « Barons, c'est aujourd'hui que la maison d'Aragon et ses gens vont gagner à jamais, dans ce pays, honneur et renommée de
bravoure. Ces gens que vous voyez sont des malheureux, aisés à tuer, et qui ne se sont jamais trouvés en face d'un homme animé par la fureur du combat.
Chargeons donc sur eux à fond, et vous verrez, soyez en sûrs, que ces gens n'ont que des épaules à nous montrer. La chevauchée sera royale,[18] et tout ce
que chacun gagnera sera bien à lui. Nous défendons toutefois à qui que ce soit, et cela sous peine de haute trahison, de s'emparer de cheval ou effets avant
que le combat soit terminé. »
Tous adhérèrent à la proposition de l'amiral; cependant l'ost s'approchait d'eux, croyant qu'il n'y avait qu'à les attacher et les emmener. Quand elle fut assez
approchée pour que les dards pussent faire leur manœuvre et les arbalétriers frapper au but, les trompettes et les nacaires sonnèrent. L'amiral, avec ses
cavaliers, fondit sur la cavalerie ennemie, composée bien de trois cents hommes français ou gens du pays. De leur côté les maladies, qui étaient au nombre
d'environ deux mille, firent jouer leurs dards, dont pas un seul ne manqua de tuer son homme ou de le blesser à mort; et les arbalètes tirèrent toutes à la fois.
De telle sorte que le choc de l'amiral et de sa troupe fut si violent au premier abord, aux cris de: Aragon! Aragon! Que tout à coup leurs adversaires
tournèrent le dos, aussi bien les gens à cheval que les gens à pied. L'amiral et les siens s'élancèrent au milieu d'eux. Que vous dirai-je? Cette chasse dura
jusqu'à une demi-lieue de Béziers; et elle aurait duré jusqu'à la ville; mais la nuit s'approchait et l'amiral craignait de n'avoir plus assez de jour pour
retourner aux galères, car ils se trouvaient sur une plage, la pire de toutes les plages qui soit du levant au ponant. Il contint donc ses gens et leur fit
rebrousser chemin. Et ainsi en retournant ils levèrent le champ, et il ne faut pas demander le grand gain qu'ils y firent. A la chute de la nuit, ils se trouvèrent
sur la plage en face de leurs galères, et ils brûlèrent et saccagèrent tout Serignan, à l'exception de l'église de madame Sainte-Marie de Serignan qui est très
belle.
Ceux de Béziers et des environs se réunirent à Béziers. Ils avaient perdu tant de monde qu'ils virent bien que, si l'amiral revenait le lendemain, ils ne
pourraient défendre la ville contre lui, à moins d'an secours étranger. Ils envoyèrent donc cette nuit donner l'alarme par tout le pays, afin qu'on vînt défendre
la cité de Béziers, car ils avaient perdu la majeure partie de leur monde. Ils pouvaient bien le dire en toute sûreté, car sur dix il n'en revint pas deux; et tous
ceux-là étaient morts sans que l'amiral, après avoir reconnu tout son monde, eût perdu plus de sept hommes de pied. Le lendemain matin il arriva à Béziers
beaucoup de monde; mais l'amiral s'en souciait peu, car après minuit il s'embarqua avec tous les siens. Dès l'aube du jour, il se trouva au Grau d'Agde; là, il
débarqua son monde; les galères légères et les lins armés remontèrent par le chenal de Vias, et les grosses galères se rendirent à la cité d'Agde. Dans chacun
de ces lieux ils s'emparèrent de tous les lins et barques qu'ils y trouvèrent.
L'amiral, avec la moitié de sa cavalerie, la moitié des almogavares, et une bonne partie des chiourmes des galères, marcha sur la cité d'Agde, la prit et la
saccagea entièrement. Il ne voulut pas souffrir qu'on y tuât femme ni enfant; mais tous les hommes de quinze à soixante ans furent massacrés, et tous les
autres épargnés. Il mit à feu et à sang toute la ville, à l'exception de l'évêché, car il ne permit jamais qu'on fit aucun dommage aux églises ni qu'on
déshonorât aucune femme. Sur ces deux points i'amiral montra toujours une grande sévérité et ne permit jamais qu'on fit le moindre dommage à une église,
ni qu'on y enlevât la valeur d'un bouton. Il ne voulut jamais non plus qu'aucune femme fût déshonorée, dépouillée, ni touchée dans sa personne. Aussi Dieu
lai en rendit-il bonne récompense, car il lui accorda des victoires pendant sa vie, et une bonne fin à l'heure de sa mort. »
L'autre portion des troupes marcha sur Vias, les uns par terre, les, autres par le chenal en amont. Ils saccagèrent également tout Vias et prirent tout ce qui
s'y trouvait, lins et barques, et il y en avait bon nombre en amont du chenal. L'alarme se répandit bien vite aussi dans tout le pays. Les gens de Saint
Thibery, de Loupian et de Gigean y arrivèrent par mer; mais arrivés près d'Agde, les nouvelles leur vinrent comment, la veille, avaient été traités ceux de
Béziers, et là-dessus ils songèrent à s'en retourner; mais ils ne se bâtèrent pas assez pour que les hommes à cheval et les que n'en atteignissent plus de
quatre mille, qu'ils firent périra coups de lance, puis ils retournèrent à Agde, où ils restèrent quatre jours, mettant tout à feu et à sang.
Cela fait, l'amiral fit rembarquer ses troupes et se dirigea vers Aigues-Mortes; là il trouva des nefs, lins et galères, qu'il prit et envoya à Barcelone. Il se
rendit ensuite au cap de la Spiguera.[19] Arrivé à cette hauteur, il les avait mis hors d'état de savoir de ses nouvelles, mais chacun dans le pays pensa qu'il
était retourné en Sicile. A la nuit, à la faveur du vent de terre, il se mit en mer en naviguant aussi rarement que possible, mais de manière à ce qu'on ne pût
l'apercevoir pendant le jour, et le lendemain, aussitôt que la brise de mer eut soufflé, il s'approcha du cap de Leucate, y. aborda de nuit, y trouva, entre
barques et lins, plus de vingt bâtiments tous chargés de bonnes marchandises, et il les prit tous et les envoya à Barcelone.
A la pointe du jour il entra par le Grau de Narbonne; et il y trouva aussi des fins et galères, et les mit tous en mer. Que vous dirai-je? Le butin que firent lui
et tous ceux qui l'accompagnaient fut vraiment sans bornes; et ils en auraient bien plus fait encore, s'il n'eût eu hâte de retourner en Catalogne pour se
trouver à temps au couronnement du roi. Il sortit donc du Grau de Narbonne avec tous les bâtiments qu'il avait pris et fit route pour Barcelone. Mais
laissons ici l'amiral En Roger de qui et parlons du seigneur roi d'Aragon.
CHAPITRE CLIII
Comment le seigneur roi En Alphonse d'Aragon alla à Sainte-Croix, où il fit faire des absoutes sur le corps de son père, et y fonda à perpétuité cinquante
messes par jour.
Lorsque l'amiral eut pris congé du seigneur roi à Barcelone, le seigneur roi sortit de la ville, et le premier voyage qu'il fit fut d'aller à Sainte-Croix. Il y fit
venir l'archevêque de Tarragone, tous les évêques de sa terre et tous les autres prélats; il s'y trouva bien trois cents crosses[20] et dix moines de chacun des
ordres religieux de tout son royaume. Là il fit son deuil ainsi que tout le monde. Il fit chanter des messes et faire des prédications, et, avec de grandes
processions, il fit faire absoute sur le corps du bon roi En Pierre, son père.
Cela dura dix jours et se renouvela tous les jours; après quoi, pour le bien de l'âme du seigneur roi son père, il fit des dons et de grandes faveurs au
monastère de Sainte-Croix, afin qu'ils chantassent perpétuellement, tous les jours, des messes pour le repos de l'âme du bon roi son père, c'est-à-dire
cinquante messes. Après quoi il prit congé de tout le monde et se rendit à Lérida, où lui fut donnée grande fête, la plus grande que jamais sujets aient pu
donner à leur seigneur. Lorsque le seigneur roi fut à Saragosse, chacun s'arrêta dans cette ville; mais je laisse le seigneur roi et reviens à l'amiral.
CHAPITRE CLIV
Comment l'amiral En Roger de Loria alla à Tortose avec sa flotte, et laissa, pour tout le temps qu'il assistait au couronnement du roi, comme chef et
commandant de la flotte, son neveu En Jean de Loria.
Dès que l'amiral fut sorti du Grau de Narbonne avec tous les bâtiments qu'il avait enlevés, il fit route vers Barcelone et y arriva en peu de jours. Quand il fut
à Barcelone, on lui fit grande fête, et il y demeura huit jours, puis il se rendit avec la flotte à Tortose. Les galères prirent station dans la ville, et il y laissa
comme chef et commandant supérieur son neveu En Jean de Loria, bon et expert chevalier. A cette époque on n'aurait pu trouver dans une bonne partie du
monde un chevalier aussi jeune qui fût plus sûr, plus habile et meilleur en fait d'armes. Il lui ordonna de faire route pour l'Espagne,[21] et lui permit de faire
du butin sur ceux des Maures qui n'étaient point en paix avec le roi d'Aragon, à condition qu'aucun de ses gens ne s'éloignerait de lui, tandis que lui serait à
assister au couronnement du seigneur roi.
CHAPITRE CLV
Comment le seigneur roi En Alphonse d'Aragon fut couronné à Saragosse; des fêtes et des jeux qui s'y firent; comment En Jean de Loria mit à feu et à sang
plusieurs endroits de la Barbarie; et comment l'amiral s'embarqua pour passer en Sicile
Cependant En Jean de Loria fit route pour Valence avec la flotte, et l'amiral s'en alla par terre à Saragosse, avec bon nombre de chevaliers et de gens de mer
qu'il amenait à sa suite. Le seigneur roi lui fit un très gracieux accueil, l'honora beaucoup et eut grande joie de tout ce qu'il avait fait.
L'amiral fit dresser un mât fort élevé, car, après le seigneur roi En Pierre et le seigneur roi de Majorque, c'était de tous les chevaliers d'Espagne le chevalier
le plus adroit au tir. En Béranger d'Entença, son beau-frère, ne l'était pas moins. Je les ai vus tirer l'un et l'autre; mais très certainement le seigneur roi En
Pierre et le seigneur roi de Majorque étaient la fleur de tous les tireurs de leur temps. Chacun d'eux tirait trois traits à une orange, et le dernier trait était
aussi gros que la haste[22] d'une lance, et les deux premiers passaient, bien au-dessus du mât. Ensuite il ordonna des joutes. Les hommes de mer firent faire
de leur côté deux lins armés, de ces lins plats qui peuvent aller sur les rivières; et là il fallait voir les combats à coups d'oranges, car on en avait fait venir
plus de cinquante charges du royaume de Valence. Soyez certain que l'amiral embellit cette fête à lui seul autant que tous les autres réunis. Que vous dirai-
je? La fête fut très brillante, et le seigneur roi En Alphonse d'Aragon prit la couronne avec grande joie et grand plaisir.[23] La fête dura quinze jours et plus,
pendant lequel temps on ne fit que chanter, se réjouir, et faire des jeux et divertissements.
Les fêtes étant terminées, l'amiral prit congé du seigneur roi et s'en vint à Valence. Il alla reconnaître ses châteaux, villes et lieux, car il en possédait de très
notables et très bons, et envoya un lin armé à En Jean de Loria pour qu'il eût à revenir. Le lin armé le trouva en Barbarie, où il avait fait une sortie entre
Tunis et Alger, y avait causé un grand désordre, pris plus de trois cents Sarrasins, mis à feu et à sang plusieurs endroits, et enlevé aux Sarrasins bon nombre
de lins et de térides. Sur l’ordre de l'amiral son oncle, En Jean de Loria s'en revint, et peu de jours après il rentra à Valence. Aussitôt qu'il fut de retour,
l'amiral l'accueillit avec beaucoup de joie et de satisfaction, et lui ordonna de faire appareiller les galères, parce qu'il voulait se rendre en Sicile. Ainsi qu'il
fut ordonné, ainsi fut-il exécuté; et lorsque l'amiral eut terminé ce qu'il avait à faire dans le royaume de Valence, il s'embarqua à la grâce de Dieu et fit route
vers la Barbarie, voulant, en s'en allant, côtoyer tout le pays et y enlever tout ce qu'il pouvait de Sarrasins. Je cesse de vous parler de l'amiral, qui se dirigea
vers la Barbarie, et je vais vous parler du seigneur roi d'Aragon, qui va à Saragosse.
CHAPITRE CLVI
Comment le seigneur roi En Alphonse d'Aragon résolut de venger le manque de foi du roi don Sanche de Castille envers son père En pierre, d'enlever de
Xativa les enfants de l'infant don Ferdinand de Castille, et de proclamer l'un d'eux roi de Castille.
Le seigneur roi d'Aragon avait donné à l'amiral des lettres pour les porter à madame la reine sa mère en Sicile, ainsi qu'au seigneur roi En Jacques et au
seigneur infant en Frédéric, ses frères. Cela fait, et toutes les fêtes terminées, il fit venir devant lui l'infant En Pierre, son frère, et tout son conseil, et lui dit
en présence de tous: « Mon frère, lorsque notre père le roi En Pierre partit de Barcelone, son désir et sa volonté étaient, si Dieu le ramenait sain et sauf à
Valence, de retirer de Xativa les fils de l'infant don Ferdinand de Castille, et de proclamer roi de Castille don Alphonse, qui est l'aîné, afin de se venger par
là de son neveu le roi don Sanche de Castille, qui s'est rendu si coupable envers lui, et qui, au moment du plus grand besoin, lui a failli de tout ce à quoi il
était tenu. Puisque Dieu n'a point permis que, durant sa vie, notre père pût accomplir sa vengeance, c'est à nous de le venger, à nous d'accomplir son
dessein, comme l'eût fait le roi notre père en personne. Je veux donc que l'on choisisse deux chevaliers, qui aillent trouver le roi don Sanche et le défient en
notre nom, à cause de ce que je viens de dire, et que vous, infant, vous vous prépariez incontinent, avec cinq cents chevaliers de Catalogne, autant de
l'Aragon, et deux cents hommes à cheval du royaume de Valence, armés à la genetaire;[24] de telle sorte qu'aussitôt nos messagers revenus de Castille,
vous soyez prêts à entrer en Castille et à mettre à feu et à sang tous les lieux qui ne voudront pas se soumettre à nous, au nom de don Alphonse, fils de
l'infant don Ferdinand de Castille. Vous emmènerez aussi avec vous vingt mille hommes de pied pris parmi nos almogavares. Cela fait, nous irons au
royaume de Valence, nous retirerons ces infants de Xativa, nous réunirons nos armées, et nous entrerons ensemble en Castille, et ferons tant qu'ils
deviendront rois de Castille, avec l'aide de Notre Seigneur Dieu Jésus-Christ, qui aide au bon droit. »
Le roi ayant cessé de parler, le seigneur infant En Pierre se leva et dit: « J'ai bien entendu ce que vous m'avez dit, et je rends grâces à Dieu de ce qu'il vous a
donné un tel cœur et une telle volonté que cette vengeance que le seigneur roi notre père avait en volonté d'exercer vous l'accomplissiez vous-même, et
témoigniez ainsi de la valeur et des grandes qualités qui sont en vous. Ainsi, seigneur frère, je m'offre à faire et à dire en cette affaire et en toute autre tout
ce qu'il sera en votre volonté de me commander, et vous ne me trouverez jamais en défaut en rien. Songez donc à préparer toutes vos autres affaires et à
envoyer vos défis; moi je m'occuperai de réunir les riches hommes et chevaliers de Catalogne, d'Aragon et du royaume de Valence, et j'entrerai en Castille
avec les levées que vous, seigneur, vous aurez prescrites, et même avec beaucoup plus; et soyez sûr, seigneur, que j'y entrerai d'un tel cœur, d'une telle
détermination, et avec de tels gens que, dût le roi don Sanche venir contre nous à la tête de dix mille hommes, il nous trouvera prêts à accepter la bataille. »
En entendant ces paroles, le seigneur roi prit par la main le seigneur infant En Pierre, qui était assis près de lui, mais plus bas, le baisa et lui dit: « Infant,
nous attendions de vous une semblable réponse, et nous y avons pleine foi. »
CHAPITRE CLVII
Comment le seigneur roi En Alphonse d'Aragon, ayant pris conseil, résolut de défier le seigneur roi don Sanche de Castille, et envoya deux chevaliers avec
les défis; et comment l'infant En Pierre se prépara à entrer en Castille.
Le seigneur roi ayant parlé ainsi, les membres du conseil se levèrent; et le premier qui se leva lui dit: « Seigneur, loué et remercié soit Notre Seigneur vrai
Dieu, qui a accordé tant de grâces à vos royaumes que de les avoir pourvus de bons seigneurs, vaillants, intrépides, accomplis en toute bonne chose et allant
toujours de bien en mieux, ce qui doit nous rendre tous heureux et satisfaits. Voici, seigneur, la première entreprise que vous projetez depuis votre
couronnement, et c'est l'entreprise la plus haute que jamais seigneur ait conçue; et cela par quatre raisons: la première, parce que vous entreprenez une
guerre avec un des plus puissants seigneurs du monde, et votre plus proche voisin; la seconde, que vous êtes déjà en guerre avec l'Eglise romaine, avec la
maison de France et avec la puissance du roi Charles: c'est comme dire avec le monde tout entier; la troisième, que vous devez tenir pour assuré que,
lorsque le roi de Grenade vous verra sur les bras de si rudes affaires, il ne manquera pas de rompre les trêves qu'il a faites avec le roi votre père; et pour
quatrième raison enfin, que tous les hommes des communes du monde, voyant que l'Eglise est contre vous, vous seront tous contraires. Ainsi, seigneur,
faites compte que vous avez guerre aux deux plus grandes puissances du monde. Néanmoins, puisque vous avez cette guerre à cœur, et qu'en outre vous
soutenez justice et vérité, faites compte aussi que Dieu, qui est justice et vérité, sera pour vous. Et comme il a fait sortir le seigneur roi votre père avec
grand honneur de toutes ses guerres, il vous en tirera également bien, vous et nous tous. Je vous déclare donc, en mon nom et en celui de tous mes amis,
que je m'offre à vous autant que vie peut me durer, et qu'en rien de ce que je possède je ne vous faillirai. Et je vous prie, seigneur, que là où vous verrez et
saurez le lieu le plus périlleux, là vous comptiez sur moi; et aussi de prendre et de vous aider de tout ce que moi et mes amis nous possédons. Faites plus
encore; prenez mes fils et mes filles, et toutes les fois que cela vous sera nécessaire, livrez-les en otage là où bon vous semblera. »
Ce riche homme ayant cessé de parler, un autre se leva et dit les mêmes choses.
Que vous dirai-je? L'un après l'autre ils se levèrent tous; chacun s'offrit avec la même plénitude de cœur qu'avait fait le premier.
Le seigneur roi leur rendit mille grâces et leur dit beaucoup de belles paroles. Ensuite on élut deux chevaliers, l'un catalan et l'autre aragonais, pour les
envoyer en Castille porter les défis. Aussitôt le seigneur infant, avant de quitter l'Aragon, fit inscrire les cinq cents chevaliers qui devaient le suivre. Et s'il
eût voulu en avoir, non pas cinq cents, mais deux mille, il les aurait eus; car il n'eut à solliciter personne; tous venaient au contraire s'offrir à lui et le
supplier qu'il lui plût de les emmener avec lui; mais il n'en voulut pas plus que ne lui avait fixé le seigneur roi.
Cela fait, il partit pour la Catalogne; là aussi tous les riches hommes et chevaliers de Catalogne vinrent pareillement s'offrir à lui. Et ainsi, en peu de jours,
il eut son nombre de cinq cents chevaliers et un grand nombre de varlets de suite.[25]
Quant au royaume de Valence il n'est pas besoin de vous en parler, car partout où était le seigneur infant, tous accouraient à l'envi pour s'offrir à lui. Et ainsi
il eut bientôt toute la compagnie dont il avait besoin, et tous des mieux équipés qu'on vît jamais suivre leur seigneur; et à tous il fixa un jour pour se trouver
à Calatayud en Aragon.
CHAPITRE CLVIII
Comment le seigneur roi En Alphonse reçut la couronne; du royaume du Valence et retira ses cousins de Xativa; comment il décida d'entrer en Castille
avec toutes ses osts, et comment, étant arrivé sur la terre de Castille, il reçut un message du comte d'Ampurias, qui le prévenait que les Français faisaient
mine d'entrer en Lampourdan.
Il est vérité que, lorsque le roi eut ordonné tout ce que devait faire le seigneur infant, et envoyé ses messagers au roi de Castille pour le défier, il s'en vint au
royaume de Valence. A son entrée dans Valence, on lui fit la plus grande fête. Au jour convenu, tous les barons dudit royaume, chevaliers et hommes des
villes, s'y rendirent tous. Et quand tous furent réunis, ainsi qu'un grand nombre d'autres personnes, il reçut avec grande solennité la couronne du royaume de
Valence.
Dès que la fête fut terminée, il se rendit à Xativa et il retira du château don Alphonse et don Ferdinand, fils de l'infant don Ferdinand de Castille; et fit faire
une belle bannière aux armes du roi de Castille, et ordonna un bon nombre de gens à pied et à cheval avec lesquels il entrerait d'un côté en Castille avec don
Alphonse, tandis que l'infant En Pierre y entrerait de l'autre.
Pendant que les cortès étaient rassemblées en parlement, Dieu voulut que le seigneur infant En Pierre tombât grièvement malade. Et sur-le-champ fut
envoyé au seigneur roi un courrier, de la part des riches hommes et chevaliers qui déjà étaient réunis à Calatayud, pour lui demander ce qu'ils devaient
faire.
Le roi n'en fut pas plus tôt instruit qu'il en éprouva un grand chagrin. Il vit que ce qu'il y avait de mieux à faire pour lui était de se rendre à Calatayud, et d'y
mener don Alphonse et don Ferdinand, pour que de là ils fissent leur entrée en Castille tous ensemble. Il leur fit donc dire de l'attendre.
Bientôt il partit en effet pour Calatayud, en ordonnant à toute son ost de le suivre; et peu de jours après il y arriva avec un nombre considérable d'hommes.
Voyant que le seigneur infant n'était pas encore guéri, et que son mal était au contraire empiré, il prit le parti de ne pas retarder plus longtemps son entrée;
et il avait bien avec lui deux mille chevaux pesamment armés, cinq cents chevaux armés à la légère, et cent mille hommes de pied. Il voulut que don
Alphonse de Castille eût le commandement de l’avant-garde, et que sa bannière marchât la première. Il fit cela, parce que tous les barons de Castille et
toutes les villes et cités avaient juré de reconnaître pour seigneur l'infant don Ferdinand leur père, après la mort de don Alphonse, roi de Castille; et c'était la
raison qui avait décidé le roi Philippe de France à donner pour femme à l'infant don Ferdinand madame Blanche, sa sœur, ce qu'il n'aurait point fait s'il eût
pensé que les enfants issus de ce mariage ne seraient pas rois de Castille. Ainsi, en bon ordre, ils entrèrent en Castille à environ huit journées, et ils
marchèrent directement là où ils savaient qu'était le roi don Sanche leur oncle.
Le roi don Sanche s'y était sans doute bien attendu, car il avait avec lui bien douze mille chevaux armés et tout un monde de gens à pied. Le roi d'Aragon,
sachant qu'il avait tant de cavalerie, et que les deux armées n'étaient qu'à une lieue l'une de l'autre, lui envoya un message, pour lui signifier: qu'il était venu
venger le manque de foi dont il s'était rendu coupable envers le bon roi son père, et faire roi son neveu don Alphonse, qui devait l'être; qu'ainsi donc, s'il
était ce que doit être tout fils de roi, il eût à s'avancer pour avoir bataille avec lui.
A cette nouvelle, le roi don Sanche fut grandement mécontent; toutefois il vit bien que tout ce que le roi d'Aragon lui faisait dire était vrai, et que personne
ne consentirait à prendre les armes contre le roi d'Aragon et contre son neveu, mais qu'au contraire on était disposé à les défendre contre tout assaillant.
Le roi d'Aragon l'attendit dans le même lieu durant quatre jours, sans vouloir s'éloigner de ce lieu que le roi don Sanche n'en fût parti; et alors seulement il
songea à s'en retourner, saccageant et brûlant toutes les villes et lieux qui ne voulaient point reconnaître don Alphonse de Castille. Il y eut cependant une
bonne ville, nommée Séron, près de Soria, et beaucoup d'autres lieux qui se rendirent à lui. Aussitôt il leur fit prêter serment à don Alphonse, comme roi de
Castille; et il le laissa dans les lieux qui s'étaient soumis, avec bien mille hommes à cheval et un grand nombre de gens à pied, soit almogavares, soit gens
de mer, et leur remit tout ce dont ils pouvaient avoir besoin. Il ordonna ensuite qu'au cas où il aurait besoin d'aide, toutes les frontières d'Aragon se tinssent
prêtes à lui porter secours et assistance à l'instant même. Et, sans nul doute, il aurait en ce moment enlevé toute la Castille au roi don Sanche s'il n'eût reçu
un message arrivé en toute hâte, de la part du comte d'Ampurias et du vicomte de Rocaberti, qui lui mandaient qu'un grand nombre de troupes du
Languedoc se disposaient, d'après l'ordre du roi de France, à pénétrer dans le Lampourdan, et qu'ils le conjuraient d'accourir à leur secours. Le seigneur roi
se vit donc forcé par cette nouvelle de sortir de Castille, et il laissa ledit don Alphonse de Castille et don Ferdinand dans les lieux qui s'étaient soumis à eux,
après les avoir mis en bon état et bien fortifiés, comme vous l'avez déjà entendu.
Que vous dirai-je? Ils continuèrent à y rester; mais au moment où le seigneur roi d'Aragon retourna en Catalogne et en Aragon, il y avait bien près de trois
mois qu'il restait en Castille; jugez donc s'il y a jamais eu roi au monde qui, par sa bonté, ait autant fait pour un autre roi qu'il fit alors pour ces infants. A
son arrivée à Calatayud, il trouva le seigneur infant En Pierre beaucoup mieux, et il l'emmena avec lui en Catalogne où il lui donna sur son royaume un
pouvoir égal au sien, car il l'aimait plus que chose du monde; et l'infant méritait bien d'être aimé ainsi, car il était sage, beau et bon en tous faits.
Je cesserai de vous parler pour le moment du seigneur roi et du seigneur infant, qui se trouvent en Catalogne, et je vais vous entretenir de l'amiral.
CHAPITRE CLIX
Comment l'amiral En Roger de Loria, allant en Sicile, ravagea les terres de Barbarie, parcourut l'île de Gerbes et Tolometta, remporta la victoire de
Matagrifon, se battit à Brindes contre les Français, leur enleva le port, et arriva à Messine où on lui fit fête.
Il est vérité que, quand les Français eurent été mis en déroute et chassés de la Catalogne, le seigneur roi En Pierre était allé à Barcelone, et avait donné à
l'amiral et aux siens l'île de Gerbes, à quoi il avait ajouté des châteaux et de beaux et bons lieux dans le royaume de Valence. L'amiral s'en alla donc très
satisfait, par plusieurs raisons; et nul ne pouvait en effet être plus content que lui, si ce n'est que la mort du seigneur roi En Pierre lui causait un grand
chagrin. Je vous ai déjà raconté comme quoi il prit congé du seigneur roi En Alphonse, comme quoi il alla à Saragosse, puis au royaume de Valence, pour
visiter tous ses domaines, et comme quoi enfin il s'embarqua et prit sa route par la Barbarie. Là, en s'en allant par la Barbarie, il ravagea tout le pays et
s'empara de nefs et lins; et, à mesure qu'il les prenait, il les envoyait aussitôt à son agent à Valence. Il alla parcourant ainsi les côtes de Barbarie jusques à
Gerbes. Quand il fut arrivé à Gerbes, il mit toute l'île en bon état, et puis il courut tout le port de Ris[26] qui est en terre ferme, et les gens de Ris se
soumirent à lui et consentirent à lui payer tout ce que lui avait payé l'île de Gerbes, et à se soumettre à lui aux mêmes conditions qui avaient été acceptées
par l'île de Gerbes.
Cela fait, après avoir rafraîchi son monde, il fit route vers Tolometta, en suivant la côte; et ainsi, en remontant de ce côté, il fit mer nette de toutes les
barques, enleva beaucoup d'esclaves mâles et femelles, et de nefs et lins, tout chargés d'épiceries, qui venaient d'Alexandrie et allaient à Tripoli. Il prenait
tout; et depuis qu'il avait passé au-delà de la côte de Tunis, il faisait expédier le tout à Messine. Que vous dirai-je? Il s'empara de la cité de Tolometta et la
mit toute sens dessus dessous, à l'exception du château, qui a de fortes murailles, et qui est occupé par des Juifs. Il l'attaqua durant un jour; au second jour,
comme il avait disposé les échelles pour l'escalade, ceux de dedans demandèrent à entrer en accommodement et lui donnèrent une forte somme en or et en
argent, ce qui lui valut beaucoup mieux que s'il l'eût brûlée ou ravagée; car, une fois incendiée, jamais personne ne l'aurait plus habitée; et il comptait bien
tous les ans en recevoir tribut. Tout cela réglé, il quitta Tolometta et fit route vers la Crète. Il prit terre à Candie et y rafraîchit sa flotte, puis s'en alla battant
la Romanie et portant le ravage en tous lieux. Puis il passa par la bouche de Setull[27], prit terre à Porto Quaglio[28], puis vint à Coron où les Vénitiens lui
donnèrent d'abondants rafraîchissements[29], puis de Coron à Modon,[30] et de là à la plage de Matagrifon[31] où il prit terre. Tous les gens du pays, à
pied et à cheval, marchèrent contre lui en si grand nombre qu'il y avait bien cinq cents chevaliers français[32] et une multitude de gens de pied, et ils se
rangèrent en bataille. Lui, fit sortir des galères ses chevaux, qui étaient bien au nombre de cent cinquante; et bien armés et appareillés ils se présentèrent
aussi en bataille rangée. Il plut à Dieu d'accorder la victoire à l'amiral, de telle sorte que les Français et les gens du pays furent tous pris ou tués; aussi, à
dater de ce jour, la Morée fut-elle fort dépeuplée de vaillants hommes. Après ce combat il vint dans la ville de Clarentza, y fit rester de ses gens et en obtint
beaucoup d'argent, puis il s'éloigna et alla ravager et piller la cité de Patras, Céphalonie, le duché[33] et toute l'île de Corfou qu'il avait déjà ravagée une
autre fois; puis de là il se dirigea vers la Pouille, et aborda à Brindes. Dans cette dernière ville il fut sur le point d'être surpris; car, le jour qui précéda celui
de son arrivée, il y était entré un grand nombre de chevaliers français, sous le commandement de l'Estandart qui était venu pour garder Brindes et toute
cette contrée contre En Béranger d'Entença qui occupait Otrante et courait tout le pays. Au moment où l'amiral débarquait avec ses troupes, les chevaliers
sortaient de Brindes par Sainte Marie des Champs.
En voyant tant de chevaliers qui étaient bien au nombre de plus de sept cents hommes à cheval, tous Français, l'amiral se trouva tout déçu; toutefois il
recommanda son âme à Dieu, réunit tous ses gens en masse et alla férir sur les ennemis avec une telle impétuosité qu'il les força de se replier du côté de la
ville, et les repoussa jusqu'au pont de Brindes; c'est là qu'il faisait beau voir les prouesses des chevaliers du dedans et du dehors.
Les almogavares voyant cette mêlée, et s'apercevant que les Français tenaient ferme, coupèrent leurs lances par le milieu et se jetèrent au milieu d'eux,
éventrant les chevaux et tuant les cavaliers. Que vous dirai-je? Ils s'emparèrent du pont, et seraient entrés avec eux si le cheval de l'amiral n'eût été tué.
Lorsque l'amiral se releva on vit de fiers coups de dards et de lances, et, du côté des Français, de grands coups de leur longue épée. Que vous dirai-je?
Malgré leurs efforts on fit relever l'amiral; un de ses chevaliers mit pied à terre et lai donna son cheval. Quand il fut monté, on vit encore de plus grands
efforts. Enfin les gens de l'amiral se rendirent maîtres du pont, et ils seraient entrés dans la ville avec ceux qui s'y reliraient, si les portes n'en eussent été à
l'instant closes. Enfin l'amiral retourna joyeux et satisfait vers ses galères; on leva le champ et on trouva qu'il avait été tué quatre cents chevaliers ennemis
et une Coule innombrable de gens de pied; ils firent tous un grand butin, et le roi Charles eut à envoyer d'autres chevaliers pour remplacer ceux-ci, car
assurément En Béranger d'Entença, ni ceux qui étaient avec lui à Otrante, n'avaient plus rien à en craindre.
Après ces choses, l'amiral alla à Otrante, où lui furent faits de grands honneurs et de belles fêtes. Il y rafraîchit sa troupe et paya quatre mois de solde, au
nom du roi de Sicile, aux cavaliers et aux hommes de pied qui étaient avec En Béranger d'Entença; de là il se rendit à Tarente, où il paya également la
troupe. Puis il alla à Cotrone, à Le Castella, à Gerace, à Amandolea, à Pentedattile au château de Santa Agata et à Reggio, et rentra enfin à Messine où il
trouva le seigneur roi En Jacques de Sicile, madame la reine sa mère et le seigneur infant En Frédéric. S'il lui fut fait grande fête, c'est ce qu'il ne faut pas
demander, car jamais fête si belle ne lui fut faite en aucun lieu. Madame la reine ressentit grande joie de sa visite, et l'accueillit et l'honora plus encore
qu'elle ne le faisait habituellement; mais dame Bella, sa mère, en ressentit plus grande joie, satisfaction et plénitude de cœur que tous les autres. Le seigneur
roi de Sicile lui fit aussi de grands honneurs et lui donna châteaux et autres lieux, et lui conféra un tel pouvoir, que l'amiral pouvait faire et défaire, sur terre
et sur mer, tout ce qu'il voulait. Et ainsi le seigneur roi de Sicile, se tint pour fort bien servi par lui. Je cesse de vous parler du seigneur roi de Sicile et de
l'amiral, et reviens à parler du seigneur roi d'Aragon.
CHAPITRE CLX
Comment le seigneur roi En Alphonse d'Aragon fit publier dans son ost de Catalogne, qu'il la ferait payer pour quatre mois; et comment il entra avec ses
osts en Roussillon, pour voir si les Français avaient pénétré en Lampourdan.
Lorsque le roi d'Aragon, étant à Barcelone, fut instruit qu'un grand nombre de troupes du Languedoc se disposaient à entrer dans le Roussillon et le
Lampourdan, il fit publier dans ses osts de Catalogne qu'il allait faire donner quatre mois de solde, et que chacun fût rendu, à un jour désigné, dans la ville
de Péralade. Tous, riches hommes, chevaliers, citoyens et gens des villes, arrivèrent au jour fixé à Péralade, bien et bellement appareillés.
Avant de partir de Péralade, le seigneur roi envoya l'infant En Pierre en Aragon, en qualité de gouverneur et de chef supérieur, afin que, si qui que ce fût
voulait entrer en Aragon par la Navarre, il fût là pour s'y opposer.
Ces choses réglées, et les osts réunies à Péralade, il entra en Roussillon. Mais, arrivé au Boulou, il apprit qu'il n'y avait point pénétré d'étrangers; et, par les
ravins de la montagne, il se rendit à Collioure, et de là en Lampourdan. Je ne vous dirai pas que les gens du Languedoc n'eussent eu l'intention d'entrer en
Catalogne; mais lorsqu'ils surent que le seigneur roi était en Roussillon, chacun s'en retourna chez soi et en fut pour le sien.
[1] Ancienne méthode employée par la médecine pour reconnaître une maladie
[2] Suivant Bofarull, Pierre II avait fait son testament à Port Fangos le 7 des calendes de janvier 1282, en nommant pour ses exécuteurs testamentaires celui
qui serait archevêque de Tarragone au moment de sa mort, Josbert, évêque de Valence, Rodrigue Pierre Pouce, commandeur d'Alcaniz, Arnaud d'Alagon,
Arnaud de Foces et Guilbert Cruylles; et il désigna le monastère de Sainte-Croix, de l'ordre de Cîteaux, pour le lieu de sa sépulture.
[4] Le roi d'Aragon se justifia devant eux d'avoir résisté au pape, et déclara cependant que, désirant donner satisfaction pour les torts qu'il pouvait avoir eus
envers l'Église qui l'avait excommunié, et voulant agir en bon chrétien, il demandait a être absous; et l'archevêque de Tarragone lui donna à l'instant
l'absolution.
[5] Hérodote (Melpomène) blâmait la division du monde en trois parties, et faisait de l'Egypte une quatrième partie. Il avait sans doute puisé cette idée dans
ses voyages en Egypte. Quelques Grecs faisaient aussi de la Grèce une quatrième partie du monde. Ici Muntaner ne prétend pas, à leur exemple, faire à son
tour de la péninsule une quatrième partie du monde; sa division du monde en quatre parties ou climats, ainsi qu'il l'explique ailleurs, répond uniquement
aux quatre points cardinaux: levant, couchant, nord et midi, et nullement a des divisions conventionnelles du globe.
[6] Il légua à Yolande 30.000 livres barcelonaises qui devaient lui servir de dot.
[7] Bofarull cite de plus une dot de 10.000 morabatinos à sa fille Isabelle, reine de Portugal, en sus de ce qu'il lui avait déjà donné, le legs fait à la reine
Constance sa femme de la vaisselle et des joyaux et meubles de la chambre royale, et le don fait à D. Jacques, de ses terres de Ribagorza et Pallars, avec
dépendance féodale de son frère.
[11] Il eut aussi un assez grand nombre d'enfants naturels, dont deux fils et une fille d'une femme appelée par Bofarull dona Maria; trois fils et une fille de
dona Inès Zapata; et, dit-on, une autre fille, nommée Blanche, mariée avec D. Hugues Ramon Folch le Vieux, vicomte de Cardona.
[12] Muntaner a peur qu'on ne s'autorise de l'excommunication passée pour lui refuser le paradis, et c'est là ce qui lui fait meure tant d'insistance sur ce
sujet.
[14] Jacques n'occupa le trône de Sicile que de 1286 à 1291.Son frère aîné Alphonse, roi d'Aragon et comte de Catalogne, étant mort inopinément sans
laisser d'héritiers, Jacques, conformément au testament de son père, lui succéda en Aragon et en Catalogne, et son frère Frédéric, conformément aussi au
même testament confirmé par un second testament d'Alphonse son frère aîné, en date du 2 mars 1287, et par un troisième de son frère Jacques, daté de
Messine, 18 juillet 1291,obtint la couronne de Sicile. Jacques II, dit le Juste, devint roi d'Aragon et mourut à Barcelone le 2 novembre 1327. Voyez les
derniers chapitres de cette chronique, qui paraissent avoir été ajoutés un peu plus tard par Muntaner.
[21] C'est-à-dire le midi de l'Espagne qui ne faisait point partie de la domination des rois chrétiens d'Espagne.
[22] Le bois.
[23] Les cortès assemblées à Saragosse trouvèrent fort mauvais qu'il eût pris le titre de roi avant son couronnement, et l'assujettirent à recevoir d'elles les
ministres et les officiers de sa maison. Muntaner n'aime pas à parler de ces entraves à l'exercice de l'autorité absolue.
[26] L'atlas catalan de 1574 indique près de l'île de Gerbes Scala de Ris, le débarcadère de Ris, et Port Ris sur l'emplacement de l'ancienne Girgis,
aujourd'hui Zarzis.
[27] D'après la direction du voyage de Roger de Loria, ce nom doit désigner le passage entre l'île de Cérigo (Cythère) et la côte méridionale de Morée. Je
ne puis trouver aucun nom qui se rapproche de celui qu'il donne à ce passage.
[29] Guillaume de Villehardouin avait, depuis peu d'années, fait une cession régulière de ces deux villes aux vénitiens.
[30] Muntaner l'appelle Mocho et Moncho; c'est le nom que lui donnent aussi Albéric et presque tous les auteurs du temps, Moncho. Le nom de cette ville
était devenu, pendant les Croisades, celui de la Morée entière qu'on trouve désignée parle nom de Moncionis insula; Muntaner la désigne toujours sous
celui de Morée.
[31] Guillaume de Villehardouin, prince d'Achaïe, avait fait bâtir en cet endroit un château pour tenir les Grecs en respect, et l'avait érigé en seigneurie pour
sa seconde fille Marguerite.
[32]. Ici Les Français étaient alors maîtres de la Morée, connue sous le nom de Nouvelle-France.
[33] Il s'agit sans doute ici du despotat d'Arta qui est quelquefois désigné à cette époque sous le nom de duché de Néopatras et d'Arta, par confusion avec le
nom de la famille Ducas qui possédait le despotat. Les Catalans s'en emparèrent plus tard et le titre de duc de Néopatras est devenu un des titres des rois
d'Espagne.
CHRONIQUE : CLXI à CLXXX
CHAPITRE CLXI
Comment le seigneur roi En Alphonse d'Aragon fit une joute à Figuières de deux cents contre deux cents; et comment il combattit contre le vicomte de
Rocaberti et En Gilbert de Castellnou.
De retour à Péralade, le seigneur roi donna congé à toutes ses osts, et chacun rentra chez soi. Privé ainsi de la possibilité de se battre contre ses ennemis, il
ordonna du moins un tournoi à Figuières et voulut qu'il y eût quatre cents combattants, savoir deux cents de son côté et deux cents avec En Gilbert de
Castellnou et le vicomte de Rocaberti, qui étaient les chefs du parti opposé au sien. Il y eut la les plus belles fêtes et les plus beaux faits d'armes qu'on eût
vus en tournois depuis le roi Artus.
Après ces fêtes, le seigneur roi revint à Barcelone. Chaque jour c'étaient nouvelles joutes et tournois, jeux et exercices militaires, parades, soûlas et jeux de
toute espèce, et tout le pays allait de plaisir en plaisir et de bals en bals.
CHAPITRE CLXII
Comment des messagers du pape et des rois de France et d'Angleterre arrivèrent au seigneur roi d'Aragon pour lui demander de faire la paix et de leur
rendre le roi Charles qu'il tenait prisonnier.
Tandis qu'on se livrait à tous ces soûlas, messire Boniface de Salamandrana vint trouver le seigneur roi, de la part du pape, qui demandait au seigneur roi de
vouloir bien faire la paix; et la même requête lui était faite de la part du roi de France. Ils demandaient de plus qu'on leur rendit le roi Charles, qui était
prisonnier, et que le seigneur roi lui donnât sa fille en mariage.
Pendant cette négociation arriva à Barcelone messire Jean de Grailly,[1] de la part du roi Edouard[2] d'Angleterre, qui lui demandait aussi de se rapprocher
de lui par un mariage; savoir que le roi d'Aragon épousât sa fille;[3] et dans ce cas il se ferait médiateur entre lui et ses adversaires, la sainte Eglise de
Rome, le roi de France et le roi Charles, pour lui faire obtenir une paix avantageuse.
Que vous dirai-je? Lorsque messire Boniface eut connu le contenu du message de messire Jean de Grailly, et que messire Jean eut connu le sien, ils se
rapprochèrent l'un de l'autre et se réunirent. Messire Boniface s'aperçut bien vite que le seigneur roi d'Aragon préférait se rapprocher du roi d'Angleterre
plutôt que du roi Charles; aussi conçut-il que c'était par cette voie surtout avant toute autre, qu'on pouvait parvenir à faire paix et à tirer le roi Charles de
prison. Il fit donc son affaire principale lui-même de se réunir à messire Jean de Grailly pour traiter du mariage avec la fille du roi d'Angleterre. Que vous
en dirai-je davantage? Les négociations se menèrent de tant et tant de manières qu'il serait trop long de vous en rendre compte; si bien qu'enfin messire
Boniface et messire Jean de Grailly convinrent: que messire Boniface retournerait vers le pape et vers le roi de France, et messire Jean vers le roi
d'Angleterre; que chacun rendrait compte de ce qu'ils avaient traité ensemble et de ce qu'ils pouvaient, faire, et qu'à un jour désigné ils se trouveraient l'un
et l'autre à Toulouse pour se communiquer mutuellement les réponses qu'ils auraient reçues. Ils prirent donc congé du seigneur roi d'Aragon et s'en allèrent
où ils étaient convenus.
Je cesse de vous parler des envoyés qui s'en vont chacun leur chemin, et vais de nouveau vous entretenir du seigneur roi de Sicile.
CHAPITRE CLXIII
Comment le seigneur roi En Jacques de Sicile résolut de passer en Calabre et dans la principauté avec toutes ses osts et de conquérir Naples et Gaète.
Dès que l'amiral fut de retour à Messine, comme vous l'avez entendu, il fit radouber toutes ses galères. Un jour le seigneur roi de Sicile fit appeler l'amiral
et tout son conseil, et leur dit: « Barons, nous avons pensé que nous, ferions bien d'armer quatre-vingts corps de galères, et nous, de notre personne, avec
mille chevaux armés et trente mille almogavares, de nous diriger sur Naples et de faire tous nos efforts pour conquérir cette ville, pendant que le roi Charles
est prisonnier en Catalogne. Et si nous pouvons prendre Naples, de là nous irons mettre le siège devant Gaète; car si nous pouvions avoir Gaète elle nous
vaudrait encore mieux que Naples. »
L'amiral et tous les autres approuvèrent fort le projet du seigneur roi, et chacun se disposa incontinent au départ. L'amiral fit arborer le pavillon
d'enrôlement, et le seigneur roi fit inscrire tous ceux qui devaient marcher avec lui. Le tout étant disposé, le seigneur roi convoqua les cortès à Messine, et il
fixa le jour où les riches hommes, chevaliers et syndics des cités et des villes de toute la Sicile et de la Calabre devaient se trouver réunis dans cette ville.
Au jour désigné, madame la reine se trouva elle-même à Messine avec le seigneur roi et le seigneur infant En Frédéric, et tous se réunirent dans l'église de
Sainte Marie la Neuve. Le seigneur roi prit la parole et dit beaucoup de belles choses. Il leur dit: que son intention était de marcher sur la principauté; qu'il
leur laissait madame la reine pour dame et maîtresse, en son lieu et place; qu'il laissait aussi l'infant En Frédéric, qui, avec le secours du conseil qu'il lui
avait choisi, devait régir et gouverner tout le royaume, et qu'il leur ordonnait de le regarder comme un autre lui-même. Ayant dit cela, et bien d'autres belles
paroles appropriées à la circonstance, il s'assit. Les barons du pays se levèrent alors et dirent qu'ils étaient tout prêts à faire tout ce qu'il leur ordonnait. Les
chevaliers, les citoyens et hommes des villes en dirent autant. Après quoi le conseil se sépara, et peu de jours après le seigneur roi passa en Calabre avec ses
troupes.
L'amiral, de son côté, réunit toutes les galères, aussi bien que d'autres lins, térides et barques, pour transporter les vivres et tout ce qui était nécessaire.
Quand tout fut Ordonné et appareillé, l'amiral partit de Messine avec toute la flotte, et se rendit en Calabre; au palais de Saint-Martin, où se trouvait le
seigneur roi, avec la cavalerie qui y était venue de Sicile, ainsi que les riches hommes; chevaliers et almogavares qu'il avait fait venir de la Calabre, de
manière que tous fassent réunis près de ksi au jour fixé. Le seigneur roi s'embarqua alors avec tous ceux de ses gens qu'il avait désignés pour le voyage, et,
avec la grâce de Dieu, fit route vers la principauté. Je cesse un instant de vous parler de lui et reviens à ses ennemis.
CHAPITRE CLXIV
Comment le comte d'Artois, instruit du grand armement qui se préparait en Sicile, se prépara à venir avec toutes ses forces, et avec les secours du Saint-
Père, à Naples et à Salerne.
Aussitôt que ses ennemis eurent appris les préparatifs qui se faisaient en Sicile, ils pensèrent sur-le-champ que tout cela était destiné à attaquer Naples et
Salerne. Le comte d'Artois et beaucoup d'autres barons qu'il y avait dans le royaume, au nom du roi Charles, vinrent donc avec toute leur puissance à
Naples et à Salerne; et il s'y trouva un grand nombre de chevaliers, car le pape avait envoyé grande aide en hommes et en argent. Ils renforcèrent donc ces
deux cités, de telle sorte qu'on ne pût les prendre, tant que tous n'auraient point été exterminés. Mais revenons au roi de Sicile, qui, après s'être embarqué,
alla visitant toutes les places de la côte jusqu'à Castello dell' Abate, à trente-quatre milles de Salerne, comme je l'ai déjà dit.
CHAPITRE CLXV
Comment le seigneur roi En Jacques de Sicile fit route pour Salerne, et comment l'amiral côtoya toute la côte d'Amalfi, enleva toutes les nefs et térides du
port de Naples, et assiégea Gaète.
Ayant visité Castello dell' Abate le seigneur roi En Jacques fit route vers Salerne, et il fallait voir le tumulte que son approche occasionnait partout; on eût
dit que le monde croulait. L'amiral mit poupe en terre devant les rochers qui sont en face de la ville, et là, au moyen des arbalètes, il causa de grands
dommages. Pendant tout ce jour et la nuit suivante il conserva cette position; le lendemain il s'éloigna de Salerne et s'en alla côtoyant toute la côte d'Amalfi.
L'amiral fit débarquer des almogavares, qui mirent à feu et à sang beaucoup d'endroits qu'on avait remis sur pied depuis qu'ils avaient été détruits par En
Béranger de Sarria; puis, s'éloignant de la côte, ils prirent la voie de Naples; et à Naples il fallait entendre le bruit de toutes les cloches mises en branle, et
voir la cavalerie qui en sortait de partout. Mais en dépit de tant de gens qu'il y avait, en dépit de tant de chevaliers, il n'y en eut pas encore assez pour que
l'amiral n'enlevât pas tout ce qu'il y avait de nefs et térides dans le port.
Ils restèrent trois jours devant la ville, puis se dirigèrent sur Ischia; là ils descendirent et reconnurent la ville et le château, dont l'amiral fit grande estime
quand il l'eut reconnu. Dis chia il se dirigea sur Gaète; et là il fit débarquer hommes et chevaux, et mit le siège devant la ville par terre et par mer, et fit
dresser quatre trébuchets qui tous les jours tiraient dans la ville; et il s'en serait sans doute emparé, si deux jours avant il n'y était entré mille hommes à
cheval des troupes du roi Charles, qui tinrent vigoureusement la cité.
Que vous dirai-je? Le siège fut poussé avec force, et ils assiégèrent tellement la cité que les assiégés eurent beaucoup à souffrir; et pendant ce temps, les
gens du seigneur roi de Sicile couraient tous les jours la campagne, pénétrant jusqu'à la distance de trois et quatre journées, et y faisaient les plus royales
chevauchées du monde, enlevant tout, personnes," effets, or et argent, mettant à feu et à sang les bourgs, hameaux et habitations, et en ramenant tant et tant
de bétail que souvent dans l'ost on tuait un bœuf pour en avoir la peau, et un mouton pour en avoir le foie. Enfin, ils avaient telle abondance de viandes qu'il
y avait de quoi s'émerveiller qu'un pays pût fournir autant de bétail que l'ost en consommait.
Laissons le seigneur roi de Sicile au siège de Gaète, et parlons du seigneur roi d'Aragon.
CHAPITRE CLXVI
Comment le seigneur roi En Alphonse d'Aragon eut une entrevue avec le roi d'Angleterre et épousa la fille dudit roi d'Angleterre; et des grandes fêtes, jeux
et danses qui eurent lieu.
Messire Boniface et messire Jean de Grailly ayant pris congé du seigneur roi d'Aragon, chacun se rendit là où il était convenu d'aller. Qu'ai-je besoin de
vous en dire davantage? Ils allèrent tant par leurs journées qu'ils arrivèrent, l'un vers le pape et le roi de France, et l'autre vers le roi d'Angleterre; et ils
conduisirent leur affaire à bonne fin, et ils arrangèrent que le roi d'Aragon aurait une entrevue avec le roi d'Angleterre à un lieu nommé Oloron, qui est en
Gascogne,[4] et l'entrevue fut décidée. Au jour fixé, le roi d'Angleterre, avec la reine sa femme et l'infante sa fille, se trouvèrent audit lieu d'Oloron. Le
seigneur roi d'Aragon et le seigneur infant En Pierre s'y trouvèrent aussi avec une nombreuse suite de riches hommes, de chevaliers, de citoyens et hommes
des villes, tous richement équipés et appareillés de beaux habillements et de beaux harnois. Messire Boniface de Salamandrana et messire Jean de Grailly y
allèrent également. De belles fêtes furent données par le roi d'Angleterre au seigneur roi d'Aragon, au seigneur infant En Pierre et à toute leur suite. Que
vous dirai-je? La fête dura bien huit jours avant qu'on songeât à parler d'aucune affaire; mais dès que la fête fut terminée on entra en conférence, et enfin le
seigneur roi d'Aragon signa son engagement de mariage avec la fille du roi d'Angleterre, qui était bien la plus belle et la plus gracieuse jeune fille du
monde.[5] Les épousailles faites, la fête recommença plus belle encore qu'auparavant. Le seigneur roi d'Aragon fit dresser un mât très élevé, et à plusieurs
reprises il y lança des traits avec tant d'adresse que les Anglais et autres, ainsi que toutes les dames, en étaient fort émerveillés; ensuite on fit des parades,
des tournois, des joutes et des jeux d'armes de toutes sortes. Puis il fallait voir tous les chevaliers et les dames en danse, et quelquefois les deux rois eux-
mêmes avec les reines et avec des comtesses et autres grandes dames. L'infant et les riches hommes des deux nations y dansèrent aussi. Que vous dirai-je?
Cette fête dura bien un mois; un jour le seigneur roi d'Aragon dînait avec le roi d'Angleterre, et un autre jour le roi d'Angleterre allait dîner chez le seigneur
roi d'Aragon.
CHAPITRE CLXVII
Comment le roi d'Angleterre négocia la mise en liberté du roi Charles; et comment ledit roi Charles, étant encore en prison, il lui vint une vision dans
laquelle il lui était prescrit de chercher le corps de madame sainte Marie-Madeleine, et comment il le trouva en effet dans le lieu désigné par la vision.
A la fin de toutes ces fêtes, le roi d'Angleterre tint conseil très étroit avec le seigneur roi d'Aragon, et avec messire Boniface de Salamandrana et messire
Jean de Grailly, pour traiter de la mise en liberté du roi Charles. Il y eut à ce sujet beaucoup de choses dites pour et contre de part et d'autre; mais enfin on
en vint à cette conclusion: qu'on donnerait sur-le-champ au seigneur roi d'Aragon cent mille marcs d'argent, que le roi d'Angleterre prêta au roi Charles; et
il fut arrêté: que le roi Charles sortirait de prison, et qu'il jurerait, sur sa parole royale, que, dans un délai fixé, il aurait arrangé la paix entre l'Eglise, le roi
de France et lui d'une part, et les seigneurs rois d'Aragon et de Sicile de l'autre, et que jusqu'à cette époque le roi Charles donnerait trois de ses fils et vingt
fils de riches hommes pour tenir prison en son lieu et place.
Le roi d'Angleterre se rendit garant de toutes ces conditions, et le seigneur roi d'Aragon consentit à tout, en honneur de son beau-père le roi d'Angleterre, si
bien qu'il fit incontinent délivrer le roi Charles de sa prison.[6] Il y eut bien des gens qui prétendirent que, quand le roi Charles serait libre, il n'enverrait
aucun de ses enfants pour le remplacer; mais ceux-là ne disaient pas bien, car assurément ce roi Charles II, qui était prisonnier du seigneur roi d'Aragon, fut
et était alors un des plus excellents seigneurs du monde; et la guerre avec l'Aragon lui avait déplu de tout temps; et il était un des plus pieux et des plus
droituriers seigneurs qu'il y eût; et il y parut bien par la faveur que Dieu lui fit, car il lui vint en vision l'ordre de chercher aux Martigues, en Provence, le
corps de madame sainte Marie-Madeleine; et dans le lieu désigné par la vision il fit creuser à plus de vingt lances sous terre, et il y trouva le corps de la
bienheureuse madame sainte Marie-Madeleine.[7] Et on peut bien imaginer et croire que, s'il n'eût pas été aussi bon et aussi juste, Dieu ne lui aurait point
fait une telle révélation.
Après être délivré de sa prison, le roi Charles partit avec le roi de Majorque, qui lui rendit de grands honneurs à Perpignan. Mais je laisse le roi Charles, et
je vais vous parler du seigneur roi d'Aragon et du roi d'Angleterre.
CHAPITRE CLXVIII
Comment le seigneur roi En Alphonse d'Aragon partit d'Oloron accompagné du roi d'Angleterre; et comment le roi Charles eut une entrevue avec le roi de
Majorque et le roi de France.
Toutes ces choses terminées, le seigneur roi d'Aragon partit d'Oloron, et prit congé de la reine d'Angleterre et de sa fille la reine d'Aragon, sa femme et
fiancée.[8] Au départ il y eut un grand nombre de joyaux donnés de part et d'autre. Le roi d'Angleterre accompagna ensuite le seigneur roi d'Aragon
jusqu'en son royaume; puis ils prirent congé l'un de l'autre, comme un père prend congé d'un fils, et chacun retourna dans ses terres.
Après avoir fait sa visite au roi de Majorque, le roi Charles alla visiter le roi d'Angleterre et lui donna de grands remercîments pour tout ce qu'il avait fait
pour lui. Avant de le quitter, il lui remboursa les cent mille marcs d'argent qu'il avait comptés pour lui au roi d'Aragon. Le roi d'Angleterre le pria d'envoyer
sans délai au roi d'Aragon les otages qu'il avait promis en son nom, et celui-ci assura qu'il n'y manquerait pour rien au monde; et ils prirent ainsi congé l'un
de l'autre. Le roi d'Angleterre, de retour chez lui, s'occupa de négocier la paix entre la sainte Eglise et le roi de France et le roi d'Aragon son gendre.
Je cesse de vous parler ici du roi d'Angleterre, et reviens au roi Charles, qui s'en va en Provence pour arranger ce qu'il avait promis au roi d'Angleterre.
CHAPITRE CLXIX
Comment le roi Charles envoya ses trois fils avec vingt fils des nobles hommes de Provence, pour otages, au roi d'Aragon; et comment, ayant appris que le
roi de Sicile faisait le siège de Gaète, il demanda des secours au roi de France et au Saint-Père.
Il avait à Marseille trois de ses fils, savoir: monseigneur Louis, monseigneur Robert et monseigneur Raimond Béranger, qui était son cinquième fils;[9] et
tous les trois, avec vingt fils de nobles hommes de Provence, il les envoya à Barcelone au seigneur roi d'Aragon, pour tenir prison en sa place. Le seigneur
roi d'Aragon les reçut et les envoya à Ciurana, où ils furent gardés comme si le roi Charles y eût été lui-même. Après avoir accompli tout ce à quoi il s'était
engagé, le roi Charles alla en France et eut une entrevue avec le roi de France, et lui demanda un secours en cavalerie, parce qu'il avait appris que le roi de
Sicile faisait le siège de Gaète. Le roi de France lui accorda tous les secours et aides qu'il lui demandait, tant en troupes qu'en argent. Il partit de France
avec une nombreuse cavalerie et alla trouver le pape, à qui il demanda aussi des secours, et le pape lui accorda tout ce qu'il demandait; et avec toutes ces
forces il vint à Gaète; et là vint aussi son fils aîné Charles Martel, avec de très grandes forces.
Il se trouva là réuni tant de gens que c'était sans compte et sans nombre; et certainement si l'amiral et les autres barons qui étaient auprès du seigneur roi de
Sicile, y eussent consenti, il leur aurait présenté la bataille; mais ils ne voulurent d'aucune manière y consentir, et se retranchèrent au contraire très
fortement dans les positions de siège qu'ils avaient prises. Le roi Charles assiégea alors le seigneur roi de Sicile, et de son côté le seigneur roi de Sicile
tenait assiégée la ville de Gaète, et tirait dessus avec ses trébuchets, et la ville tirait aussi sur le seigneur roi de Sicile. Puis survint le roi Charles qui
assiégea à son tour les assiégeants, et tirait sur eux avec ses trébuchets, tandis que les assiégeants lui ripostaient de leur côté de la même manière. C'était là
qu'il faisait beau voir chaque jour les faits d'armes des gens du roi de Sicile d'une part contre ceux de la ville et de l'autre contre l'ost du roi Charles; c'était
vraiment miracle de les voir. Que vous dirai-je? Cela dura fort longtemps, et le roi Charles, voyant que cette affaire lui tournait à grand dommage, que le
seigneur roi de Sicile finirait par s'emparer de la ville, et que s'il était une fois maître de la ville, c'en était fait de toute la principauté et de la Terre de
Labour, fit proposer une trêve au seigneur roi de Sicile, et lui envoya à cet effet ses messagers. Il lui mandait par sa lettre: qu'il réclamait une trêve pour un
temps fixé, et que ce qui lui dictait cette demande était un scrupule de conscience, car c'était contre sa conscience qu'il se présentait en armes devant lui et
le tenait assiégé, attendu qu'il avait promis sur serment au seigneur roi d'Aragon, qu'aussitôt sa sortie de prison il ferait tous ses efforts pour avoir avec lui
bonne paix et bonne amitié; qu'il était dans l'intention de remplir sa promesse, si Dieu lui donnait vie, et qu'il serait beaucoup mieux de traiter de la paix
pendant une trêve qu'en continuant à se faire la guerre.
Dès que le seigneur roi de Sicile eut pris connaissance de la lettre que lui envoyait le roi Charles sachant que tout ce qu'il lui mandait était toute vérité, et
sachant aussi qu'il y avait dans le cœur du roi Charles tant de bonté et tant d'affection, qu'il traiterait en bonne foi de la paix et bonne amitié à conclure entre
eux, il consentit à la trêve. Les conditions de cette trêve furent réglées ainsi: le roi Charles devait d'abord se retirer; puis, quand il serait éloigné avec tous
ses gens, le seigneur roi de Sicile devait se rembarquer avec tout ce qu'il avait du sien à ce siégé.
Le tout fut ainsi accompli: le roi Charles s'en alla à Naples avec toute son ost; puis le seigneur roi de Sicile fit son embarquement à son aise, et retourna en
Sicile, à Messine, où on lui fit de belles fêtes. L'amiral désarma ses galères. Ensuite le seigneur roi de Sicile alla visiter ses royaumes et toute la Calabre, et
l'amiral l'accompagna; et ils ne songèrent qu'à se déduire et à chasser, et ils conservèrent fort longtemps tout le pays en paix et en grande justice. Je cesse de
vous parler d'eux et retourne au seigneur roi d'Aragon.
CHAPITRE CLXX
Comment le seigneur roi En Alphonse d'Aragon se mit en tête de conquérir Minorque, et l'envoya dire à son frère le seigneur roi de Sicile, ainsi qu'à
l'amiral En Roger de Loria, pour qu'il eût à venir avec quarante galères armées; et comment il vint et alla conquérir Minorque.
Quand le roi d'Aragon fut parti d'Oloron et revenu dans ses terres, il pensa qu'il serait honteux pour lui que les Sarrasins possédassent l'île de Minorque;
qu'il devait donc les en chasser et en faire la conquête; qu'il fallait ôter cette peine à son oncle le roi de Majorque; et qu'il valait mieux qu'il lui rendît
ensuite l'île de Minorque habitée par des chrétiens, que s'il eût laissé les Sarrasins continuer à l'habiter. Il envoya donc des messagers au moxerif[10] de
Minorque, lui signifiant qu'il eût à évacuer promptement cette île, et que, s'il s'y refusait, il pouvait regarder comme certain qu'il la lui enlèverait de force et
lui en ferait payer la peine sur sa personne et celle de tous ses gens. Le moxerif de Minorque lui fit une froide réponse. Le seigneur roi pensa alors à venger
le seigneur roi son père de la trahison que lui avait faite le moxerif lorsqu'il avait publié en Barbarie le voyage que son père allait y faire, ce qui fit couper la
tête à Bugron et nous fit perdre Constantine, ainsi que vous l'avez entendu ci-devant.
Le seigneur roi expédia aussitôt des messagers à son frère le seigneur roi de Sicile, le priant de lui envoyer l'amiral avec quarante galères armées. Il écrivit
aussi à l'amiral dut se hâter et de se rendre sans délai à Barcelone avec les galères.
Ainsi comme le seigneur roi d'Aragon avait fait dire à son frère et à l'amiral, ainsi fut-il exécuté. L'amiral arma les quarante galères et vint à Barcelone, il y
était pour la Toussaint, et y trouva le seigneur roi qui avait déjà disposé tous les cavaliers et tous les almogavares qui devaient passer avec lui. Il y avait
bien cinq cents bons cavaliers sur chevaux bardés, et trente mille almogavares. Avec la grâce de Dieu, ils s'embarquèrent à Salou et allèrent de là à la cité
de Majorque, où ils se trouvèrent tous réunis quinze jours avant Noël. L'hiver fut si rude qu'on n'en vit jamais de pareil par les vents, les pluies et les
rafales. Que vous dirai-je? Il fit un hiver aussi rude que si on eût été sur la mer de Tana,[11] car il y eut des matelots qui de froid perdirent le bout des
doigts. J'ai à vous raconter maintenant un bel exemple. C'est un miracle qui eut lieu pendant ce mauvais temps, miracle que j'ai vu, aussi bien que nous
tous, et je veux vous le raconter afin que chacun se garde de la colère de Dieu.
CHAPITRE CLXXI
Où on raconte le grand miracle qui eut lieu à l'occasion d'un almogavare de Ségorbe qui voulut manger de la viande la veille de Noël
II est vérité qu'il se trouvait, réunis ensemble, vingt almogavares qui étaient de Ségorbe, ou des environs; et ils étaient logés au porche de Saint-Nicolas de
Portopi; et la veille de Noël, dix d'entre eux pourchassèrent en sorte d'avoir du bétail pour le manger leur jour de Noël. Ils apportèrent quatre moutons, les
firent écorcher et les suspendirent au porche. L'un de ces compagnons, qui était de Ségorbe et qui avait joué et perdu, dans sa colère prit un quartier de
mouton et le mit à la broche. C'est la coutume des Catalans que, la veille de Noël, tout le monde jeûne et ne mange qu'à la nuit. Ces almogavares allèrent
donc chercher des choux, des poissons et des fruits, pour manger ce jour-là. Etant arrivés le soir à ladite auberge du porche Saint-Nicolas de Portopi, ils
virent, auprès du feu où ils devaient prendre leur repas, ce quartier de mouton à la broche; ils s'en émerveillèrent fort et s'en indignèrent, et s'écrièrent: «
Quel est celui qui nous a mis ici au feu ce quartier de mouton? Et celui-là répondit que c'était lui qui l'avait mis. « Pourquoi cela? dirent-ils. — Parce que,
répliqua-t-il, je veux, cette nuit même, manger de la viande à la honte de la fête de demain! »
Ceux-ci le réprimandèrent vivement, et pensèrent que, bien qu'il le dît, il n'en ferait rien. Ils apprêtèrent donc leur souper et mirent la table. L'autre prit une
touaille[12] et s'assit de l'autre côté du feu, et déploya sa touaille. Et tous commencèrent à rire et à plaisanter, croyant bien qu'il taisait ainsi pour se moquer,
d'eux. Quand tous furent assis et eurent commencé à manger, celui-ci prit son quartier de mouton, le mit devant lui, le découpa, et dit: « Je vais manger de
cette viande à la honte de la fête de cette nuit et de demain. » Mais au premier morceau qu'il porta à sa bouche, tout à coup lui apparut un homme si grand,
si grand qu'il touchait de la tête aux poutres du porche; et de sa main pleine de cendres il lui donna un tel coup sur la figure qu'il le renversa à terre. Et
quand il fut renversé à terre, il s'écria trois fois:« Sainte-Marie, ayez pitié de moi! » Et là il resta comme mort, perclus de tous ses membres et ayant perdu
la vue. Ses compagnons le relevèrent et retendirent sur une couverture, où il resta comme mort jusqu'à minuit. Au chant du coq il recouvra la parole et
demanda des prêtres. Le curé de l'église de Saint-Nicolas vint, et il se confessa très dévotement. Le matin du jour de Noël, à force de prières et d'instances
qu'il fit, on le porta à l'église de madame Sainte-Marie de Majorque. Là il se fit placer devant l'autel, où tout le monde venait le voir; et il était si faible qu'il
ne pouvait s'aider d'aucun de ses membres, ni se mouvoir, et il avait entièrement perdu la vue; et en pleurant il conjurait tout le peuple de prier Dieu pour
lui; et devant tout le monde, confessait ses péchés et ses erreurs, témoignant la plus grande contrition et la plus vive douleur, si bien que tous, hommes et
femmes, en avaient grande pitié. Et il fut ordonné que tous les jours, dans ladite église cathédrale, on dirait pour lui le Salve Regina jusqu'à ce qu'il fût mort
ou guéri. Que vous dirai-je de plus? Cela dura jusqu'au jour de l'Apparition;[13] et ce jour, au moment où la cathédrale était pleine de monde, quand le
prédicateur eut fini son sermon, il exhorta tout le peuple à prier madame Sainte-Marie de vouloir bien implorer son benoît cher fils pour qu'en ce saint jour
il fit un miracle en faveur de ce pécheur, et il leur dit à tous de s'agenouiller pendant que les prêtres chanteraient le Salve Regina. A peine l'eut-on entonné
que l'homme poussa un grand cri, et tous ses membres se disloquèrent et se mirent en un tel mouvement que six prêtres avaient peine à le retenir. A la fin
du Salve Regina, tous ses os firent entendre un grand craquement, et, en présence de tout le peuple, il recouvra la vue, et ses membres reprirent leur place et
leurs mouvements bons et réguliers; et lui et tout le peuple rendirent grandes grâces à Dieu d'un si beau miracle, que Dieu et madame Sainte-Marie venaient
de leur manifester, et le pauvre homme s'en retourna ainsi chez lui sain et droit.
O vous tous qui entendrez raconter ce miracle si public et si manifeste, faites-en votre profit; redoutez le pouvoir de Dieu et efforcez-vous de bien faire; et
gardez-vous surtout de fait ni de paroles, de rien faire contre le nom de Dieu, ni de madame Sainte-Marie, ni des benoîts saints et saintes, ni des fêtes
ordonnées par la sainte Eglise romaine.
CHAPITRE CLXXII
Comment une grande tempête surprit le roi d'Aragon et sa flotte au moment où il allait conquérir Minorque; comme il conquit tout l'île et de quelle
manière; et comment, en s'en retournant en Sicile, il fut encore battu de la tempête, et courut en mer jusqu'à Trapani.
Je reviens au seigneur roi d'Aragon. Lorsqu'il eut célébré ses fêtes de Noël dans la ville de Majorque, il fit embarquer tout son monde et fit route pour
Minorque. A peine le seigneur roi était-il à vingt milles en mer, et non loin de l'île de Minorque, qu'une tempête survint et dispersa tellement toute sa flotte
que ce fut avec vingt galères seulement qu'il prit terre au port Mahon.
Le moxerif de Minorque, qui s'était bien préparé à la défense et avait reçu de grands secours de Barbarie, alla à sa rencontre avec toutes ses forces jusqu'à la
poupe de ses galères; et il avait constamment avec lui bien cinq cents hommes à cheval et quarante mille hommes de pied. Le seigneur roi se trouvait avec
ses galères dans l'île des Connils,[14] et tout prêt à opérer son débarquement. Cet orage dura bien huit jours, pendant lesquels aucun des siens ne put le
rejoindre. A la fin, cependant, le temps s'adoucit, et peu à peu arrivèrent au port de Mahon, tantôt deux galères, tantôt trois nefs, jusqu'à ce qu'enfin tous les
bâtiments y arrivèrent comme ils purent.
Lorsque le seigneur roi d'Aragon vit qu'il y avait deux cents chevaux armés d'arrivés, il s'occupa de faire débarquer tous les chevaux, et toutes les troupes
descendirent des vaisseaux à terre. Le moxerif voyant contre quelle puissance il allait avoir à combattre, alla au château de Mahon et là réunit toutes ses
forces.
Le seigneur roi, qui avait déjà quatre cents chevaux armés d'arrivés et une partie des almogavares, dit à l'amiral et aux autres riches hommes qui se
trouvaient là, qu'il ne voulait pas attendre qu'il lui fût arrivé plus de monde. L'amiral et les autres le conjurèrent en grâce qu'il ne fit pas ainsi, et d'attendre
tous ses chevaliers; mais il répondit qu'on était au cœur de l'hiver et que les galères Souffriraient beaucoup, que, pour rien au monde, il n'attendrait plus
longtemps, et qu'on eût à marcher à la rencontre du moxerif.
Le moxerif descendit en ordre de bataille dans une belle plaine, près du château de Mahon. Dès que les osts furent en présence l'une de l'autre, le seigneur
roi chargea en bel ordre avec tout son monde. Le moxerif en fit autant contre le seigneur roi d'Aragon. La bataille fut terrible, car les habitants de l'île
étaient de vaillants hommes d'armes, et il y avait aussi de bonnes troupes turques, que le moxerif avait à sa solde. La bataille fut si acharnée que chacun
avait assez à faire; mais le seigneur roi, qui était un des meilleurs chevaliers du monde, chevauchait brochant de l'éperon çà et là, et tout cavalier qu'il
pouvait atteindre était à l'instant abattu; si bien que toutes ses armes en furent brisées, à l'exception de sa masse d'armes avec laquelle il faisait de si beaux
coups que nul n'osait tenir devant lui. Enfin, par la faveur de Dieu, et grâce à ses prouesses et à celles de ses troupes, il remporta la victoire. Le moxerif prit
la fuite et s'enferma dans le château avec vingt de ses parents, et tous les autres furent tués.
Le roi fit lever le champ à son monde. Il alla mettre le siège devant le château dans lequel le moxerif était entré: et cependant arriva tout le reste de la flotte
du seigneur roi. Et quand le moxerif vit ces forces si considérables du roi, il lui envoya des messagers pour demander grâce et merci, le priant de permettre
que lui, avec ses vingt parents, leurs femmes et leurs enfants, se retirât en Barbarie, n'emportant avec eux que leurs vêtements et des vivres jusqu'au lieu de
leur destination, et à ces conditions, il lui remettrait le château de Mahon et la ville de Ciutadella.
Le seigneur roi voyant que, sans autre opposition, il pouvait ainsi se rendre maître de l'île entière, lui octroya sa demande, et le moxerif lui remit le château
de Mahon et la ville de Ciutadella, ainsi que tous les autres lieux de l'île, et lui livra tous les trésors qu'il possédait. Le roi lui donna une nef qu'il nolisa de
Génois entrés par hasard au port de Mahon pour aller charger du sel à Ibiza, et à bord de cette nef il plaça le moxerif avec environ cent personnes, tant
hommes que femmes ou enfants. Le seigneur roi paya la nef et y fit mettre des provisions suffisantes. La nef s'éloigna du port si mal à propos qu'elle fut
assaillie par la tempête et alla échouer en Barbarie, de manière qu'il n'en échappa pas un seul. Vous voyez par là, quand notre Seigneur Dieu veut détruire
une nation, avec quelle facilité il le fait; gardons-nous donc tous de sa colère, et souvenons-nous comment la roue de la fortune tourna contre le moxerif et
sa race, qui étaient seigneurs de cette île depuis plus de mille ans.[15]
Quand le seigneur roi eut renvoyé le moxerif et son lignage hors de l'île, il se rendit à Ciutadella, et fit prendre toutes les femmes et les enfants dans toute
l'île, ainsi que les hommes qui restaient encore vivants, et ils étaient en fort petit nombre, car tous étaient morts dans la bataille. Et quand tous les hommes,
femmes et enfants eurent été pris dans toute l'île, on trouva que le nombre s'en élevait à quarante mille; et il les fit livrer à En Raimond Calbet, un des
notables hommes de Lérida, lui confiant en chef le soin de les faire vendre, et lui adjoignant des officiers placés sous ses ordres à cet effet. Une grande
partie furent envoyés à Majorque, puis en Sicile, en Catalogne et ailleurs; et, dans chaque lieu, les personnes et les effets furent vendus publiquement à
l'encan. Après cela, le seigneur roi ordonna de construire, au port de Mahon, une ville entourée de bonnes murailles. Il plaça comme son chargé de pouvoir
dans toute l'île En Pierre de Lebia, notable citoyen de Valence, et lui donna tout pouvoir de distribuer l'île aux Catalans qui viendraient la peupler, en lui
recommandant de la peupler de braves gens; et En Pierre de Lebia le fit ainsi. Et assurément l'île de Minorque est aujourd'hui peuplée de si bonnes gens
catalans qu'aucun lieu ne saurait être mieux habité que celui-là.
Le seigneur roi ayant ordonné ses officiers dans toute l'île, prescrit de la peupler, et désigné pour chef et capitaine En Pierre de Lebia, homme sage et avisé,
il s'en vint à Majorque où on célébra sa bienvenue par de belles fêtes. Il visita toute l'île de Majorque avec l'amiral et En Galeran d'Anglesola, et autres
riches hommes qui l'accompagnaient; puis il partit de Majorque et envoya toute la flotte avec l'amiral en Catalogne, et lui-même, avec quatre galères, se
dirigea vers Ibiza qu'il voulait visiter. Là on lui fit beaucoup de fêtes; il y demeura quatre jours, puis retourna en Catalogne, prit terre à Salou, et de Sajou se
rendit à Barcelone, où il retrouva l'amiral qui déjà était débarqué avec toute la flotte.
L'amiral prit congé du roi et retourna en Sicile. Dans ce voyage il éprouva une telle tempête, dans le golfe de Lyon, que toutes ses galères furent dispersées;
et les unes furent poussées jusque sur la côte de Barbarie, d'autres sur celle de la principauté, et l'amiral fut, cette fois, en grand danger; mais, avec l'aide de
Dieu, qui en tant de lieux lui avait donné aide, il parvint sain et sauf à Trapani; et peu de jours après, il recouvra toutes ses galères.
Quand toutes furent réunies à Trapani, il se transporta à Messine où il retrouva le seigneur roi et tout son monde qui lui fit grande fête. Il désarma à
Messine et suivit la cour du roi; car le seigneur roi de Sicile ne faisait rien que l'amiral n'en fût informé. Ils vécurent en grande joie et en grand déduit,
visitant avec la cour toute la Calabre et la principauté de Tarente, et tous les lieux dépendant de la principauté. Je cesserai pour un instant de vous parler du
seigneur roi de Sicile et je retourne au seigneur roi d'Aragon.
CHAPITRE CLXXIII
Comment le seigneur roi En Alphonse envoya ses messagers à Tarascon pour traiter de la paix avec le roi Charles; comment la paix s'y fit, ainsi que le
seigneur roi d’Aragon le voulait, au très grand honneur du seigneur roi de Sicile; et comment le seigneur roi En Alphonse tomba malade d'un abcès
Le roi revenu à Barcelone, où on lui fit de belles et honorables fêtes, alla visiter tout son royaume. Quand il fut en Aragon il alla voir don Alphonse de
Castille et don Ferdinand son frère, et leur donna beaucoup du sien. Il les trouva sur un bon pied, poussant la guerre contre leur oncle, et gagnant tous les
jours du terrain. Il alla ainsi visitant toutes les frontières; et tous les jours lui arrivaient en toute hâte des envoyés du pape, du roi de France et du roi
d'Angleterre, pour traiter de la paix avec lui. C'était le roi d'Angleterre qui pressait toutes ces négociations, parce qu'il désirait que, l'année suivante, le
mariage entre sa fille et le roi d'Aragon se consommât, et il poussait les choses de toutes ses forces; et il faut avouer comme une vérité, qu'autant en faisait
le roi Charles, pour se conformer à ce qu'il avait promis.
Et tant firent le roi Charles et le roi d'Angleterre que le pape envoya à Tarascon, en Provence, un cardinal avec le roi Charles, pour traiter de la paix à
conclure avec le roi d'Aragon. Arrivés à Tarascon, ils dépêchèrent des messagers au roi d'Aragon pour l'engager à envoyer un fondé de pouvoir qui traitât
de la paix. Ledit seigneur roi vint à Barcelone pour s'occuper d'ordonner les préparatifs de ce traité; aussitôt son arrivée, il convoqua ses cortès, et fit dire à
chacun de se rendre à un jour désigné à Barcelone; et ainsi qu'il commanda ainsi fut-il accompli.
Les cortès étant réunies et assemblées au palais du roi, il leur exposa: comment le roi Charles et le cardinal étaient arrivés à Tarascon; comment ils le
requéraient d'y envoyer des fondés de pouvoir qui négociassent la paix avec eux; comment lui ne voulait rien faire sans le conseil de ses barons, chevaliers,
citoyens et hommes des villes, qui devaient examiner de quels messagers on aurait à faire choix, et quels pouvoirs on leur conférerait; et qu'ainsi, tout ce
qui serait stipulé par les envoyés, le roi et tout le monde pussent le tenir pour bon et valable.
Avant de se séparer, on convint que les envoyés seraient au nombre de douze, savoir: deux riches hommes, quatre chevaliers, deux savants ès lois, deux
citoyens et deux hommes des villes. On régla le nombre de compagnons et d'écuyers que chacun devait emmener, et on ordonna que tout fût fait ainsi qu'il
avait été arrêté, et cela se fit ainsi. Quarante personnes, entre riches hommes, chevaliers, citoyens et hommes des villes, furent chargées de diriger le tout. Il
fut ordonné de plus que nul ne partît de Barcelone que les envoyés ne fussent allés à Tarascon et n'en fussent revenus, afin qu'on ne pût savoir ce qu'ils
auraient fait; et cela fut octroyé. Le tout ainsi octroyé, ces quarante personnes se réunissaient deux fois le jour à la maison des frères prêcheurs, et
examinaient et décidaient ce qui devait se faire; et chaque jour ce qu'ils avaient décidé ils le présentaient au seigneur roi, et lui il y corrigeait ce qu'il croyait
pouvoir être amélioré, en seigneur bon et sage qu'il était, et dont la volonté n'était inspirée que par l'esprit de vraie charité, par la justice et par toutes les
autres vertus. Les envoyés furent élus, et on ordonna de quelle manière ils devaient s'y rendre pour le plus grand honneur du roi et de ses royaumes, et on
leur donna copie des articles et des pouvoirs nécessaires. Et quand ils furent élégamment équipés, on leur donna un majordome tel qu'il convenait à une
telle ambassade.
Ils partirent de Barcelone; et certainement, entre leurs chevaux de main, leurs propres montures et celles de leurs compagnons et de leurs écuyers, et les
chevaux qui conduisaient les équipages, il y avait bien cent chevaux. Et tous les envoyés étaient des hommes notables, bons et sages; et ils allèrent tant par
leurs journées qu'ils arrivèrent à Tarascon. Le seigneur roi était resté à Barcelone avec toute sa cour; et si jamais on vit nulle part jeux et soûlas sous toutes
les formes, joutes et tournois, tir au mât, exercices d'armes, parades, danses de chevaliers, de citoyens, d'hommes des villes et de tous les métiers de la cité,
qui multipliaient toutes les sortes de jeux et s'abandonnaient à toutes les joies, ce fut bien là surtout qu'il fallait le voir. Chacun ne songeait qu'à se divertir,
et à se déduire, et à faire ce qui pouvait être agréable à Dieu et au seigneur roi.
Lorsque les messagers arrivèrent à Tarascon ils furent très bien accueillis par le roi Charles, par le cardinal et par les ambassadeurs qui s'y trouvaient déjà
de la part du roi de France; mais surtout par les quatre messagers qu'y avait envoyés le roi d'Angleterre. Ceux qui seront curieux de savoir les noms des
divers envoyés, ce que le cardinal leur dit de la part du Saint-Père, ce qu'ils lui répondirent, enfin tout ce qui fut fait depuis le commencement jusqu'au jour
du départ, peuvent consulter le récit qu'en a écrit En Galeran de Vilanova, sous le titre de Gesta, et il y trouvera tout rangé par ordre.[16] Qu'il lise en
particulier ce que répondit, entre autres, En Aymon de Castell-Auli, qui était l'un des envoyés du seigneur roi d'Aragon. Si vous me demandez pourquoi je
cite plus particulièrement En Aymon de Castell-Auli qu'aucun des autres, je vous dirai que c'est parce qu'il répondit plus fièrement et d'une manière plus
chevaleresque qu'aucun autre; et s'il y eut aucun bien de fait, ce bien se fit à cause des paroles qu'il prononça.
Je ne m'arrêterai pas plus longtemps à leurs conférences; elles durèrent longtemps. A la fin, ils prirent leur congé, et partirent avec ce qu'ils avaient fait, et
trouvèrent le seigneur roi à Barcelone. Là, en présence de toute la cour plénière réunie, ils rendirent compte du résultat île leur mission, tellement que le
seigneur roi et son conseil en furent très satisfaits; si bien que la paix avait été arrangée aussi honorablement et aussi avantageusement que le voulaient le
roi et ses gens, et aussi au grand honneur du seigneur roi de Sicile. Ainsi, de là à peu de jours devait se consommer le mariage de l'infante, fille du roi
d'Angleterre, avec le seigneur roi d'Aragon; mais Notre Seigneur vrai Dieu voulut que les choses allassent d'une manière différente de ce qui avait été
résolu à Tarascon. Chacun est bien convaincu que Notre Seigneur vrai Dieu est toute vraie droiture et toute vraie vérité, aussi nul homme ne peut-il ou ne
sait-il pénétrer ses secrets; et là où en leur faible entendement les hommes s'imaginent que, des choses voulues par Dieu va sortir un grand mal, il en sort un
grand bien. Aussi personne ne doit-il s'inquiéter de rien de ce qu'il plaît à Dieu de faire. Il faut donc que, chaque chose qui arrive nous la prenions on bien
et en confort, et que nous louions et remerciions Dieu de tout ce qu'il nous donne.
Ainsi, au moment des plus grandes fêtes, de la plus vive allégresse, des plus joyeux déduits de Barcelone, il vint en plaisir à Dieu de tout changer en
tristesse; car le seigneur roi En Alphonse tomba malade d'un abcès qui se déclara au haut de la cuisse. Il ne laissa pas pour cela de tirer au mât et de se
mêler aux exercices d'armes; car il était l'un des plus ardents qui fût à tous les genres d'exercices, et même il ne fit aucun cas de cet abcès; aussi la fièvre s'y
mêla-t-elle et le tourmenta pendant dix jours si violemment que tout autre homme en serait mort.
CHAPITRE CLXXIV
Comment le seigneur roi En Alphonse d'Aragon sortit de cette vie, des suites d'un abcès qu'il eut au haut de la cuisse.
Sentant son mal s'aggraver, il fit son testament avec le plus grand soin, tel que ne le pourrait mieux faire aucun autre roi.[17] Il se le fit lire une première et
une seconde fois, et l'écouta avec attention. Il laissa le royaume au seigneur roi En Jacques de Sicile, son frère, et son corps à l'ordre des frères mineurs de
Barcelone; il se confessa plusieurs fois de tous ses péchés avec vive contrition, reçut notre Sauveur et fut oint de l'extrême-onction. Après avoir reçu tous
les sacrements de la sainte Eglise, il prit congé de tous, se fit donner la croix et l'adora très dévotement en répandant des larmes abondantes; il croisa ses
bras en appuyant la croix sur sa poitrine, leva les yeux au ciel et dit: « Entre tes mains, père et Seigneur Jésus-Christ, je recommande mon âme. » Il fit le
signe de la croix, se bénit lui-même et son peuple et son royaume, et, en tenant la croix embrassée et disant beaucoup de saintes oraisons, il trépassa de
cette vie, l'an de Notre Seigneur Jésus-Christ douze cent quatre-vingt-onze, le dix-huitième jour de juin.
Si jamais on vit en une cité une grande douleur, ce fut bien le jour où l'on perdit un si bon seigneur. Ainsi qu'il l'avait ordonné, il fut porté en grande
procession, à l'église des frères mineurs, et là il fut enterré. Dieu veuille, dans sa bonté, avoir son âme! Nous ne pouvons douter qu'il ne soit avec Dieu dans
son saint paradis, car il a quitté ce monde parfaitement vierge, n'ayant jamais approché d'aucune femme; son désir était de se présenter vierge à son épouse,
et ainsi ne se soucia-t-il jamais d'aucune autre femme.[18]
CHAPITRE CLXXV
Comment le comte d'Ampurias et autres riches hommes furent choisis pour aller en Sicile, afin de ramener en Catalogne le seigneur roi En Jacques de
Sicile; et comment madame la reine sa mère, et l'infant En Frédéric son frère restèrent comme gouverneurs et chefs de la Sicile et de la Calabre.
Quand le corps fut inhumé, on fit lecture du testament; ensuite on arma quatre galères. Le comte d'Ampurias, avec d'autres riches hommes, chevaliers et
citoyens, furent choisis pour aller en Sicile et en ramener le seigneur roi En Jacques; et aussitôt, en effet, le comte d'Ampurias et les autres personnes
désignées s'embarquèrent pour aller en Sicile et en ramener le seigneur roi En Jacques, qui devait être seigneur et roi d'Aragon, de Catalogne et du royaume
de Valence.
En attendant, les barons, les riches hommes, citoyens et hommes des villes, ordonnèrent que l'infant En Pierre serait chargé du gouvernement de ces
royaumes, avec le secours d'un conseil qui lui fut donné, jusqu'à ce que le seigneur roi En Jacques fût arrivé en Catalogne; et le seigneur infant En Pierre
régit et gouverna le royaume avec autant de sagesse qu'aurait pu le faire le prince le plus expérimenté.
Le comte d'Ampurias et ses compagnons de voyage étant embarqués, ils allèrent si rapidement, tantôt par un vent, tantôt par un autre, tantôt à voiles, tantôt
à rames, qu'en peu de temps ils prirent terre à Trapani. Là ils apprirent que madame la reine, le seigneur roi En Jacques et le seigneur infant En Frédéric
étaient à Messine. Pendant leur voyage à Messine, ils ne levèrent point bannière; ils allèrent à la douane, et sortirent sans pousser un seul laus Domino; et
quand ils furent en présence de madame la reine, du seigneur roi et du seigneur infant, le comte annonça en pleurant la mort du seigneur roi En Alphonse.
Et si jamais il y eut deuil et pleurs, ce fut bien à ce moment. Que vous dirai-je? Deux jours entiers dura ce grand deuil.
Après ces deux jours, le comte pria madame la reine et le seigneur roi de convoquer le conseil général, et aussitôt le seigneur roi fit proclamer un conseil
général; et tous se réunirent à Sainte Marie la Nouvelle.
Là, en présence de tous, le comte fit proclamer le testament du seigneur roi En Pierre, dans lequel était cette clause: que si le seigneur roi En Alphonse
mourait sans enfants, le royaume d'Aragon devait retourner au roi En Jacques avec la Catalogne et le royaume de Valence, ainsi que je vous l'ai déjà dit. Il
fit ensuite proclamer le testament du seigneur roi En Alphonse, qui léguait aussi tous ses royaumes au seigneur roi En Jacques son frère, roide Sicile. Et
quand lecture eût été faite des deux testaments, le comte et les autres envoyés requirent le seigneur roi qu'il eût pour bon de se préparer à partir pour la
Catalogne, afin de prendre possession de ses royaumes. Le seigneur roi répondit: qu'il était prêt à partir, mais qu'il voulait avant tout régler de quelle
manière l'île de Sicile et la Calabre, et le reste du pays auraient à se gouverner après son départ, et puis qu'il se mettrait en route sans retard. Cette réponse
plut à tous. Aussitôt le seigneur roi donna ordre à l'amiral de faire armer trente galères; et sans délai t'amiral dressa le pavillon d'enrôlement, et fit
appareiller les trente galères et les fit mettre en ordre de départ. Le seigneur roi envoya ensuite en Calabre et dans toutes les autres parties de son territoire,
ordre à tous les riches hommes, chevaliers, syndics des cités et des villes, de se rendre aussitôt auprès de lui à Messine.
Quand ils furent réunis à Messine, il les harangua et leur dit beaucoup de belles choses; il leur ordonna de garder et recevoir madame la reine pour
gouvernante et pour dame, et de regarder également pour chef et seigneur l'infant En Frédéric à l'égal d'un autre lui-même, et de faire tout ce qu'il désirerait
et prescrirait comme ils le feraient pour sa propre personne.
Tous le promirent incontinent, et il les signa et les bénit, et prit congé d'eux. Chacun en pleurant lui baisa les mains et les pieds. Ils allèrent ensuite baiser
les mains de l'infant En Frédéric, après quoi ils prirent Congé d'eux et retournèrent en Calabre et dans les autres lieux, en faisant éclater leurs regrets du
départ du seigneur roi. Tous éprouvaient toutefois une vive joie de l'accroissement de puissance qui lui était survenu, et aussi d'avoir un aussi bon chef que
celui qu'il leur avait laissé, c'est à savoir le seigneur infant En Frédéric son frère.
CHAPITRE CLXXVI
Comment le seigneur roi En Jacques d'Aragon s'embarqua à Trapani pour passer en Catalogne et débarqua à Barcelone, où il fit célébrer des messes pour
l'aîné du roi En Alphonse son frère, et à Sainte-Croix pour l'âme du seigneur roi En Pierre son père, et comment il fut couronné à Saragosse, et promit aide
à don Alphonse de Castille.
Tout cela terminé, le seigneur roi prit congé de toute la communauté de Messine en général, et leur fit les mêmes recommandations qu'il avait faites à ceux
de Calabre. De là il alla à Palerme, où il avait également convoqué tous ses barons de Sicile, les chevaliers et les syndics des cités et des villes. Et quand
tous furent réunis, il leur dit beaucoup de belles choses, comme il avait fait aux autres, et leur fit les mêmes commandements. Après quoi il prit congé de
tous et alla à Trapani.
Cependant l'amiral était arrivé avec les galères. Madame la reine, le seigneur infant En Frédéric, et tous les barons de Sicile, s'y trouvèrent aussi. Là le
seigneur roi En Jacques prit congé de madame la reine sa mère, qui lui donna sa bénédiction; il prit ensuite congé du seigneur infant En Frédéric et
l'embrassa plus de dix fois, car il l'aimait très affectueusement, et cela par plusieurs raisons: d'abord parce qu'il était son frère de père et de mère, ensuite
parce que le seigneur roi son père le lui avait recommandé, et enfin parce qu'il l'avait élevé lui-même et que l'infant En Frédéric lui avait toujours été
obéissant comme un bon frère doit l'être envers son aîné; aussi le portait-il toujours affectueusement en son cœur, et le laissa-t-il gouverneur et seigneur
dans tout le royaume. Il prit enfin congé de tout le monde et s'embarqua sous la garde de Dieu,[19] emmenant avec lui le comte d'Ampurias, les autres
ambassadeurs et l'amiral, qui ne se séparaient pas de lui. Ils mirent en mer, et Dieu leur accorda un vent favorable, si bien qu'en peu de jours ils arrivèrent
en Catalogne, et, avec la grâce de Dieu, ils débarquèrent à Barcelone. Ce fut bien là une grande grâce de Dieu qui fut octroyée à ses peuples, d'obtenir pour
roi et seigneur un tel seigneur que le roi En Jacques; et ce jour-là la paix et la bienveillance vinrent habiter le royaume et toutes les terres du seigneur roi
d'Aragon. Et comme il avait été tout gracieux et tout fortuné pour ses peuples de Sicile, ainsi fut-il fortuné et plein de toutes bonnes grâces pour le royaume
d'Aragon, toute la Catalogne et le royaume de Valence, et pour tous les autres lieux qui lui appartenaient.
Aussitôt que le seigneur roi En Jacques de Sicile eut débarqué à Barcelone, si de belles fêtes lui furent faites, il n'est pas besoin de vous le dire. Toutefois,
avant que les fêtes commençassent, il fit réunir tout le monde aux frères mineurs, et là il paya son tribut de pleurs, de messes, de services religieux et
d'offrandes sur le corps du seigneur roi En Alphonse, son frère. Cela dura quatre jours, après quoi la fête commença, et si complète qu'on eût dit que la terre
en était ébranlée; et cette fête dura quinze jours; et la fête passée il partit de Barcelone et s'en alla par Lérida à Saragosse; et dans chaque lieu on lui faisait
de grandes fêtes
Mais à sa sortie de Barcelone, le premier lieu qu'il visita fut Sainte-Croix, et là il rendit aussi ses devoirs pieux au corps de son père; puis il continua son
chemin, comme je vous l'ai déjà dit, vers Saragosse. Là on lui fit la fête la plus belle sans comparaison qui y fût jamais faite, et il y prit la couronne sous
d'heureux auspices.
Après la fête du couronnement, il eut une entrevue avec don Alphonse de Castille qui vint le voir en Aragon, et le seigneur roi lui donna largement du sien.
Et don Alphonse le conjura qu'il fût de sa grâce et de sa merci de ne pas l'abandonner, puisqu'il était assez malheureux pour avoir perdu le seigneur roi En
Alphonse; car si ce roi eût vécu seulement deux ans de plus, il tenait pour certain qu'il l'aurait fait seigneur de toute la Castille, et maintenant, si le roi En
Jacques ne le secourait pas, il regardait son affaire comme perdue.
Le seigneur roi le réconforta, et lui dit de tenir pour certain qu'il ne l'abandonnerait pas et qu'il lui donnerait tous tes secours qu'il pourrait lui donner. Don
Alphonse en ressentit beaucoup de joie et fut très satisfait du roi, et il retourna en Castille, à Séron et autres lieux de sa dépendance.
CHAPITRE CLXXVII
Comment le seigneur roi En Jacques d'Aragon vint à Valence, et prit la couronne du royaume; comment des envoyés du roi don Sanche de Castille vinrent
le trouver, pour lui demander d'établir la paix entre lui et le roi de Castille et ses neveux.
Le seigneur roi d'Aragon parcourut ensuite tout l'Aragon et vint à Valence, où on lui fit aussi de grandes fêtes; et il y reçut la couronne de ce royaume.
Tandis qu'il allait ainsi visitant ses terres, il lui arriva de la part du roi don Sanche de Castille, son cousin germain, de notables messagers; et ils saluèrent
très affectueusement ledit seigneur roi d'Aragon de la part du roi don Sanche, son cousin germain, qui lui faisait dire: qu'il avait grande joie de son arrivée,
et le priait, comme son cher cousin pour lequel il avait beaucoup d'affection, de faire la paix avec lui, en l'assurant que lui de son côté était disposé à le
soutenir contre tous les hommes du monde. Il ajoutait: que le roi En Alphonse lui avait fait la guerre et l'avait mis en danger de perdre ses royaumes et avait
voulu les donner à ses neveux, qui ne lui appartenaient pas d'aussi près que lui; qu'il en avait été fort émerveillé, ne pensant pas avoir failli à aucun devoir
envers lui; et qu'il le priait donc de ne pas continuer à agir envers lui comme l'avait fait le roi En Alphonse son frère, mais de considérer les puissants liens
de devoir réciproque qui existaient entre eux.
Le roi répondit très courtoisement aux envoyés, en seigneur qui a été et qui est encore[20] des plus courtois et des mieux élevés en toutes choses que jamais
fût aucun seigneur. Il leur dit qu'ils étaient les bienvenus, et ajouta que le roi don Sanche ne devait pas s'étonner de ce qu'avait fait le roi En Alphonse. « Le
roi En Alphonse a agi en cela en bon fils qui voulait venger le grand manque de foi commis par le roi don Sanche envers le seigneur roi notre père, et je
vous dis que nous aussi nous avons partagé à cet égard toutes les idées de notre frère; mais puisque le roi don Sanche demande la paix il nous plaît de la lui
accorder. « Et les messagers répondirent: « Oui, seigneur, cela est vrai; et nous ajouterons une chose de la part du roi don Sanche: c'est qu'il offre à vous
faire amende, à votre estimation, de tout ce en quoi il peut avoir failli envers le seigneur roi votre père; et cette amende, seigneur, sera telle que vous la
fixerez vous-même; et il est prêt à vous donner cités, châteaux, villes et tous autres lieux, et à vous faire toute réparation honorable que vous déclarerez
qu'il doit vous en faire. »
Le seigneur roi répondit: « Que, puisqu'il parlait si bien, il se tenait pour satisfait; qu'il ne voulait de lui cités, châteaux ni autres lieux; que, grâces à Dieu, il
avait tant et de si bons royaumes, qu'il n'avait faute de ce que possédait un autre; qu'il lui suffisait d'apprendre qu'il se repentait de sa conduite envers le
seigneur roi son père; mais qu'il exigeait de lui qu'il donnât une part dans la terre de Castille aux infants ses neveux, savoir, à don Alphonse et à don
Ferdinand, car pour rien au monde il ne les laisserait sans protection. »
Les messagers lui dirent qu'ils allaient partir avec ces paroles. Et ainsi ils s'en retournèrent vers le roi de Castille, et lui racontèrent tout ce que leur avait dit
le seigneur roi d'Aragon, et lui dirent la grande bonté et la sagesse qui était en lui. Le roi de Castille en fut très satisfait et leur ordonna de retourner auprès
du seigneur roi d'Aragon, et de lui dire qu'il était prêt à faire en toutes choses ce qu'il ordonnerait. Que vous dirai-je? Les messagers allèrent tant de fois de
l'un à l'autre, que la paix fut convenue entre les deux parties. Don Alphonse et don Ferdinand, désiraient eux-mêmes avoir la paix avec leur oncle le roi don
Sanche, et ils se tinrent pour satisfaits du don qu'avait stipulé en leur laveur le seigneur roi d'Aragon de la part du roi de Castille, sous la condition qu'ils
renonceraient à leur prétention à la couronne. Sur ces bases on tomba d'accord. Une entrevue du seigneur roi d'Aragon et du roi de Castille fut décidée, et
chacun d'eux s'efforça de se montrer à ce rendez-vous avec le plus grand éclat possible.
Lorsque le seigneur roi d'Aragon fut arrivé à Calatayud avec une nombreuse suite de riches hommes, de prélats, de chevaliers et de citoyens, apprenant que
le roi de Castille était à Soria et qu'il y avait amené avec lui madame la reine, et qu'il s'y trouvait aussi l'infant don Jean, frère du roi don Sanche, et
beaucoup d'autres riches hommes, il n'eut pas plus tôt appris l'arrivée de la reine à Soria que, par courtoisie et pour faire honneur à la reine, il voulut aller à
Soria avant qu'ils vinssent à Calatayud. Le roi de Castille, en apprenant que le roi d'Aragon s'approchait, alla au-devant de lui l'espace de plus de quatre
lieues; et là le roi d'Aragon fut accueilli très honorablement, ainsi que toute sa suite; et tout le temps qu'ils furent à Soria, on n'y fit que fêtes et
réjouissances. Quand les fêtes furent terminées, le seigneur roi d'Aragon voulut s'en retourner, et pria le roi et la reine de Castille de venir avec lui à
Calatayud, et ils répondirent qu'ils le feraient bien volontiers. Et ainsi tous s'en vinrent ensemble à Calatayud où, depuis le moment de leur entrée en
Aragon jusqu'au jour de leur départ et leur retour en Castille, le seigneur roi d'Aragon fit pourvoir à l'entretien du roi de Castille, de la reine et de toutes les
personnes de leur suite. Et je puis vous dire comme chose certaine, que toutes provisions et autres choses qu'on a ou qu'on puisse nommer, de tout cela le
seigneur roi d'Aragon en faisait des parts si abondantes qu'il y en avait plus qu'on n'en pouvait consommer. Aussi voyait-on sur les places publiques donner
deux deniers de pain pour un denier; et pour six deniers on avait autant de chevreau, de cochon, de mouton, d'avoine, de poisson frais ou salé, qu'on n'en
eût eu partout ailleurs pour deux sols; et vous eussiez trouvé toutes les places couvertes de valets de pied qui les revendaient, de telle sorte que les
Castillans, les Galliciens et autres gens en grand nombre qui étaient là s'en émerveillaient. Un jour, le roi mangeait chez le roi de Castille, avec le roi et la
reine, et le lendemain ils allaient manger chez lui; si bien que chaque jour la fête était si belle que c'était merveille de le voir.
Que vous dirai-je? Ils restèrent douze jours ensemble à Calatayud, et pendant ce temps, la paix fut conclue et signée entre eux. Il y eut aussi paix faite entre
le roi de Castille et ses neveux, il leur donna en Castille tant de terres qu'ils s'en tinrent pour satisfaits; et ils remercièrent, comme ils devaient bien le faire,
le roi d'Aragon; car, si ce n'eût été de lui, ils n'auraient très certainement rien eu.
Après avoir séjourné pendant treize jours à Calatayud en grande concorde, bonne paix et amitié, ils partirent, et le seigneur roi d'Aragon accompagna le roi
et la reine de Castille jusqu'à ce qu'ils fussent hors de d’Aragon. Et, ainsi que je vous l'ai déjà dit, le seigneur roi d'Aragon fit fournir à l'entretien de tous
jusqu'à ce qu'ils fussent au-delà de ses frontières; et jamais, pendant tout ce temps, on ne put s'apercevoir une seule fois que les rations diminuassent, et
elles allaient au contraire s'augmentant et s'améliorant de jour en jour.
Quand ils furent aux limites des deux royaumes, ils prirent mutuellement congé l'un de l'autre avec bonne amitié et concorde; et avec la grâce de Dieu qui
avait tout conduit, le roi et la reine de Castille s'en retournèrent contents et satisfaits de la paix qu'ils avaient faite avec le seigneur roi d'Aragon, et aussi de
celle qui avait été conclue avec leurs neveux, car le roi don Sanche avait eu grand peur qu'ils ne lui enlevassent tout son royaume, ce qui serait certainement
arrivé si le roi d'Aragon l'eût voulu; mais le seigneur roi d'Aragon préféra ranimer entre eux tous la paix et l'affection, à cause des liens intimes qui
existaient entre eux et même avec lui.
Je vais cesser de vous entretenir du roi de Castille, et vous parlerai du seigneur roi d'Aragon et de Sicile.
CHAPITRE CLXXVIII
Comment le seigneur roi En Jacques d'Aragon et de Sicile maintint tout son royaume en paix, ci comment il apaisa les factions qui s'élevaient dans les cités
et dans les villes, et principalement celles qui existaient à Tortose entre les Garridells, les Carbons et les Puix.
Quand les deux rois se furent séparés et eurent pris congé l'un de l'autre, le roi d'Aragon s'en alla visiter toutes ses terres, joyeux et satisfait, redressant et
réparant tout. Il eut ainsi en peu de temps établi la paix et la concorde dans tout le royaume; et depuis qu'il a pris la couronne d'Aragon, de Catalogne et de
Valence, il a si bien maintenu et maintient sa terre en paix et justice, que, de nuit comme de jour, chacun peut aller en tous lieux les épaules chargées
d'argent, sans rencontrer personne qui lui fasse dommage. Il mit également la paix et la concorde entre tous ses barons, qui de tous temps étaient habitués à
se guerroyer. Il étouffa aussi toutes les factions, de manière qu'il ne pût exister aucune division factieuse dans les villes et les cités. A Tortose, qui est une
bonne cité, il avait existé de tout temps de grandes inimitiés entre les partis des Garridels, des Carbons et des Puix. Afin de pouvoir les contenir et les
châtier, il s'arrangea avec En Guillaume de Moncade, qui possédait le tiers de Tortose, et lui donna autre chose en échange; il fit de même pour ce qu'y
possédait le Temple. Et quand toute la ville fut sienne, il maîtrisa de telle manière les factions, qui de gré, qui de force, que c'est aujourd'hui l'une des cités
les plus calmes et faciles à manier de toute la Catalogne; et il fit ainsi dans beaucoup d'autres endroits.
Je laisse le seigneur roi d'Aragon, qui s'en va ainsi redressant ses royaumes, et je vais vous parler du tournoi que donna l'amiral En Roger de Loria à
Calatayud, au moment où les deux rois s'y trouvaient réunis; car ce tournoi a été une des choses les plus merveilleuses qu'on ait jamais vues en aucun
temps.
CHAPITRE CLXXIX
Comment l'amiral En Roger de Loria tint un tournoi à Calatayud, et comment le seigneur roi En Jacques d'Aragon et de Sicile et le roi de Castille y
assistèrent, ce qui fut pour lui un grand honneur.
Il est vérité que, pendant que les rois étaient à Calatayud, comme vous l'avez vu, les Castillans demandèrent: « Quel est donc cet amiral du roi d'Aragon à
qui Dieu a accordé tant d'honneurs? » On le leur montra; et ils en furent tellement émerveillés que, partout où il allait, il était suivi de cent ou deux cents
chevaliers ou autres gens, comme un autre serait suivi de deux ou trois personnes; si bien qu'ils ne pouvaient se rassasier de le voir.
L'amiral, pour faire honneur au roi et à la reine de Castille, fit publier qu'il donnerait un tournoi à Calatayud, et fit établir les lices pour la joute. Au bout du
champ il avait fait construire un château en bois, d'où il devait sortir à l'approche d'un chevalier. Le premier jour où le tournoi eut lieu, il voulut être seul à
tenir la lice pendant toute la journée contre tout homme qui voudrait jouter. Là se trouvèrent le seigneur roi d'Aragon, le roi de Castille, don Jean, fils de
l'infant don Manuel, don Diego de Biscaye, et autres barons de toutes les terres et royaumes du pays de Castille, des riches hommes d'Aragon, de Catalogne
et du royaume de Valence, et même de Gascogne, et bien d'autres personnes qui s'y étaient rendues pour voir les joutes, et particulièrement pour voir ce que
ferait l'amiral; car tout le monde en parlait.
Toute la plaine de Calatayud, dans laquelle la lice du tournoi était dressée, était tellement remplie qu'on avait peine à s'y tenir; et si l'on ne s'était alors
trouvé en hiver, il aurait été impossible d'y rester. Au moment de la joute il y eut un peu de pluie.
Lorsque les rois et tout le monde fut en place, arriva un chevalier chercheur d'aventures, très bien équipé, faisant bonne contenance et prêt à entrer en liée.
Aussitôt que les gardes du château de bois l'aperçurent, ils sonneront de la trompette; et aussitôt l'amiral sortit du château, richement et élégamment équipé
et paraissant bien un chevalier de haut parage. Et si quelqu'un me demande: « quel était donc ce chevalier chercheur d'aventures? » je répondrai que c'était
En Béranger Augustin d'Anguera, de la cité de Murcie, chevalier vaillant, audacieux, et l'un des plus beaux chevaliers d'Espagne. Il était de la suite du roi
de Castille, grand, fier et bien pris dans sa taille. Il faut dire aussi que l'amiral était un des meilleurs chevaucheurs et un des plus beaux cavaliers du monde.
Que vous dirai-je? Les fidèles[21] apportèrent deux lances très grosses, qu'ils présentèrent à En Béranger d'Anguera, pour qu'il choisît celle qu'il voulait, et
ils remirent l'autre à l'amiral. Puis les fidèles se placèrent au milieu de la barrière[22] et donnèrent le signal qu'on laissât aller. Les adversaires s'élancèrent
pour aller à la rencontre l'un de l'autre. Et à voir venir ces deux chevaliers on pouvait bien dire que c'étaient des chevaliers de grande valeur; car jamais
chevaliers ne se présentèrent mieux à leur avantage ni plus fièrement.
En Béranger Augustin d'Anguera férit l'amiral sur le canton de devant de l'écu, et sa lance en vola en éclats. De son côté, l'amiral férit sur son heaume et lui
porta un tel coup sur la visière, que le heaume lui vola de la tête à la distance de plus de deux longueurs de lance, et sa lance fut brisée en cent morceaux; et
en frappant sur la visière du heaume, l'amiral l'avait fait entrer si avant sur la face d'En Béranger Augustin d'Anguera, qu'il lui enfonça le nez de telle sorte
que jamais il ne put depuis reprendre sa place naturelle; et le sang lui découlait avec une telle force, du milieu de la face et des narines, que tout le monde le
crut mort. Toutefois il se tint si chaleureusement, que malgré le coup terrible qu'il avait reçu, il ne s'effraya de rien. Les deux rois, qui l'aimaient beaucoup,
accoururent à lui, et craignirent de le trouver mort, en le voyant ainsi couvert de sang et le nez rompu et écrasé, et lui demandèrent comment il se sentait. Et
il leur répondit qu'il se trouvait fort bien et n'avait aucun mal. Ils firent ramasser son heaume jeté à terre, et ordonnèrent de cesser le tournoi, ne voulant pas
qu'il en fût rien de plus, de crainte qu'il n'en résultât quelque rixe.
L'amiral, au son de ses trompettes et, nacaires retourna, armé comme il était, à son hôtel, suivi de toute la foule, aussi bien des Castillans que des autres qui
disaient: qu'il méritait bien l'honneur dont Dieu l'avait comblé en tant de lieux, et qu'il était un des bons chevaliers du monde. Et l'honneur lui en reste, et sa
bonne renommée est connue par toute la terre de Castille. Je cesse ici de vous parler de l'a mirai, et reviens aux affaires du seigneur roi d'Aragon et de
Sicile.
CHAPITRE CLXXX
Comment l'amiral En Roger de Loria retourna en Sicile et passa en Calabre avec le seigneur infant En Frédéric; et comment ils gouvernèrent le pays avec
justice et vérité.
Le roi d'Aragon ayant mis bon ordre aux affaires de Castille et de toutes ses terres, ordonna à l'amiral de retourner en Sicile, et de se tenir auprès de l'infant
En Frédéric. Il voulut qu'ils eussent toujours cinquante galères appareillées, de telle sorte qu'il n'y eût plus qu'à y faire monter les équipages au cas où cela
serait nécessaire, et qu'il allât avec le seigneur infant visiter toute la Calabre et autres parties du royaume; et qu'ils gouvernassent tout le pays en vérité et en
justice. Ainsi comme le seigneur roi l'avait ordonné, ainsi fut-il exécuté.
L'amiral se rendit dans le royaume de Valence, et y visita toutes ses villes et châteaux; puis de Valence il s'en vint par mer à Barcelone avec toutes les
galères qu'il lui plut d'emmener de Valence à Barcelone; puis il prit congé du roi, s'embarqua et alla en Sicile. Il passa par Majorque et Minorque, et courut
toutes les côtes de Barbarie, prenant nefs et lins, et saccageant les villes et habitations des Sarrasins; et, avec grand butin et grande joie, il s'en revint en
Sicile. Il trouva à Palerme madame la reine et le seigneur infant En Frédéric, qui le reçurent avec les plus vives démonstrations de plaisir.
Il leur remit les lettres du seigneur roi; et quand ils eurent appris par ces lettres la paix que le seigneur roi avait faite avec le roi de Castille, tous les
habitants de Sicile et du royaume en furent remplis de joie.
L'amiral alla avec le seigneur infant En Frédéric visiter toute l'île de Sicile; puis ils passèrent en Calabre et en firent autant. Pendant leur séjour en Calabre,
arrivèrent des messagers qui leur annoncèrent que Charles Martel, fils du roi Charles,[23] était trépassé de cette vie, et il en fut fait grand deuil par tous
ceux qui lui voulaient du bien; car c'était un excellent seigneur. Charles Martel laissa un fils qui fut et qui est encore roi de Hongrie, et une fille nommée
madame Clémence, qui depuis fut reine de France. Le seigneur infant En Frédéric fit aussitôt part au seigneur roi d'Aragon de la mort de Charles Martel.
Je cesserai de vous parler du seigneur infant En Frédéric, du seigneur roi d'Aragon et de la mort de Charles Martel, et je viens à vous parler du roi Charles.
[1] Jean de Grailly, captal de Buch, de la maison de Fois, sénéchal du Bordelais, au nom du roi d'Angleterre.
[3] Pendant la vie de son père Pierre II, et Alphonse n'étant encore qu'infant, un mariage avait été convenu entre lui et Eléonore d'Angleterre, fille
d'Edouard Ier et d'Eléonore de Castille, à Huesca l'année 1282.
[5] Eléonore, fille d'Edouard Ier. Eléonore était trop jeune pour que la consommation du mariage eût lieu en ce moment; elle fut renvoyée à quelques années
plus tard et n'eut jamais lieu, Alphonse le Libéral étant mort avant le retour des messagers envoyés pour chercher sa femme.
[7] Suivant la tradition, Marthe, Marie-Madeleine et Lazare, après la mort de Jésus-Christ, se réfugièrent en Provence. C'est là que Charles II y retrouva
leurs corps.
[8] Elle devait ne lui être renvoyée que quand elle serait en état nubile.
[9] Giov. Villani nomme Robert, Raymond Béranger et Jean. L'art de vérifier les dates désigne Louis, Robert et Jean; et ces deux autorités fixent la rançon
à 50.000 marcs au lieu de 100.000.
[10] Intendant.
[11] La mer d'Azov, ainsi appelée de la ville commerçante de Tana, très fréquentée alors par la marine des Pisans et des Génois. L'atlas de 1374, indique
même prés de Tana un comptoir appelé Port Pisani.
[14] vieux mot français encore usité dans quelques provinces pour lapins.
[16] Je n'ai pas retrouvé cette relation à Barcelone, où les archives d'Aragon sont rangées dans l'ordre le plus admirable et confiées au savant Bofarull, dont
le zèle et la complaisance égalent les lumières.
[17] Peu d'heures avant sa mort, dit Bofarull, Alphonse donna deux codicilles (Archives d'Aragon n° 443), dans lesquels il ratifiait le testament fait le 2
mars 1287, par lequel, conformément aux dispositions ordonnées par son père, il appelait à la couronne d'Aragon son frère Jacques, roi de Sicile, et à celle
de Sicile son frère Frédéric. Il déclara en même temps ses amours avec dona Douce, fille de Bernard de Caldès, citoyen de Barcelone, et la recommanda
instamment à son successeur, elle et l'enfant posthume qu'elle portait dans son sein pour qu'il l'élevât honorablement et voulut, comme raconte aussi
Muntaner, que son corps fin enterré dans l'église des frères mineurs de Barcelone.
[18] La disposition du codicille d'Alphonse, en faveur de sa maîtresse, dona Douce de Caldès, et de l'enfant posthume qu'elle portait dans son sein, sont un
peu en contradiction avec le certificat de pureté immaculée que Muntaner donne à son patron; mais Muntaner veut absolument pour ses amis, les rois
d'Aragon, le plus haut trône dans ce monde et la meilleure place en paradis dans l'autre
[19] Avant son départ, il fit, le 15 juillet 1291 à Messine, en présence de plusieurs des grands du pays, un testament dans lequel, à défaut d'enfant male de
sa descendance, il appelait à la succession des deux couronnes d'Aragon et de Sicile, partagées suivant l'ordre de primogéniture, les deux infants ses frères,
Frédéric et Pierre.
[20] Jacques, surnommé le Juste, mourut à Barcelone à l'âge de 60 ans, le 2 novembre 1327 (Bofarull, t. II), deux ans après l'année où Muntaner commença
cette chronique, terminée par le récit des obsèques de Jacques et du couronnement de son successeur.
[21] Chevaliers choisis pour cet office, qui demandait une impartiale justice
[22] Les combattants étaient séparés par une barrière garnie d'une tenture de toile, et faisaient leurs évolutions l'un en dedans, l'autre en dehors
[23] Charles Martel, roi de Hongrie, était le fils aîné du roi Charles II de Naples et de Marie de Hongrie, fille d'Etienne V. A la mort de Ladislas son frère,
en 1290, Marie, sœur de Ladislas, qui avait épousé Charles II de Naples, obtint du pape que son fils aîné serait couronné roi de Hongrie. Charles Martel
épousa Clémence, fille de l'empereur. Rodolphe. Il ne sortit jamais de l'Italie, où il mourut (à Naples), en 1295, à 23 ans. Charles Martel laissa trois enfants:
Charles Robert ou Carobert, Clémence, qui épousa Louis le Hutin, roi de Fiance, et Béatrice mariée à Jean II, dauphin de Viennois.
CHRONIQUE : CLXXXI à CC
CHAPITRE CLXXXI
Comment le roi Charles voulut faire la paix avec la maison d'Aragon, et comment, à ce sujet, le Saint-Père envoya, d'accord avec le roi Charles, un cardinal
au roi de France, le priant de faire la paix avec la maison d'Aragon; comment monseigneur Charles n'y voulut pas consentir, à moins que le roi Charles ne
lui fit donation du comté d'Anjou.
Lorsque le roi Charles sut la mort de son fils il en fut fort affligé; et il devait l'être, car il était bon et vaillant; mais, en bon chrétien qu'il était, il se dit en
son cœur, que Dieu ne lui envoyait de telles infortunes que parce qu'il souffrait que la guerre subsistât encore entre lui et la maison d'Aragon; aussi songea-
t-il à négocier pour que de toute manière la paix pût se faire avec le seigneur roi d'Aragon. Il alla aussitôt trouver le pape, et lui dit qu'il le priait, de manière
ou d'autre, d'établir finalement la paix entre la sainte Église, la maison de France et lui d'une part, et la maison d'Aragon de l'autre, assurant que, quant à lui,
il ferait tout ce qu'il pourrait faire pour y parvenir.
Le pape lui répondit: qu'il parlait bien et sagement, que, si on pensait au pouvoir que possédait alors le roi d'Aragon, on verrait qu'il possédait en effet tout
le monde: d'abord il avait toute l'Espagne à ses ordres; puis le roi d'Angleterre agirait aussi, s'il voulait, à son plaisir, ainsi que tout le Languedoc; et qu'ainsi
il était nécessaire de faire définitivement la paix. Le pape fit donc venir messire Boniface de Salamandrana et lui ordonna de travailler à la négociation de
ladite paix. Celui-ci répondit qu'il le ferait volontiers, et qu'il espérait, avec le secours de Dieu, amener la chose à bonne fin.
Si bien que le pape, en même temps que le roi Charles et messire Boniface allaient en France, envoya avec eux un cardinal au roi de France, lui conseillant
et le priant de faire la paix avec la maison d'Aragon, conjointement avec le roi Charles, ajoutant que la sainte Église était disposée à faire de son côté tout ce
qui leur conviendrait.
Le roi Charles, messire Boniface et le cardinal prirent congé du pape et allèrent vers le roi de France, et ils le trouvèrent à Paris, et auprès de lui son frère
monseigneur Charles, qui se faisait appeler roi d'Aragon.
Quand ils eurent parlé au roi de France et à monseigneur Charles, le roi de France leur dit: que la paix lui serait fort agréable, et qu'il y mettrait du sien
autant qu'il serait en lui. Mais monseigneur Charles répondit le contraire, disant, que pour rien au monde il ne renoncerait au royaume d'Aragon; de sorte
qu'il y eut grande contestation à ce sujet entre le roi Charles et lui. Enfin ils convinrent avec le roi de France, qui y mit beaucoup de bienveillance que le roi
Charles lui donnerait tout le comté d'Anjou qu'il possédait en France, et qui est un noble et bon comté; et chacun peut bien le croire, puisque le roi Charles
son père, fils du roi de France, l'avait reçu en héritage. Monseigneur Charles lui abandonna à son tour le droit qu'il possédait sur la couronne d'Aragon, et
qu'il avait reçu en don du pape Martin, et le roi Charles l'ut autorisé à en faire à sa volonté. Et la chose s'accomplit et se fit ainsi. Et c'était là ce qui
s'opposait à la paix plus que qui que ce fût au monde. Que personne ne s'avise donc de dire que la paix avec le roi d'Aragon ne coûta que fort peu au roi
Charles, comme vous pourrez l'entendre dire par la suite; elle lui coûta au contraire ledit comté d'Anjou, qui est une fort belle possession.
Tout ceci ainsi réglé, le roi Charles, le cardinal et messire Boniface, munis des pleins pouvoirs du roi de France et de monseigneur Charles son frère, s'en
vinrent en Provence; et de Provence ils envoyèrent messire Boniface en Catalogne au seigneur roi d'Aragon pour lui rendre compte de tout. Que vous dirai-
je? Messire Boniface fit tant d'allées et de venues des uns aux autres, qu'il en vint à conclusion de sa négociation, et que les conditions de paix furent
acceptées par chacune des parties. Telle fut en somme la manière dont se négocia cette paix, car si je voulais en donner tous les détails, cela seul ferait un
plus gros livre que n'est le mien. Ainsi donc la paix fut faite aux conditions suivantes: le pape devait révoquer la sentence rendue par le pape Martin contre
le seigneur roi d'Aragon, et l'absoudre, lui et tous ceux qui lui prêtaient et lui avaient prêté leur aide de quelque manière que ce fût, de toute mort d'homme
et de tout pillage fait sur l'ennemi, dans les termes les plus favorables qu'on pourrait l'entendre.
D'autre part, monseigneur Charles de France, et le roi Charles pour lui, renonça à la donation qui lui avait été faite du royaume d'Aragon; et d'autre part
enfin il consentait qu'il y eût paix et concorde dudit seigneur roi d'Aragon avec le roi de France et ses alliés, avec la sainte Église romaine et avec le roi
Charles.
De plus, comme le roi Charles donnait sa fille aînée, nommée Blanche, en mariage au seigneur roi d'Aragon, le seigneur roi d'Aragon renonçait au royaume
de Sicile, sous la condition que le pape lui donnait en échange la Sardaigne et la Corse. Et il n'était point tenu de remettre la Sicile au roi Charles, ni à la
sainte Eglise; mais il devait l'abandonner; et la sainte Eglise si elle voulait, ou le roi Charles, pouvaient s'en emparer;[1] quant à lui il n'était tenu à rien
autre chose. D'autre part il rendait au roi Charles ses fils qu'il retenait prisonniers, aussi bien que les autres otages.
Ainsi les envoyés vinrent trouver le roi d'Aragon avec ces conditions de paix, en disant qu'ils rempliraient ces conditions avec lui, et que lui aurait aussi à
faire ce qui est rapporté ci-dessus, et qu'il s'en consultât avec les siens; que quant à eux, ils ne pouvaient rien faire autre chose.[2]
Là-dessus le seigneur roi d'Aragon fit convoquer ses cortès à Barcelone. Pendant qu'on était ainsi réuni en parlement, le roi don Sanche de Castille mourut
de maladie,[3] et laissa trois fils: le premier, don Ferdinand, qui eut le royaume de Castille; l'autre, don Pèdre; et l'autre, don Philippe. Il laissa aussi une
fille. Et quand le roi d'Aragon apprit la mort du roi de Castille, il en fut fort affligé et lui fit faire un service funéraire, ainsi qu'il était de son devoir de le
faire.
CHAPITRE CLXXXII
Comment le seigneur roi En Jacques d'Aragon confirma la paix conclue entre lui et le roi Charles et la maison de France; du mariage qui eut lieu entre ledit
seigneur En Jacques d'Aragon et madame Blanche, fille du roi Charles, et comment le fils aîné du roi Charles et le fils aîné du roi de Majorque renoncèrent
à la royauté et entrèrent dans l'ordre de monseigneur saint François.
Les cortès étant réunies, le seigneur roi tint conseil avec ses barons, prélats, chevaliers, citoyens et hommes des villes, et enfin la paix fut conclue de la
manière que vous l'avez déjà entendu. Les envoyés retournèrent vers le roi Charles et vers le cardinal, qu'ils trouvèrent à Montpellier, et ils signèrent toutes
les conditions de cette paix; après quoi tous ensemble, avec l'infante madame Blanche qu'ils emmenèrent très honorablement escortée, s'en vinrent à
Perpignan. Pendant qu'ils arrivaient à Perpignan, le seigneur roi d'Aragon, avec l'infant En Pierre et un grand nombre des plus nobles chevetains de
Catalogne et d'Aragon, se rendirent à Gironne. Alors le seigneur roi envoya le noble En Béranger de Sarria, son trésorier et conseiller, à Perpignan, avec
plein pouvoir de signer de nouveau ces différentes conditions de paix aussi bien que le mariage, et pour voir avant tout la jeune fille.
Quand ledit noble fut arrivé à Perpignan, il fut fort bien accueilli par le roi Charles, par le seigneur roi de Majorque et par toutes les autres personnes. Et dès
qu'il eut vu la jeune fille, il s'en tint pour très satisfait, si bien qu'il signa aussitôt, au nom du seigneur roi d'Aragon, et la paix et le mariage. Dès que le
seigneur roi d'Aragon, en eut été informé, il revint à Gironne, amenant avec lui les fils du roi Charles et les autres otages. Arrivé à Gironne, le seigneur roi,
en compagnie des trois fils du roi et des autres otages, et escorté de toute sa chevalerie et de tout ce qu'il y avait de dames et demoiselles de rang en
Catalogne, s'en vint à Figuières
De l'autre côté, le roi Charles, la jeune fille, le cardinal et tout le monde s'en vinrent à Péralade; et lui et toute sa suite allèrent se loger entre Péralade et
Cabanes, au monastère de Saint-Féliu. Là le seigneur roi d'Aragon envoya au roi Charles ses enfants et tous les otages, et le seigneur infant En Pierre les
accompagna jusqu'à ce qu'ils fussent auprès de leur père. Et si jamais il y eut joie dans le monde, elle éclata surtout dans cette première entrevue entre le roi
Charles et ses fils; et les barons de Provence et de France en firent éclater tout autant en recouvrant leurs fils, qui étaient également en otage, mais de toutes
les joies, la joie la plus vive fut celle que fit éclater madame Blanche en revoyant ses frères, et eux en revoyant leur sœur.
Que vous dirai-je? Il se trouvait telle multitude de monde de part et d'autre à Péralade, à Cabanes, au monastère de Saint-Féliu, à Figuières, à Villa
Bertrand,[4] à Alfar, à Vila-Tenim, à Vila-Seguer, à Castellon d'Ampurias et à Vila-Nova, que toute la campagne en était remplie. Le roi d'Aragon fit
distribuer ration complète de toutes choses à tout individu, aussi bien étranger que particulier, et il y eut grand soulas et grand déduit entre ces rois. Le
seigneur roi d'Aragon alla visiter le roi Charles et l'infante sa femme, et il lui posa sur la tête la couronne la plus belle et la plus riche qui ait jamais orné tête
de reine; dès ce moment on l'appela reine d'Aragon. Que vous dirai-je? Les joyaux furent magnifiques qu'ils se donnèrent les uns aux autres. Il fut arrêté,
avec la grâce de Dieu, qu'ils entendraient la messe au monastère de Villa Bertrand, et que les noces y seraient célébrées. Là le seigneur roi fit élever une
salle en bois, la plus belle salle qui eût jamais été faite de bois. Le monastère est par lui-même un noble et beau et bon lieu. Et comme il avait été ordonné,
tout fut accompli. Tous se rendirent au dit monastère de Villa Bertrand. La fête y fut splendide et gaie, et par plusieurs raisons: d'abord à cause de ce
mariage qui se faisait à la bonne heure, car on peut bien dire que jamais ne se réunit ensemble un couple si bien assorti de mari et de femme. Quant au
seigneur roi En Jacques d'Aragon, je puis vous dire que c'est bien le plus gracieux seigneur, le plus courtois, le plus sage et le meilleur en faits d'armes qui
fût jamais, et aussi un des meilleurs chrétiens du monde. Quant à madame la reine Blanche, c'était la plus belle dame, la plus sage et la plus chérie de Dieu
et de ses peuples qui jamais possédât aucun royaume, et la meilleure chrétienne du monde; en elle était la fontaine de toutes grâces et de toutes bontés.
Aussi Dieu leur accorda-t-il sa grâce; car jamais ne furent mari et femme, de quelque rang qu'ils fussent, qui tant s'aimassent. Aussi peut-on bien vraiment
l'appeler des noms que lui donnèrent les gens de Catalogne, d'Aragon et du royaume de Valence qui l'appelaient « La Sainte Reine, dame Blanche de Sainte
Paix, » car, en effet, la sainte paix et toute bonne fortune vinrent par elle à toute la terre. Et comme vous l'apprendrez bientôt, il naquit d'elle un grand
nombre de fils et de filles,[5] qui tous furent et sont bons envers Dieu et envers le monde.
Les fêtes durèrent bien huit jours après le mariage accompli, pendant lesquels tous restèrent réunis; ensuite ils prirent mutuellement congé les uns des
autres, et le roi Charles s'en retourna avec ses fils. Quand ils furent au col de Panissas, le seigneur roi de Majorque vint à leur rencontre, et ils entrèrent
ensemble au Boulou, et du Boulou allèrent à Perpignan. Le seigneur roi de Majorque les y retint huit jours, pendant lesquels il s'établit une telle intimité
entre monseigneur Louis, fils du roi Charles, et l'infant En Jacques, fils aîné du roi de Majorque, qu'ils se promirent, dit-on, de faire chacun ce que l'autre
ferait, et qu'ils furent d'accord de renoncer tous les deux aux royaumes qui devaient leur échoir en partage, et d'entrer dans l'ordre de monseigneur saint
François. Peu de temps après, monseigneur Louis, fils du roi Charles, se mit dans cet ordre. Il renonça à son héritage, devint évêque de Toulouse[6] contre
son gré, et mourut à peu de temps de là, et fut canonisé par le pape à cause des nombreux miracles que Dieu opéra par lui, soit durant sa vie, soit après sa
mort, et aujourd'hui on célèbre sa fête dans toute la chrétienté.
L'infant En Jacques, fils du roi de Majorque, qui était un excellent prince et l'aîné de sa famille, et qui devait régner, se fit aussi frère mineur, et renonça à la
couronne. Et quand il sera trépassé de cette vie, je crois bien qu'il sera lui aussi au nombre des saints du paradis; car il semble que plus on fait pour Dieu,
plus on doit espérer d'en être récompensé, et qu'ainsi celui qui, pour se consacrer à Dieu, abandonne un royaume dans ce monde, doit avoir le royaume
céleste en compensation, pourvu que sa vie ait été toujours continente, bonne et pure jusqu'à la fin, sans faire et dire que tout bien.[7]
Je laisse là ces deux bons et dignes seigneurs frères mineurs, et reviens au roi Charles, qui prit congé du roi de Majorque et revint en son pays avec ses
enfants, tous sains et saufs.
Le roi d'Aragon alla avec madame la reine à Gironne, puis de Gironne à Barcelone, et parcourut tous ses royaumes. Et le glorieux accueil et les fêtes qu'on
lui faisait dans tous les lieux où il passait, il n'est pas besoin que vous me le demandiez, car vous pouvez l'imaginer de vous-même, en songeant que, non
seulement le royaume avait recouvré la paix, mais aussi les sacrements de la sainte Église,[8] comme messes et autres offices, ce dont toutes gens étaient
fort désireux. Quelle joie et quel bonheur ne devaient-ils donc pas ressentir tous!
CHAPITRE CLXXXIII
Comment madame la reine Blanche pourchassa du seigneur roi En Jacques d'Aragon, afin qu'il donnât des terres à l'infant En Pierre, et qu'il le mariât; et
comment il prit pour femme madame Guillelmine de Moncade.
Tandis que le seigneur roi allait se déduisant et parcourant ses royaumes avec madame la reine, le seigneur infant En Pierre ne quittait point madame la
reine, qui dit au seigneur roi: qu'il devrait chercher à honorer son frère l'infant et lui accorder de quoi tenir une maison digne de son rang, et qu'il devrait
aussi lui chercher une femme telle qu'il lui convenait. Le seigneur roi obtempéra à ses prières et lui confira un très noble héritage, et lui donna en mariage
une des plus nobles demoiselles qui fût en Espagne, parmi celles qui n'étaient pas filles de roi. C'est à savoir madame Guillelmine de Moncade, fille de
Gaston de Béarn, qui possédait de grandes richesses, et, seulement en Catalogne, avait en bons châteaux, villes et lieux, plus de trois cents chevaliers.
Les noces furent brillantes et belles; le roi, madame la reine, toute la Catalogne et une bonne partie de l'Aragon y assistèrent; et quand elles furent
terminées, le seigneur roi avec madame la reine d'un côté, et l'infant En Pierre[9] avec madame Guillelmine de Moncade de l'autre, s'en allèrent se
déduisant et parcourant tout le royaume
CHAPITRE CLXXXIV
Comment le seigneur roi En Jacques d'Aragon envoya des messagers en Sicile à En Raymond Alamany et à En Vilaragut pour qu'ils eussent à abandonner
la Sicile; et comment les habitants s'emparèrent des châteaux et autres lieux pour l'infant Frédéric.
Cependant le seigneur roi d'Aragon envoya ses messagers en Sicile à En Raymond Alamany, qui était maître justicier du royaume de Sicile, et à En
Vilaragut, qui était maître ès décrets, et à tous les autres, pour qu'ils eussent à abandonner tous les châteaux, villes et autres lieux de la Sicile et de la
Calabre, et de toutes les diverses parties du royaume, en leur prescrivant de bien se garder de faire remise d'aucun de ces lieux à qui que ce fût; mais
lorsqu'ils abandonnaient un château, ils devaient crier devant la porte du château, avec les clefs à la main: « N'y a-t-il personne ici de la part du Saint-Père,
qui veuille recevoir ce château pour ledit Saint-Père et la sainte Eglise? » Ils devaient répéter ce cri jusqu'à trois fois en chaque lieu. Si dans l'intervalle de
ces trois criées, il ne paraissait personne qui voulût recevoir le lieu au nom de la sainte Eglise, ils devaient en laisser les portes ouvertes, et les clefs dans les
serrures, et se retirer.
Cela fut ainsi exécuté, et nul ne parut pour en recevoir la remise au nom de la sainte Eglise ou du Saint-Père.[10] Ils se retirèrent donc, et à mesure qu'ils
partaient, les gens de l'endroit s'emparaient des châteaux et autres lieux pour l'infant En Frédéric. Ainsi En Raymond Alamany, En Vilaragut, et tous ceux
qui étaient par toute la Sicile au nom du roi d'Aragon, se retirèrent, s'embarquèrent sur des nefs et galères, et vinrent trouver en Catalogne le seigneur roi,
qui les accueillit très bien, donna à chacun d'eux de bonnes indemnités pour ce qu’ils avaient abandonné du leur en Sicile, et leur témoigna son
contentement de la manière dont ils avaient exécuté ses ordres.
Ainsi le seigneur roi d'Aragon remplit toutes les conditions de la paix, et il n'y faillit en rien, ce dont la sainte Eglise et le pape se tinrent pour très satisfaits.
Je laisse le roi d'Aragon, pour vous parler de l'infant En Frédéric et de l'amiral qui ne l'avait pas quitté.
CHAPITRE CLXXXV
Comment le seigneur infant Frédéric prit possession du royaume de Sicile, et assigna un jour auquel tous devaient être réunis à Palerme; et comment, avec
une grande solennité, prit la couronne dudit royaume.
Messire Jean de Procida et les autres membres du conseil du roi, barons, chevaliers, citoyens et hommes des villes de Sicile, apprirent bientôt comment le
seigneur roi les avait abandonnés, et ils engagèrent le seigneur infant En Frédéric à songer à s'emparer de tout le pays; car l'île de Sicile et le royaume tout
entier lui avaient été substitués d'après les termes du testament du seigneur roi En Pierre son père; et si le seigneur roi En Jacques l'avait abandonné, il
n'avait pu renoncer par là qu'au droit qu'il possédait lui-même. « Mais quant au droit que vous y possédez par vous-même, seigneur, il n'y a pas lieu à y
renoncer; et nous ne pensons même pas que cette prise de possession par vous puisse lui déplaire. Il doit lui suffire d'avoir accompli ce qu'il s'était engagea
faire par les conditions de la paix. »
Que vous dirai-je? Il fut ainsi convenu par tous; et on trouva, en consultant les docteurs et les savants, qu'il pouvait justement s'emparer de ce que le
seigneur roi son père lui avait laissé par substitution. Là-dessus, il envoya par toute la Sicile, la Calabre et par tous les lieux dépendants de ce royaume, et
on prit possession, en son nom, des villes, châteaux, lieux et cités. Cependant un jour fut désigné auquel tous les chevetains, chevaliers, syndics des cités et
des villes, devaient se réunir à Palerme; car il voulait se faire couronner roi, et recevoir leur serment à eux tous. Au jour désigné, tous furent réunis à
Palerme, et il s'y trouva un très grand nombre de Catalans, d'Aragonais, de Latins, de Calabrais, et bien d'autres personnes des divers lieux des royaumes.
Lorsque tous furent réunis au palais royal, c'est-à-dire à la salle verte de Palerme, l'amiral prit la parole et leur dit beaucoup de belles choses relatives aux
circonstances dans lesquelles ils étaient engagés, et entre autres choses il leur dit: que, par trois raisons, leur nouveau seigneur était bien réellement ce
troisième Frédéric annoncé par les prophéties, comme devant arriver un jour et devenir le maître de l'empire et de la plus grande partie du monde. Et les
trois raisons étaient: qu'en premier lieu il était bien certain qu'il était le troisième fils qui fût né du roi En Pierre; en second lieu, il était le troisième des
Frédéric qu'on ait vu gouverner la Sicile; et en troisième lieu qu'il serait le troisième Frédéric élu empereur d'Allemagne. Et ainsi donc on pouvait à bon
droit l'appeler Frédéric III, roi de Sicile et de tout le royaume, car le royaume lui appartenait.
A l'instant tous se levèrent en s'écriant: « Dieu donne vie à notre seigneur le roi Frédéric III, seigneur de Sicile et de tout le royaume. » Aussitôt les barons
se levèrent et lui prêtèrent serment et hommage. Puis tous les chevaliers, citoyens et hommes des villes en firent autant; après quoi, en grande solennité, ils
se rendirent, selon l'usage, à la cathédrale de la ville de Palerme, et avec grande bénédiction il y reçut la couronne.[11] Ainsi, la couronne en tête, un globe
dans la main droite et le sceptre dans la main gauche, et revêtu des habits royaux, il s'en alla, chevauchant depuis la grande église de Païenne jusqu'au
palais, au milieu des jeux et des plus vives réjouissances qui aient jamais été faits à aucun couronnement de roi. Arrivés au palais, des tables furent dressées
pour tous les assistants, et chacun y prit place. Que vous dirai-je? La fête dura quinze jours, pendant lesquels dans tout Palerme on ne fit que s'ébahir,
danser, chanter et se livrer à tous les divertissements. Des tables étaient continuellement dressées au palais, et y mangeait qui voulait.
Lorsque les fêtes furent enfin terminées et que chacun fut retourné chez soi, le seigneur roi s'en alla visitant toute l'île de Sicile, puis en Calabre et dans tous
les autres lieux. Madame la reine Constance et toutes les personnes de sa suite avaient eu l'absolution du pape.[12] Aussi tous les jours allait-elle entendre
la messe, car le pape avait été tenu de donner cette absolution, d'après les conditions du traité de paix conclu par le roi d'Aragon avec lui. Par suite du même
traité, madame la reine quitta la Sicile avec dix galères et alla faire un pèlerinage à Rome. Elle prit congé du roi de Sicile, le signa et lui donna sa
bénédiction, ainsi que doit faire une bonne mère envers son fils. Quand elle fut arrivée à Rome, le pape lui fit rendre de grands honneurs et lui accorda tout
ce qu'elle lui demanda. Elle resta dans cette ville, et chaque jour elle allait cherchant des indulgences, en femme qui était la meilleure chrétienne qu'on
connût au monde. Messire Jean de Procida ne la quittait point, et elle resta à Rome à gagner des indulgences jusqu'à ce que le seigneur roi d'Aragon vînt à
Rome voir le pape et traiter de la paix entre le roi Charles et le roi de Sicile son frère, comme vous le verrez par la suite. Et alors il emmena madame la
reine Constance en s'en retournant en Catalogne. Et quand madame la reine Constance fut en Catalogne, elle fit beaucoup de bien pour l'âme du seigneur
roi En Pierre son mari et pour la sienne; elle fonda de nombreux monastères et fit beaucoup d'autres bonnes choses. Et elle mourut à Barcelone, léguant son
corps, comme l'avait fait son fils le roi En Alphonse, à la maison des frères mineurs, et mourut revêtue de la robe des sœurs mineures. Et assurément
chacun peut avoir foi qu'elle repose avec Dieu dans sa gloire[13]. Je cesse de vous entretenir du roi de Sicile et de madame la reine Constance, et je reviens
au seigneur roi d'Aragon.
CHAPITRE CLXXXVI
Comment le seigneur roi d'Aragon rendit au roi de Majorque, son oncle, les îles de Majorque, Minorque et Ibiza, et alla auprès du pape pour traiter de la
paix entre son frère, le roi Frédéric, et le roi Charles; et comment le roi de Castille défia le seigneur roi En Jacques d'Aragon.
Le seigneur roi d'Aragon, voyant qu'il était en paix avec tout le monde, jugea à propos de rendre au roi de Majorque son oncle les îles de Majorque,
Minorque et Ibiza; puis, comme je vous l'ai déjà dit, le seigneur roi d'Aragon alla une première fois voir le pape à Rome, après la conclusion de la paix. Le
pape et les cardinaux lui rendirent de grands honneurs, aussi bien que tous les Romains, et on lui rendit, aussi beaucoup d'honneurs à Gênes et à Pise; mais
dans cette visite il ne put obtenir la conclusion de la paix entre le roi Charles et le roi de Sicile. Il retourna donc en Catalogne, où il remmena madame la
reine, ainsi que je l'ai raconté.
A quelque temps de là le seigneur roi d'Aragon envoya des messages à l'amiral en Sicile pour lui dire de se rendre en Catalogne, et l'amiral se rendit
incontinent à son appel. Puis, peu de temps s'écoula avant que le seigneur roi d'Aragon ne partit de Catalogne avec une flotte nombreuse, pour aller une
seconde fois trouver le pape, afin de conclure définitivement la paix entre le roi Frédéric et le roi Charles. Dès que tout fut près, de Palamos où il
s'embarqua il envoya prier le roi de Majorque son oncle de se trouver à Collioure, car il désirait y avoir une entrevue avec lui; et le seigneur roi de
Majorque s'y rendit incontinent. Le seigneur roi d'Aragon partit donc de Palamos avec cent cinq galères. Et pendant leur séjour à Collioure, il eut une
entrevue avec le roi de Majorque son oncle; et dans cette entrevue ils se firent grand accueil l'un à l'autre; et le seigneur roi d'Aragon lui rendit l'île de
Majorque, et celles de Minorque et d'Ibiza. Ils reconfirmèrent leur paix et leur amitié, comme eussent pu faire un père et un fils, ce qui fit grand plaisir à
tous ceux qui leur voulaient du bien; et le seigneur roi d'Aragon chargea les nobles En Raymond Folch et En Béranger de Sarria de lui remettre en son lieu
et nom lesdites îles, ce qui fut fait et accompli.
Le seigneur roi partit, et il se donna beaucoup de peine dans ce voyage sans pouvoir cependant jamais parvenir à effectuer la paix entre le roi Charles son
beau-père et le roi Frédéric son frère, et il retourna en Catalogne, où tous éprouvèrent un grand plaisir en voyant que Dieu les leur ramenait sains et saufs,
lui et madame la reine.
Je cesserai de vous parler des affaires de Sicile et reviendrai au roi Don Ferdinand de Castille, qui, mal avisé qu'il était, défia le seigneur roi d'Aragon; du
reste, il ne s'écoula pas bien longtemps avant que la paix fût conclue avec le roi Charles. Quelques personnes diront sans doute: « Comment se fait-il donc
qu'En Muntaner passe si sommairement sur ces faits? » Et si c'était à moi qu'ils adressaient cette question, je leur dirais: qu'il est des demandes qui ne
méritent pas de réponse.[14]
CHAPITRE CLXXXVII
Comment la guerre se ralluma entre le seigneur roi En Jacques d'Aragon et le roi Ferdinand de Castille; comment l'infant En Pierre entra en Castille avec
grande puissance, et assiégea la ville de Léon; et comment le seigneur roi En Jacques résolut de pénétrer par le royaume de Murcie, tant par terre que par
mer.
Quand le seigneur roi d'Aragon se représenta à l'esprit le défi que lui avait envoyé le roi de Castille, il en eut grand honte et se dit qu'il lui était nécessaire
de l'en faire repentir. Il ordonna donc au seigneur infant En Pierre de se tenir prêt à entrer en Castille avec mille chevaux armés et cinquante mille
almogavares, et lui prescrivit de pénétrer en Castille par l'Aragon, tandis que lui y entrerait par le royaume de Murcie, aussi avec de très grandes forces.
Que vous ferai-je plus long récit? Ainsi que le seigneur roi l'avait ordonné, ainsi s'accomplit-il. Le seigneur infant En Pierre entra en Castille avec mille
chevaux armés, catalans et aragonais, et environ cinquante mille hommes de pied; et il pénétra dans la Castille à la distance de neuf journées, et assiégea la
cité de Léon, et fit tirer sur la ville ses trébuchets.
Mais je laisse là l'infant En Pierre assiégeant la cité de Léon, qui est dans l'intérieur de la Castille, à la distance d'environ huit journées des frontières de
l'Aragon; et je vais vous parler de nouveau du seigneur roi d'Aragon, qui pénétra dans le royaume de Murcie avec de grandes forces, et y entra à la fois par
terre et par mer.
CHAPITRE CLXXXVIII
Comment le seigneur roi En Jacques d'Aragon prit de vive force la ville d'Alicante et le château, ainsi que bien d'autres châteaux et vit les de Murcie, et la
plus grande partie du royaume; et comment, ayant mis tout en état, il laissa pour son lieutenant le noble En Jacques Pierre, son frère.
La première place du royaume de Murcie devant laquelle il se présenta, fut Alicante. Il attaqua la ville et la prit, puis monta au château, qui est un des plus
beaux châteaux du monde et le seigneur roi l'attaqua avec tant d'ardeur, que lui-même de sa personne il escalada la montagne jusqu'en amont, suivi d'un
grand nombre Je cavaliers qui avaient mis pied à terre, et arriva jusqu'à la porte du château. A peu de distance de la porte se trouvait un pan de muraille qui
avait été abattu et jeté en dedans; c'est par là qu'ils envahirent le château par force d'armes. Et soyez bien certain que le seigneur roi de sa personne y aurait
été le premier, si ce n'eût été d'un bon et expert chevalier de Catalogne nommé En Béranger de Puixmolto, qui tira le seigneur roi et lui dit: « Ah! Seigneur!
Qu’est-ce à dire? Laissez-nous entrer les premiers. » Le seigneur roi ne l'écouta seulement pas et se porta en avant; mais ledit En Béranger de Puixmolto fit
un grand saut en avant, et un autre chevalier le suivit. Là, ceux de dedans se présentèrent pour se défendre; et très certainement ces deux chevaliers y
seraient morts, si ce n'eût été que le seigneur roi de sa personne, l'épée en main, l'écu embrassé, sauta aussi dedans, et il fut le troisième qui y entra. Et
quand le seigneur roi fut sauté dedans, En Béranger de Puixmolto et l'autre chevalier qui virent le roi si près d'eux redoublèrent d'efforts. Le seigneur roi se
couvrit de son écu, et un chevalier de l'intérieur, qui était compagnon d'En Nicolas Péris, l'alcade du château, et était un homme grand et fort, lança contre
le roi l'épieu ferré de chasse qu'il tenait en main, et férit un tel coup dans le premier canton de l'écu, qu'il pénétra dedans de plus d'une demi palme. Le
seigneur roi marcha sur lui en avant; et comme il était jeune, ardent, vigoureux, il lui porta un tel coup de son épée sur le milieu du crâne, que l'armet de
mailles dont il avait la tête couverte ne lui servit de rien, et qu'il le pourfendit jusqu'aux dents. Il arrache ensuite son épée de la tête de cet homme, et va en
férir un autre, et d'un tel coup qu'il en fit voler à terre le bras avec tous les muscles. Que vous dirai-je? Le seigneur roi en dépêcha assez de sa main sur la
place, et pendant ce temps les troupes arrivaient et pénétraient par le portail. En Béranger de Puixmolto ne quittait point le seigneur roi, et faisait aussi de si
beaux faits d'armes que c'était merveille. Que vous dirai-je? Accompagné d'un grand nombre de chevaliers qui étaient entrés après le seigneur roi, il alla à
la porte où était En Nicolas Péris, l'alcade, qui, l'épée dans la main droite et les clefs dans la main gauche, se défendit très bien; mais peu lui valut, et il fut
mis en pièces.
Quand tout le château fut pris, le seigneur roi défendit que l'alcade fût enterré dans, le cimetière, mais il le déclara traître, et on fit jeter son corps aux
chiens. Ainsi, seigneurs, vous qui lirez mon livre, gardez-vous, si vous pouvez, d'avoir à garder aucun château pour un seigneur; car celui qui s'est chargé
de la garde d'un château pour un seigneur doit avoir premièrement à cœur de conserver ce château à son seigneur, et secondement de pouvoir en sortir à son
honneur et à celui de son lignage. Et ce n'est pas cela qui est aujourd'hui à cœur à tous ceux, et en grand nombre, qui reçoivent la garde d'un château; mais
la première chose à laquelle ils songent est de faire leur calcul; et ils se disent ainsi: « Je reçois tant pour la garde de ce château; et avec tant je trouverai un
écuyer qui me le gardera; il me restera donc tant par an. » Ceux qui calculent ainsi calculent follement; car il y a bien des exemples de bons chevaliers et
d'autres braves qui y sont morts après s'y être ruinés, et que leur seigneur a cependant flétris du nom de traîtres. Par exemple ce chevalier, alcade d'Alicante,
nommé En Nicolas Péris, y périt en le défendant, tant que vie fut en lui et tant que vécurent ceux qui étaient avec lui; mais comme il n'y tenait pas autant de
troupes qu'il devait y tenir, et dont le roi de Castille lui payait la solde, et qu'il n'y employait pas ce qu'il recevait chaque année du roi de Castille, pour
chacun de ces faits il fut flétri du nom de traître. Je vous dis donc: que c'est un des postes les plus dangereux du monde de tenir un château pour un
seigneur, en quelque profonde paix qu'on soit; car un jour ou une nuit, voici que vous arrive telle chose qu'on n'aurait jamais pu prévoir.
Ledit seigneur roi prit donc ce château et en confia la garde à En Béranger de Puixmolto, en quoi il eut grandement raison, car il l'avait bien mérité. Il
descendit ensuite dans la ville; et En Raymond Sacomana, En Jacques Béranger et En Saverdun, qui étaient des premiers d'Alicante, et tous les autres,
prêtèrent serment et hommage au seigneur roi de lui livrer la ville d'en bas; car quand ils virent que le château avait été pris, ils comprirent bien qu'ils ne
pouvaient plus l'empêcher d'entrer dans la ville; et certes, si le château n'eût pas été pris, jamais ils ne se seraient rendus au seigneur roi. Aussi Dieu et le roi
de Castille et tout le monde les en tinrent pour excusés; et quand le roi de Castille le sut, il les déclara bons et loyaux, et déclara au contraire Nicolas Péris
traître, ainsi que l'avait fait le seigneur roi d'Aragon, qui, en rendant contre lui cette sentence de trahison, avait agi en seigneur juste et valeureux.
Après avoir pris ses dispositions pour la défense d'Alicante, le seigneur roi alla à Elx, et l'assiégea et la battit avec ses trébuchets. Et pendant qu'il y tenait
son siège, il s'empara de toute la vallée d'Elda, de Novelo, de Nompot, d'Asp, de Petrer et de la Mola. Il eut aussi Crivelleyn, dont le raïs[15] vint à lui et se
fit son homme et son vassal. Il prit Favanella, Callosa et Guardamar. Que vous dirai-je? Il tint si longtemps son siège à Elx qu'il parvint à s'en rendre
maître, et elle se rendit à lui. Puis il s'empara d'Oriola et du château, que lui rendit En Pierre Ruys de Saint-Sabria, qui en était alcade, lorsqu'il eut vu que la
ville d'Oriola s'était rendue. Et il fut bien inspiré de lui livrer ce château sans combat et sans frais; car c'est un des plus forts et royaux châteaux d'Espagne.
Vous voyez bien par là que ce chevalier fit un grand acte de bonté et de courtoisie, en rendant ainsi un tel château au seigneur roi.
Il prit aussi le château de Montaigu, les cités de Murcie, de Carthagène, de Lorca et de Molina, et bien d'autres lieux. Il est vrai que la plus grande partie
appartenaient et devaient appartenir audit seigneur roi à juste titre, selon que vous l'avez déjà pu apprendre en lisant la conquête de Murcie.
Quand le seigneur roi fut maître de la cité de Murcie et de la plus grande partie du royaume, il mit tout le pays en bon état de défense, et y laissa pour son
lieutenant le noble En Jacques Pierre, son frère, en lui donnant une bonne et nombreuse chevalerie.
CHAPITRE CLXXXIX
Comment le seigneur roi En Jacques d'Aragon apprit que l'infant En Pierre, son frère, était mort à Léon, ainsi qu'En Raymond d'Anglesola; et comment ils
revinrent en Aragon, enseignes déployées.
Quand le seigneur roi fut de retour au royaume de Valence, il reçut la nouvelle que son frère, l'infant En Pierre, était mort de maladie au siège de Léon,
ainsi qu'En Raymond d'Anglesola. Le seigneur infant, durant sa maladie, avait mis aussi parfaitement ordre à sa conscience qu'il appartient à tout chrétien
de le faire. Il avait reçu très dévotement tous les sacrements de la sainte Église, en chrétien pur et sans tache qu'il était; car il n'avait jamais connu de femme
charnellement, à l'exception de madame Guillelmine de Moncade, sa femme. En quittant cette vie, il fit la plus belle lin que chrétien puisse faire, pria qu'on
ne fit aucun deuil pour sa mort jusqu'à ce que l'armée fût de retour en Aragon avec sa dépouille mortelle, et demanda aussi qu'on inhumât à ses pieds En
Raymond d'Anglesola, comme celui qui à la vie et à la mort lui avait fait si bonne compagnie.
L'ost leva le siège de Léon avec le corps du seigneur infant En Pierre et celui d'En Raymond d'Anglesola, et retourna en Aragon, enseignes déployées.
Quand ils furent arrivés en Aragon, le seigneur roi apprit ce qui s'était passé et fut fort affligé de la mort du seigneur infant, et il lui fit rendre les derniers
honneurs, comme un bon frère doit faire à son cher et bon frère. L'infant fut bien regretté. Dieu, par sa bonté, veuille recevoir son âme, comme il doit
recevoir celle de tout seigneur bon, juste et droiturier!
Je cesse de vous parler ici du seigneur roi d'Aragon, et retourne aux affaires de Sicile.
CHAPITRE CXC
Comment deux chevaliers de Catane et messire Virgile de Naples rendirent la cité de Catane au duc Robert, fils aîné du roi Charles, que le seigneur roi En
Jacques d'Aragon avait laissé à Catane lorsqu'il était allé une seconde fois vers le pape.
Lorsque le seigneur roi d'Aragon eut laissé le duc Robert à Catane,[16] et fut venu une seconde fois d'Aragon pour s'entendre personnellement avec le pape,
il se rendit à Naples et de là en Sicile. Mais il ne put parvenir à faire la paix entre le seigneur roi de Sicile son frère et le roi Charles son beau-père. Le duc
Robert, fils aîné du roi Charles, demeura en Sicile, dans la cité de Catane, car messire Virgile de Naples et deux chevaliers la lui avait livrée. Paternô,
Adernô, et autres lieux, s'étaient aussi rendus à lui.
La guerre était très animée en Sicile, car le duc y avait un grand nombre de chevaliers. Il y avait bien trois mille chevaux armés, tandis que le seigneur roi
de Sicile n'avait pas plus de mille Catalans et Aragonais; et cependant les gens du seigneur roi de Sicile remportaient tous les jours quelques avantages sur
eux.
CHAPITRE CXCI
Comment trois barons vinrent de France, à la tête de trois cents chevaliers, en aide au roi Charles, et dans l'intention de venger la mort de leurs parents; et
comment, voulant pourchasser la mort du comte Gallerano et de don Blasco d'Aragon, ils pourchassèrent leur propre mort.
Il arriva à cette époque que trois barons de France vinrent en Sicile en aide au roi Charles et pour venger la mort de leurs parents qui avaient péri dans la
guerre de Sicile au temps du seigneur roi En Jacques. Ces trois barons amenaient avec eux trois cents chevaliers, tous d'enté et des meilleurs de France; et
ils prirent le nom de Chevaliers de la Mort. Ils se rendirent à Catane avec le cœur résolu et la ferme volonté de se rencontrer bien décidément avec le noble
En Guillaume Gallerano, comte de Catanzaro, et avec don Blasco d'Alagon, qui tenaient pour le seigneur roi de Sicile, et ils en firent le serment.
Lorsqu'ils furent à Catane, chacun les appelait les Chevaliers de la Mort. Que vous dirai-je? Ils furent informés un jour que le comte Gallerano et don
Blasco se trouvaient en un château de Sicile nommé Gagliano.[17] Aussitôt les trois cents chevaliers, en très bel arroi, et suivis de bon nombre d'autres qui
voulurent les accompagner, se portèrent sur Gagliano.
Le comte Gallerano et don Blasco étant prévenus que ces chevaliers étaient arrivés dans la plaine de Gagliano, reconnurent la troupe qu'ils avaient auprès
d'eux, et trouvèrent qu'ils n'avaient pas plus de deux cents hommes à cheval et de trois cents hommes à pied. Ils résolurent toutefois d'aller avec décision
leur livrer bataille. Dès l'aube du jour ils sortirent de Gagliano en bataille rangée, trompettes et nacaires sonnant.
Les Chevaliers de la Mort, en les voyant venir, reconnurent aussi leur monde, et se trouvèrent bien cinq cents hommes à cheval, tous gens de cœur, et un
grand nombre de gens de pied, qui étaient de leurs terres. Aussitôt que les deux osts se furent aperçues, les papes du comte Gallerano et de don Blasco
s'écrièrent: « Aiguisez vos fers! » Et au même instant tous à la fois s'en vont frappants avec les fers des lances et des dards au milieu des pierres, et en font
jaillir tant de feux que le monde en paraissait tout illuminé, et ce luminaire semblait être d'autant plus éclatant qu'on n'était qu'à la première pointe du jour.
Les Français, à cette vue, s'émerveillèrent fort, et demandèrent ce que cela voulait dire; et des chevaliers qui étaient parmi eux et s'étaient jadis trouvés avec
le pape en Calabre, dans divers faits d'armes, leur dirent que c'était la coutume des papes, et que, chaque fois qu'ils entraient en bataille, ils aiguisaient ainsi
leurs fers; si bien que le comte de Brienne, qui était un de ces comtes arrivés de France, s'écria: « Ah Dieu! Qu’est-ce donc que cela? C’est avec de vrais
diables que nous nous trouvons; car, qui aiguise ainsi le fer de sa lance montre bien qu'il a le cœur ferme à se battre. Voilà donc que nous avons trouvé ce
que nous venions chercher. » Là-dessus il se signa, se recommanda à Dieu, et ils s'avancèrent les uns sur les autres rangés en bataille.
Le comte Gallerano et don Blasco ne voulurent former ni avant-garde ni arrière-garde; mais ramassant toute leur cavalerie sur la gauche, et tous les
almogavares sur la droite, ils allèrent ainsi férir contre l'avant-garde ennemie, et avec une telle impétuosité de choc qu'on eût dit que le monde en croulait.
La bataille fut terrible. Les almogavares manœuvrèrent si expertement leurs dards que c'était vraie diablerie que ce qu'ils faisaient; car à peine avaient-ils
pénétré entre les rangs ennemis, qu'ils avaient mis par terre plus de cent hommes des Français, en tuant le chevalier ou le cheval; puis ils mirent leurs bois
de lances en tronçons et éventrèrent les chevaux, se faisant voie au milieu d'eux avec la même aisance que s'ils se fussent promenés dans un jardin. Le
comte Gallerano et don Blasco s'attaquèrent aux bannières des Français, de telle manière qu'ils les renversèrent toutes à terre. C'est alors que vous eussiez
vu de beaux faits d'armes et de beaux coups donnés et reçus. Jamais si peu de combattants ne livrèrent bataille si sanglante; et jusqu'à midi on ne pouvait
encore juger qui avait l'avantage, si ce n'est que les bannières françaises étaient toutes abattues, à l'exception de celle du comte de Brienne, qui avait lui-
même relevé la sienne lorsque son porte-bannière eut été tué, et l'avait confiée à un autre chevalier.
Quand les Catalans et les Aragonais virent que les Français tenaient si vigoureusement, un grand cri se fit entendre entre eux, et tous crièrent à la fois: «
Aragon! Aragon! » Ce mot les réchauffa tous d'une nouvelle ardeur; et ils férirent cette fois si vigoureusement, que ce fut la chose la plus merveilleuse du
monde. Il ne restait plus que quatre-vingts Français, qui prirent position sur un tertre. Là le comte Gallerano et don Blasco vinrent les attaquer. Que vous
dirai-je? Tous emportèrent avec eux le titre qu'ils avaient apporté de France; car ils avaient pris le nom de Chevaliers de la Mort, et tous reçurent la mort.
Des trois cents chevaliers et de tous ceux qui les avaient accompagnés, il n'échappa que cinq hommes à chevaux bardés, qui étaient de Catane, et qui les
avaient accompagnés pour leur servir de guides.
Quand tous Turent morts, la troupe du comte Gallerano et de don Blasco prit possession du champ; et vous pouvez être assurés qu'ils y firent un si immense
butin que tous ceux qui avaient été à cette bataille en furent riches à toujours. Ils reconnurent ceux des leurs qui leur manquaient, et trouvèrent qu'ils avaient
perdu jusqu'à vingt-deux hommes à cheval, et trente-quatre hommes à pied; et ainsi, joyeux et satisfaits, aussitôt qu'ils eurent levé le champ, ils rentrèrent à
Gagliano. Entre Gagliano et Traina,[18] ils déposèrent leurs blessés et les firent bien soigner.
La nouvelle de cette rencontre parvint au seigneur roi de Sicile, qui se trouvait à Nicosie, et il en éprouva une vive joie, lui et tous ceux qui lui désiraient du
bien.
Le quatrième jour après la bataille, le comte Gallerano et don Blasco allèrent reconnaître Paterno et Ademô, et prirent bon nombre de Français qui étaient
venus de Catane dans les forêts pour se procurer du fourrage et du bois; et il s'y trouvait bien deux cents chevaliers français qui étaient venus à la garde de
ces voitures d'équipages, et tous furent tués ou faits prisonniers
II y eut un grand deuil à Catane pour la perte des Chevaliers de la Mort. Le roi Charles et le pape éprouvèrent aussi une grande douleur en apprenant cette
nouvelle, si bien que le pape dit: « Nous pensions avoir fini, et nous n'avons rien fait. Il paraît que celui-ci défendra aussi bien la Sicile que l'ont fait son
père et son frère. Et tout jeune qu'il est, il montrera bien de quelle maison il est sorti; aussi je crois bien que, si la paix ne vient pas mettre fin à tout cela,
nous n'avons à recevoir de ce côté que du dommage. »
CHAPITRE CXCII
Comment le roi Charles envoya son fils, le prince de Tarente, en Sicile avec douze cents chevaux armés et cinquante galères; et comment il fut battu à
Trapani par le seigneur roi En Frédéric de Sicile, fait prisonnier et renfermé au château de Cefallu.
Quand le roi Charles apprit cette nouvelle, il fit appareiller, à Naples, son fils le prince de Tarente, et lui donna douze cents chevaux armés, soit Français,
soit Provençaux, soit Napolitains, tous gens de cœur. Il fit préparer cinquante galères, toutes ouvertes en poupe, et ces troupes s'y embarquèrent. Le roi
Charles ordonna à son fils de se rendre à l'instant en droite ligne à la plage du cap Rolland, au château de Saint Marco, à Castallo et à Francavilla; car il
valait mieux débarquer en toute sûreté sur son propre territoire que de se présenter en ost à part dans tout autre endroit. Il ajouta que là il trouverait une
nombreuse cavalerie du duc[19] qui se joindrait bientôt à lui, et qu'ils pourraient de plus retirer d'abondants rafraîchissements des lieux qui tenaient pour
eux; et qu'enfin de là ils pourraient, en tout temps, marcher sur Catane par un pays qui tenait pour lui. Et assurément le roi Charles indiquait la droite voie,
si on eût voulu le croire; mais Jeunesse s'accorde rarement avec Sagesse, et n'écoute que Volonté.
Le prince s'embarqua donc à Naples avec tout ce monde, prit congé du roi Charles son père, qui le bénit, le signa, et lui recommanda de bien faire, lui et
tous ceux qui étaient avec lui. Tous lui baisèrent les mains, s'embarquèrent et firent voile pour Trapani.
Mais voyez comme ils se souvinrent de ce que le roi Charles leur avait dit! Tous dirent au prince: « Seigneur, prenons terre le plus loin que nous pourrons
du duc; et puis nous marcherons, bannières déployées, vers Catane, mettant à feu et à sang tout ce qui s'offrira devant nous. Ce serait grande honte à vous
de vous réunir sitôt au duc; car il paraîtrait que vous n'osez rien entreprendre par vous-même. »
Le prince prêta l'oreille à ces conseils, oubliant tout ce que le roi Charles lui avait recommandé, et il vint à Trapani. Au moment où les voiles passèrent
devant le cap de Gallo, les vedettes les aperçurent faisant route vers Trapani, et en prévinrent aussitôt par un message le roi de Sicile qui était à Castro-
Giovanni, situé au milieu de l'île, et d'où l'on peut se transporter rapidement çà ou là. Dès qu'il sut que le prince faisait route vers Trapani, il envoya ordre à
ses barons, dans toute la Sicile, de se rendre à Calatafuni, où il se trouverait. Il l'envoya dire aussi à En Huguet d'Ampurias, qui était à Marco en Calabre; et
dès que chacun eut reçu le message, tous se disposèrent à se rendre auprès du roi.
Le prince avait un temps si favorable, qu'avant que le seigneur roi eût réuni tout son monde, il avait pris terre aux canaux de Trapani, entre cette ville et
Mazzara. Il fit débarquer ses chevaux et tout son monde, marcha sur Trapani et l'attaqua. Mais il ne put rien y faire et y éprouva au contraire de grands
dommages. Il quitta donc ce lieu et marcha sur Mazzara. Le seigneur roi avança à sa rencontre avec les troupes qu'il avait sous la main, et qui n'étaient
composées en tout que de six cents chevaux armés et trois mille almogavares. Il y avait avec le roi: le comte Gallerano, don Blasco, don G. Raymond de
Moncada, En Béranger d'Entença et autres bons et braves chevaliers.
Quand les deux osts furent en présence, elles se mirent chacune en ordre de bataille. Le comte Gallerano, don G. Raymond de Moncade et don Blasco
formaient l'avant-garde du seigneur roi de Sicile. Les gens de pied furent placés à l'aile droite et la cavalerie à la gauche. Aussitôt que les almogavares se
virent près de férir, ils poussèrent leur cri: « Aiguisez vos fers. » Et tous frappèrent en même temps de leurs lances par terre et firent jaillir mille étincelles.
On eût dit une grande illumination; et tous les gens de l'armée du prince s'en épouvantèrent fort, quand ils en surent la cause, aussi bien que l'avaient fait les
Chevaliers de la Mort.
Cependant les deux avant-gardes s'approchèrent et se heurtèrent d’une manière si vigoureuse que ce fut merveille. Dès que l’avant-garde du seigneur roi de
Sicile eut donné, le seigneur roi, qui était fort bien équipé tt bien monté, bouillant, jeune, brave, bon homme d'armes, ne voulut pas attendre plus longtemps,
et chevaucha tout droit là où était la bannière du prince, et y férit avec tant de vigueur, et asséna de sa main un tel coup de lance sur le porte-bannière du
prince, que, bannière et homme, il culbuta tout à la fois par terre et en monceau. C'était là qu'il fallait voir de beaux faits d'armes. Le prince était également
jeune, grand, fier, ardent, vigoureux et un des bons chevaliers du monde; de telle sorte que c'était merveille de voir ce que le seigneur roi et lui faisaient de
leur personne. Que vous dirai-je? Le prince voulut relever sa bannière, et tout ce qu'il y avait de bons chevaliers d'un côté et de l'autre se réunirent dans ce
conflit. Le seigneur roi ne voulait pas s'éloigner de la mêlée, et luttait de toute sa puissance pour que la bannière du prince ne fût pas relevée.
Dans ce conflit, le seigneur roi et le prince se rencontrèrent face à face, et se reconnurent, et en eurent tous les deux grande joie. Il fallait les voir tous deux
combattre corps à corps; car certes chacun d'eux pouvait dire avoir bien trouvé son compagnon. Ils se traitèrent de telle manière que chacun dépeça sur
l'autre tout ce qu'il portait d'armes. A la fin le seigneur roi donna un tel coup de sa masse d'armes sur la tête du cheval du prince qu'il en resta tout étourdi et
alla rouler par terre. Aussitôt que le prince fut tombé, un cavalier nommé En Martin Péris d'Aros, qui vit bien que c'était le prince, mit pied à terre et voulut
le tuer. Et le seigneur roi s'écria: « Non, non! Qu’on ne le tue point. » Mais don Blasco l'entendit et dit: Tuez-le. » Et le seigneur roi cria encore: « Qu'on ne
le tue pas! »
Si bien que le seigneur roi voulut descendre de cheval, et Martin Péris d'Aros s'écria: « Seigneur, ne démontez point; je saurai bien vous le garder, et on ne
le tuera pas puisque vous le voulez ainsi. » On peut bien dire que ce jour-là le roi fut comme un bot parrain pour le prince; car c'est par Dieu et par lui que
vie lui fut conservée. Dieu veuille qu'il lui en rende bonne récompense, bien qu'il soit juste que sang noble soutienne sa cause!
Lorsque le prince sut que c'était le seigneur roi avec lequel il avait eu si chaude affaire, il se rendit à lui. Le seigneur roi le recommanda audit Martin Péris
d'Aros, et à son frère En Pierre d'Aros, et à En Garcia la Neuve d'Ayvar. Après cette recommandation faite, il parcourut le champ de bataille, la masse
d'armes en main, partout où la mêlée était la plus épaisse. Et il fit de si beaux faits d'armes ce jour-là, qu'il donna à connaître à tous qu'il était bien le digne
fils du bon roi En Pierre et le petit-fils du bon roi En Jacques. Que vous dirai-je? Aussi terrible allait-il à travers le champ de bataille, abattant chevaliers et
faisant rouler les chevaux, que se précipite un lion parmi les animaux. Quant aux almogavares, je vous dirai le coup que fit un d'entre eux, nommé Porcel,
que j'ai eu ensuite dans ma compagnie en Romanie. Avec un long couteau à tailler les viandes, celui-là donna un tel coup à un cavalier français que la
jambière et la jambe s'en allèrent ensemble, et qu'ensuite l'arme s'enfonça bien d'une demi-palme dans le flanc du cheval. Pour les coups de dards, je ne
saurais vous les décrire. Il y eut tel coup de dard qui, en atteignant le chevalier par son écu, perçait l'écu et le chevalier garni de ses armes d'outre en outre.
Enfin la victoire fut gagnée, et tous les gens du prince furent étendus morts sur la terre ou faits prisonniers.
Aussitôt après la victoire, le seigneur roi envoya à Trapani, à Mazzara, à Calatafuni, à Castel a Mare et à Alcamo, avec ordre que chacun apportât du pain et
du vin; car il voulait rester tout ce jour-là au champ, et que ses troupes prissent possession du champ, et que tout ce que chaque individu aurait gagné lui
appartint en propre; lui ne voulait pour sa part que le prince et les seigneurs banneret? Qui avaient été faits prisonniers; quant aux autres, ils devaient
appartenir à ceux qui les avaient gagnés et pris.
Les rafraîchissements arrivèrent bientôt au champ en grande abondance, et tous mangèrent et burent à volonté. Le seigneur roi y fit aussi dresser ses tentes
et y mangea avec ses riches hommes. Là, sous une belle tente, il fit aussi déposer le prince; on lui défit ses armes et on fit venir les médecins du seigneur
roi, qui lui pansèrent une grande blessure de longue épée qu'il avait reçue au visage, ainsi que d'autres blessures; on lui servit ensuite à manger d'une
manière somptueuse, et le seigneur roi recommanda de le bien soigner. Ce jour-là, tous se reposèrent sur le champ de bataille sous les tentes, et les troupes
levèrent le champ; si bien qu'il n'y eut aucun homme qui n'eût gagné tant que sans fin. A la nuit le seigneur roi et toute l'armée, satisfaits et joyeux,
entrèrent à Trapani avec le prince et les prisonniers; et ils y demeurèrent quatre jours. Puis le seigneur roi ordonna de conduire le prince au château de
Cefalù, de le garder et de le bien soigner. Quant aux riches hommes prisonniers, il les fit répartir dans les divers châteaux et les recommanda à différents
chevaliers. Ainsi qu'il avait commandé, ainsi fut-il exécuté.
Le prince fut conduit, à petites journées, à Cefalù; et il eut une garde digne d'un tel seigneur. Tout cela réglé par le seigneur roi, les chevaliers retournèrent
chacun à leur poste sur les frontières.
Je cesse de vous entretenir du seigneur roi, pour vous parler du duc et du roi Charles.
CHAPITRE CXCIII
Comment le roi Charles et le Saint-Père firent dire au roi Philippe de France d'envoyer son frère messire Charles en Sicile, le pape voulant lui venir en aide
avec le trésor de Saint-Pierre, ce qui fut accordé par le roi et les douze pairs de France.
Le duc ayant appris la grande défaite et l'emprisonnement de son frère et le grand dommage qu'il avait éprouvé, vous pouvez croire qu'il en fut vivement
affligé, et le roi Charles par-dessus tous les autres; et toutes les nobles maisons de Naples furent orphelines de leurs chefs. Le pape, aussitôt qu'il apprit
cette nouvelle, en fut aussi très affligé. Et s'il avait bien parlé en apprenant la perte des Chevaliers de la Mort, il en dit bien cette fois deux fois autant; car il
déclara, qu'il regardait le trésor de Saint-Pierre comme épuisé si on ne faisait la paix avec le roi Frédéric. Il envoya donc un cardinal au roi de France, avec
des messagers du roi Charles, qui y allaient en même temps pour prier le roi de France d'envoyer son frère, messire Charles, en Sicile, en aide du duc,
disant que, s'il ne le faisait, il se tînt pour dit que le duc était obligé de faire de ces deux choses l'une: ou il serait forcé d'abandonner tout ce qu'il possédait
en Sicile, ou bien il serait pris ou tué. Quant au pape, il promettait de donner à messire Charles, sur les trésors de l'Église, la solde qui lui conviendrait pour
lui et pour les chevaliers qu'il mènerait avec lui, et il l'engageait à amener avec lui, s'il le pouvait, cinq mille cavaliers, assurant qu'il leur fournirait tout
l'argent nécessaire.
Les envoyés du roi Charles et le cardinal se rendirent en France, et exposèrent la chose au roi de France et aux douze pairs. Et là il fut décidé: que pour rien
au monde le roi Charles ne serait point abandonné, ni lui ni ses fils, par la maison de France; car le déshonneur et le dommage éprouvés par ledit roi
intéressaient plus la maison de France qu'aucune autre. Et je vous dis qu'ils avaient bien raison, et que si les autres rois du monde faisaient de même, et
donnaient aide à ceux qui sont issus d'eux, ils s'en trouveraient bien mieux et en seraient plus redoutés qu'ils ne le sont quand ils les abandonnent.
Il fut donc décidé que messire Charles viendrait en personne, et qu'il tâcherait d'avoir les riches hommes et chevaliers qu'il jugerait à propos, et que l'Eglise
paierait tout.
Si bien que messire Charles accepta volontiers l'entreprise de Sicile, où, si cela lui plaisait, il avait la faculté de s'y fixer; et cela lui convenait assez. Après
avoir adopté la donation du royaume d'Aragon, au détriment du roi En Pierre son oncle, il acceptait ainsi maintenant l'entreprise contre le seigneur roi de
Sicile, son cousin germain; mais les deux dons devaient lui tourner à mal. Et chacun peut voir ce qui résulte de tels actes d'ingratitude; car il y a cent ans
que la maison de France ne fait rien qui tourne à son honneur, mais bien à sa honte. Et ainsi arrivera-t-il toujours à ceux qui ne suivent pas la vérité et la
justice.
Je cesserai ici de vous parler du roi Charles, qui va cherchant à réunir les troupes qui doivent passer avec lui en Sicile, et je vous entretiendrai d'un vaillant
homme, humble de chevance et de naissance, qui, par sa prouesse, s'éleva en peu, de temps plus haut que ne monta jamais nul homme jusqu'ici. Et j'ai
d'autant plus volonté de vous en parler en ce moment, que tous ces faits dont va suivre le récit, furent des faits grands et merveilleux et importants, et qui
doivent être cités à l'honneur de la maison d'Aragon. Et ce qui m'a en grande partie excité à écrire ce livre, c'est pour rappeler les grandes merveilles
advenues par ce vaillant homme, et les grandes victoires que les Catalans et les Aragonais ont eues en Romanie, et qui ont eu en lui leur origine. Et ces
merveilles nul ne peut aussi réellement les rapporter au vrai que je puis le faire; car, au temps de sa prospérité, j'étais en Sicile son lieutenant général et le
chef de toutes les affaires les plus importantes qu'il eût, tant sur mer que sur terre. Ainsi donc vous devez tous beaucoup mieux m'en croire.
CHAPITRE CXCIV
Où on raconte le commencement de frère Roger, qui depuis s'éleva si haut, et les grandes prouesses qu'il fit dans sa vie.
La vérité est que l'empereur Frédéric[20] eut un fauconnier qui était d'Allemagne et avait nom Richard de Flor,[21] et fut très bel homme; et il lui donna
pour femme la fille d'un notable de la ville de Brindes, qui était un homme fort riche; si bien que, entre ce que l'empereur lui donna et ce qu'il reçut de sa
femme, il fut grandement riche. De cette dame il eut deux fils; l'aîné eut nom Jacques de Flor, et le plus jeune eut nom Roger de Flor. Au temps où
Conradin vint au royaume de Sicile,[22] l'aîné n'avait pas plus de quatre ans, et ledit Roger pas plus d'un an. Leur père était bon homme d'armes et voulut
se trouver à la bataille de Conradin contre le roi Charles, et dans cette bataille il mourut. Quand le roi Charles se fut rendu maître du royaume, il confisqua
tous les biens de ceux qui avaient pris part à la bataille, sans faire partie ni de la maison de l'empereur, ni de celle du roi Manfred; si bien qu'il ne resta plus
à ces enfants et à leur mère que ce que la mère avait apporté en dot; car ils furent dépouillés du reste de leur héritage. Or, en ce temps, les nefs des
Messinois venaient relâcher à Brindes. Là venaient hiverner aussi ceux de la Pouille, qui voulaient transporter hors du royaume des pèlerins ou des
provisions; car les Messinois possédaient et possèdent encore beaucoup de grands établissements à Brindes et par toute la Pouille et par tout le royaume.
Les nefs qui venaient hiverner commençaient dès le printemps à faire leur chargement pour aller à Acre, et prenaient des chargements de pèlerins,[23] ou
d'huile, ou de vin, ou de toutes sortes de graisses ou de froment Assurément c'est le lieu le plus propre au passage d'outremer, qui soit dans toute la
chrétienté; et de plus, situé sur une terre abondante en tous biens et assez proche de Rome; et il s'y trouve le meilleur port du monde, car les maisons
s'avancent jusque dans la mer.
Par la suite, lorsque ledit enfant Roger eut environ huit ans, il advint qu'un prud'homme, frère servant du Temple, nommé frère Vassal, lequel était natif de
Marseille et était commandeur d'une nef du Temple, et bon marin, vint hiverner pendant une saison à Brindes avec sa nef; et il fit lester sa nef et la fit
radouber en Pouille. Pendant qu'il faisait radouber sa nef, cet enfant Roger allait çà et là par la nef et par les œuvres, avec la même légèreté que s'il eût été
un petit mousse; et tout le jour il était avec eux, car la maison de sa mère était très voisine du lieu où la nef se tenait en relâche. Ce brave frère Vassal
s'attacha tellement au dit enfant Roger, qu'il l'aimait comme s'il eût été son fils. Il le demanda à la mère, et lui dit que, si elle le lui confiait, il ferait son
possible pour qu'il fût un brave Templier. La mère, voyant qu'il était un prud'homme, le lui confia volontiers, et lui le reçut. L'enfant Roger devint le plus
expert novice en mer; c'était merveille de le voir monter aux cordages et exécuter toutes les manœuvres. Si bien que, quand il eut quinze ans, il fut tenu, en
ce qui concerne la pratique, pour un des bons marins du monde; et quand il eut vingt ans, il fut bon marin de théorie et de navigation. Si bien que ce brave
frère Vassal lui laissait faire de la nef à toutes ses volontés. Le grand-maître du Temple, qui le vit si ardent et si brave, lui donna le manteau de Templier et
le fit frère servant.
Peu de temps après qu'il eût été reçu frère Templier, le Temple acheta des Génois une grande nef, la plus grande qui eût été faite en ce temps-là; et elle
avait nom le Faucon, et on la confia audit frère Roger de Flor. Cette nef navigua longtemps habilement et avec grande valeur, si bien qu'avec sa nef frère
Roger se trouva à Acre; et l'ordre du Temple fut si satisfait du service de cette nef, que de tant et tant de nefs qu'il y avait, on n'en aimait aucune autant que
celle-là.
Or, ce frère Roger fut le plus généreux homme qui naquît jamais, et on ne saurait lui comparer que le Jeune Roi,[24] tout ce qu'il gagnait, il le partageait en
don entre les notables chevaliers du Temple, ou avec beaucoup d'amis qu'il savait ainsi se faire. Dans ce temps-là on perdit Acre, et il était alors au port
d'Acre avec sa nef; et il reçut à bord des dames, des jeunes filles avec de grands trésors et un grand nombre de braves gens; et puis il transporta tout le
monde à Mont-Pèlerin et ainsi il gagna sans fin dans ce voyage. Et quand il fut revenu de ce côté de la mer, il donna beaucoup d'argent au grand-maître et à
tous ceux qui avaient du pouvoir au Temple. Quand cela fut fait, des envieux l'accusèrent auprès du grand-maître, disant qu'il possédait de grands trésors
qui lui étaient restés de l'affaire d'Acre; si bien que le grand-maître s'empara de tout ce qu'il put trouver du sien, et puis voulut s'emparer aussi de sa
personne; mais lui en fut informé, et il abandonna sa nef dans le port de Marseille[25] et il s'en vint à Gênes, où il trouva messire Ticino Doria, et autres
amis qu'il avait su se faire; et il emprunta d'eux de quoi acheter une bonne galère, nommée l'Olivette, et l'arma fort bien. Avec cette galère il vint à Catane
trouver le duc[26] et s'offrit à lui de tout ce qu'il possédait, et sa galère et sa personne. Le duc ne l'accueillit bien ni de fait ni de parole, et il y resta trois
jours sans pouvoir obtenir une bonne réponse. Au quatrième jour, il se présenta devant lui et lui dit: « Seigneur, je vois qu'il ne vous est pas agréable que je
sois à votre service; sur quoi je vous recommande à Dieu, et je vais chercher un autre seigneur auquel mes services puissent plaire. » Le duc lui répondit
qu'il allât à la bonne aventure.
Aussitôt il s'embarqua et vint à Messine, où il trouva le seigneur roi Frédéric, et se présenta à lui et lui offrit ce qu'il avait offert au duc; et le seigneur roi
l'accueillit fort gracieusement et accepta son offre. Bientôt il l'attacha à sa maison et lui assigna bonne et honorable solde; et lui et tous ceux qui étaient
venus avec lui firent hommage au roi. Si bien que le frère Roger, en voyant le bel et honorable accueil que lui avait fait le seigneur roi, s'en tint pour très
satisfait.
Quand il eut été huit jours avec le seigneur roi et eut fait reposer son monde, il prit congé du seigneur roi, fit route pour la Pouille, et s'empara en chemin
d'une nef toute chargée de vivres, que le roi Charles envoyait au duc, à Catane. Il la fit aussitôt monter par des gens à lui, et transporta sur sa galère tous les
hommes de ladite nef; et il envoya à Syracuse cette nef qui était à trois ponts et chargée de grains et autres provisions. Il prit ensuite dix térides, également
chargées de vivres, que le roi Charles envoyait au duc; et avec ces térides il s'en vint à Syracuse, et ravitailla cette ville, où il y avait grande disette de
vivres; et avec sa galère il alla approvisionner aussi le château d'Agosta.
Que vous dirai-je? Avec cette capture il approvisionna ainsi Syracuse, le château d'Agosta, Lenti et toutes les autres places occupées par les gens du
seigneur roi, et qui étaient aux environs de Syracuse. Il fit aussi vendre les provisions à Syracuse à bon marché, et en envoya à Messine; et avec l'argent il
paya les soudoyers qui étaient au château de Syracuse, dans la cité d'Agosta, à Lenti, et dans toutes les autres places; de sorte qu'il paya tout le monde, les
uns en argent, les autres en denrées, pour six mois. Ainsi il approvisionna tout, et il lui resta encore, du butin qu'il avait fait, environ huit mille onces. Il
revint à Messine, et envoya au seigneur roi, qui parcourait en ce moment la Sicile, mille onces en beaux carlins; et il paya les soudoyers qui étaient avec le
comte de Squillace, et à Calanna, à la Motta, au château de Santa-Agata, à Pentedattilo, à Amandolea et à Gerace; c'est à savoir, les uns en argent et les
autres en vivres, également pour six mois. Outre sa propre galère il en arma quatre autres qu'il tira de l'arsenal. Et dès qu'il les eut armées, il prit une
seconde fois la route de la Pouille, et s'empara à Otrante de la nef d'En Béranger Samuntada, de Barcelone, qui était chargée de froment appartenant au roi
Charles, grande nef à trois ponts que le roi Charles envoyait à Catane. Il la fit monter par les siens et l'envoya à Messine, et fit grande largesse à cette cité
avec toutes les autres nefs et les lins dont il s'empara; car il en envoya, ainsi chargées de vivres, plus de trente. De sorte que ce serait chose infinie
d'énumérer le butin qu'il eut, et aussi le bien qu'il fit à Messine, et à toute la contrée; ce fut vraiment une grande chose.
Quand il eut fait tout cela, il acheta bien cinquante bons chevaux, avec lesquels il monta des écuyers catalans et aragonais, qu'il reçut dans sa compagnie; il
attacha cinq cavaliers catalans et aragonais à sa maison; et, muni de beaucoup d'argent, il alla où était le seigneur roi, qu'il trouva à Piazza, et là il lui remit
plus de mille onces en espèces. Il en donna aussi à don Blasco et à En G. Gallerano, et à En Béranger d'Entença surtout, avec qui il se lia de telle amitié
qu'ils firent entre eux fraternité d'armes et mirent en commun tout ce qu'ils pouvaient posséder.
Que vous dirai-je? Il n'y eut ni riche homme ni chevalier qui ne reçût de ses dons; et dans toutes les forteresses où il venait, il payait aux soudoyers leur
solde pour six mois. Ainsi il renforça le seigneur roi, et restaura si bien son monde qu'un homme en valait plus que deux ne pouvaient valoir. Le seigneur
roi voyant son mérite, le créa vice-amiral de Sicile et membre de son conseil, et lui donna le château de Trip, le château d'Alicata et les revenus de Malte.
Le frère Roger, voyant les honneurs dont le comblait le seigneur roi, lui laissa sa compagnie de cavaliers, à laquelle il donna pour chefs deux chevaliers,
dont l'un s'appelait En Béranger de Mont-Roig, Catalan, et l'autre messire Roger de la Mâtine, et il leur remit de l'argent pour subvenir à leurs dépenses et à
tout ce dont ils pourraient avoir besoin. Il prit ensuite congé du seigneur roi, s'en vint à Messine, y arma cinq galères et un lin, et se disposa à aller courir
toute la principauté, la plage romaine et toute la rivière[27] de Pise, de Gênes, de Provence, de Catalogne, d'Espagne et de Barbarie; et tout ce qu'il trouvait,
amis ou ennemis, avec argent ou bonnes marchandises qu'il pût charger sur ses galères, il le prenait. Aux amis, il faisait des reconnaissances de sa dette, et
leur disait qu'à la paix ils seraient remboursés; aux ennemis, il prenait pareillement tout ce qu'il trouvait de bon sur eux, et laissait les lins et les personnes,
car jamais il ne faisait de mal aux personnes; et chacun s'en allait ainsi, fort satisfait de lui. Si bien qu'en ce voyage il gagna sans fin, or, argent et bonnes
marchandises, autant que les galères pouvaient en porter.
Avec ce butin il retourna en Sicile, où tous les soudoyers, hommes de cheval et hommes de pied, l'attendaient, comme les Juifs attendent le Messie. Arrivé
à Trapani, il entendit dire que le duc était venu contre Messine, et qu'il la tenait assiégée par mer et par terre; il vint alors à Syracuse, et là il désarma. Et si
les soldats l'avaient toujours attendu avec grande confiance, lui songeait aussi à les bien traiter; et tout homme qu'il rencontra, soit homme de cheval, soit
homme de pied, soit garde de château, en Sicile ou en Calabre, il leur paya une nouvelle solde de six mois. De cette manière, tous les soudoyers étaient de
si bonne volonté qu'un seul en valait deux. Puis il fit venir sa compagnie, lui paya également sa solde, et enfin envoya de plus au roi ainsi qu'à tous les
riches hommes de grands secours d'argent.
CHAPITRE CXCV
Comment le duc Robert[28] assiégea Messine avec toutes ses forces; comment à cette nouvelle le seigneur roi Frédéric envoya à Messine don Blasco et le
comte Gallerano avec des secours; et comment le duc Robert passa en Calabre, ce dont furent très fâchés tous ceux de Messine
II est vérité que le duc sut que Messine n'était pas bien approvisionnée de vivres, et crut pouvoir la resserrer étroitement; il pensa qu'en allant avec son ost à
Catane, et en faisant rester sa flotte dans les eaux de cette place, ni lin ni barque ne pourraient entrer, soit à Messine, soit à et, et qu'ainsi il pourrait à la fois
tenir deux sièges; il lui était en effet particulièrement facile de resserrer Messine, de manière à ce qu'aucun secours ne lui arrivât par terre, car il occupait
Melazzo, Monforte, Castiglione, Francavilla, Jaci et Catane. Il mit donc ses frontières en état; il plaça des renforts à Catane, à Paterne, à Adernô, à Cesaro
et aux autres lieux, et s'en vint à Messine avec toute son armée navale, composée de plus de cent galères. Il prit terre à Rocamadour et puis s'en vint au
bourg, là où se tient le marché, et mit tout à feu et à sang; et puis s'en vint à l'arsenal, où il incendia deux galères; mais les autres furent mises à l'abri assez
à temps.
Que vous dirai-je? Chaque jour il nous livrait de grandes batailles. Et je puis bien vous le dire, car je fus présent au siège, du premier jour jusqu'au dernier,
et j'avais établi ma connétablie[29] depuis la tour de Sainte Claire jusqu'au palais du seigneur roi; et nous y lûmes, inquiétés plus qu'on ne le fut dans aucun
autre lieu de la ville, si bien qu'ils nous donnaient fort à faire et par terre et par mer.
Cependant le seigneur roi de Sicile ordonna alors à don Blasco et au comte Gallerano de se tenir prêts avec sept cents hommes à cheval, l'écu au cou, et
avec deux mille almogavares, pour se porter au secours de Messine, et de ne pas revenir qu'ils n'eussent combattu le duc. Ne croyez pas qu'aucun d'eux
hésitât, car ils étaient tous également de grand cœur. Dès qu’ils furent à Trip, ils nous mandèrent que, le matin suivant, dès l'aube du jour, ils seraient avec
nous devant Messine, et que nous attaquassions d'un côté tandis qu'ils attaqueraient de l'autre l'ost du duc. Nous nous disposâmes donc avec grande
allégresse à partir le matin suivant et à attaquer; mais pendant la nuit, le duc fut informé de notre projet; et dès qu'il fut jour, tous étaient déjà passés en
Calabre, sans qu'il restât autre chose que quelques lentes qu'ils n'avaient pu enlever; car le jour les avait surpris.
Dès que l'aube parut, don Blasco, le comte Gallerano et toute leur troupe, tous prêts pour la bataille, se trouvaient sur la montagne qui domine Matagrifon,
et ceux de la cité se tenaient tout prêts à exécuter leur sortie; mais quand ils regardèrent, ils ne trouvèrent plus personne, car tous avaient passé à Catona et
s'y étaient logés. Don Blasco et le comte Gallerano avec leur troupe entrèrent à Messine, et tous furent bien fâchés de n'avoir pu livrer bataille; si bien
qu'En Xiver de Josa, qui portait la bannière du comte Gallerano, leur envoya à Catona un jongleur pour leur chanter des couplets, dans lesquels il leur
faisait savoir: qu'ils étaient prêts, et que, s'ils voulaient revenir à Messine, on leur laisserait prendre terre en toute sûreté, et puis qu'on les combattrait
ensuite. Ils n'en voulurent rien faire; car ils redoutaient ces deux riches hommes, plus qu'aucune personne qui fût au monde; et ils avaient raison de le faire,
car ils étaient 1res excellents chevaliers et de grande valeur, et ils les avaient vaincus dans bien des batailles.
CHAPITRE CXCVI
Comment Messine étant en danger de se rendre par famine, elle fut ravitaillée par frère Roger avec dix galères chargées de froment; et comment le duc, le
lendemain de ce ravitaillement, fut forcé de lever le siège et de retourner à Catane.
Le siège dura tant, que Messine fut en danger de se rendre par famine; et pourtant le seigneur roi y était entré deux fois, et chaque fois il y avait introduit
plus de dix mille bêtes chargées de blé et de farine, et beaucoup de bétail; mais tout cela n'était rien. Le blé qui venait par terre produisait bien peu d'effet;
car, au moment où il arrivait, la compagnie et la cavalerie qui les escortaient en avaient déjà mangé une grande partie; et ainsi la cité était toujours dans la
disette. Frère Roger était bien informé de tout cela. Outre six galères qu'il avait à Syracuse, il en acheta quatre qui se trouvaient entre Palerme et Trapani, et
appartenaient à des Génois, et il eut ainsi dix galères; il les chargea de blé à Sciacca, s'en vint à Syracuse, et attendit qu'il s'élevât un fortunal[30] de sud-est
ou de sud. Et le fortunal s'éleva avec tant de violence que la mer en était couleur de sang.[31] Aussi, nul autre qu'un aussi bon marin que lui n'eût osé
penser à faire voile de Syracuse, comme il le fit aussitôt après le repos de la nuit; et dès l'aube du jour, il se trouvait à l'entrée du phare. Ceci est la plus
grande merveille du monde, que rien puisse tenir à l'entrée du phare, avec un coup de vent de sud-est ou de sud; car les courants y sont si impétueux, et la
mer y est si forte, que rien n'y peut résister; et lui, avec sa galère, il se disposa à passer le premier avec son artimon bâtard qui avait été bientôt troué.
Dès que les galères du duc le virent, tous commencèrent à siffler, et voulurent lever les ancres; mais on ne put y parvenir. Et ainsi les dix galères de frère
Roger entrèrent à Messine, toutes sauves et sûres, et il n'y a pas d'autre homme que lui au monde qui fût sorti si bien à son honneur d'une telle affaire.
Aussitôt après son entrée dans Messine, il fit crier le blé à trente tarins la salmée, quoiqu'il lui coûtât plus de soixante tarins avec les frais, et qu'il eût pu le
vendre à dix onces la salmée, s'il l'eût voulu. Ainsi Messine fut ravitaillée, et le lendemain le duc leva le siège et s'en retourna à Catane. On peut voir par là
que les seigneurs du monde doivent bien se garder de dédaigner personne; car, voyez quels grands services rendit ce gentilhomme au seigneur roi de Sicile,
qui l'avait accueilli avec courtoisie; et quel préjudice il causa au duc, pour le mauvais accueil qu'il en avait reçu.
CHAPITRE CXCVII
Comment Messire Charles de France passa en Sicile avec quatre mille cavaliers, prit terre à Termini et assiégea Sciacca, où, de quatre mille hommes, il
n'en put sauver que cinq cents, tous les autres étant morts de maladie.
La levée du siège de Messine causa grande joie et grande satisfaction à toute la Sicile et à toute la Calabre, aussi bien au seigneur roi qu'à ses barons. Mais
le roi Charles et le pape furent en grande inquiétude et en grande peur que le duc ne fût perdu, lui et tous ceux qui étaient avec lui. Ils s'occupèrent donc
d'envoyer en toute hâte des messagers à messire Charles, pour qu'il se préparât à venir.
Messire Charles vint donc à Naples, et y amena quatre mille cavaliers soldés par le pape. Dès qu'il fut à Naples, il se disposa à monter sur les galères que le
duc lui avait envoyées, et sur d'autres que le roi Charles avait fait préparer à Naples, et sur les lins, nefs et térides qui s'y trouvaient, et vint prendre terre à
Termini. Là il se fit de grandes fêtes; et, pour bon commencement, il y eut de grandes rixes entre les Latins, les Provençaux et les Français, et si grandes
qu'il y fut tue rapidement plus de deux mille personnes. Ils partirent cependant de Ter mini et allèrent assiéger la ville de Sciacca, sur la côte extérieure[32]
de la Sicile. C'est assurément la plus faible ville et la moins bien munie de la Sicile; et cependant ils y restèrent fort longtemps à faire jouer leurs trébuchets.
Et je vous assure, que le seigneur roi d'Aragon aurait été fort affligé, s'il eût assiégé une telle ville, de mettre plus d'un mois à la prendre, soit de gré ou de
force. Et eux, ils n'y purent rien faire; et même dans l'endroit où leur siège était le plus resserré et par mer et par terre, il y entra de nuit par la plage un
chevalier de Péralade, nommé En Simon de Vall-Guarnera, avec bien deux cents hommes à cheval de haut parage et beaucoup de gens de pied. Et depuis
qu'En Simon fut entré dans la place, elle se tint de telle manière que les habitants ne craignirent plus le siège, et ils firent au contraire éprouver de grandes
pertes aux assiégeants.
Que vous dirai-je? le siège dura jusqu'à ce que messire Charles de France et le duc eussent perdu par les maladies presque tous leurs cavaliers et une grande
partie de leurs gens de pied; de telle sorte qu'entre tous ils n'eussent certainement pas pu réunir cinq cents hommes à cheval.
CHAPITRE CXCXVIII
Comment se fit l'entrevue du seigneur roi Frédéric de Sicile et de Messire Charles, prés Calatabellotta; comment la pais fut traitée et conclue; et comment
le seigneur roi Frédéric de Sicile se maria avec la fille du roi Charles, nommée Eléonore.
Le roi Frédéric était avec toutes ses forces, à trente lieues de là, en un lieu nommé Calatabellotta; et là étaient avec lui le comte Gallerano, avec sa
compagnie, et En Hugues d'Ampurias, comte de Squillace, En Béranger d'Entença, En G. R. de Moncada, don Sanche d'Aragon, frère du seigneur roi
Frédéric, frère Roger, messire Mathieu de Termini, messire Conrad Lança, et beaucoup d'autres riches hommes et chevaliers qui, tous les jours, criaient au
seigneur roi: « Allons à Sciacca et prenons messire Charles et le duc, car certainement nous pouvons le faire sans danger. » Et le seigneur roi répondait: «
Barons, ne savez-vous pas que le roi de France est notre cousin germain et messire Charles aussi; comment pouvez-vous donc me conseiller d'aller prendre
messire Charles, bien que cela soit en notre main? Mais à Dieu ne plaise que nous fassions si grand déshonneur à la maison de France, ni à lui qui est notre
cousin germain! Si, aujourd'hui, il est contre nous, une autre fois peut-être il sera avec nous. »
Et pour rien qu'ils lui dirent, ils ne purent en tirer autre chose. Que vous dirai-je? Messire Charles vint à le savoir; et quand il le Neuve, il pensa en lui-
même et dit: « O Dieu! Quelle douce bonté coule dans les veines de cette maison d'Aragon! Si je m'en souviens bien, le roi Philippe mon frère et moi nous
serions morts en Catalogne,[33] pour peu que le roi En Pierre, notre oncle, l'eût voulu; et d'après ce que nous lui faisions, il aurait eu grande raison de
vouloir que nous y mourussions. Et voici maintenant que le roi Frédéric son fils en agit de même envers moi; car certes je sais bien qu'il est en sa main de
nous avoir tous, ou morts ou prisonniers; mais il s'en abstient par courtoisie et par bonne nature; et son bon cœur seul ne le lui a pas permis. Mon
ingratitude a donc été grande de marcher contre lui. Et puisque leur bonté a été telle envers notre méchanceté, il convient qu'enfin je ne parte pas de Sicile
que je n'aie fait la paix entre la sainte Eglise, lui et le roi Charles.[34] »
Or il est vrai que tout cela était dans la main de messire Charles, car il avait plein pouvoir du pape pour que, haut et bas, tout ce qu'il ferait, soit pour la
guerre, soit pour la paix, fût à l'instant confirmé par le Saint-Siège, et il avait de semblables pouvoirs du roi Charles. Il envoya donc aussitôt ses messagers
à Calatabellotta, et demanda une entrevue au seigneur roi Frédéric, en désirant qu'elle eût lieu entre Calatabellotta et Sciacca. L'entrevue fut accordée, et
chacun d'eux s'y trouva. Ils se baisèrent et s'embrassèrent, et tout ce jour-là ils restèrent, ensemble tout seuls en conférence. A la nuit chacun retourna d'où il
était venu, et ordre fut donné de laisser les tentes préparées pour le lendemain; et le lendemain matin ils revinrent au même lieu.
Que vous dirai-je? ils traitèrent tout seuls ensemble de la paix; et ils y comprirent le duc et ceux des autres qu'il leur plût d'y comprendre; et la paix fut faite
aux conditions suivantes: le roi Charles abandonnait l'île de Sicile au roi Frédéric, et lui donnait en mariage Eléonore,[35] qui était et est encore une des
plus sages chrétiennes, et la meilleure qui fût au monde, si ce n'est madame Blanche, sa sœur, reine d'Aragon; et le roi de Sicile abandonnait au roi Charles
tout ce qu'il avait conquis dans la Calabre et dans tout le royaume. Ces conditions signées de part et d'autre, il fut convenu que l'interdit de la Sicile serait
levé; si bien que tout le royaume en eut grande joie. On leva donc le siège de Sciacca, et messire Charles et ses gens se rendirent par terre à Messine, où ils
furent bien accueillis partout. Leduc alla aussi faire l'abandon de Catane, ainsi que des autres places qu'il possédait en Sicile, puis il s'en vint à Messine, et
le seigneur roi fit de même. Le seigneur roi rendit de grands honneurs à messire Charles, et fit venir le prince de sa prison de Cefallu et le remit entre les
mains de messire Charles, et là se fit une très grande fête. Messire Charles et ceux qui étaient venus avec lui prirent tous congé du seigneur roi et s'en
allèrent par la Calabre, que le roi leur rendit.
A peu de temps de là, le roi Charles envoya avec beaucoup de pompe madame l'infante à Messine, où se trouva le seigneur roi Frédéric, qui la reçut en
grande solennité. Et là, à Messine, dans l'église de Sainte-Marie la Nouvelle, il la prit pour femme;[36] et ce jour fut levé l'interdit de toute la terre de Sicile
par un légat du pape qui était archevêque et qui y vint exprès de la part du Saint-Père, et on remit à chacun tous les péchés commis pendant la guerre. Ce
même jour fut posée la couronne sur la tête de madame la reine de Sicile, et on fit à Messine la plus grande fête qui fût jamais célébrée.
EXPÉDITION DE ROMANIE
CHAPITRE CXCIX
Comment frère Roger commença à s'occuper du passage de Romaine et envoya des messagers à l'empereur de Constantinople pour lui faire savoir qu'il
était prêt à passer auprès de lui avec les Catalans, et pour lui demander de lui donner en mariage sa nièce, fille du roi Assen, avec le titre de mégaduc, ce
qui lui fut accordé par l'empereur.
Au milieu du bruit de cette fête si brillante, et au moment où tout le monde ne songeait qu'à se réjouir, frère Roger était en grande pensée sur ce qui devait
advenir tôt ou tard, et il était le plus habile homme du monde à voir venir les choses de loin; il se disait donc ainsi en lui-même: « C'en est fait de ce
seigneur aussi bien que des Catalans et des Aragonais, car je vois bien qu'il ne leur pourra rien donner, et eux lui feront souffrir de grands embarras. Tout le
monde sait ce qu'ils sont. Or, nul ne peut vivre sans manger et boire; et comme ils n'obtiendront rien du seigneur roi, ils seront forcés de prendre; et à la fin
ils ravageront tout le pays, et eux-mêmes finiront par y périr tous un à un. Il faut donc, puisque tu as si bien servi jusqu'ici le seigneur roi, qui de son côté t'a
accorde tant d'honneurs, que tu lâches de lui enlever ces gens de dessus les bras, à son honneur et à l'avantage de tous tant qu'ils sont. » Il pensa aussi à lui-
même, et se dit: qu'il ne serait pas bon pour lui de rester en Sicile; que, du moment où le seigneur roi était en paix avec l'Eglise, le grand-maître du Temple,
appuyant sa propre insistance de la mauvaise volonté que lui portaient le roi Charles et le duc, ne manquerait pas de le réclamer du pape, et qu'alors le
seigneur roi aurait à faire de deux choses l'une: ou de le livrer pour obéir au pape, ou de s'exposer à une nouvelle guerre, et qu'il lui serait bien pénible que
le roi éprouvât un tel affront à cause de lui. Après s'être fait tous ces raisonnements, qui étaient justes, il alla trouver le seigneur roi, le prit à part dans une
chambre et lui communiqua toutes les pensées qui lui étaient venues à l'esprit; et quand il les lui eut racontées il ajouta: « Seigneur, j'ai pensé que, si vous
vouliez m'aider de votre côté, je pourrais du mien vous tirer d'affaire, vous et tous ceux qui vous ont servi, et moi-même. »
Le seigneur roi lui répondit qu'il avait pour agréable tout ce qu'il avait imaginé, et qu'il le priait d'y pourvoir de telle manière que lui y fût sans blâme, et que
cela tournât à profit à ceux qui l'avaient servi; que du reste il était disposé et prêt à lui donner toute l'assistance qu'il pourrait.
« Eh bien! Donc, seigneur, dit frère Roger, sous votre bon plaisir, j'enverrai deux chevaliers sur une galère armée auprès de l'empereur de Constantinople,
et je lui ferai savoir que je suis disposé à aller vers lui avec telle compagnie de cheval et de pied qu'il voudra, tous Catalans et Aragonais, pourvu qu'il leur
donne entretien et solde. Je sais qu'il a grand besoin de ce secours, car les Turcs lui ont pris plus de trente journées de pays; et avec aucune autre troupe il
ne fera autant qu'avec les Catalans et Aragonais, et surtout avec ceux-ci qui ont fait cette guerre contre le roi Charles. »
Le seigneur roi lui répondit: « Frère Roger, vous vous connaissez mieux que nous en ces affaires; il nous paraît toutefois que votre idée est bonne; ainsi,
ordonnez tout ce qu'il vous plaira; et tout ce que vous ordonnerez, nous nous en tiendrons pour satisfait. »
Sur cela frère Roger baisa la main au seigneur roi, le quitta, retourna en son logis, et y. resta tout le jour à mettre ordre à ses affaires. Et le seigneur roi et les
autres se livraient aux plaisirs et aux divertissements de la fête.
Quand vint le lendemain, il fit appareiller une galère, choisit deux chevaliers dans lesquels il avait confiance, et leur raconta tout ce qu'il avait médité. Il
leur dit de plus, que les conditions formelles sur lesquelles ils avaient à négocier étaient: qu'on lui donnât en mariage la nièce de l'empereur;[37] qu'on le
créât de plus mégaduc de l'empire;[38] que l'empereur fît payer quatre mois d'avance à tous ceux qu'il emmènerait, à raison de quatre onces le mois par
cheval armé, et d'une once le mois par homme de pied; qu'il leur continuât cette solde pour tout le temps qu'ils voudraient rester, et que l'argent de la
première solde se trouvât à Malvoisie. Il leur donna acte de toutes ces conditions dressées article par article, tant de ces premières bases que de tout ce qu'ils
auraient à faire. Et je suis informé de tous ces détails parce que moi-même j'assistai à la rédaction et à l'ordonnance desdits articles. Et par sa procuration il
leur donna pouvoir suffisant de signer toutes choses en son nom, aussi bien le mariage que toutes les autres affaires. Et certes, les chevaliers dont il avait
fait choix étaient pleins de sagesse et d'expérience. Dès qu'ils eurent compris ce dont il s'agissait, peu d'explications leur suffirent; tout fut cependant dressé
avec ordre.
Aussitôt qu'ils furent expédiés, ils prirent congé de frère Roger, qui tint la chose pour faite, parce qu'il avait grand renom en la maison de l'empereur, et
qu'au temps où il conduisait la nef de l'Ordre du Temple nommée le Faucon, il avait rendu de nombreux services aux nefs de l'empereur qu'il avait
rencontrées outre-mer, et qu'il parlait fort couramment le grée. Ce qui avait encore ajouté à sa réputation en deux et par tout le monde, était l'aide qu'il avait
donnée si efficacement au seigneur roi de Sicile. Il s'appliqua donc sérieusement à se procurer des compagnons. En Béranger d'Entença, qui était avec lui
en fraternité d'armes, lui promit d'abord de le suivre, puis En Ferrand Ximénès d'Arénos, En Ferrand d'Aunes, En Corberan d'Alet, En Martin de Logran,
En P. d'Aros, En Sanche d'Aros, En Béranger de Rocafort, et beaucoup d'autres chevaliers catalans et aragonais. Quant aux almogavares, il en eut bien
quatre mille, qui, depuis le temps du seigneur roi En Pierre jusqu'à ce jour, avaient continué à faire la guerre en Sicile; si bien qu'il en fut très satisfait. Et
cependant il secourait chacun de ce qu'il pouvait, pour qu'ils pussent patiemment attendre.
La galère alla si bien qu'en peu de jours elle arriva à Constantinople, où elle trouva l'empereur Kyr[39] Andronic, et son fils aîné, Kyr Michel. Quand
l'empereur eut entendu le message, il en fut très satisfait, et il accueillit fort bien les envoyés. Enfin la chose advint comme frère Roger l'avait demandée,
c'est-à-dire que l'empereur consentit à ce que frère Roger eût pour femme sa nièce, fille du roi Assen;[40] et aussitôt l'un de ces chevaliers en signa le
contrat au nom de frère Roger. Après quoi il consentit que toute la troupe qu'amènerait frère Roger, fût à la solde impériale, à raison de quatre onces par
cheval armé, deux onces par cheval équipé à la légère, et une once par homme de pied; quatre onces aux comités de la chiourme, une once aux nochers,
vingt tarins aux arbalétriers et vingt-cinq tarins aux chefs de proue.[41] Cette solde devait être régulièrement payée de quatre mois en quatre mois; et en
tout temps, si quelqu'un voulait s'en retourner en Occident, il devait faire son compte, recevoir ce qui lui était dû, et avoir en sus deux mois de solde pour
frais de retour. Frère Roger devait être mégaduc de tout l'empire; et l'office de mégaduc équivaut à prince et seigneur de tous les soldats de l'empire, et
confère autorité sur l'amiral et sur toutes les îles de la deux, ainsi que sur toutes les places maritimes.
L'empereur envoya à frère Roger, pour lui et ses descendants mâles, le privilège de cet office de mégaduc, par une bulle d'or bien signée, et lui fit porter en
même temps le bâton du mégaducat, la bannière et le chapeau; car tous les grands officiers de deux ont un chapeau particulier, et nul autre n'ose en porter
de semblable. Il fut aussi convenu qu'à Malvoisie ils trouveraient la paie stipulée et tout ce dont ils pourraient avoir besoin à leur arrivée.
[1] Muntaner appuie sur cette forme d'abandon pour préparer une excuse de la prise de possession de la Sicile par Frédéric.
[2] Cette paix fut conclue le 20 juin 1295.
[4] Villa Bertrand était une dépendance du vicomte de Rocaberti en Catalogne; ce mariage y eut lieu le 29 octobre 1295.
[6] Louis fut nommé en 1296 évêque de Toulouse, puis évêque de Pamiers, et mourut le 19 août 1297, à 33 ans. Le pape Jean XXII le canonisa par bulle de
l'an 1317.
[7] Jacques, fils aîné du roi Jacques II, dit le Juste, et de Blanche de Naples, renonça à la couronne et à sa belle fiancée, Léonore de Castille, le 28 décembre
1319, avec l'approbation de son père, pour entrer dans l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem, et y mourut profès à Tarragone vers l'an 1333.
[8] L'interdit jeté sur lui et sur tout le royaume avait été levé.
[9] Pierre mourut le 30 août 1296 sans avoir eu d'enfant de Guillelmine de Moncade, qui était fille de ce Gaston VII de Béarn, qui donna en dot la vicomté
de Béarn à sa fille Marguerite, lors de son mariage avec Roger Bernard de Foix.
[10] Muntaner cherche à prémunir ici en ami le roi d'Aragon contre une accusation de mauvaise foi qui lui fut faite par le pape, et par Charles II son beau-
père, pour les avoir joués dans cette affaire.
[12] Elle avait été comprise dans l'interdit jeté sur le roi Pierre d'Aragon son mari et sur ses États, et en fut relevée après le traité de paix conclu par son fils
le roi Jacques.
[13] La reine Constance, fille de Manfred, roi de Sicile, mourut à Barcelone en 1302.
[14] Muntaner n'aime pas à parler des faits qui sont peu glorieux pour la maison d'Aragon, et de ce nombre est précisément l'affaire dont il s'agit. Jacques
d'Aragon alla aussi à Rome en 1298, mais sur la citation du pape, et pour s'excuser de la non-exécution des clauses du traité relatives à la Sicile, et pour
amener son frère Frédéric, de gré ou de force, à une résiliation au moins de la Calabre. Le pape lui fit avoir en abondance l'or qu'il demandait et il alla
trouver à Naples son beau-père Charles II; et après sommation faite à son frère, il se réunit à Charles II pour l'attaquer, à l'aide de Roger de Loria qu'il avait
fait revenir près de lui. Les talents de Roger de Loria procurèrent de grands succès contre les Siciliens qui, dans leur fureur, firent trancher la tête au jeune
Jean de Loria, neveu de l'amiral, fait prisonnier par eux. C'est un de ces faits que Muntaner se garderait bien de dire. Après de nouveaux avantages
remportés en 1299 sur son frère, qu'on l'accusait d'avoir laissé échapper au moment où il pouvait le faire prisonnier Jacques comprit que sa position était
trop équivoque, entre un beau-père que son devoir et ses promesses lui commandaient de soutenir, et un frère dont ses intérêts lui faisaient désirer le succès,
et, poursuivi par les reproches de tous, il se hâta de saisir le premier prétexte venu pour retourner en Aragon. Frédéric fit depuis une courte paix avec
Charles II en épousant sa fille Eléonore au mois de mai 1312; mais toute sa vie, soutenu par la haine portée aux Français par les Siciliens, il fut en guerre
avec les Français de Naples, et finit par conserver la Sicile à sa famille en abandonnant la Calabre sous la menace de l'excommunication papale.
[16] Muntaner passe sur tous ces événements aussi rapidement que sur des charbons ardents. Il se garde bien de raconter la guerre entre les deux frères,
comme chose qui lui déplaît fort. Ce sont là de ces faits pour lesquels il répond aux questionneurs: « qu'il y a des questions qui ne méritent pas de
réponse. »
[21] Son vrai nom allemand était Richard Blum, qui fut traduit par un équivalent italien. C'était alors l'usage de traduire ainsi les noms; plus tard on s'est
contenté de les défigurer. Villani appelle le routier anglais Hawkwood, Falconet Bosco, en traduisant un nom propre. A l'époque de la renaissance,
beaucoup de savants se sont empressés de traduire eux-mêmes leur nom en grec et en latin, et ne sont plus connus que sous cette nouvelle forme.
[22] C'est à dire dans les Deux-Siciles, ou le royaume de Naples proprement dit. Conradin y vint en 1207.
[23] L'acte suivant donne de curieux détails sur les chargements de pèlerins, c'est un traité de saint Louis avec la commune de Marseille pour un voyage à
faire outre-mer en 1247. Je l'extrais d'un cahier des Archives du royaume, qui contient tous les marchés faits aussi par saint Louis avec les Génois pour la
construction et le nolis de navires destinés à son voyage outre-mer de 1270. <Long texte latin supprimé>.
[24] Muntaner veut probablement parler d'Alphonse III qui ne fut, il est vrai, roi d'Aragon qu'en 1327 à la mort de son frère Jacques II, et deux ans après la
rédaction de cette chronique, mais qui, pendant la vie de son père, avait été traité par lui tout à fait royalement, et c'est probablement parce que son père
existait encore que, pour le distinguer de lui, on rappelait lo rey jove.
[25] A côté du récit de Muntaner, ami particulier de Roger et son lieutenant dans toutes ses grandes affaires, ainsi qu'il le rapporte lui-même, je crois devoir
donner ce que raconte l'historien grec Pachymère, qui déclare n'être ici que l'écho de la renommée publique. La traduction du président Cousin est si
parfaitement libre et incomplète, et si peu fidèle aux idées de Pachymère aussi bien qu'à la forme que revêtent ces idées, que je ne puis me dispenser de
traduire moi-même ce morceau, en suivant l'original pied à pied, car la traduction latine du jésuite Possin n'est elle-même qu'une véritable paraphrase.
« au mois de septembre suivant, dans la seconde indiction (1303), la ville de Constantinople vit (et plût à Dieu qu'elle ne l'eut jamais vu!) arriver le catalan
Roger avec sept nefs qui lui appartenaient en propre, et une flotte de ses associés, la plupart Catalans et la Neuve, au nombre bien de huit mille. Il avait été
précédé par Fernand Ximénès qui faisait partie de l'armée de Roger. Fernand Ximénès était toutefois de noble race, et ceux qu'il conduisait étaient des gens
à lui, et c'était sans avoir été appelé qu'il était arrivé pour combattre comme auxiliaire contre les Turcs, au cas où l'empereur (Andronic) le trouverait bon,
toutefois, moyennant une solde convenue; Roger, lui, était arrivé sur l'appel qu'on lui avait adressé.
« C’était un homme dans la fleur de l'âge, d'un aspect terrible, prompt dans tous ses gestes, bouillant dans toutes ses actions. Je veux vous en dire quelques
mots, selon que je les ai entendu dire moi-même, et si mes paroles s'éloignent un peu de la vérité, ce n'est pas l'écrivain qui se sera trompé, mais le bruit
public qui a porté ces faits jusqu'à lui.
« Ce Roger était donc en Syrie, à Ptolémaïs (Acre), pendant que cette ville, si célèbre parmi les villes, était encore debout, et il y était engagé, parmi les
frères du Temple. Lorsque cette ville fut prise par les Éthiopiens (Égyptiens) et fut entièrement détruite, lui, ayant soustrait de l'argent de son monastère du
Temple et en ayant acheté de longues nefs, se mit en course sur les Sarrasins, et, transformé en pirate formidable, il s'associa un grand nombre de
compagnons; il n'aspirait qu'aux bouleversements. Fier, ainsi que ses associés, de la richesse et du luxe que leur procuraient toutes leurs courses sur mer, il
fit grandement redouter cet Ordre des frères du Temple déjà puissant par le nombre de ses nefs, il se présenta à Frédéric qui avait reçu de Mainfroi la Sicile,
et en même temps, comme une sorte d'héritage de famille, l'excommunication de l'Église, et qui a cause de cela était en débats et en guerre avec le roi
Charles. Moyennant une solde convenue, il se mit à son service avec les siens; et pendant quelque temps ils furent grandement en aide à Frédéric. Mais
cette guerre prit fin, ci, à la faveur d'une alliance de mariage, les combattants conclurent la paix. Il fut décidé que le frère du roi recevrait Catherine en
mariage; et le pape l'ayant couronné empereur et le proclamant souverain, mais sans terre, excita en lui l’espérance de recouvrer Constantinople au moyen
de sa femme issue de Baudouin. Lorsque Frédéric eut olé ainsi réconcilié avec l'Eglise, le pape envoya auprès de lui pour réclamer Roger; mais Frédéric,
voyant bien qu'il n'était ni juste ni convenable de livrer un homme qui lui avait rendu de tels services dans ses moments de nécessité, et surtout quand tous
les deux savaient qu'on lui réservait de terribles châtiments, crut donner une assez grande preuve de soumission à l'un et d'amitié à l'autre, en montrant au
pape qui le réclamait, qu'il lui retirait sa faveur et ne le conservait pas auprès de lui, à Roger en lui annonçant, qu'il était libre de s'enfuir et de chercher un
abri où bon lui semblerait. Ce fut dans ces circonstances que, tout le reste lui manquant, Roger envoya auprès de l'empereur lui demander de s'attacher à
son service, en lui annonçant qu'il avait avec lui un nombre d'hommes suffisant pour être en aide a l'empereur, lu où il lui serait indiqué d'aller. Et en réalité,
comme il le parut bien, Roger était doué des qualités les plus nobles et du cœur le plus intrépide, et surtout d'une habileté et d'une activité toute
merveilleuses à conduire cette bande d'hommes perdus, et à en obtenir, ainsi qu'il l'avait annoncé, les plus grandes choses. L'empereur, que la nécessité
avait déjà forcé à se servir d'auxiliaires étrangers, saisit cette proposition comme un don du ciel, et envoya des messagers munis de ses bulles d'or pour
l'engager à son service, lui et les siens. A lui, il promit de l'honorer de la qualité de mégaduc et de lui donner en mariage sa nièce Marie, fille d'Assen; à
ceux qu'il amenait avec lui, il promettait et la solde la plus brillante et tout ce qui leur serait nécessaire pour la guerre; car, comme je l'ai dit, il ne pouvait
compter sur les Grecs qui s'étaient dispersés en Occident, cherchant l'esclavage comme leur seul moyen d'existence. »
[27] La côte.
[30] vieux mot français pour ouragan. Il est employé par Rabelais et tous les auteurs anciens.
[34] Charles de Valois, frère de Philippe le Bel désirait d'ailleurs réunir tous ses efforts pour que son titre d'empereur de Constantinople ne fût pas un vain
nom. Boniface VIII l'avait engagé à faire valoir ses droits sur cette couronne comme mari de Catherine de Courtenay, petite-fille de Baudouin II, empereur
de Constantinople.
[36] Boniface VIII avait refusé pendant une année d'approuver cet arrangement, mais il finit par céder; le mariage eut lieu à Messine au mois de mai 1302.
[37] Marie, fille d'Assen, roi des Bulgares, et d’Irène, sœur d'Andronic. Muntaner estropie le nom du roi Assen en celui de Cantzaura et Lantzaura. Du
reste les Grecs ont fait subir les mêmes mutilations aux noms catalans.
[38] Grand-duc; c'était la quatrième dignité de l'empire de Byzance. La première était celle de sebastocrator, la seconde celle de césar, la troisième celle de
protovestiaire.
[39] Muntaner fait habituellement précéder les noms des hauts personnages grecs du titre d'honneur Kyr, seigneur qu'il écrit Xor, de la même manière qu'il
place En devant les noms des Catalans, et Don devant les noms des Castillans.
[40] Filla del emperador lantzaura, dit Muntaner. Assen, beau-frère d'Andronic et père de Marie, était non empereur, mais roi des Bulgares
[41] J'ai donné, d'après les clauses d'un traité de Michel Paléologue avec les Génois les noms de ces divers offices maritimes et leur solde respective. Cet
acte et les divers traités de saint Louis avec les Génois que j'y ai ajoutés, d'après les manuscrits des Archives du royaume que j'y publie pour la première
fois, donnent les renseignements les plus curieux sur l'état de la marine à cette époque.
Voici, suivant un traité de 1261, comment les provisions étaient fixées pour chaque bâtiment:
90 Q. de biscuit valant 14.000 liv. de Romanie; 10 muids de fèves, selon le muid de Constantinople; 6 Q. de Gênes de chair salée valant 960 liv. de
Romanie; 1 de fromage de 1.000 liv. de Romanie; 210 mitres de vin, mesure de Nisi en Romanie.
CHRONIQUE : CC à CCXX
CHAPITRE CC
Comment les envoyés de frère Roger revinrent de Constantinople à Messine, munis de tous actes nécessaires et de tous privilèges; comment il fut fait
mégaduc de toute la deux; et comment le seigneur roi Frédéric de Sicile lui fit donner dix galères et deux lins, et le fournit d'argent et de provisions
suffisants.
Les envoyés joyeux et satisfaits s'en retournèrent ainsi en Sicile avec tous leurs contrats signés en bonne forme. Ils trouvèrent frère Roger à Alicata, lui
rendirent compte de tout ce qu'ils avaient fait et lui remirent les privilèges de toutes choses, et le bâton, et le chapeau, et la bannière, et le sceau du
mégaducat. Nous lui donnerons donc désormais le nom de mégaduc.
Quand le mégaduc eut reçu toutes ces choses, il alla vers le seigneur roi, qu'il trouva à Palerme avec madame la reine, et leur rendit compte de tout ce qui
avait été fait. Le seigneur roi en fut très joyeux; et incontinent il fit donner au mégaduc dix galères de l'arsenal et deux lins, et les fit radouber et appareiller
pour lui. Le mégaduc en avait déjà huit qui lui appartenaient en propre; et ainsi il eut dix-huit galères et deux lins. Il nolisa de plus trois grandes nefs et un
grand nombre de térides et autres lins, et fit publier de tous côtés: que tout homme qui devait faire l'expédition avec lui eût à se rendre à Messine: Le
seigneur roi fournit à chacun tout ce qu'il put d'argent, et donna, par chaque personne à tout homme, femme ou enfant qui s'en allait avec le mégaduc, soit
Catalan, soit Aragonais un quintal de biscuit et dix livres de fromage par chacun; et pour quatre personnes, un bacon[1] salé, des aulx et des oignons.
CHAPITRE CCI
Comment frère Roger, mégaduc de deux, prit congé du seigneur roi de Sicile, et passa, avec deux mille cinq cents cavaliers armés, et cinq mille
almogavares et piétons, en Romanie.
Ainsi tous se réunirent avec leurs femmes et leurs enfants, joyeux et satisfaits du seigneur roi, car jamais ne fut seigneur qui se conduisit avec les gens qui
l'avaient suivi mieux qu'il ne le fit, en tant qu'il était en son pouvoir, et encore plus; car chacun doit savoir que le seigneur roi n'avait pas de trésor, et qu'il
sortait de guerres si rudes que rien ne lui restait.
Les riches hommes et les chevaliers s'embarquèrent, et les chevaliers et autres hommes de cheval eurent double ration de toute chose. En Béranger
d'Entença ne put être prêt à cette époque, non plus qu'En Béranger de Rocafort, parce qu'En Béranger de Rocafort occupait dans la Calabre deux châteaux,
qu'il n'avait pas voulu rendre à la paix, avant d'être payé de la solde due à lui et à sa troupe. Il ne put donc s'embarquer aussitôt que les autres; mais Fernand
Ximénès d'Arénos, En Ferrand d'Aunes, En Corberan d'Alet, En Pierre d'Aros, En Pierre de Logran et beaucoup d'autres chevaliers et adalils[2] et
almogavares, s'embarquèrent en ce moment; et quand tous furent embarqués, il y avait bien, entre galères, lins, nefs et térides, environ trente-six voiles. Il y
avait mille cinq cents hommes de cheval inscrits, pourvus de toutes choses, excepté de chevaux, et bien quatre mille almogavares, et mille hommes de pied,
sans y comprendre les rameurs et matelots qui faisaient partie de la flotte. Tous ces derniers étaient Catalans ou Aragonais, et emmenaient avec eux leurs
femmes ou leurs maîtresses et leurs enfants. Ainsi ils prirent congé du seigneur roi, et partirent à la bonne heure de Messine avec grande joie et satisfaction.
[3]
CHAPITRE CCII
Comment le mégaduc prit terre à Malvoisie et passa à Constantinople, où il fut bien accueilli par l'empereur et son fils, et comment les Catalans et les
Génois curent une querelle, dans laquelle moururent trois mille Génois.
Dieu leur donna un bon temps, et en peu de jours ils prirent terre à Malvoisie. Là ils trouvèrent qu'on leur fit grand accueil, et on leur fournit de grands
rafraîchissements de toutes sortes. Ils y trouvèrent aussi un ordre de l'empereur, de se rendre directement à Constantinople; et ainsi firent-ils.
Ils partirent de Malvoisie et s'en allèrent à Constantinople. Et lorsqu'ils furent à Constantinople, l'empereur le père et son fils les reçurent avec grande joie
et grand plaisir, aussi bien que tous les gens de l'empire. Mais si ceux-là étaient satisfaits, les Génois en étaient très fâchés, parce qu'ils voyaient bien que, si
ces gens s'établissaient dans l'empire, c'en était fait des honneurs et de la domination qu'ils y exerçaient eux-mêmes[4] car jusque-là l'empereur n'avait rien
osé faire que ce qui leur plaisait, et de là en avant on ne ferait plus aucun cas d'eux. Que vous dirai-je? Les noces se firent. Le mégaduc prit pour femme la
nièce de l'empereur, qui était une des belles filles et des plus sages personnes du monde, et qui avait environ seize ans. Ces noces se célébrèrent avec
grande joie et grande satisfaction; et on paya à chaque homme sa solde pour quatre mois.
Tandis que cette fête se célébrait avec si grande pompe, les Génois par leur orgueil soulevèrent des rixes avec les Catalans, si bien qu'il s'ensuivit une mêlée
fort vive; et un méchant homme, nommé Roso de Finale, prit la bannière des Génois et vint devant le palais des Blachernes. Nos almogavares et nos
hommes de mer sortirent à leur rencontre, et jamais le mégaduc, ni les riches hommes, ni les chevaliers, ne purent les retenir.[5] Ils arrivèrent au dehors de
la ville avec un pennon royal; et avec eux allèrent seulement environ trente écuyers sur des chevaux armés à la légère. Et quand ils turent les uns près des
autres, les trente écuyers brochèrent des éperons et allèrent férir là où était la bannière, et abattirent à terre ce Roso de Finale, et les almogavares férirent
alors au milieu d'eux. Que vous dirai-je? Ce Roso de Finale et plus de trois mille Génois y périrent. Et tout cela l'empereur le voyait de son palais, et il en
avait grande joie et plaisir; si bien qu'il dit devant tous: « A présent, les Génois qui « se sont soulevés avec tant d'orgueil ont trouvé « leurs adversaires; et
c'est fort bien que les « Catalans se soient armés pour punir les fautes « des Génois. »
Lorsque la bannière des Génois eut été abattue à terre et que Roso fut mort, ainsi que d'autres hommes notables, les almogavares, toujours tuant leurs
ennemis, se disposaient à aller ravager Péra, qui est une ville particulière des Génois,[6] et dans laquelle étaient tous leurs trésors et toutes leurs
marchandises. Quand l'empereur vit qu'ils s'en allaient ravager Péra, il appela le mégaduc et lui dit: « Mon fils, allez « à vos gens, et faites-les revenir. S'ils
ravagent « Péra, c'en est fait de l'empire, car ces Génois « ont beaucoup à nous, aux barons et aux au-« très personnes de l'empire. » Aussitôt le mégaduc
monta à cheval, et, la masse d'armes en main, suivi de tous les riches hommes et chevaliers qui étaient venus avec lui, il s'avança vers les almogavares, qui
se disposaient déjà à envahir Péra, et les fit revenir; et l'empereur en demeura fort satisfait et joyeux.
Le lendemain il leur fit donner à tous une nouvelle solde et leur fit dire de se disposer à passer la Bouche-d'Avie[7] pour marcher contre les Turcs, qui sur
ce point avaient enlevé à l’empereur plus de trente journées de pays, avec beaucoup de bonnes cités, villes, châteaux, qu'ils avaient soumis et rendu
tributaires. Et ce qui était plus douloureux encore était que, si un Turc voulait avoir pour femme la fille du plus notable habitant de ces cités, villes ou
châteaux qui leur étaient soumis, il fallait que le père, la mère et les amis la lui donnassent; et lorsqu'il naissait des enfants, si c'étaient des mâles ils les
faisaient Turcs et les faisaient circoncire, comme le sont les Sarrasins, et si c'étaient des filles elles pouvaient choisir la foi qu'elles voulaient. Voyez en
quelle douleur et en quel abaissement ils étaient, au grand déshonneur de la chrétienté. Par là vous pouvez connaître s'il était urgent que cette compagnie y
passât; et surtout en voyant, qu'en vérité les Turcs avaient tant conquis, qu'ils venaient jusque devant Constantinople en ost réglée, et qu'il n'y avait entre
deux qu'un bras de mer qui n'a pas plus de deux milles de large; et ils tiraient leurs épées et menaçaient l'empereur, et l'empereur pouvait voir tout cela.
Jugez dans quelle douleur il devait vivre; car si les Turcs avaient eu des bâtiments pour passer ce bras de mer, ils auraient certainement conquis
Constantinople.
CHAPITRE CCIII
Comment le mégaduc passa dans l'Anatolie, et prit terre au cap d'Artaki, à l'insu des Turcs. Comment il les combattit, et arracha à la captivité tomes les
terres qui avaient été soumises par les Turcs, et alla hiverner à Artaki.
Voyez quels gens sont les Grecs, et combien Dieu était courroucé contre eux! Kyr Michel, fils aîné de l'empereur, était passé à Artaki[8] avec douze mille
hommes à cheval et bien cent mille hommes de pied, et cependant ils n'osèrent jamais livrer bataille aux Turcs, et il dut s'en retourner avec grande honte.
En ce même lieu d'Artaki où il avait été, et d'où il avait dû revenir, l'empereur envoya le mégaduc avec sa compagnie, qui n'était pas de plus de mille cinq
cents hommes à cheval et de quatre mille hommes de pied.
Avant leur départ de Constantinople, le mégaduc voulut que l'empereur donnât une sienne parente à En Ferrand d'Aunes et le fit amiral de l'empire. Et le
mégaduc fit cette demande afin d'être sûr que ses galères seraient toujours montées par les hommes de mer qu'il avait amenés, et que les Génois ni autres
n'osassent rien tenter contre les Catalans dans tout l'empire, et que, quand il ferait avec son ost quelque expédition parterre, les galères se trouvassent au
lieu désigné, munies de vivres et de provisions fraîches. Tout fut si bien ordonné par lui que personne n'aurait pu y ajouter aucune amélioration; ainsi, au
moyen des galères, il tirait des îles et des autres terres et lieux maritimes, tout ce qui était nécessaire à lui et à sa troupe.
Lorsque tout fut ordonné, ils prirent congé de l'empereur, s'embarquèrent et se rendirent au cap d'Artaki sur le continent opposé,[9] pour le protéger contre
les Turcs qui voulaient absolument s'en emparer, car c'est un lieu fort agréable. Tout ce cap est défendu par un mur construit sur le cap d'Artaki, du côté du
continent d'Asie, où il n'y a pas un demi-mille de largeur d'une mer à l'autre. Au-delà de ce détroit, le cap se prolonge sur une assez grande étendue où se
trouvent plus de vingt mille habitations, fermes, métairies ou maisons.
Les Turcs maintes fois étaient venus pour attaquer ce mur et s'ils eussent pu s'en rendre maîtres ils auraient ravagé tout le cap;[10] c'est pourquoi le
mégaduc avec toute sa troupe prit terre en cet endroit, et les Turcs n'en surent rien. Dès qu'ils eurent pris terre, ils apprirent que les Turcs y étaient venus
combattre ce même jour. Le mégaduc demanda s'ils étaient loin de là, et on lui dit qu'ils étaient à deux lieues environ, et se trouvaient placés entre deux
fleuves. Aussitôt le mégaduc fit publier que chacun se tînt prêt le lendemain matin à suivre sa bannière. Il faisait porter avec la cavalerie sa bannière et celle
de l'empereur; les almogavares portaient un pennon aux armes du seigneur roi d'Aragon, et l'avant-garde de la colonne un pennon aux armes du roi
Frédéric. Ainsi les portèrent-ils lorsqu'ils firent hommage au mégaduc.
Le matin, avec bonne volonté et grande joie, ils se levèrent de si bonne heure qu'à l'aube du jour ils arrivèrent au torrent, le long duquel les Turcs étaient
campés avec leurs femmes et leurs enfants; et ils férirent avec une telle impétuosité sur eux, que les Turcs furent bien émerveillés de ces gens, qui avec
leurs dards leur portaient de tels coups que rien ne pouvait y résister. Que vous dirai-je? Dès que les Turcs se furent armés, la bataille fut terrible; mais que
leur servit leur courage? Le mégaduc, avec sa troupe à cheval et à pied, s'était jeté si rudement sur eux qu'ils ne purent résister. Toutefois, ils ne voulaient
pas fuir, à cause des femmes et enfants qu'ils avaient là, ce qui leur perçait le cœur, et ils préféraient mourir; si bien qu'on ne vit jamais hommes faire de
telles prouesses. Cependant, à la fin, tous, avec leurs femmes et leurs enfants, furent faits prisonniers, et il périt ce jour-là, parmi eux, plus de trois mille
hommes de cheval et plus de deux mille de pied.[11]
Ainsi le mégaduc et ses gens prirent possession du champ, et ne laissèrent en vie nul homme au-dessus de dix ans; puis ils s'en retournèrent à Artaki pleins
de joie. Ils mirent sur les galères les esclaves mâles et femelles, ainsi que beaucoup d'objets précieux, dont la plus grande partie était destinée à l'empereur.
Lui, il envoya les esclaves et un grand nombre de choses précieuses à l'impératrice et au fils de l'empereur, ainsi qu'à sa femme; et chacun des riches
hommes, adalils et almogavares, envoya aussi ses présents à madame la belle-mère du mégaduc. Et cela eut lieu le huitième jour après qu'ils eurent quitté
l'empereur; de sorte que ce fut une grande joie et une grande satisfaction pour tout l'empire, et principalement pour l'empereur, pour madame, belle-mère du
mégaduc, et pour madame sa fille; et tout le monde en effet devait s'en réjouir. Mais si ceux-là en ressentirent de la joie, les Génois en eurent grande
douleur; et Kyr Michel, fils aîné de l'empereur, en conçut aussi grand déplaisir et grande envie, si bien que dès ce jour en avant il couva sa colère contre le
mégaduc et sa compagnie,[12] et il eût préféré perdre l'empire plutôt que de les avoir vu remporter une telle victoire; car lui-même y était allé avec un
nombre considérable d'hommes et avait été repoussé deux fois. Ce n'est pas qu'il ne fût de sa personne un des bons chevaliers du monde, mais Dieu a
frappé les Grecs d'une telle malédiction que tout homme peut les confondre. Et cela provient de deux péchés signalés qui dominent en eux: l'un est, qu'ils
sont les hommes les plus orgueilleux du monde, et il n'y a personne au monde dont ils fassent cas en rien, si ce n'est d'eux-mêmes, qui ne valent pourtant
absolument rien; l'autre est, qu'ils ont pour leur prochain moins de charité que qui que ce soit dans ce monde; car, lorsque nous étions à Constantinople, les
gens qui fuyaient d'Anatolie devant les Turcs erraient et gisaient sur le fumier à Constantinople, et criaient famine; et il n'y avait aucun des Grecs qui, pour
l'amour de Dieu, voulût leur rien donner; cependant il y avait abondance de toutes sortes de vivres; les almogavares seuls, émus de grand’ pitié,
partageaient avec eux tout ce qu'ils avaient à manger. Si bien qu'à cause de ces charités que nos gens leur faisaient, partout où les nôtres transportaient leur
ost, plus de deux mille pauvres Grecs, dépouillés de tout par les Turcs, suivaient l'ost par-derrière, et venaient partout avec nous. Ainsi vous pouvez
comprendre combien Dieu est irrité contre les Grecs. Le proverbe d’usage dit: « Ceux à qui Dieu veut mal, il leur enlève d'abord la raison.[13]» Ainsi les
Grecs sont frappés par la colère de Dieu; car, puisque ne valant absolument rien ils croient cependant autant valoir que tous les autres gens du monde,
puisque de plus ils n'ont aucune charité envers leur prochain, il paraît bien par là que Dieu leur a entièrement enlevé toute raison.
Quand ceci fut fait, le mégaduc, avec toute sa compagnie, se prépara à marcher sur les Turcs par l'Anatolie, afin d'arracher à l'esclavage les cités, châteaux
et villages que les Turcs avaient subjugués. Lorsque le mégaduc et ses gens furent prêts à partir d'Artaki, c'était le premier jour de novembre,[14] et il
commença à faire le plus rigoureux hiver possible, tant de pluies et de vent que de froid et de mauvais temps; et les fleuves grossirent tellement que nul
homme ne pouvait les passer. Il tint donc son conseil et se décida à passer la saison d'hiver dans ce lieu d'Artaki, qui est un endroit délicieux en toutes
choses; car dans le reste du pays il fait le plus grand froid du monde, et il y tombe plus de neiges que partout ailleurs, puisqu'à dater des premiers jours de
neige jusqu'en avril, il ne fait rien autre chose que neiger. En décidant donc d'hiverner en ce lieu d'Artaki, il eut la meilleure idée qu'on pût avoir.
Il commença par faire choix de six hommes notables du pays et de deux chevaliers catalans, deux adalils et deux almogavares, et ces douze étaient chargés
de fixer à tout riche homme, puis ensuite aux chevaliers et aux almogavares, un logement convenable à chacun; et ils ordonnèrent que l'hôte de chacun
devait fournir pain, vin, avoine, viande salée, fromage, légume, lit, et tout ce dont ils avaient besoin. A l'exception de la viande fraîche et des
assaisonnements ils devaient enfin les fournir de tout.
Ces douze hommes fixèrent un prix raisonnable à chaque chose et ordonnèrent que chaque hôte eût une taille[15] pour toutes choses avec celui qui logerait
en sa maison, et que cela se continuât ainsi depuis le premier du mois de novembre jusqu'à la fin du mois de mars. A la fin de mars chacun aurait à compter
avec son hôte, devant les douze ou l'un d'eux; et autant ils auraient pris, autant on leur décompterait sur leur solde; et ce serait la caisse militaire qui
rembourserait le bonhomme, maître de la maison; si bien que les hommes de la compagnie et les Grecs furent également satisfaits de cette mesure. Et ils
reçurent ordre de passer ainsi leur saison d'hiver.
Le mégaduc envoya à Constantinople pour chercher la mégaduchesse, et ils passèrent là l'hiver avec grande joie et grand plaisir. Ensuite le mégaduc
ordonna que l'amiral avec ses galères et tous les hommes de mer allât hiverner à l'île de Chio, qui est une île très agréable; c'est là que se fait le mastic, et on
n'en fait en aucun autre lieu du monde. Il les envoya hiverner en ce lieu, parce que les Turcs, avec leurs barques, parcouraient ces îles. Et ainsi ils gardèrent
toute cette contrée et allaient visitant toutes les îles. De cette manière ils passèrent tout cet hiver en joie, déduit et soulas les uns et les autres.[16] Et lorsque
le mois de février fut passé, le mégaduc fit publier par tout le pays d'Artaki, que chacun comptât avec son hôte, en y comprenant tout le mois de mars, et
qu'il fût prêt à suivre la bannière le premier jour d'avril.
CHAPITRE CCIV
Comment le mégaduc s'en alla à Constantinople pour y laisser la mégaduchesse; comment il reçut de l'empereur la paie pour quatre mois, et des grands
dons qu'il fit à toute la compagnie.
Chacun compta donc avec son hôte; et il y en eut qui avaient si follement mené leur affaire, qu'ils avaient à décompter avec leur hôte pour plus de la valeur
d'une année de paie; ceux qui étaient plus sages avaient vécu avec meilleur ordre; mais néanmoins il n'y en avait aucun qui n'eût reçu pour bien au-delà de
sa solde pendant le temps qu'ils y avaient demeuré. Tandis que le compte se faisait, au mois de mars, le mégaduc prit quatre galères, et avec la
mégaduchesse, avec sa belle-mère, sœur de l'empereur, qui avait passé l'hiver avec lui, et avec deux frères de sa femme, il partit pour Constantinople afin
de laisser la mégaduchesse dans cette ville et prendre congé de l'empereur. Lorsqu'il fut à Constantinople on lui fit grande fête et grands honneurs, et il
reçut de l'empereur la paie de quatre mois pour les besoins de la compagnie, ce que nul ne soupçonnait, pour la grande dépense qu'ils avaient faite pendant
l'hiver, et sur laquelle chacun redevait beaucoup. Ainsi il laissa la mégaduchesse à Constantinople et prit congé d'elle, de sa belle-mère, de ses beaux-frères
et de ses amis, puis il prit enfin congé de l'empereur, s'embarqua avec ses quatre galères, et fut de retour à Artaki le quinzième jour de mars. Tous eurent
grand plaisir à le revoir. Le mégaduc demanda si chacun avait compté avec son hôte, et on lui répondit que oui. Là-dessus il fit publier: que tout homme eût
à se trouver le lendemain sur une place, devant la maison qu'habitait te mégaduc, et qu'il apportât la note de ce qu'il devait à son hôte; car, le compte une
fois réglé, les douze prud'hommes avaient prescrit qu'on en fit une note en double, répartie par A, B, C, pour que l'une fût remise à l'hôte et que le soudoyer
conservât l'autre. Ces comptes étaient scellés du sceau du mégaduc. Quand chacun fut venu le lendemain avec sa note, le mégaduc s'assit sur un siège qu'on
lui avait préparé sous un arbre qu'on appelle un orme, et il fit venir devant lui chacun par ordre avec sa note; et il trouva que tous avaient reçu outre mesure,
en considérant le temps qu'ils avaient passé à hiverner. Et quand il eut reçu toutes les notes et les eut déposées sur un tapis devant lui, il se leva et dit: «
Braves gens, j'ai beaucoup à vous remercier de ce qu'il vous a plu de m'avoir pour chef et seigneur, et de m'avoir suivi là où j'ai voulu vous conduire. A
présent, je trouve que vous avez reçu ici beaucoup plus, et deux fois autant qu'il ne vous revenait pour le temps que vous avez été à hiverner; il y en a même
qui ont reçu trois fois autant; d'autres quatre fois autant; de telle sorte que je vois bien que, si la caisse militaire voulait décompter à la rigueur avec vous,
vous auriez à passer un temps de grande détresse. C'est pourquoi, en l'honneur de Dieu et en l'honneur de l'empire, et aussi par la grande affection que je
vous porte, moi, par faveur toute spéciale, je vous fais don de tout ce que vous avez dépensé cet hiver et je veux que rien n'en soit déduit sur votre paie; et,
dès à présent, j'ordonne que soient brûlées toutes les notes que vous m'avez ici apportées. Les Grecs n'ont qu'à porter les leurs à notre trésorier et il se
chargera de les satisfaire. » Aussitôt il fit apporter du feu et fit brûler toutes les notes en présence de tous. Chacun se leva et alla lui baiser la main, et lui
rendit mille grâces; et ils devaient bien le faire, car c'était le plus beau présent que jamais seigneur fit à ses vassaux depuis plus de mille ans; et très
certainement le tout s'élevait bien à la solde de huit mois l'un dans l'autre; car pour les hommes à cheval seulement, cela allait à cinquante mille onces d'or,
et pour les hommes de pied à près de soixante mille onces d'or; de telle sorte, qu'en y comprenant ce qu'avaient reçu les riches hommes, on calculait que le
tout pouvait bien s'élever à cent mille onces d'or, ce qui fait six millions. Quand il eut tout réglé il voulut les satisfaire encore davantage; il ordonna donc
que chacun se trouvât le lendemain sur ladite place pour recevoir en bel or la paie de quatre mois. Et ainsi vous pouvez comprendre quelle joie il y avait
dans toute l'ost et de quel cœur ils le servirent de là en avant; et ainsi le lendemain il leur fit donner la paie de quatre mois, pour que chacun s'appareillât
bien à se mettre en campagne.[17]
CHAPITRE CCV
Comment le mégaduc eut, avec sa compagnie, un second combat contre la gabelle de Cesa et de Tiu; comment il les vainquit et les tua près de
Philadelphie.
Ainsi, le premier jour d'avril,[18] par la grâce de Dieu, la bannière sortit et chacun songea à la suivre, et ils entrèrent aussitôt dans le royaume d'Anatolie.
Les Turcs furent bientôt prêts à leur faire tête, savoir: les gabelles de Cesa et de Tiu, parents de ceux que la compagnie avait tués à Artaki; si bien que
lorsque la compagnie fut près d'une cité qu'on nomme Philadelphie, qui est une noble cité et des grandes du monde, et qui a bien dix-huit milles de tour,
c'est-à-dire autant que Rome ou Constantinople, elle trouva près de cette cité, à une journée, les deux gabelles Ses Turcs, qui étaient en tout huit mille
hommes à cheval et douze mille à pied, et ils s'ordonnèrent aussitôt en bataille rangée. Le mégaduc et sa compagnie en eurent grand plaisir, si bien qu'à
l'instant, avant que fussent lancées les flèches des archers turcs, ils se précipitèrent au milieu d'eux, les hommes en brochant de l'éperon contre leurs gens à
cheval, et les monde contre les gens à pied. Que vous dirai-je? La bataille fut très vigoureusement disputée et dura depuis le soleil naissant jusqu'à l'heure
de nonne, tellement que les Turcs furent tous tués ou pris, et qu'il n'en échappa pas mille de cheval et cinq cents de pied.[19] Le mégaduc et sa compagnie
s'emparèrent du camp avec grande joie, n'ayant pas perdu plus de quatre-vingts hommes à cheval et cent à pied et ayant fait un butin immense. Après avoir
pris possession du champ, ils restèrent bien huit jours, leurs tentes dressées, en ce lieu qui était fort bon et fort délicieux, et ils s'en vinrent à ladite cité du
Philadelphie où ils furent reçus avec grande joie et grande allégresse. Ainsi la nouvelle se répandit par tout le pays d'Anatolie, que les gabelles de Cesa et
de Tiu avaient été défaites par les Francs,[20] et on en eut grande joie; et ce n'est pas merveille, car tous eussent été captifs si ce n'eût été des Francs. Ainsi
le mégaduc et sa compagnie restèrent dans la cité de Philadelphie pendant quinze jours, et puis partirent et allèrent à la cité de Nif,[21] et puis à Magnésie,
et ensuite ils prirent le chemin de la cité de Thyrra.[22]
CHAPITRE CCVI
Comment les Turcs furent vaincus à Thyrra par un Corberan d'Alet, qui y fut blessé d'une flèche et mourut; et comment En Béranger de Rocafort vint à
Constantinople avec deux galères et deux cents cavaliers, et à Ephèse où est le tombeau de monseigneur saint Jean l'évangéliste.
Lorsqu'ils furent dans la cité de Thyrra, ceux des Turcs qui avalent échappé à la bataille, avec d'autres qui s'étaient réunis à eux et qui étaient de la gabelle
de Mondexia,[23] se rendirent à Thyrra, dans l'église où repose le corps de monseigneur saint Georges, qui est une des belles églises que j'aie jamais vues
et qui est située près de Thyrra, à environ deux milles. A l'aube du jour, les Turcs vinrent à de et ne savaient pas que les Francs y lussent; et dès qu'on les vit
prendre leur course, l'alarme se répandit dans tout le pays. Le mégaduc regarda et vit que c'étaient les Turcs; et il était facile de les voir, car ils étaient tous
dans la plaine, et la cité de Thyrra est sur une hauteur. Il envoya sur-le-champ dire à En Corberan d'Alet, sénéchal de l'armée, de marcher sur eux avec tous
ceux de la compagnie qui voudraient le suivre. La compagnie prit les armes en toute hâte; et En Corberan, avec environ deux cents hommes à cheval et
mille à pied, alla fondre sur eux; si bien qu'il les eut bientôt mis en déroute; et il leur tua plus de sept cents hommes à cheval et un grand nombre de gens à
pied; et il les eût tous tués; mais comme la montagne était toute voisine, ils prirent le parti de laisser là leurs chevaux et de s'enfuir à pied par la montagne.
En Corberan d'Alet, qui était bon chevalier et d'une ardeur extrême dans ses volontés, descendit lui-même de cheval et se mit à les poursuivre à pied par la
montagne. Les Turcs, qui les virent monter ainsi après eux, afin de les retarder, tirèrent leurs flèches, et par malheur une flèche vint férir ledit En Corberan,
qui, à cause de la chaleur et de la poussière, s'était désarmé de sa salade; et là il périt, ce qui fut une grande perte; si bien que les chrétiens s'arrêtèrent
autour de lui, et les Turcs se sauvèrent.
Quand le mégaduc l'apprit, il en fut très affligé parce qu'il l'aimait beaucoup; il l'avait fait sénéchal et l'avait fiancé à une fille qu'il avait eue d'une dame de
Chypre et qui était restée auprès de madame la mégaduchesse à Constantinople, et les noces devaient se faire à leur retour à Constantinople. En Corberan
fut enterré dans l'église de Saint-Georges, en grand honneur, avec dix autres chrétiens morts avec lui, et on leur fit faire de beaux monuments; car le
mégaduc et l'ost s'y arrêtèrent huit jours, afin que la tombe d'En Corberan fût faite riche et belle. Et de Thyrra le mégaduc envoya des ordres à Smyrne,[24]
et de Smyrne à Chio, à l'amiral En Ferrand d'Aunes pour qu'il vînt à la cité d'Ania[25] avec toutes ses galères et tous les hommes de mer qui étaient avec
lui; et ainsi fit-il. Et au moment où il appareillait pour partir de Chio, En Rocafort venait d'arriver à Constantinople avec deux galères, amenant avec lui
deux cents hommes de cheval, bien équipés de tout leur harnais, moins les chevaux, et bien mille almogavares, et il était venu trouver l'empereur.
L'empereur lui avait aussitôt ordonné d'aller se réunir au mégaduc partout où il pourrait le trouver; et c'est ainsi qu'il arriva à l'île de Chio et que l'amiral et
lui partirent ensemble de Chio et se rendirent à la cité d'Ania.
Ils y étaient déjà arrivés depuis environ huit jours lorsqu'ils reçurent la nouvelle que le mégaduc venait, et ils en eurent grande joie; et ils envoyèrent au
mégaduc deux messagers qui le trouvèrent encore à la cité de Thyrra. Et le mégaduc en fut très satisfait, et voulut que j'allasse jusqu'à Ania pour y prendre
En Béranger de Rocafort et l'amener jusqu'à la ville d’Ayasaluck,[26] que l'Ecriture nomme Ephèse. Dans ce dit lieu d'Ephèse est le tombeau dans lequel
monseigneur saint Jean l'évangéliste se plaça quand il eut pris congé du peuple; et puis on vit un nuage comme de feu; et la croyance chrétienne est que ce
fut dans ce nuage qu'il monta au ciel en corps et en âme. Et cela paraît bien, par le miracle que l'on voit chaque année à ce même tombeau. Le tombeau
dudit saint est en forme de carré et est placé au pied de l'autel; au-dessus est une belle pierre de marbre qui a bien douze palmes de long et cinq de large; et
au milieu de la pierre sont percés neuf trous fort petits; et chaque année, le jour de saint Etienne, à l'heure des vêpres, et au moment même où, ledit jour de
saint Etienne, on commence à dire les vêpres de saint Jean, de chacun de ces neuf trous il sort une manne sablonneuse qui s'élève bien à un pied au-dessus
de la pierre, et qui en découle ainsi qu'un filet d'eau. Et cette manne sort et commence à sortir, ainsi que je vous ai dit, tout aussitôt qu'on commence à
chanter les vêpres de saint Jean, le jour de saint Etienne; et cela continue toute la nuit, et puis tout le jour de saint Jean, jusqu'à ce que le soleil soit couché;
si bien que, quand le soleil est couché et que cette manne a cessé de sortir, il y en a bien certainement trois quarterades de Barcelone. Cette manne est
merveilleusement bonne pour beaucoup de bonnes choses; c'est à savoir que, qui en boit quand il sent venir la fièvre, jamais cette fièvre ne lui vient; et
d'autre part, si une femme est en travail d'enfant et ne peut accoucher, elle n'a qu'à en boire avec de l'eau ou avec du vin, et elle est aussitôt délivrée; et
d'autre part, celui qui est assailli en mer par une tempête n'a qu'à en jeter trois fois dans la mer, au nom de la très sainte Trinité, de madame sainte Marie et
du bienheureux saint Jean l'évangéliste, et aussitôt la tempête cessera; et de plus encore, si quelqu'un a mal à la vessie, il n’y a qu’à en boire audit nom de la
sainte Trinité de madame sainte Marie et du bienheureux saint Jean évangéliste, et aussitôt il sera guéri. On donne de cette manne à tous les pèlerins qui y
viennent, et elle ne sort que d'année en année.
CHAPITRE CCVII
Comment le mégaduc alla à Ayasaluck, et créa sénéchal de l'ost En Béranger de Rocafort; et comment ils mirent en déroute les Turcs de la gabelle
d'Atia[27] qui, s'étant réunis à tous les autres Turcs, furent une seconde fois défaits; et comment il en périt bien dix-huit mille à la Porte de Fer.
Je pris aussitôt congé du mégaduc et de la compagnie, et j'emmenai avec moi vingt chevaux pour le service d'En Rocafort, et afin qu'il pût chevaucher et
venir avec moi à la cité d'Ephèse, appelée aussi Théologos en langue grecque,[28] et afin de protéger cette ville contre les Turcs qui y faisaient tous les
jours des incursions. Il passa non sans grand danger, à cause de beaucoup d'attaques que lui firent les Turcs, et il amena avec lui cinq cents almogavares; les
autres restèrent à la cité d'Ania, avec l'amiral En Ferrand d'Aunes. Et quand En Béranger et les siens furent arrivés à Ayasaluck, au bout de quatre jours le
mégaduc vint l'y rejoindre avec toute l'ost, et fit le meilleur accueil audit En Béranger de Rocafort; de telle sorte qu'il le fit sénéchal de l'armée, ainsi
qu'était En Corberan d'Alet, et le fiança aussi avec cette même fille à lui qu'il avait fiancée auparavant audit En Corberan. En Béranger de Rocafort entra
aussitôt en fonction de sa charge. Et le mégaduc lui donna cent chevaux, et lui compta la paie de quatre mois, pour lui et ceux qui étaient venus avec lui. Le
mégaduc demeura huit jours dans la dite cité d'Ayasaluck;[29] et puis vint avec toute l'ost dans la cité d'Ania, et laissa En Pierre d'Aros pour commandant
dans la cité de Thyrra, et lui donna trente hommes de cheval et cent hommes de pied.
Dès que le mégaduc fut entré dans la cité d'Ania, l'amiral et tous les hommes de mer, et tous ceux qui étaient avec En Rocafort, sortirent au-devant de lui en
armes pour le recevoir, si bien que le mégaduc en eut un grand plaisir, parce qu'ils renforçaient l'armée; et pendant son séjour à Ania, le mégaduc renouvela
la paie de toute la troupe.
Un jour, pendant qu'il se trouvait dans cette ville, l'alarme se répandit dans tout le pays, sur le bruit que les Turcs, qui faisaient partie de la gabelle d'Atia,
étaient venus faire des incursions dans les environs d'Ania. Aussitôt l'ost exécuta une sortie et avec une telle impétuosité qu'elle atteignit les Turcs et fondit
au milieu d'eux. Si bien que, ce jour-là, nos gens tuèrent bien aux Turcs environ mille hommes de cheval et deux mille de pied. Les autres s'enfuirent; la
nuit les arracha à nos mains, sans quoi tous eussent été tués ou pris. La compagnie s'en retourna à la cité d'Ania avec grande joie et plaisir, et avec le bon
butin qu'elle avait fait. Et ainsi le mégaduc resta avec l'ost à la cité d'Ania bien quinze jours, et puis fit sortir la bannière, et voulut achever de parcourir le
royaume d'Anatolie, si bien que l'armée alla jusqu'à la Porte de Fer. C'est une montagne sur laquelle se trouve un passage appelé la Porte de Fer, qui sépare
l'Anatolie du royaume d'Arménie. Et quand on fut à la Porte de Fer, on y rencontra les Turcs de cette gabelle d'Atia, qui avaient été déconfits à la porte
d'Ania, et tous les autres Turcs qui étaient restés vivants des autres gabelles, et qui tous s'étaient réunis et avaient pris position sur cette montagne. Et ils
étaient certainement en tout dix mille hommes de cheval et vingt mille hommes de pied; et à l'aube du jour, le jour de madame sainte Marie d'août, en belle
bataille rangée, ils vinrent à la rencontre du mégaduc. Les Francs à cette vue se disposèrent au combat avec telle joie et satisfaction qu'il paraissait bien que
Dieu les soutenait, comme en réalité il le faisait à cette époque; et les almogavares poussèrent aussitôt leur cri de: » Aiguisez les fers! Le mégaduc avec sa
cavalerie fondit sur les hommes à cheval, et En Rocafort avec les almogavares sur les hommes de pied; et là vous auriez pu voir des faits d'armes tels que
jamais nul homme n'en vit de pareils.
Quo vous dirai-je? La bataille fut fort cruelle, mais enfin tous les Francs poussèrent un cri, et s'écrièrent: « Aragon! Aragon! » Ce cri les ranima d'une
vigueur telle qu'ils battirent complètement les Turcs. Et ainsi battant et chassant, leur poursuite dura jusqu'à la nuit, et la nuit seule vint interrompre cette
poursuite. Toutefois il resta certainement morts plus de six mille Turcs à cheval et plus de douze mille hommes de pied. Et ainsi la compagnie eut une
bonne nuit; et les Turcs perdirent toutes leurs provisions et leurs bestiaux. Le lendemain les Francs prirent possession du champ, et l'ost y resta bien huit
jours pour prendre cette possession, et le butin qu'elle y fit fut immense.
CHAPITRE CCVIII
Comment l'empereur de Constantinople envoya dire au mégaduc que, toutes affaires cessantes, il retournât à Constantinople pour le venir secourir contre le
frère du roi Assen, qui avait usurpé la royauté.
Après cela le mégaduc fit publier que chacun suivît la bannière et allât à la Porte de Fer; là il demeura trois jours, et puis il se proposa de retourner à la cité
d'Ania. Et tandis qu'il s'en retournait à Ania, des envoyés lui vinrent de la part de l'empereur, qui lui faisait dire que, toutes affaires cessantes, il s'en
retournât à Constantinople avec toute l'ost, parce que le roi Assen, père de la mégaduchesse, était mort et avait laissé le royaume à ses fils, qui étaient deux
frères de la mégaduchesse et neveux de l'empereur; et leur oncle, frère de leur père, s'était emparé de la royauté; et pour cela l'empereur de Constantinople,
attendu que le royaume de Bulgarie appartenait à ses neveux, avait envoyé ordre à l'oncle de laisser le royaume à ces jeunes gens qui étaient ses neveux, et
auxquels il appartenait; mais celui-ci lui avait fait une très dure réponse; si bien qu'une grande guerre commença, entre l'empereur de Constantinople et
celui qui s'était fait roi de Bulgarie, tellement que l'empereur de Constantinople faisait chaque jour des pertes dans la guerre, et ainsi il adressa des messages
au mégaduc pour qu'il vint le secourir.
CHAPITRE CCIX
Comment le mégaduc, ayant reçu le message de l'empereur de Constantinople, tint conseil sur ce qu'il devait faire, et comment il résolut d'aller sur-le-
champ trouver l'empereur.
Le mégaduc fut très fâché de devoir en ce moment abandonner le royaume d'Anatolie, qu'il avait entièrement reconquis et soustrait au malheur et aux mains
des Turcs;[30] mais sur le message qu'il avait reçu et les prières pressantes que lui faisait l'empereur il fit réunir le conseil et dit à toute la compagnie le
message qu'il avait reçu, en les priant de le conseiller sur ce qu'il devait faire. Finalement le conseil lui fut donné de se porter sans retard au secours de
l'empereur, selon qu'il en était besoin, et de revenir au printemps en Anatolie. Le mégaduc tint cet avis pour bon et reconnut que la compagnie l'avait bien
conseillé; et bientôt ils se disposèrent, préparèrent les galères, mirent dessus tout ce qu'ils avaient pris, et l'ost s'achemina le long de la côte, de telle sorte
que les galères étaient chaque jour près de l'ost; et le mégaduc laissa dans chaque lieu bon renfort, bien qu'avec peu de renfort on en eût eu suffisamment,
car ils avaient si bien nettoyé le pays des Turcs qu'aucun d'eux n'osait paraître dans tout le royaume, de telle sorte que ce royaume était entièrement rétabli.
Et quand il eut mis ordre à tout dans le pays, il s'en vint par ses journées à la Bouche-d'Avie; et quand il fut à l'endroit où on passe le détroit, il envoya un
lin armé à l'empereur à Constantinople, pour savoir ce qu'il voulait qu'il fit. Lorsque l'empereur sut que les Francs étaient arrivés au passage, il fut très
content et satisfait; il fit faire de grandes fêtes à Constantinople, et fit dire au mégaduc qu'il passât à Gallipoli, et qu'au cap de Gallipoli il fit reposer ses
gens.
Le cap de Gallipoli a bien certainement quinze lieues de long, et n'a nulle part plus d'une lieue de large, et de chaque côté la mer vient le battre. C'est le plus
agréable cap du monde et le plus fertile en bons grains, en bons vins et en toute espèce de fruits en grande abondance; et à l'entrée du cap il y a un bon
château qui a nom Examile, qui veut dire Six-milles, et il a ce nom-là parce qu'en ce lieu le cap n'a pas plus de six milles de large; et au milieu est ce
château pour garder tout le cap. Et d'un côté du cap est la Bouche-d'Avie et de l'autre le golfe de Mégarix; et ensuite dans l'intérieur du cap se trouve la ville
de Gallipoli, puis Polamos, Sestos et Madytos. Chacun de ces endroits est un bon lieu, et sans compter ces lieux il s'y trouve beaucoup de maisons et très
belles. Là le mégaduc répartit toute son ost dans ces habitations, qui sont pourvues de toutes choses, et ordonna que chaque habitant fournît à son hôte ce
qui lui était nécessaire, et que chacun écrivît ou fit des tailles et en tînt compte.
CHAPITRE CCX
Comment, sur la nouvelle de l'arrivée du mégaduc, le roi des Bulgares traita avec l'empereur de Constantinople en se soumettant à faire tout ce qu'il
voudrait; et comment le débat se mit entre l'empereur de Constantinople et le mégaduc.
Lorsque toute l'ost eut pris ses quartiers, le mégaduc s'en alla avec cent hommes de cheval à Constantinople voir l'empereur, et madame sa belle-mère et sa
femme; et à son entrée à Constantinople, on lui fit de grandes fêtes et de grands honneurs. Et tandis qu'il était à Constantinople, le frère du roi Assen,[31]
qui faisait la guerre à l'empereur de Constantinople, ainsi que vous l'avez déjà entendu, sachant que le mégaduc y venait d'arriver avec toute son ost,
regarda sa cause comme perdue. Il envoya donc sur-le-champ des messagers à l'empereur, et se soumit à faire tout ce qu'il voulait. Ainsi l'empereur, au
moyen des Francs, obtint tout ce qu'il désirait dans cette guerre. Et quand cette paix fut faite, le mégaduc dit à l'empereur qu'il donnât la paie à sa troupe; et
l'empereur dit qu'il le ferait; et il fit battre monnaie en imitation du ducat de Venise, qui vaut huit deniers barcelonais; et il en fit aussi fabriquer une autre
espèce qu'on appelait des vintilions, et qui ne valaient pas trois deniers chacun[32]. Et il voulut qu'ils eussent cours pour le même prix que ceux qui valaient
huit deniers. Et il ordonna que les Francs se feraient fournir par les Grecs les chevaux, mules, mulets, vivres et autres choses dont ils auraient besoin, et
qu'ils les paieraient ensuite avec cette monnaie. Et l'empereur agit ainsi à mauvaise intention, c'est-à-dire afin de faire naître débat et mésintelligence entre
les habitants et l'ost; car, après avoir obtenu le succès qu'il voulait de toutes ses guerres, il aurait désiré que tous les Francs fussent morts et hors de l'empire.
CHAPITRE CCXI
Comment le noble En Béranger d'Entença vint en Romanie joindre la compagnie, et fut fait mégaduc par frère Roger.
Le mégaduc refusa de prendre cette monnaie; et tandis qu'ils étaient en contestation, En Béranger d'Entença arriva en Romanie, et amena trois cents
hommes de cheval et mille almogavares. Et quand il fut à Gallipoli, il trouva que le mégaduc était allé à Constantinople, et il lui envoya deux cavaliers pour
savoir ce qu'il voulait qu'il fit; et le mégaduc lui fit dire de venir à Constantinople. L'empereur l'accueillit très bien et le mégaduc encore mieux; et lorsqu'il
y fut resté un jour, le mégaduc s'en vint à l'empereur et lui dit: « Seigneur, ce riche homme est un des plus nobles hommes d'Espagne qui ne soit pas fils de
roi; c'est un des bons chevaliers du monde; il est avec moi comme frère; il est venu vous servir pour votre honneur et par amitié pour moi; il est donc
nécessaire que je lui fasse un plaisir signalé; et ainsi, avec votre permission, je lui donnerai le bâton du mégaducat et le chapeau, afin que de là en avant il
soit mégaduc. » Et l'empereur lui dit que cela lai faisait plaisir. Et quand il vit la générosité du mégaduc, qui voulait se dépouiller du mégaducat, il dit en
soi-même qu'il fallait que cette générosité lui comptât. Le lendemain, devant l'empereur et toute la cour plénière, le mégaduc ôta de dessus sa tête le
chapeau du mégaducat et le plaça sur la tête d'En Béranger d'Entença, et puis lui donna le bâton, le sceau et la bannière du mégaducat, de quoi chacun
s'émerveilla.[33]
CHAPITRE CCXII
Comment, après quatre cents ans que l'empire avait été sans césar, frère Roger fut créé César par l'empereur de Constantinople; et comment il alla hiverner
à Philadelphie; et comment, selon ce qui avait été convenu, il se disposa à passer en Anatolie.
Et dès qu'il eut fait cela, l'empereur, devant tous, fit asseoir frère Roger en sa présence et lui donna le bâton, le chapeau, la bannière, le sceau de l'empire, le
revêtit des habits distinctifs d'un nouveau rang, et le créa César de l'empire.[34] Le privilège de l'office de césar est tel: que le césar prend place sur un siège
à côté du siège de l'empereur, et qui n'est pas une demi palme plus bas; et il a dans l'empire la même autorité que l'empereur; et il peut concéder des dons à
perpétuité; et il peut mettre la main au trésor; et il peut lever des impôts, faire pendre, confisquer; et finalement tout ce que l'empereur fait, il le fait aussi. Il
signe: César de notre empire; et l'empereur lui écrit: César de ton empire. Que vous dirai-je? De l'empereur au césar il n'y a aucune différence, sinon que le
siège du césar est plus bas d'une demi palme que celui de ('empereur; et l'empereur porte un chapeau rouge et tous ses habits rouges, et le césar porte un
chapeau bleu et ses habits bleus, à bordure d'or étroite.
Et ainsi fut créé césar frère Roger; et depuis quatre cents ans il n'y avait pas eu de césar dans l'empire de Constantinople; aussi l'honneur en fut-il plus
grand. Et lorsque tout ceci eut été fait en grande solennité et grande fête, de là en avant En Béranger d'Entença eut le nom de le et frère Roger celui de
césar. Et avec grande allégresse ils s'en retournèrent à Gallipoli vers leurs compagnies,[35] et le césar amena avec lui sa belle-mère, madame sa femme et
deux frères de sa femme, dont l'aîné était roi des Bulgares.
Quand ils furent à Gallipoli, ils donnèrent ordre d'y passer l'hiver, car on avait passé l’omnia sanctorum[36]. Et le césar et madame sa femme, madame sa
belle-mère et ses beaux-frères, et le mégaduc, passèrent l'hiver au milieu des plaisirs. Et quand on eut passé les fêtes de Noël, le césar alla à Constantinople,
pour s'entendre avec l'empereur sur ce qu'ils devaient faire, attendu que le printemps approchait; et le mégaduc resta à Gallipoli.
Et quand le césar fut arrivé à Constantinople, ils furent d'accord que le césar et le mégaduc passeraient dans le royaume d'Anatolie; et le césar convint aussi
avec l'empereur, que l'empereur lui donnerait tout le royaume d'Anatolie et toutes les îles de Romanie; qu'il passerait donc en Anatolie et partagerait les
cités, villes et châteaux entre ses vassaux, de telle sorte que chacun serait tenu de lui fournir un certain nombre de chevaux armés sans qu'on fût tenu de leur
donner aucune solde.[37] Ils se disposaient donc à partir; et de là en avant l'empereur ne fut tenu de payer de solde à aucun des Francs; mais le césar devait
y pourvoir. Cependant l'empereur avait à faire payer sur-le-champ quatre mois, ce qui avait été stipulé à l'avance. Alors le césar prit congé de l'empereur, et
l'empereur lui donna de cette mauvaise monnaie pour faire ses paiements; et le césar la prit car il pensa que, puisqu'il passait en Anatolie, il n'aurait à faire
que peu de cas du mécontentement des habitants de la Romanie. Ainsi, avec cette monnaie, il vint à Gallipoli, et commença à en donner pour la solde, et
chacun paya son hôte avec ladite monnaie.
CHAPITRE CCXIII
Comment le césar résolut d'aller prendre congé de Kyr Michel, malgré sa belle-mère et sa femme, qui étaient bien assurées de l'envie que lui portait Kyr
Michel
Tandis qu'on faisait cette paie, le césar dit à madame sa belle-mère et à madame sa femme qu'il voulait aller prendre congé de Kyr Michel, fils aîné de
l'empereur; et sa belle-mère et sa femme le prièrent qu'il n'en fit absolument rien, attendu qu'elles savaient bien qu'il était grandement son ennemi, et qu'il
lui portait une telle envie que certainement, s'il se trouvait en un lieu où il eût un plus grand pouvoir que lui, il le ferait périr, lui et tous ceux qui seraient
avec lui. Et le césar répondit: que pour rien au monde il ne s'en dispenserait; que grande honte serait à lui, s'il partait de Romanie et entrait au royaume
d'Anatolie, avec l'intention d'aller se fixer à jamais dans le voisinage des Turcs qu'il aurait à combattre, sans avoir pris congé de lui, et que cela lui serait
compté à mal. Que vous dirai-je? Sa belle-mère, sa femme et ses beaux-frères étaient si affligés de sa détermination, qu'ils réunirent tout le conseil de l'ost
et lui firent demander que pour rien au monde il n'allât en ce voyage. Et ce fut en vain qu'ils le dirent; car rien ne put le décider à s'en dispenser.[38] Si bien
que quand sa belle-mère, sa femme et ses beaux-frères virent que pour rien il ne voulait rester, ils le prièrent de leur livrer quatre galères; car eux tous
voulaient aller à Constantinople. Le césar appela donc l'amiral En Ferrand d'Aunes, et lui dit de transporter à Constantinople sa belle-mère, sa femme et ses
beaux-frères. Et la femme du césar ne devait pas passer en Anatolie, parce qu'elle était enceinte de sept mois et que sa mère voulait qu'elle accouchât à
Constantinople. Et ainsi fut-il ordonné; et la dame resta à Constantinople,[39] et en son temps elle accoucha d'un beau garçon, qui vivait encore quand j'ai
commencé ce livre. Or je cesse de vous parler de sa femme et de son fils, et je reviens au césar.
CHAPITRE CCXIV
Dans lequel on raconte quelle est la terre de Gallipoli, quelles forces il y a, et où on fait aussi mention de l'histoire de Paris et d'Hélène.
La vérité est que, comme je vous ai déjà dit, l'ost était à Gallipoli et autres lieux environnants. Et je veux que vous sachiez que Gallipoli est la capitale du
royaume de Macédoine, dont Alexandre fut seigneur et où il naquit. Et ainsi Gallipoli est sur la marine la capitale du royaume de Macédoine, comme
Barcelone la capitale de la Catalogne sur la marine et Lérida dans la terre ferme. Dans l'intérieur du pays, il y a une autre très bonne cité au royaume de
Macédoine, qui a nom Andrinople; et il y a de Gallipoli à Andrinople cinq journées; et à Andrinople était Kyr Michel, fils aîné de l'empereur. Et encore je
veux que vous sachiez que le cap de Gallipoli est sur une langue déterre de la Bouche-d'Avie,[40] du côté du ponant. Et sur une autre langue de terre, au
levant, est le cap d'Artaki, où le mégaduc avait hiverné l'année précédente avec l'armée; et à ce lieu d'Artaki était une des portes de la cité de Troie,[41] et
l'autre porte était à un port situé au milieu de la Bouche-d'Avie, et auquel port est un fort château, très beau, qui a nom Paris, que fit construire Paris, fils du
roi Priam, quand il eut pris Hélène,[42] femme du duc d'Athènes, à main armée dans l'île de Ténédos, qui est à cinq milles de la Bouche-d'Avie. Et dans
cette île de Ténédos, et dans ce temps-là, il y avait une idole; et là venaient à un certain mois de l'année tous les nobles hommes et toutes les nobles dames
de Romanie en pèlerinage. Et ainsi il arriva en ce temps, qu'Hélène, femme du duc d'Athènes, y vint en pèlerinage avec cent chevaliers qui
l'accompagnèrent. Et Paris, fils du roi Priam de Troie, y était venu aussi en pèlerinage, et avait avec lui environ cinquante chevaliers; et là il vit dame
Hélène, et fut tellement troublé de cette vue qu'il dit à ses gens qu'il fallait qu'il eût dame Hélène et l'emmenât avec lui. Et ainsi qu'il se le mit au cœur, ainsi
le fit-il. Et il se revêtit de ses bonnes armures, lui et toute sa compagnie, et il s'empara de la dame et voulut l'emmener; mais les chevaliers qui étaient avec
elle voulurent la défendre contre son ravisseur; et finalement tous les cent périrent, et Paris emmena la dame. Et cela fut cause que depuis s'alluma si grande
guerre qu'à la fin la cité de Troie, qui avait trois cents milles de tour, après avoir été assiégée pendant treize ans, fut enlevée d'assaut, prise et détruite[43].
Et au cap de la Bouche-d'Avie, en dehors du passage, du côté de l'Anatolie, est un cap que l'on appelle le cap d'Adramitti, qui était une autre porte de la cité
de Troie. Voyez donc comme la Bouche-d'Avie était garnie de toutes parts de lieux excellents et agréables; car vous saurez que sur chaque rive il y avait,
au temps où nous y sommes allés, beaucoup de bonnes villes et beaucoup de bons châteaux; mais tout cela, a été détruit et ravagé par nous, ainsi que vous
l'entendrez bientôt, au grand tort de l'empereur et à notre bon droit.
CHAPITRE CCXV
Comment le césar vint en la cité d'Andrinople pour prendre congé de Kyr Michel, lequel fit tuer le césar et tous les siens par Gircon, capitaine des Alains;
comment il n'en échappa que trois, et comment il envoya à Gallipoli des troupes pour courir le pays et exterminer toute la compagnie du césar.
A présentée reviendrai à vous parler du césar qui, avec trois cents hommes à cheval et mille hommes de pied, se disposait à se rendre à Andrinople pour
voir Kyr Michel, fils aîné de l'empereur, et cela malgré tous ses amis et ses vassaux. Et il agissait ainsi par la grande loyauté qu'il portait en son cœur, et par
le délicat amour et la droite foi qu'il avait en l'empereur et en son fils; et il pensait que, de même que lui il était plein de loyauté, l'empereur et ses fils
fussent de même; mais c'était tout le contraire, comme cela se prouvera par la suite et ainsi que vous l'apprendrez. En s'éloignant de l'ost, le césar laissa
pour capitaine et commandant le mégaduc En Béranger d'Entença, et pour sénéchal de l'ost En Béranger de Rocafort. Et ainsi par ses journées il arriva à la
cité d'Andrinople;[44] et le fils de l'empereur, Kyr Michel, sortit au-devant de lui, et le reçut avec grand honneur. Et ce fut pure méchanceté, car ce n'était
que pour voir avec quelle suite il venait. Et quand il fut entré à Andrinople, le fils de l'empereur, à la joie et au plaisir que le césar témoignait de le voir,
répondait par le faux-semblant d'une joie et d'un plaisir semblables. Et après qu'il eut resté six jours avec lui, le septième jour Kyr Michel fit venir à
Andrinople Gircon, capitaine des Alains, et Melich, capitaine des Turcopules, de manière qu'entre tous ensemble il y eut neuf mille hommes à cheval. Ce
jour-là il invita le césar; et, dès qu'ils eurent mangé, ce Gircon, capitaine des Alains, entra dans le palais où était Kyr Michel et sa femme et le césar; ils
tirèrent leurs épées et mirent en pièces le césar et tous ceux qui étaient avec lui;[45] et puis, parti courant la cité, ils tuèrent tous ceux qui étaient venus avec
le césar; et il n'en échappa que trois qui montèrent en un clocher, et de ces trois l'un était En Raimond Alquier, fils d'En Gilbert Alquier, chevalier de
Catalogne, natif de Castellon d'Ampurias; l'autre, un fils d'un chevalier de Catalogne nommé G. de Tous; et le troisième Béranger de Roudor, qui était du
Lobrégat. Et ceux-ci furent attaqués dans le clocher et s'y défendirent tant, que le fils de l'empereur dit que ce serait un crime de les faire périr; ainsi il leur
donna sauf-conduit, et ce furent les seuls qui échappèrent.
Ledit Kyr Michel fit encore une méchanceté bien plus grande; car il ordonna que ces Turcopules avec un nombre désigné des Alains allassent à Gallipoli,
et, le jour où le césar fut tué, il leur enjoignit de ravager Gallipoli et toutes les habitations environnantes. Ce jour-là nous avions envoyé tous nos chevaux
au pâturage et les hommes étaient dispersés dans les habitations. Que vous dirai-je? Ils nous surprirent hors de nos gardes, nous prirent tous les chevaux
répandus çà et là dans les habitations et nous tuèrent plus de mille personnes. Ainsi il ne nous resta que deux cent six chevaux; et quant aux hommes, nous
ne restâmes pas plus de trois mille trois cent sept hommes d'armes, entre gens de cheval, de pied, de mer et de terre. Bientôt ils nous assiégèrent; et il vint
sur nous si grand nombre de gens qu'ils étaient bien quatorze mille hommes à cheval, entre Turcopules, Alains et Grecs, et environ trente mille hommes de
pied. Si bien que le mégaduc En Béranger d'Entença ordonna que nous fissions des retranchements et que nous entourassions de ces retranchements tout le
faubourg de Gallipoli; ainsi fîmes-nous.
Que vous dirai-je? pendant quinze jours nous fûmes serrés de si près, que tous les jours nous avions des engagements avec eux, deux fois le jour, et chaque
jour nous était désastreux, car nous perdions du monde en nous battant contre eux. Que vous dirai-je? étant ainsi assiégés comme nous l'étions, En Béranger
d'Entença fit préparer cinq galères et deux lins,[46] et malgré nous tous tant que nous étions, il dit qu'il voulait aller faire une sortie, afin de pouvoir
rafraîchir la troupe de vivres et d'argent. Nous lui dîmes tous que cela ne convenait pas, et qu'il valait mieux que nous combattissions tous ensemble contre
ceux qui nous assiégeaient. Mais lui, comme un brave et expérimenté chevalier qu'il était, voyait le danger d'une telle bataille, et pour rien au monde ne
voulait y consentir; mais il résolut d'aller faire une attaque du côté de Constantinople, dans l'intention, lorsqu'il l'aurait faite, de revenir à Gallipoli. Si bien
qu'à la fin il en fut de cela ce qu'il voulait. Et avec lui s'embarquèrent tant de gens qu'il ne resta à Gallipoli qu'En Béranger de Rocafort, qui était sénéchal
de l'ost, et moi, Ramon Muntaner, qui étais commandant de Gallipoli; et il ne demeura avec nous que cinq chevaliers, savoir: En G. Sischar, chevalier de
Catalogne, En Ferrand Gorri, chevalier d'Aragon, En Jean Péris de Caldès de Catalogne, et En Ximénès d'Albero. Et quand En Béranger d'Entença fut parti
de Gallipoli, nous reconnûmes notre nombre et nous trouvâmes que nous étions, entre gens de cheval et gens de pied, mille quatre cent soixante-deux
hommes d'armes, parmi lesquels deux cent six hommes de cheval qui n'avaient pas de chevaux, et mille deux cent six hommes de pied. Et nous restâmes en
tel souci, que tous les jours, du matin jusqu'au soir, nous avions à soutenir l'attaque de ceux qui nous entouraient.[47]
A présent, je vais cesser de vous parler de nous autres de Gallipoli, car je saurai bien y revenir, et je vais vous parler d'En Béranger d'Entença, qui s'en alla
et prit la cité d'Héracléa,[48] qui est à vingt-quatre milles de Constantinople; et là il fit un butin tel que ce fut sans fin. Et cette cité est celle où était Hérode
quand il fit massacrer les Innocents. Et je vous conterai ici un miracle que tout le monde peut reconnaître comme tel. Dans ce lieu d'Héracléa il y a un golfe
qui va jusqu'à l'île de Marmora; et c'est dans cette île de Marmora que se taille tout le marbre employé en Romanie. Et dans ce golfe il y a deux bonnes
cités: l'une a nom Planido et l'autre Rodosto. Et il vous faut savoir que, dans cette cité de Rodosto, il nous fut fait la plus grande méchanceté qui jamais fut
faite à aucunes gens; et afin que vous sachiez quelle fut cette méchanceté, je vais vous la conter.
CHAPITRE CCXVI
Comment la Compagnie du césar décida de défier l'empereur, et comment l'empereur de Constantinople fit tuer l'amiral En Ferrand d'Aunes, ainsi que tous
les Catalans et Aragonais qui étaient à Constantinople.
La vérité est que, quand ils eurent tué le césar, eurent fait leurs courses sur nous et nous eurent tenus assiégés dans Gallipoli, nous fûmes d'accord: qu'avant
que nous fissions mal à l'empereur, nous devions le défier et l'accuser de foi mentie pour tout ce qu'il avait fait envers nous; et aussi que cette accusation et
ce défi se devaient faire dans Constantinople même, en présence de ceux de la commune de Venise, et qu'en tout nous devions procéder par chartes
publiques. Il fut donc ordonné qu'En Sischar, chevalier, Pierre Lopès, adalil, et deux chefs d'almogavares, et deux comités, s'y rendraient, sur une barque à
vingt rames, de la part d'En Béranger d'Entença et de toute la Compagnie; et ainsi fut-il fait. Et ils s'en allèrent à Constantinople. Et là, devant les hommes
de la commune ci-devant désigné, ils défièrent l'empereur, et puis ils l'accusèrent de foi mentie, et déclarèrent que dix contre dix, et cent contre cent, ils
étaient prêts à prouver: que, mauvaisement et faussement il avait fait tuer le césar et les autres gens qui l'avaient accompagné, et qu'il avait fait faire des
courses sur la Compagnie sans défi préalable, et qu'ainsi il avait menti à sa foi et qu'à dater de ce jour ils se détachaient de lui. Et de cela ils firent des lettres
patentes, réparties par A, B, C, qu'ils emportèrent et dont ils laissèrent copie conforme et authentique aux mains des dites gens de la dite commune.
Et l'empereur s'excusa, protestant qu'il ne l'avait point fait. Et voyez comme il pouvait s'excuser! Et ce jour même il fit tuer tout ce qu'il y avait de Catalans
et Aragonais à Constantinople, et aussi l'amiral[49] En Ferrand d'Aunes.
CHAPITRE CCXVII
Comment les messagers envoyés à Constantinople vers l'empereur pour le délier furent pris et écartelés dans la ville de Rodosto; et du miracle du golfe de
Marmora, où furent égorgés un grand nombre d'innocents par Hérode.
Quand cela fut fait, ils se séparèrent de l'empereur et demandèrent qu'il leur donnât une escorte qui les guidât jusqu'à ce qu'ils fussent à Gallipoli; et on leur
donna l'escorte. Mais quand ils furent dans la ville de Rodosto, l'escorte les fit tous arrêter, vingt-sept qu'ils étaient, Catalans et Aragonais, et ils les
écartelèrent tous dans la boucherie, et les pendirent en quartiers. Et vous pouvez comprendre de quelle cruauté se souilla par là l'empereur, et cela envers
des hommes qui avaient le caractère de messagers publics. Mais que votre cœur se réconforte, car plus tard vous entendrez que de ceci fut tirée si éclatante
vengeance par la Compagnie, avec l'aide de Dieu, que jamais si éclatante vengeance n'eut lieu.
Or en ce golfe est tel miracle que, de tout temps, vous y trouverez des traînées de sang qui sont aussi grandes que des couvertures; et il y en a de plus
grandes et de plus petites; et ce golfe est de tout temps plein de telles traînées de sang vif; et ensuite, quand vous êtes hors de ce golfe, vous n'en trouvez
pas trace. Et les mariniers recueillent de ce sang qu'ils portent d'un bout du monde à l'autre comme reliques; et cela provient du sang des Innocents qui y fut
répandu. Et cela est ainsi en ce lieu depuis ce temps, et y sera toujours de même. Et ceci est la vérité, car j'en ai recueilli moi-même de ma propre main.
CHAPITRE CCXVIII
Comment En Béranger d'Entença, après avoir ravagé Héracléa fut rencontré par dix-huit galères des Génois, et fut pris par eux, étant leur hôte sur leur foi;
et comment moi, En Ramon Muntaner, je voulus donner dix mille perpres d'or pour qu'ils me le livrassent.
Quand En Béranger d'Entença eut ravagé la cité d'Héracléa, ce qui fut un des plus beaux faits du monde, il s'en retourna avec grand butin. Mais comme il
s'en retournait à Gallipoli, dix-huit galères des Génois venaient à Constantinople pour de là entrer dans la mer Majeure;[50] et elles se trouvèrent avec lui
dans les eaux de la plage qui est entre Planido et le cap de Ganos. Et En Béranger d'Entença fit armer ses gens, tourner la proue vers la terre, et se tint la
poupe en dehors du côté des cinq galères. Et les Génois le saluèrent, et puis, avec une barque, ils allèrent vers lui pour lui donner sauf-conduit; et le
capitaine des galères l'invita à manger à bord de sa galère. Et En Béranger d'Entença, malheureusement pour ses affaires, se fia à lui et alla dans la galère du
capitaine. Et tandis qu'ils mangeaient et que la troupe d'En Béranger d'Entença était désarmée, ils arrivèrent par-derrière, et prirent les quatre galères, et
firent tous les hommes prisonniers, et en tuèrent bien deux cents; mais la galère sur laquelle était En Béranger de Vila-Mari et d'autres chevaliers ne voulut
point rendre les armes. Que vous dirai-je? sur cette galère se livra une telle bataille, qu'il y périt bien trois cents Génois; et ceux de la galère furent tous
tués, de sorte qu'il n'en échappa pas un seul.
Et voyez quel beau festin surent faire les Génois à En Béranger d'Entença! Et ils l'emmenèrent prisonnier à Constantinople lui et tous ceux des siens qui
survécurent; et ils eurent tout ce qu'En Béranger d'Entença avait gagné à la cité d'Héracléa. Cela prouve que, bien fou est tout seigneur ou tout autre homme
qui se fie à homme des communes; car, qui ne sait ce qu'est la foi, ne peut la respecter.[51]
Ainsi ils emmenèrent En Béranger d'Entença prisonnier, ainsi que tous les siens, et les tinrent fort mal à l'aise à Péra, qui est une ville des Génois devant
Constantinople. Et il se passa bien un mois avant que leurs galères fussent entrées dans la mer Majeure et en fussent sorties; et puis ils l'emmenèrent alors à
Gênes, et ils passèrent avec lui par Gallipoli.
Et moi, le voyant, je voulus donner dix mille perpres d'or, qui valent chacun dix sous barcelonais,[52] pour qu'ils nous le laissassent, et ils ne voulurent pas
le faire. Et quand nous vîmes que nous ne pouvions pour rien l'avoir, nous lui donnâmes, pour subvenir à ses propres dépenses, mille perpres d'or; et ainsi
ils l'emmenèrent à Gênes.[53]
Et ici je cesse de vous parler d'En Béranger d'Entença; je saurai bien y revenir en temps et lieu, et je reviens en attendant à vous parler de nous autres qui
étions restés à Gallipoli.
CHAPITRE CCXIX
Comment nous autres à Gallipoli, ayant su la prise d'En Béranger d'Entença et la mon de nos envoyés, nous décidâmes en conseil de défoncer nos galères et
tous nos bâtiments, afin que nul ne deux songer à échapper ni fuir sans combattre.
La vérité est que, lorsque nous sûmes qu'En Béranger d'Entença avait été pris, ainsi que tous ceux qui étaient avec lui, et que tous étaient morts ou
prisonniers, nous fûmes fort troublés; et il en fut de même quand nous apprîmes la mort d'En Sischar et des autres messagers que nous avions envoyés à
l'empereur. Un jour nous nous réunîmes en conseil pour savoir ce que nous ferions; et, comme je vous l'ai déjà dit, nous trouvâmes que nous n'étions restés,
que deux cent six hommes de cheval et douze cent cinquante-six hommes de pied. Les avis furent partagés; les uns disaient que nous devions partir avec
tout ce que nous possédions et nous en aller dans l'île de Metelin qui est une île bonne et opulente; que nous avions encore quatre galères, environ douze
lins armés et beaucoup de barques, et une nef à deux ponts; qu'ainsi nous pouvions nous embarquer en toute sécurité, et qu'une fois établis dans cette île
nous ferions la guerre à l'empereur. L'autre avis était que grande honte serait à nous si, après avoir perdu deux hauts seigneurs et tant de braves gens qu'on
nous avait tués par si grande trahison, nous ne les vengions pas, ou si nous ne mourions pas avec eux; qu'il n'y avait personne qui ne dût nous en lapider,
surtout étant gens de si haute réputation comme nous étions, et la justice étant de notre côté; et qu'ainsi il valait mieux mourir avec honneur que de vivre
avec déshonneur.
Que vous dirai je? Le résultat du conseil fut qu'il fallait décidément combattre et poursuivre la guerre, et que tout homme qui dirait autrement devait
mourir. Que vous dirai-je? Afin de garantir encore mieux notre résolution, il fut arrêté que, sur chacune de nos galères, lins, barques, et sur notre nef, nous
enlèverions deux planches du fond, afin que nul ne deux faire compte de se sauver par mer, et qu'ainsi chacun songeât à bien faire; et tel fut le résultat de
notre conseil. Ainsi nous allâmes aussitôt défoncer tous nos bâtiments. Et je fis faire sans délai une grande bannière en l'honneur de saint Pierre de Rome,
pour être placée sur notre tour; et je fis faire aussi une bannière royale aux armes du seigneur roi d'Aragon, une autre aux armes du roi de Sicile, et une
autre en l'honneur de saint Georges; ces trois-là pour les porter au combat, et celle de saint Pierre pour rester à notre maîtresse tour. Et du jour au lendemain
elles furent faites.
CHAPITRE CCXX
Comment la Compagnie délibéra de combattre contre ceux que Kyr Michel avait envoyés sur Gallipoli, et comment la Compagnie les vainquit et en tua
bien vingt-six mille, entre gens de pied ou de cheval.
Quand vint le vendredi à l'heure de vêpres, vingt-trois jours avant la Saint-Pierre de juin, nous nous réunîmes tous bien armés à la porte de fer du château;
et à la maîtresse tour je fis placer dix hommes. Et un marinier, qui avait nom En Béranger de Ventayola, qui était du Lobregat, entonna le cantique du
bienheureux saint Pierre, et tous nous lui répondîmes les larmes aux yeux. Et quand il eut fini le cantique et que la bannière de saint Pierre fut élevée, nous
commençâmes tous à chanter le Salve Regina. Et il faisait beau temps et clair, de sorte qu'il n'y avait pas un seul nuage au ciel. Et quand la bannière fut
élevée, un nuage passa sur nous et nous couvrit tous d'eau au moment ou nous étions agenouillés, et il dura autant que dura le chant du Salve Regina; et
quand cela fut fait, le ciel redevint aussi clair qu'il était auparavant. Nous en eûmes tous une grande joie, et nous ordonnâmes qu'à la nuit chacun se
confessât, et que le matin suivant, à l'aube du jour, chacun communiât, et qu'au lever du soleil, quand l'ennemi se présenterait pour nous attaquer, chacun
fût prêt à férir; et ainsi fîmes-nous. Et nous confiâmes la bannière du seigneur roi d'Aragon à En Guillaume Péris de Caldès, chevalier de Catalogne, et la
bannière du roi de Sicile à En Ferrand Gori, chevalier, et la bannière de saint Georges à En Ximénès d'Albero; et En Rocafort remit sa propre bannière à un
fils de chevalier nommé Guillaume de Tous. Et nous disposâmes l'ordre de bataille de cette manière: nous ne formâmes ni front, ni centre, ni réserve; mais
les hommes à cheval furent placés sur l'aile gauche et les piétons sur la droite. Lorsque nous l'eûmes ordonné ainsi, les ennemis en furent informés. Il est
vrai que l'ost des ennemis était campée près de nous, sur une colline déterre toute labourée, qui était à deux milles de nous. Et dès que vint le matin du
samedi, vingt-deux jours avant la fête de Saint-Pierre de juin, ils arrivèrent au nombre de huit mille hommes à cheval; et nous, nous étions tous appareillés
pour le combat. Ils en laissèrent deux mille avec leurs hommes de pied auprès des tentes; car ils ne doutaient pas que ce ne fût pour eux bataille gagnée.
Aussitôt que le soleil fut levé, nous nous présentâmes en dehors de nos tranchées, tous prêts à combattre, et rangés comme il a été dit. Et nous ordonnâmes:
que chacun se gardât bien de faire le moindre mouvement, avant que le mot d'ordre fût prononcé par En Béranger de Ventayola; et qu'aussitôt qu'il serait
prononcé, les trompettes et les nacaires sonnassent, et que tous férissent à la fois; et ainsi fut-il fait. Les ennemis se tenaient lance sur cuisse, prêts à frapper.
Et lorsque le signal ordonné fut fait, nous attaquâmes tous en masse, et donnâmes si vigoureusement au milieu d'eux qu'il semblait que notre fort lui-même
s'écroulât tout entier. Ils nous heurtèrent aussi très vigoureusement. Que vous dirai-je? Pour leurs péchés et notre bon droit ils furent vaincus; et à peine leur
avant-garde fut-elle battue que tous tournèrent le dos à la fois. Et nous autres nous nous mîmes à férir sur eux de telle sorte que nul ne levait les mains sans
entamer chair d'homme. Et nous arrivâmes ainsi, toujours férant battant, jusqu'à la colline où était postée leur ost. Et si jamais on vit gens venir en bonne
contenance recevoir une ost, certes ce furent leurs gens de cheval et de pied qui venaient recevoir les leurs et leur porter aide, et si bien qu'à ce moment
nous crûmes qu'il y aurait trop à faire pour nous. Mais une voix s'éleva parmi nous; et tous ensemble, quand nous fûmes au pied de la colline, nous criâmes
à la fois: « En avant! En avant! Aragon! Aragon! Saint Georges! Saint Georges! » Ainsi nous reprîmes vigueur, et allâmes férir rudement sur eux; et ils
cédèrent, et alors nous n'eûmes plus qu'à frapper. Que vous dirai-je? Autant le jour dura, autant dura la poursuite, qui se continua bien pendant vingt-quatre
milles, si bien qu'il était nuit noire avant que nous les quittassions. Et à la nuit nous eûmes à nous en retourner; et il était minuit avant que nous fussions de
retour à Gallipoli.[54]
Le lendemain, nous reconnûmes notre compagnie, et nous vîmes que nous n'avions perdu qu'un homme de cheval et deux de pied; et nous allâmes prendre
possession du champ de bataille; et nous trouvâmes qu'ils avaient bien certainement perdu plus de six mille hommes de cheval et plus de vingt mille de
pied. Et ce fut la colère de Dieu qui tomba sur eux; car nous ne pouvions nullement supposer qu'il y eût autant d'hommes morts, et nous crûmes qu'ils
avaient dû s'étouffer les uns les autres. Il périt également beaucoup de monde sur les barques; car il existait un grand nombre de ces barques tirées à terre
sur la côte, et toutes étaient démantelées; et eux les mataient, et puis ils s'y plaçaient en si grande quantité que, lorsqu'ils étaient en mer, elles chaviraient
avec eux tous et ils se noyaient; et il périt ainsi beaucoup de monde.
Que vous dirai-je? Le butin que nous fîmes en cette bataille fut si grand que nul ne pouvait en faire le compte. Nous passâmes bien huit jours à lever le
champ. Nous n'étions occupés qu'à enlever l'or et l'argent que ces gens portaient sur eux; car toutes les ceintures des gens de cheval, les épées, les selles et
les freins, et toutes leurs armes sont garnies d'or et d'argent; et chacun d'eux portait de la monnaie d'or et d'argent et les gens de pied aussi. Et ainsi ce que
l'on gagna fut sans fin et sans nombre. Nous y trouvâmes aussi environ trois mille chevaux vivants; les autres étaient morts ou erraient par les champs,
traînant leurs entrailles. Ainsi nous eûmes tant de chevaux qu'il y en eut bien trois pour chacun.
Lorsque le champ fut dépouillé, je pris à merci quatre Grecs que je trouvai dans une maison; c'étaient de pauvres gens qui étaient de Gallipoli; et je leur dis
que je leur ferais beaucoup de bien s'ils voulaient me servir d'espions. Ils acceptèrent avec grande joie. Je les vêtis fort bien à la grecque, et je leur donnai à
chacun un des chevaux que nous avions auparavant; et ils jurèrent qu'ils me serviraient activement et loyalement. Aussitôt j'envoyai deux d'entre eux à
Andrinople, pour voir ce que faisait le fils de l'empereur, et les deux autres à Constantinople. Peu de jours après, ceux qui étaient allés vers le fils de
l'empereur s'en revinrent, et me dirent, que le fils de l'empereur marchait contre nous avec dix-sept mille hommes à cheval et bien cent mille hommes à
pied, et qu'il était déjà parti d'Andrinople.
[1] vieux mot français pour porc. On appelle encore ainsi dans plusieurs parties de la France la viande de porc salée.
[2] Les adalils étaient les guides des almogavares. Ce mot vient de l'arabe dalil.
[3] Suivant Pachymère, l’empereur avait recommandé à Roger de lui amener non seulement les siens, mais tout ce qu'il pourrait outre cela recruter; et il y
en eut une telle quantité, attirés par l'espoir de la bonne paie de l'empereur, que Roger n'eut ni assez de vaisseaux pour les transporter, ni assez d'argent pour
noliser les bâtiments nécessaires, et qu'il fut forcé de s'adresser aux Génois. En leur exhibant les diplômes de l'empereur, il en obtint environ mille écus
d'or, qu'il s'engagea à leur rembourser aussitôt après son arrivée à Constantinople. Les Génois ne lui remirent pas tout cet emprunt en argent, mais ils en
imputèrent une bonne partie sur le nolis des bâtiments de transport qu'ils lui fournissaient. Roger arriva avec les siens à Constantinople au mois de
septembre 1303.
« Ces arrangements convenus, les deux rois Charles II de Naples et Frédéric de Sicile déposèrent les armes et conclurent la paix. Les auxiliaires de Frédéric
(les Catalans) durent donc songer comment ils trouveraient désormais à gagner leur vie; car ils ne possédaient ni maisons ni terres qui réclamassent les
soins de leur présence; c'étaient des gens venant de divers lieux, pauvres et besogneux, qui, menant sur les mers une existence vagabonde, s'étaient réunis
pour vivre de la vie des pirates. Leur chef Roger conçut l'idée d'envoyer à l'empereur Andronic des messagers pour lui annoncer que, s'il le trouvait bon, ils
étaient prêts à s'engager à son service contre les Turcs. Cette offre ayant été agréée avec empressement par l'empereur, Roger partit aussitôt de Sicile
emmenant avec lui deux mille hommes, dont mille étaient appelés Catalans, parce que la plupart étaient de la Catalogne, et les autres mille étaient des
almogavares; c'est le nom que les Latins donnent à leurs troupes de pied, et que Roger donna aussi ceux qu'il amenait avec lui. Aussitôt son arrivée,
l'empereur lui donna en mariage sa nièce Marie, fille d'Assen, et lui conféra la dignité de grand-duc. Mais peu de temps après, un autre Catalan, nommé
Béranger d'Entença, ayant été appelé par Roger, il donna à Roger la dignité de César, et à Béranger d'Entença celle de grand-duc. Quant aux dépenses qu'il
fit, soit pour l'habillement, les présents et les approvisionnements, soit pour la solde d'eux tous, elles dépassèrent tellement toute mesure que le trésor en fut
promptement épuisé.
[5] Suivant pachymère, au moment où les Catalans allaient partir pour Cyzique leurs créanciers génois se présentèrent à Roger et lui réclamèrent le
remboursement de leur emprunt. Roger les renvoya à l'empereur. Les Génois déclarèrent qu'ils ne connaissaient que lui et qu'il était un débiteur de
mauvaise foi; l'empereur, qui jusqu'alors avait fait difficulté de payer la dette, apprenant ce qui se passait, se hâta de tout promettre et envoya le drongaire
de sa flotte, Etienne Muzalon, pour empêcher une rixe; mais déjà on était aux mains, et Muzalon, qui se présenta a cheval au milieu d'eux, périt lui-même
dans la mêlée. Les Catalans avaient transformé le monastère de Saint Côme en une citadelle dont ils faisaient leurs sorties et où ils opéraient leur retraite.
Les Génois, à l'aide de tables, de tonneaux, de boucliers, de sable et de tout ce qu'ils purent trouver, se retranchèrent sur le rivage, et ce fut avec beaucoup
de peine qu'après un grand carnage de part et d'autre l'empereur et Roger purent rétablir l'ordre.
[6] Les Génois n'avaient pas pris part, comme leurs rivaux les Vénitiens, à la conquête de Constantinople par les Francs en 1204; aussi, dès que Michel
Paléologue fut rentré dans cette ville en 1361, ils firent valoir leurs services et succédèrent à tous les avantages dont avaient joui jusque-là les Vénitiens. Ce
fut alors qu'ils fondèrent leurs établissements de Pera et de Galata sur les terres que leur céda Paléologue.
[8] A Cyzique. Michel, fils d'Andronic, qui avait vu avec peine l'arrivée des Catalans, avait quitté cette ville, et il revint à Constantinople en juin 1304.
(Pachymère, livre V, ch. 17)
[10] Pachymère (livre V, ch. 16) trace le tableau le plus déplorable des malheurs qui affligeaient l'empire et surtout Constantinople. Tous les jours on voyait
arriver à Constantinople des Grecs qui venaient du continent voisin d'Asie, chassés par la terreur de l'épée des Turcs, et allant chercher un abri, soit dans les
villes et places fortes de l'empire, soit dans les îles de l'Archipel; et Constantinople était pendant ce temps dévastée par la famine et toutes les maladies qui
arrivent à la suite de la misère.
[11] Ni le Hardi ni Nicéphore ne parlent de cette première bataille des Catalans, bien qu'il soit facile de voir par leur texte qu'elle doit avoir eu lieu, et doit
avoir tourné, comme le rapporte Muntaner, à l'avantage des Catalans. Il paraît seulement par leur récit que, si les Catalans étaient terribles contre leurs
ennemis, ils n'étaient guère moins redoutables à leurs nouveaux amis; « car, dit Nicéphore, ils regardaient la propriété d'autrui comme la leur et traitaient
hommes et femmes en esclaves. »
[12] Pachymère mentionne aussi cette sourde haine qui commençait à naître entre Michel et le Catalan Roger, et il l'attribue à la conduite désordonnée
tenue par la compagnie catalane envers les habitants de Cyzique, après l'avantage l'emporté sur les Turcs.
[14] Ils étaient arrivés en septembre 1303, c'est-à-dire six semaines auparavant.
[15] Comme les boulangers en ont encore une; c'est un morceau de bois divisé dans sa longueur en deux parties que l'on rapproche pour y marquer par une
entaille commune ce que l'on donne ou ce que l'on reçoit.
[16] Il paraît que cette grande satisfaction des Catalans n'allait pas de pair avec la satisfaction des habitants.
« Là, dit Pachymère, admis dans l'intérieur des murs de Cyzique, ils se conduisirent pis que ne l'auraient fait des ennemis, extorquant l'argent, pillant les
provisions, violant les femmes des habitants, et les traitant eux-mêmes comme des esclaves achetés a prix d'argent. Les désordres allèrent si loin que
Ferrand Ximénès lui-même, honteux de ce qui se passait, après avoir fréquemment réprimandé ces barbares en leur montrant et ce qu'ils devaient aux
bienfaits de l'empereur et l'indignité de leur conduite, voyant qu'il ne pouvait rien obtenir d'eux, soutenus qu'ils étaient par leur chef, ne put pas y tenir, et
rassemblant ses troupes sur les nefs qui lui appartenaient, il retourna chez lui. Les autres n'en resteront que plus libres de se livrer à tous leurs excès. »
[17] Ce séjour à Cyzique et les préparatifs de mise en campagne sont racontés d'une manière fort différente par Pachymère. Il représente les Catalans, et
surtout les et, dont le nom lui semble venir de ce qu'ils sont issus des anciens Avares, comme se livrant sans frein à tous les excès pillant les propriétés,
insultant les habitants, violant femmes et filles, et pendant ceux qui leur refusaient l'argent qu'ils demandaient.
« Cette licence dont les soldats usaient, dit Pachymère, procédait tant de la reconnaissance que leur commandant leur voulait témoigner de ce qu'ils s'étaient
volontairement soumis à son obéissance, que de l'appréhension qu'il avait qu'ils ne désertassent s'il les empêchait de s'enrichir dans le temps qu'il s'était
enrichi lui-même par les faveurs de l'empereur. Voilà le véritable motif pour lequel il leur donna une entière liberté de tout faire, bien qu'ils reçussent la
paie de l'empereur sans lui rendre aucun service. Au printemps, une grande partie ne pouvant plus faire autre chose dans ce pays-là que ce qu'ils avaient
déjà fait, ils mirent sur des vaisseaux leur équipage, leur blé et d'autres provisions et suivirent les soldats de Ferrand Ximénès qui étaient partis les premiers.
Ils étaient allés prendre service du duc d'Athènes, se souciant fort peu d'observer le traité par lequel ils s'étaient engagés à servir le mégaduc. Les autres
demeurèrent inutiles à Cyzique, dans l'espérance de recevoir de l'empereur la solde de trois mois, dès que ces trois mois seraient accomplis. Leur
commandant ayant honte lui-même du peu de services qu'ils avaient rendus, vint à Constantinople pour y faire des excuses, et il fut si heureux que non
seulement l'empereur se contenta de ses raisons, mais qu'il lui donna de l'argent pour lever des Alains, qu'il disait être d'une valeur invincible et d'une
fidélité plus éprouvée que ceux de sa nation. Roger reçut une partie de cet argent sur-le-champ, l'autre lui ayant été assigna: sur le revenu des Iles. Quarante
jours après qu'il fut retourné à Cyzique on lui donna des chevaux et l'argent qu'il avait demandé pour les Alains, et il en fit la distribution. Il donna aux
Latins deux et trois onces d'or par mois, et aux Alains trois écus seulement, des chevaux et quelque peu d'équipages, et il excita par cette inégalité une
furieuse jalousie entre eux. Il donna après cela à un officier qu'ils appellent Amiral le commandement de douze vaisseaux qu'il remplit de soldats latins, de
leurs femmes et du butin dont ils s'étaient enrichis, et leur commanda de faire voile vers les îles et de se rendre à Anaea près d'Adramiti où il leur promit de
les aller trouver. Il tâcha aussi de persuader aux autres troupes qui étaient à Cyzique d'aller à un autre endroit, mais elles n'en voulurent rien faire.
L'empereur appréhendait de recevoir des nouvelles de ce pays-là, parce qu'elles étaient toujours fâcheuses et qu'elles portaient des marques évidentes de la
colère du ciel. Il eut recours à la prière et passâtes nuits avec le patriarche à réciter des prières. »
[18] Pachymère dit que ce fut au mois de mai. Il y avait 6.000 Catalans qu'il appelle Italiens, 1.000 Alains et plusieurs milliers de Grecs, et toutes ces
troupes étaient placées sous le commandement supérieur de Roger.
[19] Pachymère raconte ainsi la levée du siège de Philadelphie. Je me sers ici de la traduction de Cousin.
« L'armée de Roger s'approcha de Cermi avec une extrême présomption et en se vantant de se signaler bientôt par quelque exploit considérable. Au premier
bruit de cette nouvelle les Turcs abandonnèrent leur fort par une fuite également lâche et honteuse, Roger profita du bagage des Turcs, et, s'il est permis de
le croire, il fit pendre, selon l'usage des Latins, quelques-uns de ses soldats pour avoir repris ce qui était à eux. On dit même qu'étant tout transporté de
colère, il donna un coup d'épée à leur commandant, Bulgare de nation, homme de cœur, honoré de la charge de chiaoux. Il avait été pris dans la guerre
contre Lacane, sous le règne de l'empereur Michel Paléologue, et mis en liberté depuis longtemps par l'empereur Andronic. Roger, non content de cet
outrage, commanda de le pendre; et cet ordre cruel eut été exécuté, sans les instantes prières de plusieurs personnes qui lui demandèrent sa grâce. Il passa
après cela le long de Chtiara et de quelques autres places pour aller au secours de Philadelphie qui était fort pressée. Tripoli avait été prise quelque temps
auparavant, et les forts d'alentour avaient été obligés, contre leur inclination, de recevoir une garnison de Carmanes, les plus puissants d'entre les Turcs; et
ils envoyèrent exposer à Roger la nécessité ou ils avaient été réduits de se rendre à ces conditions et le supplier de les délivrer du joug de cette domination
étrangère, avec promesse de joindre leurs armes aux siennes, des qu'il paraîtrait pour les secourir. Il eut leur députation fort agréable, leur promit de leur
mener des secours et se prépara à donner une bataille. Les Turcs, qui n'ignoraient rien de son dessein, s'y préparèrent aussi de leur côte. La bataille fut
donnée proche d'Aulaques; mais il ne s'y passa rien qui fût digne du nombre des deux armées ni de leurs grands préparatifs. On dit néanmoins qu'Alisuras
ayant été blessé, et que sa blessure l'ayant obligé de quitter la place, les Turcs suivirent son exemple et se retirèrent en désordre. L'armée de Roger étant
divisée en trois bandes, cela fut cause qu'aucun n'osa s'engager à la poursuite des Turcs de peur qu’ils n'eussent posé quelque embuscade; il y en eut
néanmoins plusieurs qui furent tués en se retirant. Leur retraite donna moyen aux habitants de Philadelphie de respirer et les délivra de la famine qui les
pressait. On parla de la levée de ce siège comme d'un exploit fort remarquable, bien qu'il ne répondît en rien aux préparatifs qui avaient été faits pour cet
effet. Alisuras, qu'on avait publié être blessé à mort, se sauva en tremblant avec les tiens vers Amourion.
« Le duc Roger ayant séjourné quoique temps à Philadelphie et y ayant amassé de grandes sommes d'argent, songea à son retour, et aussitôt qu'il eut pourvu
à la sûreté des places, il se rendit a Magnésie, ville assise sur l'Herme. »
[20] Muntaner se sert ici du mot de Francs pour désigner les Catalans.
[21] C'est la ville de Ninfée dans laquelle fut signé le traité de 1251 en allant de Philadelphie à Magnésie les troupes de Roger durent suivre les bords de
l'Herme; et l'ancienne capitale de la Lydie, Sardes, se trouve a moitié chemin entre les deux villes; cet ville n'est plus aujourd'hui qu'un amas de ruines. Le
pays dont Roger allait délivrer les Turcs est peut-être celui qui offre le plus grand nombre de villes magnifiques rapprochées dans un plus court espace de
terrain; c'est la que se trouvaient, dit-on, ces sept Eglises chrétiennes de l'Apocalypse de saint Jean. Ainsi, villes chrétiennes et païennes, on y reconnaît
Pergame, Thyatira, les deux Magnésie, Smyrne, Sardes, Philadelphie, Ephèse, Antioche, Tripolis, Hiérapolis, Laodicée, Sagalassus, Apamée, Colosses,
Métropolis.
[25] On retrouve cette ville d'Ania indiquée sur l'atlas catalan de 1375.
[26] Muntaner défigure ce nom en celui d'Altoloch, et plus loin il dit que les Grecs l'appellent Théologos (épithète de saint Jean). L'ancienne Ephèse
s'étendait jusqu'à la moderne Ayasaluck, bien que les ruines principales soient à un mille de là. La grande mosquée a été, dit-on, bâtie sur les ruines de
l'église de Saint-Jean, enrichie elle-même des ruines du temple de Diane. C'est près du mont Prion qu'est le champ des tombeaux dans lequel la tradition
rapporte que fut enterré Timothée et que se passa la scène des Sept Donnants.
[27] probablement Aïdin. Le mot gabella en catalan peut désigner ici la garde mise à la défense d'une frontière, et quelquefois ce mot répond à celui de
tribu.
[28] Du nom de saint Jean l'Evangéliste, désigné en grec sous-la simple Epithète de Le Théologien.
[29] Pachymère rend compte, ainsi qu'il suit de là conduite de Roger et de ses troupes, je me sers de la traduction de Cousin. Bien que tronquée et fort
imparfaite, elle suffit pour reproduire l'enchaînement des faits.
Alisuras (après s'être emparé de Tripoli par mer), s'en servit comme d'un lieu de retraite pour faire des courses avec les Carmanes, et, s'y tenant en pleine
sûreté, il méprisa les menaces du grand-duc Roger, voyant que c'était une peine inutile que de poursuivre les Carmanes, revint au fort de Coula où il fit
pendre plusieurs soldats pour avoir manqué à leur devoir, et en usa de la même sorte au fort de Fournes. Comme ce n'était que par contrainte que les
habitants s'étaient rendus aux Turcs, ils ne virent pas sitôt leurs libérateurs qu'ils les reçurent à bras ouverts et leur témoignèrent un cuisant repentir d'avoir
été réduits à la duré nécessité de subir le joug des ennemis. Le grand-duc pardonna à plusieurs et ne châtia que ceux qui lui parurent les plus coupables. Il
condamna le gouverneur à avoir la tête tranchée et d'autres à d'autres supplices. Il fit pendre un vieillard qui était de marque; comme il languissait, sans
perdre la respiration ni la vie, un homme qui était présent coupa la corde, soit par ordre ou de lui-même, et le sauva. Roger retourna ensuite à Philadelphie
où il pilla des sommes immenses, sans être retenu par aucun respect. Il exerça de semblables brigandages à Pyrgion et à Ephèse, si bien qu'on pouvait dire
de ceux qui étaient tombés entre ses mains, après avoir évité celles des ennemis, que pour se délivrer de la fumée ils s'étaient jetés dans le feu. Ceux qui
donnèrent leur bien eurent peine à sauver leur vie. Les îles ressentirent ses cruels traitements aussi bien que la terre ferme. Chio, Lemnos et Mytilène n'en
furent pas exemptes; quiconque fut soupçonné d'avoir de l'argent, soit qu'il fit profession de la vie monastique, ou qu'il fût élevé aux ordres sacrés, ou qu'il
eût l'honneur d'être connu et chéri de l'empereur, ne fut pas pour cela délivré des plus insupportables tourments. Les menaces d'une mort prochaine faisaient
trouver ce qu'il y avait de plus caché sous la terre; ceux qui le donnaient rachetaient leur vie par leur bien; ceux qui refusaient de le donner étaient châtiés
de ce refus par la mort. Ce fut le malheureux sort de Maname à Mytilène. (Ici Pachymère raconte un exemple particulier de ces tyranniques vexations de
Roger.) On peu avant que ceci arrivât, les habitants de Magnésie se soulevèrent contre Roger. Il leur promettait dans son cœur les mêmes traitements que le
cyclope à Ulysse, et, n'ayant dessein de les ruiner que les derniers, il leur avait confié la garde de son argent et de son équipage. Les trésors qu'ils avaient
entre leurs mains, les provisions de blé et d'autres grains, les troupes qui leur étaient arrivées depuis peu, leur donnèrent la hardiesse de se garantir du
danger dont ils se voyaient menacés. Attaleiote, chef de l'entreprise, ayant donné sa foi et son serment à ses compagnons et les ayant reçus d'eux, ils
fondirent sur les Latins qu'ils avaient en garnison, en firent passer quelques-uns au fil de l'épée et mirent les autres eh prison; ils s'animèrent après cela
réciproquement à se défendre jusqu'à l'extrémité, dans l'assurance qu'ils n'éviteraient pas la mort s'ils tombaient entre les mains du grand-duc. Ils fermèrent
donc leurs portes et déclarèrent leur révolte. Le grand duc était d'un naturel trop impatient et trop cruel pour apprendre la nouvelle d'une rébellion
semblable à celle-ci sans concevoir à l'heure même le dessein de la punir. Ayant donc amassé à la hâte ses troupes latines et grecques, et ayant obligé
quelques Alains à le suivre, malgré qu'ils en eussent, il mit le siège devant la ville de Magnésie, la battit avec toutes sortes de machines et fit paraître une
incroyable ardeur de l'emporter, qui était allumée par les piquantes railleries des assiégés. Comme l'eau est fort nécessaire durant un siège, ils enfermèrent
le champ de Macar où il y avait une source. Les assiégeants ayant voulu couper un aqueduc qui conduisait dans la ville les ruisseaux qui descendaient des
montagnes, il les en empêchèrent et conservèrent l'aqueduc; ils tirèrent incessamment du haut de leurs murailles et repoussèrent les assiégeants. Roger leur
ayant offert de lever le siège, s'ils voulaient lui rendre son argent, ils rejetèrent cette condition avec ta dernière fierté.
[30] Nicéphore dit que telle fut la terreur imprimée aux Turcs par la discipline militaire, l'attaque violente, les brillantes armes, l'impétuosité des passions
de ces francs, qu'ils s'éloignèrent, non seulement de Constantinople, mais au-delà des frontières de l'antique empire romain.
[31] Muntaner fait tour à tour de Lancaura un nom d'homme et un nom de pays, et dit l’emperador Lantzaura et l'imperide Lantzaura. Il faut se rappeler
qu'il s'agit d'Assen, roi des Bulgares, dont Roger avait épousé la fille, Marie, nièce d'Andronic par sa sœur mariée à Assen.
[32] Pachymère rend compte ainsi de cette altération de la monnaie (VI, 8). Je traduis ce morceau qui demande plus d'exactitude que n'en a la traduction de
Cousin.
« L'empereur altéra alors la monnaie pour fournir au nécessités du moment. L'altération de la monnaie d'or avait commencé sous Jean micas qui n'avait
laissé aux monnaies qu'une moitié d'or pur; cet usage s'était continué depuis cette époque. Enfin Michel Paléologue, après avoir recouvré Constantinople, se
voyant forcé de donner de nombreux présents partout, et en particulier de fournir des subsides aux italiens (c'est-à-dire aux Siciliens et au roi d'Aragon pour
amener les Vêpres siciliennes), résolut de changer les types anciens en faisant mettre l'effigie de Constantinople au revers, et, à cette occasion, il altéra de
nouveau les monnaies, de manière que sur vingt-quatre parties il y en eut quinze d'alliage et qu'il n'en resta que neuf d'or pur. Après ce temps il y eut
quelque amélioration, car on réduisit les parties d'alliage à quatorze, et celles d'or pur furent portées à dix. Dans cette dernière occasion, on enleva encore
une moitié de ces dix parties d'or pur, pour y substituer une augmentation d'alliage. De là la perte de la confiance et de la fortune publique. »
En ce temps-là un autre Catalan, nommé Béranger, arriva nu port de Madytos avec neuf grandes nefs, soit qu'il y fût attiré par l'éclat des récompenses que
le grand-duc recevait de l'empereur, ou qu'il y fût invité par les lettres du grand-duc lui-même; des qu'il fut arrivé, le grand-duc se rendit auprès de
l'empereur, et Béranger se rendit lui-même à Constantinople sur la fin du mois d'octobre (1304). Le grand-duc parla en faveur de Béranger à l'empereur et
lui demanda pour lui et pour ses troupes jusqu'à la somme de 300.000 écus, n'oubliant rien de ce qui pouvait contribuer à le rendre recommandable. Il
releva la grandeur de sa naissance et de sa valeur, qui le rendaient digne des bonnes grâces de l'empereur, et fit entendre: qu'il n'était pas juste qu'il reçut
d'un si grand prince une récompense qui fût au-dessous de son alterne; qu'il était prêt à servir par ses conseils et par ses actions et qu'il méritait de jouir des
premières dignités et de posséder le titre de grand-duc plus que lui, puisqu'il le surpassait par l’ancienneté de sa noblesse. L'empereur reçut froidement cette
recommandation et demanda seulement comment il était venu sans être mandé. Roger lui ayant répondu qu'il était venu sur le bruit de ses libéralités,
l'empereur ne dit rien davantage, fort fâché qu'on lui eût demandé des sommes si extraordinaires. A quelques jours de là, l'empereur montrant un visage fort
sévère au grand-duc et témoignant de l'indignation de ce qu'il demandait des sommes si excessives pour le paiement de ses troupes (bien que quelques-uns
assurent qu'il n'en usait ainsi que par intelligence avec le grand-duc même qui l'en avait prié, afin de faire voir à ses gens jusqu'à quel point il les aimait,
puisque, pour leur intérêt, il se mettait en danger de déplaire à l'empereur), il fit signe à ceux qui étaient présents de s'approcher, et ayant le sénat d'un autre
côté, il éleva la voix et fit un long discours dont le sens était:
» Qu'il n'avait jamais désiré un secours aussi nombreux que celui que Roger avait amené, mais seulement 1.000 hommes d'infanterie et 800 de cavalerie,
comme il paraissait par ses lettres scellées de la bulle d'or; que néanmoins lorsqu'ils étaient arrivés, il n'avait pas voulu les renvoyer, mais les avait reçus
pour un temps, à la charge de servir moyennant une certaine solde; que sa libéralité avait dépassé toutes les bornes; que le grand-duc savait qu'il lui avait
donné des sacs pleins d'argent, afin qu'il les distribuait lui-même à ses gens, selon la connaissance qu'il avait de leurs mérites et de leurs services; qu'il
n'avait point voulu leur donner d'autre chef que lui, afin que lui obéissant comme ils avaient accoutumé, ils observassent une discipline plus exacte; que
cependant, après avoir épuisé son épargne pour les enrichir, il n'en avait tiré aucun fruit; qu'ils avaient passé l'hiver à Cyzique où ils avaient fait beaucoup
plus de mal que de bien; qu'il était aisé d'apprendre ce qu'ils avaient fait dans les autres villes, par les plaintes que les habitants faisaient retentir de tous
côtés, avec un éclat plus puissant que n'était la voix de Stentor; que le siège de Magnésie, durant lequel ils avaient tourné leurs armes contre les Grecs, ne se
pouvait excuser; qu'il avouait franchement qu'ils avaient rendu un service considérable en secourant Philadelphie; que quand cette action aurait valu toutes
les récompenses qu'ils avaient reçues, ils en avaient terni la gloire par les désordres qu'ils avaient commis depuis; enfin qu'il n'avait pas besoin d'un si grand
nombre de troupes et que l'empire ne les pouvait entretenir; qu'il était épuisé par les dépenses qu'il avait souffertes; qu'il souhaitait que ceux qui étaient
présents en avertissent les absents et principalement le nouveau chef qui était arrivé le dernier, afin qu'il ne lui demandât point ce qu'il ne lui pouvait donner
et qu'il ne se trompât point lui-même par une vaine espérance. »
« Voilà ce que dit l'empereur, et plusieurs choses semblables. Les Catalans n'ayant rien dit au contraire, s'emportèrent de colère contre leur chef qui les
avait emmenés. »
Après avoir raconté les offres faites par les Génois à l'empereur, de l'aider à maintenir les Catalans en ordre, Pachymère ajoute:
Le grand-duc n'espérant plus recevoir de l'empereur les sommes immenses qu'il lui avait demandées, modéra ses demandes, se contenta de fort peu de
chose et promit d'apaiser ses Latins. Il l'assura même qu'il en avait envoyé une partie se joindre à l'empereur Michel son fils (contre Eltimir et
Sphenthislave ou Venceslas), et que quant à lui il était prêt d'aller servir en Orient; que quant à Béranger d'Entença, il n'y avait point d'apparence de le
renvoyer et de tromper l'espérance qu’il avait conçue de sa libéralité; qu'il le suppliait de lui permettre de le venir saluer et de l'assurer d'un accueil
favorable et d'un retour libre; qu'après cela il irait secourir le jeune empereur et servirait très fidèlement. L'empereur persuadé de ces raisons, fit expédier à
Béranger des lettres scellées de la bulle d'or portant sauf-conduit, fit donner de riches présents au grand-duc et lui assigna une partie des impositions qui se
levaient sur les grains. A l'égard de Béranger, il résolut de le recevoir avec la magnificence qu'il souhaitait; et, pour en trouver les fonds, il retrancha le tiers
des pensions qu'il payait aux officiers d'Occident, car longtemps auparavant il avait déjà retranché les gages des officiers de sa maison, et de plus il altéra
les monnaies d'or par un nouvel alliage. L'empereur appliquant tous ses soins à bien recevoir Béranger d'Entença, envoya plusieurs fois à Gallipoli où le
bruit courait qu'il était prêt d'arriver, pour le prier de ne pas manquer de venir le trouver, et il lui fit expédier des lettres scellées de la bulle d'or, par
lesquelles il lui promettait, avec des serments formidables, de le recevoir avec de sincères témoignages d'une parfaite amitié, et quand il désirerait s'en
retourner, de lui en laisser une entière liberté, et pour le combler de riches présents. Aussitôt que Béranger eut ces lettres entre les mains, il aborda avec
deux de ses vaisseaux au port de Constantinople et ne se hâta point toutefois de descendre de son vaisseau, mais envoya avertir l'empereur de son arrivée; et
quoique l'empereur lui envoyai des chars pour le conduire, il demeura aussi fortement attaché à son vaisseau que le vaisseau était fortement attaché au
rivage avec ses ancres, et refusa constamment d'en sortir jusqu'à ce que l'empereur lui eut donné son fils Jean en dépôt pour otage. Mais lorsque la fête de
Noël approcha (car Béranger n'était venu a Constantinople qu'au milieu de décembre), l'empereur envoya le prier de se contenter de son serment sans lui
demander d'otage. Béranger se rendit enfin après de longues irrésolutions, visita souvent l'empereur et se retira tous les soirs dans son vaisseau comme dans
une citadelle où lui et les siens consommaient les vivres que l'empereur y faisait porter en abondance. Ce bon traitement l'adoucit de telle sorte et le rendit
si familier avec l'empereur qu'il témoigna n'être point éloigné de lui faire serment de fidélité. On choisit pour cet effet le jour de la fête de Noël, et, en
présence du sénat et de toute la ville, on le déclara mégaduc, et on lui donna le bâton enrichi d'or et d'argent pour marque de sa dignité, selon la nouvelle
coutume instituée par l'empereur Andronic; puis il prit place sur les hauts sièges et revêtit l'habit de cérémonie et porta le scaramange (chapeau d'honneur).
Après cela il ne fit plus difficulté de sortir de ses vaisseaux et de venir loger au monastère de Saint Côme avec les principaux de sa suite dont quelques-uns
furent honorés par l'empereur de la qualité de chevaliers. Il se mit en grande considération auprès de l'empereur et eut un rang fort illustre dans ses conseils.
Lorsqu'il fut question des termes dans lesquels les serments devaient être conçus, et qu'il fallut que Béranger se déclarât, selon la coutume, ami de tous les
amis et ennemi de tous les ennemis de l'empereur, il dit franchement, par une certaine affectation de paraître sincère dans ses traités et constant dans
l'amitié, qu'il était obligé d'excepter Frédéric, à qui il avait promis dès auparavant fidélité et service, et à qui il ne pouvait manquer de les rendre, puisqu'il
n'y avait jamais manqué de sa part, mais que, celui-là seul excepté, il servirait l'empereur contre tous les autres. Quelques-uns jugeaient qu'il avait quelque
dessein caché, mais l'empereur aima mieux attribuer sa conduite à la générosité qu'à la fourberie, et jugea qu'il lui serait fidèle, puisqu'il l'était à Frédéric. »
[34] Voici, suivant Pachymère, ce qui prépara l'élévation de Roger au poste de césar. Il est évident que, comme le dit Muntaner, la concession des deux
dignités fut négociée à la fois.
« Au même instant que Béranger d'Entença venait de partir pour Gallipoli pour s'y réunir à Roger, l'empereur reçut des avis qui lui rendirent suspecte la
fidélité de Roger lui-même. Il apprit qu'il se retranchait à Gallipoli, qu'il rompait les chaînes, qu'il faisait saler des viandes, qu'il faisait provision de blé et
de biscuit, qu'il agissait en toutes rencontres avec une fierté et une hauteur extraordinaires, et qu'enfin il méditait une révolte quoiqu'il dissimulât.
L'empereur, désirant éclaircir ses soupçons et voulant essayer ou de changer ses sentiments ou au moins de les connaître, avait envoyé Marule le prier de sa
part, et prier aussi sa sœur, de venir célébrer avec lui la fête de l'Epiphanie (6 janvier 1307.) Elle s'en était excusée surtout indisposition, et lui, il avait
refusé ouvertement par mépris, et avait demandé l'argent qui était dû aux Catalans, et avait ajouté que, si on ne le leur payait promptement, il était en
danger de souffrir de leur part quelque violence. L'empereur envoya vers lui une seconde fois, pour le prier de se contenter de ce qu'il pouvait présentement
lui payer et de passer en Orient aussitôt qu'il l'aurait reçu. Roger usa de détours et de prétextes pour faire entendre qu'il aimerait mieux passer l'hiver en
Occident, où il y avait abondance de provisions, qu'en Orient où ses troupes périraient de faim L'empereur, appréhendant la révolte et n'osant plus l'irriter,
parce qu'il voyait bien qu'il n'obéirait pas, le flatta par l'espérance des récompenses et des honneurs, et offrit de lui donner la dignité de césar, de lui
abandonner l'Orient pour y commander avec un pouvoir absolu, excepté dans les grandes villes, de pourvoir aux besoins de ses troupes pourvu qu'elles
rassurassent de leur fidélité, et de leur donner 20.000 écus d'or et 300.000 muids de blé aussitôt qu'elles seraient en Orient, et d'avoir soin qu'elles ne
manquassent de rien à l'avenir. Les envoyés répétèrent plusieurs fois ces propositions et en firent part à la sœur de l'empereur, afin qu'elle contribuât de son
côté à gagner Roger. La nécessité de l'état obligeait à descendre à ces prières, aussi bien que les fâcheuses nouvelles par lesquelles on apprenait que la ville
de Philadelphie était si fort pressée par les Turcs qu'on était contraint par la faim d'y manger des corps morts. Cependant Roger ne parlait que d'argent et ne
répondait rien autre chose, sinon que les troupes étaient au désespoir, qu'il ne les pouvait plus retenir, et qu'au milieu d'elles il n'était pas lui-même en sûreté
avec les marques de la dignité dont on l'avait honoré dans l'empire, et que ces marques ne servaient qu'a les aigrir lorsqu'ils ne ressentaient point les effets
de la faveur qu'elles semblaient leur promettre. Il n'était que trop aisé de juger par ses réponses qu'il était très attaché aux intérêts de ses soldats, et que
quiconque entreprendrait de l'en détacher le trouverait furieux, vu qu'il n'était pas encore accoutumé à l'obéissance Après que de la cour on lui eût envoyé
plusieurs personnes, on n'eu trouva pas de plus propre pour rapporter ses réponses que Cannabure, officier de sa femme, lequel fit plusieurs fois le voyage
et enfin rapporta: que Roger demandait des gages et des assurances de l'exécution des promesses de l'empereur, et qu'il souhaitait qu'il fit serment en
présence de l'image de la mère de Dieu. La nouvelle qui était venue que le frère naturel de Frédéric (il veut sans doute parler de Fernand de Majorque)
courait la mer avec treize vaisseaux, et entretenait grande intelligence avec les Catalans, obligea l'empereur à accorder les conciliions que demandait Roger
sans contester sur aucun point. Théodore Cumne fut envoyé vers Roger pour lui porter les marques de la dignité de césar, les lettres scellées de la bulle d'or,
50.000 écus d'or pour le paiement de ses troupes, et pour l'assurer que le blé qui leur avait été promis serait bientôt prêt, et que s'il manquait quelque chose,
il serait fourni aussitôt qu'ils seraient arrivés en Orient. (Ici de longs discours de Roger et de l'empereur.) Pour entretenir l'amitié de Roger son parent par
toutes sortes de bons offices, il le fit proclamer césar. Sa femme portait déjà les ornements convenables à cette dignité, par où il tâchait de la séparer des
intérêts de ceux de sa nation, desquels il témoignait détester l'insolence. »
Et plus loin:
« Cependant Roger qui, bien que Latin de nation, avait l'honneur d'être parent de l'empereur, continua à le tromper par ses artifices et reçut de sa libéralité
les ornements qui sont les marques de la dignité de césar, le jour que l'un célèbre la mémoire de la résurrection de Lazare. Il reçut aussi 11.000 écus d'or de
la même libéralité, et on lui avait promis de lui donner 100.000 muids de blé de la mesure du pays. Il avait promis de sa part, de ne retenir que 3.000
hommes, de passer avec eux en Orient et de licencier tout le reste; mais il ne manqua pas d'éluder cette promesse par ses ruses ordinaires, et au lieu de les
licencier comme il l'avait promis, il en envoya une partie à Cyzique, une autre partie à Piga et une autre à Lopadion. Entretenant toujours ses liaisons avec
Béranger et avec le frère naturel de Frédéric (probablement Fernand de Majorque), Il donna permission aux Siciliens de courir la mer jusqu'à Mytilène, et
retint les Catalans, sons le vain prétexte qu'ils n'avaient pas touché leur paie, contre la parole qu'il avait donnée de les renvoyer. Il usa encore de mauvaise
foi pour prendre une plus grande quantité de blé que celle qui lui avait été promise. A mesure que les officiers de l'empereur le fournissaient, il le faisait
enlever, sous prétexte que les troupes en avaient besoin, mais en effet pour ôter la connaissance de ce qui avait été fourni et pour avoir sujet d'en demander
toujours, sans qu'on en sût jamais le compte.
Le mégaduc Béranger, transporté d'une furieuse jalousie de ce que les Catalans qui n'étaient recommandables ni par leur noblesse ni par leur valeur, avaient
touché, soit de gré soit de force, des sommes si prodigieuses (mille milliers d'écus d'or), au lieu que lui, qui était illustre par sa naissance et qui avait amené
des troupes si belliqueuses et si formidables, n'osait espérer de récompense qui approchât de bien loin de celle-là, commença à se dispenser peu à peu de
l'assiduité et du service, et de songer à remonter sur ses vaisseaux. Ayant donc fait voile vers le quartier des Blachernes, il passa devant la porte du palais de
l'empereur, étant toujours dans l'incertitude et dans le doute et retenant encore les marques de la dignité dont il avait été honoré, et environ trente plats d'or
et d'argent qui avaient servi à lui porter des présents et des viandes le jour précédent. L'empereur, doutant toujours de la résolution de Béranger et ne
pouvant croire qu'il voulût se retirer de la sorte, envoya plusieurs fois l'inviter à venir passer la fête des Rois (6 janvier de l'an 1307), avec les marques
convenables à sa dignité; mais il se moqua de cette dignité et de ces marques, et se servit, en présence de ceux que l'empereur avait envoyés, de son vase à
manger comme d'un vase à puiser de l'eau de mer et les renvoya en raillant, de sorte qu'il était évident qu'il était déterminé à s'en retourner en son pays où à
aller trouver Frédéric, son cher allié. Il passa trois jours et trois nuits à se disposer de la sorte à son départ, et renvoya auparavant à l'empereur sa vaisselle
d'or et d'argent. Quelques Monembasiotes qui servaient l'empereur sur mer, brûlaient du désir de le poursuivre, tant pour reprendre un vaisseau qu'ils lui
avaient prêté que pour châtier l'insolence avec laquelle il méprisait l’empereur; mais l'empereur ne le voulut pas, soit qu'il en fût empêché par le respect des
serments avec lesquels il avait contracté son alliance, ou qu'il eût encore quelque reste d'espérance de lui voir changer de sentiment, ou qu'il appréhendât le
succès du combat, ou enfin qu'il affectât la résolution d'être doux et modéré. Il est certain qu'il ne souhaitait rien avec tant d'ardeur que d'avoir cette
réputation; mais au lieu de faire paraître sa douceur envers ses fidèles sujets, il la faisait paraître envers de perfides étrangers, de peur d'être inculpé de cette
rupture. Un vent propice s'étant élevé dans la nuit, Béranger s'enfuit avec une impétuosité pareille à celle d'un taureau furieux qui gagne la forêt, et il arriva
à Gallipoli. »
[38] Pachymère fait dire sur ce sujet à Roger parlant à ses troupes: « Qu'il apprenait que l'empereur Michel venait à la tête des troupes grecques pour le
combattre; que le serment de fidélité par lequel il s'était lié à l'empire l'obligeait à aller au-devant de lui pour le saluer avec respect et à mettre un genou en
terre à quarante pas; mais qu'il aurait soin de sa conservation et de celle de ses soldats, et qu'il serait prêt à tuer ou à mourir; qu'il ne fallait pas que les siens
se missent en peine de leur chef; qu'il ne convenait pas à un homme de cœur de se laisser arrêter par une crainte semblable, et qu'il fit ainsi, pour ainsi dire,
naufrage au port. »
Les craintes des soldats de Roger n'étaient pas sans fondement, si ou en juge par ce qui se passa et qui avait été probablement préparé par l'empereur,
d'après l'aveu de Pachymère lui-même.
« L'empereur ordonna aux troupes que son fils commandait, de se camper près d'Apros et de combattre les Catalans et les almogavares s'ils le venaient
attaquer. »
[39] Pachymère mentionne aussi ce fait: « Il eut l'adresse d'envoyer sa belle-mère et sa femme, bien qu'elle fût grosse, à Constantinople, pour représentera
l'empereur, qu'il lui était impossible de faire traverser ses troupes qu'on ne leur eût auparavant accordé ce qu'elles demandaient. »
[41] Par cité de Troie, Muntaner entend ici, non une seule ville, mais un canton, comprenant la ville et ses dépendances. Il étend cette cité sur tout l'espace
compris entre Abydos au nord et Adramilli au sud.
[43] Ce petit récit de la guerre de Troie, d'après Muntaner, rappelle le récit des aventures du chevalier Acléon et de dama Diane, dans le bon Froissart
[45] Nicéphore Grégoras est fort succinct: « Laissant tout le reste de son aimée pour la défense de Gallipoli, le césar Roger, avec deux cents hommes d'élite
parmi les siens, alla au-devant de l'empereur Michel qui était alors avec toute son armée à Oresliade en Thrace, dans l'intention de requérir de lui la solde
convenue pour ses troupes, et, s'il était nécessaire, d'y employer les menaces. Cette démarche ayant encore rallumé le courroux que l'empereur Michel avait
conçu contre lui, plusieurs soldats l'entourèrent et le tuèrent devant le palais impérial, aussi bien que quelques-uns de ceux qui l'avaient accompagné. La
plus grande partie se déroba au danger par la fuite, et sans s'arrêter dans leur course allèrent annoncer aux Latins de Gallipoli l'événement qui venait de se
passer. »
Pachymère est plus détaillé et cherche à détourner les soupçons qui désignaient le jeune empereur:
« Ayant choisi cent cinquante hommes parmi ceux auxquels il se fiait le plus, Roger alla à Andrinople sous prétexte de rendre ses respects à l'empereur
Michel qu'il n'avait pas encore eu l'honneur de voir, et de prendre congé de lui avant que de passer la mer, mais en effet dans le dessein de reconnaître son
armée, à laquelle il n'ignorait pas qu'il s'était rendu suspect et odieux par les violences qu'il avait exercées. Il est vrai aussi que les Alains et les Turcs, qu'on
appelle Côme, qui étaient alors commandés, par Boësilas, Bulgare de nation, et les Grecs, commandés par Cassien, grand primicier, et par Bucas grand
hétériarque, s'étaient empares des forts que les habitants du pays avaient abandonnés en Macédoine et se tenaient prêts à réprimer l'insolence des Latins, en
cas qu'ils fissent aucune entreprise contre le service de l'empire. Le vingt-huitième jour du mois de mars (1305), Assen, beau-frère de l'empereur Michel,
lui apporta la nouvelle de l'arrivée du césar, au moment où il était occupé à faire la revue de ses troupes. L'empereur, surpris de cette nouvelle, envoya
demander le sujet de cette arrivée, si c'était par l'ordre de l'empereur son père ou s'il venait de lui-même. Il fit réponse qu'il venait pour l'assurer de ses
respects et pour prendre congé de lui avant que de passer en Orient. Le jeune empereur le reçut le quatrième jour de la semaine que les Grecs appellent de
saint Thomas, lui fit l'honneur de l'admettre à sa table et entra avec lui à Andrinople. Ce jour-là et le suivant il lui fit toutes les caresses possibles et le
conjura de ne plus exercer de tyrannie contre les Grecs. Roger reçut fort bien sa prière et le quitta avec de grands témoignages d'affection. Les Alains
étaient extrêmement aigris contre lui par Georges, dont le fils avait été tué à Cyzique par l'ordre de Roger, et cherchaient continuellement une occasion
favorable pour se venger; ils trouvèrent cette occasion au moment où il entrait seul dans l'appartement de l'impératrice, ayant laissé ses gardes en dehors.
Lorsqu'il fut sur le seuil de la porte, Georges lui enfonça son épée dans les reins, comme pour aller chercher jusque dans son corps le sang de son fils
injustement répandu. A l'heure même il tomba mort, ce barbare injuste et insolent, mais ardent et intrépide. Les Orientaux, animés de rage par le souvenir
des cruautés qu'il avait exercées sur leurs proches, déchirèrent son corps en pièces. L'empereur Michel, tout hors de lui-même, demanda avant toutes choses
si l'impératrice était sauvée. Quand il eut appris qu'elle n'avait pas eu de mal, il déplora le malheur de Roger; ruais comme il était fort prudent, il défendit de
dire aux cent cinquante Latins qui étaient dehors ce qui était arrivé, et commanda de les entourer, de leur faire ôter leurs armes et de les mettre en prison.
Les auteurs de la mort du césar s'en excusèrent à Michel, sur ce qu'en le tuant ils n'avaient fait que venger les peuples qu'il avait opprimés et prévenir la
rébellion qu'il méditait contre les empereurs; d'autres, transportés d'une fureur impétueuse, et principalement les Alains, montèrent à cheval et coururent de
tous côtés à dessein de poursuivre les Catalans. Le jeune empereur, appréhendant que les troupes dispersées de la sorte ne fussent défaites, envoya
promptement Théodore, son oncle, pour les ramener; mais, quelque diligence qu'il fit, il ne put en venir à bout, ni empêcher qu'ils ne tuassent tous les
Catalans qui tombèrent entre leurs mains. »
[46] Le mot lin désignait parfois tout bâtiment en général et parfois un long bâtiment de transport ;
[47] Pachymère confirme aussi par son témoignage l'authenticité du récit de Muntaner.
« Les Catalans se rassemblèrent en un moment dans Gallipoli dont il y avait longtemps qu'ils étaient maîtres, et en entrant firent passer les Grecs au fil de
l'épée, sans épargner les enfants. Ayant néanmoins fait réflexion que plusieurs de leur nation, qui s'étaient engagés à la suite du césar, pourraient recevoir
un pareil traitement à Constantinople et aux environs, ils en gardèrent quelques-uns, et proposèrent au frère naturel de Frédéric (toujours Ferrand de
Majorque, ainsi que je le pense) de se joindre avec eux contre nous; mais n'ayant pu s'accorder touchant les conditions, ils lui laissèrent la mer, et se
renfermèrent dans leur place, résolus de s'y bien défendre. L'empereur Michel, bien loin cependant d'abandonner le soin des affaires, dans le temps que la
trêve faite avec les Bulgares lui donnait un peu de repos, envoya le grand primicier (Cassien) assiéger le fort de Gallipoli. Il y réussit d'abord assez
heureusement; mais depuis il y fut fort incommodé par les fréquentes sorties des assiégés, auxquelles la négligence des nôtres ne donna que trop de lieu.
Béranger trompa l'empereur Andronic par de fausses protestations de services, par lesquelles ayant obtenu de lui une suspension d'armes pour les assiégés,
ils s'en prévalurent de telle sorte que, non seulement ils réparèrent leurs fortifications, mais qu'ayant mis des troupes sur sept grands vaisseaux et sur neuf
petits, ils attaquèrent d'abord le port de Cyzique, sans y pouvoir remporter aucun avantage à cause de la rigoureuse résistance que firent les habitants. Le
vingt-huitième jour du mois de mai (130 ?), ils abordèrent à Périnthe, tuèrent les personnes qui étaient au-dessus de l'âge de puberté, mirent tout à feu et à
sang dans le pays, de sorte que ceux qui avaient pu éviter de tomber entre leurs mains accoururent en foule à Constantinople dont les portes étaient ouvertes
pour les recevoir. Ce jour même ils descendirent à terre et y firent des courses.
« L'empereur avait reçu favorablement un Catalan qui s'était venu rendre à lui, et comme, par le changement qu'il avait fait et d'habit et de sentiment, il
l'avait pleinement persuadé de sa fidélité, il l'avait honoré de la charge d'amiral, et lui avait fait épouser une personne d'une illustre famille, la fille de Raoul,
surnommé le Gros. Il avait dessein de lui confier un vaisseau latin chargé de soldats salariés, et après ce vaisseau d'en envoyer encore d'autres. Comme il
était prêt de partir, le comité vint avertir l'empereur qu'il avait aperçu plus de cinquante almogavares armés couchés dans le fond du vaisseau; ce qu'on
trouva être véritable, et ce qui découvrit la perfidie de l'amiral. Là-dessus on l'arrêta et on arrêta pareillement les cinquante soldats, à la réserve de quelques-
uns qui s'échappèrent au moment du tumulte. Le bruit de la trahison s'étant répandu dans la ville y excita les plaintes de ceux qui avaient souffert la plus
grande partie des violences que les Catalans avaient exercées et fit attribuer tout le mal au peu de soin qu'on avait eu d'entretenir des vaisseaux, ce qui avait
obligé d'avoir recours aux étrangers. Cependant les étrangers qui habitaient à Constantinople, s'étant assemblés au bruit des tristes nouvelles qui à chaque
moment arrivaient de toutes parts et auxquelles ils ne pouvaient apporter de remède, ne trouvèrent pas d'autre moyen de se venger que de faire main basse
sur les Catalans. Mais comme ceux qui s'étaient retirés chez les Génois étaient en sûreté, ils coururent en foule vers la maison de Raoul, où ils savaient
qu'on en gardait quelques-uns. Ils les demandèrent, et, ne pouvant forcer aisément la maison, ils y mirent le feu et la réduisirent en cendres. Les Catalans se
défendirent courageusement; mais rien ne pouvant arrêter la fureur de la multitude, ils périrent tous par le fer ou par le feu. »
[51] Nicéphore raconte en peu de mots la prise de; Béranger. Je traduis littéralement:
« Aussitôt que les Latins qui étaient à Gallipoli apprirent le meurtre du césar, ils commencèrent par égorger tout ce qui se trouvait de gens de tout âge dans
l'intérieur de Gallipoli, et après avoir bien fortifié les murailles, s'en firent un lieu assuré de retraite. Ensuite ayant divisé leur armée en deux parties, ils
complétèrent d'abord l'équipage et l'armement des trente galères qu'ils avaient et dont ils donnèrent le commandement à Béranger d'Entença, en le
chargeant d'intercepter par des embûches dans les déniés de l'Hellespont tous les vaisseaux de charge grecs qui montaient ou descendaient. L'autre partie
des troupes s'arma et se répandit dans la Thrace, en y exerçant nuit et jour ses pillages. Quant à la flotte de Béranger d'Entença, elle fut, grâce au ciel, peu
de temps après entièrement détruite; car ayant été rencontrée par seize galères génoises bien armées, dans la crainte des pirates, ils furent tous en partie
submergés, en partie tués. Béranger, le commandant de cette flotte, fut pris lui-même avec quelques-uns des siens et rendu à prix d'argent à ses
compatriotes. »
Le récit de Pachymère est beaucoup plus circonstancié; on y voit évidemment la perfidie intéressée des Génois envers les Catalans, dont ils avaient
longtemps vu l’influence avec envie.
« Seize vaisseaux chargés de marchandises furent doucement poussés au port par un vent du midi, en un temps auquel on ne les attendait pas. Les Catalans
et les almogavares avaient attaqué nos matelots dans le port de Rhégio, et, pour leur imprimer une plus grande terreur, avaient empalé quelques-uns de
leurs enfants, avaient brûlé quelques homme?, et après s'être servi des autres pour conduire leur bagage, les avaient cruellement massacrés, ils jouissaient
du fruit de leur barbare inhumanité, lorsqu'ils aperçurent de loin lus vaisseaux génois, qu'ils prirent d'abord pour des vaisseaux siciliens qui venaient à leur
secours, et, emportés d'une vaine joie, ils se promettaient qu'aussitôt qu'ils se seraient joints à eux ils prendraient Constantinople. Mais quand ils eurent
reconnu à leurs pavillons qu'ils étaient génois, ils perdirent leur confiance sans tomber pour cela dans le désespoir. Au contraire, ils se promirent d'entrer en
conférence avec eux et de s'accorder sans peine, parce qu'ils ne pensèrent pas qu'entretenant un grand commerce sur les mers-là, ils voulussent s'exposer à y
être souvent attaqués. De plus, ils se souvinrent que les Génois avaient retiré de leurs gens et les avaient préservés de la fureur populaire; qu'ils leur avaient
envoyé un vaisseau chargé de vivres, et en haine de ce qu'il avait été pris par les Grecs, ils avaient tué le chef des galères de l'empereur; ce dont ce prince
eût tiré une cruelle vengeance, si les conjonctures du temps, telles qu'il ne pouvait se passer de leur service, ne l'eussent obligé à dissimuler ces injures.
Dans cette espérance les almogavares reçurent les Génois, fort étonnés de voir des ruines de maisons et des restes d'incendie. Lorsqu'ils furent au port,
Béranger fit un long récit aux commandants de la flotte génoise de tout ce qui lui était arrivé, et tâcha de leur persuader qu'ils étaient obligés par leur
ancienne alliance d'en rechercher la réparation; que l'empereur Andronic était extrêmement irrité contre eux, et qu'il leur avait fait fermer les portes de la
ville en haine du secours qu'ils avaient donné aux moines de leur nation. Les Génois, au lieu d'ajouter foi à ces discours, usèrent de la sage précaution
d'envoyer la nuit une galère à Constantinople pour s'informer de la vérité et pour apprendre les sentiments de l'empereur.
« Béranger se servait de ce prétexte pour aigrir les Génois contre l'empereur, soit qu'il ignorât que l'empereur était réconcilié avec eux, ou qu'il feignit de
l'ignorer. La galère des Génois étant arrivée la nuit, et les députés ayant appris le véritable étal des affaires, les Génois résolurent de se déclarer contre les
étrangers. L'empereur ne voulant pas être spectateur oisif du combat, commanda aux troupes de se tenir prêtes pour en partager les hasards et la gloire. Les
députés des Génois portèrent cette résolution à ceux de leur parti. L'empereur mit dix mille hommes sous les armes, et ces dix mille hommes remplissaient
une flotte qui couvrait toute la mer qui s'étend depuis Constantinople jusqu'à Rhégio. Avant que ceux que les Génois avaient envoyés vers l'empereur
fussent de retour, les deux partis en vinrent dès le matin au combat, par la nécessité de l'avis qu'on avait reçu, que Béranger, désespérant d'obtenir la paix,
avait offert de grands secours d'argent aux commandants de la flotte pour se comporter lâchement. Les almogavares furent poussés du premier choc et
engagés à combattre, plusieurs furent tués et plusieurs furent blesses de côté et d'autre; mais les Génois demeureront victorieux et prirent tous les vaisseaux,
excepté un. Béranger, voyant qu'il ne pouvait venir à bout de ses desseins, se rendit au général de l'armée ennemie, qui le cacha au fond d'un vaisseau, où il
demeura seul en sûreté pendant que les autres couraient les hasards du combat. Le même jour, qui était le dernier du mois de mai (1307), on vit passer en
plein midi la flotte victorieuse le long du port avec une pompe et une magnificence convenables à la grandeur de l'avantage qu'elle venait de remporter, ses
pavillons étendus et les vaisseaux des vaincus en désordre et en mauvais équipage, sans pavillons et sans enseignes. Lorsque la flotte fut arrivée à la
citadelle, au lieu d'aller droit à Galata, ils prirent le milieu de la côte de Saint Phocas et s'y arrêtèrent. Le jour suivant ils gardèrent les vaisseaux des
vaincus, et allèrent trouver l'empereur qui les reçut fort civilement, fit distribuer de magnifiques habits aux chefs et des vivres aux soldats". Ils ne voulurent
rien lui abandonner ni des prisonniers, ni du butin, à moins qu'on ne leur en payât le prix. L'empereur leur proposa d'aller faire lever le siège de Gallipoli.
Ils ne s'éloignèrent pas de le servir; mais ayant néanmoins contesté louchant la paix, ils firent voile vers la mer Lazique (Mer Noire), par le conseil de
quelques-uns de leurs chefs, qui avaient traité auparavant avec les Catalans, et ils n'envoyèrent qu'une galère à ceux de leur pays pour les informer de ce qui
s'était passé. L'empereur était d'autant plus en peine de secourir Gallipoli que le bruit courait que les assiégeants attendaient un renfort et avaient mandé les
Turcs. On disait aussi que le frère naturel de Frédéric paraîtrait bientôt en mer avec une flotte.
[52] Suivant Serra (Storia di Genova), un perpre ou hyperpère était évalué à quinze sous génois. Vingt sous génois formaient une livre, équivalant à une
once d'or; et une once d'or valait environ cent livres d'aujourd'hui
[53] Pachymère mentionne, en passant, l'offre faite par les Catalans de Gallipoli de racheter Béranger qu'on emmenait à Gênes, mais sans nommer
Muntaner.
« Béranger, après avoir été fait prisonnier par les Génois, fut emmené à Trébizonde, puis de là ramené à Gallipoli par les mêmes vaisseaux qui l'avaient
pris, et après y être demeuré pendant deux mois, il fut emmené à Gênes, quelque sollicitation que les Catalans pussent faire pour sa délivrance.
« Le jeune empereur, bien loin d'abandonner le soin des affaires, partit d'Andrinople et alla à Pamphilie où il envoya Ducas, grand hétériarque, Hubert,
grand-chiaoux, et Boesilas, avec des troupes et des provisions suffisantes pour combattre les almogavares qui assiégeaient Gallipoli. Ces trois capitaines
s'étaient campés près de Branchiale, et ne cherchaient que l'occasion d'en venir aux mains. Les almogavares commencèrent par se délivrer de la crainte
qu'ils avaient d'être trahis par les habitants, en les mettant sur des barques avec tous leurs meubles, et les faisant garder en cet état dans le port. Ils usèrent
ensuite de ce stratagème, de laisser dehors des troupeaux et de poser fort proche des soldats en embuscade pour fondre sur ceux qui les voudraient enlever.
Le désir du butin détacha de l'armée grecque plusieurs soldais qui coururent sans ordre vers le troupeau; et à l'heure même les almogavares sortirent de
l'embuscade en bon ordre, chaque cavalier ayant deux hommes de pied à ses deux côtés, armés de lances qu'on appelait autrefois ancônes. Les Grecs
soutinrent vaillamment le choc, de sorte que plusieurs fuient tucs de côté et d'autre; mais enfin la victoire demeura aux almogavares qui poursuivirent les
nôtres en tuant jusqu'à Monocastane. On dit que nous perdîmes deux, cents hommes en cette rencontre; plusieurs chefs y furent blessés. L'empereur
Andronic, ayant appris par les lettres de l'empereur son fils la nouvelle de cette défaite, se repentit de n'avoir pas engagé les Génois à secourir Gallipoli; ils
avaient demandé 6.000 écus; et, au lieu de les leur donner, il leur avait envoyé de l'or en lingots. Ils le pesèrent, et, ne trouvant pas le compte, ils changèrent
de sentiment et le renvoyèrent; l'empereur ayant offert de fournir ce qui manquait à la somme, ils refusèrent ses offres et partirent sous prétexte de l'intérêt
de leur commerce. L'empereur employa alors cet argent à payer les troupes et à équiper des vaisseaux. Les forces de l'Etat n'étaient pas tout à fait abattues,
quoiqu'elles fussent fort languissantes; l'autorité de commander, qui est comme l'âme, avait encore toute sa vigueur, mais les troupes, qui sont comme les
membres, se ressentaient de la faiblesse de l'enfance et n'avaient que des mouvements imparfaits qui faisaient pitié. »
CHRONIQUE : CCXXI à CCXL
CHAPITRE CCXXI
Comment la Compagnie, ayant su l'approche de Kyr Michel, fils aîné de l'empereur, décida de férir sur son avant-garde, qu'elle vainquit, et comment Kyr
Michel s'échappa, blessé au visage par un épieu ferré.
Sur cela nous nous réunîmes tous en conseil pour savoir ce que nous ferions; et le résultat de notre conseil fut tel, que nous dîmes: que Dieu et les
bienheureux seigneurs saint Pierre, saint Paul et saint Georges, qui déjà nous avaient fait obtenir la victoire, nous feraient triompher encore de ces pervers,
qui, par une si grande trahison, avaient tué le césar; qu'ainsi nous ne devions d'aucune manière nous arrêter plus longtemps à Gallipoli; que Gallipoli était
une place très forte; que nous avions tant gagné que cela pourrait nous amollir le cœur, et que pour rien au monde nous ne devions nous laisser assiéger;
que de plus, le fils de l'empereur ne pouvait marcher avec toute son armée réunie, mais qu'il fallait qu'il formât une avant-garde; et que nous autres, qui
nous rencontrerions avec cette avant-garde, nous devions chevaleureusement férir sus; et que si nous détruisions l'avant-garde, ils seraient tous battus; que
nous ne pouvions ni monter au ciel, ni descendre dans les abîmes, ni nous en aller par mer; qu'il nous fallait donc bien passer à travers leurs mains; et
qu'ainsi il était bon que notre cœur ne fléchît, ni pour rien que nous eussions gagné, ni pour aucune force que nous rencontrassions devant nous. Ainsi donc
nous décidâmes de marcher sur eux, et à cette résolution nous nous accordâmes tous. Nous laissâmes le château avec cent hommes et les femmes, et nous
partîmes.
Quand nous eûmes fait trois journées, nous dormîmes, ainsi qu'il plut à Dieu, au pied d'une colline, et les ennemis passèrent la nuit de l'autre côté; et nous
n'en savions rien ni les uns ni les autres, jusqu'à ce qu'il fût minuit et que nous vîmes une grande clarté occasionnée par les feux qu'ils faisaient. Nous
envoyâmes à la découverte, et on rencontra deux Grecs qu'on nous amena; et nous sûmes d'eux, qu'en ce lieu était campé le fils de l'empereur avec six mille
hommes de cheval, et que, de grand matin, ils se mettraient en route pour venir sur Gallipoli; et qu'à cause de l'eau qui là ne pouvait suffire à tous, l'autre
partie de leur ost était à environ une lieue loin de lui, et qu'elle s'approchait. Et le fils de l'empereur était logé en un château qui était en cette plaine, et
nommé Apros. C'était un bon et fort château avec une grande ville; et nous fûmes très satisfaits quand nous sûmes qu'il y avait là château et ville; car nous
faisions compte que la lâcheté de ces gens était si grande, que leur premier soin serait de courir se réfugier comme ils pourraient au château ou à la ville
d'Apros.
Quand vint l'aube du jour, nous nous confessâmes et nous communiâmes tous; et tous, bien armés et en bataille rangée, nous nous mimes à monter la
colline qui était toute de terre labourée. Quand nous fûmes parvenus en haut, et que le jour parut, ceux de l'ost ennemie nous virent, et ils s'imaginèrent que
nous venions nous rendre à merci au fils de l'empereur. Mais le fils de l'empereur ne prit pas cela pour un jeu, et se revêtit bel et bien de ses armes; car il
était bon chevalier, et rien ne lui manquait, si ce n'est la loyauté. Ainsi, bien armé et équipé de son corps, il vint sur nous avec toute sa troupe, et nous
marchâmes sur lui.
Quand nous en fûmes à férir, une grande partie de nos almogavares descendirent de cheval, se sentant plus de confiance en eux-mêmes à pied qu'à cheval;
et tous nous nous mîmes à férir vigoureusement sur eux, et eux à férir fièrement sur nous. Que vous dirai-je? Il plut à Dieu que leur avant-garde pliât,
comme à la précédente bataille. Le fils de l'empereur, avec environ cent cavaliers, se démenait au milieu de nous, si bien que se faisant jour, il dirigea ses
coups sur un marin qui avait nom Béranger, lequel était sur un bon cheval qu'il avait gagné à la précédente bataille, et qui portait aussi une très belle
cuirasse qu'il avait également gagnée; mais il n'avait pas d'écu, parce qu'il ne savait pas bien s'en servir à cheval. Et le fils de l'empereur pensa que c'était un
homme de grande affaire, et lui donna un tel coup de son épée au bras gauche qu'il le blessa à la main. Celui-ci, qui se vit blessé, et qui avait été huissier
d'honneur[1] et était très vigoureux, le serra dans ses bras; et d'un épieu ferré qu'il tenait, il lui en donna bien treize coups; un de ces coups le blessa au
visage et le défigura. Le fils de l'empereur perdit, alors son écu et tomba de cheval, mais les siens l'enlevèrent de la mêlée qui était épaisse; et nous, nous ne
savions pas qui il était, et ses gens l'emportèrent au château d'Apros.
Le combat se continua ensuite avec un acharnement terrible jusqu'à la nuit; et Dieu, auteur de tout bien, nous dirigea si bien que le voisinage du château
d'Apros fit que tous furent déconfits; car chacun prenait la fuite de ce côté, et s'y réfugiait qui pouvait. Cependant il ne s'en échappa pas tellement qu'il ne
pérît ce jour-là plus de deux mille hommes de cheval, et des gens de pied sans fin. Quant aux nôtres, nous ne perdîmes pas plus de neuf hommes de cheval
et vingt-sept hommes de pied. La nuit, nous restâmes sur le champ de bataille tout armés; et le lendemain, quand nous pensions qu'ils nous livreraient
encore bataille, nous n'en trouvâmes pas un seul au champ. Nous nous dirigeâmes à l'instant sur le château, nous l'attaquâmes et y restâmes bien huit jours;
ensuite nous levâmes le champ et nous emmenâmes notre butin sur dix chariots, et chacun d'eux était tiré par quatre buffles. Nous emmenâmes aussi une si
grande quantité de bestiaux, qu'ils couvraient toute la contrée, et nous fîmes un butin immense, et bien plus considérable encore qu'à la précédente bataille.
[2]
Dès lors toute la Romanie fut soumise; et nous leur avions mis tellement la peur au corps qu'on ne pouvait pas crier: les Francs! qu'ils ne prissent aussitôt la
fuite. Et ainsi nous retournâmes pleins de joie à Gallipoli; et puis tous les jours nous faisions des chevauchées jusqu'aux portes de Constantinople.
Un jour il arriva qu'un almogavare à cheval nommé Perich de Naclara, ayant perdu au jeu, prit ses armes, et avec ses deux fils, sans autre compagnie, alla
cheminant jusqu'à Constantinople; et dans un jardin de l'empereur il trouva deux marchands génois qui chassaient aux cailles; il les prit et les emmena à
Gallipoli, et obtint pour leur rançon trois mille perpres d'or; et une perpre vaut dix sous barcelonais. Et tous les jours on faisait beaucoup de semblables
chevauchées.
CHAPITRE CCXXII
Comment la Compagnie ravagea la cité de Rodosto et celle de Panido, et fit aux habitants de Rodosto ce qu'ils avaient fait à nos envoyés; et comment,
lorsqu'ils étaient entre Rodosto et Panido, En Ferrand Ximénès d'Arénos vint les trouver.
Toutes ces choses faites et tout le pays ainsi ravagé par nos courses journalières, la compagnie prit à cœur d'aller ravager la ville de Rodosto, qui était celle
où nos envoyés avaient été tués, coupés en quartiers et suspendus dans la boucherie. Et ainsi qu'ils se le mirent en tête, ainsi le firent-ils, si bien qu'un
matin, à l'aube du jour, ils entrèrent dans cette ville; et tous ceux qu'ils y trouvèrent, hommes, femmes et enfants, ils leur firent ce qu'on avait fait aux
envoyés. Et il fut impossible à qui que ce fût de les arrêter dans ce massacre. C'était assurément une grande cruauté, mais enfin c'était une vengeance qu'ils
tiraient. Quand ils eurent terminé, ils allèrent prendre une autre cité, qui est à une demi-lieue de celle-ci et qu'on nomme Panido[3]. Quand ils eurent ces
deux cités, ils jugèrent à propos de s'y transporter tous, avec leurs femmes, leurs enfants et leurs maîtresses, excepté moi, qui dus rester à Gallipoli avec les
hommes de mer, cent almogavares et cinquante hommes à cheval. Et ce qui les décida à se transporter entre Panido et Rodosto, c'est qu'ainsi ils n'étaient
qu'à soixante milles de Constantinople.
Et quand la Compagnie se fut ainsi établie, En Ferrand Ximénès d'Arénos, qui s'était séparé du mégaduc à Artaki, le premier hiver, par suite d'une
discussion qu'il avait eue avec lui, et qui s'en était allé trouver le duc d'Athènes, dont il avait été reçu avec beaucoup d'honneur, apprenant que nous étions
ainsi victorieux de nos ennemis, en bon et expert chevalier qu'il était, pensa que nous avions besoin de renfort, et vint à nous de la Morée sur une galère, et
amena jusqu'à quatre-vingts hommes, entre Catalans et Aragonais. Nous en eûmes un grand plaisir; ils furent tous bien pourvus, et nous leur donnâmes tant,
que lui et sa troupe furent montés de bons chevaux; et nous les fournîmes de toutes sortes de choses, comme nous aurions fait pour mille, s'ils eussent été
mille.
CHAPITRE CCXXIII
Comment En Ferrand Ximénès d'Arénos fit une excursion jusqu'auprès de Constantinople, et, en plein jour, attaqua et prit d'emblée le château de Maditos
et comment la Compagnie se divisa en trois bandes.
Selon qu'il lui fut ordonné, En Ferrand Ximénès prit un jour environ cent cinquante hommes à cheval et trois cents hommes de pied, et il alla faire une
excursion jusqu'à la cité de Constantinople. Et comme il s'en revenait, ramenant avec lui les gens et les bestiaux qu'il avait pris, l'empereur avait envoyé à
un passage par lequel il devait passer huit cents hommes à cheval et deux mille hommes de pied. En Ferrand Ximénès, qui les vit, harangua ses gens et les
exhorta à bien faire, et tous ensemble allèrent férir sus. Que vous dirai-je? Entre morts et prisonniers, il y eut plus de six cents hommes de cheval et plus de
deux mille hommes de pied. Ce fut un bon et honorable fait d'armes. Et il fit un tel butin, lui et sa troupe, qu'au moyen de ce gain il alla assiéger un château
qui est à l'entrée de la Bouche-d'Avie, et qui s'appelle Maditos. Or sachez que, pour faire ce siège, ils n'étaient pas plus de quatre-vingts hommes de cheval
et deux cents hommes de pied; et dans la ville se trouvaient plus de sept cents hommes d'armes grecs. Et en vérité ce riche homme était plutôt assiégé en
réalité que ne l'étaient ceux du château; car tout le pain que mangeait sa troupe, c'était moi qui le lui envoyais de Gallipoli sur des barques; et il y a vingt-
quatre milles de Gallipoli à Maditos, et il en était de même de tous les approvisionnements que j'étais obligé de lui faire passer. Il tint bien ce siège pendant
huit mois; et il y tirait sur la ville de nuit et de jour avec ses trébuchets. Et je lui avais envoyé dix échelles de corde avec des crocs, et plusieurs fois ils se
crurent bien dispersés sur les murs à dormir, et tout le monde sur le point de l'enlever définitivement; mais ils ne pouvaient y parvenir. Or, je veux vous
raconter la plus belle aventure qui leur arriva, et la plus belle en vérité qui n’arriva jamais[4]!
Un jour de juillet, c'était un jour de grande fête, tous les habitants du château se laissaient aller avec sécurité, qui à chercher les ombrages, qui à dormir, qui
à se reposer, qui à converser; et comme c'était un grand jour de repos et que chacun succombait réellement à la chaleur, beaucoup se livraient au sommeil;
mais qui que ce fût qui dormît, En Ferrand Ximénès veillait, en homme qui avait grande charge et grande responsabilité. Il regarde du côté des murailles et
n'entend aucune voix, et ne voit aucun homme apparaître; il s'approche du mur et fait semblant d'y appliquer une échelle, et personne ne se présente. Il s'en
retourne aussitôt à ses tentes, et, de proche en proche et sans bruit, il fait avenir chacun de se tenir prêt. Il prend cent hommes jeunes et robustes, et avec les
échelles ils s'approchent des murailles, les dressent le long du rempart, et puis sur chaque échelle montent cinq hommes l'un après l'autre, et tout
doucement, tout doucement ils arrivent jusqu'au haut du mur sans avoir été entendus; puis d'autres montent après eux, et si bien qu'il y en eut jusqu'à
soixante. A l'instant ils s'emparent de trois tours, et En Ferrand Ximénès arrive à la porte du château avec l'autre partie de ses gens armés de haches pour
briser les portes. Au bruit que font ceux qui étaient montés sur les murs en tuant ceux qu'ils rencontraient, l'alarme se met dans la ville et tout le monde
accourt à la muraille; et pendant ce temps eux abattent les portes. Or, aussitôt que les soixante hommes avaient été montés sur la muraille, ils avaient
commencé à égorger ceux qui étaient dispersés sur les murs à dormir et tout le monde accourait pour s'opposer à eux; et pendant ce temps En Ferrand
Ximénès était à la porte et songeait à briser le portail, et personne ne se trouva là pour s'opposer à lui. Les portes une fois brisées, ils se jetèrent dans la ville
et tuèrent et détruisirent tout ce qui se rencontra devant eux. C'est ainsi que fut pris le château; et ils y trouvèrent tant et tant d'argent que de là en avant En
Ferrand Ximénès et sa troupe ne manquèrent de rien et furent tous riches. Vous avez entendu la plus étrange aventure dont vous ayez jamais ouï parler,
qu'en plein jour on prit d'emblée un château qui avait été assiégé pendant huit mois.
Et lorsque ceci fut fait, la Compagnie se sépara en trois corps, échelonnés les uns après les autres, savoir: En Ferrand Ximénès, à Maditos; moi, Ramon
Muntaner, à Gallipoli, avec tous les hommes de mer et autres; car Gallipoli était le point central de tout, et là venaient tous ceux qui avaient besoin de
vêtements, d'armes ou autres choses, et c'était en cette cite qu'ils trouvaient tout ce dont ils avaient besoin; et là venaient et demeuraient tous les marchands
quels qu'ils fussent; et à Rodosto et à Panido était Rocafort avec tout le reste de la troupe. Et tous nous étions riches et très à l'aise; nous ne semions ni ne
labourions, ni ne cultivions les vignes, ni ne les taillions; et cependant nous recueillions chaque année autant de vin qu'il nous en fallait pour notre usage, et
autant de froment et autant d'avoine. Et ainsi vécûmes-nous, pendant cinq ans, à bouche-que-veux-tu. Et nous Taisions les plus merveilleuses chevauchées
qu'on puisse imaginer; tellement que, si on vous les racontait toutes, aucune écriture ne pourrait y suffire.[5]
CHAPITRE CCXXIV
Comment sire Georges, de Christopolis, au royaume de Salonique, fondit sur Gallipoli avec quatre-vingts hommes de cheval, lesquels je défis, moi, Ramon
Muntaner, avec quatorze hommes de cheval.
La vérité est qu'un baron qui était royaume de Salonique, et qui avait nom Sire Georges de Christopolis, vint du royaume Salonique vers l'empereur, à
Constantinople. Et quand il fut près de Gallipoli, il dit à sa troupe, qui était d'environ quatre-vingts hommes, bien équipés et bien montés: que, puis qu'ils
étaient près de Gallipoli, il voulait la ravager; qu'il savait qu'il n'y avait pas d'hommes à cheval et qu'il y avait fort peu d'hommes de pied, et qu'ainsi ils
s'empareraient des attelages et des chariots qu'on envoyait au dehors pour chercher du bois. Tous tinrent sa proposition pour bonne; et ainsi à l'heure de
tierce ils furent à Gallipoli. Et moi, tous les jours j'envoyais deux chariots et deux attelages pour chercher du bois, et je les faisais accompagner d'un homme
à moi, qui était arbalétrier à cheval et avait nom Marco. Quand ils furent arrivés là où ils devaient prendre du bois, ceux-ci leur coururent sus. L'écuyer, qui
les vit, ordonna aux quatre hommes qu'il avait de monter à une tour qui était là, mais sans porte, et de se défendre avec des pierres; et que lui cependant
courrait à Gallipoli, et que bientôt ils auraient du secours. Ainsi firent-ils. Et les Grecs s'emparèrent aussitôt des chariots et des attelages, et l'écuyer courut à
Gallipoli, et cria alarme. Et nous sortîmes; et en vérité nous n'étions pas plus de six chevaux bardés et huit armés à la légère; car, tout le reste de nos
cavaliers, nous les avions envoyés en chevauchée avec En Rocafort. Et les ennemis vinrent jusqu'à nos barrières; et nous tous, tant hommes de cheval
qu'hommes de pied, nous nous serrâmes; et ils en firent autant. Et ainsi que nous l'avions fait dans les autres combats, nous férîmes sur eux tous en une
masse, hommes de cheval et hommes de pied. Si bien qu'il plut à notre Seigneur vrai Dieu que nous fussions vainqueurs. Et nous leur tuâmes ou primes
trente-sept hommes à cheval; et nous les poursuivîmes jusqu'à la tour où étaient mes quatre hommes, qui se trouvaient avec les chariots et attelages, et nous
recouvrâmes nos quatre hommes; puis nous laissâmes aller les Grecs à leur male heure, et nous nous en retournâmes à Gallipoli. Le lendemain nous fîmes
un encan des chevaux et des hommes et de tout notre butin, et nous en partageâmes le profit entre nous; si bien que nous eûmes, par cheval bardé vingt-huit
perpres d'or; par cheval armé à la légère quatorze, et par piéton sept. Ainsi chacun eut sa part. Et je vous ai raconté cette belle aventure afin que chacun de
vous sache qu'il n'y a d'autre pouvoir que le pouvoir de Dieu; car tout cela ce n'était pas par notre courage que nous le faisions, mais bien par la vertu et la
grâce de Dieu.
CHAPITRE CCXXV
Comment En Rocafort fit une excursion à Stenayre, et y brûla et incendia toutes les nefs, galères et térides qui s'y trouvaient; comment la Compagnie
délibéra d'aller combattre les Alains, et comment le sort tomba sur moi, En Ramon Muntaner, pour rester à la garde de Gallipoli.
Tandis que cela s'était passé, En Rocafort était allé courir bien à une journée de là, en un lieu qui est dans la mer Majeure,[6] et qui a nom Stenayre, où se
font toutes les nefs, térides et galères qui se construisent en Romanie; et il y avait à Stenayre plus de cent cinquante lins, entre uns et autres; et les nôtres les
prirent et les brûlèrent tous; et ils incendièrent toute la ville et toutes les maisons de campagne du pays, et ils s'en retournèrent avec d'immenses prises; et ils
y firent un tel butin que ce fut sans fin et sans compte. Peu de jours après, nous nous mîmes en tête, En Rocafort, En Ferrand battant, moi et les autres, que
tout ce que nous avions fait n'était rien, si nous n'allions combattre les Alains qui nous avaient tué le césar. Et finalement l'accord fut pris, et nous mîmes à
l'instant la chose en œuvre. Et il fut décidé que ceux de la Compagnie qui étaient à Panido et à Rodosto avec femmes et enfants, retourneraient à Gallipoli
avec leurs femmes, leurs maîtresses, leurs enfants, et tout ce qui était à eux, qu'ils les y laisseraient avec tout leur avoir, et que c'était de là que sortiraient
les bannières. Cela se fit ainsi, parce que Gallipoli était le chef-lieu de toute l'armée. Et moi, j'étais à Gallipoli avec toute ma maison et tous les secrétaires
de l'ost, et j'étais capitaine de Gallipoli; et, tant que l'armée y était, tous devaient reconnaître mon autorité, du plus grand au plus petit. J'étais de plus
chancelier et maître rational[7] de toute l'armée, et tous les secrétaires de l'ost restaient toujours avec moi; de telle sorte qu'en nul temps, ni en aucune
heure, aucun de ceux qui étaient dans l'ost ne savait combien nous étions, excepté moi. Et je tenais écriture pour savoir pour combien de chevaux bardés et
pour combien de chevaux armés à la légère chacun prenait part, et il en était de même des hommes de pied; si bien que c'était d'après mon registre que se
réglaient les chevauchées. Et j'avais le cinquième du profit de toutes les courses, aussi bien courses de mer que chevauchées. Je tenais aussi le sceau de la
compagnie; car, aussitôt que le césar eut été tué et En Béranger d'Entença fait prisonnier, la Compagnie avait fait faire un grand sceau sur lequel était le
bienheureux saint Georges, et l'inscription portait: Sceau de l'ost des Francs qui règnent sur le royaume de Macédoine. Et ainsi Gallipoli fut toujours le
chef-lieu de cette compagnie, savoir, pendant sept ans que nous en fûmes les maîtres, après que le césar eut été tué, et durant cinq ans desquels nous y
vécûmes à bouche-que-veux-tu, mais sans jamais semer, planter ni labourer. Et lorsque toute la compagnie fut réunie dans cette ville, le sort tomba sur moi
pour rester à la garde de Gallipoli, des femmes, des enfants et de tout ce qui appartenait à la Compagnie. On me laissa deux cents hommes d'armes à pied et
vingt à cheval de ma compagnie, et il fut décidé qu'ils me donneraient le tiers du cinquième de ce qu'ils gagneraient, qu'un autre tiers serait partagé entre
ceux qui restaient avec moi, et que l'autre tiers serait pour En Rocafort.
CHAPITRE CCXXVI
Comment la Compagnie partit pour aller combattre les Alains; comment ils tuèrent Gircon leur chef, abattirent ses bannières et massacrèrent toute sa
troupe; et ce qui advint à un cavalier des Alains qui voulut délivrer sa femme des mains de notre Compagnie.
Et avec la grâce de Dieu l'ost résolut de sortir de Gallipoli; et toutefois il y avait bien douze journées de là jusqu'au lieu où étaient les Alains, sur les terres
du roi des Bulgares. Et si quelqu'un de vous me demande pourquoi ce cinquième de butin, on le partageait de manière que les deux cents hommes qui
devaient rester avec moi en eussent un tiers, je vous dis que cela fut ainsi fait, parce qu'autrement nous n'aurions trouvé personne qui voulût rester. Que
vous dirai-je? Pendant la nuit, de ceux qui devaient rester, il en partit tant qu'il ne demeura avec moi que cent trente-trois hommes de pied, soit hommes de
mer, soit almogavares, et sept chevaux bardés qui étaient de ma maison quant aux autres il me fallut bien leur donner congé par force, et ils, promirent de
partager par moitié tout le butin que Dieu leur accorderait avec ces sept chevaux bardés qui restaient avec moi. Et ainsi je restai mal accompagné
d'hommes, mais bien accompagné de femmes; car il resta très certainement plus de deux mille femmes, entre unes et autres, avec moi. L'ost s'en alla donc à
la bonne heure; et ils allèrent tant par leurs journées qu'ils entrèrent dans le royaume de Bulgarie en une belle plaine. Et là se trouvait Gircon, chef des
Alains, qui de ses mains avait tué le césar à Andrinople, et il avait avec lui jusqu'à trois mille hommes de cheval et six mille de pied. Et tous avec eux
avaient leurs femmes et leurs enfants; car les Alains vivent à la manière des Tartares, vont toujours avec tout leur avoir, et ne se logent jamais en cité, ville
ou lieu habité. Et quand les nôtres furent près d'eux, ils attendirent bien un jour sans les approcher de près, afin de se préparer et de se mettre bien en état
pour la bataille; car les Alains sont regardés comme la meilleure cavalerie qui soit dans le Levant. Quand ils se furent reposés un jour, ils vinrent le
lendemain camper près des Alains, à une lieue; puis ils se levèrent de grand matin, et dès l'aube du jour furent sur eux et férirent à travers leurs tentes. Les
Alains avaient été informés de notre approche; mais ils ne pensaient pas que nous fussions si près d'eux. Il y avait déjà cependant mille de leurs hommes à
cheval tout appareillés au combat.
Que vous dirai-je? La bataille fut forte et dura tout le jour; si bien qu'à l'heure de midi leur chef Gircon fut tué, sa tête coupée, ses bannières abattues, et que
bientôt tous les Alains se mirent en déroute. Que vous dirai-je? De tous les Alains, il n'en échappa pas, soit hommes à cheval, soit hommes de pied, plus de
trois cents; et ils voulurent ainsi mourir tous, tant leur cœur se brisait à la pensée de perdre leurs femmes et leurs enfants. Et je vous conterai ici ce qui
advint à un cavalier de ceux-là. Ce cavalier donc emmenait sa femme, et il était sur un bon cheval et sa femme sur un autre; mais trois hommes à cheval des
nôtres s'attachèrent à leur poursuite. Que vous dirai-je? Le cheval de la femme faiblissait, et lui, l'épée à la main, le hâtait devant lui en le frappant
vigoureusement. Enfin nos hommes à cheval atteignaient déjà le cavalier alain; et lui, qui se vit atteint et que sa femme allait être perdue pour lui, brocha de
l'éperon en avant d'elle; et la femme poussa un grand cri. Et lui se retournant à l'instant vers elle la serra dans ses bras, la baisa, et l'ayant bien tendrement
baisée, de son épée il lui donna une si ferme estocade sur le cou qu'il lui fit sauter la tête à l'instant. Cela fait, il se retourna contre nos cavaliers qui déjà
s'emparaient du cheval de la femme, et de son épée asséna un tel coup à l'un d'eux, nommé G. de Bellver, que le bras gauche lui partit de ce seul coup et
qu'il tomba mort à l'instant. A cette vue les deux autres cavaliers s'élancèrent sur lui et lui sur eux. L'un avait nom A. Miro; c'était un adalil qui était un bon
homme d'armes, et l'autre se nommait Béranger de Ventayola. Que vous dirai-je? Je vous déclare que jamais il ne voulut s'éloigner du corps de sa femme et
qu'il fallut le mettre tout en pièces. Voyez combien ce cavalier tint bon; car après avoir tué ce G. de Bellver il blessa grièvement les deux autres. Vous
voyez aussi qu'il mourut en bon chevalier, et que ce n'était que la grande douleur qui l'avait fait agir ainsi. Et ce fut de la même manière que moururent la
plus grande partie des Alains; car, ainsi que je vous l'ai déjà dit, il n'en échappa que trois cents hommes d'armes, et tous les autres périrent. Et les nôtres
prirent les femmes et les enfants, et tout ce qu'ils avaient bêtes et bestiaux;[8] et ils voulurent alors reconnaître combien eux-mêmes avaient perdu de
monde, entre leurs gens de pied et de cheval; et ils trouvèrent que c'était quarante-quatre hommes, et qu'ils avaient un grand nombre de blessés. Ainsi, avec
un boa butin, ils s'en retournèrent bien joyeux de la vengeance qu'ils avaient tirée de la mort du césar. Ils se mirent en route, et après avoir pris un bon repos
ils s'en revinrent à Gallipoli.
CHAPITRE CCXXVII
Où il raconte le traité que Ser Antoine Spinola fit avec l'empereur de Constantinople; et comment il défia la Compagnie de la part de toute la commune de
Gênes, et vint assiéger Gallipoli, où il fut tué, et tous les siens mis en déroute.
En ce moment je cesse de vous parler de nos compagnons qui s'en revinrent après tant de travaux et de fatigues, et je reviens à vous parler de nous autres
qui étions restés à Gallipoli, où nous n'eûmes pas moins de peines qu'eux; car, pendant que la Compagnie s'éloignait de Gallipoli pour marcher sur les
Alains, l'empereur fut informé de leur départ. Par hasard, à ce moment même arrivèrent à Constantinople dix-huit galères de Génois, dont était capitaine
Ser Antoine Spinola,[9] qui était venu de Gênes à Constantinople pour en ramener en Lombardie le plus jeune fils de l'empereur, qui devait être marquis de
Montferrat. Si bien que le dit Ser Antoine Spinola dit à l'empereur que, s'il voulait que son fils ledit marquis de Montferrat prît pour femme la fille de
messire Opicino Spinola, lui ferait la guerre pour l'empereur aux Francs de la Romanie. L'empereur lui dit que cet arrangement lui plaisait. Et là-dessus
ledit Ser Antoine s'en vint avec deux galères à Gallipoli et nous défia de la part de la commune de Gênes. Et son défi fut ainsi conçu: il nous mandait et
ordonnait, de la part de la commune de Gênes, que nous eussions à sortir de leur jardin (c'était l'empire de Constantinople qu'ils appelaient le Jardin de la
commune de Gênes), et que, si nous n'en sortions pas, il nous défiait au nom de la commune de Gênes et de tous les Génois du monde. Moi je lui répondis
que nous n'accepterions pas son défi; que nous savions bien que sa commune avait été et était amie de la maison d'Aragon et de Sicile et de Majorque; et
qu'ainsi il n'y avait pas de raison pour qu'il nous fit ce défi et pour que nous nous dussions le recevoir. Il fit faire une charte publique de tout ce qu'il avait
dit, et moi j'en fis faire une autre de ce que j'avais répondu au nom de la Compagnie. Et puis il revint une seconde fois avec le même défi; et moi je lui
répondis de la même manière, et ou en fit faire d'autres chartes publiques. Et puis il revint une troisième fois à la charge; et moi je lui répondis: qu'il disait
mal en signant de son nom de tels défis, car c'était de la part de Dieu et pour l'exaltation de la sainte foi catholique que j'étais venu en Romanie; qu'il cessât
donc de semblables défis, et que moi, au nom de notre Saint-Père le pape, de qui nous tenions notre bannière, comme il pouvait le voir, pour marcher
contre l'empereur et ses gens qui étaient des schismatiques et qui en grande trahison avaient tué nos chefs et nos frères au moment où ils venaient servir
avec nous contre les infidèles, je le sommais au contraire lui-même, au nom dudit Saint-Père, et du roi d'Aragon et du roi de Sicile, qu'ils nous prêtassent
aide pour accomplir notre vengeance et que, s'ils ne voulaient pas nous être en aide, au moins ils ne nous nuisissent pas; et que dans le cas contraire, s'il ne
voulait pas révoquer ses défis, je protestais au nom de Dieu et de la sainte foi catholique, que c'était sur sa tête à lui qui avait fait un tel défi, et sur la tête de
tous ceux qui l'avaient soutenu en cette affaire, que retomberait tout le sang qui coulerait de notre côté et du leur par suite de son défi, et que nous, nous en
serions sans péché et sans tache, et que Dieu et le monde pourraient voir comment nous avions été forcés de le recevoir et de nous défendre; et tout cela je
le fis rédiger en forme d'acte public. Lui toutefois persista dans ses défis.
Et il agissait ainsi, parce qu'il avait donné à entendre à l'empereur que, dès que leur commune nous aurait donné son défi, nous n'oserions point rester en
Romanie. Il connaissait mal le fond de notre cœur, car nous avions bien fermement pris à cœur la résolution de ne partir jamais, au grand jamais, avant
d'avoir accompli notre entière vengeance.
Il s'en retourna donc à Constantinople et dit à l'empereur ce qu'il avait fait, et ajouta qu'à l'instant même il allait lui livrer et le château, et moi, et nous autres
tous tant que nous étions. Il fit embarquer son monde à bord de ses dix-huit galères, et de sept de l'empereur, dont était amiral le génois André Morisco; et
ils prirent avec eux le fils de l'empereur, pour le conduire au marquisat de Montferrat. Et ils arrivèrent devant nous à Gallipoli, un samedi, avec leurs vingt-
cinq galères. Tout le jour et toute la nuit ils firent des échelles et autres machines pour attaquer Gallipoli, sachant bien que la Compagnie s'était éloignée de
nous, et que nous n'étions restés que fort peu d'hommes d'armes. Pendant qu'ils préparaient leurs batailles pour donner sur nous le lendemain, moi je
préparai ma défense durant toute la nuit. Et voici comment je disposai la défense: je fis revêtir d'armures toutes les femmes que nous avions avec nous, car
pour des armures nous n'en avions que trop; et je les fis placer sur les murailles; et à chaque partie des murailles je fis placer un marchand de Gallipoli, de
ces marchands Catalans que nous avions parmi nous, et lui donnai le commandement des femmes. Je fis placer dans toutes les rues des demi-tonneaux de
vin bien trempé, avec du vinaigre et beaucoup de pain, afin que mangeât et but qui voudrait, sachant bien que nos ennemis en dehors étaient si forts qu'ils
ne nous laisseraient pas le temps d'aller manger chez nous. J'ordonnai que chaque homme fût bien cuirassé, parce que je savais que les Génois allaient
toujours bien fournis de traits et qu'ils en feraient une grande consommation, car leur usage est de ne faire que tirer, et ils emploient plus de carreaux[10] en
une bataille que ne le feraient les Catalans en dix. Ainsi je revêtis chaque homme d'une bonne armure, et je fis laisser ouvertes toutes les portes des
barbacanes (car toutes les barbacanes étaient treillagées), afin que nous pussions accourir là où il serait le plus besoin. D'un autre côté, j'ordonnai que des
médecins se tinssent tout prêts à panser les gens aussitôt qu'ils seraient blessés, de telle sorte qu'ils pussent aussitôt retourner au combat. Et quand j'eus pris
toutes ces précautions et fixé à chacun l'endroit où il devait se tenir et ce qu'il aurait à faire, avec vingt hommes, j'allai et courus çà et là, partout où je
voyais qu'était le plus grand besoin. Cependant le jour arriva, et les galères vinrent prendre terre. Et avec un bon cheval que J'avais, moi troisième de
chevaliers bardés de cuirasses et de pourpoints de mailles, j'empêchai les matelots de prendre terre jusqu'à l'heure de tierce. Et à la fin, dix galères prirent
terre fort loin de nous; et au moment où elles prenaient terre, mon cheval s'abattit, et un mien écuyer s'approcha et me donna son cheval. Mais, pour tant
que je pusse me hâter, entre le cheval qui était à terre et moi nous reçûmes treize blessures. Toutefois, aussitôt que je fus monté sur l'autre cheval, je pris
mon écuyer en croupe; et ainsi je me retirai au château avec cinq blessures pour ma part, mais dont je me ressentis très peu, à l'exception d'une que j'avais
reçue tout le long du pied, d'un coup d'épée. Cette blessure ainsi que les autres, je les fis aussitôt panser, mais j'y perdis mon cheval. Dès que les gens des
galères virent que j'étais tombé, ils s'écrièrent: « Le capitaine est mort! Droit sur eux! Droit sur eux! » Alors ils prirent terre tous ensemble. Et ils avaient
fort bien ordonné leurs batailles, car de chaque galère il sortit une bannière avec la moitié de la chiourme. Ils le firent ainsi, pour que, si quelqu'un de ceux
qui allaient au combat avait faim ou soif, ou était blessé, ils pussent le renvoyer à la galère; de telle sorte que si c'était un arbalétrier, un autre arbalétrier
sortait pour le remplacer; et de même si c'était un lancier, il était remplacé par un lancier, et ainsi des autres; et de cette manière le nombre de ceux qui
combattaient ne pouvait diminuer, soit qu'ils allassent manger ou qu'ils s'éloignassent pour toute autre cause; et ils pouvaient livrer leur bataille de plein en
plein. Et ils débarquèrent ainsi ordonnés; et chacun d'eux se prépara à combattre avec leur chiourme; et ils se disposèrent à nous attaquer vigoureusement et
nous à nous défendre. Ils nous lançaient tant et tant de carreaux qu'ils empêchaient presque de voir le ciel; et ce jet dura jusqu'à nonne, tellement que tout le
château en était rempli. Que ne vous dirai-je pas? Tous ceux de nous qui nous aventurâmes au dehors, nous fûmes blessés; et un mien cuisinier qui était à la
cuisine à faire cuire des poules pour les blessés, fut atteint d'un trait qui lui arriva par la cheminée et qui lui pénétra bien de deux doigts dans les muscles.
Que vous dirai-je? La bataille fut vigoureuse; et nos femmes à l'aide de grosses pierres et de moellons que j'avais fait apporter sur les murailles, défendaient
si obstinément les barbacanes que c'était merveille. Et en vérité il y avait telle femme qui était blessée au visage de cinq coups de traits, et qui se défendait
encore comme si elle n'eût eu aucun mal. Et cette bataille dura jusqu'à l’heure de la matinée. Et quand arriva cette heure de la matinée, le capitaine, Ser
Antoine Spinola que je vous ai déjà nommé et qui avait fait les défis, s'écria: « O hommes sans cœur! Comment! Trois teigneux qui sont là dedans se
défendront contre nous! Vous êtes bien lâches! » Et alors avec quatre cents hommes de famille[11] qu'il avait avec lui, et qui étaient tons des meilleures
familles de Gênes, et il se disposa à sortir des galères. On vint à l'instant m'en avertir moi et les six autres cavaliers bardés que j'avais. Et quand nous fûmes
en bon arroi et bien appareillés, de telle sorte qu'il n'y manquât rien, je fis venir cent hommes, des meilleurs que nous avions dans le château. Je leur fis
quitter leurs armures, parce qu'il faisait grand chaud, car nous étions au milieu du mois de juillet, et d'ailleurs je m'étais aperçu que les traits avaient cessé et
que les ennemis n'en lançaient plus, car ils les avaient tous employés. Et en chemise et en braies, chacun armé d'un écu, la lance à la main, l'épée à la
ceinture, le poignard au côté, je leur ordonnai de se tenir prêts; et aussitôt que le capitaine Ser Antoine Spinola, avec tous ses braves et ses cinq bannières,
fut arrivé à la porte de fer du château et qu'ils eurent combattu vivement un certain espace de temps, tellement que la plupart d'entre eux en sortaient la
langue de soif et de chaleur, je me recommandai à Dieu et à madame sainte Marie, je fis ouvrir la porte, et avec les six chevaux bardés et mes hommes de
pied ainsi légèrement équipés, nous fondîmes sur les bannières, si rudement, que du premier choc nous en abattîmes quatre. Et quand ils virent que nous
ferions si vigoureusement, tant hommes de cheval qu'hommes de pied, ils lâchèrent pied, et nous ne vîmes bientôt plus que leurs épaules.[12]
Que vous dirai-je? Ser Antoine Spinola laissa sa tête là même où il avait fait les défis, et avec lui tous les gentilshommes qui étaient sortis à sa suite. Enfin
il y mourut bien certainement plus de six cents Génois. Et je vous dis que, sur les échelles mêmes de leurs galères, nos gens montaient confondus avec eux;
et en vérité, si nous eussions eu seulement cent hommes de troupes fraîches, de leurs galères nous en aurions retenu plus de quatre. Mais nous étions tous
ou blessés ou harassés; et nous les laissâmes aller à leur male heure. Ils n'étaient pas plutôt tous embarqués, et non pas sans qu'à leur embarquement il n'y
en eut un bon nombre qui tombèrent dans la mer et s'y noyèrent, que me parvint l'avis que, sur une colline voisine, il en était resté jusqu'à quarante; et nous
y courûmes; le chef de ces quarante était l'homme le plus vigoureux de Gênes nommé Antoine Boccanegra.
Que vous dirai-je? Tous ses compagnons périrent; et lui tenait en main une épée droite à deux tranchants, et en lançait de tels estocs que nul n'osait s'en
approcher. Moi, lui voyant faire de si grandes choses, j'ordonnai que qui que ce soit se gardât de le férir, et je lui dis de se rendre, et je l'en priai plusieurs
fois; mais jamais il n'en voulut rien faire. Alors j'ordonnai à un mien écuyer, qui était sur un cheval bardé, de brocher de l'éperon contre lui; et il le fit
volontiers; et il alla donner d'une telle force contre lui avec le poitrail de son cheval, qu'il l'abattit à terre; et à l'instant on fit de son corps plus de cent
pièces. Ainsi les galères des Génois mises en déroute s'enfuirent après avoir eu beaucoup de leurs gens tués et détruits, et retournèrent à Gênes avec le
marquis de Montferrat, et les galères de l'empereur retournèrent à Constantinople. Et chacun s'en alla fort maltraité; et nous, nous restâmes gais et satisfaits.
Le lendemain, nouvelle étant parvenue à la Compagnie que nous étions assiégés, ceux d'entre eux qui étaient bien montés se hâtèrent de pousser leurs
chevaux, si bien qu'en une nuit et un jour ils firent plus de trois journées, aussi le lendemain au soir il nous arriva plus de quatre-vingts hommes de cheval;
et au bout de deux jours toute l'ost arriva, et nous trouva moulus et blessés; et ils eurent grand regret de ne s'être pas trouvés là. Cependant nous nous
réjouîmes tous ensemble, et nous fîmes des processions pour rendre grâces à Dieu des victoires qu’il nous avait fait obtenir; et nos compagnons nous firent
large part de ce qu'ils avaient gagné; de sorte que, grâce à Dieu, nous fûmes tous plus que riches.
CHAPITRE CCXXVIII
Comment le Turc Isaac Méleck voulut se joindre à notre Compagnie avec quatre-vingts hommes à cheval; et comment notre dite Compagnie fut grossie de
dix-huit cents Turcs à cheval.
Pendant que tous ces faits se passaient, les Turcs que nous avions jetés hors de l'Anatolie, furent informés de la mort du césar et de la prise d'En Béranger
d'Entença. Ils apprirent les victoires que Dieu nous avait accordées et surent que nous étions peu nombreux; ils retournèrent donc en Anatolie et se
soumirent toutes les cités, villes et châteaux des Grecs, et ils les pressurèrent bien autrement que nous ne l'avions fait quand nous y étions allés. Voyez le
bien qui résulta des males œuvres de l'empereur, et de leurs trahisons envers nous! On en perdit toute l'Anatolie que nous avions délivrée, et ils eurent en
même temps et les Turcs et nous autres qui épuisâmes toute la Romanie; car, sauf les villes de Constantinople, Andrinople, Christopolis et Salonique, il n'y
eut cité, ni ville, qui ne fût mise par nous à feu et à sang, aussi bien que tout autre lieu, si ce n'est les forts placés dans les montagnes.
Si bien donc que, de la part des Turcs, nous vint à Gallipoli un chef nommé Isaac Méleck; et il demanda à parlementer et nous dit, que, si cela nous faisait
plaisir, il se rendrait dans Gallipoli pour parler avec nous. Je lui envoyai un lin armé, et il vint avec dix cavaliers qui étaient ses parents. Il déclara devant
En Rocafort, En Ferrand Ximénès et moi: qu'il était prêt, avec sa suite, et sa femme et ses enfants, à se rendre auprès de nous; qu'il nous ferait serment et
hommage d'être avec nous comme frère, lui et toute sa suite, et de nous être en aide contre tous les hommes du monde; qu'ils mettraient entre nos mains
leurs femmes et leurs enfants; qu'ils voulaient être en tout et partout à notre commandement comme les plus dévoués de" notre Compagnie, et qu'ils nous
remettraient la cinquième partie de leur butin. Sur cela nous nous mîmes en accord et conseil avec toute notre Compagnie; et tous tinrent pour bon que nous
les accueillissions. Nous accueillîmes donc cet Isaac Méleck, qui se réunit à nous avec huit cents hommes à cheval et deux mille hommes de pied. Et si
jamais gens furent soumis à leurs seigneurs, ce fut bien ces hommes-là envers nous. Et si jamais hommes furent loyaux et vrais, ce furent bien ceux-là de
tout temps envers nous. Et ils furent aussi fort bons hommes d'armes et en tout autre fait. Ils restèrent donc avec nous comme des frères, et toujours réunis
en corps séparé ils se tinrent près de nous.[13]
Après qu'ils se furent réunis à nous, il ne, resta plus à l'empereur que mille hommes à cheval de troupes turques, qui étaient soldés par lui; ils étaient
ordinairement au nombre de quatre mille à cheval; mais à la première bataille nous lui en avions tué bien trois mille, et ainsi il ne lui restait plus que ces
mille qui à leur tour vinrent se mettre en notre pouvoir avec leurs femmes et leurs enfants, comme avaient fait les autres Turcs; et ceux-ci furent en tous
temps comme les autres, bons, loyaux et dociles. De manière que nous accrûmes notre nombre de dix-huit cents Turcs à cheval, et que nous tuâmes ou
enlevâmes à l'empereur tous les stipendiés qu'il avait. Ainsi nous dominâmes tout le pays et chevauchâmes partout l'empire à notre fantaisie. Et quand les
Turcs et Turcopules allaient en chevauchées, ceux des nôtres qui le souhaitaient allaient avec eux; et ils traitaient les nôtres avec beaucoup d'honneurs, et ils
faisaient en sorte qu'ils revinssent toujours avec deux fois autant de butin qu'ils n'en avaient eux-mêmes. Enfin il n'advint jamais qu'entre eux et nous il y
eût aucune altercation.
CHAPITRE CCXXIX
Comment le seigneur roi En Alphonse d'Aragon fit sortit En Béranger d'Entença de sa prison; comment celui-ci alla vers le pape et vers le roi de France
pour leur demander aide; et comment, aide lui étant refusée, il passa à Gallipoli; et du différend qui s'éleva entre lui et En Rocafort.
Je vais cesser quelques instants à présent de vous parler de nous, et je vais vous entretenir d'En Béranger d'Entença, que les Génois avaient emmené à
Gênes. A la fin, le seigneur roi d'Aragon le tira de sa prison; et quand ce riche homme fut en liberté, il alla trouver le pape et le roi de France, afin de
négocier pour que la Compagnie obtînt secours d'eux. Et il aurait eu beau se donner de la peine, je ne pense pas que le pape et la maison de France eussent
jamais pu désirer que tous les infidèles du monde fussent conquis par le bras des hommes du seigneur roi d'Aragon. Aussi, sur ces demandes de secours,
l'un et l'autre répondirent-ils non, de la même manière que, quand le roi d'Aragon était à Alcoyll, le pape leur avait donné aussi un non. Vous pouvez vous
imaginer s'ils eussent pu vouloir que la maison d'Aragon allât toujours en avant, et par leur propre secours! Ainsi donc ce riche homme, voyant qu'il ne
pouvait obtenir de secours ni du pape ni du roi de France, retourna en Catalogne, et engagea et vendit une grande partie de ses terres; puis nolisa un navire
d'En P. Saolivela de Barcelone, y mit, entre hommes de parage et autres, mais tous gens de cœur, bien cinq cents hommes, et s'en alla en Romanie. Quand
il fut arrivé à Gallipoli, je le reçus fort honorablement, en homme que je devais regarder comme chef et supérieur; mais En Rocafort ne voulut point, lui, le
reconnaître pour chef et supérieur, et il prétendit que c'était lui-même qui était chef et devait être chef; et le débat fut grand entre eux. Et moi, ainsi que les
douze chefs du conseil de l'ost, nous les raccommodâmes de manière qu'ils fussent entre eux comme frères, et que, toutes les fois par exemple qu'En
Béranger d'Entença voudrait faire une chevauchée se parée, le suivrait qui voudrait; et de même pour
En Rocafort; et de même aussi pour En Ferrand Ximénès. Mais En Rocafort, en homme plein d'expérience, s'attacha tellement les almogavares que tous lui
faisaient comme une garde; et il en avait fait de même avec les Turcs et Turcopules, par la raison qu'ils étaient venus se joindre à nous au moment où En
Rocafort était le chef et le plus fameux de notre ost, de sorte que, de là en avant, ils ne connurent aucun seigneur en opposition à lui.
Pour traiter de cette paix et concorde entre eux, j'essuyai beaucoup de peines, de soucis et de périls, car il me fallait aller sans cesse des uns aux autres; et
pour cela j'avais à passer devant des forteresses ennemies qui nous faisaient frontière. Que vous dirai-je? En Rocafort, avec les Turcs et une grande partie
de l'Almogavarerie, alla mettre le siège devant la cité d'Aine, qui est bien à soixante milles de Gallipoli; et En Béranger d'Entença alla assiéger un château
nommé Mégarix, placé à égale distance entre Gallipoli et le lieu dont En Rocafort avait formé le siège; et En Ferrand Ximénès resta avec En Béranger
d'Entença, ainsi que tous les Aragonais qui se trouvaient dans l'ost et une partie des hommes de mer catalans; et chacun d'eux tenait son siège à part; tous
avaient leurs trébuchets pour battre les lieux qu'ils tenaient assiégés.[14]
CHAPITRE CCXXX
Comme le très haut seigneur infant En Ferrand de Majorque vint en Romanie, à Gallipoli, où était la Compagnie, avec certains accords au nom du seigneur
roi Frédéric de Sicile; comment il fut reçu, et comment on lui prêta serment comme chef et seigneur, excepté En Rocafort et ceux de sa compagnie, qui
voulaient être commandés par En Rocafort et non par le seigneur roi de Sicile.
Les choses étant ainsi, voici qu'arrive en Romanie le seigneur infant En Ferrand, fils du seigneur roi de Majorque, avec quatre galères;[15] et il venait de la
part du seigneur roi Frédéric de Sicile, qui l'envoyait avec cet arrangement convenu entre eux, savoir: que le seigneur infant ne pourrait prendre la
seigneurie de la Compagnie ni d'aucunes cités, villes, châteaux ou autres lieux, qu'au nom du seigneur roi de Sicile; que de plus il ne pourrait se marier en
Romanie sans la connaissance et l'aveu du seigneur roi de Sicile. Et des lettres explicatives de cet arrangement furent expédiées par le roi de Sicile à En
Rocafort, et d'autres semblables à moi;[16] et de toute l'ost il n'y eut nul autre qui le sut.
Ainsi le seigneur infant vint à Gallipoli, et apporta un diplôme écrit, adressé à En Béranger d'Entença, à En Ferrand Ximénès, à En Rocafort et à moi, de la
part du seigneur roi de Sicile, pour que nous reçussions le seigneur infant Ferrand pour chef et seigneur, comme si c'était lui-même. Un tel diplôme fut
également transmis au corps entier de la Compagnie. Je reconnus donc et fis reconnaître, par tous ceux qui étaient à Gallipoli, ledit seigneur infant comme
chef supérieur au nom dudit seigneur roi de Sicile, et je lui livrai mon hôtel en entier; et j'achetai pour lui cinquante chevaux et des attelages autant qu'il en
eut besoin, et des mules et mulets pour chevaucher selon ses besoins; et tout ce qui était nécessaire pour se mettre en route, je le lui donnai, ainsi que tous
autres harnais indispensables en voyage à un tel seigneur. J'envoyai aussitôt deux hommes à cheval à En Béranger d'Entença qui faisait le siège de Mégarix,
à trente milles de Gallipoli, et deux autres à En Rocafort, à la cité d'Aine,[17] qu'il tenait aussi assiégée, et qui était située à soixante milles de Gallipoli; et
deux autres à En Ferrand Ximénès, qui était à son château de Maditos, à vingt-quatre milles de Gallipoli. Aussitôt En Béranger d'Entença arriva à Gallipoli
avec sa compagnie et laissa le siège; et il reconnut, lui et tous ceux qui étaient avec lui, le seigneur infant pour chef et pour seigneur au nom du seigneur roi
de Sicile. Et de même vint à Gallipoli En Ferrand Ximénès d'Arénos avec toute sa compagnie, et il reconnut le seigneur infant pour chef et seigneur au nom
du seigneur roi de Sicile. Et ainsi, nous autres tous, nous obéîmes aux ordres du seigneur roi de Sicile, et reconnûmes ledit seigneur infant pour chef,
commandant et seigneur. Et nous eûmes tous grande joie et grande satisfaction de son arrivée, et regardâmes notre cause comme gagnée, puisque Dieu
nous avait envoyé ledit seigneur infant, qui était de la droite lignée d'Aragon, étant fils du seigneur roi de Majorque, et de sa personne l'un des quatre
chevaliers du monde les meilleurs, les plus expérimentés et les plus disposés à maintenir droite justice. Et par maintes raisons un tel seigneur nous arrivait
fort à propos. Et quand nous eûmes prêté tous serment audit seigneur infant, nous reçûmes un message d'En Rocafort qui nous faisait dire: qu'il ne pouvait
abandonner le siège auquel il était occupé, mais qu'il suppliait ledit seigneur infant de vouloir bien se rendre en ce lieu, car toute sa compagnie avait grande
joie de son arrivée. Le seigneur infant prit conseil là-dessus, et tous nous lui conseillâmes d'y aller, et lui promîmes de l'y suivre, à l'exception d'En
Béranger d'Entença et d'En Ferrand Ximénès qui resteraient à Gallipoli, parce que l'un et l'autre étaient mal avec En Rocafort; mais en assurant qu'aussitôt
que le seigneur infant aurait eu son entrevue avec En Rocafort et sa compagnie, ils iraient le joindre.
Ainsi donc ledit seigneur infant, avec moi et toute la Compagnie qui était à Gallipoli, sauf un très petit nombre qui restèrent avec ces deux riches hommes,
nous allâmes là où était En Rocafort, c'est-à-dire là où il tenait le siège. Et quand ceux-ci surent que le seigneur infant venait, ils le reçurent avec de grands
honneurs, et en eurent grande joie et satisfaction.
Lorsqu'il eut demeuré deux jours avec eux en grands festoiements, il remit à la Compagnie les diplômes dont il était porteur. En Rocafort, qui seul savait
l'accord qui existait entre le seigneur roi de Sicile et le seigneur infant, pensa bien que, ce seigneur étant issu de si haut lignage et étant si loyal et si franc de
cœur, il ne voudrait pour rien au monde manquer à l'accord qu'il avait fait avec le roi de Sicile. Il songea donc à son avantage et non à celui de la
Compagnie en général; et il se dit à lui-même: « Si ce seigneur reste ici pour chef et seigneur, tu es perdu; car voici qu'En Béranger d'Entença et En Ferrand
Ximénès l'ont reçu avant toi; et l'un et l'autre sont nobles; et toujours, et dans les conseils comme en toutes autres affaires, l'infant les honorera plus qu'il ne
fera de toi; et ils te veulent mal de mort, et ils te pourchasseront tout le dommage qu'ils pourront de sa part. Et aujourd'hui tu es chef et seigneur de cette ost,
et tu as sous toi la majeure partie des Francs, soit à cheval, soit à pied, parmi ceux qui se trouvent en Romanie; d'un autre côté tu as les Turcs et Turcopules,
qui ne reconnaissent autre seigneur que toi. Et étant seigneur comme tu l'es, comment pourrais-tu te mettre en situation de revenir à n'être plus rien? Il est
donc nécessaire que tu trouves voie pour empêcher que ce seigneur ne reste ici. Mais en cela il te faudra agir avec grande habileté; car tous ici ont grande
joie de son arrivée, et tous le veulent pour chef et commandant. Or donc, que feras-tu? Tu n'as qu'une voie à prendre; c'est de faire en sorte, sous
l'apparence de tout bien, qu'il ne demeure point ici. »
Et vous allez entendre quelle tournure il prit; et je ne crois pas que jamais il y ait eu personne qui prît aussi secrètement une résolution qu'il le fit. Le
seigneur infant, en homme qui avait en lui toute confiance, lui raconta tout son fait et lui dit de réunir le conseil général, attendu qu'il voulait communiquer
à la Compagnie les diplômes qu'il apportait de la part du seigneur roi de Sicile. Quant à ceux qui étaient adressés à En Rocafort, il les lui avait déjà remis.
En Rocafort lui répondit que le lendemain même il réunirait le conseil général.
Dans l'intervalle, En Rocafort réunit séparément près de lui tous les chefs des compagnies, tant de cheval que de pied, et leur dit: « Prud'hommes, le
seigneur infant veut que demain nous assemblions le conseil, parce qu'il désire vous remettre les chartes qu'il vous apporte de la part du seigneur roi de
Sicile, et il veut vous dire de sa propre bouche pourquoi il est venu ici. Imposez-vous par bienséance à vous-mêmes et imposez à vos compagnies de bien
l'écouter. Et quand il aura cessé de parler, que personne ne lui réponde, mais moi je lui répondrai en votre nom: que vous avez bien entendu les chartes et
ses bonnes paroles, et qu'il peut retourner à son logement, et que nous autres nous aurons conseil sur ce qu'il a déclaré devant nous. "
Le seigneur infant alla donc au conseil, et tous s'y trouvèrent; et il remit ses diplômes, et il dit de bonnes et sages paroles à la Compagnie, Et ils lui
répondirent ce qu'En Rocafort leur avait ordonné, c'est-à-dire qu'ils allaient se mettre d'accord. Le seigneur infant se retira, et le conseil resta en place.
Que vous dirai-je? En Rocafort leur dit: Barons, cette affaire ne peut être traitée par tous; faisons choix de cinquante prud'hommes qui conviendront de la
réponse à faire; et, après qu'ils seront tombés d'accord, ils vous la communiqueront à tous, pour savoir si elle vous semble bonne; si vous la trouvez telle ils
la feront, et s'il faut la modifier on le fera. » Tous approuvèrent ce qu'En Rocafort avait dit; et avant de se séparer ils élurent leurs cinquante; et, quand ces
cinquante furent élus, ils se jurèrent le secret. Après quoi En Rocafort leur dit: « Barons, Dieu nous a témoigné un grand amour en nous envoyant un tel
seigneur. Et le monde n'avait rien qui tant pût nous valoir, car celui-ci est de la droite lignée de la maison d'Aragon, et c'est un des meilleurs chevaliers qui
soient au monde et qui aiment le plus justice et vérité; je suis donc d'avis que nous le reconnaissions en tout et pour tout comme seigneur. Il nous a dit de le
recevoir au nom du seigneur roi de Sicile; gardons-nous en bien, car mieux nous vaut que celui-ci soit notre seigneur que non pas le seigneur roi de Sicile;
car n'ayant ni terre ni royaume, il sera toujours avec nous et nous avec lui. Quant au roi de Sicile, vous savez déjà quel guerdon il nous a rendu des services
que nous lui avons faits, et nous et nos pères; lorsqu'il eut obtenu la paix, il nous jeta hors de Sicile avec un quintal de pain par homme. Et c'est là ce que
nous devons tous avoir présent à la mémoire, et ce qui doit nous faire répondre tout clairement au seigneur infant: que pour rien au monde nous ne le
recevrons au nom du roi Frédéric, mais que nous sommes prêts à le recevoir en son propre nom, comme étant le petit-fils de notre seigneur naturel,[18] et
que nous nous en tenons pour fort honorés, et que nous sommes tout prêts à lui faire foi et hommage. Il nous en saura grand gré, et nous lui aurons rendu ce
que nous lui devons. Nous donnerons ainsi à connaître au roi de Sicile, que nous n'avons point oublié sa conduite envers nous aussitôt qu'il eut obtenu la
paix. » Pour fin décompte, tous répondirent qu'il avait bien dit; mais nul d'entre eux, excepté En Rocafort, ne savait les conventions qui existaient entre le
seigneur roi Frédéric et le seigneur infant. Pour lui, il n'ignorait pas qu'elles étaient si fortes entre eux que, sous aucun prétexte, l'infant dans son voyage ne
pouvait recevoir en son propre nom seigneurie de cité, ville ou château, ni seigneurie de rien en un mot. Et si la Compagnie l'eût su, elle ne l'eût
certainement pas laissé partir, et l'aurait au contraire bien volontiers reçu au nom du seigneur roi de Sicile. Mais En Rocafort leur disait: « Barons, s'il vous
dit non, et que pour rien au monde il n'acceptera votre seigneurie en son nom, ne vous en inquiétez pas; bien certainement à la fin il la prendra pour lui. »
Que vous dirai-je? Tout ainsi que les cinquante en étaient convenus entre eux, ils soumirent leur avis à toute la communauté réunie en conseil, et
racontèrent au long tout ce qui vient de se dire; mais ce ne fut pas En Rocafort qui prit la parole; ce furent deux des cinquante, désignés à cet effet, qui
parlèrent au nom de tous; et la Compagnie s'écria: « Bien dit î bien dit! » La réponse fut donc ainsi faite au seigneur infant. Et lorsque le seigneur infant
l'eut reçue, il lui sembla d'abord que c'était seulement pour lui faire honneur qu'ils s'étaient exprimés ainsi.
Que vous dirai-je? Ils le tinrent pendant quinze jours en pourparlers sur ce sujet. Et quand le seigneur infant vit qu'ils tenaient bon dans leur première
intention, il leur répondit: qu'ils eussent à regarder comme bien certain que, si ce n'était pas au nom du seigneur roi de Sicile qu'ils consentaient à le
recevoir, il s'en retournerait en Sicile. Après cette réponse faite, le seigneur infant voulut prendre congé; mais En Rocafort et toute sa compagnie le prièrent
de ne point se séparer d'eux jusqu'à ce qu'ils fussent au royaume de Salonique, lui disant que jusque-là ils le regarderaient comme leur seigneur, et que,
pendant ce temps, il pourrait prendre ses arrangements, et qu'eux pourraient en faire autant, et que, sous le bon plaisir de Dieu, il ramènerait entre eux tous
la concorde. Et alors on lui fit part de la désunion qui existait entre En Rocafort, En Béranger d'Entença et En Ferrand Ximénès, et on le pria de vouloir
bien y porter remède; et il répondit qu'il le ferait avec plaisir.
CHAPITRE CCXXXI
Comment ledit seigneur infant et la Compagnie partirent du royaume de Macédoine, abandonnèrent Gallipoli et le château de Maditos, y mirent le feu et
s'en allèrent au royaume de Salonique, pour guerroyer.
Il est vrai que nous avions séjourné au cap de Gallipoli et dans cette contrée pendant sept ans, depuis la mort du césar. Nous y avions vécu pendant cinq ans
à bouche-que-veux-tu, et en même temps nous avions dévasté toute la contrée, à dix journées à la ronde, et nous avions détruit tous les habitants, si bien
qu'on ne pouvait plus rien y recueillir. Il nous fallait donc forcément abandonner ce pays-là; et cela était une chose convenue par En Rocafort et ceux qui
étaient avec lui, tant chrétiens que Turcs et Turcopules. Tel était aussi l'avis d'En Béranger d'Entença, d'En Ferrand Ximénès et de tous les leurs, aussi bien
que le mien et celui des hommes qui étaient avec moi à Gallipoli; mais nous n'osions bouger, de crainte que de nouvelles rixes ne vinssent nous mettre aux
prises les uns avec les autres, con me nous avions en effet toute raison de le craindre. Ainsi donc le seigneur infant parla à chacun en particulier, et il fut
convenu: que tous ensemble nous abandonnerions ce pays, et que moi, sur les vingt-quatre lins que nous avions (parmi lesquels se trouvaient quatre
galères, et les autres étaient des lins armés), j'embarquerais tous les hommes de mer, toutes les femmes et tous les enfants, et que je m'en irais avec eux tous
par mer jusqu'à la ville de Christopolis, qui est à l'entrée du royaume de Salonique, et qu'avant de partir je démolirais et incendierais le château de Gallipoli,
le château de Maditos et tous les lieux dont nous étions les maîtres. Ainsi je pris congé d'eux et m'en vins à Gallipoli; j'exécutai les ordres que j'avais reçus,
et avec trente-six voiles, entre galères, lins armés, barques armées et barques de rivière, je sortis de la Bouche-d'Avie et fis route vers Christopolis.
CHAPITRE CCXXXII
Comment la Compagnie se mit en marche pour aller au royaume de Salonique, et comment, étant à deux journées de Christopolis, une querelle s'éleva
parmi ceux de la Compagnie, où Béranger d'Entença fut tué par les gens de la compagnie d'En Rocafort.
Lorsque l'infant et toute la Compagnie eurent reçu la nouvelle que j'avais brûlé et démantelé toutes les places et châteaux et que j'étais sorti sans accident de
la Bouche-d'Avie, ils donnèrent de leur côté l'ordre du départ. Et les dispositions prises par le seigneur infant furent telles: En Rocafort et ceux qui étaient
avec lui, ainsi que les Turcs et Turcopules, devaient devancer d'un jour le reste de l'ost, de sorte que, là où ils coucheraient une nuit, le lendemain le
seigneur infant, avec En Béranger d'Entença et En Ferrand Ximénès, et toute leurs compagnies, y coucheraient; de telle sorte que toujours ils étaient à une
journée de distance les uns des autres. Et ils marchèrent ainsi à petites journées et en fort bon ordre. Et lorsqu'ils furent à deux journées de Christopolis le
diable, qui ne fait jamais que du mal, arrangea tellement les choses que l'ost d'En Béranger d'Entença se leva de fort grand matin, à cause der extrême
chaleur qu'il faisait. Et précisément ce jour-là les gens d'En Rocafort ne s'étaient levée qu'au grand jour, par la raison qu'ils avaient lassé la nuit dans une
plaine tonte parsemée de jardins dans lesquels abondaient tous les excellents fruits qui mûrissent à cette saison de l'année, et toute arrosée de belles eaux, et
aussi fort bien fournie de bons vins qu'ils allaient chercher dans toutes les maisons.
Or donc, trouvant leur gîte excellent, ils avaient retardé le plus possible leur départ. Les autres avaient eu une chance toute contraire, ce qui les avait fait
lever de très grand malin; de sorte que l'avant-garde de l'ost du seigneur infant atteignit l'arrière-garde de l'ost d'En Rocafort. Et dès que ceux d'En Rocafort
les aperçurent, une voix du diable s'éleva parmi eux, qui cria: « Aux armes! Aux armes! Voici la compagnie d'En Béranger d'Entença et d'En Ferrand
Ximénès qui vient pour nous tuer. » Ce cri passa de file en file jusqu'à l'avant-garde. En Rocafort fit barder les chevaux et tous se tinrent appareillés, Turcs
et Turcopules. Que vous dirai-je? Le bruit en vint au seigneur infant, à En Béranger d'Entença et à En Ferrand Ximénès. Aussitôt En Béranger d'Entença
sauta sur son cheval, vêtu de sa robe et sans aucune armure qu'une épée à la ceinture et un épieu de chasse en main, et ne pensant qu'à contenir et corriger
les siens et à les faire revenir en arrière. Et il allait les contenant comme il pouvait, car il ignorait la cause de ce tumulte; et il les contenait en riche homme
expérimenté et en bon chevalier. Et voilà qu'arrive sur un cheval bardé de tout point En Gilbert de Rocafort, frère plus jeune d'En Béranger de Rocafort,
puis En Dalmas Saint-Martin, leur oncle, aussi sur son cheval tout bardé; et de front ils s'avancent sur En Béranger d'Entença qui était à contenir ses gens,
et eux croyaient qu'il les excitât. Et tous deux de front arrivent sur lui; et En Béranger d'Entença s'écrie: « Qu'est-ce que cela? » Et tous les deux le frappent
à la fois, et le trouvant désarmé, lui passent leur lance de part en part au travers du corps, et si bien qu'ils le tuèrent. Et ce fut grand dommage et grand
malheur qu'ils le tuassent ainsi au moment où il faisait bien. Et dès qu'ils l'eurent tué, ils allèrent à la recherche des autres et particulièrement d'En Ferrand
Ximénès.
En Ferrand Ximénès, en brave et expérimenté chevalier, était aussi sorti à ce bruit tout dépouillé d'armures, et il était monté à cheval, et il s'en allait
cherchant à les contenir. Mais lorsqu'il vit que les gens d'En Rocafort avaient tué En Béranger d'Entença, sachant aussi qu'avec eux se trouvaient les Turcs
et Turcopules qui faisaient tout ce qu'on leur commandait, et qu'il vit qu'on tuait tout, il se réfugia avec trente hommes à cheval en un château qui
appartenait à l'empereur. Voyez à quel péril il s'exposait en allant, ainsi forcé, se mettre au pouvoir de ses ennemis! Ceux-ci, qui étaient témoins de cette
rixe le reçurent volontiers. Que vous dirai-je? Ils allèrent ainsi férant et tuant, jusqu'au lieu où se trouvaient la bannière du seigneur infant et sa compagnie.
Et le seigneur infant s'en vint tout armé sur son cheval et la masse d'armes en main, et s'en alla cherchant aussi à les contenir comme il pouvait. Et dès
qu'En Rocafort et sa compagnie le virent, ils se rangèrent autour de lui, afin que nul ne pût lui faire aucun mal, ni Turcs, ni Turcopules.
Que vous dirai-je? Du moment où le seigneur infant fut avec eux le conflit s'arrêta; mais il eut beau s'arrêter, il n'y en avait pas moins cette journée bon
nombre des nôtres de tués, c'est-à-dire de la compagnie d'En Béranger d'Entença et d'En Ferrand Ximénès, plus de cent cinquante hommes de cheval et cinq
cents de pied.[19] Voyez si ce ne fut pas belle œuvre du diable! Car si ce pays eût été peuplé de gens qui vinssent en bataille à ce moment contre eux, ils
auraient tué et ceux-là et ceux même qui restaient.
Lorsque le seigneur infant fut arrivé au lieu où En Béranger d'Entença gisait mort, il descendit de cheval, commença à faire grand deuil et le baisa à plus de
dix reprises; et tous ceux de l'armée en firent autant. En Rocafort lui-même s'en montra très affligé et versa des larmes, ainsi que son frère et son oncle qui
l'avaient tué. Et lorsque le seigneur infant les accusa de ce meurtre, ils s'excusèrent en disant qu'ils ne l'avaient point reconnu. Ils eurent grand tort, et ce fut
un grand péché que le meurtre de ce riche homme et celui de tous les autres. Le seigneur infant fit séjourner l'ost en ce lieu pendant trois jours; et le corps
dudit En Béranger d'Entença fut enseveli dans l'église d'un ermitage de Saint-Nicolas qui se trouvait en ce lieu. On lui fit chanter des messes, et il fut placé
dans un beau monument auprès de l'autel. Dieu veuille avoir son âme! Car ce fut un vrai martyr, puisque pour empêcher que mal ne se fit, il reçut la mort.
Tout ceci terminé, l'infant apprit qu'En Ferrand Ximénès était en ce château avec ceux qui l'avaient suivi, et qu'après lui, environ soixante-dix autres s'y
étaient rendus, de telle sorte qu'il y avait bien certainement dans ce château cent vaillants hommes d'armes de l'ost. L'infant lui envoya dire de revenir
auprès de lui; mais En Ferrand Ximénès lui fit dire: qu'il le priait de l'excuser, et qu'il n'était pas en son pouvoir de le faire; car une fois qu'il avait pris
refuge dans le château, son devoir était de paraître devant l'empereur avec toute sa compagnie[20]; et le seigneur infant le tint pour excusé, lui et tous ceux
qui étaient avec lui. A ce moment les quatre galères du seigneur infant, dont étaient capitaines En Dalmas Serran, chevalier, et En Jacques Des-Palau, de
Barcelone, arrivaient au lieu même où se trouvait l'ost. Le seigneur infant me les avait envoyée, avec ordre de m'accompagner; mais elles ne voulurent pas
se hasarder à pénétrer dans la Bouche-d'Avie, par crainte des galères des Génois; et ainsi, sans moi, elles se rendirent au lieu ou elles savaient que se
trouvait l'ost.
CHAPITRE CCXXXIII
Comment En Rocafort fit persister sa compagnie dans la résolution de ne reconnaître d'aucune manière le seigneur infant En Ferrand, au nom du seigneur
roi Frédéric de Sicile, mais seulement en son propre nom, sur quoi le seigneur infant se sépara de la Compagnie et s'en retourna en Sicile, et avec lui moi,
En Ramon Muntaner.
Quand le seigneur infant vit ses galères, il en éprouva grande joie. Il pût assembler le conseil général et leur demanda à quoi ils s'étaient accordés, à savoir
s'ils voulaient le recevoir comme seigneur au nom du seigneur roi de Sicile, parce que dans ce cas il demeurerait parmi eux, mais que, dans le cas contraire,
il ne resterait point. En Rocafort, qui se tenait pour beaucoup plus grand par la mort d'En Béranger d'Entença et l'absence d'En Ferrand Ximénès, fit
persister la Compagnie dans la résolution de ne recevoir d'aucune manière le seigneur infant au nom du seigneur roi de Sicile, mais bien en son propre nom.
Là-dessus le seigneur infant prit congé d'eux, s'embarqua sur ses galères, et s'en vint dans une île qui a pour nom Tassos, voisine de six milles de ce lieu.
[21]
Le hasard fit, que ce même jour, j’arrivai avec toute ma compagnie dans cette île, ne sachant aucunes nouvelles de l'ost. Là je trouvai le seigneur infant, qui
eut grand plaisir à me voir. Il me raconta tout ce qui s'était passé, ce dont je fus très mécontent et très affligé, ainsi que tous ceux qui étaient avec moi; et le
seigneur infant me requit, au nom du seigneur roi de Sicile et en son nom, de ne point me séparer de lui. Et je lui répondis: que j'étais tout prêt à lui obéir
entièrement, comme à celui que je regardais comme mon seigneur; mais je le priai de m'attendre dans l'île de Tassos, jusqu'à ce que, avec tous ceux que
j'emmenais avec moi, je me fusse rendu près de la Compagnie; et il me répondit qu'il le trouvait bon. Et aussitôt, avec les trente-six voiles, je m'en allai vers
la Compagnie, que je trouvai à une journée de Christopolis. Et lorsque je fus arrivé, avant de prendre terre, je fis donner par En Rocafort des sauf-conduits
en règle pour tous hommes, femmes, enfants, en un mot pour tout ce qui appartenait à En Béranger d'Entença ou à sa compagnie, et j'en fis autant pour tout
ce qui concernait En Ferrand Ximénès; puis je débarquai. Et tous ceux ou celles qui voulurent aller là où était En Ferrand Ximénès y allèrent; et je les fis
accompagner par cent hommes à cheval des Turcs et autant de Turcopules, et cinquante cavaliers chrétiens; et je leur fis prêter des chariots pour porter
leurs effets. Ceux qui voulurent rester avec l'ost y restèrent; et ceux qui ne voulurent pas y rester, je leur donnai des barques pour les transporter en sûreté à
Nègrepont.
Après avoir donné ordre à tout cela et retenu à cet effet l'ost pendant deux jours dans ce lieu, je fis réunir le conseil général; je leur reprochai avec fermeté
tout ce qui s'était passé, et les forçai de rappeler à leur souvenir tout ce qu'ils devaient au riche homme qu'ils avaient tué, aussi bien qu'à En Ferrand
Ximénès, qui avait, par amour pour eux, quitté le duc d'Athènes, de qui il était traité avec grand honneur; et en présence de tous je leur rendis le sceau de la
communauté dont j'étais le gardien, ainsi que tous les registres, et leur laissai aussi tous les secrétaires de l'ost, et je pris congé d'eux tous. Alors ils me
prièrent de ne pas les quitter, et surtout les Turcs et Turcopules, qui vinrent à moi en pleurant et me conjurant de ne pas les abandonner, car ils me
regardaient comme un père; et la vérité est qu'ils ne m'appelaient jamais que le Ata, qui en langue turque signifie père. Et je dirai aussi qu'en vérité je leur
portais moi-même plus d'affection qu'à aucuns, car c'était sous mon autorité qu'ils avaient été placés à leur entrée, et ils avaient toujours eu plus de
confiance en moi qu'en aucun autre de l'ost des chrétiens. Je leur répondis: que pour rien au monde je ne consentirais à rester, ne pouvant faillir dans ma foi
au seigneur infant, qui était mon seigneur.
Si bien qu'enfin je pris congé de chacun; et avec un lin armé de soixante-dix rames qui m'appartenait, et deux barques armées, je me séparai d'eux et m'en
vins à Tassos, où je trouvai le seigneur infant qui m'attendait.
Et quand je me fus éloigné de l'ost, la Compagnie passa, non sans beaucoup de peine, le pas de Christopolis, et puis par ses journées elle arriva à un cap
nommé Cassandria, qui est un promontoire à cent vingt milles de la ville de Salonique.[22] Ils campèrent à l'entrée de ce cap, et de là ils faisaient des
incursions jusqu'à la ville de Salonique et par tout le pays, car ils trouvèrent que c'était une contrée toute neuve à exploiter. Ils résolurent donc d'épuiser ce
pays comme ils avaient fait des cantons de Gallipoli, de Constantinople et d'Andrinople.
Je cesserai de vous parler ici de la Compagnie, et je veux vous narrer une belle aventure qui m'advint à Gallipoli; car voici le moment venu de la raconter.
CHAPITRE CCXXXIV
Comment Ser Ticino Zaccaria vint à Gallipoli me prier, moi, Ramon Muntaner, de lui donner aide pour aller de compagnie ravager le château et la ville de
Phocée, où se trouvaient trois reliques que monseigneur saint Jean laissa sur l'autel quand il se renferma dans le tombeau à Ephèse.
Il est vérité qu'avant que le seigneur infant arrivât à Gallipoli, il s'y présenta un prud'homme génois, nommé Ser Ticino Zaccaria, qui était neveu de messire
Benoît Zaccaria.[23] Ml s'en vint avec un lin armé de quatre-vingts rames, armé au complet. Quand il fut à Gallipoli, il demanda sauf-conduit et dit qu'il
voulait avoir un entretien avec moi. Je lui donnai sauf-conduit, et il me dit: « Capitaine, vous saurez que j'ai tenu pendant cinq ans le château de Phocée, au
nom de mon oncle messin; Benoît Zaccaria. A présent messire Benoît est mort, et son frère à qui il a légué le château et qui est aussi mon oncle, est venu
pour prendre possession de Phocée accompagné de quatre galères, et m'a demandé de lui rendre mes comptes. Moi je lui ai rendu mes comptes; mais sur ce
compte nous ne nous sommes pas fort bien entendus. Si bien que j'ai appris que maintenant il revient avec quatre autres galères, et qu'il veut s'emparer de
ma personne, et placer un autre capitaine à Phocée. Et j'ai reçu une lettre de son fils, qui me dit: que pour rien au monde je ne l'attende, car bien
certainement, s'il peut me prendre, il m'emmènera à Gênes. Voilà pourquoi je suis venu auprès de vous, tout prêt, ainsi que tous ceux qui m'ont
accompagné, à vous faire foi et hommage, afin d'être admis dans votre compagnie. »
Et moi qui savais que c'était un homme notable, et qui le vis si plein de prévoyance et de courage, je le reçus et lui donnai un logement bon et convenable,
et le fis inscrire pour dix chevaux armés sur le registre de l'ost de notre compagnie, car j'avais ce pouvoir sur toute la compagnie; et nul autre que moi ne le
possédait. Et quand il fut inscrit dans notre compagnie il m'engagea à faire armer une galère que j'avais au port, ainsi que deux lins, et à lui donner des
compagnons, et m'assura qu'il agirait de manière que lui s'emparerait du château de Phocée et que nous nous y gagnerions les plus beaux trésors du monde.
Je fis donc aussitôt armer la galère et son lin, puis deux autres lins armés et une barque armée. Ainsi il eut en tout cinq lins, et nous y fîmes monter toute sa
compagnie, composée de bien cinquante hommes tous braves et adroits, et j'y mis pour capitaine un mien cousin germain, nommé Jean Muntaner, auquel je
donnai pouvoir de tout faire comme je le ferais par moi-même; et dans tout ce qu'il ferait, il devait toujours s'entendre avec ledit Ticino Zaccaria et avec
quatre autres prud'hommes catalans que je lui assignai pour conseillers; et ils partirent ainsi de Gallipoli le lendemain de la fête des Rameaux.
Que vous dirai-je? Ledit Ticino Zaccaria fit ainsi: il disposa les choses de manière qu'ils arrivassent au château de Phocée la nuit de la fête de Pâques, et à
l'heure des matines, ils dressèrent contre le mur les échelles qu'ils portaient toute préparées; car il savait précisément combien ces murs avaient de hauteur,
sans plus ni moins. Que vous dirai-je? avant d'avoir été entendu du château, il avait fait escalader nos hommes par un tel lieu, que trente hommes des siens
et cinquante des nôtres étaient arrivés sur la muraille bien armés et bien appareillés. Au moment où ceux-ci étaient déjà parvenus en haut, le jour parut. Lui,
pendant ce temps, avec tout le reste de la compagnie, alla frapper à grands coups de haches aux portes. A peine ceux qui étaient dedans eurent-ils entendu
le bruit qu'ils coururent aux armes; mais les nôtres brisèrent les portes et massacrèrent tous ceux qui étaient sur les murailles aussi bien que ceux qu'ils
trouvèrent dans les tours. Que vous dirai-je? Ils tuèrent bien cent cinquante personnes et firent tous les autres prisonniers, et il y avait bien là-dedans cinq
cents combattants. Quand ils se furent emparés du château, ils firent une sortie contre la ville occupée par les Grecs, qui étaient bien au nombre de trois
mille personnes et s'occupaient à la fabrique de l'alun, qui se fait dans ce lieu. Ils saccagèrent toute la ville et pillèrent et ravagèrent tout, comme bon leur
sembla. Que vous dirai-je? Le butin qu'ils firent fut immense, et dans ce butin se trouvèrent les trois reliques du bienheureux saint Jean l'évangéliste, qu'il
avait laissées sur l'autel d'Ephèse, en se renfermant dans le tombeau. Et quand les Turcs s'étaient emparés de ce lieu d'Ephèse, ils en avaient apporté ces
trois reliques et les avaient mises en gage à Phocée pour avoir du blé.
Les trois reliques étaient celles-ci: la première un morceau de la vraie croix que monseigneur saint Jean évangéliste enleva, de sa propre main, de la vraie
croix et de la place même où Jésus-Christ avait appuyé sa précieuse tête; et ce morceau de la vraie croix était richement enchâssé dans de l'or et entouré de
pierres précieuses d'une valeur immense. Vous auriez peine à me croire si je vous racontais toutes les choses précieuses qui l'enchâssaient; et le tout était
suspendu à une chaînette d'or que monseigneur saint Jean portait toujours à son cou. L'autre relique était une chemise très précieuse et sans aucune couture,
que madame sainte Marie fit de ses mains bénites et qu'elle lui donna; et c'était toujours cette chemise que portait monseigneur saint Jean quand il disait sa
messe. La troisième relique était un livre qui s'appelle l’Apocalypse, qui était écrit en lettres d'or de la propre main du bienheureux monseigneur saint Jean;
et sur les couvertures il y avait aussi une grande multitude de pierres précieuses.
Et ainsi, entre autres choses, ils gagnèrent ces trois reliques; et ils les gagnèrent parce que Ser Ticino Zaccaria savait d'avance où elles étaient. Et avec un
grand butin ils retournèrent à Gallipoli, où ils partagèrent tout ce qu'ils avaient gagné. Nous tirâmes au sort les reliques: la vraie croix m'échut en partage, et
à Ser Ticino la chemise et le livre; et le reste fut partagé comme il devait l'être.
Vous voyez comme il nous en prit bien de la compagnie de Ser Ticino Zaccaria.
Depuis, Ser Ticino, au moyen de ce qu'il avait gagné, arma son lin de ses gens et des nôtres, et s'en vint à l'île de Tassos, où était un bon château, et il
s'empara de ce château et de la ville, et il le mit en état.
Et ce fut dans ce château que j'arrivai et que je retrouvai le seigneur infant avec quatre galères; et ce fut là qu'il m'attendit quand j'allai vers la Compagnie
prendre congé d'elle; et ce fut là aussi que je retournai près du seigneur infant. Et si vous vîtes jamais un brave homme bien accueillir son ami, ce fut ainsi
que m'accueillit messire Ticino Zaccaria. Et incontinent il me livra le château et tout ce qu'il renfermait, et nous traita magnifiquement, le seigneur infant et
nous tous, pendant les trois jours que nous y demeurâmes; puis il m'offrit et sa personne et le château, et tout ce qu'il possédait. Moi, de mon côte, je lui fis
toutes sortes de présents, et lui fis don d'une barque armée de vingt-quatre rames, et lui laissai bien quarante hommes, qui consentirent à rester avec lui à sa
solde; et ainsi je le laissai bien fourni et bien équipé. Aussi le proverbe du Catalan est bien vrai qui dit: Oblige et ne regarde pas qui; car, en ce lieu où je ne
pensais jamais me trouver, j'éprouvai un grand plaisir, et le seigneur infant par moi, ainsi que toute notre compagnie. Et, s'il en eût été besoin, nous
pouvions dans ce château nous mettre tous en sûreté, et même, à l'aide de ce château, pousser en avant des conquêtes.
CHAPITRE CCXXXV
Comment le seigneur infant En Ferrand fit voile vers le port d'Armiro, et brûla et rasa tout ce qu'il y avait, d'où il alla à l'île de Scopelos dans laquelle il
attaqua le château et ravagea la ville; et comment il arriva au cap de l'Ile de Nègrepont où il fut pris par les Vénitiens, contre la foi jurée.
Ainsi prîmes-nous congé de Ser Ticino Zaccaria, et nous partîmes de l'île de Tassos avec le seigneur infant. Et le seigneur infant me fit livrer la meilleure
galère après la sienne, laquelle avait, nom l'Espagnole; et avec ses quatre galères, mon lin armé et une barque à moi, nous fîmes route pour le port
d'Armiro, qui est dans le duché d'Athènes, et où le seigneur infant, avant d'entrer en Romanie, avait laissé quatre hommes pour faire du biscuit. Mais nous
n'y trouvâmes ni hommes ni biscuit, car les gens du pays avaient tout détruit. Et s'ils lui avaient tout détruit, nous nous en vengeâmes bien, car nous mîmes
tout à feu et à sang. Puis nous partîmes d'Armiro et nous en allâmes à l'île de Scopelos; là nous nous battîmes contre les gens du château, et ravageâmes
toute l'île; puis nous allâmes au cap de l'île de Nègrepont. Le seigneur infant dit qu'il voulait passer par la cité de Nègrepont'; et nous tous nous lui dîmes
qu'il n'en fît absolument rien. Il est vrai qu'il y avait passé à son entrée en Romanie, et qu'on lui avait fait soûlas et bonne compagnie, et il s'imaginait qu'ils
en feraient tout autant à cette heure. Ainsi donc, malgré tout le monde, il décida qu'on passerait par là.
A la male heure nous primes cette route, et nous nous mîmes la corde au cou, de notre pleine science. C'est toujours grand danger de marcher avec fils de
roi quand il est jeune; car ils se trouvent de si bon sang qu'ils ne peuvent se persuader que pour rien au monde aucun homme ne doive leur faire de la peine.
Et assurément cela devrait être ainsi, si le monde connaissait ses devoirs; mais il les connaît si peu que bien rarement il rend à prince tout ce qu'il lui doit.
Et il faut dire aussi que ce sont des seigneurs tels, qu'on n'ose s'opposer à rien de ce qu'ils veulent décider; et c'est ce qui nous advint, et il nous fallut
consentir à notre propre destruction.
Nous nous rendîmes donc à la ville de Nègrepont, et là nous trouvâmes qu'il venait d'arriver dix galères et un lin de Vénitiens, armés, dont étaient
capitaines Jean Tari et Marc Miyot. Ils allaient au nom de messire Charles de France,[24] pour qui on gardait l'empire de Constantinople, trouver la
Compagnie. Il se trouvait là, pour messire Charles, un noble homme français, nommé messire Thibaut de Cepoy.[25]
Le seigneur infant demanda sauf-conduit pour lui et tous ses gens, et les seigneurs de Nègrepont nous le donnèrent, aussi bien que le firent les capitaines
des galères, et ils convièrent le seigneur infant. Et lorsqu'il fut à terre, les galères des Vénitiens coururent sur les nôtres, et principalement sur la mienne,
parce qu'il était bruit que j'emportais de Romanie tous les trésors du monde. Et en montant à bord ils me tuèrent plus de quarante hommes, et ils m'auraient
aussi tué si je me fusse trouvé là; mais je ne m'éloignai point d'un pas du seigneur infant. Et ils pillèrent ma galère et tout ce qui s'y trouvait, ce qui était fort
grande affaire. Puis ils arrêtèrent le seigneur infant et dix des gens les plus considérables qui étaient avec lui. Et ayant fait cette trahison, messire Thibaut de
Cepoy livra le seigneur infant à messire Jean de Nixia,[26] seigneur de la troisième partie de Nègrepont, pour qu'il le conduisît au duc d'Athènes, afin que
celui-ci le gardât aux ordres de messire Charles, et en fit ce qu'il lui manderait. Ainsi ils l'envoyèrent avec huit cavaliers et quatre écuyers à la cité de
Thèbes, et il le fit mettre et bien garder dans le château de cette ville qui s'appelle Saint-Omer.[27] Des hommes de Nègrepont donnèrent à entendre à
messire Thibaut de Cepoy que, si l'on voulait rien obtenir de la Compagnie, il fallait me renvoyer auprès d'elle; car j'emportais avec moi une bonne partie
du trésor des hommes de notre compagnie; qu'ainsi ils feraient deux bonnes choses: premièrement ils feraient plaisir à la Compagnie, et d'un autre côté ils
savaient très bien que la Compagnie me mettrait à mort aussitôt, et qu'ainsi il n'y aurait plus personne pour réclamer ce qu'ils m'avaient pris. Ils
conseillèrent d'y renvoyer aussi Garcia Gomès Palasin, à qui En Rocafort voulait plus de mal qu'à homme du monde, pensant qu'on ferait ainsi grand plaisir
à En Rocafort.
Et ainsi qu'on le leur conseillait ils le firent, car ils renvoyèrent à la Compagnie Garcia Gomès et moi. Aussitôt qu'ils furent arrivés, ils présentèrent Garcia
Gomès à En Rocafort, qui en eut grande joie. Rocafort arriva aussitôt sur la poupe de la galère; et dès que Gomès eut été débarqué, sans autre sentence et
en présence de tous, En Rocafort lui fit couper la tête. Ce fut assurément là un grand malheur et un grand dommage, car en vérité c'était un des meilleurs
chevaliers du monde à tout égard.
CHAPITRE CCXXXVI
Comment la Compagnie fut charmée de me voir de retour, moi Ramon Muntaner; et comment En Rocafort résolut de se rapprocher de messire Charles de
France, et, à son grand dam, fit reconnaître par serment, pour capitaine de toute la Compagnie, Thibaut de Cepoy, au nom de messire Charles de France.
Quand tout cela eut été fait, ils me débarquèrent; et aussitôt que ceux de la Compagnie me virent, En Rocafort et tous les autres, ils vinrent me baiser et
m'embrasser; et ils pleurèrent tous sur les pertes que j'avais faites. Et les Turcs et Turcopules accoururent tous, et voulurent me baiser les mains et
commencèrent à pleurer de joie, pensant que je venais pour rester avec eux. Et aussitôt En Rocafort et eux tous qui m'accompagnaient me conduisirent dans
la plus belle maison qui fut là, et me la firent livrer. Dès que je fus établi dans mon logement, les Turcs m'envoyèrent vingt chevaux et mille perpres d'or, et
les Turcopules autant. En Rocafort m'envoya un bon cheval, une mule, cent cafises[28] d'avoine, cent quintaux de farine, de la viande salée et des bestiaux
de toutes sortes. Enfin il n'y eut ni adalil, ni chef d'almogavares, ni le moindre individu de quelque valeur, qui ne m'envoyât ses présents; de telle sorte que,
ce qu'ils m'envoyèrent dans l'espace de trois jours, on pourrait bien estimer que cela valait quatre mille perpres d'or. Si bien que Thibaut de Cepoy et les
Vénitiens se trouvèrent fort déçus de m'avoir ramené là.
Tout cela fait, Thibaut de Cepoy et les chefs des galères entrèrent en pourparler sur leurs affaires avec la Compagnie. La première chose que firent les
nôtres fut d'exiger que les Vénitiens me fissent satisfaction du dommage qu'ils m'avaient causé, et qu'ils s'engageassent à cela par serment; car la
Compagnie leur déclara: que j'avais été leur père et leur gouverneur depuis qu'ils étaient partis de Sicile, et que jamais mal n'avait pu s'élever entre eux tant
que j'avais été présent, et que, si j'avais été avec eux, le malheur d'En Béranger d'Entença et des autres ne serait point arrivé. Ce fut là le premier article
qu'ils durent promettre et jurer; et ils tinrent mal et peu loyalement leurs serments. Aussi Dieu mit-il à mal tous leurs faits, ainsi que vous l'apprendrez plus
tard.
Que vous dirai-je? En Rocafort voyant qu'il s'était aliéné les maisons de Sicile, d'Aragon et de Majorque, ainsi que toute la Catalogne, résolut de se
rapprocher de messire Charles; et ainsi il prêta et fit prêter serment par toute la Compagnie à la bannière de messire Charles de France; et ce fut au grand
dam d'une partie comme de l'autre. Et dès qu'ils eurent fait serment et hommage à Thibaut de Cepoy au nom de messire Charles, ils jurèrent de reconnaître
en qualité de capitaine messire Thibaut de Cepoy, qui d'une main bien douce tint la bride de sa capitainerie, car il voyait bien qu'il ne pouvait en agir
autrement.
Que vous dirai-je? Quand messire Thibaut eut été reconnu et juré comme capitaine, il s'imagina que nul autre que lui n'oserait commander; mais En
Rocafort n'en faisait pas plus de cas que d'un chien; et il se fit faire un sceau portant un cavalier et une couronne d'or, car il croyait se faire couronner roi de
Salonique. Que vous dirai-je? Quand ceci eut été fait, Thibaut fut capitaine du vent de la même manière que l'était son seigneur. Et comme son seigneur
avait été roi du chapeau[29] et du vent, quand il accepta la donation du royaume d'Aragon, de même Thibaut fut capitaine du chapeau et du vent.
Lorsque les capitaines des galères eurent vu ces arrangements, ils pensèrent qu'ils avaient terminé ce pour quoi ils étaient venus, puisqu'ils avaient placé
Thibaut à la tête de la Compagnie; ils prirent donc congé et voulurent s'en retourner. Toute la Compagnie, ainsi que les Turcs et les Turcopules, et Thibaut
lui-même, me prièrent de rester. Moi, je leur répondis que pour rien au monde je n'y consentirais. Et quand ceux de la Compagnie virent qu'ils n'y
pouvaient rien faire ni obtenir de moi autre chose, ils firent venir les capitaines des galères et les prièrent chèrement de me bien traiter. Ensuite ils me firent
donner une galère où pût aller toute ma suite; mais messire Tari, principal capitaine, voulut que j'allasse sur sa galère. Et messire Thibaut écrivit ses lettres
à Nègrepont pour que tout homme, sous peine de punition de corps et de biens, eût à me rendre ce qui était mien. Et moi je fis don de tous mes chevaux,
attelages et chariots, à ceux qui avaient été de ma compagnie. Je pris alors congé d'eux tous et m'embarquai à bord de la galère de messire Jean Tari. Et si
jamais homme reçut honneurs d'un autre gentilhomme, ce fut bien moi qui les reçus de lui; car il voulut que je couchasse avec lui dans le même lit, et lui et
moi nous mangions ensemble à une table séparée
CHAPITRE CCXXXVII
Comment les galères des vénitiens quittèrent la Compagnie, et moi, Ramon Muntaner, avec eux, pour recouvrer ce qu'on m'avait pris; et comment j'allai à
la cité de Thèbes pour prendre congé du seigneur infant En Ferrand, et pour obtenir qu'on le traitât avec honneur.
Ainsi vînmes-nous à la cité de Nègrepont, Et quand nous fûmes arrivés dans la ville, les capitaines des galères dirent au bailli des Vénitiens[30] défaire
publier, que tout homme qui avait eu quoi que ce soit du mien eût à me le rendre, sous peine de corps et de biens; et messire Jean de Nixia et messire
Boniface de Vérone,[31] après avoir vu la lettre de Thibaut de Cepoy, en firent autant. Que vous dirai-je? Ils se montrèrent fort désireux que je me
contentasse du vent, mais quant aux effets nous ne pûmes rien en recouvrer. Je priai donc messire Jean Tari de me permettre d'aller à la cité de Thèbes, voir
le seigneur infant. Il me répondit que, par amitié pour moi, il m'attendrait quatre jours, ce dont je lui sus bon gré. Je me procurai alors cinq montures et me
rendis à la cité de Thèbes, qui est à vingt-quatre milles de Nègrepont, et j'y trouvai le duc d'Athènes malade;[32] et tout malade qu'il était il m'accueillit très
bien, et me dit qu'il était bien fâché du dommage que j'avais souffert, et qu'il se mettait à ma disposition pour que je lui indiquasse à quoi il pourrait m'être
utile, et qu'il aurait grand plaisir à m'être en aide. Je lui fis beaucoup de remerciements, et lui dis que, le plus grand plaisir qu'il pût me faire, c'était de traiter
avec toute sorte d'honneurs le seigneur infant. Il me répondit qu'il s'y sentait tenu par lui-même, et qu'il était bien fâché d'avoir à prêter ses services dans
une telle circonstance. Je le priai de vouloir bien me permettre de le voir. Il me répondit que oui, et non seulement le voir, mais rester à ma volonté auprès
de lui; et que, par honneur pour moi, tant que je serais avec lui, tout homme pourrait entrer dans sa prison et manger avec lui; et que même, s'il voulait
monter achevai, il le pouvait. Il fit aussitôt ouvrir les portes du château de Saint-Omer, où était détenu le seigneur infant, et j'allai le voir. Si ma douleur fut
vive quand je le vis au pouvoir d'autrui, ne me le demandez pas; mais lui, par sa grande bonté, me conforta. Que vous dirai-je? Je demeurai deux jours
auprès de lui, et le priai de vouloir bien me permettre de m'arranger avec le duc d'Athènes pour qu'il m'autorisât à rester auprès de lui. Il me répondit, qu'il
n'était nullement nécessaire que je restasse, mais bien que je me rendisse en Sicile, et qu'il me remettrait une lettre de créance pour le seigneur roi de Sicile,
car il ne voulait écrire à nul autre. Il fit aussitôt faire la lettre, et m'expliqua tout son message, et tout ce que je devais dire, et tout ce que je devais faire; il
ajouta qu'il savait que nul autre au monde n'était aussi bien que moi instruit de ce qui lui était arrivé en Romanie; et assurément il disait la vérité.
CHAPITRE CCXXXVIII
Comment moi, Ramon Muntaner, je pris congé du seigneur infant En Ferrand pour venir en Sicile; comment les galères des Vénitiens se rencontrèrent avec
celles d'En Raimbaud Des-Far; comment ils envoyèrent le seigneur infant au roi Robert; et comment il fut mis hors de sa prison.
Après que j'eus demeuré deux jours à Thèbes, je pris congé de lui avec grandi: douleur; car peu s'en fallut que mon cœur ne s’en brisât. Je lui laissai une
partie du peu d'argent que j'avais; et je me dépouillai de quelques habillements que je portais, et les donnai au cuisinier que le duc lui avait fourni, et pris à
part ledit cuisinier, et lui dis qu'il se gardât bien de souffrir que rien fût mis dans ses mets qui pût lui faire aucun mal, et que s'il y donnait bonne garde il en
recevrait de bonnes récompenses de moi et d'autres. Et je lui fis mettre les mains sur l'Évangile, et jurer en ma présence: qu'il se laisserait plutôt couper la
tête que de souffrir qu'il arrivât malheur à l'infant pour avoir mangé d'aucuns mets préparés par lui. Ces précautions prises, je le quittai. J'avais déjà pris
congé du seigneur infant et de sa compagnie; j'allai aussi prendre congé du duc, qui avec bonne grâce me fit don de quelques riches et beaux joyaux. Nus
partîmes satisfaits de lui, et retournâmes à Nègrepont, où se trouvaient les galères qui n'attendaient plus que moi.
Nous nous embarquâmes aussitôt et partîmes de Nègrepont, et allâmes rafraîchir à l'île de Spetzia, puis à la Cidia,[33] à Malvoisie, à Malée, à Saint Annel,
[34] à Porto Quaglio, et puis à Coron; et de Coron nous nous en allâmes à l'île de Sapienza. Cette nuit nous couchâmes dans l'île; et quand le jour parut,
nous regardâmes et vîmes venir quatre galères et un lin, du même côté par lequel nous étions venus. Nous cessâmes aussitôt de manœuvrer à l'ouest, et
fîmes route à leur rencontre. Et eux qui nous virent venir prirent aussi les armes. Je regardai et vis reluire leurs salades de fer et leurs épieux de chasse, et
nous pensâmes alors que c'étaient les galères d'En Raimbaud Des-Far, car nous avions eu langue qu'ils étaient dans ces parages. Je le dis aussitôt à notre
capitaine, et les Vénitiens s'armèrent.
Après quelques instants arriva à nous le lin armé d'En Raimbaud Des-Far, avec En P. Ribalta sur la poupe. Je le reconnus aussitôt, et il s'approcha. En me
voyant il eut une grande joie; et il monta à moi sur la galère, et me dit que ces galères étaient celles d'En Raimbaud Des-Far. Les capitaines vénitiens me
tirèrent à part, et me dirent de les éclairer sur le compte de ce chevalier, si c'était un mauvais homme, et s'il avait jamais fait du mal aux Vénitiens. Je leur
répondis, que c'était un homme loyal, et qui pour rien au monde ne ferait du mal à qui que ce soit qui fût ami du roi d'Aragon, et je les priai au contraire de
le traiter avec affection et honneur tant qu'il serait avec eux. Alors ils firent désarmer les galères, et me prièrent de lui donner toute garantie de leur part, et
de lui dire qu'ils étaient les bienvenus.
Je montai donc sur le lin avec En P. Ribalta, et nous allâmes trouver En Raimbaud Des-Far, qui fit aussitôt débarrasser tous ses gens de leurs armures, et
nous revînmes ensemble aux galères. Là, tous les bâtiments se firent le salut réciproque, et tous ensemble nous retournâmes à l'île de Sapienza. Nous
mîmes toutes nos échelles à terre; et nos capitaines convièrent En Raimbaud Des-Far et tous les autres chefs. Nous restâmes là toute la journée jusqu'au
soir, et le soir nous partîmes tous ensemble et allâmes à Modon,[35] où nous rafraîchîmes toutes les galères et primes de l'eau. Le lendemain nous allâmes à
la plage de Matagrifon, où nous prîmes aussi de l'eau, et puis à Glarenza. A Glarenza, les Vénitiens durent s'arrêter, afin de prendre leurs arrangements pour
quatre galères qu'ils y devaient laisser en dépôt. Là, je changeai de bord pour passer avec En Raimbaud Des-Far, qui me fit livrer une galère pour moi et ma
suite; et messire Jean Tari, capitaine des Vénitiens, me donna deux tonneaux de vin, et une provision suffisante de biscuit et de viande salée et du tout ce
qu'il avait pour ses gens, et moi-même je fis acheter à Glarenza tout ce dont j'avais besoin. Je pris ensuite congé d'eux; et En Raimbaud Des-Far et moi nous
décidâmes de nouveau d'aller à Corfou; puis nous partîmes de Corfou, traversâmes la mer et allâmes prendre terre au golfe de Tarente, c'est-à-dire à la
pointe du cap de Leuca, et puis nous côtoyâmes la Calabre, et vînmes à Messine. Là, En Raimbaud Des-Far désarma, et lui et moi nous allâmes vers le
seigneur roi, que nous trouvâmes à Castro Nuovo. Le seigneur roi accueillit fort bien En Raimbaud et lui fit des présents; puis En Raimbaud s'en alla, et je
demeurai auprès du seigneur roi. Je lui remis la lettre du seigneur infant et lui rendis compte de mon message. Le seigneur roi fut très fâché de la prise du
seigneur infant; et aussitôt il en instruisit par un message le seigneur roi de Majorque et le seigneur roi d'Aragon.
Dans l'intervalle, il parvint un message de messire Charles[36] au duc d'Athènes pour qu'il eût à envoyer le seigneur infant au roi Robert.[37] Le duc
d'Athènes envoya donc aussitôt l'infant à Brindes, et de Brindes ils allèrent par terre à Naples et de Naples le seigneur infant fut mis en prison courtoise. Il
était gardé, mais chevauchait avec le roi Robert, et mangeait avec lui et avec madame la reine, femme du roi Robert, laquelle était sœur de l'infant. Que
vous dirai-je? Pendant plus d'un an le seigneur infant resta prisonnier. Après quoi le seigneur roi son père traita avec le roi de France[38] pour qu'on le lui
renvoyât. Et le roi de France et messire Charles expédièrent au roi Charles, qui vivait encore,[39] ainsi qu'au roi Robert,[40] des messagers pour leur dire
de le renvoyer au seigneur roi son père. En effet, il fut renvoyé au seigneur roi son père; il prit terre à Collioure; et son père et sa mère, et tout ce qu'il y
avait d'habitants dans les états du roi de Majorque, en firent de grandes réjouissances; car tous l'aimaient plus qu'aucun autre enfant du seigneur roi.
Je laisse le seigneur infant se réjouir, sain et sauf, auprès du seigneur roi son père, et je reviens à vous parler de la Compagnie jusqu'à ce que je vous les aie
amenés au duché d'Athènes où ils sont aujourd'hui.
CHAPITRE CCXXXIX
Comment En Rocafort fut arrête par la Compagnie et livré à Thibaut de Cepoy, lequel, à l'insu de la Compagnie, l'emmena et le livra au roi Robert, qui le
fit mettre en un cachot à Aversa où il mourut de faim.
Quand En Rocafort eut fait faire le sceau, il s'empara tellement de l'ost qu'on y reconnaissait moins Thibaut de Cepoy qu'on n'eût fait un simple sergent; si
bien que Thibaut en fut très dolent et se regarda comme bafoué. Et En Rocafort se méconnut si bien, qu'il ne mourait pas un homme dans l'armée qu'il ne
s'emparât de tout ce qu'il laissait. D'un autre côté, si quelqu'un avait une belle femme, une belle fille ou une belle maîtresse, il fallait qu'il l'eût; de sorte
qu'on ne savait que faire. Si bien qu'enfin tous les chefs des compagnies allèrent secrètement trouver Thibaut de Cepoy, et lui demandèrent quel conseil il
avait à leur donner relativement à En Rocafort, car ils ne pouvaient plus le souffrir. Il leur répondit que quant à leur donner aucun conseil, c'est ce qu'il ne
ferait pas, attendu qu'il était leur seigneur; que, s'ils voulaient réellement bien faire, ils n'avaient qu'à réfléchir de leur côté, et lui réfléchirait du sien sur ce
qu'il y avait à faire. Et Thibaut s'exprimait ainsi, craignant qu'ils ne voulussent le décevoir et le trahir. Thibaut alla donc trouver En Rocafort, le prit à part et
lui fit des remontrances; mais lui ne prit point cela en bonne part.
Thibaut avait déjà envoyé son fils à Venise, pour qu'on lui armât six galères, et il les attendait; et à peu de jours de là elles arrivèrent avec son fils, qui les
commandait; et quand les galères furent arrivées, il se regarda comme sauvé. Il envoya en secret aux chefs des compagnies pour leur demander ce qu'ils
avaient résolu au sujet d'En Rocafort. Ils répondirent: qu'ils étaient d'avis que messire Thibaut fît convoquer le conseil général, et que, quand ils seraient
réunis en conseil, ils lui diraient ce qu'ils voulaient, et que là ils l'arrêteraient en personne et le lui livreraient. Ainsi fut-il fait, pour leur malheur; car le
lendemain, étant au conseil, ils l'accusèrent d'avoir porté le désordre parmi eux, et sur cette accusation ils l'arrêtèrent et le livrèrent à Thibaut; en quoi ils
firent la plus grande faute que jamais gens aient commise, de l'avoir ainsi livré aux mains d'autrui, au lieu d'en tirer vengeance par eux-mêmes, s'ils avaient
à cœur de le faire.
Que vous dirai-je? Dès que messire Thibaut tint entre ses mains En Béranger de Rocafort et En Gilbert son frère (car leur oncle ainsi qu'En Dalmau de
Saint-Martin étaient morts de maladie depuis peu de temps), les chefs des compagnies coururent au logement et aux caisses d'En Rocafort, et trouvèrent
tant de perpres d'or qu'ils eurent treize perpres d'or en partage pour chaque homme. Et enfin ils pillèrent tout ce qu'il avait.
Thibaut, une fois qu'il eut en son pouvoir En Rocafort et son frère,[41] une belle nuit s'embarqua tout secrètement sur ses galères avec toute sa compagnie,
et mit à son bord En Rocafort et son frère, et fit force de rames, et laissa là la Compagnie sans prendre congé de personne. Le matin, quand la Compagnie
ne vit plus messire Thibaut, et apprit qu'il était parti emmenant avec lui En Rocafort, ils en furent tous fort dolents et se repentirent de ce qu'ils avaient fait;
puis une rumeur si violente s'éleva entre eux qu'ils coururent aux armes et percèrent à coups de lance les quatorze chefs des compagnies qui avaient
consenti à l'affaire. Puis ils choisirent entre eux deux cavaliers, un adalil et un chef d'almogavares pour les commander jusqu'à ce qu'ils eussent un chef. Et
de cette manière leurs quatre élus restèrent chargés de la direction de la Compagnie, d'accord avec le conseil des douze.[42]
Thibaut de Cepoy s'en alla à Naples et livra En Rocafort et son frère au roi Robert, qui leur voulait plus grand mal qu'à homme du monde, à cause de ces
châteaux de Calabre qu'il n'avait pas voulu rendre comme l'avaient fait les autres. Et quand le roi Robert les eut en son pouvoir, il les envoya au château
d'Aversa, et fit jeter les deux frères dans un cachot, où il les laissa mourir de faim; car du moment où ils y furent nul ne leur donna à boire ni à manger.
Vous pouvez voir par là que celui qui mal fait n'éloigne pas pour cela le mal de soi, et que plus est élevé l'homme, plus patient et plus droiturier doit-il être.
Mais ne parlons plus d'En Rocafort, son temps est accompli, et revenons à notre Compagnie.
CHAPITRE CCXL
Comment le duc d'Athènes laissa le duché au comte de Brienne, et comment ledit comte, étant défié par le despote d'Arta et par le seigneur de la Vlaquie, et
par l'empereur, appela la Compagnie à son secours, et recouvra toute sa terre, et voulut faire périr ladite Compagnie; mais il périt lui-même et les siens.
A ce moment arriva que le duc d'Athènes mourut de maladie; il n'avait ni fils ni fille; et laissa le duché au comte de Brienne, qui était son cousin germain.
[43] Pendant son enfance, le comte de Brienne avait été longtemps élevé en Sicile, au château d'Agosta, où il avait été envoyé en otage par son père,
lorsqu'il avait été pris; et il avait ensuite été mis à rançon; voilà pourquoi il se faisait aimer des Catalans, et comment il parlait la langue catalane. Lorsqu'il
fut parvenu au duché, le despote d'Arta le défia, ainsi que l'Ange, seigneur de la Valachie, et l'empereur lui-même, de manière que chacun d'eux lui donnait
fort à faire.[44] Il envoya donc ses messagers à la Compagnie, promettant, si elle venait à son aide, de lui payer la solde de six mois, et de leur continuer
ensuite la même solde, c'est-à-dire quatre onces par mois pour chaque homme de cheval bardé, deux par cheval armé à la légère, et une once par homme de
pied; et de cela ils en firent un traité, et les chartes en furent jurées de part et d'autre. Là-dessus la Compagnie partit de Cassandria et se rendit en Morée,
après avoir souffert de grands maux en traversant la Valachie, qui est le plus redoutable pays du monde.[45]
Lorsqu'ils furent au duché d'Athènes, le comte de Brienne les accueillit fort bien et leur donna aussitôt la solde de deux mois; et ils commencèrent à
combattre les ennemis du comte, si bien qu'en peu de temps ils en eurent nettoyé toute la frontière. Que vous dirai-je? Chacun rechercha avec grande joie à
faire paix avec le comte, et le comte recouvra plus de trente châteaux qu'on lui avait enlevés, et il traita honorablement avec l'empereur, avec Ange et avec
le despotat. Ceci fut fait dans l'intervalle de six mois, et il n'avait compté que la solde de deux mois. Et quand il vit qu'il avait la paix avec tous ses voisins,
il conçut un mauvais dessein: c'est à savoir qu'il chercha comment il pourrait faire périr la Compagnie.[46] Il choisit jusqu'à deux cents hommes à cheval,
des meilleurs de l'armée, et environ trois cents hommes de pied; et ceux-là il les mit de sa maison, leur donna franchement et quittement des terres et
possessions, et quand il crut se les être bien assurés, il ordonna aux autres de s'éloigner de son duché. Ceux-ci lui répondirent qu'il eût à leur donner leur
solde pour le temps pendant lequel ils l'avaient servi; et il leur répondit qu'il leur donnerait un gibet. Et en attendant il avait fait venir, soit de la terre du roi
Robert, soit de la principauté de Morée, soit de tous les pays environnants, bien sept cents cavaliers français. Quand il les eut tous réunis, il rassembla
également vingt-quatre mille Grecs, hommes de pied de son duché; et alors en bataille rangée il marcha sur la Compagnie. Mais ceux-ci, qui le surent,
sortirent avec leurs femmes et leurs enfants, et se rangèrent dans une belle plaine près de Thèbes. Et dans ce lieu se trouvait un marais, et de ce marais la
Compagnie se fit comme un bouclier.
Mais quand les deux cents hommes à cheval catalans et les trois cents hommes de pied virent que tout cela était sérieux, ils allèrent tous ensemble trouver
le comte, et lui dirent: « Seigneur, ici sont nos frères, et nous voyons que vous voulez les détruire à tort et à grand péché; c'est pourquoi nous vous
déclarons que nous voulons aller mourir avec eux. Et ainsi, nous vous défions, et nous nous dégageons envers vous. " Et le comte leur dit qu'ils s'en
allassent à la male heure, et que cela était bon qu'ils mourussent avec les autres. Et alors tous réunis allèrent se confondre avec le reste de la Compagnie, et
ils se disposèrent tous au combat. Les Turcs et les Turcopules allèrent se réunir en un lieu voisin, ne voulant point se mêler avec la Compagnie, s'imaginant
que cela ne se faisait que par un accord des uns avec les autres et pour les détruire; et ainsi tous voulurent se tenir ainsi agglomérés, pour voir ce qui allait
se passer.
Que vous dirai-je? le comte, en belle bataille rangée, avec deux cents chevaliers français, tous aux éperons d'or[47] et avec beaucoup d'autres cavaliers du
pays et avec les gens de pied, marcha sur la Compagnie. Lui-même se plaça à l'avant-garde avec sa bannière, brocha des éperons, et alla férir sur la
Compagnie, et la Compagnie férit aussi sur lui. Que vous dirai-je? Les chevaux du comte, au bruit que firent les almogavares, s'enfuirent du côté du marais,
et là le comte tomba avec sa bannière. Tous ceux qui formaient l'avant-garde arrivèrent alors. Les Turcs et Turcopules voyant que l'affaire était fort
sérieuse, brochèrent à l'instant des éperons, et allèrent férir sur eux, et la bataille fut terrible. Mais Dieu, qui en tout temps aide au bon droit, aida si bien la
Compagnie que de tous les sept cents chevaliers il n'en échappa que deux. Tous les autres périrent, ainsi que le comte et les autres barons de la principauté
de la Morée, qui tous étaient accourus pour anéantir la Compagnie. De ces deux, l'un fut messire Boniface de Vérone, seigneur de la tierce partie de
Nègrepont, qui était fort prud'homme et loyal, et avait toujours aimé la Compagnie; aussi dès que les nôtres le reconnurent ils le sauvèrent. L'autre fut
messire Roger Des-Laur, qui était un chevalier de Roussillon, envoyé plusieurs fois en message auprès de la Compagnie. Et la périrent aussi tout ce qu'il y
avait d'hommes de cheval du pays; et des gens de pied il en mourut plus de vingt mille. La Compagnie s'empara du champ, et gagna avec cette bataille tout
le duché d'Athènes.
Après la prise du champ, ils prièrent messire Boniface d'être leur chef, mais il refusa absolument; ils nommèrent alors pour leur chef messire Roger Des-
Laur, et ils lui donnèrent pour femme la veuve du seigneur de La Sola, avec le château de La Sola.[48] Alors ils se distribuèrent entre eux la ville de
Thèbes, ainsi que toutes les villes et châteaux du duché, et donnèrent les femmes en mariage à ceux de la Compagnie; et à chacun, selon qu'il était homme
notable, ils lui donnaient si noble dame qu'il n'aurait pas dédaigné de lui présenter l'eau à laver les mains. De cette manière ils assurèrent leur position, et
arrangèrent si bien leur nouvelle existence que, s'ils veulent continuer à se conduire avec sagesse, eux et les leurs y recueilleront honneur à jamais.
[1] Macip, concierge, portier ou huissier des châteaux loyaux. Ils portaient une masse aux armes royales.
[2] pachymère raconte ainsi cette bataille: « La généreuse ardeur de l'empereur Michel ne lui donnait pas de repos jusqu'à ce qu'il eût effacé la honte de la
dernière défaite et qu'il se fût vengé des maux que les Catalans, ces peuples altérés de sang, avaient fait souffrir à ses sujets. Renonçant donc à tout autre
soin, il assembla son armée, et étant parti d'Andrinople il s'approcha du fort d'Apros, à dessein de donner bataille à la pointe du jour suivant. Il rangea son
armée proche d'un lieu nommé Himéri. Il mit les Alains et les Turcopules à l'avant-garde, sous la conduite de Boesilas; il mit derrière les Macédoniens,
commandés par le grand primicier, et ensuite des troupes venues d'Orient et commandées par Théodore, son oncle; il plaça à l'arrière-garde les Vlaques et
les volontaires que le grand hétériarque commandait. Il avait à ses côtes Constantin, despote, son frère, et Sennachérim l'Ange, échanson; ce dernier n'avait
voulu se charger de la conduite d'aucun corps, pour ne veiller qu'à la défense de l'empereur. L'armée grecque était composée de cinq légions, celle des
ennemis l'était de quatre, dont il y en avait une de Turcs que les Catalans avaient appelés à leur secours. Les Alains et les Turcopules commencèrent le
combat et fondirent les premiers sur les Catalans, qui demeurèrent aussi fermes que des tours; puis les Alains se détournèrent comme s'ils eussent voulu
lâcher le pied par le désespoir de remporter la victoire. Quelques-uns se doutent que, n'ayant pas été payés, ils avaient résolu de ne pas courir le hasard de la
bataille; d'autres assurent que Tuctais les avait rappelés et qu'il avait écrit à l'empereur pour le supplier de les lui renvoyer; enfin ils se retirèrent lâchement
et leur retraite abattit le courage des autres. Le jeune empereur, qui voyait, de l'arrière-garde où il était, la fuite des Alains, et qui appréhendait qu'elle ne fût
suivie de la déroute de toute l'armée, fut contraint de combattre lui-même et de s'acquitter du devoir de soldat. Au moment où il se préparait, le cheval sur
lequel il était près de monter délit sa bride, s'échappa des mains de l'écuyer et s'enfuit vers les ennemis sans qu'on ait jamais su d'où cela procédait.
L'empereur, étant monté sur un autre cheval, prit sa lance à la main et perça le premier qui parut devant lui et en tua un autre avec son épée. Deux des
ennemis, couverts de leurs boucliers, s'étant avancés sur lui, il courut le dernier danger, dont il fut délivré par la valeur de l'échanson et d'un jeune homme
qui avait été élevé à la cour. Comme il était remarquable par son habillement, plusieurs lui portaient des coups dont il lui demeura des marques, bien que
ses gens ne se défendissent plus qu'en se retirant, il demeurait ferme au milieu du péril, sans vouloir déférer aux remontrances de ceux qui le poussaient à se
retirer. Il jeta des larmes, comme on dit qu'Agamemnon en jeta autrefois en pareille occasion, s'arracha les cheveux et eut envie de retourner à la charge,
bien que ce fût une entreprise aussi téméraire que périlleuse. Dieu voulut bien permettre que nos ennemis fussent saisis d'une terreur panique qui leur fit
croire que nos gens s'étaient placés en embuscade pour fondre sur eux, ce qui les empêcha de les poursuivre. Chacun se sauva comme il put de côté ou
d'autre. L'empereur arriva à Pamphilia avec beaucoup de peine. La renommée n'eut pas sitôt répandu le bruit de notre défaite qu'il ne demeura aucun paysan
à la campagne, bien que ce fût la saison de la moisson; on les voyait courir en grand nombre comme des fourmis vers Constantinople et y porter leurs
meubles sur des chariots, sans se soucier des grains qui pendaient par les racines ou de ceux qui étaient déjà serrés dans la grange. Bien que les ennemis se
fussent arrêtés, comme je l'ai dit, par l'appréhension de quelque embuscade, ils ne laissèrent pas, lorsque cette appréhension fut dissipée, de ravager la
campagne et d'attaquer le fort d'Apros où ils savaient que plusieurs Grecs s'étaient réfugiés depuis leur défaite; mais n'ayant pu le prendre ils se retirèrent. »
A la suite du récit de cette bataille Pachymère ajoute un trait de bravoure des Catalans qui mériterait de se trouver dans la chronique de Muntaner.
« Les soixante catalans qui avaient été enfermés à Andrinople lorsque le césar y fut assassiné, ayant entendu le bruit de la défaite du jeune empereur qui
était répandu partout, n'oublièrent pas de songer à leur liberté, et, ayant rompu leurs chaînes, monteront au haut de la tour et eu jetèrent quantité de pierres
en bas, pour écarter ceux qui pouvaient les empêcher de descendre; mais tous leurs efforts furent inutiles; car les habitants étant accourus au secours des
soldats de la garnison, la plupart des prisonniers furent contraints de se rendre, et il n'y en eut qu'un bien petit nombre qui aimèrent mieux mourir en
désespérés que de tomber entre les mains de leurs ennemis. Enfin les habitants apportèrent quantité de bois pour brûler la tour et ceux qui étaient demeurés
dedans; mais toute la violence du feu ne fut pas capable d'ébranler la fermeté de leur courage. Ils jetèrent d'abord leurs habits pour l'éteindre; mais quand ils
virent que cela ne servait de rien, ils s'embrassèrent pour se dire le dernier adieu, se fortifièrent par le signe de la croix et se jetèrent tout nus au milieu des
flammes. Deux frères, mais qui l'étaient encore plus de cœur que de corps, s'étant serrés très étroitement, se précipitèrent du haut en bas et moururent de
leur chute; avant que de se jeter ils aperçurent un jeune homme qui paraissait ébranlé par l'appréhension du précipice et du feu, et qui semblait plus disposé
à se soumettre à une honteuse servitude qu'à subir un si cruel genre de mort; ils le jetèrent au milieu de l'embrasement, et crurent le sauver en le perdant.
Voilà la cruelle extrémité où les porta le désespoir. »
Le récit de la bataille d'Apros par Nicéphore Grégoras est plus animé et plus varié que celui de Pachymère. Nicéphore mériterait d'être publié en français.
Je traduis son récit en entier. C'est un témoignage de plus en faveur de la fidélité et de la véracité de Muntaner.
« Les Catalans, avec ceux des Turcs qui avaient fait alliance avec eux, s'étaient arrêtés entre deux petites villes, Cypsella et Apros. L'empereur Michel qui
marchait sur eux, vint camper lui-même avec toute son armée, composée de Thraces et de Macédoniens, et des phalanges alliées des Massagètes et des
Turcopules, dans la plaine qui s'étend autour d'Apros. Les mille Turcopules de cette armée étaient le reste des Turcopules qui avaient suivi le sultan Azatine
lorsqu'il avait passe dans les rangs grecs, et qui ne l'avaient pas suivi quand il avait été emmené par les Scythes d'Europe, et qui, ayant embrassé à la fois les
coutumes grecques et la religion du pays, s'étaient fait tous baptiser et faisaient depuis ce temps partie de l'armée grecque. Peu de jours s'étaient écoulés
depuis l'arrivée de l'empereur, lorsque des espions annoncèrent aux Grecs l'approche de l'ennemi. L'empereur se leva aussitôt, ordonna à son armée de
prendre les armes, et aux généraux et autres chefs de se tenir prêts et de mettre toutes les troupes en ordre de bataille. Ayant aperçu que l'ennemi avait
distribué son armée en trois corps, pour égaliser les chances de la lutte ils adoptèrent la même répartition en trois corps. A l'aile gauche ils placèrent les
Turcopules et Massagètes, à l'aile droite la cavalerie d'élite des Macédoniens et des Thraces; au centre fut placé le reste de la cavalerie avec toute
l'infanterie; et l'empereur, chevauchant à travers tous les rangs, encourageait chacun à se conduire avec bravoure. Dès le lever du soleil les ennemis
commencèrent leur mouvement. Leurs troupes turques avaient été placées à l'extrémité des deux ailes, et les troupes pesamment armées des Catalans
occupaient le centre à cause du poids de leurs armures. A ce moment les Massagètes, qui déjà préparaient leur défection, soit qu'ils ne pussent se faire aux
mœurs grecques, soit qu'ils voulussent se rendre a l'appel secret que leur avaient fait les Scythes européens, découvrirent hautement leur trahison dès le
commencement de la bataille, car, aussitôt que le signal eût été donné, ils se séparèrent du corps de bataille et se tinrent à part sans prendre parti ni pour ni
contre les Grecs. Les Turcopules en firent tout autant, soit que cette démarche eut été d'avance convenue entre eux, soit que l'exemple les eût gagnés. Une
telle défection au moment du combat fut désastreuse pour les Grecs et procura une victoire facile à leurs ennemis. Cette perte si inattendue de leurs
auxiliaires jeta une telle terreur dans l'âme des soldats grecs, et excita un tel tumulte et un tel désordre dans tous les rangs, qu'on peut la comparer à l'effet
produit par la tempête qui, assaillant un convoi marchand en haute mer, brise mâts et voiles et précipite tout au fond des abîmes. En voyant tout à coup tous
les rangs de son armée jetés dans un tel désordre et s'ébranler pour se mettre en fuite, l'empereur, chevauchant en toute hâte autour des rangs, appelle par
leur nom les généraux et officiers de tout grade, les conjure les larmes aux yeux de tenir ferme et de ne pas livrer ainsi la fortune des Grecs aux mains de
leurs ennemis; mais eux, peu sensibles à ses reproches, ne firent que précipiter leur fuite. Voyant les affaires réduites à un tel état de désespoir, et déjà la
plus grande partie de son infanterie écrasée et égorgée par l'ennemi, l'empereur comprit que le temps était venu de dédaigner les dangers personnels et de
s'exposer à tout, afin que sa conduite devint le blâme le plus sévère de celle de son armée. Se tournant donc vers ceux qui l'entouraient, et qui étaient en
bien petit nombre: « Maintenant, s'écrie-t-il, braves compagnons, voici le moment où la mort est préférable à la vie, et où vivre est plus douloureux que de
mourir. » A ces mots, et après avoir imploré l'assistance divine, il se précipite avec eux sur les ennemis, tue les premiers qui s'opposent à son passage,
enfonce les rangs et répand une grande terreur parmi les soldats ennemis. Lui et son cheval furent à l'instant frappés d'une grêle de traits; aucun ne le blessa
cependant, mais son cheval fut blessé et renversé, et il fut en grand danger de se voir entouré de tous côtés par les ennemis; et peut-être les affaires en
seraient-elles venues à cette extrémité d'infortune, si l'un des siens, poussé par son affection, n'eût sacrifié sa vie pour sauver celle de l'empereur, et ne lui
eût donné son propre cheval. L'empereur put ainsi échapper au danger dont il était menacé; mais celui qui avait démonté de son cheval pour sauver
l'empereur fut écrasé par les ennemis et y laissa la vie. L'empereur partit aussitôt pour Didymotique et fut vivement réprimandé par son père, de ce qu'étant
empereur, il n'avait pas songé dans cette guerre à la dignité de l'empire, mais en exposant ainsi sa propre vie, avait mis en péril la fortune des Grecs qui
reposait sur le salut de sa personne. De leur côté les ennemis se mirent à la poursuite des fuyards, égorgèrent les uns et firent les autres prisonniers, jusqu'à
ce qu'enfin la nuit qui arrivait mit fin à leur poursuite. Le jour suivant, ils dépouillèrent les morts, et, se partageant en différentes bandes, mirent
impunément à feu et à sang les villages de la Thrace. A peu de jours de là, les Turcopules, dont j'ai déjà parlé, passèrent dans les rangs des Catalans. Ils
furent accueillis avec empressement et répartis dans les corps d'armée de Chalil; c'était ainsi que s'appelait le chef de leurs alliés turcs. »
[3] Pachymère rend ainsi compte du motif qui les engagea à s'éloigner de Gallipoli en laissant dans cette ville garnison suffisante.
« Il arriva dans ce temps aux Catalans une chose fort avantageuse a leurs intérêts. Les Turcs qui étaient associés avec eux prétendaient avoir la moitié du
butin qu'ils avaient remporté dans les guerres communes. Les Catalans qui étaient à cheval ne jugèrent pas que des fantassins dussent être partagés comme
eux et ne leur donnèrent que ce qu'il leur plut, dont ils furent si sensiblement piqués que la plupart se détachèrent et résolurent de passer la mer. Ils firent
marché avec un navarque grec. Dans le trajet, ils rencontrèrent André Murisque qui épargna les Grecs et fit passer les Turcs au fil de l'épée. La nouvelle de
ce malheur fit perdre aux autres Turcs l'envie de retourner en leur pays et les obligea de se rejoindre aux Catalans et d'aller avec eux courir et ravager la
Thrace. Murisque (Morisco), s'en étant retourné à Constantinople et y ayant été honoré de la charge d'amiral en récompense de ses exploits. Les Turcs et les
Catalans, délivrés de la terreur de la flotte grecque, laissèrent à Gallipoli garnison suffisante pour la garder et vinrent ravager nos terres, massacrer les
hommes, entraîner les femmes et les enfants, emmener les troupeaux, enlever une quantité prodigieuse de meubles et de richesses, cl, après avoir rempli
leur insatiable avidité, ils laissèrent encore une infinité de biens, de fruits, de grains qu'ils ne purent emporter. »
[4] Pachymère raconte ainsi la prise de Maditos: les Sainte, après avoir longtemps couru et pillé les terres de l'empire, assiégèrent le fort de Biadyle assez
proche du fleuve Sige; mais tous leurs efforts ayant été inutiles, ils se résolurent de la réduire par famine. En effet les assiégés se trouvèrent tellement
pressés par la faim qu'on dit qu'ils furent contraints de manger des choses qui faisaient horreur. Enfin, ne pouvant plus subsister, ils s'accordèrent de rendre
la place pour sauver leur vie. Quand ils furent sortis ils se dispersèrent de côtés et d'autres, et les vainqueurs se servirent de ce fort pour faire des courses
par toute la Thrace.
[5] Les chapitres 1, 2, 11 et 12 du livre VII de Pachymère font bien connaître l'état de désordre dans lequel les courses des Catalans jetaient tout l'empire. «
Le vieil empereur n'osant espérer de dompter les battant, peuples dévoués à la mort, et à qui ce n'est qu'un jeu d'exposer leur vie aux hasards, chercha les
moyens de les gagner. Ce qui le confirma le plus dans ce dessein, ce fut l'avis qu'il reçut que les Turcs étaient en mauvaise intelligence avec eux, qu'ils
étaient près de repasser en Asie, si l'empereur avait agréable de leur prêter ses vaisseaux, qu'ils n'avaient plus la liberté d'entrer comme auparavant dans la
ville de Gallipoli, et qu'il y avait une telle division parmi les Catalans mêmes, que quelques-uns ne souhaitaient rien avec une si ardente passion que de se
soumettre à l'obéissance l'empereur, pourvu qu'ils pussent le faire avec sûreté. Tendant qu'il roulait ces pensées dans son esprit, on surprit fort à propos un
nommé Jacques qui avait été autrefois serviteur de Roger, et qui, depuis sa mort, avait été envoyé en Sicile par les Catalans pour y demander des secours, et
d'où il revenait avec des lettres avec lesquelles il fut mené devant l'empereur. Ce prince l'ayant interroge fut confirmé par ses réponses dans la créance, qu'à
moins que les Catalans ne reçussent des secours de Sicile, ils se porteraient volontiers à la paix. Il choisit Jacques même pour cette ambassade, à cause qu'il
était fort intelligent dans les affaires, et dans les intérêts des Catalans; et il crut que, s'il lui donnait des collègues il ne pourrait favoriser ses ennemis,
quelque dessein qu'il en eût. Il prit son serment. Pour plus grande assurance on lui donna pour collègue Corone, interprète de la langue latine; et outre eux
deux, l'empereur en nom ma depuis trois autres. Ces ambassadeurs s'étant rendus en diligence à un fort, envoyèrent donner avis aux Catalans de leur arrivée
et les prier de leur envoyer des otages et cinq chevaux. Ils leur envoyèrent à chacun un homme pour les suivre, sous prétexte à empêcher qu'ils reçussent
aucun mauvais traitement sur les chemins, mais en effet de peur qu'ils ne s'instruisissent trop exactement de l'état de leurs affaires. Quand ils eurent été
introduits, ils parlèrent de la sorte. (Ici l'apologie de l'empereur et le blâme des Catalans; ce sont des phrases sans faits et qu'il est par conséquent inutile de
rapporter ici.) Les ambassadeurs ayant achevé leur discours, les Catalans, au lieu d'accepter des conditions raisonnables, firent une réponse pleine de
l'insolence qui est ordinaire à leur nation. « Si l'empereur, dirent-ils, veut que nous nous retirions sans exercer aucun acte d'hostilité, il faut: qu'il nous paie
ce qu'il nous doit pour nos services; qu'il mette en liberté ceux de notre nation qui sont prisonniers à Constantinople; qu'il rachète nos vaisseaux que les
Génois ont pris; qu'il prenne les chevaux que nous ne saurions emmener, le butin et les prisonniers, et qu'il nous en donne le prix; s'il n'en veut rien faire,
qu'il sache que nous n'aurons ni peine ni honte a prendre les armes, et que nous ne délibérerons pas si nous devons préférer la vertu à la vie. »
« Les battant, devenus plus hardis par la disgrâce de l'amiral des Grecs, traitèrent avec les Turcs, commandés par Alyre, et en transportèrent en Europe
jusqu'à deux mille auxquels se joignirent plusieurs Grecs d'Orient, et ils se rendirent formidables. Ils s'emparèrent des passages du mont Ganos et y mirent
de fortes garnisons, et firent des courses jusqu'à Chiorli, tuant tout ce qui se présentait devant eux, couvrant tous les champs de carnage, emmenant les
troupeaux et même les bœufs qui servaient au labourage. Ne pouvant prendre Héraclée, que les habitants avaient ruinée par le désespoir de la conserver, ils
allèrent à Rodosto, tuèrent impitoyablement tout ce qu'ils trouvèrent hors des murailles, de sorte que toute la campagne fut couverte de corps morts. Ils
assiégèrent une tour où plusieurs personnes s'étaient enfermées, et ne l'ayant pu prendre de force ils lâchèrent de la prendre par composition; mais les
assiégés leur ayant refusé de capituler, ils se retirèrent
« L'impératrice Irène étant partie en ce temps-là de Thessalonique, et ayant fait environ dix petites journées, l'empereur lui manda de s'en retourner parce
que les incursions continuelles des barbares ne laissaient pas de sûreté sur les chemins. A l'heure mémo il envoya Marule, avec le peu de troupes que le
malheur des temps lui put permettre d'amasser, pour s'opposer aux Turcs qui s'étaient emparés du fort d’Hexamille et qui s'étaient fortifiés par l'arrivée du
Catalan Rocafort. Dès que Marule se fut campé à Apros, Rocafort lui manda secrètement: qu'il avait dessein de se rendre à l'empereur avec deux cents
hommes, et que, pour preuve de sa fidélité, il déferait tous les Turcs d'occident pourvu qu'on lui donnât une somme de 8.000 écus. Marule lui envoya des
présents et lui demanda comment il pourrait défaire une si prodigieuse multitude de Turcs. Il répondit qu'il les diviserait et les attaquerait séparément, et
pour assurance de sa promesse, il envoya les têtes de plusieurs qu'il avait déjà tués. Il eut trompé Marule par cet artifice, si une femme n'eût reconnu la tête
de son mari, et si l'on n'eût jugé, qu'au lieu d'envoyer les tôles des Turcs, il envoyait les têtes des Grecs qui avaient été tués dans les dernières rencontres.
[7] Dignité de la couronne d'Aragon qui réunissait à la fois les droits de Trésorier et de Chancelier du royaume.
[8] Pachymère parle de cette entreprise contre les Alains, sur les frontières de Bulgarie.
« Les Catalans ne s'abstinrent pas un moment d'exercer des actes d'hostilité. Bien qu'ils semblassent s'accorder sur ce point, ils étaient de différents avis
touchant la manière de faire la guerre. Les uns étaient d'avis de porter la dévastation entre Branchiale et Constantinople, et, quand ils seraient au pied de
cette dernière ville, de demander l'argent que l'empereur leur devait; et, s'il refusait de les payer, d'en entreprendre le siège. Les autres, et principalement les
Turcopules, proposèrent de marcher plutôt contre les Alains pour délivrer tes prisonniers de leur nation, et faisaient voir qu'ils avaient assez de provisions
sur leurs chariots pour cette entreprise. Les Alains s'étant séparés des Grées, avaient envoyé supplier Venceslas, qui tenait Anchiale, Blésembrie,
Agathopolis et des bourgs aux environs, de leur envoyer des Bulgares avec lesquels ils pussent attaquer les Grecs. Venceslas leur en ayant envoyé mille, ils
coururent et ravagèrent ensemble tout le pays, puis allèrent trouver Venceslas avec leurs femmes et leurs enfants. Les Turcopules ayant eu nouvelles de ce
voyage furent extrêmement fichés que leurs ennemis leur échappassent de la sorte, et qu'ils emmenassent avec eux des prisonniers de leur nation qui leur
étaient très chers. Voilà pourquoi ils tachèrent de porter les Catalans à fondre sur eux à l'improviste, pendant qu'ils étaient fatigués d'un long voyage; et ils
leur promettaient qu'ils remporteraient un butin inestimable. Étant transportés eux-mêmes par le désir de remporter ce butin, mais plus encore par celui de
délivrer leurs prisonniers, ils coururent les premiers et furent suivis par les autres, à la réserve de ceux qui demeurèrent en garnison, tant dans la ville de
Madyte, qu'ils venaient de prendre par famine, qu'en celle de Gallipoli. Les nôtres, ne se trouvant pas assez forts pour paraître à la campagne et pour
résister à une si prodigieuse multitude d'ennemis, demeurèrent dans les places, les uns sous Marule et les autres sous l'empereur Michel. L'empereur
Andronic fit entrer tous les blés qui étaient sur la terre aux environs de Constantinople, où il n'y avait plus de paysans pour faire la récolte, depuis que les
étrangers en avaient tué en très peu de temps jusqu'au nombre de cinq mille, comme on l'avait appris d'eux-mêmes. Les Turcopules et les Catalans
poursuivirent let Alains avec quatre cents chariots, et les attaquèrent sur les frontières de Bulgarie. Les Alains se défendirent vaillamment et préférèrent
l'honneur à la vie. Ayant néanmoins tiré tous leurs traits et tué quantité de Turcopules et de Catalans, ils furent enfin contraints de prendre la fuite et
d'abandonner le bagage, les femmes et les enfants. »
[9] Voici comment Pachymère rend compte de l'arrivée de la flotte génoise sous le commandement de Spinola.
« Dix-neuf vaisseaux arrivèrent de Gênes au commencement du printemps (1308). Mais au lieu que l'empereur n'avait demandé que des vaisseaux de
guerre pour le secourir contre ses ennemis, les Génois ayant calculé la dépense de l'équipage et de l'armement, avaient appréhendé qu'il ne fit la paix, et,
dans cette appréhension, ne lui avaient envoyé que des vaisseaux marchands avec un peu plus de soldats que de coutume. Ils leur avaient ordonné de tout
quitter pour secourir l'empereur, s'il avait besoin de leur secours, et de se contenter de la paie qu'il aurait agréable de leur donner. Spinola, Génois, beau-
père de Théodore despote, avait ménagé ces conditions avantageuses. L'empereur ayant créé despote Démétrius, le plus jeune de ses fils, l'avait envoyé en
Italie. L'impératrice jugeant que Théodore avait plus de droit, par la prérogative de l'âge, que Démétrius aux biens et aux dignités qui appartenaient de son
côté à ses enfants en ce pays-là, y envoya Théodore. Celui-ci y étant mort sans enfants, les grands supplièrent l'empereur d'envoyer Jean pour succéder aux
droits de Théodore son frère. Les Génois, étant arrivés, suivirent les ordres qu'ils avaient reçus, et se mirent en peine de savoir la volonté de l'empereur pour
y obéir. Il leur témoigna qu'il était beaucoup plus disposé à la paix qu'à la guerre, et qu'il serait bien aise d'employer tout son bien pour épargner le sang de
ses alliés. Quand ils virent qu'ils lui étaient inutiles, ils le supplièrent de leur faire compter l'argent qui leur était dû, et de leur permettre de s'en retourner.
Ils prétendirent qu'il leur était dû jusqu'à 300.000 écus. Ceux qui avaient été nommés par la commune de Gênes pour soutenir ses droits étaient sur les
vaisseaux; mais comme ils étaient pressés de partir pour aller vendre dans la mer Noire les marchandises dont ils étaient chargés, ils laissèrent quatre
députés pour examiner leurs droits. L'empereur n'ayant retenu que quatre de leurs galères pour garder le détroit d'Abydos et pour donner la chasse aux
corsaires, permit aux autres de s'en aller. Il défendit néanmoins à celles qu'il retint de faire aucun acte d'hostilité durant vingt jours, durant lesquels il serait
fait un traité de paix. Pour cet effet, il envoya demander la paix aux Catalans, et leur offrit jusqu'à 100.000 écus. Il donna même ordre à ses ambassadeurs
d'en offrir davantage, s'ils le jugeaient à propos; mais ces ambassadeurs ne firent rien, parce que, les plus considérables des Catalans étalent absents (pour
leur expédition en Bulgarie). »
[10] vieux mot français pour trait. Il s'est conservé en parlant de la foudre: le carreau vengeur.
[11] Muntaner donne le nom de casada, maison, à ce que les Génois appellent aussi alberghi, les hôtels, pour désigner les familles illustres.
[12] Pachymère raconte d'une manière fort succincte cette attaque infructueuse des Génois sur Gallipoli.
« Avant que les Catalans, qui étaient allés contre les Alains fussent de retour à Gallipoli, les Génois revinrent de Trébizonde et des environs à
Constantinople, à dessein de retourner en leur pays; et bien que l'empereur n'eût pas jugea propos de les retenir, parce qu'ils ne voulaient pas servir sur
terre, ils s'offrirent néanmoins à servir partout où il lui plairait. L'empereur ayant proposé d'attaquer Gallipoli, ils s'en approchèrent et brûlèrent un moulin
qui était au dehors. Mais la mort d'un des principaux de leur nation, la blessure d'André Murisque et la contenance que les assiégés firent de vouloir faire
une sortie, les étonneront si fort qu'ils plièrent bagage et s'en retournèrent en leur pays. »
[13] Suivant Pachymère, Isaac Méleck n'était pas aussi fidèle aux Catalans que se le représente ici Muntaner. Je réunis ici tout ce qu'en dit Pachymère:
« Un Turc, nommé Isaac Méleck, envoya, sur ces entrefaites, offrir secrètement à l'empereur de passer dans son parti et de faire pour son service tout ce qui
dépendrait de lui. L'empereur, ne trouvant pas d'autre moyen de remédier aux maux qui croissaient de jour en jour, que d'affaiblir par adresse la puissance
des ennemis, accepta ses offres, et lui promit de lui donner en mariage la fille d'un autre Méleck et de lui faire des présents si considérables en faveur de ce
mariage, qu'il en serait satisfait. Parmi les paroles qui furent portées de part et d'autre, Méleck fit dire à l'empereur: qu'il serait aisé de détacher les
Turcopules de l'intérêt des Catalans, s'il avait agréable de leur rendre leurs femmes et leurs enfants. Cette négociation ayant été découverte, Rocafort accusa
Méleck de trahison et quelques-uns de ses complices. Ils se défendirent, en disant qu'ils n'avaient fait semblant de vouloir passer dans le parti de l'empereur
que pour retirer les femmes et les enfants des Turcopules qu'il avait entre les mains, et ils furent assez heureux pour faire en sorte que les Catalans se
contentassent de cette excuse. Isaac Méleck envoya une seconde fois, sans la participation des Catalans, offrir a l'empereur Andronic d'embrasser son parti,
pour qu'il lui fit épouser la fille de cet autre Méleck, et proposa plusieurs autres conditions avantageuses au bien, de l'empire, comme de faire en sorte que
les Turcopules se déclarassent pour lui, à la charge pourtant qu'il leur rendrait leurs femmes et leurs enfants qui avaient été pris par les Mains et envoyés à
Constantinople. L'empereur, qui ne souhaitait rien tant que d'affaiblir les Catalans, accepta la proposition avec joie et chercha le moyen de la faire réussir.
(Pachymère raconte ici l'origine de cette jeune fille demandée par Isaac Méleck; comment son père Méleck, fils du sultan Azatine, se voyant, ainsi que son
père, déçu par l'empereur, s'était aussi enfui de Constantinople; comment sa fille et son fils Constantin y étaient restés en otage et avaient été élevés auprès
de l'empereur qui les avait faits chrétiens; et comment enfin l'empereur envoya la jeune fille à son père en Asie, pour que le mariage se fit avec son cousin
germain Isaac Méleck.) On prépara en même temps des vaisseaux pour porter en Asie les Turcs qu'Isaac Méleck avait promis de disposer à ce voyage.
Comme les Catalans et les Turcs étaient devant Rodosto, et qu'ils souhaitaient avec passion de s'en rendre maîtres pour faire des courses en Thrace,
l'empereur envoya deux vaisseaux pour en tirer toutes les personnes inutiles. Les Turcs s'opposèrent à l'exécution de ce dessein et l'empêchèrent, jusqu'à ce
que, ayant appris ce que l'empereur voulait faire en leur faveur, ils firent semblant de fuir, et donnèrent moyen d'emmener toutes les personnes incapables
de porter les armes et qui n'étaient propres qu'à consommer les vivres de la place. Les assiégés, ayant pris courage, firent des sorties et obligèrent les
assiégeants à se retirer et à décharger leur colère sur la campagne et sur ceux qui y étaient restés. Isaac Méleck, à qui l'on devait mener sa fiancée à Piga,
ville maritime, et qui, en reconnaissance, devait retirer les Turcs de l'alliance des Catalans et les mettre dans celle de l'empereur, prit les plus considérables
de cette nation et traversa l'Hellespont dans ce dessein. Il n'eut pas de peine à persuader aux Turcs, avec lesquels il avait une habitude particulière, de se
séparer des Catalans. Ils attaquèrent hardiment les Catalans qui les commandaient, les tuèrent, et coururent vers le rivage, à dessein de monter sur des
vaisseaux de l'empereur pour passer en Asie. Le bruit de ce meurtre et de leur fuite étant venu trop tôt aux oreilles des Catalans, ils les poursuivirent
vivement, les attaquèrent, en tuèrent plus de deux cents et les réduisirent sous leur puissance. Les Turcs, réduits de la sorte, offraient de servir comme
auparavant; mais les Catalans refusèrent de les recevoir et de se lier à eux qu'ils n'eussent livré isaac Méleck, Tacantziaris, qui commandait en particulier
aux Turcopules, et le frère de Méleck, qu'ils soupçonnaient de le savoir portés à la révolte. Lorsqu'on les leur eut mis entre les mains, ils ordonnèrent qu'on
coupât la tête à Isaac et à son frère. En les dépouillant, on trouva sous le bras d'Isaac une lettre de l'empereur, par laquelle il invitait les Turcs à embrasser
son parti. Ils apportèrent sur-le-champ tant de raisons pour leur justification qu'au lieu de les tuer on se contenta de les mettre sous sûre garde. »
[14] pachymère parle ainsi du retour de Béranger d'Entença en Grèce, et de leur décision de tenir à la fois différents sièges:
« Ce qui redoublait la joie éprouvée par les Grecs (pour les dissensions qui avaient éclaté entre les Turcs et les Catalans), c'était que Ferrand Ximénès, attiré
par d'éclatantes promesses, semblait en résolution d'embrasser le parti de l'empereur; mais au moment même où il allait exécuter cette résolution, Béranger
arriva sur un grand vaisseau chargé de cavalerie, et ralentit son ardeur, par l'espérance de récompenses qu'il lui présenta de la part de Frédéric (roi de
Sicile), en cas qu'il demeurât attaché à ses intérêts. Ferrand Ximénès se ménageait néanmoins avec l'empereur et témoignait de l'affection à son service.
L'empereur envoya aussitôt deux galères pour lui amener Ferrand Ximénès. Ces deux galères ayant rencontré un vaisseau qui portait Béranger, et s'étant
mises en devoir de l'attaquer, Ferrand Ximénès protesta: que les hommes qui étaient dessus étaient à lui; qu'il n'était pas juste d'exercer des actes d'hostilité
dans le temps qu'on parlait d'accord; que la nuit suivante il retirerait ses gens de dessus lu vaisseau, et qu'après cela les galères pourraient, si elles le
voulaient, l'attaquer. Et pour les tromper plus aisément, il leur donna en gage, des coffres où il disait qu'étaient ses trésors. La nuit suivante il fit entrer dans
le vaisseau un ai bon nombre d'officiers que les galères n'osèrent plus l’attaquer. Cette perfidie fit souhaiter de voir ce qui était dans ses coffres. Quand on
les eut ouverts on n'y trouva que du sable et des pierres, ce qui obligea les deux galères de revenir à Constantinople. Les Catalans étaient pressés par la
famine; et ils n'avaient garde qu'ils n'en fussent pressés, puisqu'ils ne prenaient aucun soin ni de semer ni de recueillir, et ils étaient d'ailleurs extrêmement
incommodés par la puanteur insupportable d'une quantité prodigieuse de corps morts. Ils quittèrent donc Rodosto, Panies et les environs du mont Ganos, et
vinrent à Gallipoli, où, ayant laissé une suffisante garnison, ils se répandirent avec impétuosité autour d'Ainé et de Mégarix. La disette les obligea en cet
endroit d'eu venir aux mains avec ceux du pays. Le bruit était, qu'ils avaient dessein de traverser le fleuve Maritza, et que, parce qu'il est peu profond à son
embouchure, ils l'avaient remonte vers sa source, où il est guéable. Leur arrivée jeta la consternation dans le pays et dissipa les habitants, qui se retirèrent
dans leur fort, laissant leurs moissons et leurs terres au pillage. »
Nicéphore Grégoras mentionne la querelle de. Béranger d'Entença et de Ferrand Ximénès avec Rocafort.
« Peu de temps après la défection du turc Chalil, dit-il, il arriva une grave dissension entre Ferrand Ximénès et Béranger d'Entença d'une part, et leur chef
Rocafort de l'autre. Ils prétendirent qu'il était indigne d'eux, hommes bien nés, d'avoir pour chef un homme de basse origine et d'humble condition. Pour ne
pas multiplier les paroles, ils en appelèrent aux armes de la décision de leur débat. Béranger d'Entença fut tué dans le combat. Quant à Ferrand Ximénès, il
se réfugia auprès de l'empereur Andronic. Là il fut accueilli bien au-delà de ses espérances; de sorte qu'il fut élevé à la dignité de mégaduc, et qu'on le
maria à Théodore, fille d'une soeur de l'empereur, et qui était veuve en ce moment. »
[15] Pachymère parle de l'arrivée de Fernand de Majorque, mais sans bien s'en rendre compte:
« Gui, neveu de Frédéric, ayant appris qu'il y avait de la division parmi les Catalans, et que les uns étaient d'accord de reconnaître Ferrand ximénès, au lieu
que les autres, du consentement de Ximénès même, voulaient déférer le commandement a Béranger, qui, s'étant enfui de Gênes, s'était retiré parmi eux, et
que Rocafort refusait ouvertement de se soumettre a ce dernier, arriva avec sept gros vaisseaux. Quelques-uns disent que ce ne fut pas Gui qui vint, mais
Fernand de Majorque, fils du roi de Sicile, soit que Fernand, fils du roi de Sicile, soit venu en effet, ou que Gui ait pris ce titre pour s'attirer le respect des
Catalans. Ils refusèrent de le reconnaître, et Rocafort protesta hautement qu'il ne lui abandonnerait pas un pays qu'il avait conquis par les armes. L'empereur
employa tous les efforts de son esprit et toute l'adresse de sa prudence pour augmenter leur mauvaise intelligence, et pour empêcher qu'ils ne s'accordassent
et qu'ils ne réunissent leurs forces contre lui. Il s'appliquait uniquement à cette affaire et négligeait pendant ce temps celles d'Orient. »
[16] Cette convention entre Frédéric III, roi de Sicile, et son parent Fernand de Majorque, fut signée entre eux à Melazzo en Sicile, port voisin de Messine,
vis-à-vis les îles Lipari, le 10 mars 1306, vieux style, ou 1307, nouveau style; et Fernand devait sur-le-champ se diriger vers la Morée pour y prendre le
commandement des forces catalanes, afin de terminer les dissensions qui existaient entre les différents chefs. Il s'y rendit en effet, comme on va le voir dans
Muntaner; mais son départ fut retardé jusqu'en 1308. Voici cette convention telle qu'elle fut transcrite conformément à l'original, à la demande de Robert,
fils de Charles II, sous l'inspection du cardinal Gentili du titre de Saint-Martin, dans la ville de Naples, le 23 avril 1308. L'original de cette copie, revêtu du
sceau du cardinal, existe aux archives du royaume.
[17] Dans la partie la plus resserrée du Golfe de Salonique. Un comptoir y fut accordé aux Génois par le traité de 1261, en même temps qu'à Smyrne,
Adramitli, Salonique et Cassandrie, et dans les îles de Métélin, Scio, Crète et Nègrepont.
[18] Fernand de Majorque était fils de Jacques, roi de Minorque et petit-fils de pierre, roi d'Aragon et comte de Catalogne.
[19] Le bruit de la querelle entre leurs oppresseurs et la nouvelle de la mort de Béranger parvint promptement aux Grecs. Nicéphore Grégoras en dit deux
mots dans la citation que j'ai déjà faite.
Pachymère termine le dernier chapitre de son ouvrage en rapportant succinctement ces bruits.
« Les Catalans ont traversé le fleuve Maritza, à dessein, comme l'on croit, de s'en retourner en leur pays, ou, comme ils disent, de s'emparer du mont Athos.
Ce qui est constant est que Rocafort est parti d'Aine avec les Turcs, et que Béranger est aussi parti avec Ximénès et Gui, et qu'ils se sont rendus à
Cassandrie en fort mauvaise intelligence. Rocafort aimant mieux en venir à une guerre ouverte que d'user de ruse contre ses ennemis, ou de se mettre en
danger d'être opprimé par leur perfidie, donna bataille, tua Béranger et prit Ximénès. Ce dernier, ayant été mis en liberté, courut quelque temps comme un
vagabond et se sauva proche de Xanthes. Les soldats qui s'étaient échappés de la défaite se rangèrent sous les enseignes de Rocafort qui mena ses troupes
vers la Thessalie; l'avènement en sera tel qu'il plaira à Dieu. Je souhaite qu'il lui plaise de favoriser les bonnes intentions de l'empereur et de ne pas tromper
ses espérances. »
(Ainsi termine pachymère avec la 48e année de l'empereur Andronic, ou l'an 1308.)
[20] Ferrand Ximénès fut fort bien accueilli par l'empereur qui lui donna en mariage sa nièce Théodora, et le revêtit de la dignité de mégaduc.
[21] Le lieu où se trouvait alors Fernand de Majorque devait être fort rapproché des ruines d'Abdère sur le continent opposé à l'Ile de Tassos, qui en est en
effet fort peu éloignée.
[22] Après pachymère j'ai recours à Nicéphore Grégoras pour suivre les courses des Catalans d'après les relations données par leurs ennemis les Grecs, et
pour mettre ainsi en regard les deux narrations. Cette comparaison ne fera que donner plus de crédit à Muntaner, comme historien véridique et habile
narrateur. Voici ce que dit Nicéphore sur l'occupation du cap de Cassandria. Bien que la traduction latine de Boivin soit fort bonne et de beaucoup
supérieure à la traduction latine de Pachymère par le jésuite Possin, véritable paraphrase conservée cependant dans l'édition de Bonn sans aucune
correction, je préfère traduire ici moi-même ces fragments en français. Nicéphore est un historien qui n'est point à dédaigner, et je m'étonne que les savants
allemands ne se soient pas donné la peine d'ajouter à la nouvelle édition qu'ils en ont donnée, les livres inédits que possède la Bibliothèque du Roi, et qui
étaient tout préparés pour l'impression. Cette nouvelle publication de la Byzantine n'a de commode que le format; car les savants allemands ont attaché tant
de prix au texte, que ce soin leur a fait négliger toutes recherches et tous éclaircissements historiques, recherches et éclaircissements si indispensables dans
cette partie de l'histoire du moyen âge.
« Après la bataille d'Apros, les Catalans, exaltés par l'orgueil de la victoire et par l'adjonction des Turcopules qui avaient renoncé au service grec pour venir
combattre dans leurs rangs, se livrèrent impunément, pendant deux années entières, à leurs couses vagabondes, et dévastèrent et épuisèrent tout le pays sur
la côte et à l'intérieur, jusqu'à Maronia, Rhodope et Byzie. Reconnaissant alors l'impossibilité d'y trouver de quoi subvenir à leurs propres besoins, ils
résolurent de pénétrer plus avant en pillant, jusqu'à ce qu'ils trouvassent un pays propre à s'y fixer. Ayant donc franchi la cime du Rhodope qui s'étend
jusque sur la côte, ils s'avancèrent impunément en grossissant toujours leur butin. Avec eux marchaient plus de deux mille Turcs tant à pied qu'à cheval;
quant aux Catalans, ils étaient plus de cinq mille, tant hommes de cheval qu'hommes de pied. C'était au milieu de l'automne, et, comme l'hiver approchait,
ils songèrent à se précautionner de vivres pour la mauvaise saison et se jetèrent dans les bourgs de Macédoine. Là, après avoir presque tout ravagé, et
s'étant munis de nombreuses provisions, fruit de leurs brigandages, ils campèrent dans les alentours de Cassandria. C'était une ville autrefois célèbre mais
maintenant vide d'habitants. Le pays environnant est également favorable à un campement, pendant la bonne comme pendant la mauvaise saison; et c'est là,
comme je l'ai dit, que les Catalans dressèrent leurs tentes. C'est un long promontoire qui s'avance sur la mer et qui est terminé par de vastes golfes par
lesquels s'écoule la neige amassée dans les mois d'hiver. A l'approche du printemps ils quittèrent cette station et se jetèrent sur les villes de Macédoine,
parmi lesquelles l'objet principal de leur convoitise et de leurs espérances était Thessalonique. Ils pensaient en effet qu'une fois maîtres de cette ville, si
grande et si abondamment fournie de toutes richesses, et surtout à ce moment où ils avaient appris que s'y trouvaient les impératrices Irène et Marie, rien ne
pouvait plus les empêcher, en se servant de cette ville comme d'un point de refuge, de devenir maîtres de toute la Macédoine. »
[23] Aussitôt après la reprise de possession de Constantinople par les Grecs, Michel Paléologue, fortifié de l'alliance des Génois, d'après les clauses du
traité de Nymphée (ratifié le 10 juillet 1261, quinze jours avant la prise de Constantinople), résolut de compléter ces premiers avantages en dépossédant les
Français et Vénitiens de ce qui leur restait dans l'empire.
« Telle fut l'origine de l'apparition des Zaccaria dans l'empire grec. Le Zaccaria dont il est question ici s'appelait Benoît Zaccaria. Aidé par les troupes
grecques, il s'empara d'Orée, au nord de Nègrepont, près de Chalcis. Raban fut fait prisonnier (en 1262), ainsi que Gui de La Roche, duc d'Athènes, son
ami, qui était accouru à son secours, et fut envoyé à Constantinople. L'île de Nègrepont avait été jusque-là divisée en trois seigneuries, comme on peut le
voir dans la chronique de Morée, et Raban était un de ces seigneurs tierciers. Benoît Zaccaria lui succéda dans ce tiers, et Michel Paléologue prit la
seigneurie des deux autres tiers, et donnant en indemnité à Benoît Zaccaria l'île de Scio avec le titre d'amiral et de grand connétable. A la même époque
André et Jacques Calanei s'étaient emparés de l'antique Phocée.
Ce Benoît eut un fils nommé Manuel Zaccaria, qui reçut de Michel paléologue le don de la ville de Phocée mentionnée ici avec autorisation d'en exploiter
l'alun. Voici comment en parle Pachymère:
« L'empire ne laissait pas d'être toujours attaqué par les mêmes ennemis, bien que nos troupes qui gardaient le détroit d'Abydos empêchassent les Turcs
d'en approcher, ce dont on dit que les almogavares n'étaient pas fâches. Les Turcs tenaient cependant l'autre bord et exerçaient toutes sortes d'hostilités
contre les Grecs qui osaient en approcher. Ils ne tenaient pas pourtant les environs d'Adrametti et de Phocée où Manuel Zaccaria était en repos, non tant par
l'avantage de l'assiette du lieu que par la réputation de la valeur des Latins qu'il avait sous ses enseignes. Ce Manuel, considérant que les îles d'alentour
étaient exposées aux courses et aux insultes des étrangers, envoya supplier l'empereur ou d'envoyer des troupes pour les défendre, ou de lui en confier la
défense et de lui assigner les impositions qui se levaient dans le pays pour subvenir à la dépense des vaisseaux. L'empereur Michel, père d'Andronic, avait
autrefois accordé ce pays-là pour y travailler l'alun. Les députés furent favorablement reçus à Constantinople et obtinrent ce qu'ils demandaient. »
Manuel paraît avoir eu deux enfants, dont l’aîné nommé Benoît succéda à son père dans les seigneuries de Phocée et de Scio, et dont l'autre retourna sans
doute à Gênes, et fut le père du Ticino Zaccaria, ami de Muntaner. Cantacuzène mentionne ce Benoît comme ayant repris par les armes la seigneurie de l'île
de Scio qui lui fut concédée par l'empereur Andronic.
M. Sauli mentionne un autre Zaccaria employé par Michel Paléologue dans les affaires les plus importantes, et qui fut envoyé avec Jean Procida au roi
Pierre d'Aragon et au pape avec des sommes considérables pour préparer l'affaire des vêpres siciliennes, qui devaient débarrasser paléologue des craintes
que lui inspirait l'ambition de Charles d'Anjou sur l'empire de Constantinople.
Le dernier des Benoît Zaccaria, qui avait obtenu la seigneurie de Scio sous la souveraineté suprême de l'empereur Andronic, laissa à sa mort deux fils, dont
l'un nommé Martin, eut la seigneurie de Scio, et l'autre nommé Benoît, eut Phocée et 0.000 florins d'or de revenu, qui devaient lui être payés par son frère.
Martin gouverna Scio d'une manière si rude que les habitants eurent recours à la souveraineté impériale, dont Martin avait voulu s'affranchir, tout fier qu'il
était d'avoir reçu de Philippe de Tarente, empereur titulaire de Constantinople, le titre de roi et de despote de Romanie. Benoît Zaccaria s'était en même
temps adressé à Andronic pour le prier de prononcer dans un débat qu'il avait avec son frère Martin. Andronic profita de l'occasion, et réunissant une flotte
nombreuse dont une bonne partie lui fut fournie par Nicolas Sanudo, duc des Cyclades, il s'empara de l'île de Scio, en 1529, et Martin fut fait prisonnier.
Andronic offrit à Benoît de le nommer gouverneur de cette île en lui donnant une partie des revenus; mais Benoît à son tour revendiqua la seigneurie
entière des états, et son frère quelque temps après essaya une invasion, mais n'ayant pu réussir il mourut de chagrin. Martin Zaccaria, échappé de sa prison,
se réfugia en Italie, fut nommé par h; pape capitaine général d'une flotte destinée à une nouvelle croisade, s'empara de Smyrne sur Morbassan, lieutenant
d'Amir, et fut tué peu de temps après à la suite d'une défaite: complète, qu'Amir, revenu d'Europe, fit éprouver aux croisés. L'île de Scio, après de longues
luttes, finit par retourner, en 1548, dans les mains de la république de Gênes.
On trouve un Benoît Zaccaria, Génois, amiral auxiliaire de France en 1297, après la mort d'Othon de Toucy. Son portrait est placé à Versailles, sous le n°
1168, dans la salle des amiraux.
[24] C'est le même Charles de Valois pour lequel Muntaner a manifesté tant d'aversion au moment de ses campagnes de Catalogne et de Sicile. Charles de
Valois espéra successivement être roi d'Aragon, puis de Sicile, puis empereur de Constantinople, et ne fut définitivement, comme le dit Muntaner, que roi
du vent.
[25] Thibaut de Cepoy est compté par le père Anselme au nombre des amiraux de France. Son portrait est à Versailles sous le n° 1170, parmi les amiraux,
je trouve parmi les manuscrits de Ducange l'extrait d'un rouleau en parchemin de la Chambre des Comptes de Paris qui contient les comptes de Thibaut lui-
même pour son voyage de Romanie. Ce manuscrit donne quelques faits de plus à ajouter à ceux fournis par Muntaner et le voici en entier:
« C'est le compte mons. Thibaut de Cepoy pour le voyage de Romanie, où il fut. Et parti de Paris le vendredi après la Nostre-Dame en septembre l'an 1306;
et vint à Mons, à S. Christofle en Hallate, au 29 jour d'avril l'an 1310.
« Receu de Nicolas de Condé le jour dessus dit, en monnoie du roi, etc., du sous-doyen de Chartres à Venise etc. de lui à Brandis, etc. somme tout, 7.000
florins, etc. Il y a d'autres receuz et emprunts tant à Nègrepont qu'ailleurs pour payer les galies.
« Gages et retenues des chevaliers et d'escuyers et de gens de pied par le seigneur de Cepoy.
« Le seigneur de Cepoy et trois chevaliers, et quatorze escuyers. Monseig. Druy de Houdainville, Drouet de Croisencourt, Raoulin Milet, mons. Jacques de
S. Sanson, Guill. Brahier, Simonnet de Framicourt. M. Perceval de Soisy, Guill. de Houdencourt, Thibaut de Moin, Jean de Mentenay, Harpin de
Liencourt, Thibaut de Boulainviller, Jean d'Annecourt, Simon de Noiers, Pierre Fol, Robin Miles, Pierre le Keu, qui servirent du vendredi d'après la N. D.
en sept, l'an 1306, jusques à pareil jour 1307.
« Receptes d'autres escuyers et chevaliers, quand nos galies furent venues à Brandis.
« Gautier de Marchel, du quinzième jour de mai, l'an 1307, jusqu'au venredi 9 de septembre; Andrieu de Pommart, Bourdin, Haiton du Mail, Henriet de
Chalon, Lucien du Bos, Jacques de Cauroy, Cirart de Landas, Jean de Bar, Colart de Hartaingne, Guill. de Grapain, Bertrand du Fayel, Jehannot Mouisson,
Jean de Brelenge, Renaut du Fainne.
« Mess. Jean de Cepoy, frère de monseigneur Thibaut, retenu lui et deux escuyers, Mahiet de Farainviller et Andrinot de Saint-Jean, du 22 de mai l'an
1307, jusques au vendredi 9 jour de septembre, 30 s. par jour.
« Messire Pierre de Routviller, retenu lui et deux escuyers, Jehannot de Routviller, et Pierre de Aulpache et messire Bridoul de Huyermont, lui, un
chevalier, et cinq escuyers; M. Percheval de Huyermont, Simon Lanon, Anglot, Raoulin de le Cauchie, Jean de Glènes, Marchion d'Argonnes, etc.
« M. Jean, fiuls au seig. de Cepoy, et un chevalier, et trois escuyers. M. Jacques le Puilloys, Gossart de Domuin, Girardin d'Auci, Jean Damoisel, etc.
« M. Thibaut d'Anserville et un escuyer; Philippot de Valengouiart, Jean du Berquon, et Guirfroy de Berquon, retenus à escuyers; Michelet de Villerval, et
Jean de Launal, retenus à escuyers.
« Jeannot de Tiesselins, connestables de vingt-neuf sergens a pié, retenus a Brandis, l'an 1307.
« Mons. Thibaut de Cepoy en la seconde année au cap de Cassandria, lui cinq de chevaliers, son fils mons. Jean, son frère M. Jean, M. Jacques le Puillois et
M. Simon de Luques, du venredi 9 jour de septembre jusques au venredi 9 jours en ce mois par 365 jours, l'an renouvelé 1308, et quinze escuyers
entièrement, Robin Millet, Jacques de Cauroy, de Boulainviller, Lucien du Bos, Harpin de Liencourt, Pierre Fol, Andrieu de Pommare, Jean Damoisel,
Gosses de Domuin, Girart de Landas, Mahiu de Farainviller, Andriu de St-Jean, Perret, de Renneval, et Moitelet de Villerval, pour 20 hommes d'armes
entièrement, 3600 l., etc., etc.
« Chevaliers et escuyers qui ne furent mie tout le tems dessusdit, et furent de cele retenue.
« M. Druy de Houdainville et trois escuyers servirent en la deuxième année, dudit 9 de sept, l'an dessusdit jusques au dernier de novembre, etc.
« M. Thibaut d'Anserville et un escuyer, dudit jour jusques au premier jour de novembre, etc.; N. Guill. de Grapin et un escuyer, etc.; M. Jacques de St.-
Sanson et trois escuyers; M. Perceval de Soisy et deux escuyers. M. Bredouls de Huiermont, un chevalier et cinq escuyers. M. Guy Ponvillain et trois
escuyers; Jean de Moncornet, Thomas de Rainset, Jean Ponvillain, etc. M. Hélie Chelin et deux escuyers, fut avec M. Thibaut, l'an 1307 jusqu'au 15 jours
de ….. qu'il mourut.
Escuyers qui servirent en la seconde année, et ne servirent mie toute l'année de l'an 1307 jusques à 1308: Raoulin Mulet, Jean de Bar, Pierre li Keus, etc.
« De anno tertio. Mous Thibaut de Cepoy et trois chevaliers de la tierce année, si. Jean son Dis, M. Bertrand Laugier, M. Salinon de Luques escuyers.
Thibaut de Boulainviller, Girart d'Auci, Jean Damisel, p. Fol, Ansel de Liencourt, Pierre de Remin, ... d'Auci, Jacques de Harbonnières, Faucon de
Sloutcschiur, Guill. de Xesto, Hanequin l'Alemant, Rifflans, Raymond de Viviers, Othelin Le Bourg (bâtard) Jean Soch Audriu de Ponimare, qui servirent
du 9 sept. 1308 jusqu'au 9 sept. 1309.
« Chevaliers et escuyers, qui ne furent mie tout cel an. M. Jean d'Arsi, chevalier, retenu le 14 octobre 1308, a servi jusqu'au premier de décembre. M.
Gauthier de Pêne, auvergnas, et un escuyer, Simouet de Pêne, retenu le 3 de novembre 1308, servirent jusques au 26 de mai 1309. M. Jacques le Puillois du
9 septembre 1308 jusques au 22 de novembre, si. Giraus Pierre le 15 janvier 1308, jusques au 23 de mars. Martclet de Villerval du 9 septembre 1308
jusques au 15 d'octobre. Gérard de Ladiugs, duo septembre 1308 jusques au 15 d'octobre. Jean d'Achin et Slarchion d'Argonnes, etc.
« M. Thibaut de Cepoy, lui quart de chevaliers, son fiuls, M. Bertrand Lauguer, M. Salemon de Luque, et seize escuyers, Thibaut de Boulainviller, Jean
Damoisel, Thibaut d'Auci, Andrinot de St-Jean, Guiffroy, Ernout de Sauvelerre, Perrot de Reneval, Jean de Rumancourt, l'abbé d'Auviler, Bertaut Lordaut,
Faucon de Monteschier, Raimondin de Viviers, Damas, Jean de St-Paul, Huguenin de Brebant, Jacques de Harbonnières, qui servirent du neuvième jour de
septembre l'an 1309, jusques au 29 d'avril, l'an 1310, par deux cens trente-trois jours; adont trouvasmes mons. de Valois à Saint-Christofle en Halapte près
de Senlis, etc.
« Parties et mises et autres deniers bailliez pour mons. messire Charle et en son nom: c'est assavoir, pour messagers envoyez en France et ailleurs, et pour
deniers bailliez à messire Renier de Grimaus, à Roquefort, et à autres gens pour leur vivre, et pour armer des galies qui vindrent de Venise, si comme il
appert ci-après en suivant puis l'an 1306, etc.; à Thomas Vidal, à Nègrepont, pour parfaire la galie de Roquefort, etc.; A nions. Courrai de Girarche, pour
armer un galion pour aller en l'île de l'Escople, etc. pour barques louées à Brandisi pour mener les chevaliers mons. jusques a Clarence, et en pourvéanre es
galies, etc.; pour don aux menestreus le duc d'Athènes, etc.; à M. Renier de Grimaus, etc.; à Will. Abadie, capitaine de compagnie, et à notaire Pierre de
Sleschines, et; à Henri et le Bourguignon, envoiez au duc d'Athènes pour avoir aucune chevance pour la compagnie, etc.; à Colace de Slar-taingne pour aler
en la Slorée pour aler parler à ceux qui gardoient D. Ferrant et pour autres besoingnes, etc.; à Jean de Monlenas et à Jean de Laval qui furent envoyez de
par la compaignie au duceaume d'Athènes pour parler au duc d'avoir chevaux, etc.; à messire Thomas de Triple, pour aller au roi d'Erménie qui se
presentoil amis de nions.; à deux menestreux du duc d'Athènes qui vindrent pour le mariage de Roquefort, etc.; à Jean de Berquon, escuyer du duc
d'Athènes, qui devait dire au duc comment nous eussions accord en Blaquie de aucun secours de grain, etc.; à un messager Vole-mite, grand maréchal de la
Blaquie, etc. Donné et payé a messire Oviti, patron d'une nave de Gênes, pour porter le pain des Turcs et des Turcoples de la Claquie, jusques a Ukraine au
royaume de Salonique, etc.; à Jacques de Cornoy qui emmena en rouille Roquefort et autres traîtres, et de là s'en alla en France, 60 florins, l'our un cheval
donné au capitaine des armogaires (almosavares), etc.
« Quant il nous vint 11.400 florins pour les galies l'an 1508, messire de Cepoy n'en vaut nus prendre, ains les offri à Roquefort et à la Compaignie; et ils
vaurent que les galies qui n'a-roient à servir que vingt-six jours, compté leur ralée, en fussent payées de deux mois; et ainsi fu fait; et esloient sept galies et
un lin, qui ajustèrent 618 l. 18 sous, valeur 6.232 florins 6 Vénitiens.
« Quant Roquefort fut pris, messire Thibaut de Cepoy retint deux galies et un lin, quant les autres s'en ralèreul à Venise, pour ce que cil de Salonique
armoient cinq lins pour nous détourner les vivres qu'ils ne nous venissent, etc. »
[26] Naxos. Un des seigneurs tierciers de Nègrepont de la famille dalle Carceri, avait épousé une Sanudo, héritière du duché de Naxos. Voyez dans les
tables généalogiques ci-jointes celle des Carceri et celle des Sanudo.
[27] Ainsi nommé de Nicolas de Saint-Omer qui le fonda. Voyez la Chronique de Morée qui précède, et l'index géographique à la fin de ce volume.
[28] Du mot arabe kafiz, qui désigne à la fois une mesure de capacité et une mesure de longueur. Le dictionnaire arabe-persan-turc de Meninski dit que le
kafiz, comme mesure de capacité, contient douze sa (c’est-à-dire, suivant le dictionnaire turc-français de Bianchi, douze boisseaux), et, comme mesure de
longueur, cent vingt-quatre coudées.
[29] On verra dans Bernard d'Esclot qui suit, que le cardinal légat revêtit Charles de Valois du royaume d'Aragon, en 1285, en lui posant sur la tête son
chapeau de cardinal; ce qui fait que Muntaner l'appelle toujours roi du Chapeau, c'est-à-dire, roi de la façon du cardinal.
[30] Les Carceri s'étaient mis sous la protection des Vénitiens. En 1261, Benoît Zaccaria s'était rendu maître de l'île; Raban avait été fait prisonnier, et
l'empereur grec avait pris possession des deux autres tiers; mais plus tard de nouveaux mouvements avaient réinstallé l'influence vénitienne.
[31] Les seigneurs tierciers de Nègrepont, de la famille dalle Carceri, étaient de Vérone.
[33] Je ne trouve aucun lieu dont le nom se rapproche de celui-ci, il s'agit sans doute d'un port de mer placé entre Spezzia et Monembasia. Peut-être est-ce
l'ancien port de Léonidi, à quelques milles au sud de la nouvelle Léonidi?
[34] Je ne trouve, sur la route de mer du cap Matée à Porto-Quaglio, aucune ville ou île dont le nom se rapproche de celui-ci.
[36] Charles portait depuis son mariage le titre d'empereur de Constantinople, qui était reconnu sinon des Grecs, du moins des anciens vassaux français de
Baudouin.
[41] Thibaut de Cepoy mentionne l'arrestation de Rocafort dans son compte de dépenses: A Jacques de Cornoy, qui emmena en Pouille Roquefort et autres
traîtres, et de là s'en alla en France, 60 florins.
[42] On a déjà vu que le conseil supérieur de la Compagnie était composé de ces 12, fort probablement en souvenir des 12 pairs qui étaient dans tous les
romans et dans toutes les traditions.
[43] Guy de la Roche mourut le 5 octobre 1308. Il avait épousé Mahaut, fille de Florent de Hainaut et d'Isabelle de Villehardouin, princesse de Morée; mais
le mariage n'avait certainement pas été consommé, car au moment de la mort du duc, sa femme, née le 29 novembre 1293, n'avait pas encore accompli sa
onzième année. Gautier de Brienne succéda ainsi en octobre 1308 à Guy de la Roche dans le duché d'Athènes.
[44] Ces querelles du duc d'Athènes avec le despote d'Aria, l’empereur grec et le seigneur de Valachie sont rapportées par Nicéphore
[45] Nicéphore Grégoras raconte les courses vagabondes des Catalans depuis leur arrivée au cap Cassandria. Je traduis de ce morceau intéressant tout ce
qui est relatif à mon sujet.
Après avoir rendu compte de tous les préparatifs faits par l'empereur pour fortifier Thessalonique contre leurs attaques, et du mur construit près de
Christopolis, depuis la mer jusqu'au sommet de la montagne voisine pour leur fermer ce passage, et de ses dispositions pour tenir la campagne et les
affamer, il ajoute:
« Au retour du printemps les Catalans quittant leur position d'hiver au cap Cassandria, se répandirent dans le pays, les uns dans les bourgs les plus
rapprochés de Thessalonique, les autres pour butiner. Mais en voyant tout le pays désert d'habitants, toutes les campagnes dépourvues de grand et de petit
bétail, toutes les villes fortifiées par un grand nombre d'hommes armés, ils résolurent de retourner en Thrace. Et il n'y avait pas pour eux de temps à perdre,
s'ils ne voulaient pas s'exposer à périr inutilement; car s'ils manquaient du nécessaire, eux qui menaient à leur suite un si grand nombre de chevaux et de
captifs et qui étaient eux-mêmes au nombre de huit mille, il était évident qu'ils couraient le danger de mourir promptement de faim. Mais avant d'avoir fait
connaître cette résolution au gros de leur compagnie, ils apprirent eux-mêmes d'un captif, que tout retour en Thrace leur était impossible, les longues
murailles qui avaient été récemment élevées autour de Christopolis leur fermant le passage. Cette nouvelle, à laquelle ils étaient loin de s'attendre, les
frappa d'étonnement et les jeta dans la plus grande perplexité. Ils ne savaient en effet sur quel point se diriger, pressés qu'ils étaient par la famine, et
craignant en même temps que les peuples voisins des Crées de Macédoine, et dont chacun redoutait leurs incursions, ne s'encourageassent les uns les
autres, tels que les Illyriens, par exemple, les Triballiens, les Acarnaniens et les Thessaliens, et, réunissant toutes leurs forces, ne les cernassent et ne les
détruisissent tous, au moment où ils ne possédaient pas un seul point où la fuite pût leur procurer un abri. Dans cette extrémité ils s'arrêtèrent à une
résolution qui semblait plutôt un acte de folie que d'audace; c'était de marcher en avant, sans délai et avec la plus grande hâte, dans le dessein de subjuguer
le pays de Thessalie, pays si fécond pour toutes les nécessités de la vie, ou même de ce porter sur quelques terres plus éloignées, parmi celles qui s'étendent
jusqu'au Péloponnèse, et la de se faire un établisse ment fixe en mettant fin à leurs longues courses vagabondes; ou, comme seconde ressource, de conclure
un armistice avec quelqu'un des peuples maritimes et d'obtenir ainsi la facilité de s'en retourner librement par mer dans leurs foyers. Ils abandonnèrent donc
leur station de Cassandria, et le troisième jour de leur voyage ils étaient parvenus aux montagnes qui ferment la Thessalie: l'Olympe, l'Ossa et le Pélion. Là
ils placèrent leur camp et ravagèrent les campagnes environnantes; ils amassèrent en abondance de quoi subvenir à leurs besoins. » (Ici Nicéphore raconte
qu'au moment du départ des Catalans pour la Thessalie, les Turcs, leurs nouveaux alliés, commandés par Melec et Chatel, avaient refusé de les suivre, et
qu'après de longs débats ils avaient fini par partager entre eux le butin et les prisonniers, et suivi chacun la route qui leur convenait.) « Après leur séparation
des Turcs, ajoute Nicéphore, les Catalans passèrent de leur côté la saison d'hiver aux pieds de l'Olympe et de l'Ossa. A l'approche du printemps ils se mirent
en route, traversèrent la cime des montagnes et la vallée de Tempe, et avant l'été ils débordèrent dans les belles plaines de la Thessalie. Là, voyant un pays
agréable et fertile, ils passèrent toute cette année à incendier les campagnes et à dévaster tout ce qu'ils trouvaient en dehors des murs des villes, sans que
personne leur opposât aucune résistance. Toutes les affaires de Thessalie étaient alors tombées dans un véritable état de torpeur par suite de l'extrême
jeunesse de celui qui en avait le gouvernement (Jean Ange), qui n'avait d'ailleurs jamais été habitué aux grandes affaires, et qui était de plus en proie aux
souffrances d'une longue maladie et déjà sur le point de mourir et d'entraîner avec lui la ruine d'une puissance transmise jusqu'à lui par ses aïeux, revêtus
tous de la dignité de Sébastocrator. Peu de temps auparavant il venait d'épouser Irène, fille naturelle de l'empereur Andronic, et n'en avait eu aucun enfant
qui pût succéder à son autorité. Par suite de tout cela, les affaires qui étaient fort en désordre pour le présent, semblaient de voir tomber bientôt dans de plus
grands troubles encore quand il s'agirait d'un successeur a cette autorité; car c'était encore une chose cachée dans les ténèbres que le nom de celui qui
viendrait à la posséder. Au moment donc où le chef du pays succombait sous sa dernière maladie, et où les ennemis parcouraient et dévastaient tout le pays
avec l'impétuosité d'un incendie, il parut convenable aux hommes les plus distingués par leurs familles de s'arrêter à la délibération suivante. Ils résolurent
de caresser leurs ennemis par des présents, de capter la bienveillance des chefs par la rançon de dons plus considérables, avant que ces richesses ne fussent
enlevées de leurs mains par la guerre, et de promettre de leur donner des guides qui les conduiraient sur les terres d'Achaïe et de Béotie, pays riche et
fertile, abondamment fourni de toutes choses agréables et même tout à fait convenable pour que tous pussent y fixer enfin leur résidence. Ces propositions
parurent agréables aux Latins eux-mêmes et tout à fait conformes à ce qu'ils désiraient. » (Ici un monologue consultatif des Latins quelque peu verbeux
sans un fait de plus.) « Tout cela mûrement considéré et pesé, les Catalans firent avec les Thessaliens un traite de paix et d'alliance aux conditions que j'ai
énoncées; et au retour du printemps, ayant reçu d'eux de grandes richesses et des guides, ils franchissent les montagnes qui s'étendent au-delà de la
Thessalie, et, traversant les Thermopyles, viennent placer leur camp dans la Locride et sur les bords du Céphise. Ce grand fleuve découle des cimes du
Parnasse, et dirige son cours à l'orient, ayant au nord les Opuntiens et les Locriens, au sud et au sud-est toute la partie méditerranéenne de l'Achaïe et de la
Béotie; puis, sans se diviser et toujours considérable, arrose les champs de la Livadie et de l'Haliarte; puis, se partageant en deux branches, change son nom
en ceux d'Asope et d'Ismène; enfin sous le nom d'Asope coupe l'Attique en deux pour aller se perdre dans la mer, et sous celui d'Ismène va se jeter dans la
mer d'Eubée, tout près d'Aulis, où autrefois dit-on, dans leur navigation vers Troie, abordèrent et s'arrêtèrent pour la première fois les héros Grecs. Aussitôt
que le seigneur de Thèbes et d'Athènes et de tout le territoire, nommé comme je l'ai dit, Megas-Kyrios (grand-sire), par corruption du nom de Megas-
Primmikerios (grand-primicier) qu'il portait autrefois, eut appris l'arrivée des ennemis, il refusa, malgré les vives instances des Catalans, de leur donner
passage sur ses terres pour aller se jeter de là où bon leur semblerait; mais il leur parla au contraire avec la plus grande hauteur, les poursuivit de ses
moqueries, comme des gens dont il ne prenait nul souci, et pendant tout l'automne et l'hiver s'occupa de réunir ses forces pour le printemps suivant. Au
printemps, les Catalans passèrent le Céphise et placèrent leur camp non loin des rives du fleuve, sur le territoire béotien, décidés à livrer bataille en ce lieu.
Les Catalans étaient au nombre de trois mille cinq cents hommes de cavalerie et trois mille d'infanterie, parmi lesquels se trouvaient, plusieurs de leurs
prisonniers, admis dans leurs rangs à cause de leur habileté à tirer de l'arc. Dès qu'il leur fut annoncé que l'ennemi s'approchait, ils labourèrent tout le terrain
où ils avaient résolu de livrer bataille; puis creusant à l'entour et y amenant des cours d'eau tirés du fleuve, ils arrosèrent copieusement celte, plaine de
manière à la transformer pour ainsi dire en un marais, et à faire chanceler les chevaux dans leur marche par la boue qui s'attacherait a leurs pieds, et dont ils
ne pourraient qu'avec peine se dégager. Au milieu du printemps, le seigneur de ce pays se présenta enfin, amenant avec lui une nombreuse armée composée
de Thébains et d'Athéniens, et de toute l'élite des Locriens, des Phocéens et des Mégariens. On y comptait six mille quatre cents hommes de cavalerie et
plus de huit mille hommes d'infanterie. L'orgueil et l'arrogance du prince dépassaient toute borne raisonnable; car il se flattait non seulement d'exterminer
en un instant tous les Catalans, mais de s'emparer de tous les pays et villes de l'empire jusqu'à Byzance même; mais il arriva tout le contraire de ses
espérances; car, en plaçant toute sa confiance pour l'exécution de son entreprise en lui seul et non dans la main de Dieu, il devint bientôt la risée de ses
ennemis. En voyant cette plaine couverte d'un si beau vêtement de verdure, et ne soupçonnant rien de ce qui avait été fait, il pousse le cri de guerre, exhorte
les siens, et avec toute la cavalerie qui l'entourait s'avance contre l'ennemi qui, en dehors de cette plaine, se tenait immobile sur le terrain, attendant son
attaque. Mais avant d'être parvenus au milieu de cette plaine humide, les chevaux, comme s'ils eussent été embarrassés par de lourdes chaînes, et ne
pouvant sur ce terrain humide et glissant poser leurs pieds avec fermeté, tantôt roulaient dans la boue avec leurs cavaliers, tantôt débarrassés de leurs
cavaliers s'emportaient dans la plaine, et tantôt sentant leurs pieds s'enfoncer, restaient immobiles au même lieu avec leurs maîtres, comme s'ils eussent
porté des statues de cavaliers. Les Catalans encouragés par ce spectacle les accablèrent de leurs traits et les égorgèrent tous. Et, s'élançant avec leurs
chevaux sur la trace des fuyards, les poursuivirent jusqu'à Thèbes et à Athènes, et, attaquant ces villes à l'improviste, s'en emparèrent avec facilité, ainsi que
de tous leurs trésors, de leurs femmes et de leurs enfants. Ainsi, comme dans un jeu de dés, la fortune ayant tout à coup changé, les Catalans devinrent
maîtres de la seigneurie, et mirent fin à leurs longues courses vagabondes, et jusqu'aujourd'hui n'ont pas discontinué d'étendre de plus en plus les limites de
leur seigneurie. »
[46] Muntaner n'écrit plus ici que sur des relations qui lui ont été faites et non sur ce qu'il a vu; Nicéphore Grégoras est un guide plus sûr dans les détails.
Les Turcs et Turcopules, voyant que dorénavant la Compagnie tenait à ne plus s'éloigner du duché d'Athènes, et ayant un butin immense, dirent qu'ils
voulaient s'en aller. Les Catalans leur dirent qu'ils leur donneraient trois ou quatre endroits du duché, ou plus encore, là où il leur serait le plus agréable, et
qu'ils les priaient de vouloir bien y rester auprès d'eux. Mais ceux-ci répondirent que pour rien au monde ils ne consentiraient à s'y fixer, et que, puisque
Dieu leur avait fait du bien et que tous étaient riches, ils voulaient s'en retourner au royaume d'Anatolie et près de leurs amis. Ainsi ils se séparèrent, en
grande affection et concorde les uns pour les autres, et se promirent mutuellement aide en cas de besoin. Ils s'en retournèrent donc en toute sécurité et à
petites journées à Gallipoli, mettant à feu et à sang tout ce qui se présentait à eux, et ne craignant pas que qui que ce soit leur fit obstacle, après l'état dans
lequel les Catalans avaient réduit l'empire. Et lorsqu'ils furent à la Bouche-d'Avie, dix galères génoises vinrent à eux pour traiter avec eux de la part de
l'empereur, et leur offrirent de leur faire passer le détroit de la Bouche-d'Avie, qui n'a pas dans cet endroit plus de quatre milles de largeur. Alors ils firent
leurs arrangements avec les Génois; et les Génois leur jurèrent sur les saints Évangiles de les transporter sains et saufs au-delà du détroit de la Bouche-
d'Avie, qui, comme je viens de le dire, n'a pas là plus de quatre milles de largeur. A un premier embarquement ils transportèrent tout ce qu'il y avait de la
plus menue gent. Et quand les notables hommes eurent vu qu'on avait bien effectué ce passage de leurs gens, ils entrèrent eux-mêmes dans les galères. Et
lorsqu'ils furent dans les galères, dès leur entrée on leur ôta leurs armes, car il avait été convenu d'avance que les Turcs livreraient leurs armes aux Génois;
et les Génois mirent toutes les armes en une galère. Puis, lorsque les Turcs furent tous embarqués sur les galères et se trouvèrent sans armes, les gens de
mer se précipitèrent sur eux, en tuèrent bien la moitié et jetèrent les autres à fond de cale. Ainsi prirent-ils la plus grande partie de ceux qui étaient braves,
et ils les conduisirent à Gênes; puis ils allèrent les vendant en Pouille, en Calabre, à Naples, enfin partout. Et de ceux qui étaient demeurés dans les environs
de Gallipoli, il n'en échappa pas un; car l'empereur y envoya beaucoup de troupes de Constantinople qui les tuèrent tous.
Voyez donc avec quelle fourberie, avec quelle déloyauté les Turcs furent exterminés par les Génois,[1] de sorte qu'il n'en échappa que ceux qui avaient été
transportés dans la première traversée. Et les hommes de notre compagnie en furent très affligés quand ils l'apprirent. Et voilà quelle fut la fin de ces
malheureux qui, à leur male heure, se séparèrent de la Compagnie.
CHAPITRE CCXLII
Comment la Compagnie élut pour chef l'infant Manfred, second fils du roi de Sicile, et lui prêta serment comme à son chef et seigneur, et comment, l'infant
étant si jeune encore, le seigneur roi leur envoya pour capitaine, au nom de l'infant. En Béranger Estanyol, qui gouverna longtemps l'ost avec sagesse.
Quand les Catalans se virent ainsi établis dans le duché d'Athènes et seigneurs du pays, ils décidèrent tous d'adresser un message au seigneur roi de Sicile,
lui disant que, s'il voulait bien leur envoyer l'un de ses enfants, ils jureraient de le reconnaître pour seigneur et lui livreraient toutes les forces qu'ils
possédaient, car ils voyaient bien qu'ils ne pouvaient s'établir convenablement sans avoir un seigneur. Et le seigneur roi de Sicile tint conseil et trouva bon
de leur donner pour seigneur son second fils, c'est-à-dire l'infant Manfred; et ils s'en tinrent pour très satisfaits. Toutefois le roi leur répondit que l'infant
était encore si jeune[2] qu'il n'était pas temps de le leur envoyer; mais qu'ils eussent cependant à jurer de le reconnaître pour seigneur, et qu'au nom de
l'infant il y enverrait un chevalier pour être leur capitaine en son lieu. Les envoyés accédèrent à cet arrangement, et dans toute la Compagnie on prêta
serment de reconnaître l'infant pour seigneur.
Le seigneur roi désigna alors un chevalier, nommé En Béranger Estanyol, pour remplir cet office de protection; et il fut décidé qu'il partirait avec les
envoyés pour être capitaine de l'ost, et qu'il recevrait de tous foi et hommage. Le seigneur roi les fit partir tous ensemble avec bien cinq galères. Et lorsque
les envoyés furent de retour près de la Compagnie, tous furent très satisfaits de leur message et de voir qu'En Béranger Estanyol venait comme leur
capitaine et seigneur au nom de l'infant Manfred.
Or, ledit En Béranger Estanyol gouverna l'ost très longtemps, très bien et très sagement, en chevalier expérimenté qu'il était, et y fit beaucoup de beaux faits
d'armes; et il arrangea les affaires de la Compagnie de manière qu'elle était en état de résister, comme cela lui était nécessaire, à de grandes puissances; c'est
à savoir au marquisat[3] et aux forteresses et autres lieux appartenant à l'empereur; et non seulement au marquisat, mais aussi à Ange, seigneur de Valachie,
et de l'autre côté du marquisat, au despotat d'Aria, et aussi d'un autre côté au prince de la Morée.[4] Et En Béranger Estanyol arrangeait les choses de
manière à n'avoir jamais une guerre qu’avec l'un d'eux, et à être en trêve avec les autres; et puis quand il avait épuisé le pays avec lequel il était en guerre, il
s'arrangeait avec ceux-là et allait guerroyer contre les autres. Et c'est encore la vie qu'ils mènent, car sans la guerre ils ne pourraient subsister.
CHAPITRE CCXLIII
Comment En Béranger Estanyol étant mort, le seigneur roi de Sicile envoya à la Compagnie, au nom de l'infant Mainfroi, Alphonse-Frédéric son fils; et
comment, l'infant Mainfroi étant mort, ils reconnurent pour chef et seigneur Alphonse-Frédéric, et comment on lui donna pour femme la fille de messire
Boniface de Vérone.
A quelque temps de là En Béranger Estanyol mourut de maladie; et ils en firent part au seigneur roi de Sicile pour qu'il leur envoyât un gouverneur; et le
seigneur roi fit venir de Catalogne son fils En Alphonse-Frédéric[5] qu'il faisait élever auprès du seigneur roi d'Aragon et de Catalogne. Et En Alphonse-
Frédéric emmena avec lui une compagnie de chevaliers, des fils de chevaliers et autres gens; et de Barcelone il vint en Sicile; et ce fut grande joie au
seigneur roi son père de le voir si grand et si bien fait.[6] Il le munit fort bien de tout, et avec dix galères il l'envoya comme chef et commandant de la
Compagnie, au nom du seigneur infant Manfred.
Quand il fut arrivé auprès de la Compagnie, tous en eurent grande joie et le reçurent avec grand honneur. Il les régit et gouverna, et les gouverne encore
bien et sagement.
A peu de temps de là, l'infant Manfred mourut, et le seigneur roi leur fit dire que, puisque l'infant Manfred était mort, ils reconnussent dorénavant pour chef
et commandant En Alphonse-Frédéric. Et ceux-ci en furent très satisfaits; et bientôt ils lui cherchèrent une femme; et ils le marièrent avec la fille de messire
Boniface de Vérone, à laquelle était échu en héritage tout ce qui avait appartenu à messire Boniface, c'est-à-dire la troisième partie de la cité, de la ville et
de l'île de Nègrepont, et bien treize châteaux sur la terre ferme, au duché d'Athènes. Il eut ainsi pour femme cette damoiselle, fille de ce noble homme, qui
fut, je crois, le plus habile et le plus courtois riche homme qui ait jamais vécu. Et pour faire bien connaître tout ce qu'il valut, je vous raconterai plus loin
quels honneurs lui fit le bon duc d'Athènes.
Ainsi En Alphonse-Frédéric eut pour femme cette gentille damoiselle, qui, par son père et par sa mère, est issue du plus noble sang qui soit en Lombardie.
La mère, qui était femme de messire Boniface, était issue des plus nobles hommes de la Morée; et ce fut par sa femme " que messire Boniface devint
possesseur de la troisième partie de Nègrepont. Et de cette dame, En Alphonse Frédéric eut beaucoup d'enfants; et il en est issu la plus belle dame et la plus
sage qui ait jamais existé en ce pays. C'est assurément une des plus belles chrétiennes du monde; je la vis dans la maison de son père lorsqu'elle n'avait
guère que huit ans, et ce fut au moment où nous fûmes faits prisonniers le seigneur infant et moi, et mis en garde dans la maison de messire Boniface.
D'ores-en-avant je vais cesser de vous parler d'En Alphonse-Frédéric et de la Compagnie. Et je ne me hasarderai pas à vous en parler, parce que, depuis que
je suis revenu en Catalogne, ils se trouvent si éloignés de moi que j'aurais tort de vouloir parler de leurs faits, et moi je ne veux en ce livre insérer que ce
qui est la vraie vérité. Dieu veuille les laisser bien faire et bien dire; quant à moi, d'ores-en-avant je ne me mêlerai plus de leurs faits. Toutefois, avant d'en
finir, je veux vous conter les honneurs que le bon duc d'Athènes, qui laissa sa terre au comte de Brienne, fit un jour à messire Boniface de Vérone; et je
veux vous le conter, afin que les rois, fils de rois et riches hommes, y prennent bon exemple.
CHAPITRE CCXLIV
Où il raconte ce que fut messire Boniface de Vérone et sa lignée; et comment le duc d'Athènes reçut l'ordre de chevalerie dudit messire Boniface de
Vérone, et lui fit de grands dons et honneurs le jour qu'il fut armé chevalier.
Il est de toute vérité que le duc d'Athènes était un des plus nobles hommes qui fussent dans l'empire de Romanie, et des plus grands qui ne fussent pas rois.
Il y eut anciennement deux frères, fils du duc de Ray-mont,[7] qui firent le passage d'outre-mer pour la sainte Église romaine, avec un grand nombre de
chevaliers et beaucoup d'autres gens et sur leurs nefs. Ils s'étaient embarqués à Brindes et à Venise; et l'hiver les atteignit au port de Glarentza. Alors les
gens de ce pays étaient rebelles à l'Église romaine; et ces deux seigneurs envoyèrent dire au pape que, s'il voulait leur donner la principauté de la Morée, ils
en feraient la conquête cet hiver-là, car aussi bien ils ne pouvaient aller plus avant. Et le pape le leur octroya avec grand plaisir; si bien que ces deux frères
conquirent toute la principauté de Morée et le duché d'Athènes; l'aîné fut prince de Morée[8] et le plus jeune duc d'Athènes, et chacun d'eux eut sa terre
franche et quitte. Et ils donnèrent à leurs chevaliers, châteaux, maisons et terres; de telle sorte qu'il s'y établit bien certainement mille chevaliers français,
qui tous firent venir de France leurs femmes et leurs enfants. Depuis ce temps ceux qui y sont issus d'eux ont pris pour femmes les filles des plus hauts
barons de France; et ainsi en droite lignée ils sont tous nobles hommes et de noble sang.
Il arriva donc un jour que le bon duc d'Athènes, celui qui, ainsi que je vous l'ai déjà dit, laissa sa terre au comte de Brienne, voulut prendre l'ordre de
chevalerie; et il fit convoquer les cortès de toute sa terre, et ordonna que, le jour de la saint Jean de juin, tout ce qu'il y avait de nobles hommes dans son
duché se trouvât dans la ville de Thèbes,[9] où il voulait recevoir l'ordre de chevalerie. Il convoqua également les prélats et tous autres bonnes gens.
Ensuite il fit publier dans tout l'empire, dans tout le Despotat et toute la Valachie: que tout homme qui désirerait y venir, n'eût qu'à se présenter, et qu'il
recevrait de lui grâces et présents. Et cette cour plénière fut proclamée bien six mois avant sa réunion.
Il est vérité que le seigneur de Vérone, bonne cité de Lombardie, eut trois fils; l'un, qui était l'aîné, il le fit héritier de Vérone;[10] à celui qui venait après, il
lui donna bon arroi de trente chevaliers et de trente fils de chevaliers, et l'envoya en Morée, au duché d'Athènes. Et celui qui était duc d'Athènes, père de ce
duc dont je vous parle ici,[11] le reçut avec la plus grande bienveillance, lui donna beaucoup du sien, et le fit un puissant riche homme; puis il lui donna
une femme avec de grandes richesses et le fit chevalier. Et de cette femme il eut deux fils et deux filles.
Et quand ses frères surent qu'il lui advenait si bien, messire Boniface qui, était le plus jeune de tous, dit à son frère aîné qu'il voulait aller joindre son frère
en Morée. Et ce projet plut beaucoup au frère aîné, et il l'aida du mieux qu'il pût.
Or messire Boniface n'avait qu'un château que son père lui avait laissé, et il le vendit afin de mieux s'équiper; et ainsi il s'équipa lui et dix chevaliers et dix
fils de chevaliers. Et il prit l'ordre de chevalerie des mains de son frère aîné, parce qu'il valait mieux pour lui de partir comme chevalier que comme écuyer;
car dans ces pays, aucun fils de riche homme n'est considéré jusqu'à ce qu'il soit chevalier; voilà pourquoi il se fit armer chevalier des mains de son frère.
Ainsi il partit de Lombardie, s'embarqua à Venise, et s'en vint au duché d'Athènes. Et quand il fut arrivé dans le duché, il se présenta devant le duc, qui
l'accueillit fort bien. Il trouva que son frère était mort, il n'y avait pas encore un mois, et qu'il avait laissé deux fils et une fille. Ainsi ce riche homme se
regarda comme ruiné; car le bien de ses neveux ne pouvait lui profiter en rien, et ceux qui étaient chargés de leur tutelle ne pouvaient rien faire en sa
faveur. Vous comprenez donc bien comment il se regarda comme entièrement ruiné. Et le bon duc d'Athènes, qui le vit ainsi déconforté, le réconforta, et lui
dit de ne point s'affliger, qu'il le mettrait de sa maison et de son conseil, lui avec tous ceux qui étaient venus avec lui. Ainsi ce riche homme fut entièrement
réconforté, et le duc d'Athènes le fit inscrire pour une ration belle et bonne pour lui et sa compagnie. Que vous dirai-je? Il vécut de ce genre de vie pendant
bien sept ans, de telle sorte que jamais il n'y eut homme à la cour du duc qui se vêtît plus élégamment et plus richement que lui et sa compagnie, et nul qui
se présentât partout en meilleur arroi; si bien qu'il ornait toute cette cour. Et le bon duc d'Athènes remarquait son bon sens et son intelligence, quoiqu'il n'en
fit pas semblant; et d'autre part il le trouvait plein de sagesse dans le conseil.
A l'époque donc où le duc avait convoqué sa cour plénière, chacun s'empressa de se faire faire de beaux habillements pour soi-même et pour sa suite et
aussi pour en distribuer aux jongleurs,[12] afin de donner plus de lustre à la cour. Que vous dirai-je? Le jour de la cour plénière arriva, et dans toute la cour
il n'y eut personne plus élégamment et plus noblement vêtu que messire Boniface et sa compagnie. Il avait bien cent brandons marqués de ses armes.[13] Il
emprunta de quoi subvenir à toutes ces dépenses en engageant d'avance la solde qui devait lui revenir plus tard. Que vous dirai-je? La fête commença d'une
manière splendide. Et lorsqu'on fut arrivé dans la grande église où le duc devait recevoir l'ordre de chevalerie, l'archevêque de Thèbes dit la messe, et sur
l'autel étaient déposées les armes du duc. Tout le monde attendait avec anxiété le moment où le duc allait recevoir l'ordre de chevalerie, et ils s'imaginaient,
comme grande merveille, que le roi de France et l'empereur se le seraient disputé et auraient tenu à grand honneur que le duc voulût bien recevoir l'ordre de
chevalerie de leurs mains. Et au moment où tous étaient ainsi dans l'attente, il fit appeler messire Boniface de Vérone. Celui-ci se présenta à l'instant, et le
duc lui dit: « Messire Boniface, asseyez-vous ici tout près de l'archevêque, car je veux que vous m'armiez chevalier. » Messire Boniface lui dit: « Ah!
Seigneur, que dites-vous? Assurément vous vous moquez de moi. —Non, dit le duc, car je veux que cela soit ainsi. » Et messire Boniface, voyant qu'il
parlait du fond du cœur, s'avança vers l'autel, auprès de l'archevêque, et donna au duc l'ordre de chevalerie. Et quand il l'eut créé chevalier, le duc dit en
présence de tous: « Messire Boniface, l'usage est que toujours ceux qui reçoivent un chevalier lu: fassent un présent. Eh bien! Je veux faire tout le contraire;
vous, vous m'avez fait chevalier, et moi je vous donne, à dater d'aujourd'hui, cinquante mille sols tournois de revenu, à posséder à jamais, pour vous et les
vôtres, et le tout en châteaux et autres bons lieux, et en franc aleu, pour en faire toutes vos volontés. Je vous donne aussi pour femme la fille de tel baron
qui est demeurée sous ma main, et qui est dame de la tierce partie de l'île et de la cité de Nègrepont.[14] »
Voyez comment en un jour et en une heure il lui donna bel héritage. Et certes ce fut le plus noble don que depuis bien longtemps ait fait en un seul jour
aucun prince. Et ce fut chose nouvelle et étrange. Et messire Boniface vécut riche et opulent. Et le duc en mourant lui recommanda son âme, et le fit son
fondé de pouvoir dans le duché jusqu'à ce qu'arrivât le comte de Brienne. Vous savez maintenant de qui était fille la femme d'En Alphonse-Frédéric.
A présent je ne vous parlerai plus de ce qui se passa en Romanie, et je vais vous parler de nouveau des seigneurs rois d'Aragon, de Majorque et de Sicile.
CONTINUATION DES CHRONIQUES D’ARAGON.
CHAPITRE CCXLV
Comment la paix fut traitée entre le seigneur roi d'Aragon et le roi de Castille, à condition que le fils du roi En Jacques d'Aragon épouserait la fille du roi
don Ferrand de Castille.
Quand le seigneur roi d'Aragon eut enlevé le royaume de Murcie au roi de Castille, et eut fait ravager bonne partie de son pays, le seigneur infant don P. de
Castille et autres hommes de Castille virent bien que la guerre avec l'Aragon ne leur était pas bonne, et particulièrement don Henri, qui était vieux et très
expérimenté. Ils traitèrent donc de la paix avec le seigneur roi d'Aragon, et elle se fit de cette manière. Le fils aîné du seigneur roi d'Aragon, nommé l'infant
En Jacques, devait prendre pour femme la fille du roi don Ferrand aussitôt qu'elle serait en âge;[15] et dès le présent elle fut remise au seigneur roi
d'Aragon qui la fit élever en Aragon; et le seigneur roi d'Aragon rendit le royaume de Murcie au roi don Ferrand, à l'exception de ce qui était de la
conquête, et que le seigneur roi En Jacques, son aïeul, avait donné en dot, avec une de ses filles, à don Manuel, frère du roi don Alphonse de Castille. Cette
dame étant morte sans enfants, la terre devait dès lors retourner au seigneur roi d'Aragon; mais par la grande amitié que le seigneur roi En Jacques portait
au roi don Alphonse, son gendre, et à l'infant don Manuel, elle n'y retourna pas; et maintenant le seigneur roi voulait la recouvrer; et il eut grande raison, et
c'était son droit. Ainsi par ce traité de paix il la recouvra. Et ce pays renferme Alicante, Elce, Asp, Petrer, le val d'Ella et de Novella, la Mola, Crivilten,
Favanella, Callosa, Oriola et Guardamar.
CHAPITRE CCXLVI
Comment il fut convenu entre le seigneur roi d'Aragon et le roi de Castille d'aller définitivement avec toutes leurs forces contre le roi de Grenade, qui avait
rompu les trêves; et comment le roi de Castille alla assiéger Algésiras et le roi d'Aragon Almeria.
Quand la paix eut été signée, le seigneur roi d'Aragon pensa que, puisqu'il avait la paix avec tout le monde, il était bon d'aller sur les Sarrasins, c'est-à-dire
sur le roi de Grenade, qui avait rompu les trêves au moment où le roi de Castille prit congé de lui, et voilà pourquoi il voulait absolument s'en venger.
Il convint donc avec le roi de Castille de marcher définitivement sur le roi de Grenade, de manière que le roi de Castille, avec toutes ses forces, irait
assiéger Algésiras Alhadra, et le seigneur roi d'Aragon la cité d'Almeria. Il fut arrangé et promis par chacun des deux rois que cela aurait lieu à jour fixe, et
que nul ne pourrait renoncer à la guerre ni abandonner le siège sans l'aveu de l'autre; et cela fut sagement arrangé afin que le roi de Grenade fût obligé de
diviser ses forces. Ainsi fut-il accompli. Et le roi de Castille alla assiéger Algésiras et le seigneur roi d'Aragon Almeria, qui est une très belle cité. Le siège
dura bien neuf mois, pendant lesquels le seigneur roi d'Aragon se servit tour à tour des trébuchets et des mangonneaux, et de tout autre appareil de guerre
qui convient à tenir siège; et le seigneur roi d'Aragon y vint, bien appareillé de sa personne et très puissamment accompagné d'un grand nombre de riches
hommes et de barons de Catalogne et d'Aragon. Parmi eux y vint le seigneur infant En Ferrand, fils du seigneur roi de Majorque, très richement appareillé,
avec cent chevaux bardés et un grand nombre de gens de pied, et avec des galères et des lins qui transportaient chevaux, vivres, hommes de suite et
trébuchets, le seigneur roi de Majorque voulant que l'infant vînt au secours du seigneur roi d'Aragon bien équipé de tous points, en homme qui était de sa
personne un des meilleurs chevaliers du monde. Et il y parut bien dans toutes les occasions qui se présentèrent à lui durant le siège. Et entre autres beaux
faits d'armes, il eut trois fois de rudes engagements avec les Maures; si bien que parmi tous, l'infant En Ferrand obtint le prix de bonne chevalerie.
CHAPITRE CCXLVII
Comment le roi de Castille leva le siège d'Algésiras à l'insu du roi d'Aragon; comment le seigneur roi d'Aragon livra bataille à Almeria contre les Sarrasins;
comment l'infant En Ferrand tua le fils du roi de Cadix, Sarrazin; et comment le roi de Grenade demanda une trêve au roi d'Aragon.
Il arriva qu'un jour, veille de la Saint-Barthélemy, tous les Maures, autant qu'il s'en trouvait dans le royaume de Grenade, se disposèrent à attaquer tous
ensemble le roi d'Aragon; et ce fut la faute du roi de Castille, qui leva son siège sans en faire rien savoir au seigneur roi d'Aragon.[16] Et le roi de Castille
fit là une grande faute de ne pas faire savoir au roi d'Aragon qu'il levait le siège; car il mit en grand danger le seigneur roi d'Aragon, qui fut surpris tout à
coup par une grande multitude d'hommes qui lui vinrent sus, sans qu'il pût s'en douter; et toute la puissance de Grenade arriva à la fois, la veille de la Saint-
Barthélemy, contre l'ost du seigneur roi d'Aragon. A la vue de cette armée si considérable, le seigneur roi d'Aragon fut grandement émerveillé, mais ne
s'épouvanta en rien. Il ordonna que le seigneur infant En Ferrand se tînt avec toute sa compagnie près de la cité, en un lieu nommé l'Espero[17] d'Almeria,
afin que, si les Sarrasins voulaient faire quelque sortie de la ville pour venir férir sur leur siège pendant qu'on serait à combattre, le seigneur infant pût s'y
opposer. Je veux que vous sachiez que c'était le point le plus dangereux; et voilà pourquoi le seigneur infant se chargea de garder ce lieu, car autrement il
n'y serait pas resté. Que vous dirai-je? Au moment où le seigneur roi était appareillé avec toute son ost à férir sur l'ost des Sarrasins, voilà que de l'intérieur
d'Almeria, et précisément au point de l’Espero d'Almeria, s'élance, à travers l'eau de la mer qui allait jusqu'aux sangles des chevaux, le fils du roi de Cadix,
avec bien quatre cents hommes à cheval et un grand nombre de gens à pied. L'alarme se répandit aussitôt dans les tentes du seigneur infant; et lui, en bel et
bon arroi, avec les hommes de sa suite, sortit en fort bon ordre à sa rencontre avec toute sa cavalerie. Et aussitôt que les Maures eurent franchi l'Espero, ce
fils du roi maure, qui était un des beaux et des bons chevaliers du monde, s'avança tout le premier, l'archegaie en main, criant: « Ani ben a soltan! » Et
aucune autre parole ne lui sortait de la bouche que Ani ben a soltan! Et le seigneur infant demanda: « Que dit-il? » Et les truchements qui étaient près de lui
lui répondirent: « Seigneur, il dit qu'il est fils de roi. — Eh bien! répliqua l'infant, s'il est fils de roi, et moi aussi je suis fils de roi. » Et le seigneur infant
brocha de l'éperon vers lui; et avant de pouvoir l'aborder, il avait déjà tué de sa main plus de six cavaliers, et avait rompu sa lance; et il mit l'épée à la main,
et de son épée se fit jour jusqu'à celui qui criait: « Je suis fils de roi! » Celui-ci le voyant venir, et sachant que c'était l'infant, chevaucha sur lui, et lui porta
un tel coup d'épée qu'il lui abattit à terre le dernier canton de son écu. Et ce fut vraiment un merveilleux coup, et il s'écria: « Ani ben a soltan! » Et le
seigneur infant lui porta un tel coup de son épée sur la tête qu'il le pourfendit jusques aux dents et l'étendit mort. Aussitôt tous les Sarrasins furent déconfits;
ceux qui purent s'enfuir par l'Espero furent sauvés; mais tous les autres périrent, et ainsi le seigneur infant vint à bout de ceux de la cité.
Or, tandis que ce tumulte se faisait à l'Espero, l'ost des Maures se disposait à férir. Le seigneur roi d'Aragon voulut brocher de l'éperon contre eux, mais En
Guillaume d'Anglesola et En Gilbert de Mediona mirent pied à terre, et, saisissant son cheval par la bride, lui dirent: « Seigneur, qu'est-ce à dire? Cela ne
sera pas. Il y a déjà dans notre avant-garde des gens pour férir sur eux, et ils suffisent pour terminer l'affaire. » Mais le seigneur roi était si impatient de
s'élancer au milieu des ennemis qu'il s'en fallait peu que le cœur ne lui en brisât. Et je vous dis que si ce n'eût été de ces riches hommes et d'autres nobles
hommes qui étaient là à le contenir, il n'y aurait pas tenu; mais il ne put faire autrement. Ainsi donc l'avant-garde fondit si rudement sur les Maures qu'elle
les fit plier. Et assurément ce jour-là les Maures eussent perdu toute leur cavalerie; mais la crainte qu'on n'arrivât d'un autre côté sur les gens qui tenaient le
siège empêcha de les poursuivre. Et néanmoins il périt un nombre infini de Maures, tant hommes de cheval qu'hommes de pied, si bien que ce fut le plus
beau fait d'armes et la plus complète déroute qui fût jamais; et de là en avant les Maures redoutèrent tellement les chrétiens qu'ils n'osaient plus tenir devant
eux. Que vous dirai-je? Le seigneur roi retourna avec grand bonheur et grande satisfaction vers les tentes, où ils apprirent que le seigneur infant En Ferrand
avait fait d'aussi brillants faits d'armes qu'en eût pu faire Roland lui-même en personne s'il s'y fût trouvé.
Le lendemain ils célébrèrent en grande pompe la fête du bienheureux saint Barthélemy l'apôtre.
Quand le roi de Grenade eut vu les merveilleux faits d'armes du seigneur roi d'Aragon et des siens, il se regarda comme perdu; car il n'aurait jamais cru
qu'il y eût en eux tant de vigueur et d'intrépidité. Il envoya donc des messagers au seigneur roi d'Aragon, et lui fit dire qu'il le priait de vouloir bien lever
son siège; que l'hiver approchait; qu'il devait bien voir qu'en persistant à le tenir, ce qu'il ferait il le faisait pour des gens dans lesquels il ne trouverait pas
les mêmes vertus; que les Castillans avaient abandonné le siège d'Algésiras afin qu'il pérît lui et ses gens; que cette conquête ne le touchait nullement;
qu'ainsi il le priait de vouloir faire une trêve avec lui, l'assurant qu'en tout temps il lui serait en aide dans ses guerres contre qui que ce fût au monde; et
enfin que par bonne amitié pour lui il mettrait en liberté tous les captifs chrétiens qui étaient en son pouvoir et dont le nombre était considérable.
Le seigneur roi ayant entendu ces propositions, fit assembler son conseil, et leur mit sous les yeux ce que le roi de Grenade lui avait envoyé dire. Et l'avis
fut que, pour trois raisons principales, il devait rentrer sur ses terres: la première, parce que l'hiver s'approchait; la seconde à cause de la grande déloyauté
que venaient de montrer envers lui les Castillans, et la troisième parce que les esclaves chrétiens qu'on lui rendait étaient un avantage bien plus considérable
que s'il eût pris deux cités comme Almeria. Cela fut ainsi décidé, et la trêve fut signée de nouveau.[18]
Alors le seigneur roi fit embarquer tous ses gens avec tout ce qui leur appartenait, et ils s’en retournèrent, qui par mer, qui par terre, au royaume de
Valence. Vous pouvez juger si le roi d’Aragon est désireux de faire croître et multiplier la sainte foi catholique, puisque dans Cette conquête, qui n’était
point sienne, il alla tenir ce siége. Et soyez certain que, si le royaume de Grenade eût fait partie de ses terres de conquête, il y a longtemps que ce pays
appartiendrait aux chrétiens.
Lorsque tout ceci fut terminé et que le seigneur roi d’Aragon fut de retour à Valence, le seigneur infant En Ferrand, avec ses galères et ses gens, retourna en
Roussillon auprès du seigneur roi son père qui eut grand plaisir à le voir, et surtout quand il sut qu’il avait fait de si belles prouesses. Je vais cesser en ce
moment de vous parler du seigneur roi d’Aragon, et je vais vous entretenir de nouveau du seigneur roi de Sicile.
CHAPITRE CCXLVIII.
Comment En Roger de Loria, fils de l’amiral En Roger de Loria, avec l’aide du seigneur roi Frédéric de Sicile, alla faire lever le siège de Gerbes qui était
assiégée par le roi de Tunis; et comment, en passant à Naples, il mourut, et la terre passa à son frère En Charlet.
Il est vérité que, pendant le temps où le seigneur roi d’Aragon allait à Almeria, le seigneur roi de Sicile ne demeurait point en paix; car il éprouva la vérité
du proverbe catalan:
Qu’on ne sait pas souvent d’où vient mal ou tourment. Ainsi advint-il au seigneur roi de Sicile; car il était en pleine paix, et il lui survint foison d’affaires et
de soucis. Toutefois tout ce qui lui arriva, il le prit en l’honneur de Dieu et de la sainte foi catholique. Je vais vous dire le fait.
Il est vrai que, comme je vous l’ai déjà dit, l’amiral En Roger de Loria possédait l’île de Gerbes. Et quand l’amiral fut mort, En Roger son fils conserva la
possession de cette île; mais par la faute de ses officiers, l’île se révolta contre En Roger; si bien qu’En Roger, aidé du roi de Sicile, qui l’avait fiancé avec
une sienne fille qu’il avait eue de madame Sibille de Solmela avant de se marier, alla à Gerbes avec six galères et beaucoup de lins armés. Le château de
Gerbes était alors assiégé, car le roi de Tunis y avait envoyé, avec une grande ost de chrétiens et de Sarrasins, le Lahieni, grand Moab de Tunis qui tenait le
château assiégé et y tirait sans cesse avec quatre trébuchets; et il continuait certainement ce siège depuis bien huit mois. Et quand En Roger fut arrivé à
Gerbes avec ses galères, le Lahieni craignit qu’il ne s’embossât dans le passage qui est entre l’île et la terre ferme; et il vit bien que, s’il le faisait et lui
enlevait ce passage, c’en était fait d’eux tous. Il se hâta donc de lever le siége, sortit de l’île et retourna à Tunis. En Roger, le voyant parti, envoya chercher
les anciens du pays, les amnistia, et châtia ceux qui y avaient faute.
Il est vérité que Gerbes[19] est une île peuplée de braves hommes d’armes; mais ils sont divisés en deux partis, dont l’un s’appelle Miscona, et l’autre
Moabia[20] et ces partis sont à Gerbes ce que sont les Guelfes et les Gibelins en Toscane et en Lombardie. Et ces partis de Miscona et de Moabia
s’étendent si loin qu’ils comprennent toute la terre ferme d’Afrique, aussi bien Alarps, que Moabs et Berbères; et je suis persuadé qu’il a péri de part et
d’autre plus de cent mille personnes. Le noyau de ces partis a toujours été à Gerbes; c’est là qu’ils ont commencé, c’est là qu’ils se maintiennent encore,
c’est de là que partent l’aide et la faveur que chacun donne à tous ceux qui sont siens. La maison des Ben Si-Momen est dans Gerbes à la tête de la Moabia;
ce sont tous des gens fort loyaux et fort amis des chrétiens.
Lorsqu’En Roger eut pacifié l’île, il s’en retourna en Sicile pour y accomplir son mariage; et alors le roi Robert manda à Naples pour lui prêter hommage,
car En Roger avait bien vingt-trois châteaux dans la Calabre. Il partit donc pour Naples, et là il tomba malade et mourut. Ce fut un grand malheur, car, s’il
eût vécu, il aurait fort ressemblé à l’amiral son père. Sa terre échut en partage à son frère Charlet, enfant de douze à quatorze ans, fort bon et fort sage
relativement à son âge.
CHAPITRE CCXLIX.
Comment les gens du parti de Miscona unis à quelques-uns de ceux du parti de Moabia, assiégèrent le château de Gerbes; et comment En Chanci, avec les
secours du seigneur roi de Sicile, allant à Gerbes, en chassa toute la cavalerie et mourut peu de temps après; et comment, s’étant révoltés une seconde fois,
le seigneur roi envoya En Jacques de Castellar qui y mourut aussi.
Quand les Sarrasins de Gerbes connurent la mort d’En Roger, les méchants hommes du parti de Miscona, et quelques méchants hommes du parti de
Moabia, ainsi que la gabelle d’Elduyques, se révoltèrent contre les chrétiens et contre la maison de Ben Si-Momen; si bien qu’ils introduisirent dans l’île la
cavalerie de Tunis, et assiégèrent encore une fois le château. En Charlet, avec le secours du seigneur roi de Sicile et du roi Robert, se rendit à Gerbes avec
cinq galères et lins, et parvint aussi à jeter hors de l’île toute la cavalerie de Tunis. D’après les conseils de la maison[21] de Ben Si-Momen il se réconcilia
avec ceux de Miscona, et il leur pardonna. Ayant rétabli l’ordre dans l’île, il s’en retourna dans la Calabre, où il avait laissé madame Saurine d’Entença sa
mère. Et à peu de temps de là il mourut aussi, et la terre passa au fils qui restait, et qui était fort petit, puisqu’il n’avait pas alors cinq ans. Il se nommait En
Roger de Loria, ainsi que son frère aîné; c’est-à-dire qu’on lui avait donné sur les fonts de baptême le nom de François, mais quand son frère fut mort, on
changea son nom à l’époque de sa confirmation, et on lui donna celui d’En Roger de Loria. Et quand les méchants hommes de Miscona furent instruits de
tous ces détails, ils se révoltèrent contre les chrétiens et contre ceux de Moabia, de sorte que la guerre se renouvela entre eux seulement, mais sans aide de
cavalerie étrangère pour aucun des deux partis, si ce n’est qu’En Simon de Montoliu, capitaine de l’île, au nom d’En Roger, et ceux du château, donnaient
aide à ceux de Moabia, en faveur de la maison de Ben Si-Momen.
La guerre étant dans cet état, messire Conrad Llança,[22] de Château Ménart, qui était tuteur d’En Roger dans cette contrée, pria le seigneur roi de Sicile de
vouloir bien permettre qu’En Jacques de Castellar, bon marin et très expérimenté, qui avait armé trois galères pour aller faire des courses en Romanie,
tournât ses forces du côté de Gerbes, qu’il visitât le château de Gerbes et qu’il lui donnât toute aide possible, ainsi qu’à la maison de Ben Si-Momen. Le
seigneur roi, par amitié pour messire Conrad Llança, et afin que le château en fût renforcé, y consentit; et il fit venir En Jacques de Castellar, et lui
commanda de faire une tournée par Gerbes, et de renforcer et aider ceux du château, disant qu’ensuite il irait à ses courses de mer, et ajoutant que ses
galères seraient armées aux frais du seigneur roi.
En Jacques de Castellar prit congé du seigneur roi, et s’en alla à Gerbes. Arrivé qu’il fut au château, on lui tourna la tête au point de le pousser à marcher,
bannières déployées, avec toutes ses galères, et avec ceux du château, et une partie des chrétiens et ceux de la Moabia, contre le parti de Miscona; mais
ceux de Moabia furent vaincus, et En Jacques de Castellar y périt, ainsi que plus de cinq cents chrétiens, ce qui fut grande perte et grand dommage. Quand
ces méchants hommes de Miscona eurent gagné cette bataille, ils n’en furent que plus endiablés et enflés d’orgueil. Et celui qui avait surtout la plus grande
folie en tête était un traître de ceux de Miscona, qui était leur chef, et se nommait Alef. De sorte qu’après avoir fait cette déconfiture de leurs ennemis, ceux
de Miscona se disposèrent tous à attaquer le château; car ce traître voulait s’emparer complètement de l’île.
CHAPITRE CCL
Comment En Simon de Montoliu requit les tuteurs d’En Roger, madame Saurine, le pape et le roi Robert de lui prêter aide et secours, et comment, sur leur
refus, il s’adressa au seigneur roi de Sicile qui envoya, avec dix-huit galères, messire Pélegrin de Pati, lequel fut vaincu et pris.
Quand le seigneur roi de Sicile apprit la mort d’En Jacques de Castellar et des autres, il en fut très fâché; toutefois il prit courage, en pensant qu’ils avaient
fait plus qu’il ne leur avait été ordonné, puisque le seigneur roi ne leur avait pas dit d’abandonner leurs galères et de se mettre à faire la guerre dans
l’intérieur de l’île.
A peu de jours de là, Simon de Montoliu, qui vit que les affaires de l’île allaient fort mal et surtout le château, et que les troupes du château demandaient à
être payées, ce qu’il ne pouvait faire, puisqu’il ne retirait rien de l’île, laissa à sa place le bâtard En de Montoliu, son cousin germain, et vint en Calabre
trouver madame Saurine,[23] et lui raconta l’état de l’île, du château et de la seigneurie, et la pria, elle et messire Conrad Llança, tuteur d’En Roger, de lui
donner aide d’hommes et d’argent. Mais madame Saurine n’était pas à cette époque dans une situation très florissante; elle était même endettée et fort
embarrassée, par suite des dépenses faites pour la flotte d’En Charlet lorsqu’il était allé à Gerbes; et elle ne recevait rien de ses revenus, car tous les revenus
étaient assignées pour payer les dettes et obligations de l’amiral et d’En Roger. Il envoya également au pape pour lui demander aide, et le pape répondit
non. Il envoya au roi Robert, qui de même répondit non. Enfin, à défaut d’eux tous, il s’en vint trouver le seigneur roi de Sicile et lui demanda secours; et le
seigneur roi, pour la gloire de Dieu, et afin de sauver ceux du château, qui étaient tous Catalans, consentit à prêter assistance à l’île de Gerbes aux
conditions suivantes: madame Saurine, messire Conrad Llança et En Amiguccio de Loria, qui étaient les tuteurs de Roger, devaient s’arranger pour
remettre entre les mains du seigneur roi de Sicile le château et toute l’île; et tout ce qu’il avancerait serait hypothéqué sur l’île de Gerbes et sur l’île des
Querquenes,[24] et il les retiendrait et posséderait comme sa propriété jusqu’à ce qu’il fut remboursé de tout ce qu’il aurait avancé; et en attendant il en
serait seigneur et maître. Et de toutes ces conditions ils firent de bonnes chartes. Et eux ordonnèrent à En Simon de Montoliu, qui était alors à Gerbes et qui
la tenait, de lui livrer le château de Gerbes et la tour des Querquenes. Et ledit Simon fit serment et hommage au seigneur roi, et s’engagea à lui remettre ces
possessions à tout instant où il les réclamerait, savoir: l’île et le château de Gerbes, et la tour des Querquenes. Cela étant ainsi réglé, le seigneur roi fit armer
dix-huit galères, y mit cent hommes à cheval, Catalans de bonne race, et bien quinze cents hommes de pied de nos gens; de sorte qu’ils partirent avec
grande puissance. Et il leur donna pour capitaine messire Pélegrin de Pati, chevalier de Sicile et de la ville de Messine, et lui fit livrer autant d’argent qu’il
était nécessaire pour payer aux gens du château et de la tour tout ce qui leur était dû. Et ainsi ils prirent congé du seigneur roi, et prirent terre dans l’île de
Gerbes, en un lieu qu’on nomme l’île de l’Amiral, éloigné de cinq milles du château. Et au lieu d’aller aussitôt, comme ils le devaient, au château pour y
reposer hommes et chevaux pendant deux ou trois jours, ils se mirent à parcourir l’île tout à fait en désordre, comme s’ils eussent pensé que la Barbarie tout
entière n’eût osé se présenter devant eux. Et en effet, bien assurément, s’ils eussent marché bien serrés, ils n’eussent pas eu à craindre cinq fois autant
d’hommes qu’il y en avait dans l’île; mais par suite du mauvais arrangement qu’ils prirent ils s’en allèrent tout disséminés. Les Sarrasins de l’île, aussi bien
ceux du parti de Miscona que ceux de Moabia, s’étaient retirés tous, à l’exception des anciens de la maison de Ben Si-Momen, qui s’étaient jetés dans le
château. Mais quand ils virent les chrétiens s’avancer ainsi sur eux sans conserver aucun ordre, ils fondirent les premiers sur eux. Que vous dirai-je? Ils les
mirent aussitôt en déroute au moment où ils étaient bien à vingt-cinq milles du château. Que vous dirai-je? Messire Pélegrin fut pris, et de tous les cavaliers
chrétiens il n’en échappa que vingt-huit; tous les autres furent tués, et quant aux hommes de pied, entre Latins et Catalans, il en mourut plus de deux mille
cinq cents; et tous furent ainsi déconfits. Et alors les méchants hommes de Miscona s’emparèrent de l’île, et cet Alef se constitua seigneur d’eux tous. Il
envoya un message à Tunis, et le roi de Tunis lui fit passer trois cents cavaliers sarrasins. Alors ils assiégèrent le château, de manière qu’un chat ne pouvait
en sortir sans être pris. Messire Pélegrin se racheta avec l’argent qu’il avait apporté pour payer les gens du château. Et ainsi les galères s’en retournèrent
toute déconfites en Sicile, où la nouvelle de cette défaite causa grand deuil et grande douleur, surtout au seigneur roi. Messire Pélegrin et les vingt huit
autres cavaliers qui avaient échappé à la mort en cette bataille restèrent dans le château. Et si vous vîtes jamais gens s’arranger mal avec autrui, ce furent
bien ceux du château entre eux; car tous les jours ils étaient sur le point de s’entre-égorger, et cela à cause des femmes et des maîtresses de ceux du château
CHAPITRE CCLI.
Comment En Simon de Montoliu cria merci au seigneur roi de Sicile, Frédéric, le suppliant de faire remettre à qui bon lui semblerait le château de Gerbes
et la tour de Querquenes; et comment le seigneur roi offrit à moi, Ramon Muntaner, la conquête de Gerbes; et comment je me disposai à conquérir cette île.
En Simon de Montoliu retourna en Sicile, au seigneur roi, lui criant merci et le priant de faire occuper le château et la tour de Querquenes par qui bon lui
semblerait, et d’envoyer de l’argent pour payer la solde. Le seigneur roi ne trouva vraiment personne qui voulût accepter ce commandement; je vous dirai
même que le seigneur roi n’aurait trouvé personne qui voulût monter sur galère ou lin allant à Gerbes. Voyez donc dans quel embarras il se trouvait.
Il est certain que moi, En Ramon Muntaner, j’arrivai à cette même époque de Romanie en Sicile, et je demandai au seigneur roi de Sicile la permission de
me rendre en Catalogue, afin de prendre ma femme, que j’avais fiancée lorsqu’elle était encore enfant, il y avait dix ans, dans la cité de Valence; et le
seigneur roi me dit qu’il y consentait volontiers. Alors je fis armer une galère à cent rames qui était à moi; et le seigneur roi me fit dire que, quand je
l’aurais armée de matelots suffisants à l’équipage, j’allasse le joindre à Monte Albano, qui est dans la montagne, à treize lieues de Messine, et où il passait
l’été; et nous étions au mois de juillet. Il voulait envoyer des présents à madame la reine d’Aragon et aux infants, et désirait que je les leur portasse. Je lui
dis que j’étais prêt à faire tout ce qu’il m’ordonnerait; et à cette époque le seigneur roi et madame la reine étaient devant Almeria. Je fis donc armer mon lin
pour me rendre en Catalogne; j’achetai tout ce qui m’était nécessaire pour mes noces; et quand toutes choses furent prêtes à Messine, et que tout l’équipage
de matelots fut disposé, j’allai à Monte Albano près du seigneur roi pour prendre Congé de lui. Mais lorsque je fus arrivé à Monte Albano, le seigneur roi y
avait fait venir En Simon de Montoliu; et le lendemain de mon arrivée le seigneur roi me fit venir devant lui au palais. Là se trouvèrent le comte Mainfroi
de Clermont, messire Damien de Palasi et messire Arrigo Rosso, et bien d’autres riches hommes de l’île de Sicile, et chevaliers catalans et aragonais, et
bien d’autres notables gens; de sorte qu’il y avait certainement au palais cent hommes de haut rang et beaucoup d’autres.
Lorsque je fus venu devant le seigneur roi, il me dit: « En Muntaner, vous savez la grande perte, le grand dommage et le grand déshonneur que nous avons
soufferts dans L’île de Gerbes; et nous avons fort à cœur de pouvoir en tirer une prompte vengeance; aussi avons-nous pensé en notre âme, qu’il n’est
personne en tout notre royaume qui puisse, avec j’aide de Dieu, nous donner là-dessus aussi bon conseil que vous, et cela par bien des raisons: d’abord
surtout, parce vous avez plus vu de guerres et plus ouï conter de faits de guerre qu’homme qui soit en notre royaume; puis, parce que vous avez longtemps
gouverné des gens d’armes et savez comment il faut les conduire; puis vous connaissez la langue sarrasine, et vous pouvez ainsi, sans truchement, faire vos
propres affaires, soit en ce qui concerne les espions, soit de toute autre façon, dans l’île de Gerbes; et enfin par beaucoup d’autres bonnes raisons qui sont
en vous. Voilà pourquoi nous désirons, et nous vous en prions chèrement, que vous veuillez être capitaine de l’île de Gerbes et des Querquenes, et que vous
preniez cette affaire à cœur et de ferme volonté. Et nous, nous vous promettons que, si Dieu vous tire à honneur de cette guerre, nous vous ferons aller en
Catalogne pour accomplir votre mariage, d’une manière beaucoup plus brillante que vous ne pourriez y aller en ce moment. Nous vous conjurons donc
pour tout au monde de ne pas dire non. »
Et moi, voyant que le seigneur roi avait si grande confiance en moi dans cette circonstance, je me signai, allai m’agenouiller devant lui, et lui rendis mille et
mille grâces de tout le bien qu’il avait bien voulu dire de moi, et de l’opinion où il était que je fusse homme à mener à bien d’aussi grandes affaires; et je lui
déclarai me soumettre à ses ordres en cette affaire et dans toutes les autres; et j’allai lui baiser la main; et bien des riches hommes et des chevaliers la lui
baisèrent aussi pour moi. Et lorsque j’eus consenti à ce qu’il désirait, il appela En Simon de Montoliu et lui ordonna, en présence de tout le monde: de lui
rendre le château de Gerbes et la tour des Querquenes, et de m’en faire remise en son nom, et de me prêter à l’instant même serment et hommage, en
déclarant les tenir en mon nom, et de se rendre avec moi à Gerbes et aux Querquenes, et de me les remettre en personne. Et ainsi il le promit et m’en fit
serment et hommage. Le seigneur roi en fit aussitôt dresser les actes, et me conféra la même autorité qu’il y possédait lui-même, sans se réserver même le
droit d’appel; et il me donna pouvoir de faire des concessions à perpétuité, de prendre à ma solde tel nombre de gens qu’il me paraîtrait bon, et de faire la
guerre ou la paix avec quiconque je le jugerais à propos. Que vous dirai-je? Il me revêtit de tout pouvoir. Je lui dis: « Seigneur, il vous reste encore à faire
plus; il faut que, par votre lettre, vous fassiez commandement au trésorier, au maître portulan, à tous leurs officiers, ainsi qu’à tous vos autres officiers à
l’extérieur, que tout ce que je leur demanderai par mes lettres me soit à l’instant envoyé, soit argent, soit vivres, soit tous autres objets dont je puis avoir
besoin, et que de plus vous ordonniez, dès ce moment, qu’on me charge une nef de froment et de farine, une autre d’avoine, de légumes et de fromages, et
une troisième de vin, et qu’elles partent sans délai. « Et le seigneur roi ordonna que tout cela fût fait à l’instant même. Et je lui dis: Seigneur, je sais qu’en
l’île de Gerbes on a grand faim et peu de vivres; qu’il en est de même dans tout le pays et aussi sur le continent voisin; de sorte qu’avec des vivres je les
ferai combattre les uns contre les autres. Le seigneur roi comprit que j’avais raison; aussi me fit-il pourvoir de toutes choses mieux que jamais seigneur ne
pourvut aucun vassal, si bien que je ne manquai jamais de rien. Puis je pris congé de lui et me rendis à Messine. Quand je fus à Messine, je comptais partir
aussitôt; mais tous les Latins qui devaient me suivre me vinrent rendre l’argent qu’ils avaient reçu, me disant qu’ils ne voulaient pas aller mourir à Gerbes;
et leurs mères et leurs femmes venaient en pleurant me conjurer au nom de Dieu de reprendre mon argent, chacune se lamentant d’y avoir perdu père, frère
ou mari. Il me fallut donc reprendre mon argent d’eux tous, et enrôler de nouveau d’autres Catalans.
CHAPITRE CCLII.
Comment moi, Ramon Muntaner, je me rendis à Gerbes, comme capitaine, et pris possession du château, et reçus hommage de tous ceux qui y étaient;
comment, par trois fois, je citai devant moi tous ceux de Miscona, et Alef leur chef, et les déliai, et les poussai dans un coin de l’île, où ils éprouvèrent une
telle famine qu’ils faisaient du pain avec la sciure des palmiers.
Dès que j’eus armé, je partis de Messine, et En Simon de Montoliu, monté sur son lin armé, partit en même temps que moi, et en peu de temps nous
arrivâmes à l’île de Gerbes. Quand nous fumes au château, nous trouvâmes qu’il y avait devant ledit château quatre cents hommes à cheval des Maures du
roi de Tunis, qui a’aient couru tout le pays; tous les Maures de l’île y étaient aussi, et nous trouvâmes que la porte était fermée. Aussitôt nous débarquâmes
au château et nous y entrâmes. Je puis vous assurer que je trouvai aussi grande guerre au dedans qu’au dehors, à savoir entre les chevaliers et écuyers qui
avaient échappé à la déconfiture, et les gens du château. Avant de m’occuper de rien autre chose, je reçus le château et l’hommage de tous ceux qui y
étaient; puis je remis une lettre du seigneur roi à messire Pélegrin de Pati et aux autres chevaliers et écuyers. Le seigneur roi leur mandait qu’ils me fissent
tous hommage de bouche et de mains, et qu’ils regardassent ma personne comme ils feraient la sienne. Et aussitôt ils accomplirent les ordres du seigneur
roi.
Quand tout ceci fut fait, je rétablis, soit de gré, soit de force, bonne paix parmi eux tous, et fis en sorte qu’à l’avenir nul ne portât dommage à l’autre, soit
pour femme, soit pour autre chose. Cela fait je distribuai à chacun solde et approvisionnement. Cependant m’arrivèrent les trois nefs chargées que le
seigneur roi m’avait envoyées, ainsi que je l’avais arrangé avec lui, Aussitôt que j’eus ces nefs, j’envoyai mon propre lin armé à Capis,[25] où étaient tous
les anciens de la maison de Ben Si-Momen dans le château d’un Alarp leur ami, grand seigneur de ce pays, et nommé Jacob Ben Atia. Dès qu’ils eurent
reçu les lettres que le seigneur roi leur adressait, ainsi que ma propre lettre, ils montèrent sur mon lin et vinrent à moi. Tandis que le lin était allé les trouver,
j’avais fait placer des pieux devant le château à la distance d’un trait d’arbalète l’un de l’autre, et je défendis à qui que ce fût, sous peine de haute trahison,
de dépasser ces pieux sans mon ordre. J’ordonnai aussi que, parmi ceux de l’intérieur, un homme armé d’un écu et un arbalétrier, devraient sortir pour
escarmoucher; et nous avions cela deux fois par jour. Nous étions dans le château trente cavaliers pesamment armés et quinze armés à la légère; et dès lors
nous commençâmes à nous défendre très bien et avec ordre, si bien qu’il y avait toujours quelqu’un de nous dehors, Cependant je citai devant moi les
anciens de l’île de Gerbes, de la part du seigneur roi de Sicile, et les sommai de se présenter. J’écrivis à chacun d’eux, que le seigneur roi leur ordonnait de
m’obéir en toutes choses comme à sa propre personne. Et tous les anciens de Moabia vinrent à moi, ceux qui étaient hors de l’île comme ceux qui étaient
dedans; et à chacun d’eux je pardonnai tout ce qu’il avait fait. Aussitôt je fis faire, en dehors du château, un retranchement avec un mur en pierre et en terre;
et dans l’espace compris entre le château et ce mur, le fis construire un grand nombre de petites maisons de planches, de nattes et de ramée; et tous ceux de
Moabia y passaient la nuit auprès de mi avec leurs femmes et leurs enfants; et je leur distribuai des rations de farine, de légume et de fromage qui
m’arrivaient avec abondance. Je fis dire ensuite au traître, c’est-à-dire à Alef, chef de ceux de Miscona, qu’il vînt à moi; et il n’en voulut jamais rien faire.
Cependant deux anciens de Miscona se présentèrent à moi; mais leurs propres gens ne voulurent point se séparer des autres, et de ces deux l’un était Amar
Ben Buceyt et l’autre Ben Barquet. Que vous dirai-je? Il n’y avait pas encore un mois que j’étais arrivé à Gerbes, que déjà j’avais certainement sous mon
pouvoir trois cents hommes de Moabia, avec leurs femmes et leurs enfants.
Tout ceci fait, je citai par trois fois ledit Alef et ceux de Miscona, avant de leur faire aucun mal; mais ils ne voulurent point venir à merci. Après les avoir
cités par trois fois, et qu’ils eurent décliné de venir à merci, je les défiai, et plaçai dans l’île deux cents cavaliers des Alarps, tous bons cavaliers, amis de la
maison de Ben Si-Momen, et qui étaient du parti de la Moabia; je leur donnai à chacun un besant par jour, qui vaut trois sous quatre deniers barcelonais, de
l’avoine et une ration de farine, de légumes et de fromage. Quand j’eus les deux cents cavaliers dans l’île, avec ceux de Moabia, je me disposai à faire des
chevauchées contre eux, de telle sorte que pendant la nuit nous les détroussions partout. Que vous dirai-je? Pendant quatorze mois nous continuâmes cette
guerre, et il n’était pas de jour que nous n’eussions au moins une rencontre; et, grâces à Dieu! pendant ces quatorze mois, nous leur tuâmes ou prîmes plus
de sept cents combattants, et nous les déconfîmes deux ou trois fois; et cependant ils avaient bien quatre cents hommes de cheval. Que vous dirai-je? A la
fin nous les poussâmes dans un petit recoin de l’île, et il veut là telle famine parmi eux qu’ils en furent réduits à se servir de la sciure des palmiers pour
faire du pain.
CHAPITRE CCLIII.
Comment Alef sortit de l’île et revint avec huit mille hommes à cheval et quatorze barques, avec quoi il déconfit les chrétiens de passage; et comment moi,
Ramon Muntaner, je les attaquai, les vainquis, leur enlevai dix-sept barques, et me rendis maure du passage.
Un jour ledit Alef donna à entendre aux gens de Miscona qu’il allait leur chercher des secours. Il sortit de l’île, et alla à Selim Ben Margan, à Jacob Ben
Alia et autres Alarps, et leur persuada que, s’ils venaient dans l’île, ils pourraient s’emparer de nous tous; si bien qu’il eut jusqu’à huit mille hommes de
cheval qui se présentèrent au passage. Là, je tenais deux lins armés et quatre barques, dont étaient capitaines En Raymond Goda et En Béranger
d’Espingals, auxquels j’avais confie la garde du passage. Lorsque les Alarps furent là, ils demandèrent à Alef comment il leur serait possible d’entrer. Il
répondit qu’il aurait bientôt déconfit ceux qui gardaient le passage, et qu’alors ils pourraient entrer. Que vous dirai-je? Il se procura quatorze barques, et
cette nuit même il fondit sui les chrétiens; et à l’aube du jour les chrétiens furent si surpris qu’ils prirent la fuite et abandonnèrent ainsi le passage. Alef dit
alors à Selim Ben Margan et aux autres de venir et d’entrer dans l’île; mais eux répondirent qu’ils voulaient voir auparavant ce que je ferais, attendu que si,
dès qu’ils seraient entrés, je venais à leur enlever le passage, ils seraient perdus, vu le peu de vivres qu’ils avaient; en conséquence ils ne voulurent point
entrer ce jour-là. Les nôtres arrivèrent bientôt au château tout à la débandade, et je fus si furieux que peu s’en fallut que je ne lisse pendre les comites. Je
remis aussitôt le château à messire Simon de Val Guarnera, et le laissai en mon lieu et place, et moi je montai sur un de mes lins, de quatre vingt rames;
j’emmenai de plus les autres bâtiments et deux barques en sus, et arrivai ce jour-là même au passage. Le lendemain Selim Ben Margan et les autres dirent à
Alef: « Que serions-nous devenus si nous fussions entrés dans l’île? il nous aurait tous fiait prisonniers. Et Alef leur répondit: « Si je chasse une seconde
fois ceux-ci du passage, entrerez-vous? » Ils répondirent: « Oui, assurément. »
Alors il arma vingt et une barques et arriva sur nous. Moi je fis placer tous les bâtiments derrière mon lin; et dès que leurs barques furent approchées de
moi et que je m’en vis assez près, je fondis au milieu d’eux avec une telle impétuosité que je coulai à fond vingt-sept de leurs barques et chargeai sur eux;
et nous allâmes férir de çà et de là sur les autres lins et barques et vaisseaux, qui bientôt vinrent s’échouer sur le rivage.
Que vous dirai-je? De leur vingt et une barques il n’en échappa pas plus de quatre, sur l’une desquelles ledit Alef s’enfuit sur la terre, c’est-à-dire dans l’île,
car là se trouvait sa troupe, tandis que les Alarps étaient sur la terre ferme, et il n’avait osé fuir du côté des Alarps, qui l’auraient mis en pièces. Ce jour-là
nous tuâmes plus de deux cents Maures, et nous nous emparâmes de dix-sept de leurs barques. Dès ce moment la terre fut à nous, car tous se tinrent pour
morts; et nous fumes maîtres du passage, car dès lors personne ne put entrer ni sortir sans ma volonté. Selim Bema Margan, Jacob ben Atia et autres, en
voyant ce qui se passait, levèrent les mains au ciel, se félicitant de n’être point entrés dans l’île, et ils m’envoyèrent un homme à la nage pour me demander
de vouloir bien conférer avec eux à terre sur leur foi, et qu’eux monteraient sur mon lin pour parler avec moi. J’y allai et je descendis à terre, où ils me
rendirent beaucoup d’honneurs et me firent de grands présents. Ensuite ils me prièrent de laisser sortir de l’île cent hommes à cheval qui se trouvaient
auprès d’Alef, et qui étaient parents et vassaux de Selim ben Margan, et autant d’autres qui l’étaient de Jacob Ben Alla. Je me fis beaucoup prier, quoique
j’eusse donné cinq mille onces pour qu’ils fussent déjà dehors. A la fin je leur accordai leur demande, en faisant semblant d’y consentir avec beaucoup de
peine, et leur fis fort valoir cette concession comme un grand service de ma part. Je leur dis donc que je les conduirais loin de l’île moi-même avec mes
barques, et que je voulais m’y trouver en personne; et qu’ils me donnassent, lui Selim Ben Margan deux cavaliers, et Jacob Ben Atia deux autres, qui les
reconnussent; et qu’ils se gardassent bien d’en faire sortir d’autres que les leurs; et ils me firent mille remerciements. Quand j’eus octroyé cette demande, il
vint d’autres chefs les uns après les autres qui me demandaient l’un dix, l’autre vingt hommes; et moi je ne voulais rien accorder; et tous se jetaient à mes
pieds, et j’avais plus d’occupation à donner ma main à baiser que si j’eusse été un roi faisant sa joyeuse entrée en son royaume; et je finis par accéder à
toutes leurs demandes. Que vous dirai-je? Tous les chefs durent me promettre que jamais, sous aucun prétexte, ni eux ni les leurs ne me seraient contraires,
et j’en fis dresser des actes écrits et signés; et ils me promirent et jurèrent de m’être en aide de toute leur puissance contre qui que ce fût au monde. Et de
tout cela Selim Ben Margan, Jacob Ben Atia, Abdallah Ben Bebet et Ben Marquet et les autres chefs, m’en firent serment et hommage. Que vous dirai-je?
Quand ceci fut conclu et signé, les quatre cents hommes à cheval qui étaient du parti de Miscona, et Alef, sortirent de l’île devant moi.
CHAPITRE CCLIV.
Comment tous ceux de Miscona, ainsi qu’Alef, voulurent se rendre à moi, En Ramon Muntaner; comment le seigneur roi de Sicile envoya messire Conrad
Llança avec vingt galères pour prendre vengeance de tout ce qui avait été fait, et comment la conduite de l’avant-garde fut confiée à moi, En Ramon
Muntaner.
Tout cela terminé, je me séparai d’eux en bon accord et bonne amitié; je laissai le passage bien gardé, et retournai au château, regardant mon affaire comme
gagnée; ce qui était vrai. Arrivé au château, je reçus un message de ceux de Miscona, et de leur chef Alef, qui offraient de se rendre à moi; mais avant de
connaître les intentions du seigneur roi, je ne voulus point leur pardonner. J’envoyai donc une barque armée au seigneur roi Frédéric, pour savoir ce qu’il
voulait que je fisse, lui disant: que tous seraient pris ou tués s’il le voulait, et que, s’il désirait prendre complète vengeance, c’était là le moment. Que vous
dirai-je? Le seigneur roi tint conseil et fut d’avis de ne consentir pour rien au monde à les recevoir à merci, attendu que ce serait grand déshonneur à lui s’il
ne prenait entière vengeance de tout le mal qu’ils lui avaient fait. En conséquence il arma vingt galères et envoya messire Conrad Llança de Château
Ménart avec deux cents chevaux bardés, de bonnes troupes, à Gerbes, et avec deux mille hommes de pied, sans y comprendre ceux des galères; et il me fit
dire par la barque que je lui avais expédiée: De ne les recevoir d’aucune manière à merci; mais s’ils étaient pris de telle famine qu’ils en vinssent à n’avoir
plus absolument rien, de leur faire donner secours de vivres par les Sarrasins qui étaient avec moi. Et il ordonnait cette disposition pour qu’il n’y en eût
aucun qui, poussé par la faim, se sauvât à la nage pendant la nuit. J’exécutai fidèlement les ordres du seigneur roi. Nous autres du château, qui savions bien
que le seigneur roi nous envoyait messire Conrad Llança avec ces troupes, nous expédiâmes au seigneur roi un messager sur une barque armée, pour le
prier de nous confier l’avant-garde de la bataille, car nous le méritions, par la famine que nous avions soufferte pendant un an et demi, et que d’ailleurs les
Maures savaient qui nous étions. Le seigneur roi nous accorda notre demande. Quand je sus que messire Conrad Llança était tout appareillé à venir nous
joindre avec ses braves troupes, je payai tout ce qui était dû aux deux cents hommes de cheval des Alarps, qui avaient été avec moi pendant la guerre, et qui
m’avaient servi aussi loyalement que jamais cavaliers servirent leur seigneur. Je leur donnai de plus à emporter, comme gratification, des vivres pour
quinze jours, ainsi que des provisions pour leurs chevaux, et à chacun une casaque de drap de laine et une de toile, et à chacun des chefs une casaque de
velours rouge et une de châlit,[26] et les fis tous transporter sur le continent africain. Ils s’en allèrent si satisfaits de moi qu’ils s’offrirent de m’être en aide
contre qui que ce fût au monde. Je me défis ainsi de mes Alarps, pour que les gens de Miscona en conçussent plus de sécurité, d’autant mieux que j’avais
ordonné que personne ne leur fit aucun mal. A peu de jours de là messire En Conrad Llança arriva à Gerbes avec toute sa bonne troupe, et prit terre au
château. Ils débarquèrent leurs chevaux; et leurs chevaux avaient tellement peur des chameaux qu’ils étaient tout hors d’eux dès qu’ils les voyaient; si bien
que nous convînmes, qu’entre deux chameaux nous mettrions un cheval pour qu’il s’habituât à prendre ainsi sa nourriture; et cela nous donna la plus
grande peine du monde. Toutefois, ils finirent par s’apprivoiser tellement entre ces deux chameaux qu’ils mangeaient ensemble. Que vous dirai-je? Pendant
treize jours nous laissâmes reposer hommes et chevaux; et durant ces treize jours le traître Alef vint se mettre au pouvoir de messire En Conrad, qui lui
promit de ne pas le faire mettre à mort et de le tenir en honnête prison. Ledit Alef était un grand maître en fausseté, et comme il tenait son affaire pour
perdue, il préféra plutôt se rendre que de tomber entre les mains de nous autres du château, sachant bien qu’avec nous il n’aurait pu échapper à son sort.
CHAPITRE CCLV.
Comment nous livrâmes bataille aux Maures de Miscona, les battîmes, et primes douze mille personnes, entre femmes et enfants; et comment le seigneur
roi Frédéric de Sicile, de sa grâce spéciale, me fit don de lue et des Querquenes pour l’espace de trois ans.
Le soir du jour de l’Ascension, nous sortîmes du château et allâmes camper à demi lieue des ennemis. Le lendemain matin nous allâmes à leur rencontre et
les trouvâmes rangés en bel ordre de bataille. Ils avaient bien certainement dix mille hommes de pied, de bonnes troupes, et seulement vingt-deux hommes
à cheval et pas plus. Ils avaient placé tous les vieillards, femmes et enfants, dans un beau fort situé à cet endroit; et tous les hommes d’armes s’étaient
placés sur la gauche, le genou en terre et couverts de leurs écus. Nous n’avions pas voulu qu’il y eût aucun Maure dans nos rangs; et nous étions environ
deux cent vingt hommes de cheval pesamment armés, trente armés à la légère, et environ mille hommes de pied, Catalans; les autres troupes étaient sur les
galères à garder le passage. L’ordre était donné parmi nous que, lorsque nous serions devant l’ennemi, au premier son de la trompette, chacun prendrait ses
armes; qu’à la seconde fois chacun se tiendrait prêt à férir; et que, lorsque les trompettes et les nacaires se feraient entendre, toutes les troupes de pied et de
cheval fondraient à la fois sur eux. Nous avions placé tous nos piétons à l’aile droite, et à gauche toute la cavalerie. Que vous dirai-je? Lorsque les deux
premiers signaux eurent été donnés, les Maures, comprenait bien qu’au troisième signal nous nous précipiterions sur eux, se hâtèrent de se relever en masse
et vinrent férir sur notre infanterie si rudement que déjà ils la mettaient en déroute. Mais nous qui étions à l’avant-garde, nous fondîmes à l’instant sur eux,
sans attendre le troisième signal, voyant bien que notre infanterie était perdue si nous n’attaquions à l’instant; et nous férîmes sur eux avec tant
d’impétuosité que nous pénétrâmes au milieu de cette masse. Messire Conrad et tous les autres firent à l’instant aussi leur attaque, et sans avoir le temps de
donner leur troisième signal; et en un clin d’œil nous fumes tous mêlés et confondus. Non, l’on ne vit jamais hommes aussi terribles que ceux-là. Que vous
dirai-je? En vérité on n’en eût pas trouvé un seul parmi eux qui ne cherchât la mort. Ils s’élançaient en aveugles parmi nous, comme un sanglier au milieu
des chasseurs réunis pour le tuer, quand il voit sa mort certaine. Que vous dirai-je? La bataille dura depuis la demi tierce jusqu’à l’heure de none; enfin ils
moururent tous, et de tous ceux qui étaient sur ce champ de bataille, il n’en échappa pas un seul. Ils nous tuèrent bien soixante chevaux et en blessèrent à
mort soixante; et nous eûmes parmi les chrétiens plus de trois cents hommes blessés; mais, grâces à Dieu, il n’en mourut pas plus de dix-sept. Lorsque les
Maures furent tous morts, nous marchâmes sur leur château fort et l’attaquâmes, et le prîmes enfin; et nous mîmes à mort tout homme de l’âge de douze ans
et au-dessus, et fîmes prisonniers douze mille femmes ou enfants; après quoi nous levâmes le champ; et chacun eut un grand butin et fit son profit. Puis
nous retournâmes à notre château avec grande joie et satisfaction.
Quant à messire Conrad, lui et tous ceux qui étaient avec lui, et de plus tous les chevaliers et fils de chevaliers qui se trouvaient à Gerbes, et qui avaient
échappé à la bataille de messire Pélegrin, s’en retournèrent en Sicile, sains et joyeux, emmenant avec eux tous les captifs et les captives.
Pour moi, je restai comme capitaine de l’île ainsi que je l’étais auparavant, et avec ceux qui étaient tenus du château.[27] Je m’occupai à peupler l’île
d’hommes du parti de la Moabia; et dans le cours de cette même année elle fut aussi bien peuplée qu’elle l’eût jamais été. Et nous restâmes tous en bonne
paix, de sorte que le seigneur roi en retirait chaque année des revenus plus considérables qu’il en eût jamais retiré. Voyez l’honneur que Dieu accorda au
seigneur roi, de tirer aussi complète vengeance des torts qu’on lui avait faits. Aussi les chrétiens en seront-ils à jamais plus redoutés et plus aimés dans cette
contrée. Et je réduisis à un tel point de soumission l’île de Gerbes, et cela est encore ainsi, qu’un seul et faible chrétien pouvait emmener trente ou quarante
Sarrasins liés avec une corde, sans trouver qui que ce soit qui lui dise que c’est mal fait.
Aussi, dès que le seigneur roi eut appris par messire Conrad et les autres ce que j’avais fait à Gerbes, me donna-t-il de sa grâce spéciale l’île de Gerbes et
l’île des Querquenes pour trois ans, avec tous droits et revenus, et le pouvoir d’en faire pendant ces trois années comme de ma propre chose. Il me fit dire
aussi que je pouvais pourvoir à la garde du château et de l’île à mes dépens, et aller chercher ma femme; car, en bon seigneur, il se rappela bien la
permission qu’il m’avait donnée, Là-dessus je laissai à Gerbes mon cousin En Jean Muntaner, et aux Querquenes un autre cousin germain à moi, nommé
En Guillaume Des Fabreques. Je m’en vins aussitôt en Sicile, où j’armai une galère; et de Sicile, muni du privilège bien libellé de cette concession, dont
m’avait gratifié le seigneur roi, je m’en allai au royaume de Valence et j’abordai à la cité de Majorque, où je trouvai le roi En Jacques de Majorque et le
seigneur infant En Ferrand. Et si jamais personne reçut de ses seigneurs des témoignages d’honneur, c’est bien moi en cette circonstance; et tout cela ils me
l’accordèrent d’eux-mêmes et par leur bonne grâce. Mais surtout le seigneur infant me fit le meilleur accueil possible, et ne savait que faire pour moi, tant il
avait de plaisir à me voir. Et le seigneur roi son père lui répéta souvent, qu’en effet j’étais, après lui, la personne au monde qu’il devait le plus chèrement
aimer. Le seigneur roi lui-même me combla de grâces et de faveurs. Ensuite je partis pour Valence, où j’allai prendre ma femme, et n’y demeurai pas plus
de vingt-deux jours. Après quoi je la pris sur ma galère et fis voile avec elle vers Majorque. Là j’appris que le seigneur roi de Majorque était mort.[28] Le
lendemain de mon départ il était tombé malade de la maladie dont il mourut. Dieu veuille en sa miséricorde avoir son âme et lui pardonner comme à un bon
seigneur et droiturier qu’il était!
Je trouvai là le seigneur roi En Sanche, à qui son père avait laissé le royaume, en le substituant au seigneur infant En Ferrand, au cas où ledit roi En Sanche
mourrait sans enfants. Si le seigneur roi leur père m’avait accueilli honorablement, le seigneur roi En Sanche me fit encore plus d’honneurs à moi et à ma
femme. Le seigneur infant En Ferrand, toujours plein de bonnes grâces, envoya aussi à ma femme de riches présents; et le seigneur roi de Majorque envoya
sur ma galère soixante corbeilles de pain, force vin, des fromages, trois bœufs, vingt moutons et un grand nombre de poules; si bien que jamais un humble
individu tel que moi n’eut autant à se louer de si hauts seigneurs. Le seigneur infant En Ferrand envoya aussi de son côté sur ma galère tout un assortiment
complet d’armes de son propre corps, ainsi que beaucoup d’autres objets.
Je partis avec leur bonne grâce, et le seigneur infant En Ferrand me remit deux faucons de montagnes bien dressés[29] qui avaient appartenu au roi son
père, et qu’il envoyait par moi au seigneur roi de Sicile. J’allai de là à Minorque; et aussitôt que je fus arrivé à Mahon je trouvai que déjà m’avait précédé
un message du seigneur roi de Majorque, qui ordonnait, qu’au cas où je me dirigerais de ce côté, on m’approvisionnât d’amples rafraîchissements; et ses
ordres furent parfaitement remplis par ses officiers. Je partis ainsi de Mahon et m’en allai en Sicile. Là j’abordai à Trapani, où je laissai ma femme, puis
avec ma galère je me rendis à Messine. Le roi se trouvait à Monte Albano, lieu où il passait volontiers l’été; et nous étions au mois de juillet. Je m’y rendis
et remis au seigneur roi les deux faucons que le seigneur infant En Ferrand lui envoyait, et lui contai les nouvelles d’Occident que j’avais apprises par ces
seigneurs; puis je pris congé de lui. Avec sa bonne grâce ordinaire, il me fit beaucoup de présents et me traita très honorablement; et sous son bon plaisir je
partis pour Trapani sur la galère, emmenant avec moi deux barques que j’avais achetées à Messine. A Trapani je pris ma femme et l’emmenai, et m’en allai
à Gerbes, où l’on nous fit grande fête à moi et à ma femme; et on donna à elle et à moi deux mille besants de joyeuse entrée. Et ceux des Querquenes
m’envoyèrent aussi leurs présents selon leurs moyens. Enfin, par la grâce de Dieu, nous passâmes en bonne paix, joyeux et satisfaits, les trois ans pendant
lesquels le seigneur roi m’avait accordé le château de Gerbes. Mais cependant je dois vous conter en quels soucis et quelles peines fut jeté de nouveau l’île
de Sicile et tous ceux qui appartenaient au seigneur roi.
Je vais donc cesser maintenant de parler de l’île de Gerbes, et vous entretiendrai de nouveau des affaires qui s’accumulèrent sur le seigneur roi de Sicile. Je
ne veux rien vous conter de beaucoup d’événements qui m’arrivèrent en Barbarie, car nul ne doit parler de soi, à moins que ce ne soit des faits relatifs à son
seigneur. Ainsi je ne vous dirai rien des affaires qui me furent personnelles, que quand les choses qui me sont advenues auront rapport aux faits de mon
seigneur.
CHAPITRE CCLVI.
Comment la guerre du seigneur roi de Sicile et du roi Robert recommença, et comment le seigneur roi de Sicile passa en Calabre et y prit châteaux et villes.
Tous ces événements ainsi passés, il s’écoula peu de temps avant que se rompirent la paix et les trêves qui existaient entre le roi Frédéric et le roi Robert, et
le tout par la grande faute du roi Robert.[30] Le roi Robert s’appareilla pour passer en Sicile. Le seigneur roi Frédéric, qui en fut informé, et qui vit que les
galères du roi Robert lui avaient coupé ses thonaires[31] et avaient pris des lins de Sicile, passa dans la Calabre et prit de vive force la cité de Reggio, le
château de Sainte Agathe, celui de Colanna, et La Motta,[32] et Stilo, et la Baynare,[33] et autres lieux; et le roi Robert se disposa à passer en Sicile.
CHAPITRE CCLVII.
Comment l’infant En Ferrand de Majorque passa en Sicile pour la seconde fois, et des honneurs qu’on lui rendit; comment En Béranger de Sarria se trouva
avec sa suite à Palerme; et cousinent En Dalmau de Castellnou passa en Calabre en qualité de capitaine, et se disposa à faire la guerre,
Le seigneur infant En Ferrand, fils du seigneur roi de Majorque, sachant que son beau-frère le roi Robert[34] se disposait à passer en Sicile, appareilla lui-
même une bonne troupe et arriva en Sicile. Le seigneur roi Frédéric eut un grand plaisir à le voir, car il ne l’avait pas vu depuis qu’il était allé en son nom
dans la Romanie. Il lui fit un accueil tel qu’un père peut faire à son fils, et lui fit don de la cité de Catane avec droit de haute, moyenne et basse justice
civile et criminelle, sa vie durant. Outre la cité de Catane, il lui donna encore deux mille onces de revenu annuel sur sa propre bourse. Ils vécurent ainsi
ensemble avec grande joie et satisfaction jusqu’à ce que le roi Robert passât en Sicile. Et il y arriva avec de grandes forces; car il avait certainement plus de
quatre mille hommes de cheval en bonnes troupes, et des gens de pied sans nombre, et cent vingt galères, et une multitude sans compte de nefs et de lins.
[35]
Il est vrai qu’en ce temps-là étaient passés de Catalogne en Sicile Le noble En Béranger de Sarria avec trois cents hommes à cheval et bien mille hommes
de pied, Catalans, Le noble En Dalmau de Castellnou avec cent hommes de cheval et deux cents de pied, et, en même temps qu’eux, plusieurs autres
chevaliers. Et le roi de Sicile put bien dire que jamais homme ne fit plus pour son seigneur que ledit noble En Béranger de Sarria ne fit pour lui; car, pour
aller en Sicile, il renonça à l’amiralat du seigneur roi d’Aragon et mit en gage toute sa terre. Lorsque ces deux riches hommes furent en Sicile, le seigneur
roi ordonna qu’En Béranger de Sarria se tint avec sa compagnie à Palerme et qu’En Dalmau de Castellnou commandât en Calabre. Il s’en alla donc à
Reggio, et se disposa à guerroyer en Calabre, en homme qui était un des meilleurs chevaliers du monde.
CHAPITRE CCLVIII.
Comment le roi Robert passa en Sicile, prit terre à Palerme, s’empara de Castel a Mare et assiégea Trapani; et comment le seigneur roi envoya l’infant En
Ferrand au Mont Saint Julien, d’où il fit de grands dommages au roi Robert.
Le seigneur roi Robert arriva en Sicile, prit terre à Palerme, et crut s’en emparer; mais En Béranger de Sarria était dans cette ville avec sa troupe, et il la
défendit de telle manière que le roi Robert comprit bien qu’il ne pourrait rien y faire. Il s’éloigna donc de Palerme, et s’en alla soit par mer, soit par terre, à
un château qui se trouve entre Palerme et Trapani, sur le rivage de la mer, et qu’on nomme Castel a Mare. Il y avait environ vingt hommes, qui se rendirent.
Quand il eut pris ce châtelet, il se crut maître de toute la Sicile. Il le mit en état, et, tant par mer que par terre, alla ensuite assiéger Trapani. Dans Trapani se
trouvait En Simon de Val Guarnera, chevalier de Péralade, brave, expert en fait d’armes, endurci aux fatigues et rompu à l’expérience de la guerre. Il s’y
trouvait aussi le noble En Béranger de Vilaragut, et en outre mille Catalans, excellents hommes d’armes, tant de cheval que de pied, qui défendirent
chevaleureusement la ville. Le roi Robert y mit donc le siège en règle. Le seigneur roi Frédéric, de son côté, envoya au Mont Saint-Junien, à un mille du
siège, le seigneur infant En Ferrand, avec de bonne cavalerie et almogavarerie. D’un autre côté, il y vint En Béranger de Sarria avec toute sa troupe; et de là
ils faisaient passer de fort mauvaises journées à l’ost des ennemis, car toutes les heures ils les attaquaient et harcelaient, dix ou douze fois le jour, et ils leur
enlevaient les convois et les hommes qui allaient au fourrage ou au bois; de sorte qu’ils menaient fort mauvaise vie, car ceux de la cité leur faisaient aussi
passer de mauvais jours et de mauvaises nuits; et ils tiraient les uns sur les autres à l’aide de leurs trébuchets.
CHAPITRE CCLIX.
Comment moi, Ramon Muntaner, étant à Gerbes, le noble En Béranger Carros vint pour assiéger cette île avec grandes forces pour le roi Robert; et
comment, lorsque je me disposais à la défense, il reçut à Pantanella un message du roi Robert, qui lui faisait dire de retourner à Trapani.
Pendant que le siège de Trapani était en cet état, le roi Robert résolut d’envoyer contre moi, au château de Gerbes, le noble En Béranger Carros, avec
soixante galères, quatre cents hommes à cheval et quatre trébuchets. Le seigneur roi de Sicile, qui en fut instruit, m’ennoya une barque armée pour me faire
dire de débarrasser le château des femmes et enfants, et de songer à me bien défendre, car le roi Robert envoyait contre moi toute cette force. Aussitôt que
j’eus reçus cette nouvelle, je nolisai en permanence une nef d’En Lambert de Valence, qui était à Capis et s’appelait la Bonne Aventure, et qui m’avait
appartenu. Je lui donnai trois cents doublons d’or pour rester à ma disposition, et plaçai à bord de la nef ma femme et deux tout petits enfants que j’avais,
l’un de deux ans et l’autre de huit mois; et elle était enceinte de cinq mois. Et elle s’y trouva bien accompagnée, et avec un grand nombre de femmes du
château. Et sur cette nef, que j'avais fait bien soigneusement armer, je l'envoyai à Valence, côtoyant la Barbarie; et elles furent trente jours en mer pour aller
de Gerbes à Valence, où, grâces à Dieu, elles parvinrent sûrement. Lorsque j'eus envoyé ma femme et débarrassé le château de toutes menues gens, je pris
les dispositions convenables à la défense du château; je fis dresser les trébuchets et mangonneaux; je fis remplir d'eau les citernes, ainsi qu'un grand nombre
de jarres, et m'approvisionnai de tout ce qui m'était nécessaire. D'un autre côté j'eus des entrevues avec Selim Ben Margan, Jacob Ben Atia, Abdallah Ben
Bebet et autres chefs des Alarps, avec lesquels j'avais des arrangements. Je leur dis: que le moment était venu pour eux de se rendre riches, et qu'en me
servant ils pourraient gagner à jamais renom, récompenses et profits; et je leur racontai quelles forces on envoyait contre moi. Et si jamais de braves gens
prirent à cœur mes intérêts, ce furent bien eux qui le firent avec grande joie et grand plaisir. Et aussitôt ils me firent le serment, en me baisant à la bouche,
que dans huit jours ils seraient à mes ordres, au passage, avec huit mille hommes à cheval; et ils me dirent que, lorsque j'aurais vu ou appris que mes
ennemis seraient dans ces eaux, je n'avais qu'à le leur faire savoir, et que tous passeraient dans l'île; que, dès que lesdits ennemis auraient pris terre, tous à la
fois donneraient sur eux; et que, s'il en échappait un seul, je ne me fiasse plus à eux. Ils me promirent encore que les galères et tout ce qu'ils prendraient
serait à moi, me disant qu'ils ne voulaient avoir pour eux que l'honneur, et surtout la satisfaction du seigneur roi de Sicile et la mienne. Et cet arrangement
fut par moi conclu et arrêté avec eux. Que vous dirai-je? Au jour même où ils en avaient pris l'engagement, ils se trouvèrent au passage avec plus de cinq
mille hommes à cheval, bien équipés; et vous pouvez être assurés qu'ils y venaient de tout cœur aussi bien que ceux de l'île. De mon côté j'avais échelonné
quatre barques armées, depuis El Bey jusqu'à Gerbes, avec ordre à chacune de venir vers moi dès qu'elle apercevrait cette flotte. Ainsi je fus prêt à tout
événement.
Le roi Robert prépara ses galères, ainsi que je vous l'ai déjà dit. En Bélanger Carros et les autres qui devaient venir, prirent congé du roi Robert et de la
reine qui était là. Ils partirent du siège et arrivèrent à l'île de la Pantanella; et le capitaine de cette île m'envoya une barque pour me faire savoir que les
galères étaient à l'île de la Pantanella. Et j'en eus une grande joie et satisfaction; et j'en informai sur-le-champ tous mes Maures de Gerbes qui s'en réjouirent
aussi beaucoup. J'en fis également part aux Alarps, leur disant de se tenir prêts à passer de mon côté, au second message qu'ils auraient de moi; et, pendant
les moments d'attente, le jour leur paraissait une année.
Mais au moment où En Béranger Carros venait de partir de la Pantanella, voici que lui arrivèrent en message deux lins armés de la part du roi Robert, qui
lui ordonnait expressément de revenir vers lui à Trapani avec toutes les galères, attendu que le roi de Sicile avait armé soixante galères pour venir attaquer
sa flotte. En Béranger Carros s'en retourna donc à Trapani. Voyez quel fut mon désappointement; car s'ils fussent venus à Gerbes, jamais nul homme ne
serait arrivé plus complètement que moi à l'exécution de ses plans. Comme j'ignorais ce message et que j'étais tout émerveillé de leur retard, j'envoyai une
barque armée à la Pantanella; et le commandant me fit savoir ce qu'il en était, et comment ils étaient partis sur cette nouvelle. J'envoyai aux Alarps force
approvisionnements de casaques et de vivres, de sorte qu'ils s'en retournèrent chacun chez eux, fort satisfaits et tout prêts à venir à mon secours avec toutes
leurs forces toutes les fois que j'en aurais besoin.
CHAPITRE CCLX
Comment le seigneur roi de Sicile, Frédéric, fit armer soixante galères pour détruire toute la flotte du roi Robert; et comment la reine, mère du roi Robert,
et belle-mère du seigneur roi d'Aragon et du seigneur roi de Sicile, l'ayant appris, fit faire une trêve d'un an entre le seigneur roi de Sicile et le roi Robert.
Il est vérité que le seigneur roi de Sicile fut instruit que dans l'ost du roi Robert il avait péri la majeure partie des meilleurs hommes d'armes, soit à cheval,
soit à pied, ainsi que la meilleure partie des chevaux, et que la flotte était presque complètement hors d'armement, soit pour cause de mort, soit par l'effet de
la maladie. Il fit donc armer soixante galères; à Messine, Palerme, Syracuse et autres ports de la Sicile: et quand elles furent arrivées à Palerme, il y fit
monter le noble En Béranger de Sarria, le noble En Dalmau de Castellnou, En Pons de Castellar et autres riches hommes et chevaliers. Le seigneur roi
s'était rendu lui-même avec toutes ses forces au Mont Saint Julien, et il avait ordonné que les galères eussent à férir à la fois, tandis que lui-même avec le
seigneur infant En Ferrand fériraient aussi avec toutes leurs forces sur le siège; de telle sorte que le même jour tous les gens du roi Robert ne pouvaient
manquer d'être pris ou tués. Et il était aussi aisé de faire cela qu'il le serait à un lion de dévorer trois ou quatre brebis; et très certainement c'en était fait
d'eux tous. A ce siège se trouvait madame la reine[36] mère du roi Robert et belle-mère du seigneur roi d'Aragon et du seigneur roi de Sicile, qui était là
avec son fils, le roi Robert, et avec le prince.[37] Il s'y trouvait également madame la reine,[38] femme du roi Robert, sœur du seigneur infant En Ferrand,
et cousine germaine du seigneur roi d'Aragon et du seigneur roi de Sicile. Elles surent ce qui avait été ordonné, et aussitôt elles envoyèrent des messagers
au seigneur roi de Sicile et au seigneur infant En Ferrand, qui n'étaient qu'à deux milles fie là, les conjurant, que pour rien au monde ce grand malheur
n'arrivât pas, et que, par amour pour Dieu et pour elles, ils voulussent bien consentir à une trêve d'un an. Dans le cours de cette année chacun serait tenu de
faire observer tout ce que le seigneur roi d'Aragon aurait décidé pour établir la paix entre eux; et elles se chargeaient de leur côté de faire approuver le tout
par le roi Robert et par le prince, de manière que nul ne pût revenir là-dessus.
Le seigneur roi et le seigneur infant En Ferrand ayant ouï le message, le seigneur roi fit réunir son conseil avec le seigneur infant et tous les riches hommes
qui étaient présents, et fit dire à En Béranger de Sarria et à En Dalmau de Castellnou, qui étaient avec les galères au pied du Mont Saint Julien, de venir le
trouver; ce qu'ils firent. Quand tous furent réunis en conseil, le seigneur roi fit connaître les messages qu'il avait reçus des deux reines.
Quand les membres du conseil eurent tout entendu, ils furent d'avis: que d'aucune manière on ne devait consentir à une trêve, mais qu'on devait attaquer
sans délai; que l'affaire était à jamais gagnée; qu'il allait avoir par là, au moment même, toute la principauté de Calabre et tout le royaume; et que, puisque
Dieu avait porté les choses à ce point-là, c'était le moment de sortir à toujours d'embarras. Finalement, tout le conseil fut de cet avis. Le roi, ayant ainsi
entendu leur avis, prit par la main le seigneur infant En Ferrand, le conduisit dans une chambre et lui dit: « Infant, cette affaire nous intéresse vous et moi
au-dessus de tous les hommes du monde; et aussi vous dis-je que par quatre raisons nous devons désirer que cette trêve se fasse: la première raison est, que
nous devons la faire par reconnaissance envers Dieu, qui nous a fait et nous fait encore tant de faveurs, qu'il est bien juste que nous les reconnaissions en
faisant que son peuple chrétien ne meure pas pour nous. La seconde, c'est que voilà ici deux reines avec lesquelles vous et moi nous sommes unis, madame
la reine ma belle-mère, mère du roi Robert, et belle-mère de notre frère le roi d'Aragon, que je dois honorer comme une mère, et la reine femme du roi
Robert, votre sœur, que nous devons aimer et honorer comme une sœur. Ainsi donc il est nécessaire que, par amour et par honneur pour elles, nous fassions
ce qui leur est agréable. La troisième raison est que, bien que le roi Robert et le prince ne fassent pas envers nous ce qu'ils devraient faire, nous devons
songer qu'ils sont oncles des fils du seigneur roi d'Aragon, qui est notre frère et notre aîné, lesquels fils sont nos neveux, que nous aimons aussi chèrement
que nos enfants; qu'ils sont aussi les oncles de nos enfants et les frères de la reine notre femme; que, de plus encore, le roi Robert est notre beau-frère, que
son fils est notre neveu, et que le roi est votre beau-frère à vous-même; ainsi donc il nous semble que nous ne devons point vouloir qu'il soit tué ou pris ici,
et y reçoive un si grand déshonneur; car ce déshonneur retomberait sur nous, qui lui sommes attachés par tant de liens. Enfin, la quatrième raison est que,
s'ils sont ce qu'ils doivent être, ils devront se garder à jamais de nous pourchasser trouble et dommage. Si bien que, par ces quatre raisons, je suis d'avis, si
vous m'approuvez, d'accepter la trêve. »
Le seigneur infant se rangea tout à fait de l'avis du seigneur roi, et aussitôt le seigneur roi envoya un message aux reines, et leur accorda la trêve, de
manière pourtant qu'il ne se dessaisirait de rien de ce qu'il possédait en Calabre jusqu'à ce que le roi d'Aragon eût fait connaître sa décision; et cela fut ainsi
convenu. Que vous dirai-je? La trêve fut signée de la main des reines, ainsi qu'il avait été arrêté.[39] Tous ceux du parti du seigneur roi de Sicile en furent
très fâchés, et ceux du parti du roi Robert très satisfaits, en hommes qui voyaient bien qu'ils ne pouvaient éviter d'être tous tués ou pris. Le roi Robert et les
reines s'embarquèrent et allèrent à Naples. Il y en eut quelques-uns qui se rendirent par terre jusqu'à Messine et passèrent de là en Calabre. Le seigneur roi
envoya le noble En Béranger de Sarria à Castel a Mare, que le roi Robert avait mis en état de défense; et le château lui l'ut livré. Ainsi le roi Robert s'était
donné beaucoup de mal et avait fait beaucoup de dépenses, et le tout en vain, ainsi que cela aura lieu en tout temps, aussi longtemps que Dieu donnera vie
au seigneur roi de Sicile et à ses enfants, car dans tout cœur sicilien est comme incorporé l'amour de la maison d'Aragon, du seigneur roi Frédéric et de ses
enfants, et à tel point qu'ils se laisseraient plutôt écarteler que de changer de seigneur. Dans aucun temps vous n'avez trouvé roi qui enlevât le royaume à un
autre roi, si les peuples eux-mêmes ne le lui enlèvent pas. Ainsi donc, en vain se tourmenterait le roi Robert pour y parvenir, il en sera toujours de même.
Aussi lui réputerait-on à bien plus grande sagesse si pendant sa vie il cherchait à rapprocher son fils[40] de ses oncles et de ses cousins germains; car s'il les
laisse en discorde ensemble, il serait bien possible que du côté de l'Allemagne survînt un empereur qui voulût le déposséder; ce qu'il ne songerait ni ne
parviendrait jamais à faire, s'il le trouvait vivant en bonne intelligence avec la maison d'Aragon et de Sicile.
[1] Ces nouveaux détails, donnés par Muntaner sur ce qui arriva aux Turcs après son départ, contiennent, comme ceux qui sont rapportés dans la page
précédente, quelques vérités mêlées à quelques erreurs. Nicéphore est un guide plus fidèle. Je donnerai ici l'extrait de son récit:
Suivant lui, après avoir quitté les Catalans, les Turcs se divisèrent en deux bandes sous leurs deux chefs, Melec et Chalel. Mélec et sa bande, qui, après
avoir reçu à la fois le baptême chrétien et la solde de l'empereur grec, avaient renoncé à l'un et à l'autre, n'osant plus retourner en Grèce, allèrent prendre du
service auprès du crâle de Servie avec leurs mille cavaliers et cinq cents fantassins. L'autre bande, sous le commandement de Chalel, et composée de treize
cents cavaliers et huit cents fantassins, resta en Macédoine et tâcha de s'arranger avec les Grecs pour obtenir passage en Asie. Des arrangements furent en
effet convenus pour le transport, et Nicéphore rapporte lui-même que les Grecs, poussés à la fois par le désir de la vengeance et l'appât d'un butin
considérable, avaient résolu, au lieu de transporter les Turcs comme ils s'y étaient engagés, de les attaquer inopinément et de les tuer tous. Mais les Turcs,
informés de ce projet, loin de se laisser tuer comme le raconte Muntaner, se retranchèrent, mirent leurs femmes et leurs enfants a l'abri derrière de bous
remparts, et, bien qu'en fort petit nombre, fondirent avec une telle impétuosité sur la nombreuse armée grecque envoyée contre eux et commandée par
l'empereur Michel lui-même, que cette vaste armée fut en un instant dissipée et détruite. L'empereur eut beaucoup de peine à échapper lui-même par la
fuite. Ses principaux officiers et une bonne partie des soldats furent faits prisonniers; sa propre tente, son trésor, ses vêtements impériaux et sa propre mitre,
ornée de magnifiques joyaux, tombèrent entre leurs mains, et on vit Chalel, en signe de dérision, placer cette mitre impériale sur sa tête, et, par ses gestes et
ses plaisanteries, faire rire tous les siens aux dépens de l'empereur et des Grecs qui avaient voulu les trahir ou les écraser. Ce ne fut qu'après deux ans de
nouvelles dévastations des Turcs, que les Grecs, ayant appelé à leur secours toute la puissance de leurs alliés, et conduits enfin par un capitaine brave et
habile, Guillaume Paléologue, marquis de Montferrat, élevé depuis à la dignité de maréchal, leur livrèrent une nouvelle bataille, les défirent après les plus
grands efforts, les refoulèrent jusqu'à la Chersonèse, et, ci maintenant des vaisseaux en croisière sur le détroit, les empêchèrent de passer eux-mêmes et de
recevoir de nouveaux renforts. Ce fut sans doute en ce moment que leur fut fait par les Génois l'acte de trahison dont parle Muntaner, et dont il est aisé de
trouver les traces dans Nicéphore, malgré le soin qu'il prend de passer le voile sur ce fait. Il raconte en effet que le podestat des Latins de Galata arriva avec
huit galères et des machines de siège au secours de l'empereur sur l'Hellespont. Les Turcs, voyant qu'ils ne pouvaient passer par surprise à travers le camp
des Grecs, qui cette fois étaient sur leurs gardes résolurent d'avoir recours aux Génois. Je laisse parler Nicéphore:
« Le lendemain du jour où ce projet avait échoué, dit Nicéphore, au milieu de la nuit, ils jettent là leurs armes, et, chargeant leurs sacs et leurs personnes de
tous leurs effets les plus précieux, ils s'approchent des galères génoises, car ce n'était qu'aux Latins seuls qu'ils pouvaient confier leur salut, espérant bien
n'avoir rien à craindre d'eux, attendu que jamais ils ne leur avaient fait aucun mal eux-mêmes. Comme cette nuit était sans lune et fort sombre, quelques-
uns, se trompant de direction, s'enfuirent du côté des galères des Grecs, et, en voulant pour ainsi dire éviter la fumée, ils tombèrent dans le feu, je veux dire
entre les mains des Grecs, qui leur arrachèrent à l'instant tout ce qu'ils portaient et les égorgèrent eux-mêmes sans pitié. Quant aux Génois, ils ne tuèrent pas
à la vérité tous ceux qui avaient cherché refuge auprès d'eux, mais uniquement ceux qui avaient le plus de richesses sur eux, afin de mieux cacher ce qu'ils
leur dérobaient, et pour que les Grecs, n'en sachant rien, ne pussent rien réclamer. Quant aux autres, à qui ils avaient laissé la vie, ils les chargèrent de
chaînes et offrirent les uns à l'empereur et partagèrent les autres comme esclaves. »
Au reste, bien que j'admette le témoignage de Nicéphore Grégoras pour les détails de ces dernières affaires, je crois qu'il se trompe sur le moment de la
séparation entre les Turcs et les Catalans. Nicéphore les fait se séparer au moment du départ du cap Cassandria pour la Thessalie, et Muntaner seulement
après le combat livré en Béotie contre le duc d'Athènes, et je pense que Muntaner était bien informé en cela. Boivin, dans ses notes sur Nicéphore
Grégoras, cite à cette occasion plusieurs passages d'un rhéteur de l'époque, qui confirment le témoignage de Muntaner. Ce rhéteur s'appelle Théodule, mais
il est plus connu sous le nom de Thomas Magister. Il a écrit un éloge d'un homme, Chandrinos, qui à ce qu'il semblerait, s'opposa avec quelques avantages
aux incursions des Catalans en Thessalie. Personne autre que Théodule ne parle de ce Chandrinos. Deux manuscrits de l'ouvrage de Théodule sont
conservés parmi les manuscrits de la Bibliothèque royale. On y lit que les Turcs avec leurs femmes et leurs enfants accompagnèrent les Catalans pendant
toute leur migration du cap Cassandria aux plaines de la Béotie; qu'ils prirent part à toutes leurs excursions en Thessalie et combattirent à leurs côtés dans
la grande bataille livrée en Béotie contre le duc d'Athènes, et que ce ne fut qu'au moment où les Catalans prirent la résolution de mettre fin à leurs courses
et de se fixer dans le duché d'Athènes, qu'ils venaient de conquérir ensemble, que les Turcs se décidèrent à se séparer d'eux; et que, prenant leur part des
armes, chevaux et dépouilles, ils retournèrent sans obstacle à travers un pays rempli de la terreur du nom de la Compagnie, jusqu'au mur de Christopolis, où
les prend le récit de Nicéphore Grégoras. En comparant ce récit de Théodule avec celui de Muntaner on voit avec quelle exactitude Muntaner prenait ses
informations. Le récit que Théodule fait de cette excursion des Catalans dans son éloge de Chandrinos m'a paru un complément nécessaire du récit de
Muntaner, et je publie en entier cet éloge de Chandrinos dans ma notice. Je l'ai collationné avec soin sur les deux manuscrits du roi. M. Buissonnade a
publié, dans ses Anecdota, cet éloge de Chandrinos et un autre morceau de Théodule sur cette même guerre.
[2] Roger Manfred, second fils de Frédéric de Sicile et d'Eléonore, fille de Charles II de Naples, devait en effet être fort jeune à ce moment, puisque le
mariage de son père n'avait eu lieu qu'au mois de mai 1502.
[3] Peut-être est-il question ici de la seigneurie du marquis de Bodonitza, qui avait de grandes possessions en Livadie.
[4] c'était alors Philippe de Savoie, troisième mari d'Isabelle villehardouin. Presque aussitôt après son mariage à Rome, en 1301, il était allé faire un voyage
avec Isabelle en Morée; mais il n'y était resté que jusqu'à la fin de l'année 1304, dégoûte de sa nouvelle possession par les difficultés qu'il trouvât à y établir
son autorité. Il sera question de lui plus loin, et je réserve les explications pour ce moment.
[5] Il paraît probable qu'Alphonse-Frédéric était fils naturel de Frédéric, bien que Muntaner n'en dise rien. Son nom ne se trouve pas mentionné parmi les
enfants de Frédéric, dans l'Art de vérifier les dates; et le soin pris par son père de le faire élever en Aragon serait déjà une induction en faveur de cette
supposition. Frédéric d'ailleurs n'ayant été marie qu'en 1302 ne pouvait avoir de son mariage aucun fils en état de prendre la direction des affaires, puisque
l'aîné, pierre, ne naquit que le 24 juillet 1305. Aussi Muntaner ne lui donne-t-il jamais le nom d'infant. Dans son chapitre ccxlviii, Muntaner cite une autre
fille naturelle que Frédéric avait eue avant son mariage, d'une dame qu'il nomme Sibille de Solmela, laquelle fille il fiança avec Roger, fils de l'amiral
Roger de Loria. Peut-être Alphonse-Frédéric était-il fils de cette même Sibille.
[6] Cette réflexion de Muntaner est une preuve nouvelle en faveur de ma supposition, et l'office qu'il lui conféra au nom d'un frère plus jeune est un autre
argument de plus.
[7] Ray est en effet situé sur une montagne qui domine une des belles vallées de la Franche-Comté. Lorsqu’Othon de la Roche, mégaskyr d'Athènes, revint
en France, il laissa la seigneurie de Grèce à son neveu, Guy de Ray, qui n'était pas duc, bien qu'il fût allié à la première maison de Bourgogne. Il y a là
quelques petites erreurs chronologiques et généalogiques commises par Muntaner, qui sont rectifiées par la Chronique de Morée et les tables que j'y ai
jointes.
[8] Je renvoie à la chronique de Morée qui précède pour la rectification de ces erreurs.
[9] Muntaner appelle toujours Thèbes, les Tives, conformément à la prononciation des Grecs qui l'appelaient Thivi en prononçant le th à l'anglaise, ou
comme le ç des Andalous.
[10] Je renvoie, pour la généalogie des Dalle Carceri de Vérone, aux tables jointes à la Chronique de Morée.
[12] C'était l'usage de distribuer aux jongleurs ses plus beaux vêtements, pour faire éclater d'autant plus la magnificence de la cour, et cet usage de France
fut transporté en Morée, avec les autres habitudes bonnes et mauvaises de notre pays, par les Français qui s'y établirent
[13] Les brandons de cire jouaient un grand rôle dans toutes les fêtes publiques. Voyez dans les derniers chapitres de cette Chronique la description du
couronnement du roi d'Aragon par Muntaner.
[14] Il serait possible que Guy de La Roche eût été chargé alors de la tutelle de l'héritière d'une des trois seigneuries de Nègrepont, qui appartenaient depuis
la conquête aux Carceri de Vérone, et qu'il l'eût donnée à Boniface qui était de la même famille. Ces généalogies sont fort obscures.
[15] Cet arrangement matrimonial fut signé en décembre 1308, et se retrouve dans les archives d'Aragon; mais le mariage ne fut jamais consommé.
Éléonore, fille de Ferdinand de Castille, épousa plus tard Alphonse III, second frère de Jacques, qui, en 1319, et du consentement de son père, renonça à la
couronne et à sa femme en faveur de son frère, et entra dans l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem.
[16] Voici comment Condé rend compte de la levée de ce siège. Ce fut cette même année que le roi de Castille s'empara de Gibraltar. Dans la même année,
peu de mois après, Muhammad fut détrôné par une révolte des Maures de Grenade qui portèrent sur le trône son frère Nazar.
[18] Ce ne fut qu'en 1310, deux ans après le siège d'Algésiras, que fut définitivement levé le siège d'Almeria par Jacques II, sous Nazar qui avait détrôné
Muhammad II.
[19] Voici comment Abou Obaïd parle de cette île (voyez Notice des Manuscrits, t. XII, art. de M. Etienne Quatremère, p. 464): « Non loin de Kâbes est
l’île de Djerba qui renferme de vastes jardins et de nombreux plants d’oliviers. Les habitants qui sont Kharedjis, exercent leurs brigandages sur terre et sur
mer. L’île est séparée du continent par un détroit. »
M. Quatremère ajoute en note: « Au rapport de Burckhardt (Travels in Arabia, t. II, p. 44), les habitants de Djerba sont soupçonnés d’être de la secte d’Ali.
» Les renseignements que Muntaner donne ici sur l’île de Gerbes et ses habitants sont une preuve de plus de l’exactitude avec laquelle il a observé tout ce
qui se passait autour de lui.
[20] Ce sont là deux partis religieux. Moawiah est le premier khalife de la dynastie des Omeyyades, si célèbre en Occident par la protection qu’elle accorda
aux arts Après la mort d’Othman, Moawiah, fut choisi pour khalife de préférence à Ali, gendre de Mahomet, qui avait été désigné d’abord pour succéder à
Othman. C’est à cette rivalité entre Ail et Moawiah, que remontent ces partis, comparés par Muntaner à ceux des Guelfes et des Gibelins. Ils se donnèrent
entre eux plusieurs désignations diverses. Les Turcs, qui sont du parti de Moawiah sont connus sous le nom de Sunnites; les Persans, qui sont du parti
d’Ali, sont appelés par les Turcs chiites, sectaires, et une partie d’entre eux, Kharedjis, schismatiques ou sortant de la droite voie. Ici Muntaner appelle les
partisans de Moawiah du nom de son fondateur; quant au nom de Miscona pour désigner les Kharedjis, il remonte peut-être à quelque fait local.
[21] Casa, famille, et plus loin casada qui répond à l’albergo de Gênes.
[22] Les Llança étaient une famille ancienne qui s’était fort agrandie depuis le temps du roi Manfred, fils naturel de Frédéric II et de Bianca Lancia.
Manfred conféra de hautes dignités à la famille de sa mère. Gualvano Lancia, son oncle, fut fait prince de Salerne et grand maréchal du royaume; un autre
Lancia fut créé comte de Squillace. (Voyez pour tout ce qui concerne l’époque du roi Manfred, l’excellent commentaire historique sur les Diurnali di
Messer Mateo di Giovenazzo par M. le duc de Luynes.)
[24] Abou Obaïd, dans sa description arabe de l’Afrique (Notice des Man., t. XII, article de M. Quatremère, p. 406), parle en ces termes de Querquenes: «
Vis-à-vis Safâkes, à la distance d’environ 10.000 pas, est une île appelée Karkeneh, située au milieu d’une mer stagnante, peu profonde et dont les eaux
n’ont aucun mouvement. En face de ce lieu, en pleine merci à l’entrée des bas fonds, à environ 40 moles de ce continent, on voit un édifice élevé qui sert de
point de reconnaissance pour les navigateurs qui arrivent d’Alexandrie, de la Syrie et de Barah. Lorsqu’ils aperçoivent le centre des bâtiments, ils se
détournent et font voile vers les lieux où ils doivent relâcher. » M. Quatremère ajoute en note « C’est la même île que Marmol appelle Querquenes, et sur
laquelle il donne des détails assez étendus (l’Afrique de Marmol, t. II, p. 556, 557). Shaw écrit Querkyness (Voyages, t. I, p. 248). L’an 491 de l’hégire, elle
fut conquise par Ternim Ben Moëzz, ainsi que l’île de Djerba Nowaïri, Man. 702, p. 430). Puisque j’ai occasion de nommer cette dernière (Djerba) je ferai
observer que les habitants conservèrent longtemps le caractère que leur attribue notre auteur; car nous voyons qu’à plusieurs reprises, l’an 430 et l’an 509
de l’hégire, ils furent sévèrement punis de leur conduite odieuse et des brigandages qu’ils commettaient sur mer (Nowaïri, Loc. land. fol. 58 r.). L’an 529,
cette île tomba au pouvoir des Francs (Ibid., fol .45 r.).
[25] Kâbes, port de mer dont le territoire à quatre milles à l’entour abonde en mûriers et cannes à sucre. (V. Quatremère, Notice des Manuscrits, t. XII, p.
462).
[28] Jacques Ier, deuxième fils de Jacques d’Aragon, dit le Conquérant, reçut par le testament de son père, en 1262, l’île de Majorque conquise par son père,
les comtes de Roussillon et de Cerdagne, et la seigneurie de Montpellier avec te titre de roi de Majorque. Il mourut vers la fin de juin soit dans sa 68e
année, laissant de sa femme Esclarmonde de Foix, fille de Roger II, comte de Foix, quatre fils et deux filles. Le premier, nommé Jacques, se fit cordelier; le
second, nommé Sanche, devint roi de Majorque après son père; le troisième, Fernand, est celui qui alla en Morée épouser une descendante des
Villehardouin (voyez la généalogie) et y mourut; le quatrième, Philippe, se fit prêtre. Des deux filles, l’une, l’aînée, épousa Robert roi de Naples, l’autre
épousa le fils de Manuel empereur de Constantinople.
[30] Robert, duc de Calabre, troisième fils de Charles II, était devenu roi de Naples en 1309. Après la décision du pape en sa faveur, il quitta la Provence et
arriva à Naples en juin 1310. En 1313 l’empereur Henry VII forma le projet de le détrôner et s’allia à cet effet à Frédéric de Sicile, et la guerre recommença
entre lui et le roi de Naples dès l’année suivante 1314.
[31] On appelle ainsi de vastes filets destinés à la pêche du thon. Ces filets, fort dispendieux, sont divisés en divers compartiments. On les emploie
beaucoup en Sicile et en Sardaigne.
[33] Je ne puis trouver sur cette côte un nom qui réponde à ce nom, défiguré par Muntaner ou ses copistes.
[34] Robert avait épousé Sancie, fille de Jacques de Majorque et sœur de Ferrand.
[35] Suivant l’Art de vérifier les dates, Robert passa en Sicile en juillet 1314 à la tête d’une armes de 4.000 hommes d’infanterie et d’une flotte composée
de 5 galères, galions, 50 vaisseaux de transport, 40 vaisseaux appelés sagittaires, et 160 barques couvertes.
[36] Marie, fille d'Etienne v de Hongrie, femme de Charles II, et mère du roi Robert. Deux de ses filles, Blanche et Eléonore, avaient épousé, l'une Jacques
II, roi d'Aragon, la seconde, Frédéric roi de Sicile.
[37] Philippe, prince de Tarente, frère du roi Robert et empereur titulaire de Constantinople par son mariage avec Catherine de Valois
[38] Sancie, seconde femme du roi Robert, était fille de Jacques Ier de Majorque, et par conséquent sœur de Fernand de Majorque et cousine germaine de
Jacques II d'Aragon. Les rois de Majorque, ceux d'Aragon et ceux de Sicile descendaient tous de Jacques Ier d'Aragon
[39] Cette trêve, qui était de quinze mois, fut signée le 17 décembre 1314, et, conformément à une des clauses de ce traité, Robert quitta la Sicile en février
1315.
[40] Ce fils, nommé aussi Robert, mourut un an avant son père, en 1342.
CHRONIQUE : CCLXI à CCLXXX
FAITS DE MORÉE.
CHAPITRE CCLXI
Où il est fait mention comment le seigneur de la Morée descend du duc de Bourgogne, petit-fils du roi de France, dont madame Isabelle, femme du
seigneur infant En Ferrand de Majorque, descend en ligne directe.
Je cesse de vous parler de cette guerre qui est suspendue par une trêve, et reviens à vous parler de ce qui advint au seigneur infant En Ferrand de Majorque.
Il est vérité qu'il y a bien deux cents ans que des barons de France, afin d'obtenir des indulgences firent le voyage d'outre-mer;[1] et de ceux-là étaient chefs
et seigneurs, le duc de Bourgogne[2] et son frère le comte de la Marche,[3] et ils étant petits-fils du roi de France.[4] Le duc était le plus âgé. Ils étaient
suivis de mille chevaliers de France et d'un grand nombre d'hommes de pied. Ils arrivèrent à Brindes; ils se préparèrent à s'embarquer, et tardèrent si
longtemps à expédier leurs affaires que l'hiver les surprit, si bien qu'on leur conseilla d'attendre jusqu'au printemps; mais eux ne voulurent écouter le conseil
de personne; et ainsi ils partirent de Brindes avec une grande quantité de nefs et de lins, et se mirent en route. Un coup de vent les surprit et ils durent
prendre abri à Glarentza en Morée.
Je dois vous dire qu'en ce temps-là ce pays était gouverné par un grec qui était prince de la Morée, duc d'Athènes, seigneur de la Sola,[5] seigneur de la
baronnie de Matagrifon, seigneur de la baronnie de Damala, seigneur de la baronnie de Mandissa,[6] et de Bodonitza et de Nègrepont; et c'était un fils
bâtard de l'empereur de Constantinople, qui s'était révolté avec tout son pays contre son père l'empereur et contre le Saint-Père apostolique;[7] et c'était un
homme de fort mauvaise vie.
Quand ces barons de France se virent au milieu d'un si grand hiver et en si grand danger pour leur passage, ils envoyèrent un message au pape,[8] lui disant
que, si tel était son bon plaisir, ils enlèveraient la terre de Morée à ce bâtard de l'empereur de Constantinople, sous la condition que le Saint-Père leur
accorderait les mêmes indulgences qu'ils auraient eues outre-mer, et alors qu'ils partageraient ce pays avec les prélats, évêques et archevêques de la pieuse
fol catholique. Que vous dirai-je? Le pape leur accorda tout ce qu'ils demandaient.
Tandis qu'ils avaient envoyé leurs messages au pape, l'empereur se trouvait au royaume de Salonique, et marchait pour attaquer son fils;[9] mais il ne
pouvait traverser la Valachie ni le despotat d'Arta qui s'étaient déclarés pour son fils, et il ne savait quel parti prendre. A ce moment il apprit que ces deux
riches hommes, qui étaient frères et de plus petits-fils du roi de France, venaient d'arriver dans ce pays avec de grandes forces. Et il leur envoya des
messagers pour leur dire que, s'ils voulaient détruire son traître de fils, il leur donnerait franchement et quittement toute la terre qu'il occupait. Lesdits riches
hommes en eurent grand soin, et envoyèrent à l'empereur deux de leurs chevaliers, afin qu'il dressât par écrit le privilège de ce qu'il leur avait promis. Ces
envoyés allèrent trouver l'empereur et rapportèrent avec la bulle d'or de bons privilèges bien scellés de ladite donation. De plus l'empereur leur envoya des
secours d'argent. Que vous dirai-je? Ces deux riches hommes bâtirent une ville qui s'appelle encore Patras;[10] ils y placèrent un archevêque, et défièrent ce
fils de l'empereur, qui se nommait Andronic.[11] A la fin, cet Andronic réunit toutes ses forces et une partie de celles du despote d'Arta, et il marcha contre
eux. Ceux-ci se présentèrent en bataille rangée, et Dieu voulut qu'Andronic fût vaincu et fût tué sur le champ de bataille, lui et tout ce qu'il y avait de
chevaliers dans son pays, et une grande partie des hommes de pied qui étaient avec lui.
Ainsi ces deux seigneurs furent maîtres de ce pays qu'il gouvernait et où tout le menu peuple lui voulait grand mal; et ainsi se rendirent aussitôt à eux cités,
villes et châteaux. Ces deux seigneurs se partagèrent les terres; le duc fut prince de la Morée, et le comte fut duc d'Athènes,[12] et chacun d'eux eut sa terre
franche et quitte. Ensuite ils firent le partage de toutes les baronnies, châteaux et autres lieux, qu'ils distribuèrent à leurs chevaliers.
Ainsi ils donnèrent toute la Morée en possession héréditaire à ceux-là et à beaucoup d'autres qui y arrivèrent ensuite de France.
C'est de ces seigneurs que sont descendus les princes de la Morée. Et toujours depuis ils ont pris leurs femmes dans les meilleures maisons de France; et il
en a été de même des autres riches hommes et des chevaliers, qui ne se sont jamais mariés qu'à des femmes qui descendissent de chevaliers de France.
Aussi disait-on, que la plus noble chevalerie du monde était la chevalerie de la Morée, et on y parlait aussi bon français qu'à Paris. Et cette pureté de
noblesse de la chevalerie de Morée dura jusqu'au moment où les Catalans les exterminèrent tous en un seul jour, lorsque le comte de Brienne vint les
attaquer, ainsi que je vous l'ai déjà raconté.[13] Soyez assurés qu'ils périrent tous, et qu'il n'en échappa pas un seul.
CHAPITRE CCLXII
Comment les barons de la principauté de la Morée résolurent de faire le mariage de la jeune princesse de la Morée avec Philippe second fils du roi Charles;
et comment le mariage fut convenu, avec la condition que le Dis du comte d'Andria épouserait la sœur de ladite princesse, qui était dame de Matagrifon.
Il est vérité que, de ce seigneur duc de Bourgogne, petit-fils du roi de France, ainsi que je vous l'ai déjà dit, descendirent les princes de la Morée, savoir
jusqu'au prince Louis,[14] qui fut le cinquième prince issu de ces seigneurs de Bourgogne, petits-fils du roi de France. Ce prince Louis mourut sans avoir
de successeur mâle, mais ne laissant que deux filles, dont l'une avait quatorze ans lorsqu'il mourut, et l'autre en avait douze.[15] Le prince laissa la
principauté à l'aînée,[16] et à la plus jeune la baronnie de Matagrifon. Il substitua de plus la principauté à sa fille la plus jeune, avec cette clause que si sa
fille aînée mourait sans enfants de légitime mariage, la principauté retournerait à la plus jeune.[17] La baronnie de Matagrifon était substituée à l'aînée sous
les mêmes conditions. Quand les barons de la principauté de Morée eurent perdu le prince Louis,[18] qui avait été pour eux un très bon seigneur, ils
cherchèrent à qui ils pourraient donner la fille aînée,[19] voulant que ce fût à un seigneur puissant qui pût les défendre contre le despote d'Arta, contre
l'empereur et contre le seigneur de la Valachie; car la principauté est limitrophe de tous ces pays, ainsi que du duché d'Athènes. Et le duché d'Athènes avait
autrefois été une dépendance de la principauté de Morée; mais depuis la répartition qu'avaient faite les deux frères après leur conquête, le duché avait été
attribué d'une manière indépendante au comte de la Marche. Que vous dirai-je? En ce temps-là le roi Charles venait de faire la conquête du royaume de
Sicile, ainsi que vous l'avez déjà appris, et ce fut le plus grand et plus puissant seigneur qui fût alors dans le Levant. Le seigneur roi Charles avait un fils qui
se nommait Philippe,[20] qui venait après l'aîné; et les barons de la Morée pensèrent qu'ils ne pourraient donner la jeune princesse à qui que ce fût qui valût
monseigneur Philippe, fils du roi Charles, qui était si brave et si expérimenté. Ils choisirent alors un archevêque, un évoque, deux riches hommes, deux
citoyens, et les envoyèrent vers le roi Charles à Naples, où ils le trouvèrent.[21] Ces envoyés firent leur proposition de mariage, et cela plut beaucoup au roi
Charles, d'abord, parce qu'il savait que cette enfant était issue de son lignage à lui, et que, d'un autre côté, le titre de prince de la Morée est, après celui de
roi, un des titres les plus hauts et puissants du monde. Il consentit donc au mariage de madame la princesse avec monseigneur Philippe.[22] Mais avant de
procéder plus loin, il fit venir en sa présence son fils Philippe, et lui dit comment il avait conclu ce mariage, si toutefois il y donnait son consentement.
Monseigneur Philippe lui répondit que cela lui plaisait infiniment, pourvu qu'il voulût bien lui octroyer un don. Le roi Charles lui dit de demander ce qu'il
désirait, et que cela lui serait octroyé. Alors il baisa la main à son père, et lui dit: « Monseigneur, le don que je vous demande est celui-ci: vous savez bien
que dès mon enfance vous m'avez donné pour compagnon le fils du comte d'Andria,[23] qui est de mon âge; et si jamais homme put se tenir pour satisfait
d'un serviteur et compagnon, c'est bien moi surtout qui me tiens satisfait de lui. Ainsi donc, seigneur père, je vous supplie qu'il ait pour femme la sœur de la
princesse, avec la baronnie de Matagrifon; que notre mariage avec les deux sœurs soit célébré à la même messe, et que le même jour vous nous fassiez
chevaliers l'un et l'autre de votre propre main. » Le roi Charles lui octroya sa demande, fit appeler les envoyés et conclut également cet autre mariage. Il
donna ordre aussitôt d'armer dix galères à Brindes, pour aller prendre les deux jeunes filles[24] et les amener à Brindes, où le roi Charles et son fils iraient
les attendre, et là se feraient les noces. De Brindes à la principauté il n'y a pas deux cent milles; et Brindes en était ainsi fort voisine. Que vous dirai-je? Les
jeunes filles furent amenées à Brindes. Là le roi Charles arma chevalier de sa propre main son fils d'abord, et ensuite le compagnon de son fils.
Monseigneur Philippe arma ensuite ce jour-là cent chevaliers de sa main, et son compagnon en arma vingt; et les deux sœurs furent mariées en même
temps. La fête fut brillante, et toute l'octave[25] fut célébrée en ce même lieu; ensuite avec les dix galères on passa dans la principauté; et monseigneur
Philippe fut prince de la Morée,[26] et son compagnon fut seigneur de la baronnie de Matagrifon. Que vous dirai-je? Monseigneur Philippe ne vécut pas
longtemps, et mourut sans laisser d'enfants.[27] Puis la princesse eut pour second mari un grand baron du lignage du comte de Hainaut,[28] dont elle eut
une fille.[29] Ce prince mourut et, quand sa fille fut parvenue à l'âge de douze ans, la princesse la maria au bon duc d'Athènes,[30] celui qui laissa le duché
au comte de Brienne, son cousin germain, lequel n'eut pas d'enfant de la fille de la princesse.
Lorsque la princesse eut marié sa fille, elle s'en alla en France,[31] prit pour troisième mari monseigneur Philippe de Savoie, et retourna aussitôt avec lui
dans la principauté de Morée.[32]
A peu de temps de là la princesse mourut de maladie, et déclara par son testament que son mari continuerait à posséder la principauté sa vie durant,[33] et
qu'à sa mort il la transmettrait à leur fille;[34] ce qu'elle n'avait pas le droit de faire, car cette principauté devait auparavant revenir à sa sœur qui était
encore vivante, conformément à la substitution faite par son père. Et lorsque cette princesse[35] mourut, le prince[36] se trouvait en France.
Dans ce temps, le prince de Tarente, frère du roi Robert, était passé en Morée pour attaquer son beau-frère le despote d'Arta;[37] et voyant la principauté
sans seigneur et sans dame, il s'en empara sans que personne s'y opposât, si bien que monseigneur Philippe de Savoie, prince de Morée, en apprenant cette
nouvelle, en fut très mécontent. A peu de temps de là, le prince de Tarente alla en France, et le prince de Morée adressa au roi de France sa réclamation
contre le prince de Tarente, qui s'était emparé de sa principauté sans défi préalable. Enfin une sentence fut rendue, par laquelle le prince de Tarente était
tenu de lui abandonner cette principauté. Cela fit que le prince de la Morée envoya ses fondés de pouvoir pour recevoir la principauté de la Morée.
En ce temps-là mourut le duc d'Athènes, sans laisser d'enfants, et il laissa le duché au comte de Brienne, son cousin germain,[38] ainsi que je vous l'ai déjà
dit; et la duchesse, fille de la princesse, resta ainsi veuve.[39] Je vais cesser de vous parler de la princesse, et reviens à vous parler de sa sœur.[40]
CHAPITRE CCLXIII
Comment le seigneur infant Ferrand prit pour femme madame Isabelle, fille du comte d'Andria et petite-fille du prince de Morée; et comment la dame de
Matagrifon laissa en héritage à sa fille la baronnie de Matagrifon, et tous les droits qu'elle avait sur la principauté de Morée.
Quand le fils du comte d'Andria eut célébré ses noces, il entra en possession de la baronnie de Matagrifon. Et si jamais seigneur donna de belles preuves de
tout ce qu'il valait, ce fut bien lui; car il fut plein de sagesse et accompli en toutes choses. Il eut de sa femme, une fille qui eut nom madame Isabelle, et peu
de temps après la naissance de cette fille, il mourut,[41] ce dont furent bien fâchés tous ses barons et tous ses vassaux, autant qu'il en avait en Morée. Ce
comte d'Andria est du lignage de ceux des Baux, qui est la maison la plus ancienne et la plus noble de la Provence, et qui est de la parenté du seigneur roi
d'Aragon.
Quand cette dame eut perdu son mari elle fut très affligée et ne voulut plus se remarier. A la mort de la princesse sa sœur, elle réclama la principauté, mais
ceux qui la tenaient lui firent brève réponse. A ce moment elle apprit que se trouvait en Sicile le seigneur infant En Ferrand, fils du seigneur roi de
Majorque, et qu'il n'était pas marié et ne possédait aucune terre, et elle pensa qu'il n'y avait pas d'homme au monde aux mains duquel sa fille pût avec plus
d'avantage être remise, parce que, de gré ou de force il saurait bien faire valoir son droit sur la principauté. Elle envoya donc des messagers au seigneur roi
de Sicile et au seigneur infant En Ferrand, si bien qu'on tomba enfin d'accord que la dame viendrait avec sa fille à Messine et qu'alors, si cette jeune fille
était telle qu'on le disait, le mariage serait agréé. Ainsi donc la dame avec sa fille, accompagnées de dix jeunes filles et d'autant de dames, de vingt
chevaliers et de vingt fils de chevaliers, et de beaucoup d'autres personnes de sa suite, vinrent à Messine, où elles furent reçues avec de grands honneurs. Le
seigneur roi et le seigneur infant arrivèrent à Messine. Et quand ils eurent vu la demoiselle, qui eut donné à l'infant le monde entier avec une autre femme,
n'eut pas obtenu qu'il renonçât à cette jeune fille pour un tel échange; et il en était si ravi de plaisir qu'un jour lui paraissait une année, jusqu'à ce que
l'affaire fût conclue. Si bien qu'il déclara au seigneur roi, que très décidément il voulait que cette jeune fille fût sa femme et nulle autre au monde. Et ce
n'est pas merveille s'il en fut tellement énamouré, car c'était bien la plus belle créature de quatorze ans que l'on pût jamais voir, la plus blanche, la plus rosé
et la mieux faite, et de plus, pour son âge, la plus habile fille qui fût au monde. Que vous dirai-je? La dame de Matagrifon fit à sa fille une donation entre
vifs, et lui céda, après sa mort, toute la baronnie de Matagrifon et tout le droit qu'elle avait sur la principauté pour en faire et ordonner selon toutes ses
volontés, et dégagée de toute autre substitution.
Cela fait et les chartes de donation de mariage rédigées, par la grâce de Dieu et avec grande solennité, et à la grande joie du seigneur roi, de madame la
reine, de tous les barons de Sicile et chevaliers catalans, aragonais et latins, et de tous ceux de Messine, le seigneur infant prit pour femme madame
Isabelle.[42] L'archevêque de Messine dit la messe. La fête dura bien quinze jours, de telle sorte que tout le Monde s'émerveillait de voir la satisfaction
dont ils étaient remplis.
Quand la fête fut terminée, le seigneur infant emmena sa femme à Catane, avec sa belle-mère et tous ceux qui l'avaient accompagnée, et il donna à sa
femme des dames catalanes, des demoiselles catalanes, et des femmes et des filles de chevaliers. Lorsqu'ils furent à Catane, le seigneur infant fit de grands
présents à tous ceux qui étaient venus avec elle. Ils restèrent quatre mois à Catane, et puis la dame, belle-mère du seigneur infant, s'en retourna avec sa suite
en Morée, joyeuse et satisfaite; et le seigneur infant, joyeux et satisfait aussi, resta en Sicile avec l'infante. Et il plut à Dieu qu'il la rendît bientôt enceinte,
ce dont on se réjouit beaucoup quand on l'apprit. Pendant la grossesse de l'infante, le seigneur infant se disposa à se rendre en Morée avec cinq cents
hommes à cheval et un grand nombre de gens de pied.
CHAPITRE CCLXIV
Comment moi, Ramon Muntaner, j'envoyai un message ou seigneur roi de Sicile, pour le prier de vouloir bien m'autoriser à me rendre à Catane où était le
seigneur infant En Ferrand avec l'infante sa femme qui accoucha d'un Bis, lequel fut nommé Jacques; et comment ledit seigneur infant se disposa à passer
en Morée.
Tandis que le seigneur infant faisait ses préparatifs pour partir, j'en fus informé à Gerbes. Quelque grande chose qu'on m'eût offerte, rien n'aurait pu me
faire retarder d'aller le voir ni m'empêcher d'aller avec lui partout où il voudrait aller; j'envoyai donc un message au seigneur roi, lui demandant
l'autorisation de me rendre en Sicile. Le seigneur roi trouva bonde me l'accorder, si bien qu'avec une galère et un lin, et accompagné des anciens de l'île
venus avec moi, je me rendis en Sicile et laissai le château et l'île de Gerbes sous bonne garde. Le premier lieu où je pris terre en Sicile, ce fut à Catane; là
je trouvai le seigneur infant bien portant et fort gai; madame l'infante était si avancée dans sa grossesse, que je l'avais à peine quittée depuis huit jours avant
qu'elle accoucha d'un beau garçon; et on en fit grande fête.
Quand je fus descendu de la galère, je fis débarquer deux balles de tapis de Tripoli et une grande quantité d'anibles, d'ardiens, d'almaxies, d'alquinals, de
mactans, de jucies[43] et beaucoup d'autres présents de toute espèce.
Je fis déployer tous ces objets en présence de madame l'infante et du seigneur infant, et lui offris le tout, ce dont le seigneur fut très satisfait; puis je pris
congé d'eux et m'en allai à Messine où le seigneur infant me dit qu'il serait avant quinze jours, et qu'il avait à m'y entretenir longuement.
J'étais à peine arrivé depuis quinze jours à Messine que me vint un message, qui m'apprenait que madame l'infante avait eu un beau garçon, né le premier
samedi du mois d'avril de l'an mil trois cent quinze. Dieu donne à chacun autant de joie que j'en eus alors! Et ne me demandez pas si le seigneur infant en
fut joyeux, aussi bien que tous les habitants de Catane. Et pendant plus de huit jours se prolongea la fête qui s'en fit à Catane. Le seigneur infant fit baptiser
son fils à la grande église de la bienheureuse madame sainte Agathe et lui donna le nom de Jacques. Si jamais enfant fut doué de bonne grâce en naissant,
ce fut bien ce petit En Jacques. Que vous dirai-je? Le petit seigneur infant En Jacques étant baptisé et la dame hors de danger, le seigneur infant En Ferrand
vint à Messine; et quand il fut arrivé à Messine, je lui fis offre de mes biens et de ma personne, et lui demandai de le suivre là où il lui plairait, ce dont il me
sut très bon gré. Il me dit: « Il faut que vous vous rendiez auprès du seigneur roi, qui est à Piazza, où vous le trouverez; vous lui rendrez le château et les
îles de Gerbes et des Querquenes; après quoi vous reviendrez à nous, et alors nous arrangerons tout ce que nous avons à faire. » Je pris donc congé de lui.
Et pendant que je prenais congé de lui il lui arriva un message, qui lui disait de se rendre en toute hâte à Catane, car madame l'infante était fort malade,
ayant été prise de la fièvre et de maux de dysenterie. Il chevaucha si rapidement que cette nuit-là même il entra à Catane. En le voyant madame l'infante se
sentit mieux. Toutefois, elle avait fait un testament, de peur que le pire ne lui arrivât, et elle le reconnut et confirma ensuite. Par ce testament elle laissait la
baronnie de Matagrifon, et de plus tout le droit qu'elle avait sur la principauté, à son fils, l'infant En Jacques; et au cas où son fils mourrait, elle les laissait à
l'infant En Ferrand son mari. Je dois dire maintenant qu'il y avait bien deux mois que sa mère venait de mourir de maladie à Matagrifon,[44] mais elle n'en
savait rien, et le seigneur infant ne voulait pas qu'on lui en dit rien tant qu'elle serait enceinte; et la même injonction fut faite après ses couches et jusqu'à ce
qu'elle pût sortir pour aller à la messe. C'est pour cela que le seigneur infant était impatient d'aller en Morée, et il n'attendait que le moment où l'infante
serait délivrée et en état de se rendre à la messe, et alors il devait s'embarquer avec elle, car toutes choses étaient déjà préparées pour leur embarquement.
CHAPITRE CCLXV
Comment madame l'infante Isabelle, femme du seigneur infant En Ferrand de Majorque, trépassa de cette vie; et comment moi, Ramon Muntaner, je rendis
au seigneur roi de Sicile les îles de Gerbes et des Querquenes, et allai là ou était le seigneur infant Ferrand.
Que vous dirai-je? L’infante, ainsi qu'il plut à Dieu, trépassa de cette vie trente-deux jours après la naissance de son fils l'infant En Jacques, et elle mourut
dans les bras du seigneur infant En Ferrand. Et si jamais on vit grande douleur, ce fut celle qu'éprouva le seigneur infant En Ferrand, et qu'éprouva aussi
toute la ville. Et puis comme elle était et bien confessée, et bien communiée, et munie de l'extrême-onction, elle fut, avec grande solennité, placée en un
beau monument, près du corps de la bienheureuse vierge madame sainte Agathe, dans sa benoîte église de Catane.
Après ce grand malheur le seigneur infant vint à Messine pour s'embarquer et aller en Morée. Et moi je le fis attendre, et me rendis auprès du seigneur roi
que je trouvai à Piazza. Puis je m'en allai à Palerme; et en présence du noble En Béranger de Sarria et de beaucoup d'autres riches hommes de Sicile, et
chevaliers et citoyens, je lui rendis les châteaux et les îles de Gerbes et des Querquenes. Et plaise à Dieu que tous ceux qui nous veulent du bien puissent
rendre aussi bon compte de ce qui leur a été confié que je le fis au dit seigneur roi de Sicile des dites îles que j'avais tenues pendant sept ans, savoir:
premièrement pendant la guerre, deux ans; ensuite pendant les trois ans durant lesquels le roi m'avait fait la grâce de me les donner; et enfin pendant les
deux ans de la guerre du roi Robert!
Et dès que j'eus rendu ces îles et en eus ma charte de délivrance, je pris congé du seigneur roi, et m'en retournai vers le seigneur infant que je trouvai à
Messine, faisant ses préparatifs d'embarquement. Je lui disque j'étais venu pour le servir, monter sur ses galères, et lui prêter tout ce que je possédais. Le
jour où je lui dis cela, il me répondit que le lendemain il me ferait réponse. Et le lendemain, au moment où je venais d'entendre ma messe, il manda devant
lui un grand nombre de chevaliers et de bonnes gens, et en présence de tous il me dit: « En Ramon Muntaner, il est vérité que l'homme du monde envers
lequel nous nous tenons pour plus obligé qu'envers aucun autre, c'est vous; » et là il en donna beaucoup de bonnes raisons. Il raconta: comment, pour son
service, j'avais perdu tout ce que j'apportais de Romanie; comment j'avais été mis en prison avec lui; comment à cause de lui, le roi Robert m'avait fait
beaucoup de mal; comment je lui avais prêté de mon avoir en Romanie et abandonné tout ce que je possédais; comment tous les emplois que je tenais dans
la Compagnie, je les avais abandonnés par affection pour lui, et enfin bien d'autres services que moi je ne me rappelle pas, mais que lui assurait que je lui
avais rendus; et il ajouta: que maintenant en particulier, et par pure affection pour lui, je venais d'abandonner encore la capitainerie de Gerbes, que j'avais
possédée pendant sept ans, et que de plus je venais de lui prêter en ce moment même tout l'argent que je possédais. « Enfin, dit-il, tant et si grands sont les
services que vous nous avez rendus, qu'il y aurait impossibilité à nous de pouvoir jamais vous en donner le guerdon. Et aujourd'hui, telle est notre position,
qu'au-dessus de tous les services que vous nous avez rendus s’élèveront encore celui que nous voulons vous prier de nous rendre; et je vous prie en
présence de tous ces chevaliers de vouloir bien nous octroyer de nous rendre ce service. » Je me levai à l'instant, j'allai lui baiser la main et lui rendis grâces
du bien qu'il avait dit de moi, et de vouloir bien se tenir comme ayant été bien servi de moi; et je lui dis: « Seigneur, ordonnez ce que vous voulez que je
fasse, et tant que j'aurai vie au corps, je ne faudrai en rien de ce que vous m'aurez ordonné. —Maintenant, dit-il, ce que nous désirons de vous, nous allons
vous le dire. Il est bien vrai qu'il nous serait fort nécessaire que vous vinssiez avec nous en ce voyage, qu'on y aurait grand besoin de vous et que vous y
ferez grand faute; mais le service que nous vous demandons nous tient tant à cœur, qu'il faut que tout autre cède à celui-là. »
CHAPITRE CCLXVI
Comment le seigneur infant En Ferrand de Majorque me confia, à moi Ramon Muntaner, le seigneur infant En Jacques, son cher fils, pour que je le
portasse et livrasse à la reine sa mère, et me donna une procuration par laquelle j'étais autorisé à faire tout ce que je jugerais à propos.
« C'est véritablement Dieu qui nous adonné ce fils En Jacques de madame notre femme; nous vous prions donc de le recevoir de nous, de le porter à la
reine notre mère et de le remettre entre ses mains. Vous noliserez des nefs ou armerez des galères, ou tout autre bâtiment sur lequel vous penserez qu'on
puisse aller plus sûrement. Nous adresserons une lettre au noble En Béranger Des Puig, chevalier et notre fondé de pouvoir, pour qu'il vous avance tout
l'argent dont vous aurez besoin, et qu'il vous croie de tout ce que vous lui direz de notre part. Nous écrirons de même à madame la reine notre mère et au
seigneur roi de Majorque notre frère, et nous vous ferons une charte de procuration générale pour toutes les quatre parties du monde, savoir, du ponant au
levant et du midi au nord. Et tout ce que vous promettrez, ferez ou direz pour nous, à cavaliers ou gens de pied, ou à tous autres, nous le tenons pour bien et
le confirmons, et nous ne vous dédirons en rien, et nous en donnerons comme caution toutes les terres, châteaux et autres lieux que nous possédons et
espérons posséder avec l'aide de Dieu. Ainsi vous partirez avec notre plein et entier pouvoir; et lorsque vous aurez remis notre fils à madame la reine notre
mère, vous irez chez vous, et reconnaîtrez et arrangerez toutes vos affaires; puis, quand vous aurez tout terminé, vous viendrez nous joindre, avec toutes les
troupes de cheval et de pied que vous pourrez réunir. Le seigneur roi de Majorque, notre frère, vous comptera tout l'argent que vous lui demanderez pour
payer les troupes que vous nous amènerez. Voilà ce que nous désirons que vous fassiez pour nous. »
Et moi, en entendant toutes ces choses, je fus fort ébahi de la grande charge qu'il plaçait sur mes épaules, c'est-à-dire son fils; et lui demandai en grâce de
me donner un collègue. Il me répondit qu'il ne me donnerait aucun collègue, mais que je me tinsse prêt, et que je le gardasse comme on doit garder son
seigneur ou son propre fils. Je me levai aussitôt et allai lui baiser la main. Je fis sur moi le signe de la croix, et je reçus ce bienheureux ordre.
Le seigneur infant ordonna à l’instant à En Othe de Monells, chevalier, qui tenait son fils en garde dans le château de Catane, de me le livrer, et que de là en
avant il le tînt à mes ordres et non à ceux d'aucun autre, et que toutes et quantes fois que je le jugerais à propos, il me le remît. Ce chevalier me fit serment
et hommage de cela, et ainsi fis-je; et depuis ce jour l'infant En Jacques, fils du seigneur infant En Ferrand, fut en mon pouvoir. Et ce jour-là il y avait
quarante jours qu'il était né, et pas davantage. Je me fis rédiger la charte de procuration ainsi que je l'ai déjà dit, avec sceau pendant, aussi bien que toutes
les autres chartes.
CHAPITRE CCLXVII
Comment le seigneur infant En Ferrand de Majorque passa en Morée et prit Clarentza de vive force, et fut maître de toute la contrée; et comment tous ceux
de Clarentza et de la Morée le reconnurent pour maître et seigneur, et lui prêtèrent serment.
Ceci étant terminé, il s'embarqua pour Messine, et partit pour Clarentza; il débarqua à deux milles de la cité. L'ost sortit de Clarentza avec deux cents
hommes pour lui en disputer l'entrée.[45] Que vous dirai-je? Les almogavares qui étaient avec le seigneur infant prirent terre ainsi que les arbalétriers, et
allèrent férir sur ces gens, et les forcèrent à s'éloigner et à faire place, et pendant ce temps on débarqua les chevaux; et quand il y eut une cinquante
d'hommes à cheval de débarqués, et que le seigneur infant fut revêtu de son armure, et bien appareillé, et monté sur son cheval, il fit déployer sa bannière,
ne voulant point attendre le reste de sa cavalerie, et il fit son attaque avec ces cinquante cavaliers et les almogavares. Il fondit donc sur les ennemis et les
mit en déroute, et eux dans leur fuite se dirigèrent du côté de la cité, et le seigneur infant les suivit avec tous ses gens, toujours férant battant. Que vous
dirai-je Vils entrèrent avec eux dans la ville, et tuèrent tout ce qu'ils voulurent tuer. Et ils les auraient tué tous; mais ils ne furent pas plus tôt entrés dans la
ville que tous les habitants s'écrièrent: « Seigneur, merci, seigneur, merci! » Sur cela il arrêta ses gens et défendit que de là en avant on tuât personne.
Alors les galères ainsi que toute la flotte arrivèrent dans la ville et tous y firent leur entrée; et les habitants se rassemblèrent et jurèrent de reconnaître pour
seigneur le seigneur infant En Ferrand, et tous lui firent hommage, sachant bien que c'était à lui qu'appartenait la principauté, du droit de sa femme. Et
aussitôt que ceux de la ville de Clarentza eurent prêté leur serinent, il alla assiéger le château de Beau-Voir,[46] qui est un des plus beaux châteaux du
monde et très près de Clarentza. Il attaqua le fort, dressa ses trébuchets; et il resserra si bien ceux du château qu'en peu de jours ils se rendirent à lui.
Ensuite il chevaucha à travers le pays, et toutes les places se rendirent volontairement à lui, car il avait fait lire en public le testament du prince Louis,[47]
qui avait substitué sa principauté à la belle-mère du seigneur infant. Ainsi donc la principauté lui appartenait, et à cause de la substitution et parce qu'elle
avait survécu longtemps[48] à la princesse sa sœur; et tous savaient donc bien que c'était à elle que devait retourner la principauté. Ensuite il produisit la
donation entre vifs qu'elle en avait faite à l'infante. Il montra aussi comment, en mourant, elle avait fait un testament par lequel elle avait laissé comme son
héritière, madame l'infante sa fille; et puis comment madame l'infante, par son testament, avait laissé cette principauté à l'infant En Jacques son fils, et
l'avait substituée au seigneur infant En Ferrand, au cas où son fils viendrait à mourir. Ayant produit ceci en public, dans la cité de Clarentza, le seigneur
infant envoya des lettres de tous côtés, afin que chacun se tînt pour dit que la principauté appartenait à son fils, et que si son fils mourait elle devait revenir
à lui-même, l'infant En Ferrand.[49] Ainsi, tout le monde lui obéit, comme étant seigneur de nature et de droit, et le seigneur infant les tint en vérité et en
justice. Je vais cesser de vous parler du seigneur infant et revenir à l'infant En Jacques.
CHAPITRE CCLXVIII
Comment moi, Ramon Muntaner, je me disposai à passer en Catalogne avec le seigneur infant En Jacques, pour le remettre à son aïeule; comment j'appris
que ceux de Clarentza avaient armé quatre galères pour enlever ledit infant; et comment, le jour de la Toussaint, je débarquai à Salon.
Il est vérité que, lorsque le seigneur infant En Ferrand fut parti de Messine, je nolisai une nef de Barcelone, qui se trouvait au port de Palerme, appartenant
à En P. Des-Munt, pour qu'elle vînt à Messine, et de Messine à Catane. J'y envoyai en même temps une dame de haut parage, très excellente dame. Elle
était du Lampourdan et se nommait madame Agnès d'Adri, et était venue en Sicile comme compagne de la noble madame Isabelle de Cabrera, femme du
noble En Béranger de Sarria. Elle avait eu vingt-deux enfants, et c'était une dame très bonne et très pieuse. Je m'arrangeai avec ladite madame Isabelle et
ledit noble En Béranger son mari pour qu'ils me la laissassent, afin de confier à ses soins le seigneur infant Jacques, fils du seigneur infant Ferrand; et leur
courtoisie voulut bien m'accorder ma demande. Je lui confiai donc le seigneur infant, d'abord parce qu'il me semblait qu'elle devait fort bien se connaître en
fait d'enfants, puis parce qu'elle était d'une grande bonté et qu'enfin elle était de bon et noble parage. Près de lui se trouvait aussi une autre bonne dame qui
avait été autrefois nourrice du seigneur infant En Ferrand, et que madame la reine de Majorque lui avait envoyée dès qu'elle avait su qu'il venait de se
marier. Je fis choix aussi de plusieurs autres dames avec leurs enfants, afin que, si l'une venait à manquer, les autres pussent la remplacer; et je les pris avec
leurs enfants, afin que leur lait ne vînt pas à se gâter. L'infant avait une bonne nourrice, de fort belle complexion, qui était de Catane, et qui le nourrissait à
merveille; et sans compter cette nourrice, je m'en procurai deux autres que j'embarquai sur la nef, et elles devaient donner tous les jours à téter à leurs
enfants jusqu'à ce que nous eussions besoin d'elles. Je disposai ainsi mon passage et j'armai fort bien ma nef, et y plaçai cent vingt hommes d'armes, gens
de parage et autres, et pris enfin tout ce qui était nécessaire à la subsistance et à la défense. Au moment où je venais d'appareiller ainsi ma nef à Messine,
voici qu'arrive de Clarentza une barque armée, que le seigneur infant envoyait au seigneur roi de Sicile pour lui faire savoir la grâce que Dieu lui avait faite,
et il me communiquait aussi cette nouvelle avec de grands détails, afin que j'en pusse faire part au seigneur roi de Majorque, à madame la reine et à ses
amis. Il m'adressait aussi des lettres que je devais remettre à madame la reine sa mère et au seigneur roi de Majorque, et il me faisait dire qu'il me priait de
hâter mon départ de Sicile. Assurément j'avais dépêché déjà tous mes préparatifs de départ, mais je les dépêchai encore avec bien plus de joie quand j'eus
appris ces bonnes nouvelles. J'ordonnai à la nef de faire voile de Messine et de se rendre à Catane; moi-même je me rendis par terre à Catane, et la nef y
arriva peu de jours après moi. Là je fis embarquer tout mon monde.
Au moment où je voulus faire embarquer le seigneur infant, En Othe de Monells, qui l'avait eu jusque-là sous sa garde et qui me l'amena, avait pris soin
d'avance de rassembler tout ce qu'il avait pu trouver de chevaliers catalans, aragonais et latins et tous les notables citoyens, et en présence de tous il dit: «
Seigneurs reconnaissez-vous que cet enfant soit l'infant En Jacques, fils du seigneur infant En Ferrand et de feue madame Isabelle sa femme? » Ils
répondirent tous: « Oui, bien assurément! Et nous avons tous assisté à son baptême, puis nous l'avons vu et connu, et nous déclarons comme chose certaine
que cet enfant-ci est l'infant En Jacques. Sur cela ledit En Othe en fit rédiger une charte publique. Puis il leur répéta absolument les mêmes paroles,
auxquelles ils firent absolument la même réponse; et il en fit dresser une nouvelle charte. Enfin il leur fit la même demande une troisième fois, et ils fixent
une troisième fois la même réponse, et il en fit dresser une troisième charte. Puis, cela fait, il me remit l'infant en mains et dans mes bras, et voulut avoir de
moi une nouvelle charte, spécifiant, comme quoi je le tenais quitte et libre du serment et hommage qu'il m'avait fait, et comme quoi je convenais avoir reçu
ledit enfant. Tout ceci étant terminé, je pris le seigneur infant dans mes bras et l'emportai hors de la ville, suivi de plus de deux mille personnes, et je le
déposai dans la nef, et tous le signèrent et le bénirent.
Ce même jour il arriva à Catane un huissier du seigneur roi Frédéric, qui apportait de sa part deux paires d'habits de draps d'or, avec divers présents pour le
seigneur infant En Jacques.
Nous fîmes voile de Catane le premier jour d'août de l'an mil trois cent quinze. Arrivé à Trapani, je reçus des lettres par lesquelles on m'avertissait de me
bien garder de quatre galères armées qu'on avait envoyées contre moi pour m'enlever cet infant, car ils comptaient que s'ils pouvaient s'en emparer, ils
recouvreraient par ce moyen la cité de Clarentza.
Aussitôt que je fus informé de ces projets, je renforçai encore ma nef et y mis meilleur armement et un plus grand nombre de gens. Et je puis vous assurer
que, pendant quatre-vingt-onze jours entiers, ni moi, ni aucune des femmes qui étaient sur le navire, nous ne mîmes le pied à terre; et cependant nous
restâmes bien vingt-deux jours en station à l'île Saint-Pierre.[50] Et là se réunirent à nous vingt-quatre nefs, soit de Catalans, soit de Génois; et nous
partîmes tous ensemble de cette île, car tous faisaient route au Ponant. Nous éprouvâmes un tel fortunal que sept de ces nefs périrent, et que nous et tous les
autres nous fûmes en grand danger. Toutefois il plut à Dieu que, le jour de la Toussaint, nous prissions terre à Salou. La mer n'avait jamais incommodé,
pendant toute cette traversée, ni le seigneur infant ni moi-même; et il n'était jamais sorti de mes bras tant qu'avait duré ce coup de vent, ni de nuit ni de jour.
Et j'étais bien obligé de le prendre dans mes bras, attendu que sa nourrice ne pouvait se tenir assise, car elle éprouvait violemment le mal de mer; et il en
était de même des autres femmes qui ne pouvaient rester debout ni marcher.
CHAPITRE CCLXIX
Comment moi, Ramon Muntaner, je remis le seigneur infant En Jacques à madame la reine son aïeule, qui était à Perpignan, et le lui remis avec toute la
solennité qu'exige la remise d'un infant et d'un fils de roi.
Quand nous fûmes à Salou, l'archevêque de Tarragone, nommé monseigneur En Pierre de Rocaberti, nous envoya autant de montures que nous en avions
besoin; et on nous donna pour logement l'hôtel d'En Guanesch; puis à petites journées nous nous rendîmes à Barcelone. Là nous trouvâmes le seigneur roi
d'Aragon, qui fit un très gracieux accueil au seigneur infant; et il voulut le voir, et il le baisa et le bénit. Nous partîmes avec la pluie et le vent, et par un fort
mauvais temps. J'avais fait faire une litière sur laquelle étaient placés l'infant et sa nourrice; cette litière était couverte d'un drap enduit de cire, et par-dessus
d'une étoffe de velours rouge; et vingt hommes, à l'aide de lisières, la portaient à leur cou. Nous fûmes, pour aller de Tarragone à Perpignan, vingt-quatre
bons jours. Avant d'y arriver, nous trouvâmes frère Raymond Saguardia, avec dix chevaucheurs que madame la reine de Majorque nous avait envoyés pour
accompagner le seigneur infant, dont nous ne nous séparâmes jamais, et quatre huissiers de la maison du seigneur roi de Majorque, qui se tinrent avec nous
jusqu'à ce que nous fussions arrivés à Perpignan. Et au Boulou, quand nous fûmes près de passer l'eau du ravin, tous les gens du Boulou sortirent de chez
eux; et les plus notables prirent la litière à leur cou et firent passer ainsi le ruisseau au seigneur infant. Cette nuit même les consuls et un grand nombre de
prud'hommes de Perpignan, et tout ce qui se trouvait de chevaliers dans cette ville, vinrent au-devant de nous; et il y en aurait eu bien plus encore si le
seigneur roi de Majorque n'eût pas été en France à ce moment.[51] Nous fîmes ainsi notre entrée à travers la ville de Perpignan, au milieu de grands
honneurs qu'on nous rendait, et nous nous dirigeâmes vers le château où se trouvait madame la reine, mère du seigneur infant En Ferrand, et madame la
reine, mère du seigneur roi de Majorque; et toutes deux, quand elles virent que nous montions au château, descendirent à la chapelle. Et quand nous fûmes
parvenus à la porte du château, je pris entre mes bras le seigneur infant, et là, plein d'une véritable joie, je le portai devant les reines qui étaient assises
ensemble. Que Dieu nous accorde autant de joie qu'en éprouva madame la bonne reine quand elle le vit si bien portant et si gracieux, avec sa petite figure
riante et belle, vêtu d'un manteau à la catalane et d'un paletot de drap d'or, et la tête couverte d'un beau petit béret[52] du même drap! Lorsque je fus auprès
des reines, je m'agenouillai et leur baisai les mains, et fis baiser par le seigneur infant la main de la bonne reine son aïeule. Et quand il lui eut baisé la main,
elle voulut le prendre dans ses bras; mais je lui dis: « Madame, sous votre bonne grâce et merci, ne m'en sachez pas mauvais gré; mais jusqu'à ce que je me
sois allégé de la charge que j'ai acceptée, vous ne le tiendrez pas. « La reine sourit et me dit qu'elle le trouvait bon. Alors je lui dis: « Madame, y a-t-il ici le
lieutenant du seigneur roi? » Elle me répondit: « Oui, seigneur, le voici! » et elle le fit avancer. Et le lieutenant du seigneur roi était à cette époque En
Huguet de Totzo. Je demandai ensuite s'il s'y trouvait également le bailli, le viguier et les consuls de la ville de Perpignan, qui tous devaient aussi être
présents. Puis je demandai un notaire public, et il s'y trouva. Il y avait, de plus, un grand nombre de chevaliers, et tout ce qui se trouvait alors d'hommes
notables à Perpignan. Et quand tous furent présents, je fis venir les dames, puis les nourrices, puis les chevaliers, puis les fils de chevaliers, puis la nourrice
de monseigneur En Ferrand; et, en présence des dames reines, je leur demandai trois fois: « Cet enfant que je tiens dans mes bras, le reconnaissez-vous bien
tous pour l'infant En Jacques, premier né du seigneur infant En Ferrand de Majorque et fils de madame Isabelle sa femme? » Et tous répondirent que oui. Je
répétai la même demande trois fois, et chaque fois ils me répondirent qu'oui, et qu'il était bien certainement celui que je disais. Après avoir prononcé ces
paroles, j'ordonnai au notaire de m'en dresser une charte publique. Après quoi je dis à madame la reine, mère du seigneur infant En Ferrand: « Madame,
croyez-vous que ce soit là l'infant En Jacques, fils de l'infant En Ferrand, votre fils, qu'il a eu de madame Isabelle, sa femme? — Oui, seigneur, » dit-elle.
Et trois fois aussi, en présence de tous, je lui fis la même demande; et trois fois elle me répondit qu'oui, et qu'elle le savait fort bien; et elle ajouta: « Oui,
certainement, c'est bien là mon cher petit-fils, et comme tel je le reçois. » De toutes ces paroles je fis dresser également chartes publiques authentiques,
avec le témoignage de tous ceux devant dits; et j'ajoutai alors: « Madame, en votre nom et au nom du seigneur infant En Ferrand, déclarez-vous ici me tenir
pour bon et loyal, et pour entièrement quitte et dégagé de cette charge et de tout ce à quoi j'en étais tenu envers vous et envers le seigneur infant En Ferrand
votre fils? » Et elle me répondit: « Oui, seigneur. » Je lui fis aussi la même demande par trois fois; et chaque fois elle me répondit qu'elle me tenait pour
bon et loyal et quitte, et qu'elle me déchargeait de tout ce à quoi j'étais tenu envers elle et envers son fils. Et de cette déclaration je fis également dresser une
charte publique. Tout cela ainsi terminé, je lui livrai à la bonne heure ledit seigneur infant. Elle le prit et le baisa plus de dix fois, et puis madame la reine
jeune le baisa aussi plus de dix fois. Après quoi madame la reine mère le reprit et le confia à madame Pereyona,[53] qui était auprès d'elle. Ainsi partîmes-
nous du château, et je m'en allai au logement où je devais demeurer, c'est-à-dire à la maison d'En Pierre, bailli de la ville de Perpignan. Tout cela eut lieu
dans la matinée. Après mon repas, je retournai au château et remis les lettres dont m'avait chargé le seigneur infant En Ferrand à madame la reine sa mère,
et aussi celles que j'apportais pour le seigneur roi de Majorque, et m'acquittai du message qui m'avait été recommandé. Que vous dirai-je? Durant quinze
jours je restai à Perpignan, et chaque jour j'allais voir deux fois le seigneur infant; et j'eus tant de peine à me séparer de lui que je ne savais que devenir, et
j'y serais resté bien davantage si ce n'eût été de la fête de Noël qui arrivait. Je pris donc congé de madame la reine mère, de madame la reine jeune, du
seigneur infant et de toutes les personnes de la cour. Je payai tous ceux qui m'avaient suivi, et ramenai madame Agnès d'Adri dans son pays et en son hôtel
près de Banyuls; et madame la reine se tint pour très satisfaite de moi et de tous les autres. Je m'en vins de là à Valence, où était mon hôtel, et j'y arrivai
trois jours avant Noël, sain, joyeux et dispos, grâces à Dieu. A peu de temps de là le roi de Majorque revint de France et eut grand plaisir à trouver là son
neveu, et aussitôt, en bon seigneur, il régla, d'accord avec madame la reine, l'état de maison de l'infant tel qu'il convenait à un fils de roi.
CHAPITRE CCLXX
Comment le seigneur infant En Ferrand de Majorque envoya chercher des chevaliers et hommes de pied; et comment, avant leur arrivée en Morée, ledit
infant trépassa de cette vie; et comment monseigneur Jean, frère du roi Robert, s'empara de tout le pays.
Il s'écoula peu de temps avant que le seigneur infant envoyât au seigneur roi de Majorque un message par lequel il lui demandait, qu'il voulût bien lui
envoyer par moi des cavaliers et des hommes de pied. Madame la reine sa mère et le seigneur roi de Majorque me firent donc dire de me préparer moi-
même, et de faire en sorte de me procurer une bonne troupe, tant à pied qu'à cheval, pour la lui conduire, et qu'il me ferait compter jusqu'à vingt mille livres
à Valence pour mes troupes. Je m'occupai aussitôt de me procurer une compagnie, et j'eus à donner aide à beaucoup à mes propres frais; mais quinze jours
n'étaient pas passés qu'il m'arriva, par un courrier, ordre de ne plus m'occuper de cet objet, parce qu'Arnaud de Caza venait d'arriver de Morée sur la grande
nef du seigneur infant, et qu'avec cette même nef il se procurerait à Majorque des gens qui passeraient avec lui. Ainsi ils révoquèrent à la male heure l'ordre
que j'avais reçu et je n'y allai pas. En Arnaud de Caza ramassa à Majorque des gens de toute espèce, et y resta tant et tarda tant que, lorsqu'il arriva en
Morée, le seigneur infant venait de trépasser de cette vie,[54] et ce fut la plus grande perte qu'eût encore éprouvée depuis longtemps la maison d'Aragon par
la perte d'aucun fils de roi; et je ne vous dirai pas que ce fut seulement la maison d'Aragon qui fit en ceci une telle perte, mais ainsi fit le monde tout entier,
car c'était le chevalier le plus brave, le plus intrépide qui fût de ce temps parmi les fils de roi dans tout le monde, et aussi le plus droiturier et le plus sage
dans tous ses faits. Son corps fut apporté à Perpignan. Il l'ut très heureux pour madame la reine, sa mère, de n'avoir pas connu cet événement; car Dieu
l'avait déjà rappelée à son saint côté; et on peut bien dire qu'elle est sainte en paradis, car il n'y avait pas au monde femme aussi pieuse, aussi humble et
meilleure chrétienne. Et elle était arrivée en paradis avant d'éprouver cette douleur de la perte de son fils. Le corps du seigneur infant fut déposé dans
l'église des frères prêcheurs à Perpignan. Dieu veuille recevoir son âme et la placer au milieu de ses saints en paradis!
Il ne s'était pas encore écoulé deux mois depuis sa mort que mourut aussi l'autre prince.[55] Puis toute cette terre fut occupée par monseigneur Jean,[56]
frère du roi Robert, qui la tient encore aujourd'hui. Dieu veuille, par sa sainte grâce, ramener le temps où cette principauté reviendra au seigneur infant En
Jacques, à qui elle doit appartenir de plein droit. Puisse Dieu me laisser vivre pour voir ce moment, et me permettre, à moi et à mes vieux cheveux blancs,
d'y porter aide de tout le pouvoir et savoir que Dieu a bien voulu mettre en moi! Je cesse de vous parler de ces seigneurs de la maison de Majorque, et je
vais vous entretenir de nouveau du seigneur roi d'Aragon et de ses enfants.
CONQUETE DE SARDAIGNE
CHAPITRE CCLXXI
Comment le seigneur roi En Jacques d'Aragon résolut d'envoyer l'infant En Alphonse, son fils, à la conquête du royaume de Sardaigne, avec l'aide du
seigneur roi de Majorque, qui lui fournit vingt galères.
Il est vérité que le seigneur roi d'Aragon, voyant ses fils grands, fiers et valeureux, convoqua ses cortès dans la cité de Gironne, où se trouvèrent le
seigneur roi de Majorque et tous les barons de la Catalogne; et là il fit publier qu'il chargeait complètement son fils, le seigneur infant En Alphonse, de la
conquête du royaume de Sardaigne et de Corse, qui devait être sien. Aussi lui semblait-il à lui et à tous ses sujets que c'était grand honte pour lui de ne
point le conquérir, puisqu'il y avait si longtemps qu'il s'en disait et signait roi.[57] Tous approuvèrent cette résolution, et par-dessus tous le seigneur roi de
Majorque, qui offrit d'armer vingt galères à ses frais et dépens, et d'envoyer deux cents hommes à cheval et des gens de pied.
Après cette offre du seigneur roi de Majorque, tous les riches hommes, toutes les cités, tous les évoques, archevêques, abbés, prieurs, offrirent aussi de lui
faire aide chacun d'une chose fixée; et ainsi les secours que le seigneur roi trouvait en Catalogne furent si considérables que c'est merveille. Il vint aussi en
Aragon, où on lui fit de pareilles offres; puis dans le royaume de Valence, où on en fit tout autant. Que vous dirai-je? Chacun fit de tels efforts qu'on peut
bien dire que jamais seigneur ne reçut de ses sujets si belle aide que celle qu'il reçut des siens. Il vint à la bonne heure à Barcelone; il fit construire à neuf
soixante galères et beaucoup de lins armés, et nolisa un grand nombre de nefs et de térides, et il ordonna que de l'Aragon, de la Catalogne, du royaume de
Valence et du royaume de Murcie, on se rendît auprès du seigneur infant. Le seigneur roi de Majorque fit aussi construire ses vingt galères tout à neuf;
puis, organisa la cavalerie et les autres troupes, et s'en alla avec la cavalerie; et il ouvrit son bureau de paiement en stipulant, qu'aussitôt ses galères
confectionnées, les hommes seraient tenus pour enrôlés. De leur côté, le seigneur roi d'Aragon et le seigneur infant En Alphonse, et le seigneur infant En
Pierre, allaient çà et là pour disposer le départ, et tous y contribuaient de leur mieux.
Il est vérité que chacun est tenu de conseil 1er son seigneur en tout ce qu'il peut de bien, le plus grand comme le plus petit. Si, par hasard, c'est un homme
qui ne puisse pas dire personnellement au roi ce qu'il sait ou connaît de bien, il doit le dire à un autre qui le fasse savoir au seigneur roi, ou bien il doit le lui
faire savoir lui-même par écrit. Et puis le seigneur roi aura certainement assez de sagesse, s'il sait que le conseil est bon, pour le suivre; sinon, on doit en
rester là; et il n'en sera pas moins bien vrai qu'on aura agi à bonne intention, et on aura ainsi purgé sa conscience et on se sera acquitté de son devoir.
Voilà pourquoi, dès que le voyage fut publié, je composai un sermon que j'envoyai par En Comi[58] au seigneur roi et au seigneur infant, et qui était relatif
aux bonnes dispositions à prendre dans ce voyage; et vous allez l'ouïr ici. Et je le lui fis porter à Barcelone, parce que je n'étais pas dispos pour chevaucher
et y aller en personne.
CHAPITRE CCLXXII
Où se fit le sermon[59] que moi, Ramon de Muntaner, j'envoyai au seigneur roi à l'occasion du passage de Sardaigne et de Corse, afin de donner conseil au
seigneur infant, ou au moins le disposer à se souvenir de toutes choses.
I.
Soit dit par chacun, s'il lui plaît, et que la Vierge nous donne
……………………………………………[60]
Et je veux que chacun sache que c'est lui qui est le lion
II.
Ainsi donc, quant au premier point, je vous dis que c'est folie
Quant au second point, qui est le peuple, je vous dis que sans murmurer
Qui est jetée entre les pierres, et aussi entre les épines.
III
Ne pourront tenir devant vous. Réservez-les pour vingt bâtiments, et que l'amiral
Leurs armes ne leur feront pas défaut; mais forts comme un batail,
Vous les trouverez à l'œuvre, comme qui dirait des apprêteurs de drap;
De sorte qu'ils tirent tout ce qui est devant eux et que rien n'est manqué.
Pour amener devant vous tous ceux qui verront cela et en riront.
IV
C'est qu'il faut qu'il tienne d'abord la mer celui qui veut posséder
Sans amener des gens tout frais, toujours disposés à férir et à charger;
Vous fera-t-il dans tous les faits que vous jugerez bon d'entreprendre.
Et qu'il ne puisse ainsi vous apporter dommage. De cela je vous prie de vous garder.
Je sais qu'il vous faudra avoir à lutter contre des gens très faux.
Qu'aucun des gens que vous n'aimez pas puisse vous occasionner aucun dommage;
Qui puisse vous donner honneur et joie et l'accomplissement de tous vos désirs.
VI
Chacun ira avec tout ce qui est sien; et s'il en était éloigné,
VII
Trois arbalétriers de garde à leur tour, et que qui vous veut mal soit à leur merci.
VIII.
Et quand tout cela, seigneur, sera fait et accompli, Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit,
Que tous vous diront que rien n'y a manqué. Après cela, seigneur, qui que ce soit qui veuille ou crie,
Qui n'a pas imposé, que je sache, au monde, le poids de ses armes.[69]
IX
Tous les cavaliers qui avec vous partiront Sont vos sujets naturels, et vaillants et prisés.
Que vous leur donniez rien du vôtre; car ils n'ont rien plus à cœur
Que de pouvoir vous servir comme des gens qui, sans faux semblant,
Et vous verrez comment les arbalétriers combattront les gens des murailles;
X.
Qui ne sente son cœur fléchir alors que mettra le pied à terre
Que nul homme ait jamais fait un passage semblable à celui qu'il fera avec les siens:
Ah! certes, on n'aura pas plus tôt vu à Cagliari son étendard paraître
Et, après avoir déployé son armée, dresser, je suppose, ses tentes
XI.
Je ne sais pas le bien qu'ils pourraient y faire; car leur cœur jamais vrai
Contre le saint roi votre père, n'ont-ils pas fait mainte folle attaque?
N'ont-ils pas repris de l'argent (ce dont ils furent tout gais),
Sire Dieu le leur fera payer cher, car autrement tout serait deuil dans le monde.
Mais par leurs fausses raisons dont on ne sort jamais,
Ne vous laissez plus amuser, car vous n'y trouverez rien autre chose.[71]
Aussi ferez-vous acte de merci, vous qui êtes toute lumière et tout éclat
XII
Trois Pater Noster pour la très Sainte Trinité; En honneur de la Vierge Mère, conçue sans aucun péché,
Pour qu'elle prie son cher Fils que cela nous soit octroyé,
Que le nom d'Aragon en soit exhaussé, Et que les Pisans ou autres ne puissent à leurs faussetés
J'envoyai ce sermon au roi d'Aragon et au seigneur infant En Alphonse, pour qu'ils se souvinssent de ce qu'ils avaient à faire. Et bien que mon conseil ne
fût pas suffisant, il rappelait du moins les choses en mémoire, et avait ainsi son utilité; un bon conseil en amène un meilleur, car chacun vient parler pour ou
contre. Et, grâces à Dieu, tout ce que j'avais conseillé dans ce sermon s'accomplit, excepté deux choses, ce dont je fus très fâché, et le suis encore, et le serai
toujours. La première est qu'on ne construisit pas les vingt galères légères. Et tous ces ennuis, et cette sorte de moquerie qu'eurent à souffrir l'amiral et toute
l'ost par les galères des Pisans et des Génois, ils ne les auraient pas soufferts si on eût eu les vingt galères légères. La seconde est que, quand le seigneur
infant eut pris terre avec toute sa cavalerie et ses hommes de pied, il ne marcha pas tout droit sur Cagliari, lui par terre et la flotte par mer, ainsi que le fit la
flotte de son côté; car si tous ensemble fussent arrivés à la fois par mer et par terre à Cagliari, ils auraient sur-le-champ obtenu cette ville, plutôt que de se
rendre maîtres d'Iglesias. Et ainsi, tous les gens de l'ost auraient été frais et bien portants, car ils auraient eu tous leurs effets, vivres, vins, lits, et toutes
choses de qualité que chacun avait sur les galères, tandis qu'ils ne purent se servir de rien à Iglesias. Et ainsi ces deux choses m'ont été fort à cœur; mais
cependant, grâces à Dieu, tout leur vint à bien; mais il y a du bien et du mieux.
CHAPITRE CCLXXIII
Comment le seigneur infant En Alphonse partit du Port Fangos et prit terre à Palmas de Sulcis, où le juge d'Arborée et une grande partie des habitants de la
Sardaigne le reconnurent pour seigneur; et comment il envoya l'amiral assiéger Cagliari.
Il est vérité que, lorsque le seigneur roi et les seigneurs infants eurent réuni dans leurs royaumes et comtés tout ce qui était nécessaire pour cette expédition,
ils ordonnèrent, d'un commun accord, que chacun fût rendu au jour fixé, à Port Fangos, tant les troupes de mer que celles de terre; et au jour désigné, et
même avant, tout le monde y fut. Et les gens étaient si désireux de partir qu'il n'était pas besoin d'aller les chercher par le pays; mais tous s'y rendirent
d'eux-mêmes, je veux dire ceux qui avaient été désignés par le seigneur roi et le seigneur infant; et je ne dirai pas seulement ceux qui étaient désignés pour
partir, mais il en vint bien trois fois autant; et on s'en aperçut bien au moment de l'embarquement, car il fallut laisser là plus de vingt mille hommes d'armes,
attendu que les nefs, galères, térides et lins, ne purent les contenir. Ainsi, avec la grâce de Dieu, tous s'embarquèrent. Le seigneur roi, madame la reine et
tous les infants s'étaient rendus à Port Fangos. Là, le seigneur infant En Alphonse prit congé du seigneur roi son père; autant en fit madame l'infante; ils
prirent aussi congé de madame la reine et des infants. Le seigneur roi les accompagna jusqu'à la barque armée où ils montèrent et s'embarquèrent; et
madame la reine les y accompagna également. Ainsi, à la bonne heure, le seigneur infant et madame l'infante s'embarquèrent, et chacun en fit autant. Ce
jour-là[73] ils eurent bon vent et firent voile; et lorsqu'ils furent dans les eaux de Mahon, les vingt galères de Majorque, ainsi que les nefs, térides et lins se
joignirent à eux. Le seigneur roi et madame la reine demeurèrent tout ce jour-là sur le rivage, à les regarder, jusqu'à ce qu'ils les eussent perdus de vue;
après quoi ils allèrent à la cité de Tortose, et tous les autres se retirèrent chez eux.
Le seigneur infant eut bon temps et se disposa à l'île Saint-Pierre[74] avec toute la flotte. Quand tous furent réunis ils se dirigèrent sur Palmas de Sulcis. Là
toute la cavalerie et toute l'almogavarerie furent débarquées. Aussitôt se présenta le juge d'Arborée[75] avec toutes ses forces, qui le reconnut pour
seigneur, ainsi que firent une très grande partie des habitants de l'île de Sardaigne. Les habitants de Sassari[76] se soumirent aussi à lui. Là ils tombèrent
d'accord, d'après les conseils du juge, que le seigneur infant devait aller assiéger Iglesias. Le juge fit ceci parce que ses terres avaient beaucoup à souffrir du
voisinage d'Iglesias, et bien plus que de Cagliari ou de tout autre lieu. Ainsi le seigneur infant alla mettre le siège devant Iglesias, et envoya l'amiral avec
toute sa flotte assiéger le château de Cagliari, de concert avec le vicomte de Rocaberti, qui déjà le tenait assiégé avec deux cents hommes de cheval bardés,
et deux mille hommes de pied que lui avait d'avance envoyés de Barcelone le seigneur infant, sur d'autres nefs.[77] Ils prirent position devant Cagliari et la
tinrent si resserrée que chaque jour ils enlevaient quelques hommes; et ils leur avaient déjà pris une grande partie des terrains fertiles qui l'environnent.[78]
Lorsque l'amiral fut arrivé, vous pouvez être certains qu'entre le vicomte et lui, ils leur donnèrent une assez mauvaise étrenne; et toutefois il y avait dedans
plus de trois cents hommes à cheval et dix mille hommes de pied. Je cesse maintenant de vous parler du vicomte et de l'amiral, qui s'entendaient très bien
ensemble pour toutes choses, en bons cousins germains qu'ils étaient, et je reviens au seigneur infant.
CHAPITRE CCLXXIV
Comment le seigneur infant En Alphonse, ayant pris Iglesias vint assiéger le château de Cagliari, et fit élever devant, ledit château de Cagliari un autre
château et une autre ville qui fut nommé le château de Bon-Aria.
Le seigneur infant ayant mis le siège devant Iglesias, tous les jours ils avaient à le combattre, et il faisait en même temps tirer sur eux avec ses trébuchets.
Et il les resserra de telle sorte qu'ils avaient fort à souffrir. Et ils étaient si bien cernés qu'ils ne savaient plus que faire; mais, d'un autre côté, le seigneur
infant et toute son ost furent attaqués par tant de maladies qu'une grande partie de ses troupes lui fut enlevée, et que lui-même y fut très malade. Et
assurément il était en grand danger d'en mourir, sans les soins extrêmes qu'en prit madame l'infante; si bien que c'est, à Dieu et à elle qu'on doit rendre
grâce de la conservation de sa vie. Mais quelque malade que fût le seigneur infant, jamais médecin ni aucun autre homme ne put obtenir qu'il consentît à
s'éloigner du siège; maintes fois, au contraire, avec la fièvre au corps, il se revêtait de ses armes et conduisait au combat; si bien que, par ses bons efforts et
par sa valeur toute chevaleresque, il amena la ville à se rendre à lui. Ainsi, le seigneur infant, madame l'infante et toute l'armée entrèrent dans la ville
d'Iglesias.[79] Ils la renforcèrent très bien de nos gens et y laissèrent ceux qu'il parut au seigneur infant convenable d'y laisser. Il y mit donc un capitaine et
en mit un autre dans la ville de Sassari; puis il revint sur Cagliari et fit élever devant le château de Cagliari, un château et une ville, et lui donna le nom de
château de Bon-Aria;[80] puis vint assiéger si étroitement Cagliari que pas un homme n'osait en sortir. Et l'on pouvait bien voir que, s'il y fût venu dès son
débarquement, il se serait emparé bien plus tôt de Cagliari qu'il ne le fit d'Iglesias. Que vous dirai-je? Ceux de Cagliari souffrirent de grands maux[81] ils
attendaient des secours qui devaient leur venir de Pise, lesquels secours y arrivèrent peu de jours après que le seigneur infant fût devant Cagliari.
CHAPITRE CCLXXV
Comment le comte de Donartico vint secourir Cagliari avec huit cents cavaliers allemands, quarante Pisans, six mille hommes de pied et trente galères;
comment Ils livrèrent bataille au seigneur infant En Alphonse; comment le comte prit la fuite, et tous les Allemands et Pisans fuient tués, et comment le
comte, à peu de temps de là, mourut de ses blessures.
Les secours furent tels que le comte de Donartico[82] y vint à la tête de douze cents hommes à cheval, dont huit cents Allemands, qu'on regarde comme la
meilleure cavalerie du monde; les autres étaient Pisans. Il amena bien aussi six mille hommes de pied, avec de méchants Sardes qui vinrent se réunir à toute
l'armée Stationnée auprès de Capo-Terra;[83] il avait aussi de ces sergents[84] toscans et mantouans avec de longues lances qu'ils estiment valoir chacun
un cavalier, et trente-six galères, entre celles des Pisans et des Génois, et un grand nombre de térides et lins qui amenaient cavaliers et chevaux. Ils
abordèrent à Capo-Terra, et là ils débarquèrent la cavalerie et tous les piétons, et bien trois cents arbalétriers qu'ils avaient. Et quand ils eurent débarqué
tout leur monde, tous les bâtiments s'en allèrent à l'île Rossa,[85] où se trouve un bon port. Les térides étaient toutes armées de leur château[86] et se mirent
en bon ordre pour se défendre. Ces dispositions faites, les galères vinrent contre le château de Cagliari.[87] Le seigneur infant fit armer trente galères
seulement, et, de sa personne, il monta sur les galères et sortit pour combattre les Pisans, les Génois, et beaucoup de térides et de lins qui s'y trouvaient.
Ceux-ci furent si courtois qu'ils ne voulurent nullement les attendre, mais ils s'en allèrent comme s'en va un bon cheval devant des piétons qui le
poursuivent; de sorte que, durant tout ce jour-là, ils n'eurent d'autre exercice, à mesure que le seigneur infant faisait voguer, de fuir devant lui, puis de
revenir ensuite à leur volonté.
Quand le seigneur infant vit qu'il ne pouvait faire autrement, il sortit des galères et donna ses ordres pour que tous les gens qui tenaient le siège gardassent
bien leurs postes, car dans le château se trouvaient bien cinq cents hommes de cheval en sus de deux cents qui y étaient venus après la prise d'Iglesias. La
force était donc grande dans l'intérieur; c'est pourquoi le seigneur infant résolut d'empêcher à tout prix que ceux qui venaient d'arriver se réunissent à ceux
du dedans, et il établit son siège de manière que, si les troupes de l'intérieur sortaient pour se rapprocher de celles de l'extérieur, les assiégeants pussent s'y
opposer.
Tandis que le seigneur infant prenait ces dispositions, les galères des Pisans et des Génois venaient jusqu'auprès des galères du seigneur infant. L'amiral En
Carros désarma toutes ses galères, à l'exception de vingt sur lesquelles il monta, pensant qu'ils l'attendissent pour lui livrer combat; mais eux refusèrent de
l'accepter; si bien que l'amiral leur envoya dire que, s'ils voulaient accepter la bataille, il sortirait avec seulement quinze galères; et aussi peu voulurent ils
accepter. Ce fut alors que le seigneur infant et l'amiral reconnurent que les vingt galères légères que j'avais conseillé, dans mon sermon, de faire construire,
leur faisaient faute; et s'ils les eussent eues, ce n'eût pas été quarante galères de Pisans ni de Génois qui eussent osé se présenter; car, pendant que ces vingt
les auraient occupées, les autres leur seraient venues à dos. Jugez par là quelle faute ce fut. Je cesse de vous parler des galères pour vous entretenir du
seigneur infant et de ses ennemis.
Quand le seigneur infant, d'accord avec l'amiral, eut pris les dispositions nécessaires pour la flotte et pour le siège, et investi l'amiral du commandement
général de l'un et de l'autre, il désigna ceux qui devaient l'accompagner lui-même, et ne voulut avoir que quatre cents hommes à chevaux bardés, cinquante
hommes à chevaux armés à la légère, et environ deux mille hommes de pied, entre almogavares et varlets des menées.
Pendant la nuit il quitta le siège et se plaça là où le comte de Donartico devait passer pour aller au château; et toute la nuit ils se tinrent prêts à combattre. A
l’aube du jour ils virent le comte s'avançant en bon ordre, et en bataille aussi bien rangée que se présentèrent jamais gens pour livrer un combat. Le
seigneur infant qui les aperçut, disposa aussi ses batailles et confia l'avant-garde à un noble homme de Catalogne nommé En G. d'Anglesola; et lui, avec sa
bannière et toute la cavalerie, et tous formés en masse avec tous les hommes de pied, il marcha sur l'aile où il vit s'élever la bannière des ennemis. Que vous
dirai-je? les armées s'abordèrent, et le comte de Donartico, d'après l'avis d'un brave chevalier nommé Horigo l'Allemand,[88] qui était sorti de la ville
d'Iglesias, et qui connaissait le seigneur infant, ordonna que douze cavaliers réunis audit Horigo l'Allemand n'auraient d'autre affaire que d'attaquer la
personne du seigneur infant. Il avait aussi été ordonné de l'autre côté: que dix hommes de pied choisis ne s'éloigneraient jamais de l'étrier du seigneur
infant, et que des cavaliers d'élite garderaient sa personne et sa bannière; car le seigneur infant ne s'éloignait jamais de sa bannière. Que vous dirai-je?
Quand les osts se furent disposées, chacun alla brochant avec grande vigueur, si bien qu'on ne vit jamais bataille plus terrible, ni osts s'attaquer avec plus
d'ardeur que ne le firent celles-ci. Les Allemands se confondirent si bien avec notre cavalerie, que les douze cavaliers conduits par cet Horigo l'Allemand
vinrent là où se trouvait le seigneur infant. Le seigneur infant, qui s'aperçut que c'était particulièrement lui qu'ils cherchaient, férit d'un tel coup de lance le
premier d'entre eux, qu'il le perça de part en part et le jeta à terre roide mort; puis il saisit sa masse d'armes, fondit sur un autre et lui porta un tel coup sur
son heaume qu'il lui fit jaillir la cervelle par les oreilles. Que vous dirai-je? De sa masse d'armes, il en étendit quatre morts sur la place. Sa masse d'armes
s'étant rompue, il mit la main à son épée, et se fit faire jour de telle manière que rien ne pouvait tenir devant lui.
Quand les sept cavaliers qui restaient des douze virent leurs cinq compagnons tués de la main du seigneur infant et furent témoins de ses prouesses
merveilleuses, tous s'accordèrent à férir sur son cheval afin de l'abattre. Et ils le firent ainsi: tous sept ensemble férirent sur son cheval et le tuèrent. Et le
seigneur infant et le cheval tombèrent à la fois à terre. Au même instant ils tuèrent le cheval du porte-étendard, et la bannière fut ainsi renversée. Au
moment où le seigneur infant tomba à terre, son épée vola de sa main dans sa chute. Déjà il n'en tenait plus qu'un tronçon, car l'autre moitié était partie en
éclats. A ce moment de péril, il n'oublie pas qui il était; mais en homme vigoureux et agile, il se dégage du cheval gisant sous lui, et avec un cœur mieux
fait pour toute prouesse que ne le fut le cœur d'aucun chevalier du monde, il saisit l'estoc qu'il portait ceint au côté, voit sa bannière à ses pieds, et, l'estoc
toujours en main, va relever sa bannière, la redresse haute et la tient embrassée. A cet instant un de ses cavaliers, nommé En Boxados, descend de son
cheval, va prendre la bannière et donne son cheval au seigneur infant. Le seigneur infant monte aussitôt à cheval et remet la bannière à deux chevaliers. A
peine a-t-il relevé sa bannière et est-il remonté à cheval, qu'il aperçoit devant lui les sept cavaliers et reconnaît Horigo l'Allemand. Le pommeau de l'estoc
appuyé sur la poitrine, il broche de l'éperon sur lui et lui assène un tel coup au milieu de la poitrine, qu'il le perce de part en part. Horigo tombe à terre roide
mort, si bien qu'il n'eut jamais la peine de retourner en Allemagne conter des nouvelles de cette bataille. Que vous dirai-je? Lorsque les compagnons
d'Horigo le virent mort, ils voulurent fuir; mais le seigneur infant et ceux qui se trouvaient auprès de lui manœuvrèrent si bien que tous les douze restèrent
sur la place; et de ces douze sept moururent de la main du seigneur infant. Quand ceux-ci furent morts, le seigneur infant, avec sa bannière, brocha de
l'éperon en avant; et là vous eussiez vu alors de tels faits d'armes, que jamais si belle journée ne fut mise afin par un aussi petit nombre d'hommes. Dans ce
choc, le seigneur infant se trouva en présence du comte de Donartico, et, d'une lance qu'il avait prise des mains d'un sien varlet, il l'en férit d'un tel coup par
le premier canton de l'écu qu'il l'abattit à terre; et là se firent de belles prouesses. De haute lutte les Allemands et les Pisans firent remonter le comte de
Donartico, qui était féru de plus de dix blessures. Une fois remonté à cheval, pendant que la mêlée était le plus engagée, il sortit de la bataille suivi de dix
cavaliers, et s'enfuit au château de Cagliari.[89] Là il trouva réunie la cavalerie du château qui était bien de cinq cents hommes, rangés en dehors et
attendant l'événement, car ils n'osaient pas sortir pour se porter sur le champ de bataille, de crainte que, s'ils le faisaient, l'amiral ne vînt à l'instant les
attaquer à dos; l'amiral de son côté pouvait aussi peu s'éloigner du siège. Et ainsi chacun avait fort à faire. Et quand ceux du château de Cagliari virent le
comte de Donartico, ils regardèrent l'affaire comme perdue. Que vous dirai je? La bataille fut si chaude que tout à coup les Allemands et les Pisans qui
restaient se retirèrent à la fois et allèrent s'emparer d'un tertre, et le seigneur infant en fit autant avec ses troupes; si bien qu'on eût dit que c'était un tournoi
de plaisir; et là ils s'observèrent les uns les autres. Je vais vous parler des hommes de pied.
Quand les almogavares et varlets des menées virent commencer la bataille entre les cavaliers, tout à coup deux cents d'entre eux rompirent leurs lances par
le milieu, et se jetèrent entre les cavaliers pour éventrer les chevaux, tandis que les autres fondirent sur leurs hommes de pied d'une manière si terrible que
de son dard chacun abattait un ennemi; puis ils se précipitèrent sur eux avec un tel acharnement qu'en peu d'heures ils les eurent déconfits et tués. Plus de
deux mille furent noyés dans l'étang[90] qui était tout près, et tous les autres périrent. Ceux qui purent s'enfuir se cachèrent dans les buissons à mesure
qu'ils entraient dans l'île;[91] mais de ceux qu'on trouva on n'en laissa pas un en vie, et ainsi tous moururent.
Quand le seigneur infant et sa troupe se furent reposés un moment, ils fondirent en masse serrée sur leurs ennemis, et ceux-ci en firent autant de leur côté, à
l'exception de quatre-vingts hommes à cheval du comte de Donartico, qui, ne le voyant pas, profitèrent du moment où la bataille était forte et dure pour
s'enfuir à Cagliari, et les autres continuèrent à combattre. Et si la bataille avait été terrible au premier choc, plus acharnée fut-elle au second, bien que les
ennemis eussent bien peu de gens; tellement que le seigneur infant fut blessé d'un coup d'estoc au visage. Et quand il vif le sang lui couler par la figure, s'il
fut enflammé de fureur, il n'est pas besoin de vous le dire. Jamais lion ne s'élança sur ceux qui l'ont blessé comme lui s'élança sur les ennemis. Que vous
dirai-je? De sa longue épée il frappait de tels coups que malheur à ceux qui en étaient atteints; un seul coup suffisait pour en finir. Que vous dirai-je? Il
allait par le champ de bataille, tantôt de çà, tantôt de là, de telle manière que rien ne pouvait tenir devant lui. Enfin en peu d'heures ils férirent tant et tant,
lui et les siens (car tous liront très bien, riches hommes, chevaliers et citoyens), que les ennemis furent tous vaincus, tués ou noyés; si bien que, y compris
ceux qui s'étaient mis à l'abri dans Cagliari et ceux qui avaient pu se réfugier à bord de leur flotte, il n'en échappa pas deux cents; et encore ces deux cents
n'eussent-ils pas échappé si ce n'eût été de l'inquiétude qu'avait le seigneur infant sur la situation de ses gens du siège Ainsi le seigneur infant et ses gens
prirent possession du champ de bataille, et s'en retournèrent joyeusement avec un grand butin rejoindre leur ost. Les Pisans et leur flotte s'en retournèrent
pleins de grand deuil, prirent la fuite et revinrent à Pise avec cette mauvaise nouvelle qu'eux-mêmes y portèrent.
Le seigneur infant expédia au seigneur roi son père, en Catalogne, un lin armé, pour lui faire savoir ce qui s'était passé, et il le pria de lui envoyer vingt
galères légères, pour éviter que désormais les galères des Pisans se jouassent de lui. De retour au siège, si le seigneur infant resserra étroitement Cagliari, il
n'est pas besoin de le dire; aussi, tout ce qu'il y avait de Sardes dans l'île qui ne se fussent pas encore rendus, se rendirent à lui.[92] Le second jour qui suivit
la bataille, le juge d'Arborée arriva avec toutes ses forces, et fut fort joyeux et satisfait de la victoire que Dieu avait accordée au seigneur infant, mais bien
fâché toutefois que ni lui ni aucun des siens n'y fussent. Et assurément il n'y avait pas de sa faute, car depuis que le seigneur infant avait attaqué Iglesias il
avait toujours assisté au siège, soit lui-même en personne, soit tous ses gens; et aussitôt après la prise d'Iglesias, il était parti avec l'autorisation du seigneur
infant pour aller visiter ses places; et aussitôt qu'il eut terminé cette inspection, il avait réuni ses forces et s'était mis en route pour Cagliari. Vous avez déjà
vu qu'il ne s'en fallut que de deux jours qu'il ne fût présent à la bataille. Et lorsqu'il fut de retour vers l'ost du seigneur infant, lui, le seigneur infant, l'amiral
et les autres riches hommes, resserrèrent si bien Cagliari que les habitants étaient à la dernière extrémité et virent mourir parmi eux le comte de Donartico.
[93] Le comte mourut des blessures qu'il avait reçues dans la bataille, aussi bien que la plupart de ceux qui avaient pu fuir de cette terrible journée; car il y
en avait bien peu qui ne portassent sur le corps les armes royales, c'est-à-dire de bons coups de lance ou de bons coups d'épée, dont les gens du seigneur
infant les avaient marqués. C'est marqués de telles armes qu'avait fui le comte de Donartico et qu'avaient fui les autres qui s'étaient échappés de la bataille.
CHAPITRE CCLXXVI
Comment ceux de Cagliari crurent entrer au château de Bon-Aria; comment le seigneur infant En Alphonse les déconfit; des méfaits que commuent ceux
de Cagliari envers En Gilbert de Ceutelles et autres chevaliers; et comment les Pisans résolurent de faire la paix avec le seigneur infant En Alphonse.
Quand ceux de Cagliari virent le comte de Donartico mort et se virent eux-mêmes en si piteux état, un jour, à l'heure de midi, qu'il faisait une excessive
chaleur et que tous les gens de l'ost et du château de Bon-Aria dormaient ou prenaient leur repas, le seigneur infant aussi bien que les autres, ils garnirent
leurs chevaux de leurs armures; et, ainsi bien appareillés, les hommes de cheval comme les hommes de pied, ils firent une sortie, sans que ceux des
assiégeants qui étaient à Bon-Aria en sussent rien. Les premiers qui les virent furent des pêcheurs catalans qui les aperçurent descendant du château de
Cagliari. Ils commencèrent à crier: » Alarme! Aux armes! Aux armes! » Le seigneur infant qui les entendit, et qui dormait, toujours revêtu de ses épaulières
de mailles, saisit sa salade de fer, prend son écu et le passé à l'instant à son cou. On lui tenait constamment deux chevaux tout sellés; il saute sur l'un d'eux,
et le premier qui arriva à la porte du retranchement ce fut lui. En peu d'instants il eut à ses côtés plus de deux mille hommes de pied, soit almogavares, soit
varlets des menées, soit hommes de mer. Il s'y trouva aussi des cavaliers, les uns revêtus de leurs armures, les autres non, car les Catalans et Aragonais ont
cet avantage sur les autres que, tant qu'ils sont en guerre, les hommes de cheval sont constamment revêtus de leurs épaulières de mailles et coiffés du cuir-
tête,[94] et que leurs chevaux sont toujours sellés. Entendent-ils grand bruit, ils n'ont d'autre soin à avoir que de prendre l'écu et la salade de fer et de
monter à cheval, et ils se tiennent pour aussi bien armés que le sont les autres cavaliers avec leurs hauberts et leurs cuirasses. Les hommes de pied ont aussi
toujours leurs lances à la porte de leur logement ou à l'entrée de leur tente; et au moindre bruit ils saisissent leur lance ou leur dard; et cette lance et ce dard,
voilà toutes leurs armes.
Aussitôt donc qu'ils eurent entendu ce bruit, ils furent à l’instant en présence des ennemis; dire et faire fut tout un pour eux. Ceux de Cagliari, qui
s'imaginaient que nos soldats tardaient aussi longtemps qu'eux à s'armer et à se présenter en bon arroi au combat, se trouvèrent fort déçus de voir le
seigneur infant se présenter aussi brusquement à leur rencontre avec sa cavalerie. Et malheureusement pour les Pisans, ils étaient venus si avant, qu'ils
croyaient déjà pénétrer par la grande porte du château de Bon-Aria lorsque le seigneur infant vint fondre sur eux, et avec une telle impétuosité que ces gens
du château de Cagliari furent forcés de tourner le dos. Que vous ferai-je de plus longs récits? Le seigneur infant, avec l'amiral, qui est un des meilleurs
chevaliers du monde, et avec ceux qui les suivaient, commencèrent à culbuter les chevaux et à férir de leurs lances. Les lances une fois rompues, vous les
auriez vus, les masses d'armes en main, porter les plus terribles coups du monde. Je n'ai pas besoin de vous dire que de leur côté ils ne faisaient que
transpercer tout ce qu'ils rencontraient, homme de cheval et homme de pied; et ils manœuvrèrent si bien que, de cinq cents hommes à cheval qui étaient
sortis, et de trois mille hommes de pied, il ne resta que deux cents hommes à cheval, tous les autres ayant été tués; et des gens de pied il n'en réchappa que
cent tout au plus. Et si le champ eût été plus vaste et qu'ils n'eussent pas été si bien à portée de se réfugier comme ils le firent au fort de Cagliari, il n'en eût
pas échappé un seul.
Cette journée fut aussi complète que l'avait été celle de la bataille, pour l'extermination de ceux du fort de Cagliari. Et voyez avec quelle ardeur
combattaient les gens du seigneur infant, puisque En Gilbert de Centelles et plusieurs autres entrèrent pêle-mêle à Cagliari avec les ennemis, férant-battant,
sans songer à autre chose qu'à férir sur les fuyards. Mais les Pisans commirent un grand méfait; car, après les avoir fait prisonniers, ils les tuèrent. Et de
pareils méfaits ils sont toujours tout prêts à les commettre, eux et aussi tout homme des communes; aussi est-ce déplaire à Dieu que d'avoir aucune merci
pour eux.
Le seigneur infant, les ayant poussés jusques aux portes du fort de Cagliari, s'en retourna joyeux et satisfait à son siège. Quant à ceux du dedans, ils furent
saisis de grande douleur, et envoyèrent un message à leurs amis de Pise, pour faire part de ce qui s'était passé et leur demander d'accourir; car ils voyaient
bien que désormais ils ne pourraient plus rien contre les forces du seigneur infant. Lorsque ceux de Pise eurent été informés de ces nouvelles, ils se tinrent
pour dénués de toute ressource, et pensèrent qu'ils étaient entièrement perdus si, de manière ou d'autre, ils ne faisaient la paix avec le seigneur roi d'Aragon
et le seigneur infant. Après avoir tenu conseil sur ce point et s'être tous rangés à cet avis, ils choisirent des envoyés, auxquels ils donnèrent tout pouvoir
pour conclure la paix. Je cesse de vous parler d'eux, et vais vous entretenir du seigneur roi d'Aragon.
CHAPITRE CCLXXVII
Comment le seigneur roi d'Aragon envoya vingt galères légères au seigneur infant En Alphonse; et comment l'envoyé des Pisans traita de la paix avec
messire Barnabé Doria, qui s'entremit pour traiter de la paix cuire la commune de Pise et le seigneur infant.
Quand le seigneur roi d'Aragon eut reçu le message que le seigneur infant lui avait envoyé, après la bataille dans laquelle il avait défait ses ennemis, il fit
aussitôt construire à neuf vingt galères légères entre Barcelone et Valence; incontinent il fit mettre la main aux vingt galères, et fit faire des enrôlements, à
Barcelone pour huit galères, à Tarragone pour deux, à ce pour deux, et à Valence pour les huit autres. Et pour les huit galères de Valence ce fut l'honorable
En Jacques Escriva et moi, Ramon Muntaner, qui reçûmes commission de les mettre en armement, et nous le fîmes ainsi; et si bien que, de là à peu de
jours, lesdites huit galères de Valence furent toutes armées, et partirent pour Barcelone. Pendant qu'elles allaient à Barcelone, les autres se préparaient. Le
seigneur roi nomma, pour les commander toutes, l'honorable En Pierre de Belloch, chevalier brave et expérimenté, dont la famille est de Vallès. Lesdites
vingt galères partirent de Barcelone, et furent en peu de jours à Cagliari. Le seigneur infant eut grande joie et satisfaction en les voyant; et ceux de Cagliari
se regardèrent comme perdus, sentant bien que désormais ils ne pouvaient plus compter sur aucun secours ni par les galères des Pisans ni par celles des
Génois, car les Catalans les chasseraient de partout. Là-dessus arriva l'envoyé de Pise, qui traita avec messire Barnabo Doria, lequel s'entremit pour traiter
de la paix entre la commune de Pise et le seigneur infant En Alphonse.
CHAPITRE CCLXXVIII
Comment se fit la paix entre le seigneur infant En Alphonse et les Pisans; et comment ceux de Bonifazio et d'autres lieux de la Corse firent hommage au
seigneur infant En Alphonse.
On eut beaucoup à négocier pour arriver à cette paix, car jamais le seigneur infant ne voulut consentir à faire la paix avec eux, qu'ils ne lui remissent le
château de Cagliari. Enfin la paix fut faite, sous la condition: que les Pisans tiendraient le château de Cagliari au nom du seigneur roi d'Aragon, et que la
commune de Pise serait sa vassale, et aurait à lui payer le droit de juridiction, de succession et d'impôt donné de la main à la main,[95] toutes et quantes
fois que l'exigeraient le seigneur roi d'Aragon. le seigneur infant ou leurs fondés de pouvoirs, et aussi bien qu'eux tous leurs successeurs: Il fut stipulé en
outre[96]: que la commune de Pise renoncerait à tout droit qu'elle pouvait avoir eu dans l'île de Sardaigne, et en tous lieux de la dite île; que de plus le
château de Cagliari cesserait d'étendre ses limites sur aucun terrain environnant, à l'exception des terrains de jardinage[97] placés auprès du château, et
même seulement en partie, car unie autre partie devait être de la dépendance du fort de Bon-Aria; que, de plus, dans le fort de Cagliari, Une se ferait aucun
commerce d'échange sinon de Pisans à Pisans; qu'aucun bâtiment, excepté ceux des Pisans, ne pourrait s'y abriter; qu'aucun Sarde ne pourrait y venir
acheter ou vendre quoi que ce fût, et que ceux du château de Cagliari seraient tenus de venir acheter tout ce dont ils auraient besoin au fort de Bon-Aria.
Les Pisans devaient de plus être en aide au seigneur roi et aux siens, contre tout homme qui, dans l'île de Sardaigne, voudrait leur porter dommage. Le
seigneur infant, de son côté, leur promit de les autoriser, comme tous autres marchands, à commercer par toute l'île de Sardaigne et autres lieux et terres du
seigneur roi d'Aragon, sous la condition de payer les mêmes droits que les marchands catalans payaient à Pise.
Quand toutes les clauses furent signées et jurées des deux parts, la bannière du seigneur roi d'Aragon, escortée de cent hommes à cheval, entra dans le
château de Cagliari, et fut placée sur la plus haute tour du dit château. Ainsi la paix fut signée et jurée et les portes du château de Cagliari furent ouvertes, et
il fut permis à chacun d'y entrer; et les Pisans et les habitants du quartier de la Pola à Cagliari[98] firent de même dans le camp et le château de Bon-Aria.
Quand ceci fut fait, le seigneur infant envoya l'honorable En Boxados à Pise, avec l'envoyé de Pise, afin que la commune approuvât et confirmât tout ce qui
s'était fait; et la commune l'approuva et le confirma.
Aussitôt que ceux de Corse[99] apprirent cette nouvelle, ceux de Bonifazio et autres lieux de Corse vinrent trouver le seigneur infant et lui firent hommage.
Ainsi le seigneur infant fut maître de toute la Sardaigne et de la Corse. Si vous considérez bien cette affaire, ce fut chose bien plus honorable que la
commune de Pise tînt la terre de lui, et que les Pisans fussent ses vassaux, que s'il eût eu le château de Cagliari. D'autre part, le château de Bon-Aria se
peupla de telle manière qu'avant qu'il s'écoulât cinq mois il fut muré et tout bâti.[100] Et il y plaça, seulement de purs Catalans, plus de six mille hommes
d'armes. Et de là en avant, le château de Bon-Aria sera destiné à contenir le château de Cagliari, si les Pisans voulaient se mal conduire.
CHAPITRE CCLXXIX
Comment le seigneur infant retourna en Catalogne, et laissa pour son lieutenant général le noble Philippe de Saluées, pour capitaine du château de Bon-
Aria le noble En Béranger Carros, et pour trésoriers de l'île En P. de Lesbia et Augustin de Costa.
Quand tout fut ainsi terminé, le seigneur infant, sur l'avis du juge d'Arborée, laissa pour son fondé de pouvoir général dans les lieux et villes le noble
Philippe de Saluées, qui devait diriger les affaires d'après les conseils du juge d'Arborée. Il laissa comme capitaine du château de Bon-Aria et de toute cette
contrée le noble En Béranger Carros, fils de l'amiral; pour capitaine de Sassari, En Raimond Semenat, et ainsi dans toutes les autres places. Il nomma pour
trésoriers de l'île En Pierre de Lesbia et A. de Costa, citoyen de Majorque. Et quand il eut mis en état et organisé toutes les terres et places,aussi bien en
Sardaigne qu'en Corse, il laissa le noble Philippe de Saluées, avec trois cents hommes à cheval de nos gens, soldés par le seigneur roi, et environ mille
hommes de pied, aussi à la solde du seigneur roi; après quoi il prit congé du juge et du noble Philippe de Saluées, et du noble En Béranger Carros et des
autres, et s'embarqua avec madame l'infante et avec toute l'ost et toute la flotte; et il s'en retourna en Catalogne, sain, joyeux et comblé d'honneur.
Il prit terre à Barcelone, où il trouva le seigneur roi et madame la reine, le seigneur infant En Jean, son frère, archevêque de Tolède, le seigneur infant En
Pierre, le seigneur infant En R. Béranger, le seigneur infant En Philippe, fils du seigneur roi de Majorque,[101] et tous les chevetains de Catalogne, qui
venaient de se réunir, afin de se concerter sur l'envoi de secours au seigneur infant, en Sardaigne. Aussitôt que le seigneur infant et madame l'infante eurent
débarqué sur le rivage où se trouvaient le seigneur roi et tous les infants et madame la reine, ils furent reçus de tous avec de grands honneurs. Que vous
dirai-je? Grandes furent les fêtes à Barcelone, en Aragon, au royaume de Valence, au royaume de Murcie, à Majorque, et en Roussillon, que tout le monde
célébra pour le retour du seigneur infant et de madame l'infante. Et là le seigneur roi et le seigneur infant firent grands dons et grandes faveurs à tous ceux
qui étaient venus avec le seigneur infant; et chacun s'en retourna joyeux et satisfait retrouver ses amis.
CHAPITRE CCLXXX
Comment le seigneur roi En Sanche de Majorque trépassa de cette fie et laissa pour héritier son neveu, l'infant En Jacques, fils du seigneur infant En
Ferrand; et comment il fut inhumé à Perpignan, en l'église de Saint-Jean.
A peu de temps de là, le seigneur roi de Majorque tomba malade. Il était allé en Cerdagne pendant les grandes chaleurs, en un lieu nommé Formiguières,
[102] où il se plaisait beaucoup; et là il trépassa de cette vie. Ce fut un grand malheur, car jamais ne naquit seigneur qui fût autant que lui doué de justice et
de vérité; et l'on peut dire de lui ce qu'il serait fort difficile de dire d'aucun autre, c'est qu'il n'eut jamais en soi colère ni rancune contre son prochain. Avant
de mourir il fit son testament, et laissa le royaume et toute sa terre et tout son trésor à son neveu le seigneur infant En Jacques, fils du seigneur infant En
Ferrand; et au cas où ledit seigneur infant mourrait sans enfant mâle de légitime mariage, l'héritage devait revenir à un autre fils que le seigneur infant avait
eu de sa seconde femme; car aussitôt après s'être emparé de Clarentza il avait fait venir la nièce du roi de Chypre et l'avait épousée; et c'était et c'est encore
une des belles et bonnes et intelligentes femmes du monde. Il l'avait prise comme sa première femme, et jeune et vierge, car elle n'avait pas plus de quinze
ans. Il ne vécut pas plus d'un an avec elle; et dans cette année naquit ce fils que ladite dame tient en Chypre; car aussitôt après la mort du seigneur infant
elle était retournée en Chypre avec deux galères armées.
Ainsi le seigneur roi de Majorque substitua le royaume à cet infant, si l'autre infant venait à mourir; ce qu'à Dieu ne plaise! Mais puisse-t-il lui accorder vie
et honneurs, autant qu'en continuant à vivre il continuera à être bon! Car quant à ce jour, c'est bien la plus sage petite créature pour son âge[103] qui ait vu
le jour depuis cinq cents ans.
Le seigneur roi de Majorque stipula de plus qu'au cas où ces deux infants viendraient à mourir sans enfants mâles de légitime mariage, tout le royaume, et
toute la terre reviendraient au seigneur roi d'Aragon.
Après sa mort, le seigneur roi En Sanche fut transporté de Formiguières à Perpignan, où il fut déposé dans l'église principale, nommée Saint-Jean. Là lui
furent faits des obsèques très solennelles, ainsi qu'il appartenait à un tel seigneur. Aussitôt qu'il eut été inhumé, on plaça sur le siège royal le seigneur infant
En Jacques, qui, à dater de ce jour, prit le titre de roi de Majorque, comte de Roussillon et de Confient, et seigneur de Montpellier. Ainsi donc, quand nous
aurons désormais à parler de lui, nous le nommerons le roi de Majorque. Que Dieu lui donne vie et salut pour prix de son bon service, et le donne à ses
peuples! Amen.
Je cesse en ce moment de vous entretenir de lui, pour vous parler de nouveau du seigneur roi de Sicile.
[1] Quand Muntaner ne parle pas de ce qu'il a vu et de ce qui s'est passe de son temps il confond tout, lieux et temps, hommes et choses. Il veut parler de la
Croisade de 1204 qu'il éloigne de cent ans.
[3] Il s'agit ici d'Othon de La Roche qui était en effet du comté de Bourgogne, puisqu'il était seigneur de Ray, mais qui n'était nullement parent de
Guillaume de Champlitte, seigneur de la Marche.
[4] Ce sont là des histoires que les Moraïtes auront contées à Muntaner; il y a plus de vérité sur ce qui concerne la Grèce.
[7] Tout ce préambule historique est on ne saurait plus confus, Muntaner attachait probablement trop peu d'importance aux Grecs pour se donner la peine
d'étudier leur histoire.
[8] Ici il applique à l'expédition de Morée ce qui se fit pour la grande expédition de Baudouin à Constantinople.
[9] Peut-être, après longues années, la tradition, qui confond souvent les détails et qui ne donne que des vérités en masse, aura-t-elle désigné ainsi Léon
Sgure qui, précisément à l'époque du débarquement des Français, s'était emparé du Corinthe, d'Argos et d'une bonne partie de la Morée, et qui eut en
mariage la sœur de l'empereur.
[10] C'est bien à patras que l'expédition débarqua, mais Patras était une ville ancienne. Voyez la Chronique de Morée pour la rectification de tous ces faits.
Muntaner n'a d'autorité que pour les choses de son pays, de son temps, et surtout la grande autorité pour ce qu'il a vu, car c'est un homme éclairé et de
bonne foi.
[11] Ainsi que je l'ai dit, je pense qu'il s'agit ici de Léon Sgure qui avait épousé la sœur d'Alexis.
[12] voyez, pour le redressement de toutes ces erreurs, la Chronique de Morée qui précède.
[14] Non pas Louis, mais bien Guillaume. Guillaume de Villehardouin était le quatrième seigneur de Morée, en y comprenant Guillaume de Champlitte qui
ne porta jamais le titre de prince de Morée. Geoffroy I, père de Guillaume, fut le premier qui prit le titre de prince; Geoffroy II, fils de Geoffroy I et frère de
Guillaume, le porta ensuite et le changea, après la prise de Corinthe, en celui de prince d'Achaïe; et enfin Guillaume de Villehardouin succéda à son frère
dans cette principauté.
[15] Guillaume de Villehardouin laissa en effet d'Anne Ange Comnène sa femme, fille d'Ange Calojean Coulroulis, despote d'Arta, deux filles, l'une
Isabelle, l'autre Marguerite, qui, au moment de sa mort, vers 1280 pouvaient bien être de l'âge indiqué par Muntaner.
[16] Isabelle devint en effet, à la mort de son père, princesse d'Achaïe et de Morée.
[17] Cette clause est bien en effet celle du testament de Guillaume (voyez la Chronique de Morée vers la fin). A mesure que les événements se rapprochent
de l'époque de Muntaner, son récit devient plus exact.
[18] Guillaume.
[19] Isabelle avait été fiancée par son père avec un fils de Charles d'Anjou, qui mourut en 1277 après Guillaume de Villehardouin, et aussi avant que le
mariage avec Isabelle pût être consommé.
[20] Le chroniqueur grec seul, et le compilateur Dorothée qui l'a copié, l'appellent Louis; tous les autres historiens et généalogistes lui donnent le nom de
Philippe, peut-être portait il aussi, en souvenir de son oncle, celui de Louis.
[22] Ce mariage ne pouvait être que par provision, Isabelle ne devant guère alors être âgée que de deux ou trois ans.
[25] La fête solennelle des saints durait huit jours, et toutes les grandes solennités se prolongeaient pendant une octave.
[26] Il ne paraît pas que Philippe ait jamais joui de la seigneurie effective de Morée; son beau-père, Guillaume de Villehardouin, ayant vécu aussi
longtemps que lui. Je n'ai retrouvé aucun denier tournoi frappé en son nom, mais bien au nom de son père Charles.
[27] Il mourut en 1277, avant d'avoir consommé son mariage avec Isabelle, qui n'avait guère alors que douze ou quatorze ans.
[28] Florent de Hainaut épousa Isabelle vers 1290 et mourut vers 1297. On trouvera tous les renseignements qui lui sont relatifs à son article dans mes
remarques sur les monnaies des princes d'Achaïe à la tête de ce volume.
[29] Isabelle eut en effet pour second mari Florent de Hainaut dont elle eut une fille nommée Mahaut (voyez la Chronique de Morée). On trouvera parmi
les monnaies des princes d'Achaïe (V. mes éclairc.), un denier tournoi de Florent).
[30] Si le mariage de Mahaut avec Guy de La Roche, duc d'Athènes, eut lieu entre la mort de Florent de Hainaut et le troisième mariage d'Isabelle, Mahaut
ne pouvait avoir douze ans, car elle était née eu 1293, Florent mourut en 1297 et Isabelle épousa Philippe de Savoie en 1301. Ce qu'il y a de certain, c'est
que Mahaut était mariée avec Guy en septembre 1303. Peut-être ne fut-elle mariée qu'en 1304 au moment où Isabelle abandonna tout à fait la principauté
avec Philippe de Savoie.
[31] Il est possible qu'Isabelle ait fait un voyage en France à cette époque; ce qui est certain, c'est qu'après la mort de Florent de Hainaut, elle vint demeurer
à Naples et à Rome, et que le pays fut gouverné par des baillis
[32] Ainsi que je viens de le dire, Isabelle de Villehardouin habitait l'Italie depuis la mort de son second mari, Florent de Hainaut. La grande solennité du
Jubilé de l'année 1300 l'attira à Rome. Ce Jubilé est surtout célèbre pour avoir fait naître dans le célèbre Jean Villani l'idée d'écrire ses chroniques. Voici
comme il s'exprime à ce sujet:
Cette même année y alla aussi Isabelle de Villehardouin, qui pouvait alors être âgée de 30 à 34 ans. Philippe de Savoie, né en 1270 de Thomas III, comte de
Maurienne et alors âgé de 24 ans, n'ayant eu en partage qu'une partie du Piémont dont il avait pris possession en 1295, et faisant sa résidence à Pignerolles
(voyez Data, Storia dei principi di savoia del ramo d'Acaia, II), résolut d'obtenir la main d'Isabelle et la principauté de Morée. Apprenant qu'Isabelle était à
Rome, il y envoya de Pignerolles, avant d'y aller lui-même, un certain moine (nommé Philippe) pour préparer le mariage auquel s'intéressait le souverain
pontife; Isabelle accepta. Philippe arriva à Rome à l'occasion du Jubilé et le mariage fut célèbre dans cette ville entre le 17 et le 27 février 1301 en présence
du cardinal Luca Fieschi et de Léonard évêque d'Albano (Data). Avant que le mariage fût contracté, elle fit don à Philippe du château et de la ville de
Corinthe, pour les posséder en propre au cas où il n'aurait pas d'enfant d'elle, et elle se constitua à elle-même en dot toute la principauté d'Achaïe. Voici cet
acte:
« Nous, Isabeaus, princesse d'Achaïe, faisons assavoir à tous chaus qui ces présentes lettres verront et liront, que cum ce soit chouse que traittement et
parolles soient de mariage fere entre nous et noble baron et aul, monsieur Philippe de Savoye, par la maint des révérends pères, de monsieur Lucha del
Fiesc et de monsieur Léonart evesque d'Albane, et par la Dieu grâce, cardinalx de Rome, et par l'entroit et par le commandement de saint père monsieur
Boniface, par la miseracion divine appostoille de la sainte église de Rome, en lequel traictement nous demandons et requérons ledit monsieur Philippe qu'il
viegne en nostre présence et amenit avec li certaine quantité de gens d'armes à cheval et à pie, por défendre et maintenir nostre guerre encontre nostres
ennemis; et ledit monsieur Philippe nous requiert que nous li doyons pourvoir de nostre terre et de nostre princey, pour le travail de son corps et pour les
despeus que il et ses gens feront pour aller en nostre princée, en tel manière que les chousces que nous li donnons soient siens, se ainsi advenoit que nous et
li ne feissiens heoirs ensemble qui restast a nostre heritage et nostre princée:
« Et nous voyans et reconnoissans que ledit monsieur Philippe demande et requis chose juste et raysonnable, et qu'il ne seroit avenant qu'il perdist avecque
nous son temps ne son travail, ne ses despans qu'il fera por luy et por ses gens por aller en noslre terre, et voyans qu'il nous estoit besoin qu'il mainliegne et
deffande nous et nostre terre et face nostre guerre: Pour ce, nous, de noslre bonne vollenté, donnons et feisons donation pure et mère eutre vis, et non
revocable, audit monsieur Philippe de Savoye devant que matrimoine soit fait ne compli, et devant qu'il nous hait esposée, c'est assavoir: du chastel et de
toute la chastelleaie de Corinthe et de la ville, avec toutes ses raisons et appartenances et droytures, en pleine juridiction et seignorie, tant ce que nous
tenons à nostre domayne, comme lieus et hommages et toutes autres raissons et appartenances qui à ladite chastellcenie du Corinthe appartiengnent et
pourraient appartenir, en tel manière que, se nous et ledit monsieur Philippe ferons hoirs ensamble qui soient hoyrs et princes de nostre terre et de nostre
princée, que ceste donation soit casse et vane et de nulle valour. Et ceste donation faisons nous audit monsieur Philippe, en tel manière, qu'il soit quite, et si
l'en quittons, del service de son corps à toute sa vie, qu'il devroit fere ou seroit en tenus, por ces choses que nous li avons données, ensi comme cy dessus se
contient.
« Et por ce que ceste chose soit ferme et stable, nous havons données ces présentes lettres ouvertes audit monsieur Philippe, scellées de nostre grand scel
pendant, qui furent escriptes à Rome, à 7 jours du mois de février l'an de N. S. J.-C. 1301 de la 14e indict. » (Guichenon, Preuves, p. 102.)
Aussitôt après son mariage Philippe demanda l'investiture la principauté du seigneur principal, Philippe de Tarente, qui prenait le titre d'empereur de
Constantinople en vertu des droits de sa femme, Catherine de Valois, fille de Catherine de Constantinople dernière héritière de Baudouin. Charles II, roi de
Naples, lui donna l'investiture, en l'absence de son fils, par l'acte suivant.
Investiture de la principauté d’Achaïe Philippe de Savoie par Charles II, roi de Sicile, au nom du prince de Tarente, son fils.
<texte en latin>
Il paraît du reste que Philippe ne s’opposa pas à cette investiture, puisque dans la lettre suivante il donne à Philippe de Savoie le titre de prince d’Achaïe.
<texte en latin>
Aussitôt après avoir reçu l’investiture des mains de Charles de Naples, Philippe de Savoie partit avec sa femme Isabelle pour le Piémont, y rendit quelques
ordonnances sur l’administration du pays et en particulier sur les monnaies, qui devaient être semblables à celles d’Asti, et de Vienne (Data), et se disposa à
se rendre en Morée avec sa femme. Il partit en effet avec elle pour l’Achaïe, vers la fin de l’année 1301, se fixa à Clarentza, et nomma Benjamin chevalier
de la principauté d’Achaïe. Isabelle accoucha en 1 »05 au château de Beauvoir (Belvéder), d’une fille nommée Marguerite. Le 24 décembre 1302, elle
donna à sa fille les châteaux de Cariténa et de Bosselet avec leurs dépendances, et le chancelier Benjamin en rédigea l’acte, qui fut ensuite confirmé à
Patras. Voici l’acte de donations et de confirmation.
Donation à Marguerite de Savoie des châteaux de Caritena et de Bosselet par le prince et la princesse d’Achaïe.
« Nous Philippes de Savoie, prince d’Achaye, et Ysabiaux, princesse de cette meisme princée, foisons assavoir à tous ceaux qui cestes presentes lettres
verront et orront, que nous, per nous et per nous hoirs, donnons et octroyons à nostre chiere fille Marguerite et as hoirs de son corps, le chastel et la
chastelanie de Cariteyne et de Bosselet a tutes tours raisons, droitures et appartenances, tant ce que est au domayne per domayne, et ce que est aux homage,
homes, jurisdiction, joustice, taut et vant, et tout ce qui appartient à la haute seigneurie, per ainsi que la dite Marguerite notre fille doit tenir toutes ces
devant dictes chouses de nous et de nos hoirs qui seront princes, pour le service de son corps et de six chevaliers, six mois en l’ant. Et pour ce que ceste
chose soit ferme et stable et que nulle personne ne puisse aller à l’encontre par nul temps, havons nous fait donner à la dicte Marguerite nostre fille cestes
lettres ouvertes scellés de notres sceaux pendans. Et à plus gran tesmoniance et fermeté de ceste chouse, nous havons requeru le honorable et sage
Benjamin, chancelier de nostre princée, qu’il mete su son propre seyaut à ces présentes lettres.
« Et nous, Benjamin, chancelier de la princée d’Achaye, à la requeste de très haut et puissant, nostre chier seigneur monsieur Philippes de Savoye, prince
d’Achaye, et de nostre chière dame madame Ysabiaux, princesse de celle meisme princée, havons mis notre seyaul proprie à ces dites présentes lettres, en
tesmoignance de vérité.
« Ce fut fait a Beauvoir, en l’ant de l'incarnation 1303, au 24e jour du mois de décembre de la seconde indicion. »
« Nous Philippes de Savoye, prince d'Achaye, et Ysabeaux, princesse de cette meisme princée, faisons assavoir à tous ceulx qui cestes lettres verront et
orront, que cum ce soit chose que nous heussions donnée à nostre dite fille Marguerite, nostres chasteaux de Cariteyne et de Bosselet, à toute la chastellanie
et les forteresses de ceulx meismes lieux, et à toutes ses raisons, dreytures et appartenances, justices, laut et vant et juridictions et tout ce qui appartient à la
dite chastelanie, tant ce qui est au domayne per domayne, quant ce qui est au lieu por lieu, et en homage lige, ensi que il appart per ceues lettres que nous
havons délivrés à la dite Marguerite nostre fille; véés ce que ancores donons nous à celle nostre fille et aux hoirs de son corps, et outroyons et confirmons
toutes celles chouses dessus escriptes et devisées pour le service de son corps et de six chevaliers six mois en l’ant. Et per ce que ceste chouse soit ferme et
estable, et que nul ne puisse aler à l’encontre, nous havons fait bailler à ladite nostre fille cestes présentes lettres ouvertes scellées de nostres sceaux. Et à
plus grant fermeté de ceste chouse nous havons requis:
« Le Revérend père en Dieu, messire Johan, per la grace de Dieu archevesque de Patras, et le honorable et sage homme messire Jaque, doyen de ce meisme
lieu,
« Giles de Laigny,
« Et Girard de Lambri,
« A la requeste de très haut et puissant nostre bon seigneur, monsieur Philippes de Savoye, prince d'Achaye, et de madame Ysabeaux, princesse de celle
meisme princée, havons scelés cestes présentes lettres de nostre seyaux an tesmoniance de varité.
« Ce fut fait à Patras, à l'an de l’incarnation 1304, le 21e jour du mois de février de la seconde indiction. »
Philippe de Savoie passa en Morée toute l'année 1303. Voici un acte qui prouve qu'il y était au mois de juin:
« Nous, Philippes de Savoie, prince d'Achaïe, et Yssabiaux, princesse de celuy meisme princée, sa loyaulz espouse, feissons assavoir à tous ceaux qui
verront et ourront ces presans lettrès, que nous, pour le boen servisse et loyauz que Jaquemin de Scalenges nous ha fayt et pour celuy qu'il nous pourra
fayre de ci en avant, donons et outroions à ly et à hoirs de son corps, trois cents impérials de rante par ans, lesquiels nous li promettons en bone foy assenier
en leu suffisant à sa requeste en noustre princée d'Achaye. Et tandis que nous li aurons assenié lesdits trois cents impériauls, nous volons et li otroyons qu'il
hait et preigne lesdits trois cents impériauls chascun an seour nostre comercle de Clarence, preignant premièrement lesdits trois cents impériaulx en ladite
feste de Pasques prochainement vignant, et puys chacun an en ladite feste de Pasques, jusques a tant que nous li aurons assenié en autre leu suffisant. Et
pour ce mandons et ordonnons à noustre comerclier deu comercle de Clarence, qui est ou qui sera pour le tans qui est à venir cameralier, qu'il responde
audit Jaquemin et face payement à lui ou à son commandement desdits trois cents impériaulx chascun an, ou terme desus nomé. Et les chouses que nous li
assènerons pour lesdicts trois cents impériaulx, il et ses hoirs de son corps le doyent tenir de nous et de nous hoirs, en gentils lieues (fiefs nobles), et selon
les us et les coutumes dou pays (Voyez Chr. de Morée.) fere à nous le servisse de sa personne trois mois de l’ant à noustre requeste et de nous hoirs, pour
luy et pour ses hoirs. Et se ansi fust qu'il ne nous peusse servir ou ne nayssit de sa personne, il nous promet de servir et doyt d'un escuyer à cheval, armés
lesdits trois mois chascun an. Et pour ce nous a promis et juré fieutés et homages, et servir ansi come est dessus dit et devises, et pour ce que ceste chouse
soit ferme et estable, nous li avons donnés ces présans lettres overtes, seillées de noustre grant saiel pendans. Escrites a Clarence, l’ant de l'incarnation de
Noustre Seigneur Jésus-Christ 1303, de la prime indiction, à 10 jours du moys de jugnet. » (Data, documenti)
Ne pouvant parvenir à bien établir son autorité en Morée, Philippe se rembarqua à Patras avec sa femme et sa fille, et débarqua à Gênes dans les derniers
mois de 1304.
[34] Marguerite, fille de Philippe de Savoie et d'Isabelle, resta en Piémont et épousa en 1324 Regnaud de Forez, seigneur de Malleval, de Virieu et de
Chavanai. Il est possible que cette clause ait existé puisque Froissart donne à Regnaud le nom de prince de Morée; mais les droits réels continuèrent à être
revendiqués par les descendants de Philippe lui-même.
[35] Isabelle.
[37] Philippe de Tarente avait épousé Ithamar, fille du despote d'Arta Nicéphore, et sœur aînée de Thomas, despote d'Arta après son père.
[38] A la mort de Guy de La Roche le duché d'Athènes passa à Gautier de Brienne, fils d'Hélène de La Roche; et d'Hugues de Brienne. Hélène était tante de
Guy de La Roche.
[39] Mahaut, fille de la princesse Isabelle de Villehardouin et de Florent de Hainaut, née le 29 novembre 1293, avait épousé par provision, étant encore
enfant, Guy de La Roche duc d’Athènes mort en novembre 1308. La duchesse d'Athènes entrait donc à peine dans sa quinzième année, et le mariage
n’avait pas été consommé.
[42] Je trouve dans D. Luc d'Acheri, les conventions stipulées entre Fernand de Majorque et Marguerite, dame de Matagrifon, à la suite du mariage arrêté
entre Fernand et Isabelle, fille de Marguerite. Cet acte est surtout curieux en ce qu'il fait connaître quelle était à cette époque la valeur des prétentions de la
seconde fille du prince Guillaume de Villehardouin.
[43] Je n'ai pu retrouver la signification d'aucun de ces mots, bien que j'aie consulté à ce sujet plusieurs arabes attachés à notre service d'Alger, et que je me
sois adressé à la science profonde de M. Etienne Quatremère. Je me borne donc à citer ces mots tels que les donne Muntaner.
[44] Lorsque les seigneurs français, ecclésiastiques et laïques, établis en Morée, tels que l'évêque d'Andravida, le comte de Céphalonie, Nicolas Mavros ou
Lenoir, seigneur d'Arcadia (le même dont il est question dans la Chronique de Morée), eurent appris que la dame de Matagrifon, pendant son voyage en
Sicile avec sa fille, avait marié sa fille avec Fernand de Majorque, ils furent vivement courroucés contre elle. Déjà menacés par la compagnie catalane qui
s'était établie dans le duché d'Athènes, ils comprenaient que cette alliance pouvait donner une nouvelle force aux Catalans. Aussi, dès que Marguerite de
Villehardouin fut de retour en Morée, ils l'arrêtèrent et lui confisquèrent ses biens, et Marguerite mourut au mois de mars de l'année 1315. C'est à la suite de
ces événements que l'infant se résolut à partir sur-le-champ pour la Morée afin de soutenir les droits de sa femme.
[45] On a vu que le prince de Tarente, mari d'Ithamar, avait voulu faire valoir de prétendus droits sur la Morée. A la mort de sa première femme il chercha
à obtenir la main de Catherine, héritière du trône de Constantinople, promise à un fils du duc Eudes de Bourgogne. Après de longues négociations un traite
fut enfin signé au Louvre le 6 avril 1315, par lequel Philippe de Tarente épousait Catherine, et cédait en même temps tous ses prétendus droits sur l'Achaïe
à Mathilde de Hainaut, fille d'Isabelle de Villehardouin et de Florent de Hainaut, en faveur de son mariage avec Louis de Bourgogne, frère du duc de
Bourgogne, auquel donation entre vifs était faite de la principauté, en vertu de ce mariage. Louis se mit en route avec Mathilde de Hainaut, sa nouvelle
épouse, pour se rendre en Morée par l'Italie, au mois d'octobre 1315. Arrivé à Venise, où il devait s'embarquer, il fit son testament le 26 novembre, jour de
Saint-André 1315. Il y déclare qu'il veut être inhumé à Cîteaux s'il meurt deçà les monts, et s'il meurt au-delà des monts, dans la plus prochaine abbaye de
l'ordre de Cîteaux du lieu où il décédera. Au cas où il décéderait sans hoirs, il veut que celui de ses frères qui sera duc de Bourgogne ait sa principauté de la
Morée et toute sa terre de Bourgogne, sauf à la princesse sa femme tous ses droits; et au cas où il laisserait un seul enfant, il veut qu'il soit son héritier
universel; s'il en avait plusieurs, que l'aîné ait la principauté de la Morée, et que sa terre de Bourgogne soit également partagée entre tous les autres. Ainsi
donc, presque en même temps, les deux petites filles de Guillaume de Villehardouin avaient épousé l'une Louis de Bourgogne, l'autre Fernand de
Majorque, qui arrivaient aussi en même temps en Morée avec des prétentions égales, qu'ils étaient prêts à soutenir par des troupes assez nombreuses. Les
barons de Morée avaient adhéré de préférence au parti de Mathilde, par crainte de l'influence qu'un prince de race catalane, tel que Fernand, allait donner à
la Compagnie des Catalans du duché d'Athènes; et ce sont les troupes de ces barons que Fernand eut à repousser d'abord avant d'avoir à lutter contre celles
qu'amenait Louis de Bourgogne.
[48] Non pas longtemps, mais seulement quatre ans, Isabelle étant morte en février 1311 et Marguerite en 1315.
[49] Après la mort de sa première femme, la jeune Isabelle de Matagrifon, l'infant Ferrand de Majorque épousa, sur la fin de 1315, pendant son séjour à
Clarentza, Isabelle d'Ibelin, alors âgée de quinze ans, fille de Philippe d’ibelin, sénéchal de Chypre, cousine de Henri roi de Chypre. Il avait envoyé
plusieurs de ses chevaliers en message en Chypre pour la demander, et l'acte de mariage fut rédigé le 4 octobre 1315, à Nicosie. De ce mariage naquit un
fils nommé Ferrand, qui épousa depuis Eschive, fille de Hugues roi de Majorque. Voici l'acte de mariage conclu à Nicosie, tel qu'il est rapporté par
Ducange.
[51] Il avait été cité devant le parlement de Paris, au sujet de questions élevées par le roi de France sur Montpellier.
[52] Ce n'était pas à proprement parler un béret, mais un de ces bonnets catalans et valenciens qui tombent droit et se rejettent sur la tête en se repliant
comme par couches. Muntaner lui donne le nom de battit. J'ai mis le mot béret dans le texte comme plus intelligible à des lecteurs français. Mais comme
Muntaner est un rigide observateur des usages du temps, je devais respecter en note la sévérité de ses détails de costume.
[53] Abréviation qui répond à Pierrette, femme de Pierre; c'était probablement la femme du bailli de ce nom.
[54] Je trouve dans un cahier de pièces manuscrites de la propre main de Ducange, déposé à la Bibliothèque royale, un morceau fort curieux sur les
événements qui se sont passes en Morée au moment de la mort de l'infant Ferrand de Majorque. C'est une sorte de procès-verbal en forme. On voit qu'il a
été rédigé par un Catalan, car plusieurs mots latins ne sont qu'une traduction de mots catalans; et l'infant y parle même parfois tout à fait catalan. J'ai publié
cette pièce pour la première fois à la suite de la seconde édition de l'histoire de Constantinople de Ducange, que j'ai donnée en 1826, en 5 vol. in-8°. Je la
revois sur le seul manuscrit connu, cette pièce est intitulée dans Ducange.
[55] Avant même que la ville de Clarence eut été rendue par les gens de l'infant, à la suite du découragement dont sa mort frappa les siens, le prince Louis
de Bourgogne, son rival, et mari de Mathilde de Hainaut, mourut aussi, empoisonné, dit-on, par le comte de Céphalonie. On a vu que Louis de Bourgogne,
avant de s'embarquer, avait fait son testament à Venise et avait légué, au cas où il mourrait sans enfants, sa principauté de Morée à son frère Eudes de
Bourgogne. Eudes, voyant qu'il lui serait difficile d'en prendre possession, par les obstacles qu'il trouverait en Morée dans la résistance de Mathilde, veuve
de son frère, et dans les difficultés qu'il avait en France, vendit son droit à Philippe de Tarente, empereur titulaire de Constantinople par son mariage avec
Catherine.
[56] Il paraît que les barons français de Morée, après la mort de Louis de Bourgogne, ne reconnaissant pas les droits éventuels cédés par lui à un prince
titulaire, voulurent se donner un prince réel et prirent des arrangements avec Jean comte de Gravina, un des fils de Charles II, qui désirait avoir la main de
la princesse et surtout la principauté. La princesse refusa. On la mena de force à Naples; là nouveaux refus. Conduite jusqu'à Avignon devant le pape, en
1315, elle déclara qu'elle était mariée en secret à Hugues de lapalisse. Le comte Jean, furieux, n'en persista pas moins à vouloir donner suite au mariage, il
fit d'autorité célébrer les fiançailles; et comme c'était la principauté qu'il voulait, non la femme, il prit de lui-même le titre de prince de Morée et fit
renfermer Mathilde au château de l'Œuf où elle mourut sans enfants. On trouve des éclaircissements curieux sur ces faits dans un mémoire dont un
fragment est rapporté par Ducange, comme tiré de l'ancienne Chambre des Comptes de Paris; je n'ai pu le retrouver aux Archives et je donne ici ce
fragment revu sur l'extrait fait par Ducange et transcrit de sa propre main dans le cahier déjà cité plus haut.
[57] Apres l'expulsion définitive des Sarrasins de l’île de Sardaigne par les forces réunies des Pisans et des Génois, en 1050, les Pisans qui avaient autrefois
possédé dans cette île des établissements considérables, rentrèrent en possession de leur conquête, et récompensèrent les Génois de l'assistance qu'ils en
avaient reçue par d'importantes concessions à Algliero et au Cap septentrional, mais sous la suzeraineté de la commune de Pise. A mesure que s'éloignait
cette époque de la grandeur pisane, l'influence de Pise s'en allait faiblissant en même temps que grandissait la prépondérance des Génois, et la Sardaigne fut
souvent leur champ de bataille. Au moment de la conquête de 1050, lise, après avoir distribue les fiefs à ses alliés, avait divisé l'Ile en quatre petites
souverainetés connues sous le nom de judicatures: celles de Cagliari, de Gallura, d'Arborée ou Oristano et de Torrès ou Logaduro, confiées aux chefs des
principales familles pisanes, envoyés d'abord comme gouverneurs, mais qui rendirent promptement la dignité de juge héréditaire dans leur famille. Peu à
peu ces judicatures s'étaient affranchies de toute reconnaissance de suzeraineté envers Pise, occupée tout entière de ses luttes de terre et de mer avec Gênes.
La victoire de Molara, remportée par les Génois sur mer, le 6 août 1284, acheva la ruine des Pisans; et en même temps qu'ils perdirent, avec leur confiance
en eux-mêmes, tous les établissements disséminés sur les mers. Ils furent réduits dans l'île de Sardaigne à la seule judicature de Cagliari.
Le comte Ugolino della Gherardesca, dit M. Mimaut, nommé dictateur sous le titre de capitaine général, après la défaite de Molara, offrit même de leur
céder le château de Castro qui domine Cagliari, pour la rançon de leurs onze mille prisonniers; mais un mouvement digne des plus beaux temps de
l'antiquité, sauva ce débris de la puissance pisane. Les prisonniers pisans turent indignés d'apprendre à Gênes la négociation dont ils étaient l'objet. Ils
obtinrent de leurs vainqueurs la permission d'envoyer des commissaires à Pise pour y manifester leurs sentiments. Introduits dans le conseil, les envoyés
déclarèrent: que les prisonniers ne consentiraient jamais à une capitulation aussi honteuse; qu'ils aimaient mieux mourir dans la captivité que de souffrir
qu'on abandonnât lâchement une forteresse bâtie par leurs ancêtres et défendue au prix de tant de sang et de travaux; que si les conseils de la république
étaient capables de persévérer dans une résolution aussi insensée, aussi criminelle, les prisonniers ne voulaient pas leur cacher qu'à peine rendus à la liberté,
ils tourneraient leurs armes contre des magistrats ou pusillanimes ou traîtres, et qu'ils les puniraient d'avoir sacrifié la patrie et l'honneur à de vaines et
éphémères jouissances. »
A côté de cette province pisane avait grandi la judicature d'Arborée, devenue complètement indépendante et presque en même temps Boniface VIII, en
vertu du droit exercé par les papes de conférer à leur gré l'investiture de la Sardaigne, conféra, par les clauses de la paix de 1297 et en échange de la Sicile
(voyez p. 394), cette investiture à Jacques II d'Aragon, et Jacques ajouta en effet à ses titres celui de roi de Sardaigne et de Corse. Jacques II ne put alors
faire valoir ses droits et remit la prise de possession effective à un moment plus favorable. Benoît IX renouvela en 1304 cette même donation en faveur de
Jacques, mais sans plus d'effet. Sous Clément V, la même investiture fut renouvelée en 1306, et dès l'année suivante 1507, une flotte aragonaise fut enfin
dirigée sur la Sardaigne, mais sans aucun succès. Enfin une occasion se présenta pour le roi d'Aragon de se jeter en Sardaigne avec de meilleures chances,
appuyé qu'il allait être par des auxiliaires de l'intérieur de l'île. Mariano III, juge d'Arborée, étant mort sans enfants légitimes, en 1321, son fils naturel,
Hugues, s'empara de l'autorité. Les pisans croyant le moment favorable pour reprendre leur prépondérance sur le judicat d'Arborée, se prononcèrent contre
les prétentions de Hugues, et se disposèrent à l'attaquer. Ce fut dans ces circonstances qu’Hugues s'adressa au roi d'Aragon.
Cette longue note était une avant-scène nécessaire du récit de Muntaner. Les notions sur la Sardaigne sont fort peu répandues et les ouvrages dans lesquels
on peut trouver des notions exactes ne sont pas fort nombreux, je puise mes renseignements dans un utile et consciencieux ouvrage, l'Histoire de la
Sardaigne, par M. Mimaut.
« Hugues III, dit M. Mimaut, irrité de la conduite des Pisans à son égard, résolut d'en tirer vengeance. Le nouveau droit acquis au souverain d'Aragon sur
l'île de Sardaigne par la concession du pape, lui en offrit l'occasion et les moyens. Il travailla secrètement et avec la persévérance de la haine à former une
conspiration qui avait pour but de les expulser et de faire entrer dans la ligue les Malaspina, seigneurs de Bosa, les Doria, seigneurs d'Alghero, et les
grandes familles génoises possessionnées dans le nord de l'île. Plusieurs messagers des conjurés avertirent le roi d'Aragon, à qui d'autres soins avaient ôté
les moyens et peut-être la pensée de se prévaloir de sa bulle d'investiture depuis plus de vingt-cinq ans qu'elle lui avait été accordée, que, s'il voulait se
présenter avec des forces suffisantes, il serait reçu à bras ouverts et qu'Userait puissamment secondé. Jacques II, fort aise de pouvoir se dédommager par
l'acquisition de la Sardaigne de la perte de la Sicile, à laquelle il avait fallu se résigner, ne négligea pas cet avis officieux, et jugea que le moment d'agir
était venu. Après avoir renouvelé sa prestation de foi et hommage au pape Jean XXII récemment élu, il assembla les cortès à Gironne, et y fit proposer et
décréter les moyens d'exécution d'une grande expédition en Sardaigne Le prince royal, l'infant Alphonse, chargé de diriger les opérations, partit des côtes
de Catalogne, accompagné de sa femme Thérèse d'Entenza (héritière du comté d'Urgel) et suivi de la fleur de la noblesse et des plus braves guerriers de
l'Aragon, de Valence et de la Catalogne. Le juge d'Arborée, pour mieux tromper les Pisans et les faire tomber plus facilement dans le piège que sa perfidie
leur avait tendu, les prévint de la découverte qu'il avait faite, en sa qualité de leur ami le plus dévoué, du but des préparatifs d'Alphonse, et se faisant à leurs
yeux un mérite de sa surveillance et de sa fidélité, il demanda à la république des secours qu'elle s'empressa de lui expédier. Il dissémina les hommes qu'on
lui avait envoyés dans ses divers forts et châteaux, et au moment où il reçut la nouvelle de l'approche d'Alphonse, il fit impitoyablement égorger tous les
Pisans, soldats, marchands ou voyageurs, qui se trouvaient dans ses états. La flotte aragonaise, qui avait appareillé le 30 mai 1323, des côtes de Catalogne,
mouilla le 13 juin suivant au cap San Marco, en face d'Oristano. Elle se composait de soixante-trois galères armées en guerre, de vingt-quatre palandres et
de deux cents bâtiments de transport. Elle portait à bord plus de vingt-cinq mille hommes d'infanterie et plus de trois mille de cavalerie ce qui était pour
cette époque une armée formidable. »
[58] En Comi était un jongleur de la connaissance de Muntaner et dont il parle dans son dernier chapitre. Les jongleurs portaient toujours un surnom
caractéristique de leurs habitudes littéraires.
[59] Ce sont 12 strophes composées chacune de vingt vers de douze syllabes monorimes. Quelques-unes des strophes ont été laissées incomplètes parle
premier imprimeur. Le désordre introduit par ces lacunes, réuni aux fautes commises par les imprimeurs, ajoute encore à l'obscurité du texte. On ne peut
marcher qu'en tâtonnant dans une interprétation semblable. Craignant que le sens ne m'eût souvent échappé, j'ai prié un de mes amis de soumettre ma
traduction de ces vers à M. Tastu, qui a bien voulu les revoir sur le texte catalan et y faire diverses corrections. Les vers que je n'avais pu comprendre et
dont M. Tastu a donné la traduction, sont imprimés en italiques.
[60] Il manque ici un vers dont le sens, selon M. Tastu, doit être, dépréciera.
[62] on appelait en général ainsi dans le vieux français celui qui était chargé du tiers d'une besogne. Ici Muntaner applique particulièrement le nom de
trezol ou tiercier aux troisièmes rameurs surnuméraires chargés de remplacer les rameurs fatigués, et transformés dans l'intervalle en arbalétriers. Il
désapprouve ce genre d'arbalétriers.
[63] Les sagittaires étaient des bâtiments construits pour une marche rapide.
Tous ces noms passaient d'une Langue à une autre presque sans mutation. On les retrouve employés par Muntaner en langue catalane dans cette Chronique
qui donne des renseignements si curieux et si exacts pour l'étal de la marine au treizième et au commencement du quatorzième siècle.
Ceux qui voudront poursuivre ces recherches au-delà de l'année 1328, où Muntaner a cessé d'écrire, doivent étudier avec soin l'amusante chronique du
comte Pero Sino, écrite par son porte-étendard Gutierre Diez de Cames qui l'a suivi dans toutes ses expéditions sur terre et sur mer. Si la traduction de la
seconde partie était faite par un homme familiarisé à la fois avec les opérations maritimes du quatorzième et du quinzième siècle et avec celles de notre
siècle, aucun ouvrage ne serait plus propre a jeter un grand jour sur ce point important. Voici les différents mots que j'y ai trouvés pour désigner les
bâtiments de toute espèce.
Galera. — Galeota. — Galeaza. — Nave. — Kavio. —Nao. — Leno. — Coca. — Drca. — Caravo. — Carraca. — Fusta. — Dallener. —Bergantin. —
Cbarrua. — Chalupa. — Copano. — Baiel. —Barco. —Barca. —Barquela. —Zabra.
[64] Les panquets sont, selon M. Tastu, de grands canots à rame et à voile. Serait-ce ici le même mot que nos palanques?
[65] Selon M. Tastu ce vers signifierait : Celui qui doit agir ne doit pas s’endormir.
[67] Les tapieurs étaient les ouvriers chargés de taire des tapies ou tapiées. On appelait ainsi, dans notre vieille langue, des murailles très épaisses formées
de terre tapée et dont chacun des deux côtés était retenu par une couche de plâtre. Il existe encore quelques-unes de ces vieilles murailles dans nos
anciennes villes; elles sont plus multipliées dans plusieurs parties de l'Espagne. Les murailles en pierre et en chaux s'appelaient parois, par opposition aux
tapiées.
[68] Petite île entre Oristano et Cagliari sur la côte occidentale de la Sardaigne.
[72] Je ne comprends pas bien ces trois derniers vers et les notes de M. Tastu ne me fournissent aucune explication.
[76] Ils lui avaient envoyé leur soumission avant son départ de Port Fangos, et il leur avait concédé le 7 mai 1323 une extension de leurs libertés.
[77] Ils étaient venus sur trois vaisseaux ab tres quoques (ch. de Pierre IV, fol. cv verso) et avaient pris position à Quarto.
[79] Iglesias capitula le 7 février 1234, après un siège de huit mois, pendant lequel les fièvres pestilentielles, ordinaires dans ce lieu marécageux et rendues
plus actives par la réunion d'un grand nombre de troupes sur le même lieu, avaient moissonné une bonne partie de l'armée.
[80] A un quart de lieue de Cagliari au sud-est, sur le golfe de Cagliari. Je renvoie à la grande carte de la Sardaigne en deux feuilles que fait graver en ce
moment M. le ch. de la Marmora, qui a bien voulu me la communiquer.
[81] Les pisans réduits en Sardaigne à la possession de la province de Cagliari, pour ne pas s'exposer à la voir usurpée par un chef unique, l'avaient divisée
en trois parties qu'ils avaient données aux trois chefs de familles illustres de Pise qui leur avaient montré le plus de fidélité et de dévouement: le comte de
Donartico, de la maison de la Guerardesoa (maison rendue si célèbre sous la plume de Dante par le récit d'Ugolino de la Gherardesca), Guillaume, marquis
de Massa et comte de Capra, et Chiano de Visconti. « A la nouvelle du débarquement d'Alphonse (dit M. Mimant), les Pisans armèrent à la hâle trente-deux
galères qu'ils envoyèrent dans le golfe de Cagliari; mais ce golfe était alors occupé par une flotte catalane supérieure en forces. L'amiral pisan s'estima fort
heureux d'éviter le combat et d'effectuer sa retraite après avoir débarqué Manfredi della Gherardesca avec trois cents hommes de cavalerie allemande et
quelque peu d'infanterie qui se jetèrent dans Iglesias (p. 178). » C'est ce même Manfredi, comte de Donartico, que Muntaner appelle le comte de Ner.
[82] Un peu avant la prise d'Iglesias, Manfredi en était sorti pour aller chercher de nouveaux secours à Pise, et reparut le 23 février 1524 dans le golfe de
Cagliari avec une flotte de cinquante-deux bâtiments qui portait environ deux mille cinq cents hommes. Il débarqua sans opposition à la pointe de l'étang de
Cagliari vers la Maddalena, et y fit sa jonction avec les troupes et les milices restées fidèles aux Pisans, qui lui amenèrent en outre quelques forts
détachements de cavalerie sarde.
[85] Dans le golfe de Teulada; il y a trois autres îles de ce nom sur les côtes de Sardaigne.
[87] Castro, construit par les Pisans sur la hauteur qui domine Cagliari.
[88] Le texte semble faire un nom propre de Tudesch, mot tiré de l’italien tedesco, allemand.
[89] « Alphonse, dit M. Mimaut, informé de la marche des Pisans (le long de l'étang de Cagliari jusqu'à Decimo), quitta les retranchements qu'il avait fait
Taire, au lieu où est maintenant l'église de Sainte, et vint au-devant d'eux. Les deux armées se rencontrèrent le 28 février dans un lieu que Zurita appelle
Lutocisterna et qui n'existe plus sous ce non. (M. Mimaut croit que c'est Bao-Terra à la pointe de l'étang du Cagliari entre Masu et Assemini.) On se battit
longtemps avec un courage égal et avec un extrême acharnement. Les avantages furent d'abord balancés, mais la supériorité du nombre finit par prévaloir et
les Aragonais remportèrent une victoire complète. Les Pisans mis en fuite se rembarquèrent en désordre, et un grand nombre se noyèrent dans les marais
fangeux qui environnaient le champ de bataille. Le chef de l'expédition, Manfredi della Gherardesca (comte de Donartico), quoique blessé, parvint avec
cinq cents soldats environ à entrer dans Castro (le château de Cagliari); le reste de son armée fut détruit; les bâtiments de transport qui accompagnaient sa
Doue tombèrent au pouvoir des Aragonais. On avait fait de part et d'autre des prodiges de valeur; l'infant lui-même, qui avait été constamment à la tête des
siens et avait eu un cheval tué sous lui, fut un moment complètement cerné et en danger d'être fait prisonnier; mais il fut secouru à temps et reprit l'étendard
royal qui lui avait été enlevé. » Pierre, dans sa ch. fol. cix, dit que le combat eut lieu en la travessa del cami qui va de Decimo a Caller, eu lo camp qui es
dit Lu-Cisterna.
[91] C'est probablement l’île appelée Ische-e-ois ou île des bœufs, sorte de delta du fleuve Sixerri, au nord-ouest de l'étang de Cagliari.
[92] « Les assiégés de Cagliari, perdant tout espoir d'être secourus (après la mort de Manfredi) et séduits d'ailleurs par les promesses que leur fit l'infant,
prirent le parti de se rendre par capitulation. »
[93] « Alphonse, après la victoire de Luto-Cisterna, retourna sous les murs de Cagliari et en recommença le siège avec vigueur. Manfredi, a peine guéri de
ses blessures, dirigea la défense de la place. Il tenta, pour faire une sortie, une diversion sur les assiégeants. Il surprit leur camp et y jeta le désordre; mais
bientôt les Aragonais victorieux l'environnèrent de toutes parts, et de cinq cent hommes qu'il commandait, trois cents restèrent sur le champ de bataille.
Atteint d'une blessure mortelle, ce brave et malheureux capitaine ramena dans Castro le reste de ses soldats, au milieu desquels il expira quelques jours
après. »
[95] Ces mots ne peuvent se traduire que par des équivalents; le dernier est un droit dont le seigneur se réservait de faire apporter le paiement par le vassal
en personne et non par délégué.
[96] « Le traité de paix portait: que la république de Pise, faisant abandon de l'île entière au roi d'Aragon, conserverait la ville de Cagliari, son château
(Castro), ses faubourgs et son port, comme fief de la couronne d'Aragon, et que tous les Pisans dont les propriétés, de quelque nature qu'elles fussent,
seraient scrupuleusement respectées, seraient considérés et traités, dans toutes les parties de l’île indistinctement, comme sujets aragonais. Ce traité est du
mois de juillet 1334. »
[97] Orta, terrain planté en jardins et servant de potager et de verger, par opposition a jardi qui est un jardin pour les fleurs.
[98] Muntaner dit els pulis de Caller et à la fin du chapitre clxxxvi tots los polins de Caller; je pense que par ce mot de polins il désigne tes habitants d'un
quartier de Cagliari appelé la Pola, comme on le verra plus loin, chapitre cclxxxvii. Ce quartier de la Pola, qui a pris plus tard le nom de quartier de la
Marine qu'il porte en ce moment, est encore aujourd'hui le quartier marchand. Il s'y trouve une rue appelée rue de Barcelone qui est la rue marchande par
excellence. Castro ou le quartier de la citadelle de Cagliari, était surtout habité alors par les militaires et les hommes puissants; c'était comme qui dirait le
quartier de la cour, tandis que c'était dans le quartier de la Pola que les marchands et toute la classe moyenne, les bourgeois en un mot, avaient établi leur
résidence.
[99] Aussitôt après la malheureuse bataille de Malora (1284) les forces des Pisans avaient décliné en Corse comme en Sardaigne, et la Corse avait été
donnée par Boniface VIII, en 1297, à Jacques II en même temps que la Sardaigne. Ainsi il y eut trois seigneuries réelles en Corse; celle du roi d'Aragon,
celle des Pisans et celle des Génois. Dans l'année 1300, d'après les conditions d'une trêve de vingt-cinq ans qui terminait treize ans de guerre, Pise céda à
Gênes tout ce qu'elle possédait en Corse. Voyez, pour la concession de la Corse par Boniface VIII, la bulle confirmative de cette concession commençant
par Ad honorent Dei omnipotentis.
[100] Le fort et la ville prirent le nom d'Aragonetta. Pierre IV, dans sa chronique catalane, raconte d'une manière fort détaillée et fort exacte cette
expédition de l'infant Alphonse son père en Sardaigne; et c'est par le récit de cette campagne et par celui du couronnement de son père qu'il prélude à
l'exposé des événements de son propre règne.
[101] Philippe, frère aîné du roi Sanche de Majorque, avait renoncé au trône pour embrasser l'état ecclésiastique, et il mourut cardinal et évêque de Tournai.
[103] Il était né en avril 1315 et au moment où Muntaner écrit (en 1325) il avait dix ans.
CHRONIQUE : CCLXXXI à CCXCVIII
CHAPITRE CCLXXXI
Comment le seigneur roi d'Aragon rendit au Saint-Père Reggio et les autres châteaux que le seigneur roi de Sicile possédait dans la Calabre, pour qu'il les
tint en séquestre; et comment, peu après, le pape les livra au roi Robert, ce dont le seigneur roi de Sicile fut très mécontent.
La vérité est, que le seigneur roi de Sicile possédait, en Calabre, la cité de Reggio, le château de Sainte Agathe, le château de Calana et le château de la
Motta et autres lieux; et dans le traité de paix que le seigneur roi d'Aragon négocia entre le seigneur roi de Sicile et le roi Robert, il fut stipulé que, quant à
ces châteaux et villes, on s'en tiendrait à ce que déciderait là-dessus le seigneur roi d'Aragon. Lesdits châteaux et la cité de Reggio furent donc remis entre
les mains du seigneur roi d'Aragon, qui y fit passer des cavaliers à lui pour les tenir en son nom. A peu de temps de là, il voulut donner satisfaction aux
parties, et ordonna que la cité de Reggio et tous les châteaux et lieux que le seigneur roi de Sicile possédait en Calabre fussent remis au Saint-Père, pour
être confiés par le Saint-Père à qui bon lui semblerait, et que le Saint-Père les tînt en séquestre, de telle manière que, si jamais le roi
Robert attaquait le roi de Sicile, le Saint-Père fût tenu de remettre ces châteaux et cette île au seigneur roi de Sicile, pour s'en faire aide. Il y eut encore
d'autres conventions que je n'ai pas à raconter ici. Quand ceci fut fait et que les châteaux furent aux mains du pape, il ne s'écoula pas beaucoup de temps
jusqu'à ce que le Saint-Père, en seigneur tout plein de sainteté et de bonne foi, n'imaginant pas que mal pût en provenir d'aucun côté, livra au roi Robert la
ville de Reggio et autres lieux. Quand le roi Robert tint ces biens en ses mains, il s'en réjouit fort; et le seigneur roi de Sicile, en l'apprenant, en fut au
contraire fort mécontent; mais il fut obligé de souffrir cela puisqu'il y avait alors paix; si bien que la paix n'en fut pas troublée. Et depuis ce temps le roi
Robert continua à tenir lesdits lieux et les tient bien.
CHAPITRE CCLXXXII
Comment les galères du roi Robert détruisirent les thonaires de Sicile, ce qui fit renaître la guerre entre le seigneur roi de Sicile et le roi Robert; et comment
le dit roi Robert envoya le duc son fils avec de grandes forces en Sicile, lequel fut obligé de retourner en Calabre sans avoir rien fait d'avantageux.
Après cela, comme le diable est toujours occupé à mal faire, la guerre se renouvela entre ces deux seigneurs.[1] A qui en fut la faute? Ce n'est pas à moi
d'en inculper aucun d'eux; de tels seigneurs on n'en doit jamais parler que pour dire tout le bien qu'on en sait. Ainsi je ne veux dire ni contredire de quel
côté furent les torts. Mais enfin la guerre recommença lorsque les galères du roi Robert vinrent détruire les thonaires[2] de Sicile et prirent lins et vaisseaux
et barques chargées de marchandises appartenant à des Siciliens. Puis ceux de Sicile en firent autant à ceux du roi Robert. Si bien que le seigneur roi de
Sicile envoya en Calabre En Blasco d'Aragon et En Béranger Senestra et autres riches hommes et chevaliers. Ils coururent une grande partie de la Calabre,
prirent de vive force Terra Nova et la ravagèrent, ainsi que d'autres lieux; après quoi ils retournèrent en Sicile, joyeux et satisfaits, avec un grand butin; et
voilà la guerre allumée. Dans cet état de choses, le roi Robert fit de grands préparatifs pour passer en Sicile; et le seigneur roi Frédéric se prépara aussi très
bien pour pouvoir se défendre; et il fit mettre en bon état les villes de Messine, de Palerme et de Trapani, et toutes les places de la côte. Tous les habitants
qui étaient disséminés dans les maisons de campagne de l'intérieur de l'île, il les fit entrer dans les villes et dans les châteaux bien fortifiés et bien défendus,
et ainsi l'île de Sicile fut en bon état de défense. Et le seigneur roi ordonna aussi que la cavalerie catalane et aragonaise ne s'éloignât pas de certains riches
hommes et chevaliers désignés. Il voulut en même temps qu'ils ne s'éloignassent pas du roi En Pierre son fils,[3] et que chacun d'eux se tînt toujours prêt à
se transporter et à donner aide où besoin serait. Il ordonna aussi à messire Simon de Val Guarnera, chevalier de Peralade, qu; l'avait servi longtemps, de
parcourir toute l'île avec cent hommes à cheval et deux cents almogavares, pour se porter dans tout lieu où le roi Robert viendrait se présenter avec ses
forces. A peine toutes ces dispositions avaient-elles été prises, et bien peu de temps après, le roi Robert envoya son fils le duc[4] avec toutes ses forces,
comme chef et commandant en Sicile. Ils prirent terre devant Palerme, au pont de l'amiral, avec bien cent vingt-quatre galères armées, onze grandes nefs et
un grand nombre de térides, lins et barques, qui portaient certainement trois mille chevaux armés et des gens de pied sans fin. Quand ils eurent débarqué et
furent restés trois jours à dévaster le pays, ils s'approchèrent de la ville. C'était au mois de juin de l'an treize cent vingt-cinq. Dans la ville se trouvaient le
comte de Clermont, don Blasco d'Aragon et autres riches hommes et chevaliers, et En Simon de Val Guarnera, qui, dès le moment où les ennemis avaient
pris terre à Palerme, s'était jeté dedans avec les cent hommes à cheval et les deux cents almogavares qui marchaient toujours avec lui. Et si jamais vous
vîtes cité en bon état de défense, ce fut bien Palerme. Ceux de dedans avaient ordonné qu'au moment où les assiégeants dresseraient les échelles, les grues
et autres machines qu'ils avaient faites pour l'attaque, qui que ce soit se gardât de paraître sur la muraille; mais qu'aussitôt les échelles dressées, les autres
machines disposées et les gens montés à l'escalade, tout à coup on sonnât à la fois toutes les trompettes et les nacaires, et que chacun, qui armé de grosses
pierres, qui d'arbalètes à tour, qui de planches, qui de poix, qui de goudron fondu, qui de feu, donnât sur eux en même temps; et cela eut lieu ainsi. Le
troisième jour donc après leur débarquement, ils s'approchèrent des murailles et dressèrent leurs échelles et leurs machines; et quand ils furent dessus, à
l'instant, comme vous l'avez entendu, ceux de la ville se précipitèrent sur eux, et avec une telle ardeur, que dans cette journée même l'amiral des vingt-cinq
galères armées qui étaient parties de Gênes y périt, et qu'il y périt avec lui plus de mille Génois et plus de deux mille autres personnes. Enfin ils y furent si
bien traités, qu'il leur en souviendra toujours.
Après une aussi mauvaise journée, ils restèrent pendant bien trois jours sans s'approcher des murailles. Le quatrième jour, ils s'avancèrent tout prêts à livrer
bataille; mais si la première journée avait été mauvaise pour eux, celle-ci fut encore bien pire, et ils y perdirent aussi beaucoup de monde. Le duc, voyant
qu'il n'y gagnait rien, partit fort mécontent, et s'en alla par mer et par terre à Mazzara; mais avant qu'il y fût arrivé, messire Simon de Val Guarnera y était
entré avec ses gens, et en sortit aussitôt pour le combattre. Que vous dirai-je? Ils essayèrent à attaquer également Mazzara, et là aussi ils éprouvèrent grand
dommage.
Puis ils s'éloignèrent de Mazzara et allèrent à Sciacca. Là aussi était entré messire Simon de Val Guarnera avant qu'ils y arrivassent, et ils y éprouvèrent
également grand dommage. Que vous dirai-je? Ils s'éloignèrent de Sciacca et allèrent successivement à Calatabellota, à Cattolica,[5] Girgente; puis à Naro,
Alicata, Terra-Nova, Carselat,[6] Scicli, Modica, Syracuse, Noto, Bucheri, Forla, Palazzolo, Cacciola, Nola,[7] Agosta, Lentini, Catane; et en chacun de
ces lieux, se trouvait en face d'eux messire Simon de Val Guarnera avec ses gens, qui faisait grand dommage à leur ost et aidait à la défense des places. Et il
les suivait de si près que nul d'entre eux ne pouvait, soit pour fourrager ou pour toute autre chose, s'éloigner de l'ost, qu'il ne le tuât ou le fît prisonnier. Et il
leur causait ainsi de grands maux. Il fallut donc que le duc s'éloignât de Catane et allât s'embarquer à bord de sa flotte placée à l'ancrage situé à la main
gauche de la ville. De là il se mit en route et débarqua pour quelques jours, sans jamais s'approcher de la ville de Messine. Il reconnut alors les gens qui lui
restaient, et trouva que, soit par les maladies, soit dans les combats, il avait perdu la moitié des siens. Là il apprit que le seigneur roi de Sicile, son oncle,
était dans la plaine de Mellazzo, et se disposait à venir l'attaquer; et considérant que le seigneur roi Frédéric viendrait sur lui avec de grandes forces, et des
troupes fraîches qui toutes étaient d'un même cœur et d'une même volonté, tandis que lui n'avait que des gens fatigués et qui avaient éprouvé beaucoup de
déroutes, et qui, d'ailleurs, étaient de diverses nations et de diverses volontés, et qu'ainsi la bataille ne pouvait lui être salutaire, il s'embarqua et passa en
Calabre, dans la ville de Reggio, et fort mécontent. Et il devait l'être, puisque dans toute la Sicile il n'avait pu s'emparer d'une seule terre, d'une seule
maison, d'un seul bourg; et il eut à réfléchir sur les grands dommages qu'il avait soufferts.
Et vous, seigneurs, qui entendrez la lecture de ce livre, songez combien les trésors et les hommes qui furent perdus en cette expédition auraient produit bien
meilleur fruit, dépensés au profit des chrétiens! Voyez donc, au cas où cela eût plu à Dieu et aux arbitres de la sainte foi catholique, s'il n'eût pas beaucoup
mieux valu que tout cela eût été employé en faveur de la sainte foi catholique, contre Grenade, que là où on l'a perdu et consumé. Et croyez bien qu'autant il
en arrivera à tous ceux qui, à l'avenir, voudront faire le même passage, c'est-à-dire auront en volonté d'enlever l'île au seigneur roi de Sicile et aux siens, qui
savent reconnaître à la sainte Église romaine tout ce qu'ils doivent lui reconnaître.
Je cesse de vous parler de ces affaires de Sicile pour vous entretenir des grandes tromperies et toutes mauvaises choses qu'on trouve toujours dans les
hommes des communes. Déjà je vous en ai conté une partie; mais celui qui voudrait mettre par écrit tous leurs mauvais faits, tout le papier qui se fabrique
dans la ville de Xativa ne pourrait lui suffire. Mais bien que la méchanceté des communes soit bien notoire par tout le monde, je veux vous raconter ce que
les Génois ont fait au seigneur roi Frédéric, et le mauvais tour qu'ils ont fait aussi au seigneur roi d'Aragon; et je vous en raconterai tout autant de la
commune de Pise. Tous les rois du monde feraient donc grand acte de sagesse, de bien se garder de se lier jamais en rien à hommes des communes; et s'ils
s'y fient, ils en seront toujours trompés.
CHAPITRE CCLXXXIII
Des grands méfaits que les hommes de la commune de Gênes ont fait au seigneur roi de Sicile, et qu'ils firent de tout temps à la maison d'Aragon.
La vérité est que le seigneur roi de Sicile, en homme qui était tout entier du parti des Gibelins, eut à donner aide à la maison de Doria et à la maison de
Spinola, et aux autres grandes maisons qui avaient été bannies de Gênes et étaient retirées à Savonne, et à leur fournir argent, cavalerie, galères et vivres.
Ainsi, grâce à l'assistance de Dieu et à la sienne, ils purent se maintenir dans la cité de Savonne contre le parti de Guelfes qui était demeuré à Gênes. Il est
très certain que c'est Dieu et son aide, et aussi l'aide du seigneur roi de Sicile, qui les ont soutenus. Or, lorsque le duc,[8] fils du roi Robert, passa en Sicile,
ces gens qui étaient à Savonne promirent au roi de Sicile de lui faire aide de leurs galères, et ledit seigneur roi y compta fermement. S'il se fût bien rappelé
les nombreux manques de foi dont ils s'étaient rendus coupables envers le seigneur roi En Jacques, son frère, lorsqu'il était roi de Sicile, et tout ce qu'ils lui
avaient fait à lui-même, il n'aurait certainement eu aucune confiance en eux. Mais les seigneurs rois, lorsque Dieu leur fait la grâce de les faire vivre
longtemps, changent souvent les membres de leurs conseils, soit pour cause de mort, soit pour d'autres raisons; et les jeunes conseillers portent grand
préjudice à tous seigneurs; et en effet, fussent-ils plus intelligents que ne l'étaient ceux qui les ont précédés, ils ne peuvent connaître les affaires aussi bien
que des hommes âgés, qui ont beaucoup vu et beaucoup entendu; car, avec la moitié moins de science, un vieillard pourra donner de meilleurs avis que les
jeunes gens en tous faits de guerre, par la raison qu'il aura vu et entendu plus de choses que le jeune homme; et ainsi, par le souvenir des choses passées, on
peut pourvoir aux choses présentes et aux choses futures. Aussi je puis bien vous assurer que si le bon comte En Galeran eût vécu, ou don Blasco d'Alagon,
ou En Hugues d'Ampurias comte de Squillace, et maints autres Catalans et Aragonais qui sont trépassés de cette vie, ou encore messire Matthieu de
Termini ou messire Viciguerrade Palosi, ou si maints autres encore eussent été vivants, certes, le seigneur roi de Sicile n'aurait pas perdu, à secourir les
Génois, tout ce qu'il y a perdu; car tous lui auraient rappelé le souvenir de ce qui s'était passé jadis. Et de même qu'il a été trompé à présent, ainsi le seront
dans tous les temps et lui et tous les rois qui auront confiance en gens des communes. Il me semble donc fort utile de vous rappeler à la pensée la tromperie
que, lors du passage du duc dans la Sicile, les Génois firent au seigneur roi de Sicile.
Il est vérité que le seigneur roi de Sicile envoya à Savonne pour avoir aide de leurs galères, et il y envoya en même temps de l'argent; ils lui promirent de
lui faire aide de vingt-cinq galères, et il eut toute confiance que cela serait ainsi. Les Génois firent si bien que l'été s'écoula, et le duc était déjà hors de
Sicile, et il était retourné de Messine en Calabre, ainsi que je vous l'ai dit, avant qu'ils eussent fait armement de leurs galères. Ils n'eurent pas plus tôt appris
que le duc avait quitté la Sicile et était retourné en Calabre, que les voilà qui partent de Savonne et s'en viennent du côté de Trapani, à deux cents milles du
lieu où se trouvait le duc. Voyez comment ils pouvaient l'attaquer, et quelle fut l'assistance que le seigneur roi de Sicile reçut des Génois, et comment il tira
grande utilité de l'argent qu'il leur avait envoyé pour faire leur armement! Mais ce n'était pas assez de cette moquerie et de ce manque de foi, ils conçurent
l'idée de faire autant de mal audit seigneur roi de Sicile, avec leurs vingt-deux galères, qu'ils devaient lui être utiles. Ils s'arrangèrent donc avec la commune
de Pise, et tombèrent d'accord, qu'avec les vingt-deux galères qu'ils avaient tirées de Savonne, ils serviraient ladite commune de Pise contre le seigneur roi
d'Aragon; et ladite commune de Pise leur donnait mille florins par mois pour aller, de conserve avec la flotte pisane, porter vivres et renfort au château de
Cagliari. Ils firent plus; il fut stipulé entre eux que Gaspard Doria, qui était l'amiral des vingt-deux galères, serait amiral de Pise, et que tous recevraient des
terres en Sardaigne. Telles furent les conventions entre eux et la commune de Pise. Et le grand service qu'ils rendirent au seigneur roi de Sicile ce fut
d'entrer en arrangements avec les Pisans, contre le roi d'Aragon, qui est son frère et son aîné. Et de tels faits, si honteux aux yeux de Dieu et aux yeux du
monde, quel bon fruit pourraient-ils jamais produire? Notre Seigneur vrai Dieu, qui est toute vérité et toute justice, juge chacun selon la voie sur laquelle il
se dirige. Aussi la maison d'Aragon et les descendants de cette maison ont-ils toujours marché en avant, et ils y marchent encore, et ils y marcheront
toujours, ne suivant de l'œil et du pied que la voie de la vérité et de la bonne foi; aussi Dieu les élève et les fait croître, et leur fait avoir victoire dans tous
leurs faits; tandis que ceux qui marchent dans la voie de la fausseté et de l'intrigue il les confond et les abat.
Je vais vous conter maintenant la fin de cette déloyale association, qui eut lieu entre la commune de Pise et les Génois de Savonne, quel en fut le chef, et
comment la justice de Notre Seigneur vrai Dieu se déploya sur eux, et se déploiera en tout temps sur ceux qui marchent dans la voie de la malice et du
mensonge.
CHAPITRE CCLXXXIV
Comment deux galères légères des pisans, chargées de vivres, entrèrent dans la palissade du château de Cagliari; et comment l'amiral En François Carros
les prit avec tout l'équipage; ce que les Pisans ayant appris, ils résolurent de venir secourir le château de Cagliari.
Il est vérité que, quand ils formèrent entre eux leur association, ce fut dans les mêmes, vues que se forma autrefois la Société entre le rat et la grenouille,
dans laquelle chacun comptait bien tromper l'autre, ainsi que vous le verrez dans les fables d'Esope; et pendant que chacun d'eux suivait ses mauvais
desseins, survint le milan qui emporta l'un et l'autre.[9] Ainsi en advint à ceux-ci, qui ne s'associaient que dans des vues de fausseté et dans le mauvais
dessein de se tromper mutuellement; et pendant ce temps la puissance de la maison d'Aragon, qui est le milan de la fable, leur est venue à la traverse, et les
a tous dévorés et détruits, comme elle le fera toujours, s'il plaît à Dieu.
Vous saurez donc que, quand la Hotte fut disposée à Pise pour venir approvisionner le château de Cagliari, il s'y trouva vingt trois galères des Génois,
vingt-cinq des Pisans, six vaisseaux, cinq sagittaires, une nef et beaucoup de barques, tous réunis à Pise, de sorte qu'il partit bien certainement de Pise
soixante voiles. Quand le noble En François Carros, amiral du seigneur roi d'Aragon, eut appris que cette flotte venait contre lui, et que leur intention était
de secourir le château de Cagliari que le dit amiral tenait assiégé, il résolut de faire tous ses efforts pour empêcher que ce renfort de troupes qu'ils
amenaient n'entrât dans le château. Il fit donc ses dispositions en homme qui est un des meilleurs chevaliers du monde et des plus expérimentés, et réfléchit
mûrement sur les événements passés et sur ceux qui devaient arriver, ainsi que vous allez le voir.
Je pense que vous savez qu'à l'époque où ces choses se passaient il y avait bien déjà deux mois que deux galères des Pisans étaient venues de nuit à la
palissade du château, sans que l'amiral En Carros s'en fût aperçu; c'étaient des galères fort légères de rames. Elles étaient entrées en dedans de la palissade,
et elles apportèrent des vivres et les déposèrent au château de Cagliari. Le matin, quand l'amiral eut vu ces galères en dedans de la palissade, il fut très
mécontent; mais avec l'aide de Dieu et avec son habileté, la chose tourna à bien, à profit et à contentement pour lui. Il fit cerner de telle manière lesdites
galères qu'elles ne purent sortir sans avoir à passer par ses mains, et les tint si à l'étroit que les équipages des dites galères eurent le temps de manger plus
de provisions qu'elles n'en avaient apporté. Quand il les vit dans cette situation, une nuit il s'en vint derrière elles par mer et par terre, et les surprit si bien
qu'il s'empara des deux galères, des équipages et de tout; et ils furent si convenablement traités par les Catalans qu'ils furent tous taillés en pièces, et qu'il
n'en échappa pas vivants plus de trente. Le jour venu, les Catalans, trouvant ceux-ci encore vivants, ne les tuèrent pas; car ce n'est pas bravoure de tuer un
homme quand on l'a pris; mais on leur fit bel et bien des jambières de fer,[10] et on les fit travailler à la muraille et au retranchement que l'amiral faisait
faire audit lieu de Bon-Aria, qui en peu de temps devint une des plus belles cités que l'on pût jamais voir édifier en dix fois autant de temps; car je veux que
vous sachiez qu'en ce temps-là il s'y trouvait plus de six mille bonnes gens, tous Catalans, avec leurs femmes; et il n'y avait pas trois ans que l'amiral avait
commencé à la faire bâtir, pendant qu'il tenait assiégé le château de Cagliari, et que le seigneur infant assiégeait Iglesias. Les Pisans doivent donc bien se
dire: qu'avec les forces de la seule cité de Bon-Aria, on pourrait de tout temps tenir Cagliari en état de siège.[11]
Pour que vous sachiez quel lieu c'est que la place de Bon-Aria pour le commerce, je vous dirai que, lorsque l'amiral sut que la flotte était partie de Pise, et
qu'elle se composait au moins de soixante voiles, comme vous l'avez vu ci-devant, il fit le recensement des forces de la cité de Bon-Aria, et trouva qu'il y
avait quatorze grandes nefs, dont douze étaient catalanes; une appartenait au roi de France et était venue de Chypre, et l'autre était génoise, appartenant
jadis à la ville de Gênes, et dont l'amiral s'était emparé. Il y avait ensuite trente-six lins à un pont, appartenant à des Catalans. L'amiral avait en outre avec
lui vingt-deux galères, avec cinq vaisseaux, et huit bâtiments entre lins armés et canots qu'il avait fait construire et qui servaient à la navigation sur l'étang.
Tous ces bâtiments, l'amiral les avait fait placer en ligne devant la palissade, quand il s'était aperçu du tour que lui avaient joué les deux galères. Aussi,
éveillé par ces événements, s'arrangea-t-il si bien, que désormais rien ne put pénétrer à l'intérieur de la palissade. Je vais cesser de vous entretenir de la cité
de Bon-Aria et de l'amiral pour vous parler des Génois et des Pisans.
CHAPITRE CCLXXXV
Comment le juge d'Arborée prit quatre-vingts Pisans et les envoya à l'amiral, qui lui-même en avait pris cent cinquante; comment, le jour de Noël, il arriva
cinquante bâtiments, entre galères et lins, devant Cagliari pour le secourir; et comment l'amiral Un Carros en prit sept, et comment les autres furent
déconfits et prirent la fuite.
La flotte partit donc de Pise. Arrivés à l'embouchure de Busnayre,[12] les Génois perdirent une galère, qui échoua contre la côte. De l'équipage de cette
galère, il échappa vivants quatre-vingts hommes environ. Le juge d'Arborée l'ayant appris, envoya sur-le-champ de ses hommes là où la galère s'était
brisée. On prit ces quatre-vingts hommes, et, la corde au cou, on les envoya à Bon-Aria à l'amiral, qui leur fit mettre de bonnes jambières de 1er, et les
envoya travailler à la muraille et au retranchement de Bon-Aria.
Dans ce temps-là, une galère de Génois de Savonne, qui venait du côté de la Flandre, fut poussée par une tempête sur l'île de Saint-Pierre et s'y brisa; il s'en
échappa environ cent cinquante personnes. L'amiral en fut informé à Bon-Aria; il envoya sur les lieux, fit prendre tous ces cent cinquante hommes, et en fit
ce qu'il avait fait des autres. Que vous dirai-je? Le jour de Noël de l'an treize cent vingt-cinq, les vingt-deux galères génoises et les vingt-cinq de Pise, et six
bâtiments, entre lins armés et sagittaires, se présentèrent devant Cagliari, ayant laissé les autres navires à Bonifazio. Ils étaient venus ainsi comme à vol
d'oiseau, parce qu'ils croyaient bien pouvoir pénétrer dans la palissade et y déposer les vivres qu'ils apportaient; mais l'amiral avait si bien disposé l'entrée
que rien ne pouvait y pénétrer sans passer par sa main. Or, le jour de Noël, ils s'en vinrent devant le débarcadère des nefs et autres bâtiments des Catalans,
et firent ce jour-là divers stratagèmes; et le jour de saint Etienne,[13] ils essayèrent une attaque par un côté de la flotte; mais ils furent très maltraités et ne
purent réussir en rien. Le lendemain, jour de Saint-Jean, ils tournèrent d'un autre côté de la flotte, sans pouvoir réussir davantage, et ils y furent également
fort maltraités. Le jour des Innocents, ils s'en allèrent à Capo-Terra; ils firent de l'eau, puis revinrent pour attaquer la flotte par un autre côté. Et tous ces
essais, ils les faisaient à l'aide de dix galères, afin de provoquer l'amiral à sortir du débarcadère avec ses galères, et pour que, lorsqu'il en serait sorti et
courrait sur lesdites dix galères qui le redoutaient peu, attendu qu'il leur était toujours loisible de forcer de rames et de fuir, pendant ce temps les autres
galères, faisant force de rames, saisiraient le moment et pénétreraient dans la palissade avec les vivres. Ils comptaient ainsi approvisionner Cagliari; mais
l'amiral, connaissant leurs intentions, se gardait bien de quitter son poste.
Ainsi donc, tout le jour de Noël, qui était un mercredi, et le jeudi, et le vendredi et le samedi suivants, ils furent occupés à ces manœuvres. Le dimanche,
l'amiral fit dîner tout son monde de bonne heure, et donna ordre à tous les hommes de ses galères, lesquelles étaient au nombre de dix-huit sans y compter
les vaisseaux, que chacun se revêtit de son armure; et il fit publier à bord de toutes ses galères que, si le combat avait lieu ce serait une bataille royale[14] et
qu'à chacun serait laissé en toute propriété le butin fait par lui, à l'exception des hommes et des galères, que le seigneur roi se réservait; et il ajouta que
certainement, s'il voyait le bon moment, ce jour même, il irait attaquer l'ennemi; et qu'ainsi tous eussent à se tenir prêts à combattre.
Ces dispositions prises et arrêtées, les galères des Génois et des Pisans s'avancèrent dans l'ordre de bataille suivant. Elles placèrent en tête sept galères, dont
cinq des Génois et deux des Pisans, toutes amarrées ensemble et commandées par Gaspard Doria, leur amiral; et toutes les autres les suivaient en poupe.
Les sept galères, proue en avant, s'approchèrent des galères de l'amiral En Carros jusqu'à ce qu'elles lussent à la portée du trait. Quand l'amiral vit ces sept
galères si voisines de lui, il fit dire de bouche en bouche, parmi ses galères, que, sans bruit et secrètement, chacun laissât aller sa petite ancre, parce que,
s'ils la levaient, pendant ce temps les ennemis s'en iraient lestement, et marcheraient plus vite avec leurs vingt rames que les galères de l'amiral avec cent
cinquante. Ainsi donc tout doucement chacun laissa aller sa petite ancre en mer, et si doucement que les Génois ni les Pisans ne s'en aperçurent nullement.
A l'instant même ils saisirent les rames, et, avant que les sept galères eussent eu le temps d'opérer leur mouvement de conversion, l'amiral était sur leur dos;
et on les attaqua si rudement qu'on leur tua plus de onze cents hommes qui étaient sur les ponts. Il se cacha bien à fond de cale quatre cents Génois et deux
cents Pisans; et ainsi l'amiral prit les sept galères, et tous les hommes furent morts ou prisonniers. Les autres galères des Génois et des Pisans firent volte-
face aux sept galères qu'elles avaient on tête et ne songèrent plus qu'à fuir. Gaspard Doria, en vrai brave Génois, au moment le plus chaud du combat, avait
pris la fuite à l'aide d'une barque qu'il avait à sa poupe, et il était monté sur une galère qui le suivait en poupe, appartenant à un sien frère.
Les sept galères prises, l'amiral poursuivit les autres, mais en vain; car il ne put les atteindre. Alors il s'en revint parmi les siens, content et satisfait; et tous
y firent un tel butin que chacun en fut riche; car rien ne fut prélevé à personne sur ce qu'il avait gagné.[15]
Lorsque les Génois furent éloignés, ils envoyèrent une galère en message à l'amiral, pour le prier de permettre à leur envoyé de venir voir ceux qu'il avait
fait prisonniers, afin de pouvoir connaître qui était mort et qui restait vivant. L'amiral le permit; et leur messager les vit tous. Il se trouva qu'il restait vivants
quatre cent onze Génois et deux cents Pisans, qui s'étaient cachés à fond de cale, ainsi que je vous l'ai déjà dit. Lorsque le messager eut pris leurs noms par
écrit, on offrit à l'amiral de lui abandonner, pour la rançon des Génois, tout ce qu'on apportait de vivres, d'armes et autres objets à bord des galères qui
s'étaient échappées. Mais l'amiral répondit qu'il ne leur céderait pas le plus humble de tousses prisonniers; mais qu'ils aideraient tous à construire le
retranchement et les murs de Bon-Aria; et ils s'en retournèrent avec grande douleur.
Vous voyez quel fruit ils retirèrent, avec leur méchanceté, de l'armement qu'ils avaient fait, et de la perfide association qu'ils avaient formée avec les Pisans,
là où chacun cherchait à tromper l'autre, et l'amiral du seigneur roi vint à la traverse, et les dévora et les dispersa tous.
CHAPITRE CCLXXXVL
Comment les galères des Pisans et des Génois, qui s'étaient échappées des mains de l'amiral En Carros, attaquèrent la nef du noble En R. de Péralta;
comment, après avoir perdu trois cents Génois, ils furent contraints d'abandonner ladite nef, fort dolents; et comment les Pisans résolurent de rompre tous
les engagements qu'ils avaient avec le seigneur infant.
Quatre jours après que tout ceci fût arrivé, les galères des Génois et des Pisans s'en retournaient fort tristement, lorsqu’elles rencontrèrent une nef catalane,
à bord de laquelle se trouvait le noble En R. de Péralta avec soixante chevaliers que le seigneur roi d'Aragon envoyait en Sardaigne, et aussi une autre nef à
bord de laquelle étaient quarante-huit chevaliers, également de la suite d'En R. de Péralta, laquelle nef le précédait d'environ dix milles. Le hasard voulut
que ces chevaliers tombèrent sous la main des Génois, qui leur livrèrent seize attaques sans pouvoir leur causer aucun dommage, tandis que les galères
perdirent plus de trois cents hommes que leur tuèrent les Catalans, outre un grand nombre de blessés. Ils s'éloignèrent enfin de la nef, mais si maltraités
qu'ils ne pourront jamais en entendre parler sans grande douleur.[16]
Chacun de vous peut connaître que c'est bien véritable œuvre de Dieu qu'en toutes ces actions l'amiral En Carros ne perdît que trois hommes et qu'En R. de
Péralta, sur sa nef; ne perdit qu'un seul chevalier. Chacun de nous doit donc s'efforcer de se conduire en toute loyauté; car celui qui se conduira avec
loyauté, Dieu sera avec lui; et celui qui se conduira avec déloyauté, Dieu saura bien le confondre et le mener à destruction. Et tous les jours ce miracle
s'opère devant nos yeux, que, dès ce monde même, Dieu fait sentir sa vengeance. Vous le voyez aujourd'hui avec les signes les plus manifestes par ce Hui
arriva aux Pisans; car le seigneur infant avait fait la paix avec eux, comme vous l'avez déjà vu, et jamais, sous aucun prétexte, ni lui ni les siens n'auraient
failli à rien de ce qu'ils lui avaient promis. C'était avec cette pureté de cœur qu'il avait fait la paix, c'était avec cette pureté de cœur qu'if avait quitté la
Sardaigne, c'était avec cette pureté de cœur qu'il était retourné en Catalogne, dans la confiance que, puisqu'il avait conclu la paix avec les Pisans, il n'était
pas nécessaire qu'il prolongeât plus longtemps son séjour. Que voulaient et que faisaient cependant les Pisans? Je vais vous le dire. La paix que faisaient les
maudits Pisans, ils la faisaient avec fausseté de cœur et afin que le seigneur infant retournât bien vite en Catalogne, espérant bien, une fois qu'il serait parti,
anéantir en peu d'instants les Catalans qui resteraient. De ce que je dis ils commencèrent bien vite à en prouver la vérité. Et à l'instant même ils firent mettre
de grands approvisionnements dans le château de Cagliari; ils y firent venir grand nombre de troupes à cheval et à pied à leur solde, et mirent en bon état
ledit château; et ayant ainsi pris toutes leurs dispositions, ils résolurent de rompre tous les traités et toutes les conventions qu'ils avaient faits avec le
seigneur infant. Que vous dirai-je? Ils ne trouvaient jamais un Catalan en un lieu écarté, qu'aussitôt il ne fût égorgé; de sorte qu'en peu de temps, et avant
que les Catalans s'en avisassent, ils en avaient tué et jeté dans un puits soixante-dix, que l'on y retrouva lorsque les Catalans s'en furent aperçus. Ils
armèrent aussi des barques; et une barque sortait-elle du château de Bon-Aria, aussitôt ils l'entouraient avec les leurs, la prenaient et la coulaient à fond.
Voyez par là quelle confiance on peut avoir en eux! On ne saurait trouver en eux, je vous l'assure, aucune bonne foi, aucune vérité. Aussi voyez comment
Notre Seigneur vrai Dieu les va détruisant pour les châtier de leurs mauvaises œuvres. Et eux-mêmes ils ont coupé les verges dont ils sont battus, en
renouvelant la guerre pour leur malheur. Vous avez déjà vu et entendu comment il leur en prit jusqu'ici, et vous allez voir ce qui va suivre.
Après avoir attaqué ce riche homme En Raymond de Péralta, ils se retirèrent fort déçus; et le dit riche homme En Raymond débarqua joyeux et satisfait
avec ses deux nefs au château de Bon-Aria; et il fit débarquer les hommes de cheval et de pied qu'il avait avec lui. Ils furent très bien accueillis par l'amiral
et par tous ceux de Bon-Aria et on leur fit grande fête et honneur. Peu de temps après, l'amiral et En Raymond de Péralta convinrent entre eux d'envoyer la
cavalerie et l'infanterie par terre, et la flotte par mer, pour escalader Stampace, qui est le bourg[17] de Cagliari, et qui est fermé séparément par de bonnes
murailles, et est fort bien fortifié. C'était dans le bourg de Stampace que tous les habitants du quartier de la Pola[18] s'étaient réfugiés avec leurs femmes et
leurs enfants, et il n'était resté dans le château de Cagliari que des soudoyers.
CHAPITRE CCLXXXVII
Comment les bannières de l'amiral En Carros et du noble En Raymond de Péralta se disposèrent à entrer dans Stampace, l'emportèrent de vive force, et
eurent une telle lutte avec les habitants de Stampace qu'ils n'y laissèrent en vie ni hommes, ni femmes, ni enfants; et comment ladite ville fut punie avec
juste raison de tous ses méfaits.
Et comme ils avaient résolu, ils le firent. A l'aube du jour, ils furent tous autour des murailles de Stampace; et ils les attaquèrent si vigoureusement qu'ils
fermaient les y eux à tout péril qui pût leur en advenir. Lorsque les hommes de mer furent parvenus vers le quartier de la Pola,[19] le combat fut violent,
car les assiégés se défendirent avec vigueur. Et ils s'y étaient bien préparés, car rien ne leur faillit de ce qui pouvait servir à la défense. Que vous en dirai-je,
et qu'irai-je vous conter plus longuement? Par force d'armes les gens de mer attaquèrent le mur et se disposèrent à pénétrer dans la ville. Quand ceux de
Stampace se virent ainsi attaqués, ils accoururent tous de ce côté, abandonnant l'attaque des hommes de cheval; et ainsi les hommes de cheval
s'approchèrent aussi des murs, et se préparèrent à les attaquer également. Que vous dirai-je? Les bannières de l'amiral En Carros et celles du noble En
Raymond Péralta entrèrent dans Stampace, et c'est alors que la bataille fut terrible. Toutefois les habitants de Stampace et une grande partie des gens du
château qui en étaient descendus[20] déployèrent les plus grands efforts à cause de leurs femmes et de leurs enfants qu'ils voyaient périr; mais Notre
Seigneur vrai Dieu voulut les punir de leur méchanceté, et ils furent déconfits de telle manière qu'il ne survécut aucun d'eux, ni de leurs femmes ni de leurs
enfants. Il y périt aussi le capitaine et le châtelain du château, et une grande partie des soudoyers. Les Catalans crurent bien à ce coup pénétrer dans le
château; mais ceux de l'intérieur, voyant le massacre de leurs gens et leur entière destruction, fermèrent les portes et se barricadèrent d'un mur de pierres et
de chaux.[21] Quand les Catalans eurent mis à mort tous les habitants, ils pillèrent le bourg de Stampace pour s'emparer de tout. Et ce qui s'y trouvait
d'argent et d'effets était immense; et ils y firent un tel butin qu'à tout jamais ceux qui s'y trouvèrent en seront dans l'opulence. Cela fait, le lendemain ils
revinrent, et abattirent les murs et les maisons, et mirent tout à raz; et ledit amiral et En R. Péralta ordonnèrent que chacun pût à sa volonté prendre la pierre
et le bois et l'emporter dans la ville et dans le château de Bon-Aria. Chacun incontinent se mit donc à ces objets, qui sur des barques, qui sur des chariots, et
ils les transportèrent à Bon-Aria, et en firent bâtir ou refaire de bonnes maisons. Ils ordonnèrent aussi que l'église des frères mineurs, qui était très riche, fût
démolie, et qu'en l'honneur de monseigneur saint François elle fût transportée à Bon-Aria, et que là fût le couvent des frères mineurs;[22] et que dorénavant
il n'y eût plus de ces frères mineurs, mais des Catalans; que ce fût une province séparée qui ne dépendît d'aucun diocèse; et que tous les ordres religieux qui
existaient en Sardaigne et en Corse ne fussent composés que de Catalans.
Ainsi donc, seigneurs, vous qui entendrez lire ce livre, que votre cœur se pénètre bien de la toute-puissance de Dieu! Voyez quelle vengeance Notre
Seigneur vrai Dieu a exercée en moins d'un an contre ces méchantes gens, dont la perfidie et la déloyauté avaient renouvelé la guerre contre le seigneur roi
d'Aragon qui, par bénignité et par pitié, venait de leur accorder la paix; voyez aussi quelle vengeance Dieu a prise de ce bourg de Stampace, peuplé des plus
maudites gens du monde et des plus grands pécheurs; car il n'est pas de péché que puisse concevoir cœur d'homme, qui n'ait été commis à Stampace; si bien
que la pudeur révoltée en est remontée au trône de Dieu. Si vous me dites: « Mais racontez-nous donc, En Muntaner, quels sont ces crimes? » je vous
répondrai: que là avaient établi leur séjour, et l'orgueil, et l'arrogance, et le péché de luxure sous toutes ses formes; de telle sorte que Dieu a détruit cette
ville comme il avait détruit Sodome et Gomorrhe; et il l'a fait anéantir par le feu, et il l'a fait abattre à raz. Je dirai plus: l'usure s'y exerçait publiquement, et
ils en tenaient comptoir ouvert à qui se présentait. Le péché de gourmandise y était aussi porté plus loin qu'en aucun autre lieu du monde. Ce lieu
abominable approvisionnait constamment toute la Barbarie de fer, d'acier, de toute espèce de bois, de toute espèce de vivres, au grand dam de toute la
chrétienté. Enfin tout corsaire et tout voleur y était le bienvenu, à qui que ce fût qu'il lui eût plu de porter injure. Cotait le réceptacle de tout tripot, et de tant
d'autres méfaits qu'on ne saurait tous les décrire. Voyez aussi quelle vengeance Notre Seigneur vrai Dieu (béni soit-il!) a fait tomber sur eux en un court
espace de temps. Bien fou est donc celui qui n'a peur ni crainte de Dieu! Sans doute Dieu souffre longtemps le mal, mais aussi sa justice couve en secret et
tombe enfin sur les pervers; car, sans une telle rétribution, les bons ne pourraient subsister dans ce monde.
Je cesse de vous parler du château de Cagliari que je laisse pour un instant assiégé, et de ceux du dedans que je laisse tout barricadés, et de Stampace qui gît
renversée, détruite et brûlée, et je reviens à vous parler du seigneur roi d'Aragon et du seigneur infant En Alphonse, et du seigneur roi de Majorque.
CHAPITRE CCLXXXVIII
Comment l'on donna pour tuteur au seigneur roi En Jacques de Majorque, le très haut et pieux seigneur monseigneur En Philippe de Majorque, son oncle,
lequel traita et conclut que le seigneur roi de Majorque aurait pour femme madame Constance, fille du seigneur infant En Alphonse.
Il est vérité, ainsi que vous l'avez vu ci-devant, que, lorsque le seigneur roi En Sanche de Majorque fut trépassé de cette vie, le seigneur infant En Jacques,
fils du seigneur infant En Ferrand, fut placé sur le siège royal; et dès ce moment il s'était appelé roi de Majorque, ainsi qu'il l'est encore à présent et le sera
longtemps, s'il plaît à Dieu.[23] Il fut décidé par les riches hommes, les chevaliers, les prélats, les hommes des cités et des villes, qu'on donnerait pour
tuteur audit, seigneur roi de Majorque, le très haut et très pieux seigneur monseigneur En Philippe de Majorque, son oncle.[24] Et cela fut fait ainsi qu'il
avait été ordonné. Pendant que monseigneur En Philippe exerçait les fonctions de tuteur, il négocia et mena à bonne fin le mariage dudit seigneur roi de
Majorque avec la fille du seigneur infant En Alphonse fils du très haut seigneur roi En Jacques d'Aragon; et pour ce mariage une dispense fut accordée par
le Saint-Père. Et ce mariage fut traité avec grande concorde et grande sympathie d'affection et de parenté, entre la maison d'Aragon et celle de Majorque.
Tous leurs sujets en ont eu, en ont et en auront toujours grande joie, grand plaisir et profit; Dieu veuille par sa merci leur donner à tous deux bonne vie et
santé! Lorsque ce mariage eut lieu, ledit seigneur roi de Majorque n'avait que onze ans et peu de chose de plus; et madame l'infante, nommée madame
Constance, n'avait que Cinq ans et peu de chose de plus. Dieu leur fasse la grâce d'accomplir leur mariage, et leur donne des garçons et des filles qui soient
agréables à Dieu et fassent leur gloire et le bonheur de leurs peuples! Ce mariage fut consenti des deux parties en l'an de l'incarnation de Notre Seigneur
Jésus-Christ mil trois cent vingt-cinq.
Je cesse en ce moment de vous parler du seigneur roi de Majorque et de monseigneur En Philippe, qui régit le royaume au nom du seigneur roi son neveu,
et je vais vous entretenir de nouveau du seigneur roi d'Aragon et du seigneur infant En Alphonse.
CHAPITRE CCLXXXIX
Comment le seigneur roi d'Aragon et le seigneur roi de Majorque envoyèrent de tels secours à Bon-Aria, que tous ceux de Cagliari se tinrent pour perdus,
et comment les Pisans traitèrent de la paix avec ledit seigneur roi et lui livrèrent le château de Cagliari.
Quand le seigneur roi d'Aragon et le seigneur infant En Alphonse virent que méchamment et iniquement les Pisans cherchaient, autant qu'il était en eux, à
se procurer des secours de toutes parts, afin de pouvoir faire lever le siège du château de Cagliari, ils résolurent de faire construire des galères et des térides
et ordonnèrent que journellement des cavaliers et fantassins seraient expédiés en Sardaigne. Et de plus, lorsque le mariage du seigneur roi de Majorque fut
fait et conclu, on arma six galères et deux nefs à Majorque, qu'on envoya, avec un grand nombre de troupes, au nom du seigneur roi de Majorque, au
secours du château de Bon-Aria. Il s'y rendit aussi beaucoup de nefs, lins et térides de Catalogne, tous chargés de braves gens; si bien que, en très peu de
jours, le seigneur roi d'Aragon et le seigneur infant y eurent envoyé tant de cavalerie et tant d'autres gens, et tant de térides et tant de galères, que ceux qui
étaient dans le château se tinrent pour morts et firent dire à la commune de Pise de les secourir promptement, sans quoi ils ne pouvaient plus tenir. Les
Pisans, sachant les grandes forces que le seigneur roi d'Aragon y avait envoyées, regardèrent toute leur affaire comme perdue, et pensèrent que désormais,
loin d'avoir aucune possibilité de sauver le château, ils devaient au contraire se trouver fort heureux si le seigneur roi d'Aragon les laissait vivre en paix
dans la cité de Pise. Ils envoyèrent donc des gens munis de pleins pouvoirs vers le seigneur roi d'Aragon. Ces messagers vinrent à Barcelone, où ils
trouvèrent ledit seigneur roi; et là ils le supplièrent très humblement, lui et le seigneur infant, qu'il leur plût de leur pardonner ce qu'ils avaient fait contre
eux, promettant de lui rendre le château de Cagliari et tout ce qu'ils avaient encore dans la Sardaigne.
Ledit seigneur roi et ledit seigneur infant, pleins de pitié, ainsi qu'ils le furent et le sont toujours et ainsi que leurs prédécesseurs ont été constamment
remplis de pitié, de charité et de miséricorde, leur accordèrent leur demande et signèrent la paix avec eux, sous la condition qu'ils lui rendraient
immédiatement et absolument le château de Cagliari et tout ce qu'ils possédaient en Sardaigne. Le seigneur roi, de son côté, voulut bien leur accorder la
faveur de commercer dans toute la Sardaigne et par tous les pays qui lui appartenaient, sauvement et sûrement, sauf par eux toutefois, à payer les péages,
leudes et droits imposés ou à imposer par le seigneur roi. Il leur fut aussi permis d'avoir des consuls et lieutenants dans les cités du seigneur roi, ainsi que
les Catalans en ont et devaient continuer à en avoir dans la cité de Pise.[25]
La paix ainsi faite, les Pisans, fort satisfaits d'avoir obtenu merci du seigneur roi et du seigneur infant, partirent pour remettre le château de Cagliari au
seigneur roi d'Aragon et aux chevaliers que le seigneur roi y envoya en son nom pour recevoir ce château, aussi bien que tous les lieux qui tenaient encore
pour eux et qu'ils devaient rendre également.
CHAPITRE CCXC
Comment, en tout temps, Dieu punit tout homme qui viole la paix; comment les Pisans rendirent le château de Cagliari au seigneur roi d'Aragon, et en son
nom au juge d'Arborée, et sortirent par la porte de mer; et comment l'étendard royal et les penons flottèrent sur la tour de Saint Pancrace.
Vous avez pu voir comment, par leur propre malice, ils se sont eux-mêmes détruits; car s'ils n'eussent pas rompu la première paix qu'ils avaient faite avec le
seigneur roi, il se pourrait qu'ils possédassent encore le château de Cagliari et autres lieux; mais, ainsi que vous l'avez vu, ils coupèrent eux-mêmes les
verges dont ils furent frappés. Or, que chacun tienne donc pour bien certain, que celui qui viole la paix transgresse les commandements de Dieu, qui paix a
laissée et paix veut. Qu'on fasse donc mûre attention à ce qu'on promettra dans des engagements de paix; car il faut tenir fermement ce qu'on a promis ou
juré, et on ne doit en rien aller contre; et si on le fait, on ne le fera pas pour son bien, car Dieu sera contraire à tout ce qu'on fera ainsi.
Que vous dirai-je? Les messagers de Pise et les autres chevaliers que le seigneur roi avait désignés allèrent tant, qu'ils arrivèrent au château de Cagliari; et
ils envoyèrent un message au juge d'Arborée, qui était procureur général en Sardaigne pour le seigneur roi d'Aragon. Il arriva aussitôt au château de Bon-
Aria, et là se trouva aussi En Philippe Boyl, qui était capitaine de la guerre pour le seigneur roi, et En Boxados, qui remplaçait l'amiral. Les envoyés de Pise
s'abouchèrent avec ceux du château de Cagliari et le lundi, neuvième jour de juin de l'an de l'incarnation de Notre Seigneur Jésus-Christ mil trois cent
vingt-six, ils remirent ledit château de Cagliari audit seigneur roi d'Aragon, et pour lui audit juge d'Arborée et audit noble En Béranger Carros et audit En
Philippe Boyl et audit En Boxados, lesquels entrèrent dans ledit château de Cagliari avec quatre cents cavaliers armés et douze mille varlets,[26] tous
Catalans. Ils entrèrent par la porte de Saint Pancrace, et les Pisans sortirent par la porte de mer et s'embarquèrent sur quatre galères et une nef que lesdits
officiers du seigneur roi leur avaient fait préparer et qui les portèrent à Pise.
Quand lesdits officiers furent entrés, le noble En Béranger Carros et les autres gens du seigneur roi hissèrent sur la tour de Saint Pancrace un grand
étendard royal aux armes dudit seigneur roi, et ensuite, sur chacune des tours, ils placèrent de petits penons royaux. Et, par une faveur particulière de Dieu,
au moment où lesdits étendards et penons furent hissés sur lesdites tours, il ne faisait pas un souffle de vent; mais, dès qu'ils furent arborés, le vent tourna
au garbin,[27] le plus beau garbin du monde, qui s'en vint enfler gracieusement toutes les bannières et tous les penonceaux; et ce fut le plus beau coup d'œil
qui fût jamais pour ceux qui veulent du bien à la maison d'Aragon, mais bien triste pour leurs adversaires. On en tonna à grands cris force laus Domino; et
il y avait au dedans tant et tant de Catalans, et au dehors tant et tant de Sardes, en y joignant ceux de Bon-Aria qui tous répondaient à la fois à ces cris, que
le ciel et la terre paraissaient s'abîmer.
Lesdits officiers dudit seigneur mirent si bien ledit château en bon état, en y plaçant beaucoup de bonnes gens de pied et de cheval, que désormais Dieu y
sera toujours servi et honoré, et qu'on n'y trouvera que des gens de vérité et de justice; de telle sorte qu'avec l'aide de Dieu la maison d'Aragon en recevra à
toujours honneur.
Ainsi les Catalans peuvent faire compte qu'avec cette même aide de Dieu ils seront perpétuellement les seigneurs de la mer, sous la condition toutefois que
le seigneur roi, les seigneurs infants ses fils et tous leurs sujets reconnaîtront que cela leur vient de la grâce de Dieu, qu'ils ne s'en enorgueilliront pas, et
qu'ils ne s'imagineront pas que cette gloire, et tant d'autres que Dieu leur accordera, leur soient venues par leur propre mérite et leur propre puissance, mais
bien que tout cela est un effet du pouvoir et de la grâce de Dieu. Et si dans cette bonne pensée se nourrit constamment le cœur desdits seigneurs et de leurs
sujets, faites compte que toutes leurs affaires iront toujours de bien en mieux; car il n'y a rien de réel dans ce monde que le pouvoir de Dieu, (béni soit-il et
sa mère madame sainte Marie!), qui leur a fait cette grâce.
Tandis que les Catalans faisaient ainsi grande fête à Cagliari et au château de Bon-Aria, les Pisans, dolents et marris, s'embarquaient et retournaient à Pise,
aussitôt après avoir remis le château et autres lieux qui tenaient pour eux en Sardaigne. Dieu veuille, par sa merci, nous accorder plus de joie qu'on n'en eut
à Pise quand ils y virent rentrer leurs gens! Toutefois ils se réconfortèrent avec l'idée qu'ils avaient obtenu la paix avec le seigneur roi d'Aragon; car ils se
regardaient tous comme perdus s'ils n'eussent eu la paix avec ledit seigneur roi. A l'avenir, eux et les autres gens des communes feront que sages s'ils
évitent d'avoir guerre avec ledit seigneur roi. Ainsi Pise recouvra tous les prisonniers qui avaient été faits à Bon-Aria, et aussi les Génois de Savonne.
Vous pouvez voir à présent à quelle fin est venue cette association entre les Pisans et les Génois réfugiés à Savonne, et le tout par leur mauvaise conduite.
Et qu'ils s'attendent à recevoir le même châtiment de Dieu, ceux qui ne marchent pas dans la voie de la justice et de la vérité; car voyez comment ceux-ci
furent confondus et abattus à cause de leurs mauvaises actions, tandis que Notre Seigneur vrai Dieu, en récompense de la loyauté et de la justice qui sont
dans la maison d'Aragon, lui a accordé, lui accorde et lui accordera ses grâces comme il se plaît à le faire. Et parmi les autres grâces que Dieu a faites au
seigneur roi d'Aragon En Jacques, il lui a fait la grâce d'avoir, de madame la reine Blanche, qui fut fille du roi Charles[28] (comme je vous ai dit ci-dessus)
et qui fut une dame sainte et bonne, cinq fils et cinq filles, qu'il a vus tous et toutes de son vivant élevés et dotés, et je vous dirai de quelle manière et
comment.
Le fils aîné, qui se nommait l'infant En Jacques, fut procureur général de tous les royaumes au nom du seigneur roi son père. Et tout le temps qu'il exerça
ladite procuration, il maintint fermement la justice envers les grands comme envers les petits. Et après avoir exercé cette autorité, il renonça à tous les
royaumes et au monde; et pour la gloire de Notre Seigneur vrai Dieu, il prit l'habit de l'ordre de la chevalerie de Muntesa, et vit et vivra, s'il plaît à Dieu,
toute sa vie au service de Dieu dans ledit ordre.[29] Ainsi, dorénavant, nous n'avons plus à parler de lui, puisqu'il a abandonné toute seigneurie qu'il pouvait
posséder en ce monde pour posséder le royaume de Dieu; puisse Dieu, dans sa merci, lui faire la grâce de l'obtenir! Amen.
Le second fils du seigneur roi, nommé l'infant En Alphonse, est celui dont je vous ai ci-devant parlé. Après que le seigneur infant En Jacques eut renoncé à
l'héritage de son père, l'infant En Alphonse reçut le titre de premier-né,et fut reconnu, après le seigneur roi son père, pour seigneur et roi de tous les
royaumes du seigneur roi son père et de tout le pays; et il fit, comme vous l'avez ouï ci-devant, la conquête de la Sardaigne; et il a toujours marché et
marchera toujours dans la voie de la vérité et de la justice; car c'est le plus gracieux seigneur du monde et le meilleur chevalier de sa personne qui fût
jamais au royaume d'Aragon, quoiqu'il y en ait eu beaucoup de bons; mais il en a toujours été ainsi avec cette bienheureuse maison qui, par la grâce de
Dieu, va toujours de bien en mieux, et fera toujours de même par la suite, s'il plaît à Dieu.
CHAPITRE CCXCI
Comment la dame Infante, femme du seigneur infant Alphonse, trépassa de cette vie, après qu'il en eut eu l'infant En Pierre et l'infant En Jacques, et une
fille; et comment l'auteur continue à énumérer les cinq fils du seigneur roi En Jacques d'Aragon et de madame la reine Blanche.
Ce seigneur infant En Alphonse eut pour femme une des plus nobles dames d'Espagne qui ne fût pas fille de roi, et la plus riche. C'était la fille du très noble
En Gombaud d'Entença. Elle lui apporta le comté d'Urgel, toute la baronnie d'Antillon et toute la baronnie de son père[30] En Gombaud. Chacune de ces
baronnies est de grande maison. Il fut ainsi fort bien marié avec une femme très noble et très riche, et qui fut une des plus sages dames du monde; et de sa
sagesse on pourrait faire un gros livre. Elle fut aussi très bonne chrétienne, et fit beaucoup de bien en sa vie pour la gloire de Dieu. Et le seigneur infant eut
de cette dame, à laquelle il survécut,[31] deux fort gracieux enfants, dont l'aîné fut nommé l'infant En Pierre, et le plus jeune l'infant En Jacques. Il en eut
aussi une fille qui est reine de Majorque, et qui, toute petite qu'elle était et à peine âgée de cinq ans, fut mariée au seigneur roi En Jacques de Majorque. Et
toutes ces choses elle les vit terminées de son vivant. Puis, ainsi qu'il plut à Dieu, ladite dame infante, femme du seigneur infant En Alphonse, trépassa de
cette vie dans la ville de Saragosse, le dernier mardi d'octobre de l'an mil trois cent vingt-sept, et elle fut ensevelie le lendemain, qui était le jour de la fête
des bienheureux apôtres saint Simon et saint Jude, dans l'église des frères mineurs de Saragosse. Dieu veuille en sa merci avoir son âme, comme il doit
recevoir celle d'une bienheureuse et sainte dame! car elle reçut la communion et l'extrême-onction, et avait été plusieurs fois confessée, en bonne catholique
qu'elle était et agréable à Dieu et au monde; et Dieu la voulut avoir en son royaume toute enfant et toute jeune. Dans la cité de Saragosse on fit pour cette
mort grand deuil et grandes lamentations. Et ainsi termina-t-elle ses jours au service de Dieu, ainsi qu'il lui plut de l'ordonner. L'autre fils dudit seigneur roi
d'Aragon est nommé l'infant En Jean; il est archevêque de Tolède; c'est un des meilleurs chrétiens du monde. Aussi Dieu, pendant sa vie, opéra-t-il de
grandes choses par lui; et c'est un des prélats les mieux doués du monde, soit pour la prédication, soit dans toutes sciences, soit en fous avantages qu'un
saint homme plein de bonté et d'honneur doit posséder. Que Dieu, par sa grâce, daigne le maintenir ainsi[32]!
Le quatrième fils se nomme l'infant En Pierre; c'est le seigneur le mieux doué, le plus savant et le plus habile parmi les plus habiles du monde, quoique tout
jeune, il est fort accompli en toutes bonnes choses, et le seigneur roi son père lui a donné seigneurie, et a tant fait en sa faveur, qu'il l'a fait comte
d'Ampurias et de Ribagorça;[33] et chacun de ces comtés est bon et noble, et de plus il doit lui donner un très noble château et une très noble terre dans le
royaume de Valence; de sorte qu'on peut bien dire qu'il est aussi bien doté que fils de roi qui ne soit pas roi.
Le cinquième fils dudit seigneur roi En Jacques d'Aragon est nommé En Raymond Béranger.[34] ÏI est, comme ses frères, très intelligent et très bien doué;
car on ne pourrait trouver au monde aucune personne de son âge aussi accomplie en toutes grâces et qualités; et le roi son père lui a donné seigneurie et l'a
fait comte de Prades et seigneur de la baronnie d'En G. d'Entença, et de plus lui a donné une fort belle terre dans le royaume de Murcie; et ainsi on peut dire
qu'il est très noblement et honorablement doté, et qu'il peut mener la vie qui convient à fils de roi. Ledit seigneur roi voit donc de son vivant tous ses
enfants bien pourvus.
L'aînée,[35] il l'a donnée au seigneur Infant don Pierre de Castille, fils du roi don Sanche de Castille.[36]
La seconde, il l'a mariée au noble don Juan, fils de l'infant don Manuel de Castille.[37]
La quatrième[39] est entrée dans l'ordre de Sixena, qui est le plus noble ordre de femmes qui soit en Espagne, et l'infante est abbesse de cet ordre, en sainte
dame qu'elle est ».
CHAPITRE CCXCII
Comment le seigneur roi En Jacques d'Aragon, après s’être plusieurs fois confessé et avoir reçu les sacrements de l'église, trépassa de cette vie; comment il
fut inhumé à Sainte-Croix; et comment le royaume d'Aragon et de Valence demeura au seigneur infant En Alphonse.
Ainsi le seigneur roi En Jacques put voir, de son vivant, tous ses enfants bons, beaux et sages envers Dieu et envers le monde; et quand il eut vu tout cela,
et que Dieu lui eut fait cette grâce, il lui survint une telle et si grave maladie, qu'il en souffrit grandes douleurs. Aussi, à beau coup de reprises, en bon, sage
et gracieux seigneur, et plein de la sainte foi catholique, il se confessa, communia, reçut l'extrême-onction, et enfin tous les sacrements de la sainte Eglise.
Et les ayant reçus dans la plénitude de son bon jugement et de sa bonne mémoire, il croisa ses mains, embrassa la croix, et déposa son âme entre les mains
de Notre Seigneur Jésus-Christ, le lundi deuxième jour de novembre de l'an mil trois cent vingt-sept, à l'heure où on allumait les cierges. Notre Seigneur
vrai Dieu et sa benoîte mère madame sainte Marie, et toute la cour céleste reçurent son âme et la déposèrent avec celles des fidèles dans la gloire.
Ainsi, ledit seigneur roi En Jacques d'Aragon mourut à Barcelone le jour dessus dit, et laissa son corps au monastère de Sainte-Croix, où reposait le corps
du bienheureux roi En Pierre, son père. Son corps fût porté, avec grande solennité, et parmi les pleurs abondants, les grands cris et les grandes douleurs de
tous ses sujets, audit monastère de Sainte Croix, où il fut enterré; et là se trouvèrent ses fils, une partie de ses filles et des prélats, et un grand nombre des
premiers personnages de son royaume. Dieu veuille, par sa grâce, tenir en sa garde et sous sa protection, et à jamais, ses fils et tous ses peuples! Quant à lui,
il est en bon lieu. Il naquit heureusement pour le bien de son âme et pour le bonheur de ses peuples. Il eut un bon commencement, un bon milieu, et il a fait
une fin encore meilleure, et le tout par la foi, la bonté et la vérité dont il était plein; voyez aussi la grâce que Dieu lui a faite.
Chacun doit donc s'efforcer de faire le bien; car Dieu le voit. Et ainsi il est nécessaire que désormais le seigneur roi En Alphonse, roi d'Aragon, de Valence,
de Sardaigne, et comte de Barcelone et d'Urgel, son fils, s'efforce de faire beaucoup de bien; car tel est le miroir qu'il a reçu du seigneur roi son père. Et lui
aussi il a eu un tel commencement que de bien en mieux marchent toutes ses affaires; et ainsi marcheront-elles, s'il plaît à Dieu, et, s'il est ainsi qu'il doit
l'être, le père et le protecteur de ses frères, et s'il se rappelle qu'il n'y a pas au monde de fils de rois ni de reines qui soient nés de meilleur père et de
meilleure mère qu'ils ne le sont, et qu'ils sont tous sortis d'un même ventre. Fasse aussi le seigneur Dieu, par sa grâce, qu'il ail à cœur de soutenir le
seigneur roi En Frédéric son oncle, et ses fils qui sont ses cousins germains des deux côtés, et qu'il ne permette jamais qu'on enlève la Sicile à celui qui la
gouverne; car, tant qu'il plaira à Dieu et à lui, cette maison se soutiendra ferme et inébranlable, pour la gloire de Dieu et pour la sienne, et pour celle de tout
son lignage, et pour le plus grand bien de ses sujets. Et il peut se regarder véritablement comme roi d'Aragon, de Valence, de Sardaigne, de Corse, de
Majorque et de Sicile. N'est-il pas en effet le chef supérieur de tous, et tous ne sont-ils pas à ses ordres? Car s'il le désire, le royaume de Majorque est aussi
bien à ses ordres que l'est celui d'Aragon, et il en est de même de celui de Sicile. Tant qu'il lui plaira donc que ces royaumes soient et se tiennent en faveur
de sa maison, que lui, le seigneur roi de Majorque et le seigneur roi de Sicile soient d'une même volonté et d'une même alliance, comme ils doivent l'être, et
ils peuvent compter qu'ils seront supérieurs à tous les rois et princes du monde, aussi bien chrétiens que Sarrasins, et aussi à toutes les communes. S'il
arrivait au contraire, ce qu'à Dieu ne plaise! Qu’ils fussent divisés entre eux, soyez sûrs qu'à l'aide de l'un on anéantirait l'autre. Il convient donc que le
seigneur roi En Alphonse d'Aragon mette bien dans son cœur que toute assurance d'avenir et toute vérité est en Dieu, puis en lui-même qui est le chef
supérieur de tous. Et puisse-t-il bien avoir en mémoire le proverbe catalan, qui dit: Ne sont pas nos amis tous ceux qui rient à notre face!
Ces maisons de Majorque et de Sicile, qui portent ses armes et qui doivent vivre et mourir avec lui, qu'il les dirige donc et les protège contre tous les
hommes du monde; que des méchants ne versent pas d'autres pensées en son cœur; qu'il se rappelle l'exemple du faisceau de joncs, qui s'applique
particulièrement à eux; que Dieu, par sa divine bonté, dirige leurs cœurs et leurs intentions, et les comble tous de ses grâces! Amen.
Si quelqu'un me disait ici: « En Muntaner, quel est donc cet exemple du faisceau de joncs? » je répondrais: c'est que si vous liez un faisceau de joncs bien
fortement ensemble d'une corde, et que vous vouliez ensuite les en arracher tous ensemble, je vous dis que dix hommes, avec quelque force qu'ils tirent, ne
les en arracheront pas, dussent-ils prendre plus d'hommes encore avec eux; mais si vous déliez la corde, un enfant de huit ans arracherait tout le faisceau, de
jonc en jonc, de manière qu'il n'y resterait pas un seul jonc. C'est ce qu'adviendrait de ces trois rois; car s'il naissait entre eux division et discorde, ce qu'à
Dieu ne plaise! Soyez sûrs qu'ils ont de tels voisins que ces derniers songeraient bientôt à les épuiser, d'abord l'un, puis l'autre. Il est donc bien nécessaire
qu'ils se mettent en garde contre ce danger; car tant qu'ils seront tous d'une même volonté et d'une même alliance, ils n'auront à redouter aucune puissance
au monde, et comme je vous l'ai déjà dit, ils seront au contraire toujours supérieurs à leurs ennemis.
CHAPITRE CCXCIII
Comment le seigneur roi En Alphonse d'Aragon vint avec tous ses frères et riches hommes à la ville de Mont Blanc, où il tint conseil pour savoir en quelle
partie de ses possessions il irait; comment il se rendit à Barcelone, et prêta serment aux usages et libertés garantis à tout Catalan, et comment les Catalans
lui prêtèrent serment en qualité de chef et seigneur.
Je vous reparlerai à présent du seigneur roi En Alphonse, par la grâce de Dieu, roi d'Aragon, de Valence, de Sardaigne et de Corse, et comte de Barcelone.
Après que ledit seigneur roi son père, à qui Dieu veuille donner sa sainte gloire! fut inhumé avec toute la solennité qui était due, ledit seigneur roi En
Alphonse, avec tous ses frères, tous les prélats, riches hommes, chevaliers, et citoyens notables, se rendit à la ville de Mont Blanc, et là il tint conseil pour
savoir où il irait: s'il se rendrait en Aragon ou au royaume de Valence, ou s'il s'en retournerait à Barcelone; car il voulait s'acquitter de son devoir envers
chacune de ces provinces, ainsi que l'avaient fait ses prédécesseurs. Et là il fut finalement décidé que, pour recevoir l'hommage des prélats, riches hommes,
chevaliers, citoyens et hommes des villes, et de tous ceux qui avaient quelque tenance de lui en Catalogne, il se rendrait à Barcelone, et que là il aurait
parlement et conférence avec tous les Catalans. Ainsi le roi s'en alla à la bonne heure à Barcelone, accompagné de tous les prélats, riches hommes,
chevaliers, citoyens et hommes de villes; puis il fit dire à ceux qui avaient quelque tenance de lui et ne se trouvaient pas présents, de se rendre près de lui à
Barcelone. Et pendant ce temps il alla visiter plusieurs places; si bien qu'il se trouva à Barcelone pour la bienheureuse fête de la Noël, laquelle fête se passa
avec peu de joie et de déduits, en raison de la mort du seigneur roi son père. Après la fête, il fit à Barcelone tout ce qu'il avait à y faire, et il jura
complètement et fort gracieusement de maintenir les usages, libertés et franchises de tous les Catalans. Et ils lui prêtèrent ensuite serment de fidélité
comme à leur seigneur et à l'héritier du très haut seigneur roi En Jacques son père, à qui Dieu fasse part de sa sainte gloire!
CHAPITRE CCXCIV
Comment le seigneur roi En Alphonse d'Aragon ordonna que les prélats, riches hommes et chevaliers de son royaume Tussent à Saragosse, au jour de
Pâques, parce qu'il voulait se faire chevalier, et prendre la bienheureuse couronne du royaume.
Tout cela terminé, il pensa que, de même que les saints apôtres et disciples de Notre Seigneur vrai Dieu Jésus-Christ étaient demeurés inconsolables, ainsi
ses sujets avaient été plongés dans une grande tristesse à cause de la mort du seigneur roi son père; et que, comme l'avait fait Jésus-Christ, il devait, lui, le
jour de Pâques premier venant, dimanche trois d'avril de l'an mil trois cent vingt-huit, réconforter et réjouir et lui-même, et ses frères, et ses sujets. Il
ordonna donc que, ce jour de Pâques, les prélats, riches hommes, chevaliers, messagers étrangers, citoyens et hommes des bonnes villes de ses royaumes,
se trouvassent dans la cité de Saragosse; et il annonça que ce saint jour il se ferait armer chevalier et prendrait la benoîte et bien fortunée couronne, avec la
plus grande solennité et la plus grande pompe qu'ait jamais déployée aucun roi, soit en Espagne, soit ailleurs, autant que je puis le savoir. Et à ce sujet il fit
écrire des lettres qu'il envoya par tous ses royaumes aux prélats, riches hommes, chevaliers et hommes des villes
CHAPITRE CCXCV
Comment le roi En Alphonse partit de Barcelone, vint en la cité de Lérida, et visita une grande partie de ce pays; comment les rois de Tlemcen et de
Grenade lui offrirent des présents et de riches joyaux; et comment tous les nobles hommes commencèrent à s'appareiller pour se rendre au couronnement à
Saragosse
Ces lettres missives écrites et expédiées, il partit de Barcelone et s'en alla dans la cité de Lérida. Il visita une grande partie de ce pays, et chacun se disposa
à se rendre à ladite bienheureuse fête de son couronnement. Et ce ne furent pas seulement les barons de ses royaumes qui s'appareillèrent pour y venir, mais
il y vint aussi de la Sardaigne le fils du juge d'Arborée, l'archevêque d'Arborée et deux neveux dudit juge. Avec eux vint aussi sur trois galères armées
l'honorable En Boxados, amiral dudit seigneur roi d'Aragon et gouverneur de Sardaigne, et beaucoup d'autres notables personnages. Il y arriva aussi des
envoyés avec de riches présents et joyaux de la part du roi de Tlemcen, et aussi des envoyés avec de riches joyaux et présents de la part du roi de Grenade,
et beaucoup de notables hommes de Castille. Et il en serait venu davantage, si ce n'eût été qu'il y avait alors guerre entre le roi de Castille et le noble don
Juan Manuel, fils de l'infant don Manuel de Castille. Il y vint aussi beaucoup de très honorables personnages de Navarre de Gascogne, de Provence et de
grand nombre d'autres pays. Enfin si nombreuse fut la multitude de gens qui se trouvèrent réunis à Saragosse, ledit jour de la sainte fête de Pâques, qu'on
estima bien qu'il y avait certainement plus de trente mille chevaucheurs.
Le seigneur roi En Alphonse était arrivé à Saragosse la semaine des Rameaux; ensuite y arriva le seigneur archevêque de Tolède, son frère; puis le seigneur
infant En Pierre, son frère, comte de Ribagorça et d'Ampurias, avec plus de huit cents hommes à cheval; puis le seigneur infant En Raymond Bérenger, son
frère, comte de Prades, avec cinq cents hommes à cheval.
II y vint ensuite le noble don Jacques de Exirica, avec cinq cents hommes à cheval; et son frère, don Pedro de Exirica, avec deux cents hommes achevai; et
le noble En R. Folch, vicomte de Cardona, aussi avec grand nombre d'hommes à cheval, et le noble A. Roger, comte de Pallars, avec une nombreuse suite
d'hommes à cheval et à pied; et le noble En Lope de Luna, avec grand nombre d'hommes à cheval, et En Dalmau, vicomte de Castellnou, suivi aussi d'une
bonne compagnie de cavaliers et de beaucoup d'autres bonnes gens; et le noble En Othe de Moncada, avec une bonne suite de bons cavaliers; et le noble En
G. d'Anglesola, avec une nombreuse suite; et le noble En Bérenger d'Anglesola; et En R. de Cardona; et le noble En G. de Cervello; et les nobles En
Ximénès Corneyll, En Pierre Corneyll et En R. Corneyll; les nobles En Pedro de Luna, En Jean Ximénès de Roca, En Philippe de Castro, En Amoros de
Ribelles, En G. d'Arill et le noble vicomte de Villamur; En Pons de Caraniany; le noble En Gillabert de Cruylles, le noble En Alphonse-Ferdinand d'Ixer, le
noble En P. Ferdinand de Vergar, le noble En Bertrand de Castellot, le noble En P. d'Almenara, le noble En Gomb de Trameset, le noble En Artalet de
Fosses, le noble En Ximénès Pérez d'Arénos, le noble En Sandorta d'Arénos, le noble En Ferrand d'Abeylla, le noble En Jofroi, vicomte de Rocaberti, et le
noble En Béranger Cabrera, vicomte de Monsoriu. Et tous y venaient très richement accompagnés de bonnes troupes de cheval et de pied; mais un
messager leur ayant apporté la nouvelle que la comtesse d'Ampurias, tante dudit noble En Bérenger de Cabrew, était morte, ils durent rester eux-mêmes;
toutefois il y en eut beaucoup de leur suite qui s'y rendirent.
Il y vint aussi le noble don Pierre de Régal et beaucoup d'autres nobles d'Aragon, de Catalogne, du royaume de Valence, du royaume de Murcie et des
autres provinces, tous avec un grand nombre d'hommes à cheval; et «4 en vint tant et tant, qu'il serait trop long de les dénombrer et décrire.
Il y vint aussi, avec grand nombre d'hommes à cheval, le grand-maître de Calatrava, le grand-maître de l'ordre de Muntesa, le commandeur de Muntalba et
le noble frère Sanche d'Aragon, castelain d'Amposta, de l'ordre de chevalerie de l'hôpital Saint-Jean.
Là aussi se trouvèrent le susdit archevêque de Tolède, le seigneur archevêque de Saragosse, le susdit archevêque d'Arborée, le seigneur évêque de Valence,
l'évêque de Lérida, l'évêque d'Osca, l'évêque de Tarazona et beaucoup d'autres évêques, abbés et prieurs.
Nous nous y rendîmes également, nous autres six qui étions députés par la cité de Valence, escortés d'une suite nombreuse. Tous les jours nous donnions
l'avoine à nos propres montures, qui étaient au nombre de cinquante-deux, et nous avions bien cent douze personnes avec nous. Nous emmenâmes des
trompettes, des joueurs de timbales, des joueurs de nafils[41] et de flûtes douces, tous à la livrée royale et avec fanons royaux, et tous montés de beaux
chevaux. Et chacun de nous six nous amenions avec nous nos fils et nos neveux en costume de tournoi. Et nous tînmes maison ouverte depuis notre départ
de Valence jusqu'au jour de notre retour, pour tous ceux qui voulaient manger avec nous. Nous donnâmes à chacun des jongleurs de la cour des habits de
drap d'or et autres. Nous y apportâmes cent cinquante brandons de Valence, chacun de douze livres, et nous les Cimes tous verts avec les écussons royaux.
Il y eut aussi six prud'hommes pour la cité de Barcelone, tous en bel arroi et bien ordonnes, et avec de très beaux brandons.
Il y en eut aussi quatre de la cité de Torloxe, et également des autres cités et bonnes villes de toutes les provinces dudit seigneur roi. Et chacun s'efforçait
d'y paraître honorablement. Que vous en dirai-je? Jamais, en Espagne, il n'y eut si belle réunion de bonnes gens en un seul lieu qu'il y eut là.
CHAPITRE CCXCVI
Des nobles que le seigneur roi En Alphonse arma chevaliers nouveaux à son couronnement, et de ceux qu'armèrent l'infant En pierre et l'infant En R.
Bérenger, et de beaucoup d'autres chevaliers nouveaux qui furent alors armés.
Je vous ai déjà parlé d'une partie des prélats, et riches hommes, et autres bonnes gens qui se réunirent à cette fête; il convient maintenant que je vous
nomme les nobles que ledit seigneur roi arma chevaliers nouveaux dans ce bienheureux jour; puis les nobles que le seigneur infant En Pierre et le seigneur
infant En Bérenger armèrent aussi chevaliers. Le noble En Folch et chacun de ces nobles armèrent à leur tour beaucoup de chevaliers nouveaux. Et vous
allez entendre comment le tout fut ordonné.
Premièrement le roi arma chevalier, ce jour-là, le noble don Jacques d'Exirica; et ledit noble arma vingt chevaliers.
Ensuite le seigneur roi arma chevalier le noble fils du juge d'Arborée; et il fut ordonné qu'aussitôt son retour en Sardaigne, il armerait vingt chevaliers
nouveaux, dix Catalans et dix Aragonais, lesquels il doit apanager en Sardaigne,[42] ne pouvant le faire pendant cette cour plénière, attendu qu'il n'aurait
pas le temps de s'y préparer; mais autant vaut, puisqu'il les a reçus de sa maison et les doit armer chevaliers, et leur doit donner apanage en Sardaigne.
Après cela, le seigneur roi arma chevalier le noble En Raymond Folch, vicomte de Cardona et ledit noble arma trois nobles chevaliers, savoir: En Raymond
de Cardona, son frère, le noble En Amoros de Ribelles, et le noble Pierre de Régal; puis chacun de ces nobles arma dix chevaliers.
Ensuite ledit seigneur roi fit chevalier le noble En Lope de Luna; et ledit noble arma aussitôt vingt chevaliers.
Ensuite le roi fit chevalier le noble A. Roger, comte de Pallars; et ledit noble arma aussitôt vingt chevaliers.
Ensuite le seigneur roi arma chevalier le noble Alphonse-Ferdinand, seigneur d'Ixer; et ledit noble arma aussitôt quinze chevaliers.
Ensuite le seigneur roi arma chevalier le noble En G. d'Anglesola; et ledit noble fit aussitôt dix chevaliers.
Ensuite le seigneur roi arma chevalier le noble don Juan Ximénès de Roca; et ledit noble arma aussitôt dix chevaliers.
Ensuite le seigneur roi arma chevalier le noble En Bérenger d'Anglesola; « ledit noble arma aussitôt dix chevaliers.
Ensuite le seigneur roi arma chevalier le noble En Pierre de Corneyll; et ledit noble fit aussitôt dix chevaliers.
Ensuite le seigneur roi arma chevalier Guillaume de Cervello; et ledit noble fit aussitôt dix chevaliers.
Ensuite le seigneur roi arma chevalier le noble En Othe de Moncada; et ledit noble fit aussitôt dix chevaliers.
Quand le seigneur roi eut fait chevaliers ces riches hommes, le seigneur infant En Pierre arma chevalier le noble En Dalmau, vicomte de Castellnou; et ledit
vicomte arma aussitôt dix chevaliers. Ensuite ledit infant En Pierre arma chevalier le noble En G. d'Aril; et ledit noble fit aussitôt dix chevaliers. Ensuite
ledit seigneur infant En Pierre arma chevalier le noble vicomte de Villamur; et ledit noble fit aussitôt dix chevaliers. Ensuite ledit infant En Pierre arma
chevalier le noble Gilabert de Cruylles; et ledit noble arma aussitôt six chevaliers.
Après quoi l'infant En Raymond Bérenger se leva et arma nouveaux chevaliers trois riches hommes; et chacun de ceux-ci en arma aussitôt, qui dix, qui
huit. Et lesdits nobles que le seigneur infant En Raymond Bérenger arma chevaliers, furent les premiers qu'il ait jamais faits.
Que vous dirai-je? Lorsque ces seigneurs et ces riches hommes eurent armé ces nouveaux chevaliers, d’autres riches hommes de Catalogne et d'Aragon
armèrent beaucoup d'autres chevaliers. Je puis vous dire que j'y comptai deux cent cinquante-six nouveaux chevaliers, sans y compter les nobles. Et bien
certainement il y en eut beaucoup plus qu'un homme n'en pourrait compter, tant la presse était grande. Et tous ces nouveaux chevaliers furent habillés de
drap d'or avec fourrures de menu-vair; lesquels vêtements ils donnèrent aux jongleurs, et puis ils se revêtirent d'autres habillements de velours rouge; et
tous eurent des manteaux fourrés de menu-vair et d'hermine, des cottes et jupons de velours rouge et de longues robes. Quant aux chevaux, je ne vous en
parlerai pas, car jamais nulle part on ne vit si beaux harnais et freins.
Il fut ordonné qu'en sortant de l'église, chacun des riches hommes chevaucherait accompagné de ses chevaliers nouveaux. Ils se rendirent ainsi à l'Aljaferia,
qui est un palais du seigneur roi, et nul ne chevauchait à côté de ces chevaliers nouveaux. Et chaque riche homme chevauchait en avant des chevaliers
nouveaux qu'il avait armés, monté sur son plus beau cheval. Qui voulait voir de beaux et bons chevaux et en bel arroi, c'était là qu'il les pouvait bien voir.
Devant eux s'avançaient à cheval des fils de chevaliers, portant chacun l'épée de son seigneur, de son frère ou de son parent, qui était le chevalier nouveau;
et derrière eux les suivaient d'autres fils de chevaliers, aussi à cheval, portant leurs armes; et nul autre n'osait se mêler à cette chevauchée. Chaque troupe
marchait ainsi au son de ses trompettes, timbales, flûtes, cymbales et de beaucoup d'autres instruments.
Il s'y trouvait aussi bien d'autres jongleurs, qui vêtus en chefs de sauvages et à cheval, qui autrement, au nombre de plus de mille; et l'on poussait de tels
cris, et l'on faisait un tel bruit qu'il eût semblé que la terre et le ciel s'abîmaient.
Dans cet ordre ils se rendirent tous, avec grande joie de l'église de Saint-Sauveur de Saragosse à l'Aljaferia. Outre cela il y avait plus de trois cents hommes
armés d'estocs, et! bien cent chevaliers, ou fils de chevaliers, ou notables citoyens qui joutaient ensemble; et d'un autre côté, plus de cent hommes à cheval,
du royaume de Valence et de Murcie, qui manœuvraient à la genetaire. Puis, auprès de l'Aljaferia, était un champ clos[43] où l'on pouvait voir tuer les
taureaux; car chaque paroisse avait amené son taureau couvert des armes royales, et on ramenait au son des trompettes et au bruit de la joie la plus vive. Et
ils avaient en même temps amené chacun leurs monteros,[44] qui tuaient leurs taureaux.
On voyait aussi dans toutes les rues des danses de femmes et de filles, et de beaucoup d'autres bonnes gens.
Que vous dirai-je? L'allégresse était si grande que chacun n'avait autre chose à cœur qu'à regarder çà et là; et tout était si bien ordonné que personne ne
portait gêne à autrui.
Cette fête dura depuis la veille de Pâques jusqu'au vendredi après Pâques, par le plus beau temps du monde, et avec la meilleure concorde qui fût jamais
entre les hommes; car on ne peut dire qu'il y eût une seule mauvaise parole dite, de l'un à l'autre, en allant du plus grand au plus petit, depuis le jour que
nous fûmes réunis à Saragosse jusqu'au jour que nous en partîmes. On s'y réunit avec grande concorde, on y séjourna avec grande concorde et on se sépara
avec grande concorde et affection. Tout le monde fut bien logé, tant les prud'hommes de Saragosse avaient bien ordonné la chose. Et chacun mangea avec
le seigneur roi la veille de Pâques, et le jour de Pâques et le lundi, et ensuite autant qu'il plut à chacun; car tant que la cour plénière dura, nulle porte ne fut
fermée. Quant au seigneur infant En Pierre et au seigneur infant En Raymond Bérenger, quand ces trois jours furent passés, chacun d'eux donna un grand
festin.
Le mardi, le seigneur infant En Pierre invita ledit seigneur roi et tous les riches hommes, prélats, chevaliers et citoyens, et tous ceux qui voudraient aller y
manger. Ce jour-là, le seigneur infant En Pierre tint une cour brillante, et fit des présents nombreux aux riches hommes, chevaliers, citoyens, et à toutes
autres personnes.
Le mercredi qui suivit, le seigneur archevêque de Tolède en fit autant dans la maison de l'ordre des frères mineurs de Saragosse, où il était logé.
Que vous dirai-je? Ainsi séjourna toute la cour au milieu de la joie la plus vive en toutes choses, jusqu'au jeudi soir, et toujours avec un très beau temps.
Le vendredi au matin, il survint par la grâce de Dieu une bonne pluie qui enveloppa tout l'Aragon, la Catalogne, le royaume de Valence et de Murcie et qui
dura jusqu'à la (in du jour de dimanche suivant. Ainsi la torre, qui en avait grand besoin, eut, par la grâce de Dieu, son complément de joie; et en effet, avec
un bon seigneur et une bonne paix (car le seigneur roi avait, à ce temps, le bonheur d'être en paix avec toutes les nations du monde, ce qu'on ne peut dire de
nul autre roi), et de plus avec grande joie et en bonne concorde entre toutes gens, elle eut aussi sa gratification d'une bonne plaie. Plaise donc à Notre
Seigneur vrai Dieu d'accorder au seigneur roi En Alphonse d'Aragon vie et santé pendant longues années, et de le conserver longtemps à ses sujets, heureux
de trouver en lui le seigneur le mieux doué et le plus accompli, le meilleur chevalier qui soit au monde, et le plus catholique, et l'un des meilleurs chrétiens
du monde.
Là furent aussi ses deux bien heureux fils, savoir le seigneur infant En Pierre,[45] l'aîné, qui fut reconnu roi d'Aragon après le seigneur roi son père, et
ensuite le seigneur infant En Jacques, qui est comte d'Urgel. Et chacun de ces heureux infants ceignit pour la première fois l'épée à un grand nombre de
riches hommes qui se firent armer chevaliers; et ils leurs firent de riches présents, et leur accordèrent de grandes faveurs. Et ainsi toute cette cour plénière
fut, de toute manière, bénie de Dieu, de madame sainte Marie, et de tous ses bienheureux saints et saintes. Amen.
CHAPITRE CCXCVII
Comment le seigneur roi En Alphonse s'arma lui-même chevalier à Saragosse, et de quelle manière et avec quelle solennité il reçut la sainte couronne du
royaume.
A présent que je vous ai dit comment la cour plénière se réunit avec la grâce de Dieu, je vais vous raconter de quelle manière le seigneur roi s'arma lui-
même de l'ordre de chevalerie et reçut la sainte couronne, de quelle manière il vint faire la veillée des armes à l'église de Saint-Sauveur de Saragosse, de
quelle manière eut lieu la solennité de la bienheureuse chevalerie qu'il se conféra à lui-même, ainsi que la sainte couronne, de quelle manière il sortit de
l'église, et de quelle manière il retourna jusqu'à son palais de l'Aljaferia.
Je veux que chacun de vous sache que, de l'église de Saint-Sauveur, qui est la cathédrale de Saragosse, jusqu'à l'Aljaferia, il y a plus de deux grands milles.
Or, je veux vous raconter, afin que tous ceux qui liront ce livre le sachent bien, comment le seigneur roi s'arma lui-même chevalier, comment il se mit la
couronne sur la tête avec grande solennité de bénédictions et de messes et avec maintes bonnes oraisons, et comment on l'adextra jusqu'à ce qu'il fut de
retour en son palais; car toutes ces choses sont bonnes à savoir de chacun, de quelque condition qu'on soit.
La vérité est que ledit seigneur roi fit savoir à tous, le vendredi saint, à vêpres: que le samedi matin, veille de Pâques, quand on aurait repris l’alléluia,[46]
tout le monde devait quitter le deuil que l'on portait pour le roi son père, se faire la barbe et se disposer à faire fête. Et ainsi que je vous l'ai déjà dit, il
convia tous en général à festoyer pendant trois jours. Ainsi le samedi matin, lorsque l'on eut repris l’alléluia, et que toutes les cloches se furent mises en
branle, chacun se disposa, ainsi que le roi l'avait ordonné, à commencer la fête.
Nous autres, qui étions à Saragosse pour représenter la cité de Valence, précédés de nos jouteurs, ainsi que de nos trompettes, tambours, timbales, flûtes et
autres instruments, tous les six rangés deux par deux, très richement vêtus, et chevauchant sur nos chevaux bien harnachés et en bel arroi, nos écuyers bien
parés, nous partîmes de notre hôtel, qui était dans l'intérieur de la cité, près de l'église de Saint-Sauveur. Nous commençâmes ainsi notre fête, allant par le
milieu de la cité jusqu'au palais de l'Aljaferia. Et au moment où nous commencions tout le monde commença aussi; si bien que tout à coup vous eussiez,
entendu le bruit le plus éclatant du monde, de trompettes et de toute sorte d'instruments. Et ces cavalcades et cette fête se continuèrent jusqu'à l'heure du
repas. Et lorsque nous eûmes mangé à l'Aljaferia, nous retournâmes tous chez nous avec la même pompe.
Au moment où sonna l'heure de vêpres chacun fit allumer les brandons aux lieux prescrits. Et de l'Aljaferia jusqu'à Saint-Sauveur vous n'auriez pu dire où il
y avait le plus de brandons. Et les brandons n'étaient jamais déplacés du lieu où ils étaient placés, car en chaque lieu était écrit sur la muraille le nombre de
brandons qui devaient s'y trouver; et ainsi tout se faisait avec ordre.
Aussitôt que les cloches eurent cessé de sonner, le seigneur roi sortit de l'Aljaferia pour se rendre à Saint-Sauveur, et dans l'ordre suivant:
Tout premièrement venaient à cheval tous les fils de chevaliers, portant les épées des chevaliers nobles;
Ensuite venaient les épées des nobles qui devaient être chevaliers nouveaux;
Puis, après les épées desdits nobles, venait l'épée du seigneur roi, que portait le noble En R. Corneyll.
Après l'épée du seigneur roi, venaient deux chariots du seigneur roi chargés de deux cierges, ayant chacun plus de dix quintaux de cire, et qui cheminaient
allumés, bien que cela ne fût pas fort nécessaire, car les autres luminaires étaient en si grand nombre qu'on y voyait comme en plein jour.
Après les deux cierges venait le seigneur roi, chevauchant sur son cheval, tout caparaçonné du plus beau harnais qui fût jamais fait de main de maître; et
l'épée qu'on portait devant lui, comme je vous l'ai déjà dit, était la plus riche et la mieux garnie qu'ait jamais portée empereur ou roi.
Après ledit seigneur roi venaient ses armes que portait un noble; et deux autres nobles entouraient ces armes; ainsi les armes et celui qui les portait
s'avançaient entre deux nobles. Le noble En Raymond Corneyll, qui portait l'épée, marchait aussi au milieu de deux nobles.
Après les armes du seigneur roi, venaient tous les nobles que le seigneur roi devait armer chevaliers nouveaux, deux par deux.
Après les nobles que le seigneur roi devait armer chevaliers nouveaux, venaient les nobles que le seigneur infant En Pierre devait armer chevaliers.
Ensuite venaient les nobles que le seigneur infant En Raymond Bérenger devait armer chevaliers;
Puis, après ces riches hommes, venaient tons les autres qui devaient être armés chevaliers nouveaux, tous rangés deux par deux.
Après que tous ceux-ci eurent défilé, vinrent toutes leurs armes, portées aussi deux par deux. Et toutes les armes des nobles hommes et leurs épées étaient
portées par des chevaliers; et celles des autres chevaliers étaient portées par des fils de chevaliers. Et tous allaient ainsi par ordre, chevauchant sur leurs
beaux chevaux couverts de riches draps d'or, et avec de très beaux harnais. Et, comme je vous l'ai déjà dit, ils allaient deux par deux à la suite dudit
seigneur roi. Et il n'était autre qui osât chevaucher çà et là hors du rang, que le seigneur infant En Pierre et le seigneur infant En Raymond Bérenger, qui se
portaient partout pour empêcher que nul ne quittât la place qui lui était assignée.
Ainsi, par la grâce de Dieu, et au bruit le plus éclatant des tambours, des cymbales, des trompettes, des timbales et autres instruments, et des clameurs
d'hommes vêtus en chefs de sauvages, et de toute la maison de chacun des riches hommes du cortège, qui criaient tous Aragon! On vint à l'église de Saint-
Sauveur. Et il était certainement plus de minuit avant que le roi et sa suite fussent arrivés à l'église. Là tous firent ensemble la veillée des armes, récitant les
uns et les autres leurs oraisons, se réjouissant et chantant les cantiques de Notre Seigneur Jésus-Christ; et ils passèrent ainsi toute cette bienheureuse nuit; et
ils entendirent très dévotement les matines, auxquelles assistèrent tous les archevêques, évêques, abbés et prieurs, qui dirent tous leurs heures avec grande
dévotion.
Quand le jour fut venu, le seigneur archevêque de Saragosse se revêtit pour dire la messe; et le seigneur roi, de sa propre main, plaça à la bonne heure sur le
maître-autel, sa couronne ainsi que son épée; il se revêtit ensuite d'un surplis, comme s'il allait dire la messe; puis, par-dessus le surplis, il mit la dalmatique
royale la plus riche dont jamais empereur ou roi ait été revêtu; et à chaque vêtement qu'il prenait, l'archevêque lui disait son oraison, celle qui était
ordonnée dans les livres canoniques pour se dire dans de semblables circonstances. Ensuite il se para de l'étole qui passait à son cou et sur ses épaules,
comme on le fait à un diacre. Et cette étole était si riche, si chargée de perles et de pierres précieuses, qu'il serait difficile de dire ce qu'elle valait; puis enfin
il prit le manipule qui était aussi très riche et très magnifique. Tout cela fait, ledit archevêque de Saragosse dit la messe avec grande solennité. Et quand la
messe fut commencée et l'épître dite, ledit seigneur se fit chausser les éperons; l'éperon droit par son frère le seigneur infant En Pierre, l'éperon gauche par
le seigneur infant En Raymond Bérenger.
Cela étant fait, ledit seigneur roi s'approcha de l'autel, prit l'épée, et, tenant cette épée, il se prosterna en oraison devant l'autel; et ledit seigneur archevêque
lui dit debout auprès de lui une très belle oraison.
Quand les oraisons furent finies et que ledit seigneur roi eut fait sa propre oraison, il baisa la croix de l'épée et se ceignit lui-même ladite épée; et quand il
l'eut ceinte, il la sortit du fourreau et la brandit trois fois. A la première fois qu'il la brandit, il défia tous les ennemis de la sainte foi catholique; à la
seconde, il promit de secourir tous les orphelins, les pupilles et les veuves; et à la troisième, il promit de rendre justice pendant toute sa vie, aussi bien au
plus grand qu'au plus petit, aussi bien aux étrangers qu'aux simples particuliers.
Cela fait, il remit l'épée dans le fourreau; et quand l'évangile fut chanté, il offrit sa personne et son épée à Dieu, le priant de le tenir toujours en sa sainte
garde et de lui accorder la victoire contre tous ses ennemis. Et ledit seigneur archevêque l'oignit du saint chrême sur l'épaule et au bras droit, et il entendit
ainsi la messe. Et quand la messe fut ainsi dite, le seigneur roi se déceignit l'épée lui-même et la remit sur l'autel auprès de la couronne.
Cette messe dite par l'archevêque de Saragosse, le seigneur infant En Jean, archevêque de Tolède, frère dudit seigneur roi, alla se revêtir à son tour; et
quand il fut revêtu et eut commencé sa messe, ledit seigneur roi prit lui-! Même la couronne de dessus l'autel et la posa: sur sa tête. Cela fait, le seigneur
archevêque de Tolède, le seigneur infant En Pierre et le seigneur infant En Raymond Bérenger la lui affermirent. Et au moment où le seigneur roi se posa la
couronne sur la tête, lesdits seigneurs archevêques et les évêques, les abbés, les prieurs et les seigneurs infants s'écrièrent à haute voix: Te Deum laudanum.
Et pendant qu'ils entonnaient ce chant, le seigneur roi prit le sceptre d'or en sa main droite, le plaça dans sa main gauche; puis il prit ensuite le globe dans la
main droite; et à chaque chose qu'il recevait ledit seigneur archevêque disait une longue oraison.
Tout cela fait, et pendant que l'évangile se chantait, le seigneur roi, une seconde fois, et avec beaucoup de respect, offrit et sa personne et sa sainte couronne
à Dieu, et s'agenouilla très humblement devant l'autel; et ledit seigneur archevêque acheva de dire sa messe. Quand elle fut terminée, et que ledit seigneur
roi eut accompli, par la grâce de Dieu, la prise de possession de sa chevalerie et de sa sainte seigneurie royale, et eut été oint et sacré pour roi et seigneur
des royaumes d'Aragon, de Sardaigne, de Valence, de Corselet comte de Barcelone, il alla s'asseoir devant l'autel de Saint-Sauveur sur le siège royal et
déposa le sceptre et le globe sur l'autel; puis il fit venir en sa présence chacun des nobles que je vous ai déjà nommés, et les fit armer tous chevaliers dans le
même ordre que j'ai déjà désigné. Et à mesure qu'un riche homme était armé chevalier, il se rendait dans la chapelle qui lui était assignée, et là il armait ses
chevaliers nouveaux. Et le seigneur infant En Pierre alla aussi dans la chapelle qui lui était assignée, et fit chevaliers nouveaux ses quatre riches hommes; et
le seigneur infant En Raymond Bérenger en fit autant; et le noble En Raymond Folch de même.
Et chacun des riches hommes qu'ils armaient chevaliers allait ensuite aussi à la chapelle qui lui était assignée et armait les chevaliers qu'il devait armer; et à
mesure que chaque riche homme avait fait ses chevaliers, il se rendait avec eux à l'Aljaferia, comme je vous ai déjà dit.
Quand tout cela fut fait, le seigneur roi prit le globe dans la main droite et le sceptre de la main gauche; et ainsi, avec la couronne sur la tête, et dans les
mains le globe et le sceptre, il sortit de l'église et monta sur son cheval. Devant lui on portait son épée et derrière lui ses armes, dans le même ordre que
vous avez vu qu'on l'avait fait pendant la nuit, quand on était allé faire la veillée des armes. Et si vous voulez savoir ce qu'était cette couronne, je vous dis
que la couronne était d'or, toute garnie de pierres précieuses, telles que rubis, rubis-balais, saphirs, turquoises, émeraudes, et des perles aussi grosses qu'un
œuf de pigeon, et il y avait sur le devant une magnifique escarboucle. Et cette couronne avait bien de hauteur un pan de Montpellier; et elle avait seize
fleurons; si bien que tout le monde, et les marchands et les lapidaires eux-mêmes, l’estimaient valoir cinquante mille livres de Barcelone. Le sceptre était
d'or et avait bien trois pans de longueur; et au haut du sceptre, il y avait un rubis, le plus beau qu'on ait jamais vu, et qui était bien aussi gros qu'un œuf de
poule. Le globe était d'or et était surmonté d'une fleur en or garnie de pierres précieuses, et au-dessus de la fleur était une croix richement ornée de pierres
précieuses. Et le cheval était le mieux harnaché qui fût jamais.
Il monta donc à cheval, revêtu de la dalmatique, de l'étole et du maniple, avec ladite couronne sur la tête, et le globe dans la main droite et le sceptre dans la
gauche. A la courbure du frein du cheval étaient attachées deux paires de rênes; les unes appartenaient au frein qui était attaché au cou du cheval; et avec
celles-là en main le seigneur infant En Pierre adextrait le seigneur roi en les tenant du côté droit; et elles étaient tenues du côté gauche par le seigneur infant
En Raymond Bérenger, suivi d'un grand nombre de nobles de Catalogne et d'Aragon. Les autres rênes étaient de soie blanche et avaient bien cinquante pans
de longueur chacune; et étaient adextrées par des riches hommes, chevaliers et notables citoyens qui adextraient à pied le seigneur roi; et après ceux-ci nous
l'adextrions nous autres six députés de Valence, et les six de Barcelone, et les six de Saragosse, et les quatre de Tortose, et les députés des autres bonnes
villes; de sorte que les rênes étaient complètement tenues par tous les adextreurs qui s'avançaient à pied.
Nul autre n'était à cheval à l'entour, excepté celui qui portait l'épée devant tous les adextreurs; et après lui venait celui qui portait les armes; et chacun d'eux
était accompagné de deux nobles, ainsi que vous l'avez déjà vu.
Derrière les armes du seigneur roi venaient les riches hommes à cheval, tous dans le plus élégant arroi; lesquels riches hommes étaient ceux que le roi avait
armés chevaliers nouveaux.
Ainsi témoignant une heureuse satisfaction, Sa Royale Majesté, ointe, sacrée et bénie de Dieu et de toutes choses, au milieu des témoignages de la joie la
plus vive, comme vous l'avez déjà vu, s'en revint à l'Aljaferia; et certes l'heure de nonne était bien passée avant qu'il y fût arrivé. Et toujours adextré de la
même manière et à cheval, il entra dans le palais, il descendit avec la couronne en tête, le globe dans la main droite, le sceptre dans la main gauche, et
monta ainsi à sa chambre.
Après un assez long intervalle, il sortit de la chambre ayant sur la tête une couronne plus petite, car l'autre pesait énormément; toutefois elle n'était pas
tellement petite qu'elle n'eût plus d'un demi pan de hauteur; et elle était si riche et si belle qu'on l'estimait bien certainement vingt-cinq mille livres.
Je veux que vous sachiez que, lorsque le seigneur roi l'ut remonté sur son cheval et sortit de Saint Sauveur, on estimait bien ce qu'il portait sur lui ou le
harnais du cheval à cinquante mille livres de Barcelone.
Ainsi donc, comme je vous l'ai dit, le seigneur roi, avec une autre couronne plus petite sur la tête, et le globe et le sceptre en main, vint s'asseoir pour
manger. On lui avait préparé à sa droite à table un siège d'or sur lequel il plaça le globe, et à sa gauche un autre siège d'or où il plaça le sceptre tout droit. Et
à sa table, qui avait bien dix-huit pans de long, s'assirent, à une petite distance de lui, à droite, son frère le seigneur infant En Pierre et monseigneur En Jean
son autre frère, archevêque de Tolède. Et de l'autre côté, un peu plus loin du siège royal, le seigneur archevêque de Saragosse, et l'archevêque d'Arborée
après l'archevêque de Saragosse.
A une autre table s'assirent les évoques; à une autre les abbés et prieurs; et puis de l'autre côté, à droite, s'assirent tous les riches hommes qui avaient été
armés chevaliers ce jour-là; puis s'assirent tous les chevaliers qui avaient été faits chevaliers nouveaux.
Et le seigneur roi était assis sur un siège si élevé, et tellement plus haut que tous les autres, que tout le monde pouvait le voir.
Après quoi, nous autres notables citoyens, nous fûmes tous arrangés pour nous asseoir ensemble, et tous en fort bon ordre; car nous eûmes chacun les
places qui nous revenaient de droit; et à chacun on assigna des serviteurs nobles, chevaliers et fils de chevaliers, pour les servir, ainsi qu'il appartenait à
chacun selon son rang et selon qu'il convenait à la solennité de la fête; et tous furent très honorablement traités et servis; et ce fut une vraie merveille, car il
y avait tant et tant de gens que personne ne saurait le croire sans y avoir été présent.
Après vous avoir dit comment en général tous furent servis, je vais vous dire spécialement comment fut servi le seigneur roi.
Il est certain que le seigneur infant En Pierre voulut, ce bienheureux jour de Pâques, faire les fonctions de majordome, et c'est lui qui de sa personne
arrangea toute l'affaire de la manière dont je vous l'ai fait connaître. Lui-même et le seigneur infant En R. Bérenger présentèrent l'eau pour les mains audit,
seigneur roi. Il fut ordonné que le seigneur infant En R. Bérenger présenterait la coupe au seigneur roi, et que douze nobles serviraient avec lui à la table du
seigneur roi.
Pendant le service, le seigneur infant En Pierre, avec deux nobles, tous trois se tenant main à main, et lui au milieu d'eux, vint premièrement en chantant
une ronde[47] nouvelle qu'il avait composée, et tous ceux qui apportaient les mets lui répondaient. Et quand il fut arrivé ainsi à la table du seigneur roi, il
prit le plat, fit la révérence, et le posa devant le seigneur roi; puis il en fit autant du tailloir.[48] Et quand il eut servi le premier mets au roi et eut terminé sa
ronde, il quitta son manteau et sa cotte de drap d'or à fourrure d'hermine, et ornée de beaucoup de perles, et les donna à un jongleur; et aussitôt on lui
apporta d'autres riches vêtements qu'il mit sur lui; et il fit la même cérémonie à tous les mets qu'il présenta. De sorte qu'à chaque mets qu'il apportait, il
chantait une ronde nouvelle qu'il avait lui-même composée, et il donnait les vêtements qu'il portait, et qui étaient tous fort beaux.
On apporta bien dix sortes de mets; et chaque fois qu'il avait placé un mets devant le seigneur roi et fait sa révérence, les nobles, les chevaliers et autres
serviteurs posaient sur les autres tables tant et tant de mets que personne n'aurait pu faire mieux.
CHAPITRE CCXCVIII
Comment, après que le seigneur roi En Alphonse eut reçu la couronne du royaume, on lui prépara un riche siège, où il s'assît avec ses riches hommes et
chevaliers, et comment En Romaset et En Comi, jongleurs, chantèrent devant lui.
Et quand le seigneur roi et tous les autres eurent pris leur repas dans le palais royal, il fut fait un siège très riche et très noble, où se placèrent le roi et les
archevêques avec lui, dans le même ordre où ils avaient été assis à table. Et le seigneur roi, la couronne sur la tête, le globe dans la main droite et le sceptre
dans la main gauche, ainsi qu'il avait été assis à table, se leva de table et vint s'asseoir sur ledit siège, dans ledit palais; et à ses pieds, tout à l'entour,
s'assirent les nobles, les chevaliers et nous autres notables citoyens.
Et lorsque nous fûmes tous assis, En Romaset,[49] jongleur, chanta à haute voix devant le seigneur roi nouveau une nouvelle sirvante que le seigneur infant
En Pierre avait composée en l'honneur dudit seigneur roi; et le sens de ladite sirvante était tel: ledit seigneur infant expliquait dans cette pièce ce que
signifiaient la couronne, le globe et le sceptre; et, d'après ladite signification, il disait ce, que le roi devait faire. Et afin que vous le sachiez, je vais vous le
dire en somme: si vous voulez le savoir plus clairement, recourez à ladite sirvante, et là vous le comprendrez bien mieux.
Voici le sens de la couronne. La couronne étant toute ronde, et le rond n'ayant ni commencement ni fin, cela signifie Notre Seigneur, vrai Dieu tout-
puissant, qui n'a point ou de commencement et n'aura point de fin. Et parce que cette couronne signifie Dieu tout-puissant, on la lui a placée sur la tête, et
non au milieu du corps ni aux pieds, mais bien sur la tête, siège de l'intelligence. Et parce qu'on la lui a placée sur la tête, il doit toujours se souvenir de
Dieu tout-puissant; et puisse-t-il, avec cette couronne qu'il a prise, gagner la couronne de la gloire céleste, dont le royaume est éternel!
Le sceptre signifie la justice qu'il doit exercer envers tous. Et comme le sceptre est une verge longue et tendue, et frappe et châtie, ainsi la justice châtie,
afin que les méchants ne fassent pas le mal et que les bons deviennent encore meilleurs.
Le globe signifie que, comme il tient le globe en sa main, il tient aussi en main ses royaumes et son pouvoir; et puisque Dieu les lui a confiés, il faut qu'il
les protège et les gouverne et les régisse avec vérité, justice et clémence, et qu'il ne souffre point que qui que ce soit, ni par soi, ni par autrui, leur cause du
dommage.
Le roi entendit bien ladite sirvante, et en comprit bien le sens, et, s'il plaît à Dieu, il le mettra en œuvre de telle manière que chacun en sera satisfait. Que
Dieu lui lasse la grâce d'en agir ainsi!
Et quand ledit En Romaset eut dit cette sirvante, En Comi[50] chanta une chanson nouvelle, qu'avait faite aussi ledit seigneur infant En Pierre; et il la lui
avait donnée à chanter parce qu'En Comi était l'homme de Catalogne qui chantait le mieux.
Quand En Comi l'eut chantée, il se tut; et En Novellet,[51] jongleur, se leva et récita[52] sept cents vers rimés que ledit seigneur infant En Pierre avait
composés tout nouvellement. Et cette tenson était relative l'ordre que le seigneur roi doit suivre dans l'établissement de la cour et de tous ses officiers, aussi
bien à sa cour que dans toutes ses provinces. Et le seigneur roi entendit bien tout cela; car il est le seigneur le plus habile qui soit au monde, et, s'il plaît à
Dieu, il le mettra à exécution.
Tout cela chanté ou dit, la nuit était arrivée. Et ainsi royalement, la couronne en tête, le globe à la main droite et le sceptre à la main gauche, le seigneur roi
monta en sa chambre pour se reposer; et il en avait grand besoin; et nous nous retirâmes, nous, chacun chez nous. Toute la cité était en joie, ainsi que je
vous l'ai dit.
On peut bien dire que jamais ne fut tenue cour si royale, si belle, si joyeuse et si pompeuse. Veuille Notre Seigneur vrai Dieu laisser régner le seigneur roi
d'Aragon durant longues années à son service, pour le bien de son âme et la gloire et l'agrandissement de tous ses royaumes et de toute la chrétienté! Amen.
Ainsi vous pouvez voir comment ledit seigneur roi a voulu imiter Notre Seigneur Jésus-Christ, qui, en cette bienheureuse fête de Pâques, réconforta, par sa
résurrection, la vierge madame sainte Marie, ses saints et bienheureux apôtres et évangélistes, et ses autres disciples, qui étaient auparavant tristes et
affligés à cause de sa passion; de même aussi les sujets du seigneur roi d'Aragon étaient tous tristes et affligés de la mort du bon seigneur roi En Jacques,
son père, et lui, dans ce saint et bienheureux jour de Pâques, il les a tous réjouis et réconfortés, de telle sorte que, s'il plaît à Dieu, nous en serons tous
joyeux et satisfaits aussi longtemps que nous aurons à vivre de la vie de ce monde. Amen.
[1] En 1325.
[2] Filets pour prendre le thon. Il y avait et il y a encore en Sicile de forts grands établissements consacrés à cette pêche.
[3] Pierre, son fils aîné, né en 1305 avait été associé, au trône par son père en 1321.
[5] Muntaner, dit Creslia, mais il me paraît évident qu'il a été trompé par la similitude du sens; la situation des lieux indique que ce ne peut être que
Cattolica.
[6] Je ne puis trouver de ce côté aucun nom qui réponde à celui-ci. Peut-être a-t-il voulu parler de Calata-Girone qui se trouve placée assez près entre Terra-
Nova et Scicli.
[9] C'est la troisième fable du premier livre de la traduction catalane ancienne des fables d'Esope, Cette traduction catalane a été plusieurs fois imprimée.
[10] Fers placés aux jambes, comme menottes sont les fers placés aux mains.
[11] Alphonse profita des avantages de sa situation pour faire de son ancien camp retranché de Sainte une place forte qui prit le nom d'Aragonetta, et qui,
placée à l'entrée du port de Cagliari, le dominait tellement que les vaisseaux, les vivres et les marchandises ne pouvaient plus y parvenir que sous le bon
plaisir des Aragonais.
[12] Probablement l'embouchure du fleuve de Bosa, à une journée d'Oristano, qui était la résidence habituelle du juge d'Arborée.
[16] Zurita (Ann. d'Aragon) raconte que Péralta se défendit pendant plus de huit heures contre dix-sept galères, repoussa huit fois l'abordage, et qu'après en
avoir démâté trois, coulé une à fond, et leur avoir tué deux cents hommes, il rentra triomphalement au port, n'ayant perdu qu'un seul homme avec 40
blessés.
[19] J'ai dit que la Pola était le quartier marchand ou bourgeois de Cagliari, aujourd'hui quartier de la marine, comme Castro ou le quartier de la citadelle
était le quartier militaire ou de la cour.
[20] Cagliari s'élève en amphithéâtre, depuis le quartier de la Pola ou de la marine qui borde le port jusqu'au sommet d'une haute colline où est placé le
quartier de la citadelle ou Castro, couronné par des ouvrages de fortification et des tours; il y a de plus deux autres quartiers qui sont regardés comme ses
faubourgs, Ville Neuve et Stampace.
[21] Paredar, faire une paroi, en opposition à tapiar, faire une tapiée. J'ai déjà indiqué que la paroi était construite de pierres et de chaux, et la lapide de
terre serrée entre deux couches de plâtre qui la retenaient en se séchant.
[23] Le sort de Jacques II de Majorque ne fut pas aussi heureux que le désirait Muntaner. Pierre II, dit le Cérémonieux, fils d'Alphonse d'Aragon, s'empara
de Majorque en 1343, et réunit, en 1344, par un acte solennel le royaume de Majorque, y compris Minorque, Ibiza, le Roussillon, la Cerdagne, le Confient
et toutes les autres possessions de Jacques II sur le territoire espagnol, à la couronne d'Aragon. En 1340, pour obtenir aide du roi de France, Jacques lui
vendit pour 120.000 écus d'or les seuls domaines qui lui restaient: la seigneurie réelle de Montpellier et de La tes dont le roi de France possédait déjà la
seigneurie directe. Après de longs revers soutenus avec courage, Jacques II mourut couvert de blessures, dans une bataille qu'il livra dans l'île de Majorque,
le 23 octobre 1349.
[25] Ce traité, par lequel la république de Pise cédait au roi d'Aragon tout droit sur la Sardaigne après trois cent soixante seize ans de possession, est du
mois de mai 1320.
[27] Sud-ouest.
[28] Blanche était fille du roi de Naples Charles II, le Boiteux et de Marie de Hongrie.
[29] Le 22 décembre 1319, Jacques, fils aîné de Jacques II d'Aragon, entra dans l'ordre du Temple, puis dans celui de Muntesa et y mourut en 1333.
[31] Elle mourut à Saragosse, le 28 octobre 1327, cinq jours avant son beau-père le roi Jacques II, en accouchant d'un fils nommé don Sanche, qui mourut
lui-même quelques jours après.
[32] L’infant Jean, archevêque de Tolède, puis de Tarragone, puis patriarche d'Alexandrie, meurt à Tarragone, le 19 août 1344.
[33] L'infant pierre épousa, en 1347, Blanche, fille de Philippe, prince de Tarente. Cette famille est toute littéraire. Son bisaïeul pierre II, tué à Muret en
1213, compte parmi les troubadours célèbres; son aïeul Jacques Ier écrivit l'histoire de son règne; son grand-père Pierre III composa une pièce de vers sur
l'expédition des Français en 1285; son neveu, Pierre le Cérémonieux fut poète et chroniqueur; et enfin son petit-neveu Jean Ier, fonda l'académie du Gay
saber à Barcelone. L'infant Pierre, comte de Ribagorça et d'Ampurias a, comme tant d'autres membres de sa famille, laissé un nom dans l'histoire des
lettres. On verra plus loin que Muntaner mentionne de lui une sirvente allégorique sur l'art de régner, des chansons et une tenson en sept cents vers.
[36] ce mariage, eut lieu en 1317. D. Pedro son mari étant mort en 1319, elle se retira au monastère de Sixena, ne laissant qu'une fille.
[37] Dona Constance épousa en 1311 l'infant D. Jean Manuel, fils de l'infant D. Manuel de Castille.
[38] Isabelle fut mariée encore enfant à Frédéric III, duc d'Autriche et de Styrie. Ce mariage ne s'effectua qu'en 1313.
[40] Cette cinquième fille fut mariée en 1337 seulement avec Philippe, despote de Romanie, fils aîné de Philippe, prince de Tarente. A la mort de Philippe
elle se remaria, en 1339, à Lope de Lima, seigneur de ségorbe.
[42] Il était d'usage de faire des dons de terres aux chevaliers qu'on armait.
[43] Camp tapiat, champ formé avec un mur de tapiée, c'est-à-dire de terre retenue entre deux couches de plâtre.
[44] Piqueurs.
[45] Pierre IV d'Aragon, ou III de Barcelone, surnommé le Cérémonieux. Il était alors âgé de neuf ans ainsi que son oncle, pierre, comte de Ribagorça et
d'Ampurias. Pierre IV, roi d'Aragon, fut un des célèbres troubadours de son temps. Son ordonnance sur l'étiquette de sa cour et le cérémonial à suivre dans
le couronnement des rois d'Aragon lui fit donner le surnom de Cérémonieux. On n'a conservé qu'un petit nombre de ses poésies. Outre son ordonnance sur
l'étiquette, pierre IV a rendu trois ordonnances célèbres dans l'histoire. La première constitue la première fondation d'archives diplomatiques, en remontant
aux rois ses prédécesseurs. Par la seconde, rendue à Perpignan, le 15 décembre 1330, il prescrit d'adopter dorénavant pour les dates du mois et de l'année
l'ère de la naissance de Jésus-Christ. La troisième enfin, est relative à l'ordre de chevalerie de Saint-Georges, et en général à la manière d'armer un
chevalier. A l'exemple de son bisaïeul, Jacques le Conquérant, qui écrivit le récit des faits publics de son règne, pierre a écrit l'histoire de son règne. Sa
Chronique, qui commence par un récit détaillé de l'expédition de Sardaigne, entreprise par son père, l'infant En Alphonse, en 1325 et du couronnement de
ce même infant en 1328 à Saragosse, contient en six livres toute l'histoire de son propre règne jusqu'eh 1330, est insérée dans la Chronique d'Espagne de
Carbonell.
[46] On recommence le Samedi Saint, veille de Pâques, à chanter l’Alléluia à midi, en faisant l'eau bénite pour toute l'année. Les cloches, dont le son a été
suspendu après le Jeudi Saint à midi recommencent en même temps à se faire entendre.
[47] Una dança, un air de danse. Il ne faut pas confondre l'infant Pierre, comte de Ribagorça et d’Ampurias, et frère d'Alphonse, avec le fils du même
Alphonse nommé Pierre IV, qui fut poète aussi, et mérita le surnom de Pierre le Cérémonieux. Il paraît que l'oncle n'était pas moins partisan que le neveu
du cérémonial de cour.
[48] Sorte d'assiette sur laquelle on taillait les mets. Ce mot se prend aussi dans le sens de tranchoir.
[49] Celui qui romance; chacun des jongleurs recevait un nom suivant le genre de ses compositions.
[50] Le même dont Muntaner a déjà parlé et qu’il fit porteur de son sermon en vers.
[51] Chaque jongleur était, comme je viens de le dire, surnommé suivant ses occupations littéraires.
[52] Dix en parlant, dit en parlant, à la différence des au très qui avaient dit en chantant.
CHRONIQUE : Table des matières
TABLE DES MATIERES
PROLOGUE, Où sont racontées les grâces que Dieu fit à l'auteur et qu'il fait à tous ceux qui l'aiment du fond de leur cœur.
1204 CHAPITRE I. Comment, étant en son lit, En Ramon Muntaner eut une vision qui lui fit entreprendre cet ouvrage.
CHAP. II. Dans lequel l'auteur réclame l'attention de ses lecteurs sur la matière dont il doit parler, c'est-à-dire sur les faits et les prouesses de la maison
d'Aragon.
CHAP. III. Comment les prud'hommes et les consuls de Montpellier furent toujours attentifs à prévenir les maux qui pouvaient arriver à leur ville, et
comment la naissance du seigneur roi En Jacques fut l'effet d'un miracle et vraiment l'œuvre de Dieu.
1207 CHAP. IV. De la réponse que fit le chevalier aux consuls de Montpellier, ainsi que des prières et oraisons qui furent faites; et de l'accord conclu entre
eux, et la reine au sujet de leur projet
CHAP. V. Comment le roi ne devina point quel était le but des prières et des jeûnes dont il était témoin; et comment la chose vint à une heureuse fin, quand
le roi eut reconnu auprès de qui il avait été en déduit.
CHAP. VI. Comment le seigneur roi partit de Montpellier, et comment madame la reine accoucha d'un fils qui fut nommé En Jacques, et couronné roi
d'Aragon; comment il épousa la fille de don Ferdinand, roide Castille, et ensuite la fille du roi de Hongrie, de laquelle il eut trois fils
PRISE DE MAJORQUE.
1228 CHAP. VII. Où on raconte sommairement les grandes prouesses du roi En Jacques; et comment, n'ayant pas encore vingt ans, il s'empara de
Majorque par la force de ses armes.
CHAP. VIII. Où il est dit pourquoi le seigneur En Jacques étant devant Majorque fit le serment de ne point quitter ces lieux qu'il n'eût pris par la barbe le
roi des Sarrasins; et comment, après avoir pris Majorque, Minorque et Ibiza, il en reçut des tributs, et quels furent les chrétiens qui les premiers peuplèrent
l'île de Majorque.
1238 CHAP. IX. Comment le seigneur roi En Jacques, après la prise de Majorque, s'en retourna en Catalogne et résolut de faire la guerre au roi de Valence;
comment il prit Valence et le royaume, et dans quel espace de temps il fit la prise et la conquête de Murcie.
CHAP. X. Comment les Maures du royaume de Valence, secondés par les rois de Murcie et de Grenade, se soulevèrent; et comment le seigneur roi En
Jacques, étant en Catalogne, envoya son fils, l'infant En Pierre, avec une troupe de cavaliers; et comment Montesa fut prise et le royaume pacifié.
CHAP. XI. Comment le seigneur roi En Jacques maria son fils, l'infant En pierre, à la reine Constance, fille du roi Manfred de Sicile; l'infant En Jacques;
avec Esclarmonde, fille du comte de Foix; et comment l'infant En Sanche fut fait archevêque de Tolède.
CHAP. XII. Comment le roi Don Alphonse de Castille vint pour la première fois dans le royaume de Valence, avec la reine sa femme et ses fils, pour voir
le roi d'Aragon, et le bon accueil que celui-ci lui fit; des traités qu'ils conclurent relativement à la conquête du royaume de Murcie, et comment le roi En
Jacques se chargea de s'en emparer.
CHAP. XIII. Comment, après le départ du roi de Castille, le roi En Jacques réunit ses barons et riches hommes, et leur fit part de ce qu'il avait promis au
roide Castille; comment il envoya l'infant En Pierre courir le royaume de Murcie; et les grands butins qu'il fit en ce royaume.
CHAP. xiv. Comment le seigneur infant En Pierre revint du royaume de Murcie; des fêtes que lui donna le roi En Jacques; et comment le roi décida d'aller
en Aragon et de laisser pour son lieutenant et pour chef suprême de tout le royaume de Valence le seigneur infant En Pierre.
CHAP. XV. Comment le roi En Jacques entra en Aragon et alla à Montpellier; et comment Montpellier, qui était de la couronne d'Aragon, s'unit à la
France; et comment l'infant En Pierre fit la guerre au roi sarrasin de Murcie.
CHAP. XVI. Comment le seigneur roi revint à Valence au jour indiqué, avec de grandes forces, et forma le siège de la ville de Murcie; comment il s'en
rendit maître par capitulation; et en quelle année ces choses se passèrent.
CHAP. XVII. Comment Murcie fut peuplée de Catalans; comment le roi En Jacques livra toute sa portion au roi de Castille, son gendre; et comment, de
retour à Valence, il fit tenir une cour plénière dans laquelle il nomma procureur et vicaire général du royaume d'Aragon et de valence l'infant En Pierre, et
de Majorque l'infant En Jacques.
CHAP. XVIII. Comment le seigneur infant En Pierre fit chevaliers les nobles En Roger de Loria et En Conrad Llança, et fit épouser à En Roger de Loria la
sœur d'En Conrad Llança.
CHAP. XIX. Comment, après avoir obtenu l'attention, comme cela est juste, l'auteur raconte le grand combat que le noble En Corral Llança livra, avec
quatre galères, à dix galères du roi de Maroc.
CHAP. XX. Où il est raconté comment le roi donna des récompenses aux veuves des chrétiens morts dans cette bataille; comment les bous seigneurs font
les bons vassaux; et combien on est heureux d'être sujet de la maison d'Aragon plutôt que de toute autre
CHAP. XXI. Comment le roi En Jacques d'Aragon reçut un bref du pape pour se rendre au concile qui eut lieu dans la cité de Lyon; et comment le roi
Alphonse de Castille lui fit dire qu'il désirait se rendre au concile et passer sur ses terres.
CHAP. XXII. Comment le roi Alphonse de Castille fit savoir au roi d'Aragon qu'il désirait passer par Valence, et dans quel temps.
CHAP XXIII. Comment le roi En Jacques se disposa à se rendre au concile; et des fêtes qu'il fit au roi de Castille qui passait chez lui pour s'y rendre aussi
CHAP. XXIV. Comment le seigneur roi En Jacques partit pour aller au concile; comment il y fut reçu par tous ceux qui s'y étaient rendus; et comment il
reçut du pape, des cardinaux et des rois plus d'honneurs qu'aucun des rois qui s'y trouvèrent.
CHAP. XXV. Comment, après Être revenu du concile et avoir visité ses terres, il voulut voir comment ses enfants avaient gouverné; comment il en fut très
satisfait, fit reconnaître pour roi d'Aragon l'infant En Pierre, et pour roi de Majorque et de Minorque l'infant En Jacques, et ordonna qu'on leur prêtât
serment.
CHAP. XXVI. Comment le roi En Jacques fut malade à grandes; comment les Sarrasins tuèrent Garcia Orlis, lieutenant du fondé de pouvoir royal et
vicaire général du roi En Pierre dans le royaume de Valence.
CHAP. XXVII. Comment le roi En Jacques, étant affaibli par la maladie, se fit porter sur une litière avec sa bannière, pour aller combattre les Sarrasins; et
comment, avant son arrivée, l'infant En Pierre y était allé si fort brochant qu'il les avait vaincus.
CHAP. XXVIII. Comment le roi En Jacques, après s'être confessé et avoir reçu le corps précieux de Notre Seigneur Jésus-Christ, rendit son Âme à Dieu; et
de la coutume observée par les fondateurs de (Majorque jusqu'à ce jour.
CHAP. XXIX. Comment, après la mort du roi En Jacques, ses deux fils furent couronnés rois, c'est-à-dire l'infant En Pierre roi d'Aragon, Valence et
Catalogne, et l'infant En Jacques roi de Majorque, Minorque et Cerdagne; et comment la Catalogne vaut mieux que toute autre province.
CHAP. XXX. Comment le seigneur roi En Pierre déposa Mira Boaps, roi de Tunis, qui ne voulait pas payer le tribut, et mit à sa place son frère Mira-
Busach; et comment En Corral Llança commanda deux galères dans cette expédition.
CHAP. XXXI. Comment le roi En Pierre fit armer dix galères et chargea En Corral Llança des conventions et traités qu'il devait faire avec Mira-Busach; et
comment les ordres du roi furent exécutés.
CHAP. XXXII. Comment l'empereur fut en guerre avec l'Eglise, et comment la paix fut faite, à condition qu'il irait outre-mer à la conquête de la Terre
Sainte; comment le comte d'Anjou fit la conquête de la Sicile, et quelle fut la cause de cette entreprise.
CHAP. XXXIII. Comment le comte d'Anjou se présenta au pape et lui demanda la permission de faire la conquête de la Sicile; comment le pape la lui
accorda et lui donna la couronne dudit royaume; comment des ce jour il prit le titre de roi, jour fatal, né pour le plus grand malheur de la chrétienté
CHAP. XXXIV. Comment le roi Charles entra en Sicile, vainquit et tua le roi Manfred dans une bataille, parce que les troupes de Manfred passèrent du
côté du roi Charles; et comment il s'empara de tout le pays dudit Manfred, roi de Sicile.
CHAP. XXXV. Comment le roi Conradin vint d'Allemagne avec une grande armée pour venger la mort de ses deux frères, et comment le roi Charles,
s'étant emparé de sa personne, lui fit trancher la tête à Naples, et resta sans opposition maître de la Sicile.
CHAP. XXXVI. Comment le roi En Pierre alla régler et mettre en ordre son royaume; comment il fut satisfait de la bonne conduite d'En Corral Llança; et
du bon ordre que doit introduire le roi d'Aragon dans l'établissement de ses galères.
CHAP. XXXVII. Comment le roi En pierre d'Aragon résolut de venger la mort du roi Manfred et de ses frères les rois Conradin et Enzio; comment il se
rendit en France pour voir la reine sa sœur; et de son intimité avec le roi de France.
CHAP. XXXVIII. Comment le roi En Pierre se tint pour assuré du roi de France; comment le seigneur roide Majorque se plaignit à son frère le roi En
Pierre de certains torts que le roi de France lui faisait à Montpellier; et comment, à ce sujet, les trois rois se virent à Toulouse avec le prince de Tarente; et
des conventions qui eurent lieu entre eux.
CHAP. XXXIX. Comment le roi de Majorque fut déçu par le roi de France qui échangea l'évêché de Maguelonne et prit possession de Montpellier, au
grand regret des prud'hommes.
CHAP. XL. Comment le roi En Pierre voulut s'assurer des intentions de la maison de Castille; et comment, ayant appris la mort de son neveu Don
Ferdinand, roide Castille, il s'y rendit, prit les deux fils dudit roi et les mit au château de Xativa; comment, peu après, le roi En Sanche de Castille vint voir
le roi Don Pierre; et comment les deux rois firent entre eux certains traités.
CHAP. XLI. Comment le roi, de retour à Valence, trouva des envoyés du roi de Grenade qui demandait une trêve, qu'il lui accorda pour cinq ans; et
comment il s'occupa à recueillir de l'argent dans tous ses royaumes.
CHAP. XLII. Comment le prince de Tarente, après l'entrevue de Toulouse, se rendit auprès du roi son père, et lui raconta le mauvais accueil qu'il avait eu
du roi En Pierre; et comment le roi En Pierre, se fiant en ses seules forces, ne se mit point en peine de ce que pourrait faire ledit roi En Pierre.
CHAP. XLIII. Où l’on raconte quelle fut la cause qui fit révolter l'Ile de Sicile contre le roi Charles; comment ledit roi assiégea Messine; et comment
Boaps s'insurgea contre son frère Mira-Busach, et se fit couronner roi de Bugia.
CIIAP. XLIV. Comment Bugron, fils de Boaps et roi de Constantine, envoya des députés au roi d'Aragon pour lui faire dire qu'il voulait se faire chrétien et
devenir son homme, et lui donner Constantine et tout son pays; et de l'immense armement que fit le roi En Pierre pour passer à Alcoyll.
CHAP. XLV. Comment le roi de Majorque et l'infant don Sanche prièrent le roi En pierre de leur dire quelles étaient ses intentions; et comment le roi En
Pierre refusa de le dire; seulement il confia son pays à l'infant don Sanche
CHAP. XLVI. Comment, après le départ de l'infant don Sanche, le roi En Pierre commença à reconnaître les côtes de la mer, à faire préparer des biscuits et
autres objets, et à envoyer ses ordres écrits à tous ceux de ses sujets qui devaient le suivre.
CHAP. XLVII. Comment le pape, le roi de France et autres princes chrétiens envoyèrent leurs messagers devers le roi d'Aragon, le priant de leur dire
quelles étaient ses intentions; et comment chacun d'eux reçut la même réponse.
CHAP. XLVIII. Comment le roi En Pierre, après avoir terminé ses visites, tint ses cortès à Barcelone, dans lesquelles il régla les affaires du royaume, et fit
amiral son fils En Jacques-Pierre qu’il chargea de surveiller les travaux qui se faisaient en Catalogne, ainsi que la construction des galères; et comment, au
jour fixé, tout le monde fut réuni au port Fangos.
CHAP.XLIX. Comment le roi En Pierre gt publier que son dessein était de s'embarquer au port Fangos et de prendre congé; et comment le comte de
Pallars, au nom de tous, pria le roi de lui dire quelles étaient ses intentions, ce qu'il ne voulut point faire; et des précautions qu'il prit pour eu faire part aux
patrons et mariniers.
CHAP. L. Comment la flotte du roi En Pierre entra à Mahon, port de Minorque; et de la grande méchanceté que le Moxérif de Minorque fit au roi En
Pierre, ce qui fut cause qu'on coupa la tête à En Bugron.
CHAP. LI. Comment le roi En pierre aborda au port d'Alcoyll, et comment il apprit la mort d'En Bugron, ce qui l'affligea beaucoup; du grand nombre de
Moabites qui se réunirent, tandis que les nôtres se fortifiaient; et des hauts faits d'armes qu'ils firent, au moyen des heureux secours que leur fournil la
Catalogne.
CHAP. LII. Comment le seigneur En Pierre étant à Alcoyll envoya le noble En Guillem de Castellnou au pape pour le prier de le seconder par son argent et
la prédication d'une croisade, afin de pouvoir faire la conquête de la Barbarie.
CHAP. LIII. Comment les Sarrasins se disposaient à livrer une grande bataille et détruire la bastide du comte de Pallars; et comment leur projet fut dévoilé
par un Sarrazin du royaume de Valence.
CHAP. LIV. Comment des envoyés de Sicile vinrent trouver le roi, pleins de douleur et de tristesse; de la réponse satisfaisante qu'il leur lit; et comment les
Français sont cruels là où ils ont le pouvoir.
CHAP. LV. Comment le Sarrazin de Valence vint, la veille du combat, dire au roi En Pierre de se tenir prêt; comment on se prépara et comment on
remporta la victoire; et comment les Siciliens furent ravis d'être témoins de la bravoure des troupes du roi
CHAP. LVI. Comment le noble En Guillem de Castellnou revint de la mission qui lui avait été confiée auprès du pape; et comment la réponse fut, que le
pape ne voulait en rien seconder le roi En Pierre.
CHAP. LVII. Comment de nouveaux députés de Messine et de Palerme vinrent trouver le roi En Pierre à Alcoyll, avec encore plus de pleurs et de douleur
que les premiers; et comment l'armée, tout d'une voix, cria merci au roi En pierre, pour qu'il voulût bien secourir les Siciliens.
CHAP. LVIII. Comment le seigneur roi En Pierre d'Aragon consentit à passer en Sicile avec toute sa suite pour secourir cette île, et comment il y arriva en
trois jours.
CHAP. LIX. Comment les Sarrasins n'osèrent de quatre jours s'approcher d'Alcoyll; et des grandes réjouissances qu'ils firent quand ils surent que les
chrétiens étaient partis.
CHAP. LX. Comment le roi En Pierre passa on Sicile et arriva au port de Trapani; des grandes fêtes qu'on lui fit; et comment il y fut reconnu pour seigneur
et couronné roi.
CHAP. LXI. Comment le roi En Pierre envoya dire au roi Charles de sortir de ses terres et de son royaume; et comment le roi Charles répondu, que pour lui
ni pour nul autre il n'en sortirait.
CHAP. LXII. Comment le roi En Pierre ordonna que tout homme de quinze à soixante ans se trouvât à Palerme bien armé et approvisionné pour un mois;
et comment il envoya de ses compagnies au secours de Messine.
CHAP. LXIII. Comment le roi En Pierre fut couronne roi de Sicile à Païenne; et comment il sortit de Palerme pour aller au secours de Messine.
CHAP. LXIV. Comment les habitants de Messine furent bien fâchés, quand ils virent les almogavares aussi mal accoutrés; comment les almogavares,
voyant cela, firent une sortie et tuèrent plus de deux mille hommes dans le camp du roi Charles; et comment les Messinois furent honteux de leur jugement.
CHAP. LXV. Comment le roi Charles, instruit que le roi d'Aragon venait à Messine avec toutes ses forces, passa à Reggio; et comment les almogavares
mirent le feu aux galères que le roi Charles faisait préparer pour passer en Romanie, ce dont le roi En Pierre fut très fâché.
CHAP. LXVI. Comment le roi Charles s'était fait débarquer à Catona, afin de mieux réunir ses gens; et comment les almogavares tuèrent tous ceux qui
étaient restes en arrière; et pourquoi le roi Charles ne voulut point attendre la bataille que le roi En Pierre se disposait à lui livrer.
CHAP. LXVII. Comment le roi Charles donna ordre à toutes ses galères de retourner chez elles; comment le roi d'Aragon les fit poursuivre par les siennes,
qui les attaquèrent et les battirent; et comment il prit Nicotera.
CHAP. LXVIII. Comment les galères du roi En Pierre amenèrent les galères du roi Charles qu'elles avaient prises; et comment les gens de Messine
s'imaginèrent que c'était la flotte du roi Charles.
CHAP. LXIX. Comment le roi Charles se prit à rire quand on lui dit que les galères du roi En Pierre allaient chassant ses galères; et du grand chagrin qu'il
éprouva en apprenant que ses galères avaient été prises.
CHAP. LXX. Comment les almogavares et les varlets des menées prièrent instamment le roi de leur permettre d'aller à Catona, attaquer le comte
d'Alençon; comment le roi accéda à leur demande; et comment ils tuèrent ledit comte.
CHAP. LXXI. Comment le roi Charles, apprenant la mort du comte d'Alençon, en ressentit une vive douleur; et comment il résolut de se venger du roi En
Pierre.
CHAP. LXXII. Comment est fait mention du parti que prit le roi Charles dans cette extrémité; et comment il envoya au roi En Pierre un défi, d'où il résulta
un rendez-vous de bataille entre les deux rois; et comment les princes et les seigneurs doivent avoir dans leurs conseils des hommes murs et qui connaissent
les affaires.
CHAP. LXXIII. Où l'on raconte que le combat entre les deux rois devait avoir lieu à Bordeaux, de cent contre cent, devant Edouard, roi d'Angleterre;
comment le bruit de ce combat fut répandu dans tout le monde; et comment le roi Charles demanda, en attendant la suspension des hostilités, ce que refusa
le roi d'Aragon.
CHAP. LXXIV. Comment le roi En Pierre d'Aragon mit en liberté douze mille hommes qu'il avait pris au roi Charles, leur donna des vêtements et leur dit
de se rendre dans leur pays.
CHAP. LXXV. Comment le roi En Pierre passa en Calabre pour attaquer le roi Charles; comment il se rendit au port de Catona, où il apprit que le roi était
parti; comment il s'empara de Reggio et de bien d'autres châteaux et cités, et régla toutes choses en Sicile et en Calabre; et comment l'infant En Jacques-
Pierre, son fils, fut mis au nombre de ceux qui devaient prendre part au combat des cent.
CHAP. LXXVI. Comment le seigneur roi nomma amiral le noble En Roger de Loria, et ordonna tout pour aller à Bordeaux pour le combat; et comment,
ayant pris congé de chacun, il passa en Catalogne avec quatre galères remplies de Catalans.
CHAP. LXXVII. Comment le roi Charles alla trouver le pape et lui demanda, en présence de tout son sacré collège, de le secourir contre le roi d'Aragon, au
moyen d'un interdit, d'une croisade et des trésors de l'Eglise.
CHAP. LXXVIII. Comment le Saint-Père, le pape Martin, accorda au roi Charles ce qu'il lui demandait; et comment il porta une sentence d'interdit contre
le seigneur roi En pierre et ses partisans; et comment il accorda indulgence plénière à tous ceux qui marcheraient contre ledit roi En pierre.
CHAP. LXXIX. Comment le roi Charles requit le roi de France et les douze pairs de le conseiller et aider dans ses affaires; comment le roi de France,
n'osant y accéder, à cause du serment qui le liait au roi En Pierre, fut délié dudit serment et de toutes ses promesses par le légat du pape Martin.
CHAP. LXXX. Comment le roi de France promit au roi Charles de l'aider de sa personne et de ses gens contre le roi d'Aragon, et résolut d'aller avec lui à
Bordeaux; et de la perfidie qu'il prépara contre le seigneur roi d'Aragon, laquelle fut confirmée par les douze pairs de France.
CHAP. LXXXI. Comment le roi Charles: fit armer vingt-cinq galères, qui eurent pour commandant Guillaume Cornut, dans l'intention de les envoyer à
Malle à la recherche d'En Roger de Loria, afin de l'attaquer et de l'amener mort ou vif.
CHAP. LXXXH. Comment l'amiral En Roger de Loria, après avoir couru les côtes de Calabre et s'être rendu maître de villes et villages, s'empara des trois
galères que l'amiral marseillais avait envoyées pour s'informer d'En Roger de Loria; et comment ledit En Roger alla lui-même à la recherche des
Marseillais.
CHAP. LXXXIII. Comment l'amiral En Roger de Loria vint au port de Malte, et reconnut la flotte marseillaise; et comment il se montra présomptueux
dans l'ordonnance de la première bataille qu'il livrait
CHAP. LXXXIV. Comment l'amiral En Roger de Loria s'empara de Malte et de Gozzo; et de la grande fraternité qui dès lors s'établit entre les Catalans et
les Siciliens.
CHAP. LXXXV. Comment le roi d'Aragon partit de Trapani pour se rendre au combat de Bordeaux, en côtoyant la Barbarie; et comment il s'aboucha avec
les gens d'Alcoyll, qui lui assurèrent que, lors de son expédition avec sa flotte, les Sarrasins avaient perdu plus de quarante mille soldats.
CHAP. LXXXVI. Comment, après avoir demeuré un jour à Alcoyll, le roi prit le chemin de Cabrera et Ibiza; comment il aborda au Grao de Cullera au
royaume de Valence; et comment il envoya des lettres aux cent chevaliers qui devaient se trouver au combat avec lui
CHAP. LXXXVII. Comment le roi En Pierre envoya le noble En Gilbert de Cruylles au roi d'Angleterre pour s'assurer s'il lui garantirait le champ; et
comment il apprit du sénéchal de Bordeaux, que le roi de France venait avec douze mille hommes pour le mettre à mort.
CHAP. LXXXVIII. Comment le roi Charles sut se faire de nombreux partisans; comment il envoya le comte d'Artois au Saint-Père pour lui demander de
l'argent, et le chargea de défendre la Calabre et de faire le plus de mal possible aux Siciliens; et comment il fut à Bordeaux le jour désigné.
CHAP. LXXXIX. Comment le seigneur roi d'Aragon se disposa à se rendre à Bordeaux au jour fixé pour le combat, sans que personne en sût rien; et du
notable et merveilleux courage qu'il déploya pour sauver son serment.
CHAP. XC. Comment le seigneur roi En pierre d'Aragon entra au champ à Bordeaux et le parcourut, le jour désigné pour le combat; comment il fit attester
par écrit qu'il avait comparu de son corps; et comment, ayant parcouru toute la lice, il n'y trouva personne.
CHAP. XCI. Comment le sénéchal de Bordeaux alla dire au roi de France et au roi Charles que le roi d'Aragon s'était rendu au champ à Bordeaux; de la
grande peur qu'ils en eurent; et comment ils furent fort soucieux.
CHAP. XCII. Comment le roi d'Aragon revint au milieu de ses sujets, en passant par la Castille; et de la grande joie qu'ils en ressentirent tous, et
particulièrement madame la reine et les infants.
CHAP. XCIII Comment l'amiral En Roger de Loria fit assiéger le château de Malte par son beau-frère En Manfred lança; et comment ledit amiral prit
Lipari
CHAP. XCIV. Où il est rendu compte de la manière dont les cortès furent tenues à Saragosse et à Barcelone; comment le roi d'Aragon y confirma sa
volonté d'envoyer la reine et les infants en Sicile; et comment il fit de grands présents aux cent cinquante chevaliers qui avaient été désignés pour combattre
ases côtés au champ.
CHAP. XCV. Comment madame la reine et les infants En Jacques et En Frédéric prirent congé du roi d'Aragon; comment l'infant En Alphonse et l'infant
En Pierre prirent congé de la reine; et comment le roide Majorque et les riches hommes adextrèrent madame la reine jusqu'au rivage.
CHAP. XCVI. Où on raconte le bon voyage que firent la reine et les infants; et comment toute la flotte fut conduite par la main de Dieu.
CHAP. XCVII. Comment madame la reine et les infants prirent port à Palerme, et des grands honneurs qu'on leur rendit
CHAP. XCVIII. Comment En Raimond Marquet et En Béranger Mayol envoyèrent au roi En Pierre pour lui faire savoir que la reine et les infants étaient
arrivés heureusement à Palerme.
CHAP. XCIX. Comment madame la reine résolut de tenir les cortès Palerme; et comment messire Jean de Procida parla dans ces cortès en faveur de
madame la reine et des infants; et comment on la déclara reine et dame légitime.
CHAP. C. Comment madame la reine et les infants se rendirent par terre à Messine, où se réunit un parlement; et comment ils reçurent la nouvelle de la
prise du château de Malle par le noble En Manfred Llança.
CHAP. CI. Comment le seigneur roi En Pierre, après le départ de la reine et des infants, avait résolu de ne point quitter Barcelone qu'il n'eût reçu de leurs
nouvelles, lesquelles lui étaient arrivées promptement.
CHAP. CII. De l'entrevue du seigneur roi d'Aragon avec le roi de Castille don Sanche, où le seigneur roi d'Aragon voulut connaître les intentions du roi don
Sanche, qui furent de le seconder contre qui que ce fût au monde.
CHAP. CIII. Comment le roi de France et le roi Charles décidèrent d'envoyer monseigneur Charlot, le plus jeune fils du roi de France, avec le cardinal, vers
le pape, pour qu'il lui fit don du royaume d'Aragon; ce que le pope Martin, né Français, lui accorda.
CHAP. CIV. Comment les messagers du seigneur roi d'Aragon furent mal accueillis par le Père apostolique; et de la dure réponse qu’ils eurent de lui et du
roi de France.
CHAP. CV. Comment l'amiral En Roger de Loria déconfit trente-six galères et en battit et prit vingt-cinq qui étaient sorties de Naples avec huit comtes et
six autres seigneurs bannerets, dans l'intention de débarquer à Cefalù.
CHAP. CVI. Comment messire Augustin D'Availles, Français, alla avec vingt galères du prince de Matagrifon à Agosta, laquelle il prit et saccagea; et
comment le commandant de ces vingt galères s'enfuit à Brindes, par la grande peur qu'il eut d'En Roger de Loria
CHAP. CVII. Comment messire Augustin D'Availles fut pris, après avoir été vaincu par le seigneur infant En Jacques.
CHAP. CVIII. Comment le seigneur infant En Jacques mit en état le château d'Agosta, le fortifia et le peupla de Catalans; et comment il s'empara de
Soterrera et du château de Cefalù.
CHAP. IX. Comment le noble En Bérenger de Vilaragut, avec ses douze galères, prit un grand nombre de nefs et térides du roi Charles, et ravagea
Gallipoli, Villanova et la Pouille.
CHAP. X. Comment le seigneur roi d'Aragon, ayant connu le résultat de la bataille des comtes et ce qu'avait fait En Vilaragut, voulut mettre ordre à ses
affaires, et envoyer dire à l'infant ce qu'il devait faire des comtes.
CHAP. CXI. Comment le roi En Pierre marcha contre Eustache, gouverneur de Navarre, qui avait pénétré dans l’Aragon, avec quatre mille chevaux; et
comment ledit Eustache se retira avec tout son monde
CHAP. CXII. Comment le seigneur roi d'Aragon expliqua à En Raimond Marquet et à En Béranger Mayol pourquoi il faisait faire si peu de galères pour
s'opposer au pape, au roi de France et au roi Charles; et de la réponse qui lui fut faite dans les cortès de Barcelone.
CHAP. CXIII. Comment l'amiral En Roger de Loria côtoya toute la Calabre, et des grandes prouesses qu'il fit; comment il fit prisonnier le prince de
Matagrifon, fils aîné du roi Charles, et fit rendre la liberté à madame l'infante, sœur de la reine d'Aragon; et du grand tribut qu'il imposa aux habitants de
Naples.
CHAP. CXIV. Comment les cortès furent convoquées à Messine; comment le prince fut condamné à mort; et comment le seigneur infant En Jacques, après
avoir fait publier la sentence de mort par toute la Sicile, fut touché de pitié et ne voulut point la faire mettre à exécution.
CHAP. CXV. Comment le seigneur infant En Jacques envoya le prince, fils aîné du roi Charles, en Catalogne, au roi d'Aragon son père.
CHAP. CXVI. Comment le seigneur infant En Jacques passa en Calabre et la conquit, ainsi que la principauté, jusqu'à Castello dell' Abate, et aussi d'autres
villes et lieux.
CHAP. CXVII. Comment l'amiral En Roger de Loria courut l'île de Gerbes, la Romanie, Chio, Corfou, Céphalonie, et comment les Sarrasins de Gerbes
reçurent autorisation du roi de Tunis de se rendre au seigneur roi d'Aragon.
CHAP. CXVIII. Comment le roi Charles eut recours au pape et au roi de France, et passa à Naples avec deux mille chevaliers; comment ledit roi trépassa
de cette vie, et comment le gouvernement du royaume passa aux mains du fils du prince, qui se trouvait alors prisonnier à Barcelone.
CHAP. CXIX. Comment le roi de France envoya le légat du pape et le sénéchal de Toulouse au roi de Majorque, pour demander passage sur son territoire;
et comment il se disposa à pénétrer avec toutes ses forces en Catalogne et par terre et par mer
CHAP. CXX. Comment le seigneur roi En pierre envoya des messagers à son neveu le roi don Sanche de Castille, pour le requérir de l'aider de ses
chevaliers; et comment ses troupes se réunirent au col de Panissas pour s'opposer à ce que le roi de France pénétrât en Catalogne.
CHAP. CXXI. Comment le roi de France essaya de forcer le passage de Panissas; comment lui et son armée eurent beaucoup à souffrir; et de la grande
cruauté qu'ils exercèrent contre le clergé et les habitants d'Elne, dans la fureur qu'ils éprouvèrent à cause de ce qui leur était arrivé.
CHAP. CXXII. Comment quatre moines fournirent au roi de France le moyen de pénétrer en Catalogne par le col de la Massane; et comment, en quatre
jours, ils construisirent une telle route que les charrettes y montaient toutes chargées.
CHAP. CXXIII. Comment le roi de France marcha avec toutes ses forces sur Péralade dont il forma le siège; et des prouesses du seigneur infant En
Alphonse
CHAP. CXXIV. Comment une femme de Péralade, vêtue en homme, portant une lance en main, une épée à la ceinture et un écu au bras, prit un chevalier
français brave et revêtu de bonnes armures.
CHAP. CXXV. Comment le seigneur roi, l'infant En Alphonse, les riches hommes et les barons sortirent de Péralade pour aller mettre le royaume en état;
et de la grande méchanceté que les almogavares firent à Péralade en la mettant à feu et à sang.
CHAP. CXXVI. Comment le comte de Castellon, suivi de vingt vaillants hommes, alla demander au seigneur roi ce qu'il devait faire de Castellon; et
comment le seigneur roi leur permit de se rendre au roi de France et les dégagea de leurs serments.
CHAP. CXXVII. Comment le roi de France mit le siège devant Gironne, et de la grande méchanceté et cruauté que l'amiral des galères du roi de France
exerça à Saint Féliu.
CHAP. CXXVIII. Comment le seigneur roi En Pierre mit Besalu en état, ainsi que les châteaux des environs de Gironne, au moyen desquels ses troupes
causaient de grands dommages à l'ost du roi de France; et de la valeur d'En Guillaume Galeran de Cartalla.
CHAP. CXXIX. Comment En Raimond Marquet et En Béranger Mayol, avec l'approbation du seigneur roi d'Aragon, entreprirent, avec onze galères et
deux lins, de s'emparer de vingt-cinq galères du roi de France qui se trouvaient à Rosés; et comment le seigneur roi envoya à Naples vers l'amiral.
CHAP. CXXX. Comment En Raymond Marquet et En Béranger Mayol prirent congé du seigneur roi d'Aragon pour aller s'emparer des vingt-cinq galères
du roi de France, qui étaient à Rosés; et comment ils les battirent et prirent toutes.
CHAP. CXXXI. Comment, après avoir reconnu leurs prisonniers et s'être rafraîchis, les gens d'En R. Marquet s'embarquèrent; et comment les cinquante
galères de l'amiral du roi de France, ayant eu connaissance de la perte des galères, poursuivirent En R. Marquet, mais ne purent l'atteindre.
CHAP. CXXXII. Comment le roi de France et ses gens furent bien mécontents quand ils apprirent qu'ils avaient perdu vingt-cinq galères; et comment le roi
se courrouça contre le cardinal de ce qu'il avait ourdi et préparé cette guerre.
CHAP. CXXXIII. Comment En R. Marquet prit la voie de Barcelone avec les vingt-deux galères; comment, lorsqu'elles furent reconnues par les habitants,
la joie fut grande; et comment elles furent mises en bon état, et tous les hommes payés pour quatre mois.
CHAP. CXXXIV. Comment, le jour de madame Sainte-Marie d'août, le seigneur roi d'Aragon, à la tête de deux cents almogavares, se battit contre quatre
cents chevaliers français, qui étaient en embuscade avec le comte de Nevers; et comment il les vainquit et tua ledit comte.
CHAP. CXXXV. Comment la galère et les deux lins que le roi envoya à madame la reine, aux infants, et à l'amiral En Roger de Loria, arrivèrent à
Messine; comment ledit amiral en repartit avec soixante et onze galères; et comment à Las Hormigas il déconfit la flotte du roi de France et lui prit
cinquante-quatre galères
CHAP. CXXXVI. Comment En Raymond Marquet et En Béranger Mayol se réunirent à l'amiral, le jour même de la bataille; comment il leur livra toutes
les galères dont il s'était emparé; comment ledit amiral prit vingt-cinq autres galères du roi de France, qui se trouvaient à Rosés, et comment il attaqua et
prit Roses.
CHAP. CXXXVII. Comment l'amiral, ainsi qu'En R. Marquet et En D. Mayol, retournèrent à Roses; et de la grande joie qu'éprouvèrent les gens de
Castellon, mais qu'ils n'osèrent point faire paraître, par la raison que les deux infants du seigneur roi de Majorque se trouvaient alors à Paris.
CHAP. CXXXVIII. Comment le seigneur roi d'Aragon Alla au col de Panissas pour écraser les Français; comment le roi de Fiance étant tombé malade leva
le siège de Gironne, cl, avant de mourir, pria son fils Philippe de retourner en France; et comment le seigneur roi d'Aragon lui fit la grâce de le laisser
passer sain et sauf.
CHAP. CXXXIX. Comment le roi Philippe de France avec son frère, le corps de son père, le cardinal et l'oriflamme, sortirent de Catalogne, et du grand
dommage que leur causèrent les almogavares en tuant leurs gens et brisant leurs coffres.
CHAP. CXI. Comment le seigneur roi d'Aragon revint à Péralade, remit en état tout le pays, et fit beaucoup de dons et de grâces; comment il donna ordre à
l'amiral de rendre Rosés au comte d'Ampurias avec toutes les provisions de bouche et le vin qui s'y trouvaient; et comment il alla à Barcelone, où se firent
de grandes fêtes.
CHAP.CXLI. Comment le seigneur roi d'Aragon envoya l'infant En Alphonse à Majorque avec de grandes, forces de cavaliers et d'almogavares, pour
s'emparer de la cité, attendu que le Saint-Père méditait de rendre le roi de France maître de l'île de Majorque, laquelle le seigneur roi En Pierre voulait
garder
CHAP. CXLII. Comment, après avoir pris connaissance de là lettre du seigneur roi d'Aragon, le roi de Majorque envoya, par une barque armée, des lettres
secrètes au noble En Pons Saguardia, son lieutenant à Majorque; et comment le seigneur roi En Pierre vint à Xativa pour délivrer ses neveux et faire don
Alphonse roi de Castille.
CHAP. CXLIII. Comment le seigneur roi En Pierre d'Aragon, parlant de Barcelone pour se rendre à Xativa tomba malade d'un refroidissement; comment,
étant à Villefranche de Panades, la fièvre le prit; et comment il fit son testament et reçut le précieux corps de Jésus-Christ.
CHAP. CXLIV. Comment le seigneur infant En Alphonse passa dans l'île de Majorque; comment il assiégea la cité, et, peu de jours après, entra en
pourparlers avec les prud'hommes.
CHAP. CXLV. Comment le roi En Pierre d'Aragon fit publier une seconde fois son testament, en présence de l'archevêque de Tarragone et devant huit
évoques; et comment il laissa l'infant En Alphonse héritier universel du royaume d'Aragon, de la Catalogne et du royaume de Valence, et l'infant En
Jacques, roi de Sicile.
CHAP. CXLVI. Comment le seigneur roi En Pierre d'Aragon trépassa de cette vie, et fut enterré au monastère de Sainte-Croix; et comment les exécuteurs
testamentaires envoyèrent une galère à Majorque au seigneur roi En Alphonse d'Aragon, et en Sicile au seigneur roi En Jacques, roi de Sicile.
CHAP. CXLVII. Comment on reçut à Majorque et en Sicile la nouvelle de la mort du seigneur roi En Pierre; et de la douleur et des gémissements des
habitants de Messine.
CHAP. CXLVIII. Comment l'infant En Jacques fut couronné roi de Sicile à Palerme; des grandes fêtes qui y furent faites; et comment il fit armer vingt
galères, dont il nomma capitaine En Béranger de Sarria.
CHAP. CXLIX. Comment le noble En Béranger de Sarria, avec vingt galères, parcourut toute la côte d'Amalfi jusqu'au fief de Rome, et prit galères, lins et
barques.
CHAP. CL. Comment le roi En Jacques de Sicile passa en Calabre pour guerroyer, et comment il se rendit maître de tout le pays, excepté du château de
Stilo
CHAP. CLI. Comment le seigneur roi d'Aragon, ayant appris la mort de son père, se hâta de telle manière qu'il s'empara promptement de Majorque et
d'Ibiza, et revint à Barcelone où on lui fit fête.
CHAP. CLII. Comment l'amiral En Roger de Loria parcourut toute la côte de Provence et ravagea Serignan, Agde et Vias, épargnant les femmes, les
enfants au-dessous de quinze ans et les hommes au-dessus de soixante ans.
CHAP. CLIII. Comment le seigneur roi En Alphonse d'Aragon alla à Sainte-Croix où il fit faire des absoutes sur le corps de son père, et y fonda à
perpétuité cinquante messes par jour.
CHAP. CLIV. Comment l'amiral En Roger de Loria alla à Tortose avec sa flotte, et laissa, pour tout le temps qu'il assistait au couronnement du roi, comme
chef et commandant de la flotte, son neveu En Jean de Loria.
CHAP. CLV. Comment le seigneur roi En Alphonse d'Aragon fut couronné à Saragosse; des fêtes et des jeux qui s'y firent; comment En Jean de Loria mit
à feu et à sang plusieurs endroits de la Barbarie; et comment l'amiral s'embarqua pour passer en Sicile.
CHAP. CLXI. Comment le seigneur roi En Alphonse d'Aragon résolut de venger le manque de foi du roi don Sanche de Castille envers son père En Pierre,
d'enlever de Xativa les enfants de l'infant don Ferdinand de Castille, et de proclamer l'un d'eux roi de Castille.
CHAP. CLVII. Comment le seigneur roi En Alphonse d'Aragon, ayant pris conseil, résolut de délier le seigneur roi don Sanche de Castille, et envoya deux
chevaliers avec les défis; et comment l'infant En Pierre se prépara à entrer en Castille.
CHAP. CLVIII. Comment le seigneur roi En Alphonse reçut la couronne du royaume de Valence et relira ses cousins de Xativa; comment il décida d'entrer
en Castille avec toutes ses osts, et comment, étant arrivé sur la terre de Castille, il reçut un message du comte d'Ampurias, qui le prévenait que les Français
faisaient mine d'entrer en Lampourdan.
CHAP. CLIX. Comment l'amiral En Roger de Loria, allant en Sicile, ravagea les terres de Barbarie, parcourut l'île de Gerbes et Tolometta, remporta la
victoire de Matagrifon, se battit à Blindes contre les Français, leur enleva le pont, et arriva à Messine où on lui fit fête.
CHAP. CLX. Comment le seigneur roi En Alphonse d'Aragon fit publier dans son ost de Catalogne, qu'il la ferait payer pour quatre mois; et comment il
entra avec ses osts en Roussillon, pour voir si les Français avaient pénétré en Lampourdan.
CHAP. CLXI. Comment le seigneur roi En Alphonse d'Aragon fit une joute à Figuières de deux cents contre deux cents; et comment il combattit contre le
vicomte de Rocaberti et En Gilbert de Castellnou.
CHAP. CLXII. Comment des messagers du pape et des rois de France et d'Angleterre arrivèrent au seigneur roi d'Aragon pour lui demander de faire la paix
et de leur rendre le roi Charles qu'il tenait prisonnier
CHAP. CLXIII. Comment le seigneur roi En Jacques de Sicile résolut de passer en Calabre et dans la principauté avec toutes ses osts et de conquérir
Naples et Gaète.
CHAP. CLXIV. Comment le comte d'Artois, instruit du grand armement qui se préparait en Sicile, se prépara à venir avec toutes ses forces, et avec les
secours du Saint-Père, à Naples et à Salerne.
CHAP. CLXV. Comment le seigneur roi En Jacques de Sicile fit route pour Salerne, et comment l'amiral côtoya toute la côte d'Amalfi, enleva toutes les
nefs et térides du port de Naples, et assiégea Gaète.
CHAP. CLXVI. Comment le seigneur roi En Alphonse d'Aragon eut une entrevue avec le roi d'Angleterre et épousa la fille dudit roi d'Angleterre, et des
grandes fêtes, jeux et danses qui eurent lieu.
CHAP. CLXVII. Comment le roi d'Angleterre négocia la mise en liberté du roi Charles; et comment ledit roi Charles, étant encore en prison, il lui vint une
vision dans laquelle il lui était prescrit de chercher le corps de madame sainte Marie-Madeleine, et comment il le trouva en effet dans le lieu désigné par la
vision.
CHAP. CLXVIII. Comment le seigneur roi En Alphonse d'Aragon partit d'Oloron accompagné du roi d'Angleterre; et comment le roi Charles eut une
entrevue avec le roi de Majorque et le roi de France.
CHAP. CLXIX. Comment le roi Charles envoya ses trois fils avec vingt fils des nobles hommes de Provence, pour otages, au roi d'Aragon; et comment,
ayant appris que le roi de Sicile faisait le siège de Gaète, il demanda des secours au roi de France et au Saint-Père.
CHAP. CLXX. Comment le seigneur roi En Alphonse d'Aragon se mit en tête de conquérir Minorque, et l'envoya dire à son frère le seigneur roi de Sicile,
ainsi qu'à l'amiral En Roger de Loria, pour qu'il eût à venir avec quarante galères armées; et comment il vint et alla conquérir Minorque.
CHAP. CLXXI. Où on raconte le grand miracle qui eut lieu à l'occasion d'un almogavare de Ségorbe qui voulut manger de la viande la veille de Noël.
CHAP. CLXXII. Comment une grande tempête surprit le roi d'Aragon et sa flotte au moment où il allait conquérir Minorque; comme il conquit toute l'île et
de quelle manière; et comment, en s'en retournant en Sicile, il fut encore battu de la tempête, et courut lamer jusqu'à Trapani.
CHAP. CLXXIII. Comment le seigneur roi En Alphonse envoya ses messagers à Tarascon pour traiter de la paix avec le roi Charles; comment la paix s'y
fit, ainsi que le seigneur roi d'Aragon le voulait, au très grand honneur du seigneur roi de Sicile; et comment le seigneur roi En Alphonse tomba malade
d'un abcès.
CHAP. CLXXIV. Comment le seigneur roi En Alphonse d'Aragon sortit de cette vie, des suites d'un abcès qu'il eut au haut de la cuisse.
CHAP. CLXXV. Comment le comte d'Ampurias et autres riches hommes furent choisis pour aller en Sicile, afin de ramener en Catalogne le seigneur roi
En Jacques de Sicile; ci comment madame la reine sa mère, et l'infant En Frédéric son frère restèrent comme gouverneurs et chefs de la Sicile et de la
Calabre.
CHAP. CLXXVI. Comment le seigneur roi En Jacques d'Aragon s'embarqua à Trapani pour passer en Catalogne et débarqua à Barcelone, où il fit célébrer
des messes pour l'âme du roi En Alphonse son frère, et à Sainte-Croix pour l'âme du seigneur roi En Pierre son père, et comment il fut couronné à
Saragosse, et promit aide à don Alphonse de Castille
CHAP. CLXXVII. Comment le seigneur roi En Jacques d'Aragon vint à Valence, et prit la couronne du royaume; comment des envoyés du roi don Sanche
de Castille vinrent le trouver, pour lui demander d'établir la paix entre lui et le roi de Castille et ses neveux
CHAP. CLXXVIII. Comment le soigneur roi En Jacques d'Aragon et de Sicile maintint tout son royaume on paix, et comment il apaisa les factions qui
s'élevaient dans les cites et dans les villes, et principalement celles qui existaient à Tortose entre les Garridells, les Carbons et les Puix.
CHAP. CLXXIX. Comment l’amiral En Roger de Loria tint un tournoi à Calatayud, et comment le seigneur roi En Jacques d'Aragon et de Sicile et le roi
de Castille y assistèrent, ce qui fut pour lui un grand honneur
CHAP. CLXXX. Comment l'amiral En Roger de Loria retourna en Sicile et passa en Calabre avec le seigneur infant En Frédéric; et comment ils
gouvernèrent le pays avec justice et vérité.
CHAP. CLXXXI. Comment le roi Charles voulut faire la paix avec la maison d'Aragon, et comment, à ce sujet, le Saint-Père envoya, d'accord avec le roi
Charles, un cardinal au roi de France, le priant de faire la paix avec la maison d'Aragon; comment monseigneur Charles n'y voulut pas consentir, à moins
que le roi Charles ne lui fit donation du comté d'Anjou.
CHAP. CLXXXII. Comment le seigneur roi En Jacques d'Aragon confirma la paix conclue entre lui et le roi Charles et la maison de France; du mariage
qui eut lieu entre ledit seigneur En Jacques d'Aragon et madame Blanche, fille du roi Charles; et comment le fils aîné du roi Charles et le fils aîné du roi de
Majorque renoncèrent à la royauté et entrèrent dans l'ordre de monseigneur saint François.
CHAP. CLXXXIII. Comment madame la reine Blanche pourchassa du seigneur roi En Jacques d'Aragon, afin qu'il donnât des terres à l'infant En Pierre, et
qu'il le mariât; et comment il prit pour femme madame Guillelmine de Moncade.
CHAP. CLXXXIV. Comment le seigneur roi En Jacques d'Aragon envoya des messagers en Sicile a En Raymond Alamany et à En Vilaragut pour qu'ils
eussent à abandonner la Sicile; et comment les habitants s'emparèrent des châteaux et autres lieux pour l'infant Frédéric.
CHAP. CLXXXV. Comment le seigneur infant Frédéric prit possession du royaume de Sicile, et assigna un jour auquel tous devaient être réunis à Palerme;
et comment, avec une grande solennité, il prit la couronne dudit royaume.
CHAP. CLXXXVI. Comment le seigneur roi d'Aragon rendit au roi de Majorque, son oncle, les îles de Majorque, Minorque et Ibiza, et alla auprès du pape
pour traiter de la paix entre son frère, le roi Frédéric, et le roi Charles; et comment le roi de Castille délia le seigneur roi En Jacques d'Aragon.
CHAP. CLXXXVII. Comment la guerre se ralluma entre le seigneur roi En Jacques d'Aragon et le roi Ferdinand de Castille; comment l'infant En Pierre
entra en Castille avec grande puissance, et assiégea la ville de Léon; et comment le seigneur roi En Jacques résolut de pénétrer par le royaume de Murcie,
tant par terre que par mer.
CHAP. CLXXXVIII. Comment le seigneur roi En Jacques d'Aragon prit de vive force la ville d'Alicante et le château, ainsi que bien d'autres châteaux et
villes de Murcie, et la plus grande partie du royaume; et comment, ayant mis tout en état, il laissa pour son lieutenant le noble En Jacques Pierre, son frère.
CHAP. CLXXXIX. Comment le seigneur roi En Jacques d'Aragon apprit que l'infant En Pierre, son frère, était moine à Léon, ainsi qu'En Raymond
d'Anglesola; et comment ils revinrent en Aragon, enseignes déployées.
CHAP. CXC. Comment deux chevaliers de Catane et messire Virgile de Naples rendirent la cité de Catane au duc Robert, fils aîné du roi Charles, que le
seigneur roi En Jacques d'Aragon avait laissé à Catane lorsqu'il était allé une seconde fois vers le pape.
CHAP. CXCI. Comment trois barons vinrent de France à la tête de trois cents chevaliers, en aide au roi Charles, et dans l'intention de venger la mort de
leurs parents; et comment, voulant pourchasser la mort du comte Gallerano et de don Blasco d'Alagon, ils pourchassèrent leur propre mort.
CHAP. CXCII. Comment le roi Charles envoya son fils le prince de Tarente en Sicile avec douze cents chevaux armés et cinquante galères; et comment il
fut battu à Trapani par le seigneur roi En Frédéric de Sicile, fait prisonnier et renfermé au château de Cefallu.
CHAP. CXCIII. Comment le roi Charles et le Saint-Père firent dire au roi Philippe de France d'envoyer son frère messire Charles en Sicile, le pape voulant
lui venir en aide avec le trésor de Saint-Pierre, ce qui fut accordé par le roi et les douze pairs de France
CHAP. CXCIV. Où on raconte le commencement de frère Roger, qui depuis s'éleva si haut, et les grandes prouesses qu'il fit dans sa vie.
CHAP. CXCV. Comment le duc Robert assiégea Messine avec toutes ses forces; comment à cette nouvelle le seigneur roi Frédéric envoya à Messine don
Blasco et le comte Gallerano avec des secours; et comment le duc Robert passa en Calabre, ce dont furent très fâchés tous ceux de Messine.
CHAP. CXCVI. Comment Messine étant en danger de se rendre par famine, elle fut ravitaillée par frère Roger avec dix galères chargées de froment; et
comment le duc, le lendemain de ce ravitaillement, fut forcé de lever le siège et de retourner à Catane
CHAP. CXCVII. Comment messire Charles de France passa en Sicile avec quatre mille cavaliers, prit terre à Termini et assiégea Sciacca, où, de quatre
mille hommes, il n'en put sauver que cinq cents, tous les autres étant morts de maladie
CHAP. CXCVIII. Comment se fit l'entrevue du seigneur roi Frédéric de Sicile et de Messire Charles, près Caltabellotta; comment la paix fut traitée et
conclue; et comment le seigneur roi Frédéric de Sicile se maria avec la fille du roi Charles, nommée Eléonore
EXPÉDITION DE ROMANIE.
CHAP. CXCIX. Comment frère Roger commença à s'occuper du passage de Romanie et envoya des messagers à l'empereur de Constantinople pour lui
faire savoir qu'il était prêt à passer auprès de lui avec les catalans, et pour lui demander de lui donner en mariage sa nièce, fille du roi Assen, avec le titre de
mégaduc, ce qui lui fut accordé par l'empereur.
CHAP. CC. Comment les envoyés de frère Roger revinrent de Constantinople à Messine, munis de tous actes nécessaires et de tous privilèges; comment il
fut fait mégaduc de toute la Romanie; et comment le seigneur roi Frédéric de Sicile lui fit donner dix galères et deux lins, et le fournit d'argent et de
provisions suffisantes.
CHAP. CCI. Comment frère Roger, mégaduc de Romanie, prit congé du seigneur roi de Sicile, et passa, avec deux mille cinq cents cavaliers armés, et cinq
mille almogavares et piétons, en Romanie.
CHAP. CCII. Comment le mégaduc prit terre à Malvoisie et passa à Constantinople, où il fut bien accueilli par l'empereur et son fils, et comment les
Catalans et les Génois eurent une querelle, dans laquelle moururent trois mille Génois.
CHAP. CCIII. Comment le mégaduc passa dans l'Anatolie, et prit terre au cap d'Artaki, à l'insu des Turcs. Comment il les combattit, et arracha à la
captivité toutes les terres qui avaient été soumises par les Turcs, et alla hiverner à Artaki.
CHAP. CCIV. Comment le mégaduc s'en alla à Constantinople pour y laisser la mégaduchesse; comment il reçut de l'empereur la paie pour quatre mois, et
des grands dons qu'il fit à toute la compagnie.
CHAP. CCV. Comment le mégaduc eut, avec sa compagnie, un second combat contre la gabelle de Cesa et de Tiu; comment il les vainquit et les tua près
de Philadelphie.
CHAP. CCVI. Comment les Turcs furent vaincus à Thyrra par En Corberan d'Alet, qui y fut blessé d'une flèche et mourut; et comment En Béranger de
Rocafort vint à Constantinople avec deux galères et deux cents cavaliers, et à Ephèse où est le tombeau de monseigneur saint Jean l'évangéliste.
CHAP. CCVII. Comment le mégaduc alla à Ayasaluck, et créa sénéchal de l'ost En Béranger de Rocafort; et comment ils mirent en déroute les Turcs de la
gabelle d'Alia qui, s'étant réunis à tous les autres Turcs, furent une seconde fois défaits; et comment il en périt bien dix-huit mille à la Porte de Fer
CIIAP. CCVIII. Comment l'empereur de Constantinople envoya dire au mégaduc que, toutes affaires cessantes, il retournât à Constantinople pour le venir
secourir contre le frère du roi Assen, qui avait usurpé la royauté.
CHAP. CCIX. Comment le mégaduc, ayant reçu le message de l'empereur de Constantinople, tint conseil sur ce qu'il devait faire, et comment il résolut
d'aller sur-le-champ trouver l'empereur.
CHAP. CCX. Comment, sur la nouvelle de l'arrivée du mégaduc, le roi des Bulgares traita avec l'empereur de Constantinople en se soumettant à faire tout
ce qu'il voudrait; et comment le débat se mit entre l'empereur de Constantinople et le mégaduc.
CHAP. CCXI. Comment le noble En Béranger d'Entença vint en Romanie joindre la compagnie, et fut fait mégaduc par frère Roger.
CHAP. CCXII. Comment, après quatre cents ans que l'empire avait été sans césar, frère Roger fut créé césar par l'empereur de Constantinople; et comment
il alla hiverner à Philadelphie; et comment, selon ce qui avait été convenu, il se disposa à passer en Anatolie.
CHAP. CCXIII. Comment le césar résolut d'aller prendre congé de Kyr Michel, malgré sa belle-mère et sa femme, qui étaient bien assurées de l'envie que
lui portail Kyr Michel.
CHAP. CCXIV, Dans lequel on raconte quelle est la terre de Gallipoli, quelles forces il y a, et où on fait aussi mention de l'histoire de Paris et d'Hélène
CHAP. CCXV. Comment le césar vint en la cité d'Andrinople pour prendre congé de Kyr Michel, lequel fit tuer le césar et tous les siens par Gircon,
capitaine des Alains; comment il n'en échappa que trois, et comment il envoya à Gallipoli des troupes pour courir le pays et exterminer toute la compagnie
du césar.
CHAP. CCXVI. Comment la compagnie du césar décida de défier l'empereur, et comment l'empereur de Constantinople fit tuer l'amiral En Ferrand
d'Aunes, ainsi que tous les Catalans et Aragonais qui étaient à Constantinople.
CHAP. CCXVII. Comment les messagers envoyés à Constantinople vers l'empereur pour le délier furent pris et écartelés dans la ville de Rodosto; et du
miracle du golfe de Marmora, où furent égorgés un grand nombre d'innocents par Hérode.
CHAP. CCXVIII. Comment En Béranger d'Entença, après avoir ravagé Héracléa, fut rencontré par dix-huit galères des Génois, et fut pris par eux, étant
leur hôte sur leur foi; et comment moi, En Ramon Muntaner, je voulus donner dix mille perpres d'or pour qu'ils me le livrassent.
CHAP. CCXIX. Comment nous autres à Gallipoli, ayant su la prise d'En Béranger d'Entença et la mort de nos envoyés, nous décidâmes en conseil de
défoncer nos galères et tous nos bâtiments, afin que nul ne pût songer à échapper ni fuir sans combattre.
CHAP. CCXX. Comment la Compagnie délibéra de combattre contre ceux que Kyr Michel avait envoyés sur Gallipoli, et comment la Compagnie les
vainquit et en tua bien vingt-six mille, entre gens de pied ou de cheval.
CHAP. CCXXI. Comment la Compagnie, ayant su l'approche de Kyr Michel, fils aîné de l'empereur, décida de férir sur son avant-garde, qu'elle vainquit, et
comment Kyr Michel s'échappa, blessé au visage par un épieu ferré.
CHAP. CCXXII. Comment la Compagnie ravagea la cité de Rodosto et celle de Panido, et fit aux habitants de Rodosto ce qu'ils avaient fait à nos envoyés;
et comment, lorsqu'ils étaient entre Rodosto et Panido, En Ferrand Ximénès d'Arénos vint les trouver
CHAP. CCXXIII. Comment En Ferrand Ximénès d'Arénos fit une excursion jusqu'auprès de Constantinople, et, en plein jour, attaqua et prit d'emblée le
château de Maditos; et comment la Compagnie se divisa en trois bandes.
CHAP. CCXXIV. Comment sire Georges, de Christopolis, au royaume de Salonique, fondit sur Gallipoli avec quatre-vingts hommes de cheval, lesquels je
défis, moi, Ramon Muntaner, avec quatorze hommes de cheval.
CHAP. CCXXV. Comment En Rocafort fit une excursion à Stenayre, et y brûla et incendia toutes les nefs, galères et térides qui s'y trouvaient; comment la
Compagnie délibéra d'aller combattre les Alains, et comment le sort tomba sur moi, En Ramon Muntaner, pour rester à la garde de Gallipoli.
CHAP. CCXXVI. Comment la Compagnie partit pour aller combattre les Alains; comment ils tuèrent Gircon leur chef, abattirent ses bannières et
massacrèrent toute sa troupe; et ce qui advint à un cavalier des Alains qui voulut délivrer sa femme des mains de notre compagnie.
CHAP. CCXXVII. Où il raconte le traité que Ser Antoine Spinola fit avec l'empereur de Constantinople; et comment il défia la Compagnie de la part de
toute la commune de Gênes, et vint assiéger Gallipoli, où il fut tué, et tous les siens mis en déroute.
CHAP. CCXXVIII. Comment le Turc Isaac Méleck voulut se joindre à notre Compagnie avec quatre-vingts hommes à cheval; et comment notre dite
Compagnie fut grossie de dix-huit cents Turcs à cheval.
CHAP. CCXXIX. Comment le seigneur roi En Alphonse d'Aragon fit sortir En Béranger d'Entença de sa prison; comment celui-ci alla vers le pape et vers
le roide France pour leur demander aide; et comment, aide lui étant refusée, il passa à Gallipoli; et du différend qui s'éleva entre lui et En Rocafort.
CHAP. CCXXX. Comment le très haut seigneur infant En Ferraud de Majorque vint en Romanie, à Gallipoli, où était la Compagnie, avec certains accords
au nom du seigneur roi Frédéric de Sicile; comment il fut reçu, et comment on lui prêta serment comme chef et seigneur, excepté En Rocafort et ceux, de sa
compagnie, qui voulaient être commandés par En Rocafort et non par le seigneur roi de Sicile.
CHAP. CCXXXI. Comment ledit seigneur infant et la Compagnie partirent du royaume de Macédoine, abandonnèrent Gallipoli et le château de Maditos, y
mirent le feu et s'en allèrent au royaume de Salonique, pour guerroyer.
CHAP. CCXXXII. Comment la Compagnie se mit en marche pour aller au royaume de Salonique, et comment, étant à deux journées de Christopolis, une
querelle s'éleva parmi ceux de la Compagnie, où Béranger d'Entença fut tué par les gens de la compagnie d'En Rocafort
CHAP. CCXXXIII. Comment En Rocafort fit persister sa compagnie dans la résolution de ne reconnaître d'aucune manière le seigneur infant En Ferrand,
au nom du seigneur roi Frédéric de Sicile, mais seulement en son propre nom, sur quoi le seigneur infant se sépara de la Compagnie et s'en retourna en
Sicile, et avec lui moi, En Ramon Muntaner
CHAP. CCXXXIV. Comment Ser Ticino Zaccaria vint à Gallipoli me prier, moi, Ramon Muntaner, de lui donner aide pour aller de compagnie ravager le
château et la ville de Phocée, où se trouvaient trois reliques que monseigneur saint Jean laissa sur l'autel quand il se renferma dans le tombeau à Ephèse.
CHAP. CCXXXV. Comment le seigneur infant En Ferrand fit voile vers le port d'Armiro, et brûla et rasa tout ce qu'il y avait, d'où il alla à l'île de Scopelos
dans laquelle il attaqua le château et ravagea la ville; et comment il arriva au cap de l'île de Nègrepont où il fut pris par les Vénitiens, contre la foi jurée
CHAP. CCXXXVI. Comment la Compagnie fut charmée de me voir de retour, moi, Ramon Muntaner; et comment En Rocafort résolut de se rapprocher de
messire Charles de France, et, à son grand dam, fit reconnaître par serinent, pour capitaine de toute la Compagnie, Thibaut de Cepoy, au nom de messire
Charles de France
CHAP. CCXXXVII. Comment les galères des Vénitiens quittèrent la Compagnie, et moi, Ramon Muntaner, avec eux, pour recouvrer ce qu'on m'avait pris;
et comment j'allai à la cité de Thèbes pour prendre congé du seigneur infant En Ferrand, et pour obtenir qu'on le traitât avec honneur
CHAP. CCXXXVIII. Comment moi, Ramon Muntaner, je pris congé du seigneur infant En Ferrand pour venir en Sicile; comment les galères des
Vénitiens se rencontrèrent avec celles d'En Raimbaud Des-Far; comment ils envoyèrent le seigneur infant au roi Robert; et comment il fut ainsi hors de sa
prison
CHAP. CCXXXIX. Comment En Rocafort fut arrêté par la Compagnie et livré à Thibaut de Cepoy, lequel, à l'insu de la Compagnie, l'emmena et le livra
au roi Robert, qui le fit mettre en un cachot à Aversa où il mourut de faim.
CHAP. CCXL. Comment le duc d'Athènes laissa le duché au comte de Brienne, et comment ledit comte, étant délié par le despote d'Arta et par le seigneur
de la Vlaquie, et par l'empereur, appela la Compagnie à son secours, et recouvra toute sa terre, et voulut faire périr ladite Compagnie; mais il périt lui-
même et les siens.
CHAP. CCXLI. Comment les Turcs se séparèrent de la Compagnie, et comment ceux qui étaient restés près de Gallipoli furent tués par l'empereur de
Constantinople.
CHAP. CCXLII. Comment la Compagnie élut pour chef l'infant Mainfroi, second fils du roi de Sicile, et lui prêta serment comme à son chef et soigneur, et
comment, l'infant étant si jeune encore, le seigneur roi leur envoya pour capitaine, au nom de l'infant, En Béranger Estanyol, qui gouverna longtemps l'ost
avec sagesse.
CHAP. CCXLIII. Comment En Béranger Estanyol étant mort, le seigneur roi de Sicile envoya à la Compagnie, au nom de l'infant Mainfroi, Alphonse-
Frédéric son fils; et comment, l'infant Mainfroi étant mort, ils reconnurent pour chef et seigneur Alphonse-Frédéric, et comment on lui donna pour femme
la fille de messire Boniface de Vérone.
CHAP. CCXLIV. Où il raconte ce que fut messire Boniface de Vérone et sa lignée; et comment le duc d'Athènes reçut l'ordre de chevalerie dudit messire
Boniface de Vérone, et lui fit de grands dons et honneurs le jour qu'il fin armé chevalier.
CHAP. CCXLV. Comment la paix fut traitée entre le seigneur roi d'Aragon et le roi de Castille, à condition que le fils du roi En Jacques d'Aragon
épouserait la fille du roi Don Ferrand de Castille.
CHAP. CCXLVI. Comment il fut convenu entre le seigneur roi d'Aragon et le roi de Castille d'aller définitivement, avec toutes leurs forces contre le roi de
Grenade, qui avait rompu les trêves; et comment le roide Castille alla assiéger Algésiras et le roi d'Aragon Almeria.
CHAP. CCXLVII. Comment le roi de Castille leva le siège d'Algésiras à l'insu du roi d'Aragon; comment le seigneur roi d'Aragon livra bataille à Almeria
contre les Sarrasins; comment l'infant En Ferrand tua le fils du roi de Cadix, Sarrazin; et comment le roi de Grenade demanda une trêve au roi d'Aragon.
CHAP. CCXLVIII. Comment En Roger de Loria, fils de l'amiral En Roger de Loria, avec l'aide du seigneur roi Frédéric de Sicile, alla faire lever le siège
de Gerbes qui était assiégée par le roi de Tunis; et comment, en passant à Naples, il mourut, et la terre passa à son frère En Charlet.
CHAP. CCXLIX. Comment les gens du parti de Miscona unis à quelques-uns de ceux du parti de Moabia, assiégèrent le château de Gerbes; et comment En
Charlot, avec les secours du seigneur roi de Sicile, allant à Gerbes, en chassa tonte la cavalerie et mourut peu de temps après; et comment, s'étant révoltés
une seconde fois, le seigneur roi envoya En Jacques de Castellar qui y mourut aussi.
CHAP. CCL. Comment En Simon de Montoliu requit les tuteurs d'En Roger, madame Saurine, le pape et le roi Robert de lui prêter aide et secours, et
comment, sur leur refus, il s'adressa au seigneur roi de Sicile qui envoya, avec dix-huit galères, messire Pélegrin de Pati, lequel fut vaincu et pris.
CHAP. CCLI. Comment En Simon de Montoliu cria merci au seigneur roi de Sicile, Frédéric, le suppliant de faire remettre à qui bon lui semblerait le
château de Gerbes et la tour de Querquenes; et comment le seigneur roi offrit à moi, Ramon Muntaner, la conquête de Gerbes; et comment je me disposai à
conquérir cette île.
CIIAP. CCLII. Comment moi, Ramon Muntaner, je me rendis à Gerbes comme capitaine, et pris possession du château, et reçus hommage de tous ceux qui
y étaient; comment, par trois fois, je citai devant moi tous ceux de Miscona, et Alef leur chef, et les déliai, et les poussai dans un coin de l'île, où ils
éprouvèrent une telle famine qu'ils faisaient du pain avec la sciure des palmiers.
CHAP. CCLIII. Comment Alef sortit de l'île et revint avec huit mille hommes à cheval et quatorze barques, avec quoi il déconfit les chrétiens du passage;
et comment moi, Ramon Muntaner, je les attaquai, les vainquis, leur enlevai dix-sept barques, et me rendis maître du passage.
CHAP. CCLIV. Comment tous ceux de Miscona, ainsi qu'Alef, voulurent se rendre à moi, En Ramon Muntaner; comment le seigneur roi de Sicile envoya
messire Conrad Llança avec vingt galères pour prendre vengeance de tout ce qui avait été fait, et comment la conduite de l'avant-garde fut confiée à moi,
En Ramon Muntaner.
CHAP. CCLV. Comment nous livrâmes bataille aux Maures de Miscona, les battîmes, et primes douze mille personnes, entre femmes et enfants; et
comment le seigneur roi Frédéric de Sicile, de sa grâce spéciale, me fit don de l'île de Gerbes et des Querquenes pour l'espace de trois ans.
CHAP. CCLVI. Comment la guerre du seigneur roi de Sicile et du roi Robert recommença, et comment le seigneur roi de Sicile passa en Calabre et y prit
châteaux et villes.
CHAP. CCLVII. Comment l'infant En Ferrant de Majorque passa en Sicile pour la seconde fois, et des honneurs qu'on lui rendit; comment En Béranger de
Sarria se trouva avec sa suite à Palerme; et comment En Dalmau de Castellnou passa en Calabre en qualité de capitaine, et se disposa à faire la guerre.
CHAP. CCLVIII. Comment le roi Robert passa en Sicile, prit terre à Palerme, s'empara de Castel a Mare et assiégea Trapani; et comment le seigneur roi
envoya l'infant En Ferrand au Mont Saint-Junien, d'où il fit de grands dommages audit roi Robert.
CHAP. CCLIX. Comment moi, Ramon Muntaner, étant à Gerbes, le noble En Béranger Carros vint pour assiéger cette île avec grandes forces pour le roi
Robert; et comment, lorsque je me disposais à la défense, il reçut à Pautanella un message du roi Robert, qui lui faisait dire de retournera Trapani.
CHAP. CCLX. Comment le seigneur roi de Sicile, Frédéric, fit armer soixante galères pour détruire toute la flotte du roi Robert; et comment la reine, mère
du roi Robert, et belle-mère du seigneur roi d'Aragon et du seigneur roi de Sicile, l'ayant appris, dût faire une trêve d'un an entre le seigneur roi de Sicile et
le roi Robert.
FAITS DE MORÉE.
CHAP. CCLXI. Où il est fait mention comment le soigneur de la Morée descend du duc de Bourgogne, petit-fils du roi de France, dont madame Isabelle,
femme du seigneur infant En Ferrand de Majorque, descend en ligne directe.
CHAP. CCLXII. Comment les barons de la principauté de la Morée résolurent de faire le mariage de la jeune princesse de la Morée avec Philippe, second
fils du roi Charles; et comment le mariage fut convenu avec la condition que le fils du comte d'Andria épouserait la sœur de ladite princesse, qui était dame
de Matagrifon.
CHAP. CCLXIII. Comment le seigneur infant Ferrand prit, pour femme madame Isabelle, fille du comte d'Andria et petite-fille du prince de Morée; et
comment la dame de Matagrifon laissa en héritage à sa fille la baronnie de Matagrifon, et tous les droits qu'elle avait sur la principauté de Morée.
CHAP. CCLXIV. Comment moi, Ramon Muntaner, j'envoyai un message au seigneur roi de Sicile, pour le prier de vouloir bien m'autoriser à me rendre à
Catane où était le seigneur infant En Ferrand avec l'infante sa femme qui accoucha d'un fils, lequel fut nommé Jacques; et comment ledit seigneur infant se
disposa à passer en Morée.
CHAP. CCLXV. Comment madame l'infante Isabelle, femme du seigneur infant En Ferrand de Majorque, trépassa de cette vie; et comment moi, Ramon
Muntaner, je rendis au seigneur roi de Sicile les îles de Gerbes et des Querquenes, et allai là où était le seigneur infant Ferrand.
CHAP. CCLXVI. Comment le seigneur infant En Ferrand de Majorque me confia, à moi, Ramon Muntaner, le seigneur infant En Jacques, son cher fils,
pour que je le portasse et livrasse à la reine sa mère, et me donna une procuration par laquelle j'étais autorisé à faire tout ce que je jugerais à propos
CHAP. CCLXVII. Comment le seigneur infant En Ferrand de Majorque passa en Morée et prit Clarentza de vive force, et fut maître de toute la contrée; et
comment tous ceux de Clarentza et de la Morée le reconnurent pour maître et seigneur, et lui prêtèrent serment
CHAP. CCLXVIII. Comment moi, Ramon Muntaner, je me disposai à passer en Catalogne avec le seigneur infant En Jacques, pour le remettre à son
aïeule; comment j'appris que ceux de Clarentza avaient armé quatre galères pour enlever ledit infant; et comment, le jour de la Toussaint, je débarquai à
Salou.
CHAP. CCLXIX. Comment moi, Ramon Muntaner, je remis le seigneur infant En Jacques à madame la reine son aïeule, qui était à Perpignan, et le lui
remis avec toute la solennité qu'exige la remise d'un infant et d'un fils de roi.
CHAP. CCLXX. Comment le seigneur infant En Ferrand de Majorque envoya chercher des chevaliers et hommes de pied; et comment, avant leur arrivée
en Morée, ledit infant trépassa de cette vie; et comment monseigneur Jean, frère du roi Robert, s'empara de tout le pays
CONQUÊTE DE SARDAIGNE.
CHAP. CCLXXI. Comment le seigneur roi En Jacques d'Aragon résolut d'envoyer l'infant En Alphonse, son fils, à la conquête du royaume de Sardaigne,
avec l'aide du seigneur roi de Majorque, qui lui fournit vingt galères.
CHAP. CCLXXII. Où se fit le sermon que moi, Ramon de Muntaner, j'envoyai au seigneur roi à l'occasion du passage de Sardaigne et de Corse, afin de
donner conseil au seigneur infant, ou au moins le disposer à se souvenir de toutes choses.
CHAP. CCLXXIII. Comment le seigneur infant En Alphonse partit de Port Fangos et prit terre à Palmas de Sulcis, où le juge d'Arborée et une grande
partie des habitants de la Sardaigne le reconnurent pour seigneur; et comment il envoya l'amiral assiéger Cagliari.
CHAP. CCLXXIV. Comment le seigneur infant En Alphonse, ayant pris Iglesias vint assiéger le château de Cagliari, et fit élever devant ledit château de
Cagliari un autre château et une autre ville qui fut nommé le château de Bon-Aria.
CHAP. CCLXXV. Comment le comte de Donartico vint secourir Cagliari avec huit cents cavaliers allemands, quarante pisans, six mille hommes de pied et
trente galères; comment ils livrèrent bataille au seigneur infant En Alphonse; comment le comte prit la fuite, et tous les Allemands et Pisans furent tués, et
comment le comte, à peu de temps de là, mourut de ses blessures.
CHAP. CCLXXVI. Comment ceux de Cagliari crurent entrer au château de Bon-Aria; comment le seigneur infant En Alphonse les déconfit; des méfaits
que commirent ceux de Cagliari envers En Gilbert de Centelles et autres chevaliers; et comment les pisans résolurent de faire la paix avec le seigneur infant
En Alphonse
CHAP. CCLXXVII. Comment le seigneur roi d'Aragon envoya vingt galères légères au seigneur infant En Alphonse; et comment l'envoyé des Pisans traita
de la paix avec messire Barnabo Doria, qui s'entremit pour traiter de la paix entre la commune de Pise et le seigneur infant
CHAP. CCLXXVIII. Comment se fit la paix entre le seigneur infant En Alphonse et les Pisans; et comment ceux de Bonifazio et d'autres lieux de la Corse
firent hommage au seigneur Infant En Alphonse
CHAP. CCLXXIX. Comment le seigneur infant retourna en Catalogne, et laissa pour son lieutenant général le noble Philippe de Saluées, pour capitaine du
château de Bon-Aria le noble En Béranger Carros, et pour trésoriers de l'île En P. de Lesbia et Augustin de Costa.
de Majorque trépassa de cette vie et laissa pour héritier son neveu, l'infant En Jacques, Dis du seigneur infant En Ferrand; et comment il fut inhumé à
Perpignan, en l'église de Saint-Jean.
CHAP. CCLXXXI. Comment le seigneur roi d'Aragon rendit au Saint-Père Reggio et les autres châteaux que le seigneur roi de Sicile possédait dans la
Calabre, pour qu'il les tint en séquestre; et comment, peu après, le pape les livra au roi Robert, ce dont le seigneur roi de Sicile fut très mécontent
CHAP. CCLXXXII. Comment les galères du roi Robert détruisirent les thonaires de Sicile, ce qui fit renaître
I la guerre entre le seigneur roi de Sicile et le roi Robert; et comment ledit roi Robert envoya le duc son fils avec de grandes forces en Sicile, lequel fut
obligé de retourner en Calabre sans avoir rien fait d'avantageux.
1325. CHAP. CCLXXXIII Des grands méfaits que les hommes de la commune de Gênes ont faits au seigneur roi de Sicile, et qu'ils firent de tout temps à la
maison d'Aragon
CHAP. CCLXXXIV. Comment deux galères légères des Pisans, chargées de vivres, entrèrent dans la palissade du château de Cagliari; et comment l'amiral
En François Carros les prit avec tout l'équipage; ce que les Pisans ayant appris, ils résolurent de venir secourir le château de Cagliari.
CHAP. CCLXXXV. Comment le juge d'Arborée prit quatre-vingts Pisans et les envoya à l'amiral, qui lui-même en avait pris cent cinquante; comment, le
jour de Noël, il arriva cinquante bâtiments, entre galères et lins, devant Cagliari pour le secourir; et comment l'amiral En Carros en prit sept, et comment les
autres furent déconfits et prirent la fuite.
CHAP. CCLXXXVI. Comment les galères des pisans et des Génois, qui s'étaient échappées des mains de l'amiral En Carros, attaquèrent la nef du noble En
R. de Péralta; comment, après avoir perdu trois cents Génois, ils furent contraints d'abandonner ladite nef, fort dolents; et comment les Pisans résolurent de
rompre tous les engagements qu'ils avaient avec le seigneur infant.
CHAP. CCLXXXVII. Comment les bannières de l'amiral En Carros et du noble En Raymond de Péralta se disposèrent à entrer dans Stampace
l'emportèrent de vive force, et eurent une telle lutte avec les habitants de Stampace qu'ils n'y laissèrent en vie ni hommes, ni femmes, ni enfants; et
comment ladite ville fut punie avec juste raison de tous ses méfaits
CHAP. CCLXXXVIII. Comment Ion donna pour tuteur au seigneur roi En Jacques de Majorque, le très haut et pieux seigneur monseigneur En Philippe de
Majorque, son oncle, lequel traita et conclut que le seigneur roi de Majorque aurait pour femme madame Constance, fille du seigneur infant En Alphonse
CHAP. CCLXXXIX. Comment le seigneur roi d'Aragon et le seigneur roi de Majorque envoyèrent de tels secours à Bon-Aria, que tous ceux de Cagliari se
tinrent pour perdus, et comment les Pisans traitèrent de la paix avec ledit seigneur roi et lui livrèrent le château de Cagliari.
CHAP. CCXC. Comment, en tout temps, Dieu punit tout homme qui viole la paix; comment les Pisans rendirent le château de Cagliari au seigneur roi
d'Aragon, et en son nom au juge d'Arborée, et sortirent par la porte de mer; et comment l'étendard royal et les penons flottèrent sur la tour de Saint Pancrace
CHAP. CCXCI. Comment la dame infante, femme du seigneur infant Alphonse, trépassa de cette vie, après qu'il en eut eu l'infant En Pierre et l'infant En
Jacques, et une fille; et comment l'auteur continue à énumérer les cinq fils du seigneur roi En Jacques d'Aragon et de madame la reine Blanche.
CHAP. CCXCII. Comment le seigneur roi En Jacques d’Aragon, après s'être plusieurs fois confessé et avoir reçu les sacrements de l'église, trépassa de
cette vie; comment il fut inhumé à Sainte-Croix; et comment le royaume d'Aragon et de Valence demeura au seigneur infant En Alphonse.
CHAP. CCXCIII. Commentée seigneur roi En Alphonse d’Aragon vint avec tous ses frères et riches hommes à la ville de Mont Blanc, où il tint conseil
pour savoir en quelle partie de ses possessions il irait; comment il se rendit à Barcelone, et prêta serment aux usages et libertés garantis à tout Catalan, et
comment les Catalans lui prêtèrent serment en qualité de chef et seigneur.
CHAP. CCXCIV. Comment le seigneur roi En Alphonse d'Aragon ordonna que les prélats, riches hommes et chevaliers de son royaume fussent à
Saragosse, au jour de Pâques, parce qu'il voulait se faire chevalier, et prendre la bienheureuse couronne du royaume
CHAP. CCXCV. Comment le roi En Alphonse partit de Barcelone, vint en la cité de Lérida, et visita une grande partie de ce pays; comment les rois de
Tlemcen et de Grenade lui offrirent des présents et de riches joyaux; et comment tous les nobles hommes commencèrent à s'appareiller pour se rendre au
couronnement à Saragosse.
CHAP. CCXCVI. Des nobles que le seigneur roi En Alphonse arma chevaliers nouveaux à son couronnement, et de ceux qu'armèrent l'infant En pierre et
l'infant En R. Béranger, et de beaucoup d'autres chevaliers nouveaux qui furent alors armés.
CHAP. CCXCVII. Comment le seigneur roi En Alphonse s'arma lui-même chevalier à Saragosse, et de quelle manière et avec quelle solennité il reçut la
sainte couronne du royaume
CHAP. CCXCVIII. Comment, après que le seigneur roi; En Alphonse eut reçu la couronne du royaume, on lui prépara un riche siège; où il s'assit avec ses
riches hommes et chevaliers, et comment En Romaset et En Comi, jongleurs, chantèrent devant lui.