La Profession Infirmiere
La Profession Infirmiere
La Profession Infirmiere
M É M O I R E
La profession infirmière 55
L’historique et le mythe
Nous nous proposons d’évaluer la prégnance du passé de la profession en charge un certain nombre d’écoles de
d’infirmier. Après avoir relaté les différentes étapes de l’émergence de ce métier, formation. Voici donc initié l’ère de l’auxi-
nous analyserons les réponses à un questionnaire proposé à sept infirmiers. Le liaire de soins technicienne, de haute
poids de l’histoire et de ses représentations sera mis en relief en abordant plus moralité et soumise au corps médical :
précisément dans la question, le rapport entre le professionnel et l’argent. En « une filiation médicale patrilinéaire se
effet, l’histoire nous montre que le soin n’a jamais eu de valeur marchande et superpose à la filiation religieuse matrili-
que l’argent n’est jamais apparu dans la relation soignant-soigné. Qu’en est-il néaire » (Collière, 1982).
aujourd’hui ? La Première Guerre mondiale permet à la
fonction infirmière de s’affirmer; il existe à
Hier – L’avènement de la République : com- présent un corps professionnel, pas enco-
battre les maladies et répandre la santé re force sociale mais d’utilité sociale. Voici
Dans l’Antiquité, la maladie et surtout la devient un objectif séduisant ; de plus un son rôle, donné par l’Union des femmes
folie sont considérées comme l’expression certain nombre de républicains n’accep- françaises en 1920 : « Le rôle de l’infir-
d’un fait surnaturel. Au Moyen Âge, on tent plus l’obscurantisme des «cornettes» mière est de servir le malade en veillant
isole et on contraint pour repérer et écar- qui refusent leurs soins aux vénériens et constamment sur lui et tout ce qui l’en-
ter celui qu’on ne maîtrise pas. Le soignant aux filles-mères. toure, et principalement en secondant
est absent, il représente plutôt un assis- – Les découvertes de Pasteur : elles impli- assidûment et docilement le médecin. »
tant à la misère sous la coupe des ordres quent de nouveaux gestes d’hygiène et La Seconde Guerre mondiale a un autre
religieux qui mettent en place des lieux de de stérilisation, refusés par les religieuses; impact : elle marque le début de l’affran-
rassemblements ; d’où l’origine du mot ce qui amène les médecins à rechercher chissement de l’infirmière vis-à-vis des
«infirmier» dérivé de l’enfermerie (1288) 1. des auxiliaires « plus dociles ». médecins. En effet les nouvelles théra-
À la Renaissance, s’ouvrent en Europe des L’infirmière idéale présentée par le corps peutiques (antibiotiques, examens biolo-
établissements accueillant des fous, des médical est ainsi définie : « […] nous la giques) multiplient les gestes techniques
vénériens mais aussi des malades, des choisirons autant que possible parmi ces au point que les médecins ne peuvent plus
miséreux et des exclus. Le personnel est vaillantes filles du peuple qui, à force d’in- les assumer seuls. Mais le métier d’infir-
constitué de médecins et de religieux au telligence et d’énergie, sont parvenues à mière reste toujours « une ascèse indivi-
statut non défini. Les soins sont assimilés à s’instruire […]. Nous la désirerions mariée duelle au lieu de devenir une fonction
la charité pour l’amour de Dieu. L’acte de et mère de famille car il est des délica- sociale 3 ».
soigner est bénévole, la femme qui aide ne tesses de sentiment pour les faibles et les Jusqu’au début des années 60, la diversi-
peut être rémunérée en argent ; les soins enfants qui ne s’épanouissent complète- té du recrutement retarde l’avènement
sont inscrits dans un système d’échanges: ment que dans le cœur des mères […]. d’une conscience professionnelle collecti-
le remerciement se fait en nature, l’infir- Cette infirmière plébéienne d’origine serait ve : les religieuses côtoient les infirmières
mière est prise en charge par la structure dépourvue de morgue et de dédain… » bourgeoises de la Croix-Rouge et celles
qui l’emploie car le soin n’a pas de valeur Si la laïcisation des soins scelle l’acte de formées en école publique. Mais elles ne
économique, il a une valeur culturelle. naissance de la profession infirmière, les s’acceptent pas: les religieuses sont mues
La suprématie religieuse est remise en religieuses resteront encore longtemps par leur dévotion et ont des attitudes réac-
question vers le milieu du XIXe siècle pour dans les lieux de soins à y exercer une très tionnaires ; les « demoiselles » de la Croix-
deux raisons 2 : forte influence, en particulier en prenant Rouge sont mues par la charité et sont
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Jean-Bernard Calbéra
hautaines; l’élève infirmière de l’Assistance • La question seule qui ne parle pas du malade-patient-
56 Publique présente une caricature peu cha- Malgré sa spécificité d’exercice, l’infirmier client.
ritable, qualifiée souvent de « noceuse ». libéral est d’abord et avant tout un infir- – H1 pense que le système de santé est
Dans le mouvement général de mai 1968, mier 4. Il semble alors intéressant de s’in- bon quoique cher, fondé sur la solidarité et
les infirmières prennent conscience de ce terroger sur sa perception de la profes- l’accès aux soins pour tous; elle regrette la
qu’elles sont une profession comme les sion, pour tenter de déterminer si l’histoire dérive des honoraires médicaux et s’inter-
autres et commencent à se libérer de la est toujours prégnante sur sa façon d’exer- roge si « l’argent va définir la qualité ?
sacro-sainte chape de plomb qui pèse sur cer et son rapport avec la société et le Comment la Sécu va rembourser les
elles: l’obéissance, la soumission, la chari- malade en particulier. C’est au travers de soins?». Elle semble donc réticente à cet-
té et le dévouement de la religieuse. Et son rapport à l’argent, qui est une des te pseudo-réforme qui risque de pénaliser
en même temps que s’efface l’image de la caractéristiques du libéral, que nous ten- le patient ; le professionnel libéral n’est
« sainte laïque », la position sociale évo- terons d’évaluer le «poids des traditions». même pas cité.
lue tant sur le plan privé que profession- L’acte de soigner est-il toujours ressenti – AP cadre-infirmière pense que les libé-
nel : comme devant être bénévole: surtout pas raux peuvent devenir indépendants s’ils
– Sur le plan privé, on ne conçoit plus de service payé ; s’il est payé, au moins ne sont plus payés à l’acte mais par capi-
qu’elle doive rester célibataire, comme un est-il remboursé par l’assurance maladie? tation : pas de course à l’argent mais
prêtre, ce qui était recommandé par les Le libellé de la question-support à notre concurrence par la qualité et encadre-
grandes figures du monde infirmier au analyse est le suivant : ment des dépenses. Elle propose alors de
début du siècle. « Dans le cadre des futures réformes du développer les assurances complémen-
– Sur le plan professionnel, les rapports système de santé, il est envisagé que les taires pour que le patient soit intégrale-
entre médecins et infirmières se transfor- libéraux prennent un statut privé. Les infir- ment remboursé. Mais elle pense finale-
ment avec une nouvelle position de l’in- miers libéraux se feraient donc directe- ment que ce changement serait
firmière qui ose s’imposer face à son ment rémunérer par le malade ; le prix du « hasardeux et en rupture avec la sym-
patron. service étant fixé par le marché. Qu’en bolique actuelle ».
Les infirmières ont probablement bénéficié pensez-vous ? » – ML libérale regrette cette évolution en
des évolutions sociales de cette époque Cette question a le mérite d’aborder plu- tant qu’acteur de santé publique. Le soin
sur la place de la femme dans la société en sieurs thématiques : deviendrait objet de consommation ; la
général et dans le monde du travail en – la rémunération : quel rapport entre le Sécu se désengageant du remboursement
particulier. professionnel et l’argent ? au détriment du malade. Elle termine ain-
– la concurrence : l’infirmière est-elle prê- si: «Le service public se meurt… le libéra-
te à affronter la concurrence et la régula- lisme, il n’y a que ça de vrai… je vais donc
Aujourd’hui : quelle perception ?
tion par la qualité ? ouvrir un cabinet près de chez Fauchon et
Qu’en est-il aujourd’hui, plus particulière- – le service payé: le malade doit-il payer, à de ce fait bien cibler ma clientèle ! »
ment dans le secteur libéral ? charge pour lui de transformer sa sortie – AM part d’emblée sur l’accès aux soins:
Il semble nécessaire de reprendre rapide- d’argent en simple avance ? pour lui les tarifs de la Sécu sont «un gar-
ment le contexte historique de l’appari- Cette question a été posée à trois infir- de-fou » et parler de marché le blesse. Il
tion de l’exercice libéral en France. Trois mières libérales (BD, ML, FB), un infirmier oppose le libre choix au choix pécuniaire et
dates clés marquent en effet son émer- libéral (AM), une cadre-infirmière d’un s’interroge sur le devenir de la solidarité
gence : hôpital local toulousain (AP), une infir- dans une société de plus en plus indivi-
– 1945 : les assurances sociales permet- mière hospitalière (H1), une infirmière dualiste. Malgré les défauts de notre sys-
tent la naissance de l’exercice libéral de française salariée en Suisse (VH). tème de santé, il le trouve globalement
la profession ; la France ayant été le pre- L’ensemble de ces professionnels a au satisfaisant et ne voit pas pourquoi il fau-
mier pays à l’officialiser. moins quinze ans d’exercice. drait le changer.
– 1977 : des études de coûts services de • Les réponses – BD explose littéralement : « La Sécu à
soins/secteur libéral démontrent que l’as- – La réponse de VH de Suisse peut être trois vitesses pour l’automne? Plus de droit
surance maladie est bénéficiaire quand le reproduite en intégralité : « Je pense que, aux soins pour les plus pauvres ? La Sécu
patient est soigné à domicile, évitant ain- malheureusement pour le service public, supprimée?» et enfin pour clore en beau-
si des journées d’hospitalisation. ce serait une bonne chose pour les infir- té : « La mondialisation rend prisonniers
– 1984 : l’autonomie de l’infirmière s’élar- miers à domicile d’être enfin payés à leur bien des secteurs de notre environne-
git avec le décret de compétence qui enri- juste travail!» Cette réponse se comprend ment… Je change de planète. Signé :
chit son rôle technique et son rôle propre. aisément au vu du salaire suisse… C’est la sœur B. » Qui a répondu ? L’infirmière ou
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La profession infirmière
la militante d’une quelconque association soins bouleverserait-il toute la symbolique pourquoi le bon percevrait-il la même
anti-je ne sais quoi ? de la relation soignant-soigné. Outre le rémunération que le mauvais ? La certifi- 57
– FB s’interroge quant à elle sur la partici- fait que le malade devient client, l’infir- cation, pendant de l’accréditation chez les
pation de la Sécu au remboursement des mier libéral va devoir justifier de son travail professionnels de santé, n’est pas pour
actes effectués. L’idée de l’infirmier chef et de sa qualité s’il veut continuer à exer- demain ! On s’en serait douté vu le simu-
d’entreprise de soins ne la dérange pas cer. Du salariat déguisé par la tutelle lacre de mise en place de qualité dans les
pourvu que le client soit complètement conventionnelle imposée par l’assurance établissements sanitaires.
remboursé quand il se fait soigner. maladie, il faut alors passer à un statut de
• Analyse travailleur indépendant. C’est-à-dire créer
Conclusion
Les infirmiers du système de soins fran- et entretenir sa propre clientèle pour pou-
çais sont profondément marqués par le voir en vivre ; autrement dit, profiter de la Les infirmiers en général et les libéraux en
concept de solidarité : deux fois cité, ce maladie d’autrui. Inadmissible d’après les particulier semblent bien être les héritiers
principe transparaît dans la totalité des réponses reçues. Ce changement radical directs des pseudo-soignants du Moyen
réponses. Nous devons combattre solidai- de configuration heurte violemment la Âge, religieux avant tout, donc ayant la
rement la maladie qui atteint l’un de nos sensibilité des soignants interrogés, l’in- vocation, dévoués et obéissants. La seule
concitoyens, lui favoriser l’accès aux soins, conscient collectif d’un corps professionnel différence est qu’aujourd’hui ils bénéfi-
bref le prendre totalement en charge du encore marqué par ses origines. cient d’une formation professionnelle,
début à la fin du traitement, le materner Le plus remarquable est que l’ensemble mais de trois ans et reconnue seulement
pour employer un terme à la mode. Cela des répondants élude la question du paie- deux ! et sans équivalence universitaire…
rappelle très fortement la façon dont les ment direct en soulevant la problématique À trop vouloir ressembler aux précurseurs
religieuses prenaient en charge les indi- du remboursement des frais occasionnés alors même que la société a considérable-
gents. par les soins. Est-ce que surtout les ment évolué, c’est s’exposer à les imiter en
Le corollaire de cette solidarité surgit rapi- malades n’y seront pas de leur poche ? tout et jusqu’à disparaître du champ du
dement : l’argent ne doit pas venir inter- Est-ce que l’assurance maladie va suivre soin comme les religieuses ont disparu des
férer dans le soin. Il ne doit pas en interdire nos tarifs? N’est-ce pas sous-entendre que hôpitaux. Le glissement commence
l’accès ; il ne doit pas transiter du soigné les tarifs actuels sont bas, et que s’ils d’ailleurs à se produire à domicile par
au soignant mais de l’assurance-maladie étaient libres sur le marché du soin, nous l’émergence des auxiliaires de vie prêtes à
au soignant (tiers-payant). Cette volonté ferions les réajustements nécessités par faire tous les soins d’hygiène, pourtant de
d’occulter en permanence cette réalité a vingt ans de stagnation ? Mais pas sur le la compétence des infirmiers. Docile, ce
donné un fameux slogan : « La santé n’a dos des patients ! Revoilà donc la solidari- corps professionnel frappé par une pénu-
pas de prix mais elle a un coût ». À force té, la soumission par charité dans la plus rie prévisible, est appelé à disparaître ou
de ne jamais ouvrir son portefeuille, le parfaite logique de filiation religieuse, du moins à se transformer très profondé-
citoyen a complètement perdu la notion médicale et maintenant tutélaire. ment. Nul doute que nombre d’infirmiers
de ce qu’un soin peut coûter à la société, Ce concept d’égalité dans l’accès aux seront mis sur la touche faute d’avoir anti-
et de ce que gagne le soignant libéral. soins, de refus de médecine à deux cipé ces changements ou les refusant ?
Nous retrouvons également la notion vitesses (alors même qu’elle est à plusieurs
moyenâgeuse du soin bénévole, qui n’a vitesses depuis longtemps) ne cacherait-il JEAN-BERNARD CALBÉRA
infirmier
pas de valeur économique mais une valeur pas une incapacité pour l’infirmier libéral à
d’échanges: en fait le malade me donne la voler de ses propres ailes ? C’est finale-
1. Catherine Duboys Fresney, Le métier d’infir-
chance d’exercer ma bonté et ma charité, ment bien sécurisant de compter sur un mière en France.
m’ouvrant ainsi les portes du paradis… payeur aveugle comme l’assurance mala- 2. Knibiehler, Cornettes et blouses blanches. Les
L’infirmier libéral devient donc le débiteur die française ; de ne pas avoir de comptes infirmières dans la société française 1880-1980,
du malade, corvéable à merci. Combien à rendre à un client mécontent de ses Hachette, 1984.
de fois m’a-t-on demandé d’aller faire les prestations, qui peut certes aller voir 3. Knibiehler, ibid., p. 131.
courses, préparer le petit déjeuner ou ailleurs. Car la qualité est bien un sujet 4. Je parlerai au masculin bien que les hommes
soient minoritaires dans la profession !
apporter le journal ! Mais je ne crois pas tabou : cela rappelle l’époque où les reli-
m’avancer en affirmant que ces questions gieuses refusaient d’appliquer les nou-
ne sont sûrement pas posées au médecin velles règles d’hygiène pasteurienne. Nous
libéral. Le voile sied si bien à ces « petites savons pertinemment quel est le bon
infirmières» qui semblent faites pour cela. médecin à aller voir mais nous refusons
Aussi demander au malade de payer ses de voir le bon ou le mauvais infirmier. Et
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