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La religion
comme lien
Nos sociétés sont victimes d’un mythe du dépérissement. C’est un mythe évo-
lutionniste, sans doute, par lequel nous considérons que tout passe, que tout se
transforme irréversiblement en autre chose. Mais c’est un mythe, parce que tout
ne se transforme pas toujours aussi vite. Il en est ainsi du mythe du dépérisse-
ment de l’État, sous lequel se sont abrités des États d’autant plus sanglants qu’on
les pensait provisoires, ou des Marchés d’autant plus dérégulés qu’on les pen-
sait autonomes : ne pas penser la rationalité spécifique et autonome du poli-
tique interdisait aussi d’en penser les maux spécifiques. Il en est ainsi du mythe
du dépérissement de la religion, à la faveur duquel prolifère aujourd’hui un « n’im-
porte quoi » religieux, et qui interdit d’en penser tant la « rationalité », la visée
spécifique, que l’« irrationalité », les maux spécifiques.
Si les maux sont liés à des abus de pouvoir, les formes indésirables de ce qu’on
pourrait appeler l’aliénation religieuse sont irréductibles à l’exploitation éco-
nomique ou à la domination politique. Il s’agit ici d’un troisième registre, pro-
prement cultuel et culturel, touchant à des questions de langue, non de pur lan-
gage privé, mais de langue au sens d’une appartenance, d’une appropriation,
d’une identité indéclinable. Au sens d’une langue dont on ne peut pas changer
comme de chemise.
Henri Ce rapprochement entre les religions et les langues n’est pas nouveau. Kant
Valkenberg, l’opère dans ses petits textes sur l’histoire, ainsi que dans La religion dans les
Dimanche
après-midi limites de la simple raison. On pourrait d’ailleurs distinguer soigneusement :
dans l’arrière 1) la religion comme langue, qui répond à une demande d’identité dans un monde
pays,
Lecture de la indifférencié, mais qui autorise aussi à être indifférent à l’identité, dans un monde
Bible dans une obsédé d’identité ; 2) la religion comme vérité, ou comme interrogation émer-
famille
protestante,
veillée, dans un monde où les connaissances sont trop souvent réduites à l’état
1883 © Edimedia de techniques, de moyens de pouvoir ; 3) la religion comme morale, qui répond
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au sentiment de nos vies en miettes, au désir d’une morale plus cohérente, plus
solidaire, mais aussi d’un agir possible, et cela présuppose la double faculté de
promettre et de pardonner.
Dans cette disparate des « demandes » religieuses, nous nous arrêterons donc
tout particulièrement à la première figure, qui fait de la visée légitime comme
du « mal » proprement religieux un problème tenant à notre condition langa-
gière. La visée légitime s’atteste dans une exigence de véracité, qui présuppose
une sorte de confiance dans le langage, une sorte de « foi » dans sa propre pa-
role comme dans la parole d’autrui : une confiance dans un langage « nôtre »,
sans laquelle nos sociétés s’effondrent. Et le problème est alors justement de tra-
duire cette conviction, cette confiance, de la partager quand même. Quelle est
la « communicativité » propre à cette confiance ?
La perversion spécifique de ce lien langagier apparaît au contraire dans le men-
songe, qui ruine cette confiance par ses manipulations et réduit le langage à un
instrument. Elle apparaît dans l’hypocrisie, l’insensibilité au double langage et à
la contradiction. Elle apparaît dans tous les abus et les « passions » de la com-
munication ; c’est d’ailleurs un pléonasme, puisque l’envie, la vanité, et la plupart
des passions sont issues de cet élément langagier dans lequel les humains passent
leur temps à (se) comparer ou à refuser la comparaison. Or ces maux sont inti-
mement liés aux ressorts profonds de la violence : soit que l’on « force » la com-
munication pour obliger l’autre à venir dans notre langage, soit que la violence
surgisse comme la seule manière de rompre la communication, de refaire de l’in-
échangeable dans un monde où tout s’échange.
Ce thème de la confiance et de la défiance au langage est donc une intro-
duction possible à notre sujet. Et ce n’est pas un hasard s’il y a une corrélation
entre les deux, si la plus grande « foi » peut basculer dans la plus grande « vio-
lence ». Les guerres de religion sont le noyau « à l’état pur » des guerres civiles,
des guerres de la langue. Ce vieux problème, nos religions l’ont rencontré très
tôt, et on peut dire qu’elles se sont constituées comme d’ingénieuses machines
à retarder, à ralentir la violence, à la retenir. À la mettre en intrigue, jusqu’à ce
qu’elle soit non pas éliminée (mythe du dépérissement) mais régulée. Les textes
« canoniques », par exemple, les récits fondateurs, et pour nous, « les » évan-
giles (il y en a quatre !), installent une ambivalence, une polysémie réglée, qui
obligent les traditions en conflit à cohabiter dans le même espace interprétatif,
pour faire place à une communauté interprétative.
S’il faut un autre exemple de cette institution d’une confiance dans les res-
sources du langage commun, mon expérience personnelle dans les questions
éthiques m’a souvent montré qu’il fallait savoir donner place et voix à des convic-
tions parfois émues, ou simplement « senties », et faiblement argumentées : or
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elles trouvent souvent une place en s’abritant derrière des convictions religieuses.
C’est qu’en éthique l’argumentation ne suffit pas, même si elle est une tâche à
poursuivre inlassablement, et c’est pourquoi il nous faut élargir la gamme des
genres de langage capables de porter ensemble ce soin de la formulation des
vœux comme des plaintes. À cet égard, la posture des « mythes » et autres pa-
radigmes dans les dialogues de Platon est très intéressante, parce qu’elle ouvre
un espace intermédiaire entre l’argumentation logique et la subjectivité inef-
fable, entre la part d’éveil et la part de rêve de nos existences, entre la part d’au-
tonomie adulte et celle de dépendance enfantine ; et cet espace intermédiaire,
dans l’ampleur de ses variations, est coextensif au langage ordinaire.
Ce « lien », cette fonction religieuse d’autoriser et d’augmenter la confiance,
au risque de la briser, prend deux formes différentes selon qu’il s’agit d’assu-
rer la communication entre des contemporains (relier) ou la transmission entre
les générations (perpétuer).
Relier
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la guerre civile, le déchirement de ce qui ne veut pas être identique, nivelé à
l’uniformité; mais d’entraver aussi le désir d’unanimité, l’identification enthousiaste
ou apeurée et sans reste, qui exclut les « différents ». Les deux tendances vont
ensemble, d’ailleurs, comme on le voit dans nos sociétés et dans nos tissus ur-
bains écartelés entre la mondialisation et la balkanisation, entre l’anonymat et
les ghettos. Les figures de la rhétorique sont là pour les intriguer, les retarder,
pour leur faire des chicanes, pour mettre des écrans qui compliquent la repré-
sentation, faire voir le conflit là où l’on ne voit que consensus, et la ressemblance
là où l’on ne voit que division.
La rhétorique cherche à penser le langage comme l’institution du compro-
mis en dépit du différend et du conflit ; elle doit penser la conflictualité dans le
langage entre des contemporains égaux qui doivent négocier leur différence, la
découvrir ensemble. C’est le premier sens de ce que j’ai appelé plus haut le Canon,
les textes canoniques, qui constituent non seulement théologiquement mais an-
thropologiquement le « noyau dogmatique » des religions du livre. Justement
parce que les différentes forces et langages (et « forces de langage ») en pré-
sence pourraient se détruire les unes les autres jusqu’à la dernière, parce que
les humains jaloux préfèrent détruire l’objet désiré (la vérité, la justice, et jusqu’au
plus petit des biens) plutôt que l’accorder à son adversaire, le compromis consiste
à détourner le face à face. Il le fait par le détour apaisant vers des figures in-
terprétables ; il installe des objets ambivalents, qui peuvent être employés
comme ceci et comme cela, et qui servent donc à transiger sur les vues des uns
et des autres, à intriguer, à retarder, à faire écran et obligent à cohabiter.
Et c’est bien à cela qui servit la formation du Canon biblique, cette boîte
noire où l’on trouve inscrites ensemble les traditions dont le conflit même est
apparu à nos anciens comme fondateur. Tout se passe en effet comme si l’on
avait à chaque fois canonisé ensemble les régimes de langage et de communauté
entre lesquels le conflit était devenu mortel : le canon est alors ce geste vital par
lequel une communauté, au bord du déchirement irrémédiable, place dans la
même boîte noire les versions antagonistes, et ouvre ainsi un espace de cohabi-
tation plus dense, plus tendu, qui oblige les rescapés (les vivants) au passage,
au compromis, à réinterpréter autrement chacune des traditions, les promesses
fondatrices, les différends eux-mêmes, et jusqu’à l’irréversible de ce qui a été
souffert.
Au-delà des textes bibliques, l’histoire des dogmes et des traditions religieuses
a ainsi déposé toute une suite de ces « boîtes noires », véritables programmes
civilisationnels qui règlent les variations de nos cultures, et entre lesquels
chaque époque introduit sa syntaxe, son ordre de priorité. La Réforme est à cet
égard remarquable, parce qu’elle détermine une rupture, sous la forme d’un re-
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Perpétuer
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prédécesseurs et des successeurs, des parents et des enfants, n’est pas symétrique.
La transmission est alors prise en tenaille.
Il y a d’une part la tentation de vouloir reproduire le plus fidèlement pos-
sible un modèle dont il ne peut y avoir que des copies de plus en plus dégra-
dées ; ici on colmate les « pertes », on conserve au fur et à mesure le plus pos-
sible, dans une sédimentation cumulative et une passion du recyclage. Mais on
néglige alors le fait que dans la suite des générations il y a autre chose que la
continuité de la Vie et le rapport immuable du grand et du petit : la disconti-
nuité introduite par la mort et par la naissance fait que les enfants qui gran-
dissent devront réinventer les formes de leurs liens. Les grandes inventions mo-
rales et culturelles sont réitératives et non cumulatives, et il faut bien que le « petit »
sorte de sa minorité, s’émancipe, si l’on veut qu’à son tour il devienne grand.
C’est d’ailleurs souvent en créant que l’on rouvre avec le plus de vivacité les fi-
gures les plus immémoriales, les couches les plus archaïques ou les plus pro-
fondes de nos cultures.
Il y a d’autre part la tentation de tout réinventer, de tout recommencer, en
faisant table rase de la tradition. Mais comme disait Malraux de la création ar-
tistique, on marche mal sur le vide, et il n’y a pas d’invention sans répétition.
Daniel Bougnoux le disait en parlant du rapport information-communication :
il faut intercaler finement, je dirais rythmiquement, des plages d’innovations
entre des plages de redondance. Et inventer n’est pas se tenir effrayé à distance
de la tradition mais la rouvrir et puiser dans ces trésors communs de quoi ré-
interpréter, à notre tour « qui » nous sommes et le monde où nous nous trou-
vons. On ne peut donc jamais « tout » recommencer, non seulement parce qu’une
enfance inconsciente nous rappelle au passé, mais parce que nos existences fu-
gaces et fragiles ont besoin d’un cadre plus durable qu’elles-mêmes : demeures,
paysages, cités, institutions qui font le théâtre et le monde de notre brève ap-
parition.
Dans cette équation entre l’anamnèse d’une inévitable tradition et la rup-
ture créatrice du nouveau, nous avons ainsi une ligne de tension. À cet égard il
y a canon, non plus au sens de ce qui permet de faire tenir le conflit des inter-
prétations sous la même règle, mais comme ce qui permet de réinterpréter suc-
cessivement, et d’interpréter notre succession même, notre condition historique
d’être temporels qui surgissent au beau milieu d’une conversation commencée
avant eux, à travers eux infléchie, et qui se poursuivra sans eux. C’est l’intérêt
de la très grande diversité des genres littéraires qui composent la Bible (narra-
tions, codes juridiques, prophéties, proverbes et poésies, lettres) que d’étayer
des modes de communication et des formes de communauté diverses.
On le voit, toutes les religions ont affaire à ce problème du lien divino-hu-
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main, qui institue les liens entre les humains, selon cette double différence : celle
du désaccord et de l’alliance entre des égaux (ou rendus égaux par l’alliance),
et celle de la génération et de la différence généalogique. Aucun de ces deux
types de liens ne peut sans danger être pris comme le modèle de tous les liens,
car le premier ferait croire que tout est contractualisable, et le second que la
différence entre le grand et le petit est immuable. Ce n’est d’ailleurs pas la même
communauté, pas le même « nous », qui est configuré ici ou là. Et nous avons
bien besoin aujourd’hui, sur tous les registres de nos liens, de penser entre ces
deux grandes formes une articulation sans subordination.
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