Cahiers Du Cinéma HS Cinéastes 1 François Truffaut - 04.2023
Cahiers Du Cinéma HS Cinéastes 1 François Truffaut - 04.2023
Cahiers Du Cinéma HS Cinéastes 1 François Truffaut - 04.2023
EDI.TO
CAHIERS
CINEMA
HORS-SERIE CINEASTES N°1
Truffaut mode d’emploi
www.cahiersducinema.com
par Thierry Jousse et Marcos Uzal
"Numéro coordonné et digs par : Thirty Jousse
et Mareas Uzal
Direction artistique : Primo & Primo
Iconographie : Magali Aubert numéro que vous avez entre les mains, sur le pianiste, Baisers volés, La Nuit améri-
Ont collaboré& ce numéro : Amaud Desplochin,
Philippe Fauvel, Fernando Ganzo, Charlotte Garson, entiérement consacré 4 Frangois Truffaut, caine ou L’Argent
de poche qui bénéficie ainsi
Jerome Larcher, Mathieu Macheret, Vincent
‘Malausa, Jean-Marie Samocki, Fle Tamayo
este premier d’une nouvelle collection de une forme de réhabilitation.
hors-séries, dédiée aux cinéastesdu monde en- Iln’ya donc pas un Truffaut, ni méme deux
REDACTION
Rédacteur en chet: Marcos Uzal tier.
A raison de deux publications par an, nous (son cété Jekyll
et Hyde,comme Pécrivait Serge
Rédacteurs en chef adjoints: Femanda Ganzo
et Charlotte Garson
vous proposons, 3 partir d’aujourd’hui, Pex- Daney), mais une multitude de Truffaut que
Correction: Ales Gau ploration d’une ceuvre qui continue
a rayonner nous tentons d’appréhender dans ce numéro.
Comité de rédaction:Ciaite Alouche, Hervé Aubron,
Otvia Cooper-Hadjan, Pierre Eugéne, Philippe dans le vaste champ de la cinéphilie. Le prin- Leeuvre est ailleurs unique dans sa multipli-
Fauve, Elsabeth Lequeret, Ace Leroy, Mathieu
Macheret, Vincent Malausa, Eva Markov, Thiery
cipe de ces numéros est simple : il consiste
4 mé- Cité,
au sens oi elle englobe,
a cdté des films, les
‘Méranger,Yal Sadat, Ariel Schweitzer, Elodie Tamayo langer les archives des Cahiers avec des textes textes et les lettres du cinéaste qui s’intégrent
ADMINISTRATION / COMMUNICATION et entretiens spécialement écrits et réalisés pour naturellement dans un tout a la fois cohérent
Responsable marketing: Fanny Pau (93)
Assistante commerciale: Sophie Ewengue (75)
Poccasion. Une maniére de méler présent et et foisonnant. Cette multiplicité traverse
ce nu-
Communication partenariat:
passé dans une perspective élargie, loin de tout méro oit vous pourrez, retrouver la fois des
communicalion®@cahiersducinema.com
(Compiabilié: comptablte@cahiersducinema.com embaumement et de toute nostalgie. textes importants publiés dans cette revue, 4
puBLictTé Pour ce premier numéro, le nom de Truf- Pépoque oii sa couverture était jaune, par un
Mediaobs
‘44, tue Notre Dame-des Vielires ~ 75002 Paris
faut s'est trés vite imposé. D’abord, parce que «jeune Ture » au goat trés sir, de larges extraits
¥. 433 1 44.8897
70 — mal: pnom@mediaobs.com le cinéaste exerca, a ses débuts, ses dons de un entretien historique donné par Truffaut
Direcrice générale: Corinne Rougé (93 70)
Directeurde publics: Romain Provast (89 27) critique aux Cabiers et qu’il fut, de prés ou de aux Cahiers,3 Pautomne 1980, au moment de
VENTES KlosQUE
loin, lié a Phistoire de cette revue. Mais aussi, la sortie du Dernier Métro, des fragments iné-
Destination Media, T0156 82 12.06 et peut-étre surtout, parce que ses films conti: dits de sa correspondance ou les témoignages
reseauladestinationmedia
(téservé aux dépositares et aux marchands de nuent a nous toucher et nous stimuler, encore de Catherine Deneuve, Gérard Depardieu et
journaux)
aujourd’hui, presque quarante ans aprés sa Nestor Almendros, publiés initialement dans
‘ABONNEMENTS. disparition précoce. Imparfaite, multiple, lu- le « Roman de Francois Truffaut », le trés
Cahiers du cinéma, service abonnements
$7001 — 59361 Avesnes
sur Helpe cedex dique et parfois tragique, son ceuvre n’a rien beau numéro spécial que les Cabiers ont fa-
T.03 61 99 20 09. F 03 27 61 22 52
abonnement@cahietsducinema.com
dun monument.
Au contraire, quand on revoit briqué juste aprés la mort du cinéaste. A coté
Suisse: Asendia Press Edigroup SA ~ Chemin ses films, on est presque toujours frappé par de ces documents précieux, qui n’étaient plus
du Chateau-Bloch, 10 - 1219 Le Lignon, Suisse.
T 441 22 860 84 OL leur impureté, leur invention et leur cété para- disponibles, nous avons tenu a rencontrer de
Belgque: Asendla Press Edigroup SA Bastion
Tower, étage 20, place du Champ-de Mars 5, doxal. II s’agit @’une ceuvre vivante dont P’in- trés proches collaborateurs de Truffaut, tels
1060 Bnvelles,
terprétation a @ailleurs varié selon les époques. Claude de Givray et Martine Barraqué, sa
1432 70 233 304
Au début des années 1980, alors qu'il est au dernire monteuse, qui nous éclairent sur sa
EDITIONS
Contact: exlions@cahiersducinema.com faite de sa reconnaissance, aprés le succés du méthode de travail. D’autres rencontres, avec
Dernier Métro, Francois Truffaut est considéré des personnalités daujourd’hui comme les ci-
DIRECTION
Directeur dela publication: Eric Lenoir comme un cinéaste populaire, le seul peut-€tre, néastes Rebecca Zlotowski et Nicolas Pariser,
Directice générale: Jue Lethiphu
parmi les membres de la Nouvelle Vague, qui ou le touche-a-tout Philippe Katerine donnent
241, boulevard Pereire -75017 Parts
wor cahiersducinema.com
ait su concilier
sa propre exigence avec le goait a voir un Truffaut éclairé par de nouvelles in-
T01 5344 75 75 dun large public. Cette position centrale dans terprétations. Enfin, ce numéro se clét par une
Ci-dessus, ene parenthéses, les deux demiers
chutes de a ligne ditecte de vore cortespondant le cinéma frangais éloigne @ailleurs certains approche film par film, dans laquelle se mélent
T01 5344 75 x
mall: @cahiersducinema.com précsde
cinéphiles qui considérent, a P’époque, que textes anciens, publiés au fil du temps dans
de Vntiale du prénom et du nom de famille auteur de Jules et Jim est rentré dans le rang, cette revue, et textes nouveaux écrits par des
de votre correspondent,
qu'il a rejoint le camp de la fameuse « qualité rédacteurs d’aujourd’hui, auxquels s'ajoute
Rewue écitée par les Cahiers du cinéma,
soci a responsabilité iilée, au capital frangaise » qu’il combattait jadis — rien n’est une magnifique relecture de La Siréne du
de 18 113,82 euros.
RCS Paris B 572 193 738, Gérant: Ere Lenoir
plus faux,
et nous espérons que cet ensemble de Mississipi par Arnaud Desplechin.
Commission partare n° 1027 K 82293. textes et d’entretiens en apporte la preuve. Puis, Lensemble forme un puzzle coloré qui
ISBN. 9782-37716-102-7
Depot gala paruton.. aprés sa mort, a Pautomne 1984, les Cahiers et donne Ia possibilité d’entrer dans le cinéma
Photogravure: Fotimprim Pais,
Imprimé en France (printed in France)
dautres ont, au contraire contribué a réhabi- de Frangois Truffaut par différentes portes et
‘par Aubin, Ligue. liter sa face cachée, celle des Deus Anglaises, qui redonne a son ceuvre une fraicheur, une
Papier: Vivid 80e/?. Origine papier: Anja
en Finland (2 324k entre Anjala et Ligue. de La Chambre verte ou de La Femme d’a actualité, un éclat tout a fait contemporains.
Taux fibres recyolées: 0% de papier recycle.
Certification: PEFC 100% cété. Un Truffaut sombre, secret, passionnel, ‘Truffaut vivant, Truffaut ici et maintenant,
telle
Plot: 0.0056hg/T
traversé par des courants souterrains, apparait est la boussole qui nous a finalement guidés
alors. Aujourd’hui, un visage de Truffaut plus pour vous redonner A voir et a entendre les
solaire, plus charmeur, plus léger se redessine multiples facettes d’un cinéaste avec lequel
peu a peu. Etcest auteur, plus joueur,
de Tirez nous n’en aurons jamais fini.
SOMMAIRE
6 TRUFFAUT
CRITIQUE 36 TRUFFAUT
CORRESPONDANT
Les dix meilleurs films
par Francois Truffaut 38 Le definitif et le provisoire
par Charlotte Garson
10 AliBaba et la « politique des auteurs »
par Francois Truffaut 39 Avec lamie américaine
Correspondance de Francois Truffaut avec
12. Aimer Fritz Lang par Francois Truffaut
Helen Scott
14 Voyage en Italie par Francois Truffaut
45 Conseils damis
CILDANEHaUSMeR
15 Ducinéma pur - Assassins et voleurs Correspondance de Francois Truffaut avec
par Francois Truffaut
Paul Vecchiali et Luc Moullet
16 Tout Seul par Jean-Luc Godard
48 ENTRETIEN
1s GRAND
ENTRETIEN 48 L'homme qui aimait les secrets
Entretien avec Rebecca Zlotowski
52 TRUFFAUT
ET LES ACTEURS
54 Elle sappelait Frangois
par Francois Truffaut
64 ENTRETIEN
64 Le goiit dela série B
entretien avec Nicolas Pariser
68 TRUFFAUT
92 LES FILMS
AU TRAVAIL
93 Les Mistons par Thierry Méranger
70 La fantaisie et lamitié
94 Les Quatre Cent Coups par Jacques Rivette
entretien avec Claude de Givray
95 Tirez sur le pianiste par Pierre Kast
B Montage mon beau souci
entretien avec Martine Barraqué 97 Jules et Jim par Michel Delahaye
76 Des solutions trés claires 99 Antoine et Colette par Jean Collet
par Nestor Almendros
100 La Peau douce par Jean-André Fieschi
79 Lextase musicale
103 Fahrenheit 451 par Jean-Louis Comolli
par Thierry Jousse
104 La mariée était en noir
par Jean-Marie Samocki
CIDNAEHUSMR
105 Baisers volés par Jean-Louis Comolli
107 La Siréne du Mississipi par Arnaud Desplechin
109. L'Enfant sauvage par Jérome Larcher
1954
1. Nous les femmes (uniquement le sketch de Roberto
Rossellini) 2. Les Hommes préférent les blondes (Howard 19 5 7
Hawks) 3. Une Femme qui s’affiche (George Cukor)
CILDANEHaUSMeR
4, Touchez pas au grisbi (Jacques Becker) §. Riviere
Assassins et voleurs (Sacha
sans retour (Otto Preminger) 6. La Femme au gardénia
Guitry) ; Derriére le miroir
(Fritz Lang) 7. El (Luis Buiiuel) 8. So big (Robert Wise)
(Nicholas Ray) ; Le Faux
9. Roméo et Juliette (Renato Castellani) 10. La Furie
coupable (Alfred Hitchcock) ;
du désir (King Vidor) Nl. Naufragé volontaire
Un homme dans la foule (Elia
(Alain Bombard)
Kazan) ; Les Nuits de Cabiria
(Federico Fellini) ; Un roi a
New York (Charlie Chaplin) ;
1 955 Sait-on jamais (Roger Vadim) ;
Soupe 4 la citrouille (Donald
1. Voyage en Italie (Roberto Rossellini) 2. Lola Montés
Swanson) ; La Vie criminelle
(Max Ophuls) 3. Le Grand Couteau (Robert Aldrich)
d’Archibald de la Cruz (Luis
4, La Comtesse aux pieds nus (Joseph L. Mankiewicz)
Buiiuel) ; Un vrai cinglé de
5. Les Mauvaises rencontres (Alexandre Astruc)
cinéma (Frank Tashlin)
6. Johny Guitare (Nicholas Ray) 7. Fenétre sur cour
(Alfred Hitchcock) 8. Bronco Apache (Robert Aldrich)
9. A Est d’Eden (Elia Kazan) 10. En quatriéme vitesse
(Robert Aldrich)
1956
1. Nuit et brouillard (Alain Resnais) 2. L’Amore (Roberto Rossellini) 3. La Fureur de vivre (Nicholas Ray)
4. Elena et les hommes (Jean Renoir) 5. Dossier secret (Orson Welles) 6. Un condamné a mort s’est échappé
(Robert Bresson) 7. Le Bandit (Edgar G. Ulmer) 8. Picnic (Joshua Logan) 9. Baby Doll (Elia Kazan)
10. Et Dieu créa la femme (Roger Vadim)
Le Testament d‘Orphée de Jean Cocteau (1960).
1958
d/D‘iTsCtaromuhblnée,
1. La Soif
du mal (Orson Welles)
2. Nuits Blanches (Luchino Visconti)
3. Le Gaucher (Arthur Penn)
4, Passions juvéniles (K6 Nakahira)
5. Le Septiéme sceau (Ingmar Bergman)
6. La Déesse (Satyajit Ray)
1. La Ronde de Vaube (Douglas Sirk)
8. Jet Pilot (Josef Von Sternberg)
9. Baby Face Nelson (Don Siegel)
10. Bonjour Tristesse (Otto Preminger)
CIDNAEHUSMR
1960 1959
(Par ordre alphabétique) A bout de souffle Aw sewil de la vie (Ingmar
(Par ordre alphabétique)
(Jean-Luc Godard) ; Les Bonnes Femmes Bergman) ; Les Contes de la lune vague
(Claude Chabrol) ; La Chute d’un caid (Kenji Mizoguchi) ; Les Cousins (Claude Chabrol) ;
(Budd Boetticher) ; La Diablesse en collant Le Déjeuner sur Vherbe (Jean Renoir) ; Le Général della
rose (George Cukor) ; L’Intendant Sansho Rovere (Roberto Rossellini) ; Hiroshima mon amour
(Kenji Mizoguchi) ; Nazarin (Luis Buiiuel) ; (Alain Resnais) ; Le Jugement des fléches (Samuel Fuller) ;
Party Girl (Nicholas Ray) ; Psychose (Alfred Moi un noir (Jean Rouch) ; Pickpocket (Robert Bresson) ;
Hitchcock) ; Le Testament d’Orphée (Jean La Téte contre les murs (Georges Franju)
Cocteau) ; Verboten (Samuel Fuller)
Liste des dix meilleurs films américains Liste des meilleurs films francais depuis
du parlant, Cahiers n° 150-151, décembre 1963 la Libération, Cahiers n° 161-162, janvier 1965
(Par ordre chronologique) Scarface (Howard Hawks) ; (Par ordre chronologique) Les Enfants du Paradis
J'ai le droit de vivre (Fritz Lang) ; La Splendeur des (Marcel Carné) ; La Poison (Sacha Guitry) ;
Amberson (Orson Welles) ; Les Enchainés (Alfred Le Carrosse d’or (Jean Renoir) ; Nuit et brouillard
Hitchcock) ; La Femme sur la plage (Jean Renoir) ; (Alain Resnais) ; Lola Montés (Max Ophuls) ;
Fiévre sur Anatahan (Josef von Sternberg) ; Johnny A bout de souffle (Jean-Luc Godard) ; L’Enclos
Guitare (Nicholas Ray) ; Fenétre sur cour (Alfred (Armand Gatti) ; Le Testament d’Orphée (Jean
Hitchcock) ; Un roi a New York (Charlie Chaplin) ; Cocteau) ; Procés de Jeanne d’Arc (Robert
La Mort aux trousses (Alfred Hitchcock). Bresson) ; Les Parapluies de Cherbourg (Jacques
Demy)
10 =TRUFFAUT CRITIQUE
Ali Baba
et la « politique
des auteurs »
Ali Baba et les quarante voleurs gnées par 'arrét dela musique etsa reprise sur un tempo
plus doux, aménent immanquablement le rire sans que
de Jacques Becker le scénario intervienne, sans qu’l y ait & proprement
parler de gag. Cette petite notation procure un plaisir
CILDANEHaUSMeR
CAHIERS DU CINEMA N° 44, FEVRIER 1955 toujours plus vif ; en revoyant le film, on s'apergoit
que c’est le moment que lon attendait, d’autant plus
impatiemment que c'est un effet dont on avait déja,
plus ou moins consciemment, éprouvé la qualité. Ce
phénoméne difficilement analysable—on Pobserve tout
es circonstances ont voulu que je voie deux fois, au long
du Carrosse d’or par exemple—se retrouve dans
Ali Baba dans une petite salle sans ambiance tous les plans sur ’étonnant Muphti,et dans
la scéne oi,
avant dele revoir enfin dans un cadre combien sous un soleil de plomb, rotissent dans des cages - tel
plus adéquat, un soir de réveillon au milieu le lago d’Orson Welles - Cassim et le chef des voleurs
des cing mille spectateurs du Gaumont-Pa- tandis qu’un panoramique nous révéle un oiseau sautil-
lace parmi lesquels - selon Renoir — trois personnes lantsurla terre briilante,en quéte d’un point d’eau pour
seulement peuvent « comprendre ». Est-il nécessaire de
préciser que je me rangeai d’emblée parmi ces trois élus
suspectant méme jusqu’a Pexistence des deux autres ?
A la premiére vision, Ali Baba m’a dégu, 4 la se-
conde ennuyé, a la troisiéme passionné et ravi. Sans
doute le reverrai-je encore, mais je sais bien que, passé
victorieusement le cap périlleux du chiffre 3, tout film
prend sa place dans mon musée privé, trés fermé. (Entre
parentheses, si tous les cinéphiles avaient visionné trois
fois Key Largo, La Sierra Madre, African Queen, il y
aurait beaucoup moins d’« hustoniens »).
Ce n’est pas qu’a revoir Ali Baba on comprenne ou
découvre davantage de choses — comme il en va par
exemple du Carrosse d’or, de Les hommes préferent
les blondes ou de Casque d’or, mais a Vinstar des films
musicaux (Chantons sous la pluie, Un Américain &
Paris, etc.),le dernier film de Becker gagne étre
3 connu
pour étre apprécié. II faut avoir dépassé le stade de la
surprise, il faut connaitre la structure du film pour que
s’évanouisse la sensation de déséquilibre tout d’abord
éprouvée.
Lorsque Fernandel a récupéré son perroquet enfui
dans la caverne et qu’il ’'a mis en cage, il repart en
marchant trés vite d’abord puis, brusquement : majes-
tueusement, d’un pas onctueux et feutré. Cette brisure
de rythme,
cette cassure du mouvement,
assez bien souli-
11
DTisetrmbuaon
moins pleurer, mais son style de jeu « colle » parfai-
tement a la mise en scéne ; les grimaces — dont il est
effrayant
de voir, par les réactions du public, a quel point
elles sont savamment dosées, mesurées, chronométrées,
interrompues — « tombent » aussi inexorablement que
les plans, ou comme eux s’enchainent splendidement.
Un tel travail, un tel métier, force, comme dirait Bazin,
sinon admiration du moins le respect. C’est ainsi
survivre. Ces instants, un peu éparpillés dans Ali Baba, qu’avec Fernandel Becker a réussi la ott avaient échoué
nous restituent par bribes l’étourdissante et continuelle Claude Autant-Lara (L’Auberge rouge) et Yves Allégret
richesse de ton et d’invention dans le détail du meilleur (Mam’zelle Nitouche).
film de Jacques Becker : Casque d'or.
CIDNAEHUSMR
Mais les défauts — puisque défauts il y a—ne s’en- Mon confrére Jean Aurel aime qu’un film soit
volent pas pour autant. J’en vois plusieurs et m’en vais d@abord un documentaire sur Pacteur ou Tactrice qui
les énumérer avant d’additionner les éléments positifs. tient le rdle. A cet égard, il aimera Ali Baba pour Pex-
Une telle entreprise appelait une stylisation par D‘Ali Baba traordinaire document qu’il est d’°un monument nommé
avance choisie. Jacques Becker a adopté la comé- Fernandel.
die-bouffe dans un Orient de Canebiére'. Jaurais
se dégage D’Ali Baba se dégage un charme, mieux : une em-
préféré pour ma part une convention se prétant 4 des uncharme, prise charmeuse que les plus loués des films francais de
inventions plastiques plus riches, par exemple le conte cette année n’ont pu me procurer.
mieux : une
voltairien comment ne pas penser
a la danse de Zadig
lorsque Fernandel s’éloigne de la caverne, la démarche emprise Ali Baba ett-il été raté que je Peusse quand méme
alourdie par le poids des richesses ? — ou, carrément, charmeuse défendu en vertu de la politique des auteurs que mes
Pillustration épinalienne et rigoureusement fidéle du congénéres en critique
etmoi-méme pratiquons. Toute
conte tel que nous le ressassaient nos grands-méres. que les plus basée sur la belle formule de Giraudoux : « Il n'y a pas
N’entamons pas avec les intentions une procédure loués des films deewvres, il n’ya que des auteurs », elle consiste A nier
interminable et impossible ; déplorée la trés mauvaise Paxiome, cher a nos ainés, selon quoi il en va des films
francais de
musique de Paul Misraki (un Van Parys edit mieux fait comme des mayonnaises, cela se rate ou se réussit.
notre affaire), accablons un peu Henri Vilbert. Les jurés cette année De fil en aiguille, ils en arrivérent — nos ainés - a
de Venise ne s’y sont pas trompés qui lui ont décerné parler, sans rien perdre de leur gravité,
du vieillissement
Wont pu me
je ne sais quel « lion » en je ne sais quel métal. Cela ne stérilisateur voire du gitisme d’Abel Gance, Fritz Lang,
rate jamais : qui joue un cocu est toujours couronné. procurer. Hitchcock, Hawks, Rossellini et méme Jean Renoir en
Les jurés sont si... « compréhensifs ». Et puis, un rdle son hollywoodienne période.
de cocu, ¢a fait psychologique. Mais cet homme-1a, le En dépit de son scénario trituré par dix ou douze
jour of vous lui confiez un réle sériewx od il lui faut personnes, dix ou douze personnes de trop excepté Bec-
bouger, sauter, courir, il n’y a plus personne : « Moi je ker,
Ali Baba est le film d'un auteur, un auteur parvenu
joue plutdt de Pintérieur » ; tu parles ! Vilbert est donc lune maitrise exceptionnelle, un auteur de films. Ainsi
un Cassim déplorable : quand il est dans le champ, on Ia réussite technique d’ Ali Baba confirme le bien-fondé
a envie de refaire le cadrage. Voila les trois éléments de notre politique, la politique des auteurs. ¥<
qui excluent la réussite compléte : scénario faible, peu
FT.
rigoureux, musique et Vilbert.
Pour ses débuts dans la couleur, Becker s’est admi-
rablement tiré d’affaire. Et la mise en sctne ? Elle est
de Jacques Becker, c’est-a-dire qu’Ali Baba est avec
Touchez pas au grisbi le film francais le mieux fait de
Pannée. Comme La Régle
du jeu,
Ali Babas’achéve sur 1. En effet, tous les
une poursuite avec bataille. Cette scéne extraordinaire acteurs ou presque
Aimer
lorsqu’une circonstance lui fera reprendre le duel, se
hausser jusqu’au sacrifice de soi. Cette circonstance
est presque toujours la mort de quelqu’un, étranger a
tout cela, souvent une femme, une femme aimée par-
fois (Joan Bennett dans Chasse
4 l'homme, la vieille
Fritz Lang
dame de Cape et poignard, la fiancée de Kennedy dans
L’Ange des maudits, Jocelyn Brando dans Reglement
de comptes).
Cest alors que le conflit devient strictement indi-
viduel, que des raisons personnelles se substituent &
celles sociales ou politiques, le seul souci de la ven-
geance enfin A celui, initial, du devoir. (Walter Pid-
Réglement de comptes geon, dans Chassea I’homme, se moque des barbaries
de Fritz Lang nazies. Hitler a tué Joan Bennett : il faut tuer Hitler.
Glenn Ford, dans Réglement de comptes, démission-
nera de la police pour se venger plus siirement).
CAHIERS DU CINEMA N° 31, JANVIER 1954 ‘Tout se joue et se noue chez Lang, au coeur d’un
univers hautement moral. Certes, la morale conven-
tionnelle n’y a aucune part, et les forces en tant que
telles (police, armée, résistance) nous sont presque
toujours montrées basses, défaillantes et laches. La
CILDANEHaUSMeR
société et les honnétes gens en prennent souvent pour
la veille de rédiger un article qu’il voudrait leur grade. Les héros de Lang sont, en fait, a coté de
tout a la fois général et précis, exhaustif et la société, est pourquoi Pespionnage y a la part si
documenté, le critique de cinéma se prend a belle. Rien jamais de mélodramatique puisque le héros
envier, de son confrére littéraire, le privilége nest que le justicier de soi-méme, ne défendant ni
de la bibliothéque oi font tapisserie de lourds les faibles ni les opprimés, ne revendiquant rien, ne
volumes d’ceuvres completes vengeant qu’ une victime par
consultables et citables 4 merci. film ; seul P’étre d’exception
Tlest rare en effet que tous les préoccupe Lang, une ex-
films d’un cinéaste soient dans ception qui par pudeur sut
le méme temps en exploitation ; revétir Phumble apparence
Cest la raison pour laquelle une entraineuse, d’une
j'apprécie & sa valeur le hasard espionne, d'un flic ou un
qui a voulu que, dans ce mois fruste cow-boy.
de décembre 1953, paraisse un « Univers hautement
nouveau Fritz Lang : Réglement moral », disais-je plus haut,
de comptes (The Big Heat), que univers de convention me
des salles de quartiers affichent répondront certains, non
L’Ange des maudits (Rancho sans justesse @ailleurs. Les
Notorious) et Cape et poignard, intrigues de Fritz Lang se
tandis que le Parnasse reprenait jouent des conventions
La Rue rouge et que la cinéma- et jouent avec. Jetés dans
théque nous présentait, un soir un conflit ott le réalisme
aprés ’autre, le dernier film alle- toujours cétoie Pinvrai-
mand : Le Testament du docteur semblable et le défie, les per-
© Columbia pictures
A une mode qui, jusqu’au cinématographe, se com- de nos cingastes européens pour Hollywood et la ten-
plait 4 abaisser en installant partout la confusion, se tation puérile de voir, avec Pexil, disparaitre le plus clair
piquant de provoquer des sentiments la déroute, il me de leur génie, mais le chauvinisme ne trouverait-il pas
plait assez d’opposer Fritz Lang, moraliste 4 sa fagon, aussi bien son compte si nos critiques voulaient bien
cinéaste quasi balzacien, cinéaste qui ne répugne pas adopter le parti pris opposé (puisque la grace de savoir
de trancher et de conclure. Avec Fritz Lang, chaque regarder leur semble & jamais refusée) et déclarer que le
plan répond a la question « comment ? », les hommes meilleur de la production américaine est (’inspiration
aiment les femmes, qui les aiment en retour, la terre européenne (Hitchcock, Lang, Preminger, Renoir,etc.) ?
est ronde et méme elle tourne, deux et deux imman- Une autre légende veut que le metteur en scéne
quablement font quatre. américain soit un « astucieux bricoleur » qui « sauve
Réglement de comptes est un beau film. Il est la comme il peut » les « effarants » sujets qu’on lui « im-
tres précise réplique en thriller de excellent Ange des pose ». Dans ce cas n’est-il pas étrange que tous les
maudits. Admirable directeur d’acteurs (et surtout films américains de Fritz Lang, bien que signés de soé-
actrices), Fritz Lang donne enfin 4 Gloria Grahame naristes différents et tournés pour le compte des firmes
sa vraie chance. Elles’accroupit sur les canapés comme les plus diverses, racontent trés sensiblement la méme
elle aime A le faire, téléphone, danse, fait la révérence histoire ? Ceci ne donne-t-il pas A penser que Fritz
chinoise, est bralée masquée et meurt hélas. Son jeu Lang pourrait bien étre un véritable auteur de films
pointu est maintenant continuellement parfait. Lhis- et que si ses thémes, son histoire empruntent, pour
toire racontée est aussi belle que simple, la violence y venir jusqu’a nous, 'apparence banale d’un thriller
de
est comme toujours extréme. série, d’un film de guerre ou d’un western, il faut peut-
« Réglement de comptes. Ni mauvais, ni trés bon. tre voir I le signe de la grande probité d'un cinéma
CIDNAEHUSMR
Frite Lang n'est plus Fritz Lang. Nous lesavions déja de- qui n’éprouve pas la nécessité de se parer d’étiquettes
puis quelques années. II n’y a plus trace de symbolisme alléchantes ? Ce qui suit est une certitude : pour faire
dans les ouvrages-que fabrique aujourd'hui le réalisa- du cinéma, il faut faire semblant, ou si lon préfere
teur de Métropolis. Et d’expressionnisme plus guére. » ce slogan : pour parler avec le producteur, le travesti
Ces quelques lignes de Louis Chauvet font assez bien la est de rigueur. Or, tant il est vrai que l'on se déguise
synthése des sophismes qu’il devient urgent de dissiper. toujours en son contraire, on ne s’étonnera pas de me
A revoir ceuvre de Fritz Lang, on est frappé de ce qu’il voir préférer les cinéastes qui imitent P’insignifiance...
y avait hollywoodien dans ses films allemands (Les Il faut aimer Fritz Lang, saluer la venue de chacun
Espions, Métropolis, Le Testament du docteur Mabuse) de ses films, s’y précipiter, y retourner souvent et at-
et dece qu'il a vowlu conserver de germanique dans son tendre impatiemment le prochain (ce sera, cette fois,
ceuvre américaine (les décors, certains éclairages, le gotit La Femme au gardénia). Y=
des perspectives, des angles vifs, le masque de Gloria FT.
Grahame ici, etc.). On comprend aisément ce qu’il put
naguére y avoir d'irritant dans le départ des meilleurs
Réglement de
comptes de Fritz Lang
(1953).
©Columbia
14 TRUFFAUT CRITIQUE
Voyage en Italie
de Roberto Rossellini
RADIO-CINEMA-TELEVISION, MAI 1955 sentimentale et romanesque. Pendant huit ans elle n’a
pas voulu d’enfants par « commodité ». Son époux,
Alexandre, ne vaut guére mieux : fanfaron, affairiste,
susceptible et d’un flegme qui ne laisse guére d'llusions
sur sa fadeur. Comment PItalie va leur révéler 4 eux-
mémes leur mesquinerie, leur égoisme insensé, cest ce
que Roberto Rossellini nous raconte en prenant tout
le temps qui convient. Entreprise ingrate et difficile
Rossellini ne ci, nouveauté partout. Forme, fond, propos, tech- que celle qui ne met en présence que des médiocres !
transpose nique, fabulation, jeu, photo, musique. Voyage Tledit suffi a Rossellini de faire jouer ses acteurs sur un
en Italie est le premier film a ne prendre pour ton « au-dessus » pour que son film devienne quelque
jamais, il ne sujet qu’un sentiment et ses variations. D’oi la chose comme les « Vacances de Mr et Mrs. Hulot ». Le
« charge » construction toute musicale de Pocuvre ordonnée regard de Rossellini
est sans indulgence : notations psy-
CILDANEHaUSMeR
autour des thémes de la vie et de la mort. D’une part, chologiques, analyse de comportement, observations,
pas; son film
dans Naples, des femmes enceintes qu’envieusement Voyage
en Italie est cela. Rossellini ne transpose jamais,
est un croquis regarde Katherine, et d’autre part des cendres, de la il ne « charge » pas ; son film est un croquis mais non
poussiére, des ossements. Naples est la ville des mi- une caricature, la satire n’y a aucune place ; seulement
Mais non une
racles, a ville od — selon Roberto Rossellini - se dégage une ironie presque imperceptible. II montre et parfois
caricature. plus qu’ailleurs le sentiment de la vie éternelle ; aussi méme se contente d’indiquer. A cet égard, la dernigre
ne nous étonnons pas une mort A ce point bienveil- bobine de Voyage en Italie est une merveille de mise en
lante, souriante et... présente. Voyage en Italie est le scéne, de mise en place des divers éléments. Katherine
film d'un état d’ame, d'une difficulté d’étre (4 deux) et Alexandre ne voient pas les miracles et nous-mémes
qui devient finalement, par la force des choses, la di- Wen voyons guére que ce qu’en voit la foule. Hostiles
gnité d’étre purement et simplement. La Katherine de A cette ambiance religieuse, ils en bénéficient cependant
Voyage en Italie se situe, moralement et socialement, et la réconciliation napolitaine vient sceller pour
de bon
& mi-chemin entre la pécheresse touchée par la grace, leur union. Peut-étre resteront-ils en Italie (« L'Italie est
Karin, de Stromboli, et PIréne d’Europe 51 qui attei- pleine de gens venus passer trois jours », disait autre
gnait & la sainteté sans y avoir aspiré. Katherine, Ingrid soir Pauteur lui-méme, commentant son film), sans
Bergman toujours, est une petite bourgeoise sottement doute auront-ils des enfants.
La photo admirable Enzo Serafin, la musique de
Renzo Rossellini participent de cette nouveauté,
de cette
audace. Voyage
en Italie peut sembler moins insolite que
La Strada ; je le crois plus original et plus audacieux,
la sentimentalité et la littérature n’y ayant aucune part.
Comme les Fioretti,comme Europe 51,comme Jeanne
au biicher, Voyage
en Italie ne resemble
a rien de ce qui
se fait dans le cinéma. oeuvre de Roberto Rossellini
est « en dehors », « en marge », chacun des films qui la
composent est un effort total pour libérer P’écran de ser-
vitudes révolues. Depuis Rome, ville ouverte, Rossellini
n’a cessé d’aller de Pavant, il est actuellement auteur
de films le plus personnel et le plus neuf. 2¥
FT.
15
Du
film crevait les plafonds et il fut décidé de ne le montrer
3 Paris qu’au terme de exploitation frangaise,
afin que
la critique, qui ne manquerait pas de conspuer le navet,
ne puisse saboter la péche miraculeuse.
Onconnaitla suite: programmé pour deux semaines
ECIGDNALHUMRS
croqueries qui ne valent pas les trois que Sacha esquisse
en dix minutes ici).
Certains films, parce qu’ils arrivent 4 un moment
e mot « chef-d’ceuvre » est d’autant plus gal- donné et qu’ils réunissent certaines particularités, de-
vaudé qu’il reste a définir. Tout le monde sera viennent pour la critique — et 4 Pinsu méme de leur
daccord la-dessus. auteur — des symboles, des films-drapeaux. Venant
Assassins et voleurs se place sous le signe aprés une dizaine de films francais soignés, trop soignés,
de Pimmoralité. Tout d’abord immoralité Pun cofiteux, trop cofiteux, ambitieux et ratés, Assassins et
scénario et d'un texte cyniques glorifiant l’adultére, le voleurs malgré le cynisme de Pentreprise, ses imper-
vol, injustice et Passassinat. Immoralité surtout d'une fections, symbolise le film sainement produit, congu
double réussite financiére et artistique, défiant toutes et réalisé, c’est-a-dire dont le charme nait malgré le
les régles dictées par le bon sens et ’expérience, réussite manque de moyens et non pas grice au exe comme
paradoxale et presque scandaleuse comme nous allons dans les mauvais films cités plus loin.
le voir. Habituellement, des comédiens non dirigés sont
Habituellement,
Assassins et voleurs, au contraire de tous les films mauvais, et cependant la qualité du jeu dans ce film est des comédiens
que nous défendons aux Cahiers, est dénué de toute exceptionnelle, qu’ils’agisse de Jean Poiret, Magali Noél,
non dirigés
ambition esthétique ; on n’y trouve pas méme le plus Darry Cowl et Clément Duhour. La mise en scéne est
léger indice de conscience professionnelle ; une scene tres correcte
car nécessité faisant loi il n’y a pas trente-six sont mauvais,
de barque, censée se dérouler en pleine mer, a manifes- fagons de tourner
vite des choses précises.
Le soin obstiné, et cependant la
tement été tournée sur le sable, P'ascenseur de ’hétel Phésitation,
la maniaquerie, trop de répétitions
et trop de
ne s’éleve pas plus que la barque n’avance, le méme prises
de sécurité tuent
lecomique
et paralysentle rire. Un qualité du jeu
décor sert plusieurs fois ; la longue scéne entre Poiret film désinvolte
et léger doit étre réalisé avec désinvolture dans ce film est
et Serrault fractionnée en dix ou douze troncons a évi- et légéreté ; Cest pourquoi Assassins
et voleurs triomphe
demment été filmée en un aprés-midi avec deux camé- out échouérent cette saison Le Pays d’oit je viens, Till,
exceptionnelle.
ras, et si grossi¢rement qu’en prétant l’oreille on peut Arséne Lupin, Club de femmes, etc.
entendre les autobus passer devant le studio-hangar, et Cecurieux film, dont la chance est peut-étre de n’avoir
les machinos du plateau voisin deviser joyeusement & pas été « monté » par Mary Seton, prouve que le suc-
propos de leur casse-croiite. cés ne repose pas forcément sur des malentendus et
Rédigéa la hate par un vieillard cloué sur une chaise qu'une ceuvre réellement drdle et insolente sans trop de
Pporteurs,
mis en scéne tour a tour par l’auteur, son assis- vulgarité, interprétée par des comédiens de valeur qui
tantet le producteur dufilm, autant dire pas misen scéne ne sont pas des vedettes et qui se dirigent eux-mémes,
du tout, Assassins
et voleurs, baclé
en quelques semaines, tournée sans metteur en scéne, ceuvre économique
fut jugé inmontrable par les distributeurs parisiens : « On jusqu’au dénuement, baclée jusqu’a la provocation, est
ne peut pas sortir ca — c’est strictement invisible — orga- bienvenue dans une production qui s’enlise par timidité
nisons une preview @ Vichy ! » Lexploitant vichyssois, couardise, folie des grandeurs, snobisme et méfiance
flatté tout d’abord,
se projetale film et,courroucé, refusa systématique. 7
ison tour de montrer « ga » A « son public », le plus FT.
indulgent de France. Les messicurs
de Paris firentla grosse
16
Tout seul
par Jean-Luc Godard
... Un film est quelque chose qui va... desoi... va etvient... desoi... quand
il écrivait... jetaitson écriture...
hors
de lui... contre une certaine tendance du cinéma francais... Francois leur reprochait de ne pas aller de
soi... de faire du cinéma... tout un cinéma... avant de faire des films... de partir de chez eux... comme le
vrai spectateur... toute entrée dans une salle est une sortie du spectateur de chez lui
rancois a commencé par faire du cinéma avec sa main... des taches d’encre... des pavés dans la
mare... il n’hésita pas
a jeter aux autres sa premiere pierre... je ne sais pas s'il a continué... on ne peut
pas tout faire... se charger des péchés des autres avant
les siens... ila fait tout tout seul... tout en donnant
Papparence contraire. alors il en est mort. un film ne se fait jamais seul... dans la solitude. oui... sou-
vent... la page blanche et P’écran blanc... ¢ t connu comme le loup blanc... mais les loups justement...
ou les assassins dont parle Henri Langloi . qui vous sourient...
«+. On savait qu’un film se faisait seul. mais on était quatre alors ona mis du temps a se Pavouer...
puis certains & se rétracter... P’écran était notre juge d’instruction.
.. Ily a.cu Diderot... Baudelaire... Elie Faure... Malraux... puis Francois il n’y a jamais eu d’autre
critique Wart... Francois était francais... il en est mort. Te cinéma ét ant d’abord international... il est
sorti en fraude de sa peau. en douc sans Poncle Jean pour Paider a traverser le miroir. avec pour
seul passeport les livres... des livres en veux-tu en voila... trop P’informations. ‘a monte au cerveau...
on va voir pére Alfred pour qu’il vous blanchisse... encore un livre. les deux en restérent tout interdits...
étymologiquement entre le réel et Pimaginaire... on les recroisera forcement...
Y Histoire(s) du cinéma
NUMERO HORS-SERIE « LE ROMAN DE FRANCOIS TRUFFAUT », DECEMBRE 1984
de Jean-Luc Godard
(1988-1998).
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18
GRAND
19
ans histoire des Cahiers
du cinéma, Frangois
Truffaut a donné trois
grands entretiens a la revue,
dont il fut l'un des critiques
éminents. A chaque fois — en
décembre 1962, en mai 1967 et
en septembre-octobre 1980 — il
s/agit pour lui de faire le point, le
plus honnétement possible, sur
sa situation de cinéaste. En 1962,
il analyse le reflux de la Nouvelle
Vague. En 1967, il revient
notamment sur l’expérience
anglaise de Fahrenheit 451. Et, en
1980, alors que Le Dernier Métro
va sortir, il dessine le paysage
du cinéma frangais dont il est
devenu, sans forcément l’avoir
cherché, l'un des « patrons ». De
ces trois entretiens, nous avons
choisi le dernier — réalisé par
Serge Daney, Serge Toubiana
et Jean Narboni —, dont nous
vous proposons de trés larges
extraits, parce qu’il est le plus
complet et le plus important
de tous ceux que Truffaut a
donnés, mais également parce
qu'il marque un moment de
retrouvailles avec les Cahiers,
aprés une décennie pendant
laquelle il s'était éloigné de la
revue, qui avait pris un tournant
trés politique. Ce grand entretien
avec un cinéaste qui va bientét
étre consacré par le succés du
Dernier Métro témoigne, pour
les Cahiers, d’un véritable retour
aux sources (les Cahiers jaunes,
Ja cinéphilie...). Il est aussi pour
Truffaut l'occasion de revenir,
avec une totale franchise, sur sa
méthode de travail, lorientation
qu’a prise sa carriére, sa brouille
avec Godard... est un document
exceptionnel.
LE JUSTE MILIEU
COMME EXPERIENCE-
LIMITE
Finalement,
ce qui
me rend heureux dans le cinéma,
par Serge Daney est qu’il me donne le meilleur emploi du temps pos-
Francois sible. V’écriture du scénario est difficile mais ce n’est
Truffaut Jean Narboni
pas une étape angoissante parce que, si un jour vous
Serge Toubiana travaillez mal, vous déchirez les feuilles, vous recom-
mencez le lendemain,
¢a ne cofite que le prix du papier.
La préparation me déprime car en répondant a toutes
CILDANEHaUSMeR
les questions qu’on me pose, je me fais Pimpression un
maniaque qu’on traite avec une compréhension anor-
male. La grande étape, c’est le tournage, tout va trop
vite, mais c’est intense, émotionnel, on agit constam-
ment, pour le meilleur et pour le pire. Enfin, le montage
Comment abordez-vous cet entretien ? Nous vous Favions arrive comme un soulagement : méme si les acteurs
proposé il y a prés de deux ans, vous sembliez avoir des ré- doivent mourir, on a enregistré toutes les images dont
ticences. Pourquoi? on avait besoin. Au montage, on ne peut plus faire de
= Allons-y, mais en sachant que cet entretien ne mal
a un film, on ale temps d’expérimenter, ’améliorer.
paraitra peut-étre pas. Je suis réticent a l’égard des La sortie du film me tourmente, surtout 4 cause de la
entretiens car, plus je travaille, moins j’ai de choses promotion. Lidéal, c’est de ne pas étre a Paris. Je garde
4 dire sur mon travail. Je suis actuellement en plein un bon souvenir de la sortie d’ Adéle H. car je suis parti
montage du Dernier Métro, seulement préoccupé par en Amérique. La jeune protagoniste tenait tellement 4
des rapports de plans, des questions de rythme, de ce film que 'étais certain de l’ardeur qu’elle mettrait
cadrages, d’emplacements de musique, et si je dois 4 le présenter. La question que je redoute le plus est:
parler d’autre chose, alors il faut faire semblant. On « Comment vous situez-vous ? » Justement, il me parait
faisait beaucoup moins d’entretiens autrefois. Jai indécent de se situer soi-méme,
ce n’est pas un exercice
fait le livre de discussions avec Hitchcock parce que naturel. Et puis il faut mentir, faire semblant d’avoir ob-
je voulais montrer aux journalistes américains que tenu sur ’écran tout ce qu’on voulait, alors qu’en réalité
cet homme célébre qu’ils sous-estimaient était le plus onest le meilleur critique de soi-méme, le plus sévére en
compétent d’Hollywood. Aujourd’hui, il y a un élé- tout cas. A travers les interviews, on vise plus ou moins
ment de propagande dans l’entretien, qui me géne A projeter de soi une image avantageuse, c'est dérisoire.
beaucoup. Il faut vendre, alors a donne : « Vous Lorsque}’ai commencé dans ce métier,j’avais probable-
savez, ce n’est pas seulement l'histoire d’un type qui ment besoin d’étre reconnu mais, a présent, mon seul
aun cancer, c’est aussi un véritable chant d’amour. » désir est que les films soient remboursés, amortis, afin
Voila le cété promotion qui me fait honte. de pouvoir continuer. Jajoute que je ne suis pas certain
davoir des idées neuves 4 exprimer, mes idées sur le
cinéma ne changent pas beaucoup, j’ai peur de redire
les mémes choses, dans la méme formulation. Depuis
dix ans, dans chaque interview je parle de Johnny Got
His Gun parce que
ce film m’impressionne
et me séduit.
A travers les interviews, on vise plus Tlest probable qu’on est plus fortement impressionné
par ce qu’on a vu avant de devenir cinéaste. Je me dis
ou moins a projeter de soi une image
parfois que la logique pour un artiste serait de ne rien
avantageuse, c'est dérisoire. aimer du travail des autres. Si vous étes un lecteur de livres,
un spectateur de films, vous pouvez aimer un livre ou un
film a cent pour cent parce que vous étes plus sensible
21
aux intentions qu’a Pexécution. Si vous pratiquez vous Tout est plus simple en Amérique : un bon film, c’est
méme, il y aura toujours, dans Pexécution par un autre, celui qui fait des bénéfices, un mauvais celui qui perd
un détail, une différence, une divergence qui emy de l’argent, c’est aussi mathématique que le sport de
Padhésion inconditionnelle. Je place Chaplin trés haut compétition. On perd peu de temps dans les discus-
et je le trouve infiniment plus intéressant que Jésus, par sions esthétiques 4 Hollywood !
exemple, mais il m’arrive de chipoter La Comtesse de
Hong-Kong. Je crois donc que, regardant le travail des En fait, il y a tres peu de cinéastes de votre génération, et a
autres, on devrait s’abstraire, accepter le systéme choisi fortiori plus jeunes, qui puissent tourner un film par
an depuis
par l’autre, s’efforcer de jouer son jeu et ne commenter assez longtemps, et penser ce qu’ils font comme un métier.
que ce que on trouve bien. = Oui, je pense que c’est le hasard, au départ. Mon
beau-pére, qui dirigeait la Société Cocinor, a produit
Finalement, ce que vous revendiquez la, c'est une sorte mon premier film, Les Quatre Cents Coups. Il m’a
déthique du métier. On fait un métier, on emploie son temps, suggéré, si je voulais garder les mains libres, de créer
et il n'y a pas de raisons d'en par- ‘ma propre maison de produc
ler, cest indiscret. Mais est-ce tion. Pai donc fondé les Films
que vous nétes pas un des rares du Carrosse — en référence au
pouvoir dire ga, dans la mesure ol! Carrosse d’or — et, par chance,
pour de moins en moins de gens le cette petite société est encore
cinéma est un métier, cest-a-dire debout vingt ans apres. Tout est
quelque chose qun fait pendant done parti de ce premier film
ECIGDNALHUMRS
dix ans, vingt ans, un film Fan ; un quia gagné beaucoup dargent.
peu, justement, comme les Améri- Mais ce que je n’aurais pas pu
cains ? Parce que, si ce nest pas prévoir, c’est la fagon dont je
un métier, chaque film devient un me comporterais dans ce mé-
coup de force, on joue son sort: il tier. Alors que j’avais passé ma
y aun peu cela dans le cinéma en jeunesse a sécher ’école pour
France maintenant. aller au cinéma, ds que je me
= Oui. Sion se sent incompris, suis retrouvé avec les Films du
ou refusé, Pentretien donne Carrosse et un bureau, eh bien
Poccasion de s’expliquer, ’es- je n’ai pas pu manquer un jour
poir de se faire comprendre. de bureau en vingt ans. Méme
les jours ott sort un nouveau
Bergman ou un nouveau Fel-
CARRIERE lini, j'attends 7 heures du soir
pour y aller, probablement
Cest-a-dire qu’on met tout dans un parce que je me sens respon-
film parce qu‘on nest pas sir d’en sable vis-a-vis de ceux qui
faire un autre apres, ce qui donne travaillent avec moi. Bref, on
des films pléthoriques, gonflés, et a pris des engagements et il
puis on parle, effectivement par —@ Archivio
Arici/ Bridgeman Images s’agit de les tenir d’autant plus
défaut de certitude d’'accomplir un qu’on n’est pas seul. Avec Jean
métier avec régularité, ce qui n'est pas votre cas. On aun peu 4 Au Lido de Venise Gruault, Suzanne Schiffman ou d’autres scénaristes,
envie de vous interroger sur la maniére dont vous conduisez (1968). un script est établi. Marcel Berbert qui administre le
votre « carriére », ou, si vous n’'acceptez pas ce mot, sur la Carrosse depuis le début et Gérard Lebovici, mon
permanence de votre métier. agent, déterminent le budget, cherchent le finance-
= Le mot « carriére » ne me choque pas, ni le mot nila ment et rédigent des contrats qui protdgent le film ;
chose. C’est moins prétentieux que le mot « ceuvre ». je me sens trés aidé dans cette étape, et le jeu consiste
De toute maniére, si on fait une chose, qu’on en vit, alors & faire ce dont j’ai envie en m’efforgant de ne
et qu’on a envie de continuer, ch bien on fait une pas gaspiller argent des financiers. Sans cette or-
carriére. Je n’ai pas envie de faire autre chose que des. ganisation et cet entourage, j’aurais probablement
films. Si je devenais aveugle, je tacherais de continuer, renoncé a garder le Carrosse et je travaillerais pour
en collaborant a des scénarios. Les attaques contre des producteurs.
la pauvre industrie du cinéma francais le désignant Mon deuxiéme film, Tirez sur le pianiste,a été produit
comme « cinéma du profit » me semblent 4 cété de par Pierre Braunberger, qui avait acheté Les Mistons, re-
la plaque puisque les producteurs font faillite les uns fusé Les Quatre Cents Coups mais aimait le roman de
aprés les autres. Tant6t on attaque les producteurs David Goodis. Dans un premier temps, Le Pianiste a
en les accusant de ne penser qu’a gagner de argent, été un échec, confirmant Popinion de la presse dans son
tantdt on se moque d’eux parce qu’ils en perdent. dénigrement de laNouvelle Vague : « Ils réussissent
leur
22 GRAND ENTRETIEN
premier film parce qu’ils racontent leur vie, ils se cassent de front. Pendant que je tournais Baisers volés début
Ta gueule au second parce qu’ils ne sont pas profession- 1968,
je préparais La Siréne du Mississipi et L’Enfant
nels. » A cause de cette douche écossaise, le tournage de sauvage. Les gens de United Artists n’aimaient pas le
Jules et Jim a été tres angoissant. Pai tourné ce film grace projet de L’Enfant sauvage, principalement parce que
la confiance de Jeanne Moreau, nous n’avions pas de je le voulais en noir et blanc. Finalement, ils ont dit :
distributeur — mon beau-pére était mort — et Cest seu- « D’accord pour Enfant sauvage, mais il sera couplé
Jement quand le film a été terminé que nous avons été avec La Siréne du Mis et nous amortirons les
rassurés : les Siritzky ont aimé le film, ont voulu le sortir, pertes de l'un sur les bénéfices de Vautre. » Jai ac-
¢a.a marché partout et j’ai eu impression que je faisais cepté et il s’est produit cette chose cocasse, qui montre
partie
du métier, Pourtant,
dés que Ray Bradbury m’a cédé bien qu’on ne peut jamais prévoir : avec un budget de
les droits de Fahrenheit
451, je me suis rendu compte que 750 millions, La Siréne du Mississipi en a perdu 350,
jene trouverais jamais le financement
de ce film en France. mais L’Enfant sauvage qui a cofité un peu moins que
Unproducteuraméricain, Lewis Allen, m’ayantapproché 200 millions se met a en gagner 400 ! A vrai dire, il ne
pour me proposer The Day of the Locust, roman de Na- faudrait pas seulement parler de réussites et d’échecs
thaél West, je lui ai proposé a la place Fabrenbeit 451 et mais aussi d’impressions de succes et d’impressions
ila accepté a condition que le film soit tourné en anglais déchecs. I ne faudrait jamais raisonner a partir du
et en Angleterre. nombre d’entrées de Pexclusivité parisienne puisqu’un
film peut multiplier ce chiffre par six sur ’ensemble de
Maintenant, on a impression quiau fil des années vous avez Ia France, et il peut aussi faire Pobjet d’une cinquan-
une conduite dalternance des projets qui
a lair assez pensée. taine de contrats de vente a travers le monde.
Onar‘impression, en voyant la suite des films, que vous savez
CILDANEHaUSMeR
que tel ou tel projet est risqué et que, pour d'autres, ga va
mieux marcher. Vous menez une politique, un peu d'éditeur L'IDEE DE COMPROMIS
qui aurait un essai difficile mais qui saurait qu'il est porté
par autre chose... On a impression dassister a une victoire totale et dange-
= Ma seule tactique d’alternance, c’est de tourner un. reuse de la politique des auteurs, avec des gens qui, des leur
film a trés bas budget aprés chaque film cher, afin de premier fil apres leur premier film, parlent comme des
ne pas me laisser entrainer dans ’escalade qui méne « auteurs », et au méme moment, depuis quelques années,
aux concessions graves, 4 la mégalomanie ou au ché- sur fond de discours de crise du cinéma, il y a cette idée qui
mage. Quand je suis rentré d’Angleterre, j’étais décidé fait retour que, tout de méme, le producteur
ce nest pas
simal
4 mettre les bouchées doubles, 4 tourner préférable- que ga. Est-ce qu'il n'ya pas
un point déquilibre possible entre
ment des films en francais et 4 mener plusieurs projets ces deux positions, une position de compromis, si on veut?
» A mon avis, Hitchcock a été le metteur en scéne le
plus honnéte dans ses propos, méme s'il faut le lire un
peuentre les lignes. La premiere fois que nous avons
questionné, Chabrol et moi, il a parlé de compromis
et cela nous troublait : pourquoi cet homme,
a quion
venait dire qu’on l'admirait, parlait de compromis ?
Idem lorsque Bazin linterroge pendant le tournage
de To Catch a Thief, sur la Céte d’ Azur. Finalement,
les dates correspondent, cela se situe peu aprés le
tournage de I Confess, film dont le concept a dai se
détériorer beaucoup entre le premier scénario et le
film terminé. Dans un des deux livres récemment
publiés sur Montgomery Clift, Pauteur affirme que
le premier scénario de I Confess allait jusqu’a ’'exé-
cution capitale du Father Logan, reconnu coupable
de meurtre. Pourquoi et comment Hitchcock a-t-il
été amené A faire une concession aussi grave, je ne
sais pas. Peut-étre 4 cause des pressions religieuses,
le film étant tourné dans de vraies églises du Québec,
peut-étre a la demande des responsables de la Warner
Bros ? Toujours est-il que le projet de I Confess se
serait dégradé et que Hitchcock en est arrivé a tour-
ner cette fin policiére qui, effectivement, n’est pas
digne du reste. Cette histoire montre 4 quel point
Hitchcock était sincere dans cette premiére interview,
A quel point également il a dai lutter pour donner des
23
ECIGDNALHUMRS
choses importantes dans un de vos films. envoyé un mémo & Hitchcock : il faut que la fumée de
= Non, je fais mes films librement, mais quelquefois je incendie trace une grande lettre
R dans le ciel. Hitchcock
me contrains moi-méme, je me suis imposé des com- détestait cette idée, alors il a fait broder la lettre R sur
mandes dans le cas de La mariée était en noir, Domicile les oreillers de satin du lit de Rebecca et il a montré les
conjugal
et L’Amour en fuite. Henri Langlois qui avait flammes consumant les oreillers. Compromis habile !
aimé Baisers volés m’a dit: « Maintenant, il faut marier Cela dit, Selznick n’avait pas toujours tort. Si le début de
Jean-Pierre Léaud et Claude Jade », mais enfin, ce Rebecca resemble au début de Citizen Kane,ce n’est pas
était peut-€tre pas aussi urgent ! Quant a L’Amour un hasard. Orson Welles avait adapté Rebecca pour son
en fuite, je savais en le tournant que je faisais une émission de radio, « Mercury
on the air » Selznick Pavait
connerie. J’étais comme un fildefériste sans fil de fer. enregistrée et Pavait envoyée 4 Hitchcock 4 Londres en
lui reprochant d’avoir rédigé une premiére adaptation
Du fait de fabsence ou de la faiblesse des producteurs, une timorée
et trop modeste. Néanmoins, je préfere Hitchcock
Partie des responsabilités qui leur incombent retombent sur quand il est libre, le Hitchcock aprés Selznick.
le dos des cinéastes ou des « auteurs ». Nest-ce pas souvent
un handicap dans leur travail « artistique » ?
= Evidemment, un jeune cinéaste qui doit se battre GODARD
des mois pour trouver une avance-distribution, une
avance sur recettes et une promesse de sortie, ne Est-ce quill est possible a un cinéaste de discuter sérieuse-
trouvera pas le temps d’examiner attentivement son ment avec un autre de positions respectives, de choix
? llnous
scénario ni de s’auto-critiquer. Il faudrait pouvoir semble que ca narrive jamais. Dans le n° 300 des Cahiers,
concentrer toute son énergie pour les questions ar- Godard avance lidée
que les choses positives arrivent quand
il
tistiques mais est rarement possible. yaau moins deux personnes qui parlent, deux scénaristes
ala
cantine d'Hollywood, deux critiques au moment
de la Nouvelle
‘On se demande s'il n'y a pas quelque chose d'un peu mort Vague, aujourd'hui peut-étre Coppola et Wenders... Est-ce
dans le cinéma frangais, du fait qu‘on ne puisse plus trouver quaujourd’hui vous parlez a quelqu'un ?
un veritable rapport de force entre un producteur
et un auteur. w= Vous citez Godard mais Pexemple est mal choisi,
»» Braunberger est un producteur qui croit la li- puisqu’il appartient justement au groupe des envieux
berté du metteur en scéne, il a méme précédé tout le compulsifs. Quand Rivette a obtenu la plus grosse
monde dans cet état d'esprit. Paimais le roman de avance surrecettes jamais attribuée, 200 millions pour
Goodis, et lui aussi. II m’a laissé choisir Aznavour que quatre films, Godard s’est déchainé dans Pariscope :
j’avais admiré dans le film de Franju, La Téte contre « Leplaisir de Rivette est
leméme que celui de Verneuil
les murs. Il m’a influencé pour recruter sa belle-fille, mais ce n’est pas le mien. Rivette n’a plus rien d’hu-
Nicole Berger, mais il y avait trois réles de filles et main. » Ensuite, ca a été le tour de Rohmer lorsque
elle a été la meilleure des trois.
Ah oui, je me souviens tout le monde admirait La Marquise d’O. Quand
maintenant que Braunberger, pendant un moment, Resnais a gagné six ou sept Césars pour Providence,
me demandait de ne pas faire mourir Marie Dubois alors Jean-Luc a frdlé Phépatite virale : « Resnais n’a
Ala fin de Phistoire, simplement parce qu’il la trou- fait aucun bon film depuis Hiroshima. » A mon égard,
vait sympathique : « Soyez gentil, faites-moi une fin les déclarations de haine de Godard ne se comptent
24 GRAND ENTRETIEN
plus, a croire que je lui ai fait perdre le sommeil. I m’a devraient étre laissées de cété. Le film est un bébé et le
toujours semblé que la jalousie professionnelle ne peut monde se divise en deux : ce qui est bon pour le bébé
se justifier que si elle va jusqu’au meurtre. Quelqu’un et ce qui est mauvais pour le bébé. Quand on regoit
a le culot de faire le méme métier que vous ? Alors il un script américain, on peut deviner combien il y a
faut le tuer ou bien s’arranger pour vivre avec. Godard eu de versions précédentes parce qu’ils changent de
connait bien les adolescentes de Valery Larbaud qui couleur de papier pour chaque version, alors vous avez
s’exercaient 4 prononcer souvent le mot « prune » des pages bleues, roses, vertes et les pages blanches
pour améliorer Pourlet de leurs lévres, et je suis certain origine. Evidemment, on se demande toujours si les
que son visage 4 lui doit devenir trés vilain, déformé versions précédentes n’étaient pas meilleures ! Pour
par un rictus, quand il dit: « Truffaut ? I n’a jamais en finir avec le film considéré comme un bébé, cest
fait un bon film. » Le héros du film de Bufiuel, El, ce que j’ai toujours aimé chez Renoir et Hitchcock,
disait, avec plus de franchise : « Le bonheur des autres est un de leurs points communs d’étre deux artistes
me souleve le coeur. » Si vous y tenez vraiment nous qui préféraient leur travail a leur propre personne.
reparlerons de Godard, on pourrait méme en faire
un livre : « Oui, oui, j’ai bien dit Godard ! », mais il
faut dire aussi que, dans n’importe quel travail ar- L'APPARTENANCE
tistique, une certaine solitude est nécessaire. Si vous
imaginez deux femmes enceintes, elles peuvent échan- Dans lémission « Cinéastes de notre temps », ce qui avait
ger quelques renseignements sur leur état, sur leur at- le plus frappé les questionneurs, cst une tendance @ vous
tente, mais leur grossesse n’est pas interchangeable. placer dans une espéce de solitude, en méme temps vous
La phrase de Marcel Duchamp contient beaucoup de revendiquez une appartenance.
CILDANEHaUSMeR
vérité : « En art, c’est chacun pour soi, comme dans = Oui, je revendique une appartenance. Je ne tour-
un naufrage », cette phrase exprime tout ce qu'il y a nerais pas de films si j’étais seul en France A le faire.
artificiel dans lidée d’école ou de groupe. Bien en- Critiquer la société est une chose, croire qu’on n’en
tendu, sur un tournage, on emmagasine beaucoup de fait pas partie est un enfantillage. Le théme trés a la
pensées violentes, passionnelles, des hostilités ou des mode, « Il faut quitter la société », convient 4 des
emballements qui nécessitent un confident, peut-étre garcons qui ont souffert d’étre trop protégés dans
[assistant ou la script-girl, et c’est la méme chose pour leur jeunesse, c’est un théme un peu snob. Des Quatre
les acteurs, qui ont besoin de s’épancher peut-étre avec Cents Coups a L’Enfant sauvage, je montre des per-
la coiffeuse, peut-étre avec ’habilleuse. Il est vrai que sonnages qui veulent s’intégrer, faire partie. Quand
les rencontres de hasard entre deux cinéastes sont assez jétais adolescent, je sortais avec des filles qui répé-
consternantes : « Quand est-ce que vous commencez? taient le slogan de Gide : « Familles, je vous hais »,
Combien de semaines ? A quand le mixage ? Et la mais ca me faisait rigoler parce que neuf fois sur dix
sortie? » Il arrive méme qu’on néglige de se souhaiter leurs parents étaient charmants,
et j’étais ravi lorsque
bonne chance. C’est un peu sinistre. j’étais invité chez eux. Je ne montre pas autre chose
dans mes films de la série Antoine Doinel.
A vrai dire,
Et ce que dit Godard, comme quoi, au début de la Nouvelle on adopte les idées qui vous arrangent, qui contreba-
Vague, c’était un temps oi les choses étaient possibles ? lancent les chocs qu’on a recus et c’est 4 nous de voir
» Non, je n’y crois pas et je sais que Godard fait la sincérité qui se trouve derriére les idées opposées,
semblant d’y croire. Méme 4 Pépoque de la Nou- adoptées par ceux dont la biographie est différente. Si
velle Vague, Pamitié fonctionnait 4 sens unique avec j'aime tellement Chaplin, c’est qu’il est le plus grand
lui. Comme il était trés doué et déja habile a se faire A avoir traité ce théme de l’appartenance.
plaindre, on lui pardonnait ses mesquineries mais, Les gens qui sont interviewés semblent parfois souf-
tout le monde vous le dira, le cdté retors qu’il ne frir d’une sorte
de crise de la personnalité qui les améne
parvient plus a dissimuler était déa 1a. Il fallait tout ase définir contre les autres : je ne suis pas de ces types
le temps Paider, lui rendre service et s’attendre 4 un qui mettent leur caméra par terre... je suis le seula sa-
coup bas en retour. Le fameux dialogue confraternel voir démonter une cellule photo-électrique.... je suis le
des néo-réalistes ne devait pas aller bien loin, mais les seul Prix Goncourta avoir travaillé en usine... Vautre
querelles de rivalités sont plus charmantes en Italie, jour, dans Pémission de Jacques Chancel, un romancier
plus pittoresques, avec le tutoiement et ’humour. J’ap- disait : « Je suis certainement le premier Francais a
prouve leur habitude de faire des scripts 3 cing ou six, avoir lu Proust dans un avion supersonique. » Crest
C’est pour des raisons d’argent que je n’ai jamais pu délirant @avoir besoin, a ce point-la, de proclamer
Ie faire, et quelquefois de susceptibilités a ménager. Je son unicité, ¢a vient probablement de l'éducation, des
ne suis pas un fanatique de Pauteur unique. Quand classements scolaires, des rivalités entre fréres, c'est
Bresson recrute Giraudoux, Bernanos, Jeanne d’Arc vraiment fou. Quand j’ai tourné prés de Bombay, pour
ou Cocteau, il est plus fort que seul. ’adorerais voir Spielberg, j’ai rencontré pour la premiére fois de ma
un film de Bresson dialogué par Marguerite Duras. Au vie des gens, des Indiens, qui ne se voient pas comme
fond, seul le résultat compte et les questions de vanité des individualités, pas méme comme des grains de blé
25
parmid’autres grains de blé, mais carrément comme de mais, en temps de guerre, ils deviennent dangereux.
la poussiére. Un trés vieil Indien, figurant occasionnel, Connaissez-vous cette belle phrase de Bernanos sur
a demandé quand sortirait le film, puis il a hoché la téte Edouard Drumont, auteur de La France juive ? « II
pour faire comprendre, comme une chose absolument w était pas fait pour voir un jour la victoire face a face,
naturelle et sans importance qu’il serait mort dici la. celui qui parlait avec tant de naturel et d’amertume le
langage des vaincus. » Toujours est-il qu’avec Daxiat,
‘Sion prend les personnages de vos derniers films, on a fim- est le nom du vilain dans Le Dernier Métro, j’ai un
Pression que, vus du dehors, ce ne sont pas des marginaux, ils élément de menace qui me permet de montrer des
ont Fapparence de personnes intégrées ou intégrables, mais histoires de théatre sans tomber dans le documentaire.
leur facon de ne plus appartenir serait presque plus secréte, Je réclame P'appartenance également pour les films, Le
ferne ; cest-a-dire qu'une fois intégrés, ils font des choses Dernier Métro, dans Pariscope, rejoindra la cohorte
qui sont quand méme anormales, vis-a-vis de la sot ils des « comédies dramatiques ». Quand le pourcentage
ont une idée fixe qui les isole. Non pas une marginalité, mais humour est insuffisant, ils vous transférent dans la
une sorte de fuite folle du « dedans ». rubrique « drames psychologiques ».
= Je crois que dans mes premiers films je voulais Dans mes prochains films, il y aura sirement des
convaincre. Je montrais des comportements dits retours a des films précédents. J’ai encore deux ou
« compréhensibles » avec la volonté de les faire ac- trois projets de films avec des enfants. Je retrouverai
cepter. Ensuite, mais je ne sais pas 4 quel moment, mon copain Gruault. Ce que je souhaite abandonner,
je me suis intéressé aux comportements exaltés, aux est le cété Chambre verte, cette débauche de bougies.
personnages animés par une idée fixe, toujours avec le Depuis Les Deux Anglaises en passant par Adele H., il
ECIGDNALHUMRS
désir de les faire aimer. Au fond, je me demande si ce y avait escalade dans l’exhibition des bougies et, dans
qui oppose le cinéma européen et le cinéma américain La Chambre verte, ¢’était un record, un maximum.
ne réside pas en ceci : pour les cinéastes américains, Pourtant, je suis encore attiré par les films d’époque,
la mise en scéne consiste 4 renforcer le scénario, pour ils permettent une plus grande violence dans les sen-
les européens la mise en scéne consiste 4 contredire timents, les attitudes frélent la chorégraphie, enfin on
le scénario. Si cette idée est juste, ou partiellement verra bien.
juste, la mise en scéne serait, chez nous, un exercice
constamment paradoxal. Méme littéralement, tout L'Homme qui aimait les femmes sans bougie me parait appar-
bon récit est paradoxal : le type qu’on croyait comme tenir a la méme lignée : des personages qui ont toutes les
ci était comme ¢a, sinon on se demande ot est Pintérét apparences de gens intégrés, mais qui au fond suivent une
de Phistoire. Alors ot est alternative pour le metteur idée et qui, par la méme, se mettent hors circuit. Cest amon
en sctne européen ? Ou bien vous avez une histoire avis un filon important de vos films, des gens qui déploient
banale, quotidienne et, par la mise en scéne, vous v Avec Jean- une activité démesurée pour faire des choses qui, aux yeux
en dégagez le cdté extraordinaire, ou bien vous avez Luc Godard sur de opinion publique, ne sont pas productives.
une histoire exceptionnelle et vous tentez de la faire le tournage de = Je pensais depuis longtemps 4 L’Homme qui ai-
apparaitre comme normale. Fahrenheit 451 mait les femmes, mais le théme du donjuanisme ne
(1966). suffisait pas. Je me suis jeté A Peau quand j’ai pensé
Actuellement, est-ce que vous allez plutat vers des sujets que
‘vous inventez pour les années a venir, ou vous retourneza des
‘Sujets que vous vouliez tourner depuis longtemps ? Parce que
Tidée du théatre sous Occupation, c'est un tres vieux projet
vous, je crois, Est-ce que vous avez impression que vous
tournez enfin des sujets que vous avez depuis longtemps en
réserve ou que vous inventez de plus en plus ?
w= Oui, j’ai des vieux projets qui finissent par voir le
jour Il aurait certainement été courageux de ma part
de tourner Le Dernier Métro ily a six ans parce que je
me serais fait insulter, de ’extréme droite a l’extréme
gauche, alors que maintenant les gens avancent sans
boussole mais avec davantage de bonne foi. Je ne
peux pas bien parler du film en ce moment parce que
je suis absorbé par les détails. Le rdle du vilain joué
par Jean-Louis Richard est inspiré par un journaliste
théatral, polémiste important sous Occupation. Les
antisémites sont assez pathétiques en temps de paix
26 ~—s GRAND ENTRETIEN
Pourquoi 'idée d'un homme qui veut avoir toutes les femmes
nétait pas suffisante, pourquoi cette idée du livre ? Cest
comme la progression de la chanson dans Rear Window,
qu‘Hitchcock dit ne pas avoir réussie ?
= Je ne sais pas exactement. Probablement parce
que Charles Denner n’ayant aucun confident dans
ce film, je savais que jutiliserais sa voix off (j’adore
la voix de Denner) et que, puisque je devais avoir
un commentaire, celui-ci serait moins arbitraire s’il
apparaissait comme le texte du livre qu'il est en train
écrire. Vous voyez, vous venez de me forcer 4 décou-
vrir mes vraies raisons. Peut-étre qu’inconsciemment
je voulais tirer la leon de ’échec des Deux Anglaises
oii le commentaire n’était que de la pure littérature
CILDANEHaUSMeR
sans justification.
Lidée de tenir
un livre, cest lié a idée de « homme qui aimait
les femmes
» ; d'une certaine facon, le donjuanisme cest ¢a,
la fois je les ai toutes et a la fois
je fais une liste, 'idée de les
noter nest pas extérieure a « toutes les avoir », une par une...
w Le Don Juan musculaire fait le compte de ses aven-
tures, mais le Don Juan intellectuel aura tendance &
tenir son journal intime. Henri-Pierre Roché a écrit
son premier roman, Jules et Jim, 4 73 ans mais il
avait commencé a tenir son journal a 18 ans. Cest
pareil pour Léautaud, leur ceuvre c’est leur journal.
Une autre chose qui m’intéressait dans L’Homme qui
aimait les femmes était de montrer un homme vrai-
ment seul. aime beaucoup Pickpocket de Bresson et
Le Locataire de Polanski mais, dans ces deux films,
mon plaisir s’est trouvé diminué chaque fois que le
héros se confiait 4 un ami. J'ai pensé que ¢’était moi, le
spectateur, qui devrait étre le seul ami du personnage
principal. Un rapport affectif doit s*établir entre une
solitude sur ’écran et une solitude dans la salle. est
le secret de Simenon, et malheureusement Simenon
est souvent déformé au cinéma. A cause de cela, j’ai
insisté sur la solitude de Denner. Un de ses collégues de
bureau dit de lui : « Vous ne verrez jamais ce type-la
en compagnie d'un homme apres 6 heures du soir. »
Evidemment, il a une solitude peuplée, mais le spec-
tateur est son seul confident.
mot équilibre. Regardez la silhouette d’Hitchcock, dissante. En 68, Le Chagrin et la Pitié confrontait le
on voit bien que cet homme a eu peur toute sa vie passé au présent, aujourd’hui le film entier brasse du
de perdre Péquilibre. Voila encore un point commun passé et il se trouve maintenant donner des rensei-
avec Renoir, hanté, peut-étre 4 cause de son pére, par gnements aussi précieux sur Pétat d’esprit de 68 que
la paralysie. On ne compte pas les jambes cassées, sur la période de ’ Occupation. II m’a done fallu un
les glissades, les chutes, les cannes dans l’ceuvre de certain temps pour me lancer dans une entreprise plus
Renoir. Et Hitchcock... En Amérique, j’ai rencontré réduite dans ses ambitions, la chronique d’un théatre
le Professeur Hugh Gray qui est un traducteur de parisien de 1942 a 1944. Le Dernier Métro n'est pas
Pindare et de Bazin ! C’est un homme merveilleux le film évident que je pouvais faire sur Occupation
qui parle le francais en fermant les yeux pour mieux et que je ferai peut-étre un jour — ce serait Phistoire
savourer chaque mot. II était au college Saint-Igna- un petit gargon qui découvre les mensonges des
tius prés de Londres vers 1910, dans la méme classe adultes. J'avais 8 ans au début de la guerre, 12 ala
qwHitchcock. II se souvient trés bien de lui comme fin et, dans l’intervalle, j'ai découvert un monde dont
dun petit gargon tout rond qui était le seul 4 ne pas je n’ai retrouvé le reflet exact que dans Le Corbeau
jouer dans la cour de récréation. Adossé contre un de Clouzot, ce monde des adultes qui m’est apparu,
mus, il regardait ses petits camarades jouer au ballon, dans mon adolescence, comme celui de la pourriture
avec un air
de dédain, les deux mains croisées sur son et de Pimpunité.
ventre. Il est évident que Hitchcock a organisé toute
sa vie en sorte que Pidée ne vienne a personne de lui En méme temps, au vu de ensemble de vos films, on n’a pas
donner une claque dans le dos. Aprés leur premigre Timpression que vous allez vers une conclusion du type de
ECIGDNALHUMRS
rencontre vers 1940, Selznick a écrit sa femme, « J’ai celle d'Hitchcock
dans L’Ombre d'un doute, selon quoi le monde
rencontré Hitchcock. Il est plutét sympathique mais est une porcherie.
ce n'est pas le genre de type qu’on emméne en cam- = Non, non, je ne suis pas un puritain. Hitchcock
ping. » Alors, Pimage hitchcockienne par excellence s’est retiré du monde et il I'a regardé avec une sévérité
est celle de Pinnocent quin’a rien demandé
a personne inouie. Quand je dis qu’il a pratiqué le cinéma comme
et quise retrouve accroché a une gouttiére sur le point une religion, ce n’est pas de l’interprétation de ma part,
de craquer. est la vérité. Hitchcock lui-méme a employé plusieurs
fois dans notre livre cette expression : « Quand les
lourdes portes du studio se sont refermées sur moi... »
L'OCCUPATION Je suis d’accord avec vous, c’est Hitchcock qui parle
par la bouche de Joseph Cotten a plusieurs moments de
Pour revenir ace que vous disiez sur les mémoires d’acteurs et L’Ombre d'un doute. Hitchcock tel qu’il était, je le vois
dactrices, ce qui vous parait le plus passionnant, dites-vous, aussi dans Notorious lorsque Claude Rains descend
Cest la période de ‘Occupation. Pourquoi ? en pleine nuit frapper A la chambre de sa mére pour
= Effectivement, chaque fois que j'ouvre un livre lui dire, comme un petit gargon coupable: « Mére, j'ai
de souvenirs contemporains, je vais directement épousé une espionne américaine. » On retrouve encore
au chapitre concernant la période de ’Occupation, Hitchcock dans cette scéne de I Confess oii le sacristain
parce que je peux me faire une idée de Pauteur, de sa dit sa femme, Alma, qui est montrée comme un ange :
sincérité, de son tour d’esprit. Parmi les autobiogra- « Nous sommes des étrangers, nous avons trouvé du
phies d’acteurs, celle de Jean Marais est de loin la travail dans ce pays,ne nous faisons pas remarquer... »
plus honnéte. D’autres livres sont intéressants, mais Le Hitchcock capable d’une certaine férocité verbale,
on y retrouve souvent les mémes contre-vérités. Les je crois le voir derriére le juge Charles Laughton, ren-
directeurs
et directrices de théatre disent toujours : « I! trant a la maison, dinant avec sa femme qui implore
y a eu des officiers allemands dans tous les théatres Pindulgence pour Alida Valli, meurtriére adultére, et
‘sauf
le mien. » En réalité, les Allemands allaient par- lui répondant : « Non, la femme Paradine doit étre
tout, voyaient tout, leur préférence les portait vers la pendue ! » Autrement dit, ce n'est pas tant Pappa-
Comédie-Frangaise. Pendant plusieurs années, j’ai rition rituelle de Hitchcock en rapides vignettes qui 1.11s'agit d’un
repoussé Pidée d’un film sur P Occupation parce que m’intéresse, ce sont les moments oi je crois voir passer passage de La
j’étais intimidé par Le Chagrin et la Pitié de Marcel ses émotions personnelles, toute sa violence contenue Béte dans la jungle
Ophuls. Pour moi, c’est peut-étre le seul film au par- et libérée, cette confusion unique au monde entre les envoyé par Truffaut
fum proustien, par sa confrontation convaincante scénes d’amour et les scénes de meurtre. Les cinéastes aux Cahiers pour le
de différents personnages a différents moments de intéressants se cachent derriére différents personages. hors-série sur Alfred
leur vie, le balancement des idées et des sensations. Dans le cas d’Hitchcock, je sens qu’il accomplissait Hitchcock publié
On a écrit beaucoup de choses partisanes 4 propos un tour de force en amenant le public a s’identifier en 1980, et qui
du Chagrin et la Pitié dans l'ambiance intolérante au jeune premier séduisant alors que lui, Hitchcock, constituait selon lui
du moment. Les communistes se sont sentis insuffi- ne s'identifiait presque jamais au héros mais le plus le meilleur portrait
samment représentés, les gaullistes également mais je souvent au deuxiéme réle, 3 l'homme bafoué, Claude du réalisateur
suis convaincu que importance de ce film ira gran- Rains, James Mason, homme monstrueux, Charles anglais (ndlr).
28 GRAND ENTRETIEN
Laughton, Phomme rejeté, celui qui n’a pas le droit se plonge un couteau dans le ventre quinze secondes
@aimer, ou Phomme qui regarde sans participer. Alors, avant le mot fin me laisse toujours perplexe. Quand
il avait néanmoins son travail 4 faire pour conduire je tourne avec Jean-Pierre Léaud, dés qu’il arrive le
le public par la main, il connaissait les régles et savait matin, je lui dis : « Alors, aujourd'hui vaillance-vail-
que le public n’accepte de s’identifier qu’a sa représen- lance, hein ? » My avait, dans les années 50, un bon
tation légérement améliorée, c’est donc une contrainte dessin animé tchécoslovaque, L’Homme 4 ressort...
énorme qu'il s'imposait et il me semble que beaucoup Dans ses Mémoires, Chaplin résume parfaitement son
des beautés de son travail naissent de cette contrainte. travail : « Il s’agit de plonger le personnage dans les
Tui fallait, le plus fortement possible, mettre en pra- ennuis et de l’en sortir. »
tique son slogan : « Plus réussi est le méchant, plus
réussi est le film. » De en sortir, ¢a veut dire pour vous, terminer par un
« happy end » ?
CILDANEHaUSMeR
= Non, je suis optimiste, en tout cas j’aime la vie, ca excitation qu’un bibliophile ou qu’un collectionneur
se voit probablement dans mes films, ca peut agacer de timbres. La encore, avec sa mort nous avons une
ceux qui n’aiment pas la vie et plus encore ceux qui fin heureuse : dans la chapelle, il restait une place
font semblant de ne pas Paimer. C’est la seule chose pour un cierge. Davenne comprend que “était le sien !
qui me génait chez Sartre qui était pourtant si honnéte, Les ouvriers, sur le tournage, avaient surnommé le
il laissait croire qu’il n’aimait pas la vie alors que tous film « LHomme qui aimait les flammes ». Evidem-
ceux qui Pont connu vous diront le contraire. Dans ment, ces films-la sont traités comme de la musique
sa derniére interview, deux mois avant sa mort, il dit de chambre, ils ont un cdté élégiaque, ils recherchent
a peu pres: « Jai cing ans a vivre, en fait, je crois, dix Punité visuelle, ils sont tournés contre lidée de variété.
ans... » Dans la méme interview, pour la premiére
fois, il parle de Pespoir... Bref, jemméne souvent Quest-ce que vous entendez par variété ?
des amis voir Johnny Got His Gun et, quand ils en = Le cinéma a toujours vécu sur idée de variété.
sortent livides et effondrés, je leur dis : « Comment, Aprés une scéne d’amour, une poursuite, aprés la
vous n’avez pas vu que c'est enthousiasmant ? » Pour poursuite un duel, une chute dans eau, une charge
moi, ce n’est pas du tout un film contre la guerre, le ’éléphants,
un feu d’artifice. Pour procurer des chocs
été anti-guerre est seulement indiqué par les cartons physiques au spectateur, il fallait Pemmener dans des
du générique final. Ce type, Johnny, qui n’a plus de endroits différents, et les clous succédaient aux clous
bras, ni de jambes, ni de visage, mais seulement une jusqu’a Parrivée du parlant, et encore aprés... On
poitrine, la moitié arriére de la téte, le ventre et son peut parler aussi de la variété de styles, d’endroits, de
sexe, il pourrait étre le survivant d’un carambolage personnages, de situations. En France, Bresson
a été le
monstre sur l’autoroute du week-end. II s’agit donc premier a lutter contre ¢a, méme contre la variété de
un cas extréme de survie. Les docteurs pensent qu’il lumitre. Un condamné a mort s'est échappé est gris
n’a plus que des réactions motrices sans intervention du début A la fin comme Ordet est blanc du début 4
de la conscience. Or, la conscience est la, elle lui permet la fin. Bresson a dit un jour : « Je dénude les films. »
interpréter les changements favorables ou défavo- Dans certains films, il semble que le scénariste et le
rables de son hospitalisation. Il réagit au rayon de metteur en scéne aient décidé arbitrairement de nous
soleil qui arrive sur son corps, P’infirmiére le caresse, faire changer d’endroits. La dispute du couple acom-
lui donne du plaisir et il parvient en agitant le petit mencé dans la cuisine, elle continue dans lescalier,
caisson qui lui tient lieu de visage, s’exprimer en puis dans le parking et dans la voiture... Pourquoi
morse et 4 se faire comprendre. Bien siir, il est foutu, ne pas tout filmer dans la cuisine ? Par manque de
mais je trouve exaltante cette communication a tout confiance dans le scénario ? Dans le dialogue ? Dans
prix. Jaurais aimé faire ce film parce que, aprés tout, les acteurs ? Dans la mise en scéne ? Je crois qu’a
il s’agit de l’essentiel. Peu de films racontent Phistoire Punité émotionnelle doit correspondre l'unité visuelle.
un corps, peu de films sont charnels, peu de films
disent qu’il est important d’étre en bonne santé et que
la vie est précieuse. Limage d’un cinéaste en smoking > Notes pour Jules et Jim avec des extraits
présentant au Festival de Cannes un film dont le héros du roman d'Henri-Pierre Roché (1961).
— SULES= a
§. Iereebe Mor. bere222G7/¢B2z¢ (SD)
Je extent tou bs Live Dh me davent leap, quec olde j
As
Cest pourquoi vous aimez et vous continuez d'aimer Bergman? faire Les Quatre Cents Coups. Quinze ans plus tard,
= Oui, Bergman et aussi Bresson et aussi Pagnol. On j’ai rassemblé et entremélé les autres histoires pour
peut aimer des gens qui ne se comprennent pas entre L’Argent de poche. Cette attirance pour les enfants est
eux, pourquoi pas ? Ceux qui déprécient Ingmar une chance parce qu’elle m’a évité le danger de copier
Bergman — comme par hasard depuis qu’il a du suc- les metteurs en scéne que j’admirais... Bon, en dehors
ces —devraient regarder comme il obtient le silence du des enfants, il y a les femmes, enfin l'amour qui fait
public quand il filme de longs moments muets. Avez- son apparition dans Tirez sur le pianiste. Apres Jules
vous remarqué que les films de Bergman et de Bresson et Jim, chacun de mes films a été entrepris dans Pidée
passent mieux a la télévision que ceux d’Hitchcock ? de contredire ou de compléter un de mes films précé-
Pour Hitchcock, il faut cette vague rumeur créée par dents, ce qui a créé des cycles ou des groupes dont je
le public d’une salle pleine. Enfin, la télévision nous 1étais pas toujours conscient, sauf en ce qui concerne
offrant chaque soir un fourre-tout d'images et de sons Antoine Doinel évidemment. Les Deux Anglaises est
mélant tous les styles, je crois que dans les films de une réponse & Jules et Jin, que je ne trouvais pas assez
cinéma nous avons intérét, par contraste, a préserver physique. La Chambre verte prolonge Adele H., qui
Punité, la simplicité. nétait pas assez vibrant. C’est dans linsatisfaction
et la certitude d’avoir échoué qu’on puise la force de
Onafimpression quauparavant votre cinéma était nourri par continuer. On est dans le relatif jusqu’au cou.
votre activité de critique, de cinéphile, et plus ca avance, plus A.un certain moment, aprés trois ou quatre films, les
on rimpression que tout est parti comme le premier étage influences ne comptent plus beaucoup, ou alors celles
dune fusée et quion a une sorte de machine qui ne se nourrit trés anciennes, antérieures au moment oii ’on a débuté.
plus que delle-méme, y compris formellement. Notre propre expérience nous améne
i nous créer des lois
CILDANEHaUSMeR
= Ca yest, le mot wuvre est liché. Effectivement, je complétement folles, qui n’auraient aucune valeur pour
ne connais pas le probléme de la recherche de sujets. les autres, mais observance de ces lois nous aide et nous
Jai davantage de projets de films que de temps pour contraint 4 la fois, @’autant plus que beaucoup restent
les faire. Je n’ai toujours rien & dire, mais j’ai encore informulées.
Je fais un scénario avec Suzanne Schiffman,
A montrer, par exemple sur les méres, la mienne et nous imaginons une scéne, nous faisons le dialogue en
celles des autres. Au début, j'ai été attiré par les en- jouant les deux réles, et puis Suzanne dit : « Je tape », et
fants parce que j’ai souffert d’étre enfant unique et j’ai je vois qu’elle écrit : « Palier
— Intérieur Jour ». Je lui dis:
beaucoup aimé les cinq petits mistons. A P’époque, je « Comment savais-tu que
ga se passe sur
le palier2 » Elle
voulais faire, a la maniére de Paisa, un film composé me répond: « Tu tournes toujours
ce genre
de scenes sur
de cing épisodes sur Penfance mais, finalement, je le palier. » Finalement, ce qu’on fait est un reflet de soi-
Wétais pas content des Mistons et j'ai préféré agrandir méme, en moins bien quand on est laborieux, en mieux
une autre histoire, « La Fugue d’Antoine », pour en quand on a de la chance. Je m’insurgeais contre Bazin
» Chez
Jean Renoir,
1273 Leona Drive,
Beverly Hills
(circa 1976).
31
quand il disait : « Dans tel film, la mayonnaise n’a pas Un détail qui me choque souvent dans les articles
pris. » Je lui disais : « Mais enfin, les films ne sont pas sur Hitchcock... On cite souvent et on citera de plus
desmayonnaises ! » Aujourd’hui, je pense comme Bazin. en plus sa phrase : « Aprés tout ce n’est qu'un film »,
comme s'il fallait y voir une désinvolture, un déta-
Et quand ga ne prend pas, cest dia quoi
? Vous croyez a'idée chement vis-a-vis de ses films considérés un par un.
de chance contre les aléas...? Rien n’est plus faux, cette interprétation serait un
= Je pense que le casting, la distribution, est primor- contresens total. En vérité, Hitchcock ne supportait
diale. Si vous remplacez Marlon Brando et Sophia pas le confit ouvert avec qui que ce soit, et les histoires
Loren par deux acteurs adéquats, La Comtesse de abondent qui le représentent quittant discrétement
Hong-Kong est un chef-’ceuvre. Un acteur, méme trés un bureau ou un plateau au moment od quelqu’un
bon, ne peut pas toujours dissimuler son état social déverse sa colére. « Ce n’est qu’un film » est la phrase
surtout si ses rdles antéricurs Pont ancré dans cet état. qui lui permettait de faire avorter le conflit, et cette
Marlon Brando, acteur asocial, bohéme, marginal, phrase je la comprends ainsi : « Pour vous, ce n'est
sauvage, ne peut pas jouer un ambassadeur qui sera qu'un film, pour moi, c’est toute ma vie. »
déshonoré si Pon trouve une putain cachée dans sa
cabine de bateau. Quand vous lisez la vie de Chaplin
racontée par son fils ainé, Charles Chaplin Junior, DES SOUVENIRS INEPUISABLES
vous voyez que cette histoire a été écrite vers 1936,
et qu’elle était destinée 4 Paulette Goddard et Gary Peut-on dire qu'il y a un filon autobiographique dans vos
Cooper, casting idéal. films ?
ECIGDNALHUMRS
= Le filon n’est pas autobiographique mais large-
Lautre jour, on parlait
de Vertigo
et nous étions
assez accord ment biographique. Au moment oi le besoin s’en
‘sur la déception relative. Vous disiez que le film ne décollait fait sentir, il y a toujours un souvenir qui arrive pour
pas toujours. Mais la, cela tient autant
a la prise de vues quau débloquer une scine : « Je me souviens d'un type
choix des acteurs ! qui... » ow: « Un jour, dans la rue, j'ai vu... » Dans
= Je ne sais pas. Si vous imaginez Gene Tierney a la Une belle fille comme moi, j’avais une scéne montrant
place de Kim Novak, le film s’éléve immédiatement. Charles Denner conduisant Bernadette Lafont chez
Aucun dialogue ne pouvait étre plus poétique qu’un un avocat. II doit l’attendre en bas dans la rue et, la,
gros plan de Gene Tierney. Comme pour tous les films ravais besoin de trouver quelque chose pour ne pas
quill préparait cette époque, Hitchcock avait pensé arréter la scine, quelque chose qui soit en relation
4 Grace Kelly et cela m’amuse de regarder Vertigo de avec le caractére de Charles Denner, dératiseur ca-
cette maniére : P’énumération des efforts désespérés faits tholique et puritain. Brusquement, un souvenir de
par un metteur en scéne (James Stewart) pour amener 1945 mest revenu. En rentrant de Pécole, je traversais
une actrice de remplacement (Kim Novak) a ressem- la cour de la gare Saint-Lazare et j’ai vu un curé en
blera Pactrice disparue (Grace Kelly). Dans ce cas, rien train d’engueuler une marchande de journaux qui
’étonnant si Hitchcock
a toujours parlé de ce film avec exposait Paris-Hollywood, le premier magazine sexy
amertume. Maintenant, il est certain que Hitchcock de Paprés-guerre. La colére du curé était dispropor-
nest pas un metteur en scéne poétique d’emblée, il est tionnée, il avait le visage tout rouge, certains passants
poétique quand il ne se soucie pas de P’étre, dans Psycho lui donnaient raison, la plupart rigolaient. Alors j’ai
par exemple. Nous pouvons imaginer Orson Welles reconstitué cette scéne qui était adéquate pour Den-
réussissant mieux que Hitchcock plusieurs scénes de ner : « Vous trouvez ¢a normal, Madame ? Eh bien
Vertigo, la filature dans les rues, entrée au musée, la moi je ne trouve pas ca normal. » Heureusement ce
visite du cimetiére. Par contre, Orson Welles n’aurait pas fonds de souvenirs est inépuisable. Ils surgissent au
pu faire un film homogéne et controlé 4 100% comme bon moment, chaque fois qu’on en a besoin. Il se
Rear Window oii le systéme du storyboard triomphe. trouve que, plus on avance en ge, plus ces souvenirs
Quand Hitchcock se trompe dans sa préparation, par affluent, et plus ils sont liés a la période de notre
haine de Pimprévy, il va jusqu’au bout de son erreur adolescence. De ce point de vue, le dernier roman
au tournage (d’oit parfois le cdté théorique et fou de de Jean Renoir, Geneviéve, est prodigicux. Renoir
certaines scénes), tandis que Welles, qui marche au flair, ne pouvait presque plus parler, il fallait se tenir tout
a [intuition comme linspecteur Quinlan, trouve son prés de lui pour comprendre ses paroles et pourtant,
inspiration au tournage. Jeanne Moreau me racontait deux heures par jour, il dictait ce roman bourré de
letournage de Falstaff ;elle marchait avec lui le long du détails extraordinairement précis sur la vie 4 Cannes
travelling et Welles, au passage, donnait des coups de au début du siécle.
pieds dans les projecteurs pour faire bouger
la lumiére ! Evidemment, on passe quelques semaines angoissantes
Tlest dommage que Bernard Herrmann soit mort avant avant d’attaquer un scénario original... La fameuse
avoir écrit ses souvenirs, je suis certain quil aurait peur devant la fameuse page blanche. La tentation est
bien décrit les points communs et les différences entre grande d’adapter un bouquin. Juste avant
decommen-
Welles et Hitchcock. cer Le Dernier Métro, on m’a proposé un bon roman
32 GRAND ENTRETIEN
CILDANEHaUSMeR
conversations sur les scénarios, et ca me frappe tou- nage, pour reprendre souffle, pour visiter Jean Renoir.
jours de voir qu’ils abordent la question sous un tout Il n’était plus en état de revenir en France, et méme
autre angle. En France, si un journaliste interroge un s'il était chaleureusement entouré, il avait besoin de
cinéaste : « Qu’est-ce que raconte votre film ? », le parler francais, d’avoir des nouvelles de Paris. I aimait
type se lancera dans le résumé de Phistoire comme beaucoup Rivette. Renoir souffrait beaucoup, physi-
si c’était la premiere fois dans lhistoire du cinéma quement, mais il travaillait tous les jours. Autrefois,
qu’on raconte cette histoire. En Amérique, c’est diffé- il ne s’intéressait pas & son travail passé mais Dido,
rent. IIs ont le sens de abstraction, du concept, et ils sa femme, avait quand méme regroupé tous ses films
savent tres bien que toutes les situations dramatiques en 16 mm, et il était content de les regarder aprés
ont déja été exploitées. Alors, ils vous interrogent : diner ; parfois il disait des choses trés sévéres sur
« Quel film allez-vous faire ? » Alors, vous dites le ses films mais il était toujours en admiration devant
titre. Ils continuent : « Qui est l'homme, qui est la Michel Simon ou Jean Gabin. C'est finalement French
fille 2 » Pour eux, il semble évident que tous les films Cancan qu’il préférait voir et revoir pour différentes
racontent Phistoire d'un homme et d’une femme qui se raisons faciles & deviner. Il ne pronongait jamais une
rencontrent, s’engueulent puis se plaisent
et se marient phrase aigre ou amére, il ne parlait pas de la mort,
la fin. La seule chose qui change d’un film & Pautre, il avait jusqu’a la fin un trés grand désir de vivre. La
Cest le background. Alors, quand vous avez ditll titre premiére fois que je Pai quitté en 1974 aprés un long
et le nom du couple d’acteurs, ils vous demandent : séjour, pour rentrer a Paris, ’ai cru que je ne le reverrai
« Quel est le background ? » Le background, cest plus, et puis il a encore tenu cing ans et publié quatre
peut-tre une base de forage de pétrole, le milieu des livres. Aujourd’hui on découvre sans arrét des projets,
courses de voiture, un camp militaire en Corée. Ca y des manuscrits, des résumés, et on se rend compte
est, ils en savent suffisamment. Depuis longtemps ils que s’il a tourné trente-cing films, il a di en préparer
sont familiarisés avec Pidée que tous les films racontent une centaine. Méme s’il est rare d’arriver 4 84 ans,
laméme histoire. Les critiques américains ont assimilé la mort de Jean Renoir est vraiment triste, 4 cause de
cette fagon de voir. Qu’il s’agisse d’ Airport, du Crime ce mélange de génie et de bonté qui impressionnait
de l’Orient-Express ou de La Tour infernale, ils di- tout le monde.
ront: « Ab oui, c’est un Grand-Hotel vébicule », le mot
vehicule désignant le scénario-prétexte et Grand-Hotel
désignant l’archétype de ce genre de films, présentant LES OBJETS FILMIQUES
dans un seul lieu un échantillonnage humain prévi-
sible : la femme enceinte, le voleur
en fuite,
le banquier Ce qui frappe chez vous, c'est que d’emblée vous avez eu
atteint d’un cancer au stade terminal, l’adolescente vos propres objets filmiques : les enfants, les hommes, les
timide, le trouillard qui sauvera tout le monde, etc. femmes... (a n'a pas beaucoup changé.
Jaime assez cette fagon de voir la théorie des choses = Oui, c’est vrai que tout était en place dés le début,
avant la chose elle-méme. Tout se passe comme si nous mais c'est vrai aussi pour Rivette si vous regardez,
étions tous naifs en France tout en nous croyant plus Paris nous appartient, qui est la bande-annonce de
subtils. toute son ceuvre. Le choix du matériel est instinctif
et
33
sincére. On ne pratique pas beaucoup les sports dans ne pensais pas que c’était si excitant de tourner un
les films d’Hitchcock, on ne chante pas beaucoup de film, » D’autres sortaient en disant : « Je ne pensais
chansons dans les films de Verneuil, les gens filment pas que c’était si difficile de tourner un film. » Les
ce qu’ils aiment. deux propositions étant vraies, je suppose que le film
est correct. J'ai toujours pensé que si on a quelque
Les gens ne filment que ce
a quoi ils ont un rapport tres fort chose a dire, il faut le dire ou Pécrire mais pas faire
amour, haine, haine-amour ; ca peut se compliquer, mais ily un film. Un film ne dit rien, un film véhicule des in-
a quelque chose qu’on n’‘invente pas dans le cinéma, cest le formations émotionnelles, trop bouleversantes, trop
choix de objet quon va avoir en face de la caméra... sensuelles, trop distrayantes pour qu'il en résulte un
w= Cest pourquoi les films politiques italiens m’ont message flegmatique.
souvent semblé suspects. Je me demande si le metteur Quand je tournais La Nuit américaine, je croyais
en scéne va joyeusement A son travail tous les matins que je placerais des musiques sur les scénes de vie
pour fustiger son personnage de promoteur véreux privée et que les scénes de travail seraient montées
ou de commissaire corrompu. Quant 4 l’acteur, oft est comme documentaires. Peu a peu jai été amené, avec
son plaisir ? Normalement, le travail un acteur est Yann Dedet, a faire le contraire. Pour lancer une scéne
de défendre son personnage, de le faire aimer, non ? de montage illustrant la progression du tournage de Je
vous présente Paméla,j avais écrit une phrase de com-
Quand méme, cest étonnant, cette idée qu'il faut défendre mentaire : « Le tournage est enfin lancé sur de bons
les personnages, comme sils allaient étre attaqués. Les per- rails, les problémes personnels ne comptent plus, le
‘sonnages, les gens savent qu'il ne s‘agit pas de la vie réelle. cinéma régne. » Ensuite, nous avions besoin de placer
ECIGDNALHUMRS
Chez vous, on sent que c'est comme sills existaient vraiment sur la moritone une musique provisoire pour rythmer
et quiil fallait les défendre. Il fallait défendre aussi bien Hit- cette scéne de montage. Par hasard et par association
chcock si on attaquait, Léaud, etc. Claire Maurier dans Les idées, nous essayons un disque de Lully : « Ca ira
Quatre Cents Coups, vingt ans apres, nétait pas si méchante bien avec le mot régne. » Ga donne un résultat épa-
que ¢a, et cela crée une drdle de famille du cinéma oui vivants tant ; deux mois plus tard, j’enléve Lully et demande
et morts, personages imaginaires et réels, tout le monde est Georges Delerue d’écrire un choral qui s’élévera de
ala méme enseigne... la méme facon. Ceci montre a quel point esprit du
= Bien sir, les personnages sont réels pour moi film se dégageait presque seul pendant la progression
jusqu’au mixage, et ensuite ils le deviennent pour le du travail.
public pendant la durée de la projection. Pauline Kael Si les acteurs de La Nuit américaine avaient éé
adit un truc intéressant. Elle a attaqué La Nuit améri- insupportables, si le climat
de Nice m’avait déprimé,
caine, mais son article était plus amusant que bien des si le Studio de la Victorine nous était apparu comme
éloges. Elle a dit en gros : « Truffaut veut nous faire une prison, si j’avais eu un deuil dans ma famille,
croire que n’importe quel tournage est exaltant alors le film serait probablement devenu grave et triste,
que nous savons bien que le tournage d’un mauvais mais en réalité nous nous sommes amusés comme
film c'est de la merde. » A mon avis, elle se trompait, des fous. Nous organisions trois fétes par semaine,
car ainsi que Renoir I’a dit souvent, l'art ce n’est pas j’écrivais les dialogues le soir pour le lendemain, un
le résultat c’est Paction de faire : faire la cuisine, faire jour Graham Greene est venu jouer un petit role
Pamour, faire un film. Mais enfin j'aimais bien son en se faisant passer pour un figurant anglais, bref,
courage en refusant de se faire la complice du film était Peuphorie et, comme il est normal, Phumeur
vis-a-vis de ses lecteurs. du tournage a imprégné le film. Bien entendu, je
wétais pas parti pour tourner une tragédie sur le
cinéma. Mes meilleurs souvenirs d’enfance étant liés
Timpression au spectateur d'appartenir ace milieu du cir aux colonies de vacances, j'ai eu envie de montrer
tout en le rendant encore plus opaque au lieu de léclairer. que le tournage d’un film en extérieur baigne dans
Faire semblant déclairer quelque chose que vous opacifiez ce genre d’ambiance. Je sais bien que le tournage
en donnant a quelqu’un illusion de faire partie de la tribu. de certains films est douloureux, crispé et je pense,
=» Ca, c’est une stupidité de plus A mettre au compte de comme il en va des histoires d'amour, que chaque
Godard qui a toujours pensé au-dessus de ses moyens. cinéaste aurait 3 faire, sur Phistoire d’un tournage,
D’abord, le travail d’un metteur en scéne consiste son film, un film différent de La Nuit américaine.
justement A procurer au public Pillusion de « faire Jaime les films de Maurice Pialat, j’adorerais voir
partie ». Pendant que vous lisez Vol de nuit, vous sa propre vision d’un tournage.
pilotez un avion mais, quand vous refermez le livre, La Nuit américaine étant délibérément une « comé-
vous ne saver rien de plus sur les moteurs d’avion et die dramatique », chaque décision prise était destinée
vous n’étes siirement pas en état de piloter. Rendre 4 augmenter mon plaisir, celui des acteurs et celui du
opaque, cela veut dire cacher ? Justement, Bresson dit public. II n’était certainement pas question de faire une
qu'il faut sans cesse cacher et montrer. Beaucoup de plongée dans les abysses de la création, certainement
gens sortaient de La Nuit américaine en disant : « Je pas.
34
C@Raueyhmtoinrd
CILDANEHaUSMeR
bien des efforts, le docteur Itard a amené Victor a
identifier un marteau, une clé, un peigne, des ciseaux,
Toutes les fois qu’un cinéaste essaie danalyser chimiquement @abord par leur représentation visuelle sur le tableau
les choses, il peut passionner des gens comme nous, mai noir, ensuite par leur désignation écrite sur un carton.
ill perd le public. Toutes les fois qu’ll veut garder le public, il Lorsque Jean Itard présente a ’enfant un carton re-
est obligé de procéder par grandes syntheses, en idéalisant présentant le mot « ciseaux », ’enfant
va dans la pidce
beaucoup. voisine et en raméne des ciseaux.
Vous avez raison 4 100%. Pourrait-on faire du Dans la scéne a laquelle ’ai renoncé, on voyait Itard
Bergson, du Proust, du Sartre au cinéma, pourrait-on substituer un livre a celui que Victor avait Phabitude
délaisser le synthétique pour l’analytique ? Je crois de manipuler. Du coup, l'enfant ne reconnaissant pas
que oui mais sur une courte durée, pour certaines le livre renongait 4 le prendre et revenait se présenter
scénes, mais pas tout au long d’un film. Le succés de devant Itard les mains vides. Cette scene qui n’était pas
Mon oncle d’Amérique illustre cette facon de voir. tellement abstraite illustrait la notion d’extension des
est un dosage entre impossible et le possible. Un concepts. Je la regretterai toujours mais je n’avais que
film peut comporter des subtilités, il ne peut pas étre six semaines de tournage,
et, le film apparaissant a tout
subtil du début a la fin, la pellicule défile trop vite, le monde comme difficile, je ne voulais pas dépasser
les changements de vitesse mentale sont nécessaires. quatre-vingt-dix minutes.
Quand vous lisez un livre, vous changez. votre rythme
de lecture constamment selon la difficulté ou la fluidité Est-ce que vous pensez avoir été un novateur ? L’avez-vous
de telle ou telle page. Colette, qui ds 1937 affirmait méme cherché ?
que Claudel était supérieur 4 Giraudoux, écrivait : Dés le début, j’ai affirmé bien haut que je n’étais
« Je vois bien des périls, pour le dramaturge, & s'af- pas un novateur, mais c’était peut-étre un moyen de
franchir de toute candeur. Une obligatoire simplicité me protéger puisque dés la projection des Quatre
de moyens, l'artifice gros — le texte aussi — sont des Cents Coups 4 Cannes des gens ont dit: « Mais il n’y
humiliations joyeuses, auxquelles consent d’instinct arien de nouveau la-dedans ! »,en partie, je suppose,
l-homme de théatre, le vrai. » Vexpression « humi- par opposition a Hiroshima mon amour. Quand on
liations joyeuses » est géniale, Colette était géniale. attaquait les Quatre Cents Coups en disant : « C’est
Quand j'ai tourné L’Enfant sauvage, dans lequel du Pagnol », a cause du théme de la batardise, ou :
il fallait donner beaucoup d’informations abstraites, « C'est du Dickens », ou encore « C'est du mélo »,
j'ai fait quelques erreurs par manque de confiance en je ne ressentais aucune de ces propositions comme
moi. Je regrette surtout d’avoir renoncé a une scene péjoratives. Je me suis contenté de citer le vieux dicton
importante en croyant qu’elle serait confuse. Aprés « Quin’entend qu’une cloche n’entend qu’un son » en
35
ajoutant que, si on me laissait faire, je me proposais interrompues (par des chansons, des poursuites ou
apporter mon propre « son de cloche ». Non, je ne des combats de karaté) alors j’arréterais de faire des
suis sfirement pas un novateur puisque je fais partie films parce que je ne pourrais pas m’adapter.
du dernier carré 4 croire aux notions de personnages, On parle beaucoup de mise en scéne mais je n’ai
de situations, de progression, de péripéties, de fausses jamais entendu une définition bien nette de cette ex-
pistes, en un mot a la représentation. pression. Il me semble qu’on pourrait appeler mise en
Iin’est pas donné
A beaucoup de cinéastes d’étre des scine ensemble des décisions prises avant, pendant
novateurs. Griffith a inventé le raccord dans l’axe, ses et aprés un tournage, dans la mesure oii ces décisions
disciples John Ford, Howard Hawks ont perfectionné affectent le résultat final. Je me solidarise avec cette
cette fagon de raconter. Hitchcock a quasiment inventé phrase du romancier John Buchan : « Je n’attache
la mise en scéne subjective et le raccord a quatre-vingt- aucune importance aux mots, ni aux phrases, ni aux
dix degrés. Orson Welles a inventé les déplacements sentiments, ni aux idées, mais une grande importance
obliques. Aujourd’bui, un grand visuel comme Fellini al obscur mélange involontaire
de toutes ces choses. »
invente, mais son invention se déploie devant la ca- Faire un film ou écrire une lettre, ce n’est pas tellement
méra. En tournant Fahrenheit 451,j’ai senti mes limites différent. Il m’arrive de tourner un film en pensant
du cété visuel, ily avait un trop grand décalage entre exclusivement 4 une personne qui n’ira peut-étre pas
Poriginalité du théme et la banalité du traitement, et le voir
et je me dis que je suis en train de dépenser cing
j’ai compris que ma vraie voie était du cété des films millions alors que si j’écrivais une lettre ¢a cotiterait
de personages. Que disait John Ford ? « Je filme des un franc trente.
personnages sympathiques dans des situations inté-
ECIGDNALHUMRS
ressantes. » Done, si onfait un film, c'est quoi, en plus de sexprimer?
Politiquement, mes idées me portent vers la gauche, =» Ce n’est pas seulement s’exprimer, c’est montrer le
une gauche du type mendésiste, mais cela ne s’exprime plaisir qu’on ressent a s’exprimer et faire descendre
pas directement dans mes films, peut-8tre parce qu’il ce plaisir dans les rangées de spectateurs. Le plaisir
me semble qu’on met trop de sentiments dans la po- de Pagencement. Les deux choses qui font le plus mal
litique et qu’on ne devrait pas étre a gauche ou de dans la vie, est le manque @’imagination et ’inca-
gauche parce que ¢a fait jeune et sympa mais seule- pacité a classer les informations dans le bon ordre.
ment parce que c’est plus juste. Le slogan « Tout est Faire un film nous améne constamment A penser 4
politique » ne me plait pas car, si tout est politique, ce que ressentent les autres et nous oblige A classer
rien n’est politique. J'aurais tendance parfois a penser les informations dans Pordre qui procurera davan-
que tout est affectif, mais c'est la méme erreur. Un tage d’intérét. Si je dois montrer un personnage an-
type qui dirait « Tout est érotique » serait un obsédé xieux qui désire fortement rejoindre un autre, je ne
et rien de plus. me contenterai pas de le filmer montant l’escalier et
Mon travail, quand j’y pense, me semble consister frappant a la porte du second qui lui dira « Entrez ».
souvent A filmer des scnes que j’ai vécues et que je Je montrerai le personnage frappant vainement a la
désire reconstituer, des scénes que j’aimerais vivre et porte, redescendant tristement l’escalier et croisant
des scénes que j’aurais peur de vivre ou de revivre. son copain a mi-étape. Cet exemple simpliste illustre
Avec ce systéme qui vaut ce qu’il vaut, une fois le la différence entre le documentaire et la fiction. Tra-
théme choisi, le scénario s’écrit presque tout seul et vailler dans la fiction, c’est organiser des rencontres.
je ne m’occupe pas trop de la signification qui s’en Sion fait un film,
en plus de s’exprimer, est aussi que
dégage. Un film comme Le Kid, de Chaplin, réunit tout les autres le veulent. II faut que les autres le veuillent.
ce que j’aime : les rires, les pleurs, la danse, le réve, la A moins de pratiquer le super 8, la seule volonté de
nourriture, la survie, 'apprentissage de la rue et méme celui qui veut tourner ne me parait pas suffisante. II
ce qu’on appelle aujourd’hui « la quéte de lidentité ». faut que les techniciens et les acteurs aient le désir de
tourer avec vous, qu’ils pensent que ce sera bon pour
Pour vous, travailler, c'est poursuivre le méme sillon ? Vous eux. Il faut que les producteurs
se disent: « Tiens, avec
aviez dit un jour qu'il n'y avait rien de pire, au milieu d'une ce type, on va peut-étre gagner de Pargent. » Fellini
trajectoire, que de se dire : « Je vais changer totalement. » I exprime cela souvent : « J'ai fait ce film parce que
vaut mieux a la limite continuer... j’avais signé un contrat. » C’est comme en amour, il
w Il est stirement mauvais de changer @’idée au milieu faut étre voulu. Si vous vous plaignez qu’on ne vous
un tournage, mais on peut changer Pidée un film laisse pas tourner un film, c’est comme si vous fai-
a Pautre et on le fait forcément. C’est un changement siez circuler une pétition disant: « C’est trop injuste,
relatif dans la mesure oii je crois, comme Simenon, jexige d’étre aimé. » Remarquez que ce serait assez
qu’on travaille avec tout ce qui nous est arrivé entre beau...
la naissance et ’age de 14 ans. Bien stir, sile public ne
Cahiers du cinéma n° 315 et 316,
devait plus accepter de faire semblant de croire aux
septembre et octobre 1980.
histoires qu’on fait semblant de lui raconter, s'il devait
refuser le linéaire et ne plus accepter que des fictions
37
epuis la publication de
la Correspondance de
Francois Truffaut, en
1988, nous savons a quel point
Yauteur de Jules et Jim était un
grand épistolier. Sa prose alerte
et sensible avait trouvé dans
les nombreuses lettres qu’il
aenvoyées toute sa vie a ses
nombreux correspondants un
terrain de jeu et d'expression
privilégié, 6 combien personnel.
Le travail s'y lie intimement a
Yamitié, lobsession du cinéma a
la vie quotidienne, les sentiments
ala création. Nous proposons ici
de savoureuses bonnes feuilles
de sa correspondance avec
Helen Scott, qui sera bientét
publiée chez Denoél, ainsi que
des échanges avec deux collégues
réalisateurs - Paul Vecchiali et Luc
Moullet -, extraits d’un volume a
paraitre en 2024 chez Gallimard
et entiérement consacré ala
correspondance de Truffaut avec
dautres cinéastes. Nous devons
ces documents a Serge Toubiana
et Bernard Bastide, qu’ils en soient
remerciés tous les deux. Pour
compléter cet ensemble, Charlotte
Garson analyse le style et la
pratique épistolaires de Francois
Truffaut. Une preuve de plus que
sa correspondance fait absolument
partie d'une ceuvre unique en son
genre.
Le définitif
et le provisoire
par Charlotte Garson traduit sur un ton humoristique lintimité corporelle de
toute correspondance papier—méme celle, profuse et pa-
tiente, par laquelle Truffaut prend le temps d’éconduire
maint littérateur désireux de voir son roman adapté &
wellesoit exposée dans une vitrine ou recueillie Pécran. C'est queles plis sont parfois lestés d’autre chose
en volume (a partir
de la monumentale Corres- que des mots, ce qui oblige encore davantage celui qui
pondance recueillie par Gilles Jacob et Claude les ouvre : dans les jeunes années, s'y glisse de Pargent
de Givray en 1988), une lettre de Frangois Truf- (les préts de Lachenay), « cing Série noire et deux pa-
faut, avant d’étre une archive, est toujours une quets de Gitanes » (que lui fait porter Jean Genet dans
épiphanie. Non seulement parce qu’elle fait entendre
une sa prison militaire) et, toute la vie, des livres. Quand il
voix vive et dréle (« Je vous kiss comme je vous love »), regoit Pouvrage d'un ami, Truffaut ne le lit pas « @ la
CILDANEHaUSMeR
mais parce que P’épistolaire y offre une juste distance a Kennedy » comme il dit (est-a-dire selon une méthode
Pautre, entre les transpositions du cinéma et la violence de lecture rapide pratiquée par le président américain) ;
trop directe de la rencontre. Au carrefour du dit et de A Jacques Audiberti, il précise : « Il faut que ma lecture
Pécrit, les lettres valent par leur fonctionnalité (il faut se rapporte
a votre écriture |...],que ‘arrivea passer sur
souvent demander un service ou en rendre un), et ce votre livre un temps aussi long, studieux et intense que
statut infra-littéraire libére Truffaut de son complexe vous pour lécrire. »
immense lecteur non écrivain. Dés son adolescence
et la Vertige borgésien que ce temps égal entre lecture et
fréquentation du club du Faubourg, od il entraine aprés- écriture, dont Pimpossible précipité doit pourtant se
guerreson camarade Robert Lachenay (son premier cor- traduire en une lettre dense mais courte. On voit la que
respondant recensé), il associe P’éloquence a exhibition Ia lettre est le iew d’un travail, quil s’agisse de parler de
Particles découpés dans des journaux, a la fois preuves ses projets en cours ou de faire un retour sur un roman
et victimes de sa faconde alors remarquée. On réve d'une ouunscénarionon sollicités. lest touchant de voir que,
photo du tout jeune Truffaut au club,en monsieur Smith méme encore adolescent, le gargon demande son ami,
au Sénat dont le geste (parler en brandissant de écrit) sur une liste de films qu’il aimerait voir, « seve courte cri-
trace un continuum entre la critique écrite et une critique tique » (est lui qui souligne), du méme ton chaleureux
parlée que sa génération est en train d’inventer. Roland mais autoritaire qu'il adressera 4 Audiberti quand il lui
Barthes P’'a théorisé peu de temps aprés dans Le Degré commandera
une chronique pour
les Cahiers, ou 3 Pami
zéro del’écriture : ce point de contactentre le dit et Pécrit Rivette, dont il fignolera le texte majeur sur Rossellini
rest autre que le corps de celui qui léchera ’enveloppe,
et et A qui il proposera, comme par hasard, de Pappeler
il sétend la matérialité des outils : « Je vais poursuivre plutdt « Lettre sur Rossellini ». Car pour lui, la moindre
ma lettre
au stylo, écrit Truffaut
de Cannesen avril 1956, des politesses tient 4 considérer que tout article est aussi
car le festival n'est équipé qu’en Olivetti, dont le clavier adressé qu'une lettre, et que, de ce fait, la seule écriture
déconcerte 'usager d’Underwood. » qui vaille, aussi itinérante et vulnérable qu’un courrier,
Sl dicte le plus souvent ses lettres 4 sa secrétaire, le se campe en toute incertitude au cceur d’« un theme qui
cinéaste sait que certains destinataires exigent un enga- nous est cher » et que Truffaut repére chez Henry James:
gement de sa main. C’est avec son amie Helen Scott, Pin- « le définitif
et le provisoire ».
terpréte
du Hitchcock-Truffaut,
que Péchange, manuscrit
a la demande de la New- Yorkaise, parait le plus érotisé,
mémes’il n’atteint jamais la propulsion des tubes petits
bleus de Baisers volés ou la force poignante des phrases
de Jules et Jim et des Deux Anglaises : « Ce papier
est ta
peau, cette encre est mon sang. J'appuie fort pour qu’il
entre. » Avec sa « douce Scottie » au surnom forcément
/pCorDlivR.ée
hitchcockien, Truffaut va jusqu’a joindre lenvoi lelogo
du papiertoilette Scott : « Le document ci-joint vous
prouvera que je suis amené a penser a vous plusieurs
ey
fois par jour... » (29/11/1968). Lexemple, certes trivial,
39
Avec l’amie
ameéricaine
40 TRUFFAUT CORRESPONDANT
Helen Scott
a Francois Truffaut
41) Les vacances a la campagne, un désastre... Oui, parfaitement, lit de douleur, ennui,
toute seule parmi 70 personnes entre 16 et 60 [ans], tous en lune de miel. Ma vie sociale
sest bornée a dire au garcon que je prenais mon café noir ! Bref, au bout de deux jours, jai
fait mes valises et me suis enfuie.
2) Arrivée Montréal, ma viea prisun tournant miraculeux : entourée, choyée, ga
BCIDEANSHUTMR
fatiguée mais radieuse, trés stire de moi, trés en forme, pleine de verve - bref, méconnais-
sable.
3) Premier matin, je suis entrée A la conférence de presse de R. Rossellini. Coup de
foudre ! Cest homme dont jai toujours révé et « Roberto », tout comme moi, vous en veut
dene pas avoir fait fentremetteur (bien que de Givray vous excuse parce que vous avez été
témoin a son dernier mariage). Nous nous sommes, 4 ma demande, évidemment, fiancés
sur-le-champ, ete fais de mon mieux pour le compromettre en public, afin d’accélérer son
divorce. Jai vu Voyage en Italie et Viva I'talia, et on en parlera.
4)Le Festival, trés bon : jaibeaucoup aimé La Vieille dame indigne et Walkover de Skoli-
mowski, qui, dans la mesure oi ila lesprit également mal tourné, me parait étre le succes-
seur de Godard. Alphaville rest pas un film que l'on «aime », mais il est pour moi le 3*(avec
A bout de souffle et Vivre sa vie) excellent Godard. Je Yai trouvé éblouissant d’intelligence
cinématique, tout en déplorant qu'il vous ait piqué quelques idées de Fahrenheit. Godard
nous posé un lapin, et Karina a fait de méme sans méme avoir eu la politesse d’envoyer
un cable d’excuses.
5) Jai bien revu Claude de Givray, qui est décidément adorable, et recu votre intro. Vai
été si consternée de la recevoir si vite avec une lettre me disant queelle était « baclée » que
ca nest que ce matin, au recu de votre 2° lettre, que fai eu le courage de la lire rapidement.
6) Donc, a Montréal 1965, jai trouvé non seulement l'amour, la gloire (de nouvelles
interviews non sollicitées, les journalistes ayant entendu dire que jétais plus ou moins
le génie du cinéma francais et le négre de La Grande Illusion, Zéro de conduite, Le Diable
au corps, sans parler de Jules et Jim et Breathless, jai [émis] quelques faibles protestations
et leur ai vanté le génie de mes demiéres trouvailles, Claude Nedjar‘ et de Givray !) mais
également la fortune : un téléphone d’Allen hier, qui me cherchait partout depuis une
semaine pour mannoncer d’abord que je venais @’hériter de 3.000 dollars, et ensuite que
ca semble marcher pour de bon avec Universal, et pour mars ; on part sur une somme de
1. Claude Nedjar 100 000 dollars environ qu'il pense pouvoir obtenir, soit un budget de 850 000 environ.
(1938-2003), Vous pensez si jétais de bonne humeur hier!
producteur de
7)Cematin, lettre de vous; je me dis: décidément, cest mon heure. Toutes les chances!
LaVieille Dame
Aprés lecture, jai étéassez maussade: vousavez des ennuis, vousme traitez d'indiscréte,me
indigne, plus tard lié
dites comme toujours que je n’ai pas terminé Intro en deux jours la campagne, exprimez
4 Vincent et Louis
vossarcasmes. proposde mon invitation & Montréal et, aprés tout ca, nemvembrassezméme
Malle, dont il produira
pas! Ca rfest qu’a la 2" lecture que ma nature charmante a repris le dessus. [..] A propos de
plusieurs films.
41
crise, Roberto ma dit qu'il était lui-méme dans cet état lors de sa visite Paris, et nous nous
sommes attendris tous deux sur votre bonté, votre protection, votre générosité surtout, et
lapudeur avec laquelle vous ne faisiez pas état de ce que nous étions l'un comme Lautre. I
ma dit que vous avez beaucoup aidé.
8) Lintro. A la lecture rapide, sans avoir mon texte de NY sous les yeux, je suis trés
contente de vos petits ajouts, mais il me faudra la refaire en entier pour voir si vous n’avez
pas trop « abondé » dans mon sens, diminuant ainsi votre propre conviction. Je m’y mets
Amon retour, lesprit reposé, frais et détendu, et vous donnerai mon verdict. Ca va aller!
9) [. Je pense retourner a NY jeudi ou vendredi, pour ramasser mon péze (ce voyage
a quand méme été trés cofiteux) et me mettre a I'intro, Allen me demande plus ou moins
deme mettre au travail sur Fahrenheit en commencant par une révision légére [pour que
la] traduction du scénario soit plus professionnelle.
10) Je ne sais pas ce que je dois faire pour Peggy R2, quia vraisemblablement recu le
manuscrit ainsi qu’une lettre de Congdon. Vous le connaissez: lui nest préoccupé que de
la réponse donnant laccord & la publication. Or vous voulez savoir pour le rendez-vous
concernant la partie finale. Dong, s'ila regu une réponse favorable, on peut y aller, mais ‘il
CIEDNAHSUMTR
n'ya pas de courrier d'Hollywood, pour lui ou pour moi, jene sais si cest A moi d’attaquer, a
vousoualui. Quen pensez-vous? Attendez mon retour a NY etma consultation du courrier
et de Congdon avant de vous pencher sur ce probléme de protocole. Okay?
11) Malgré son désir ardent de souper en téte-a-téte avec moi, Roberto m’a posé un
lapin hier soir. Je lui pardonne tout car je Yaime et il est terriblement débordé. Trés bon
enfant, il est extrémement coopératif et son accueil ici a dé lui remonter le moral. Dom-
mage quand méme qu'il ait été présenté aux jeunes cinéphiles du festival par Viva Italia
~ Voyage en Italie a été une projection privée a minuit. Pouvez-vous méenvoyer Varticle de
Rivette sur lui dans les Cahiers’, et tout autre matériel que vous voulez menvoyer, et sur-
tout son nouveau manifeste s'il a été publié en francais? Trés séricusement, je suis désolée
que vous ne mayez jamais parlé de lui, Jétais tellement ignorante & son sujet que ce rest
que deux jours aprés lui avoir fait ma déclaration d’amour que quelqu’un m’a rappelé que
cest homme d'Ingrid B*, Ceci pour vous expliquer que cest uniquement en écoutant ses
propos, lorsde cette premiére conférence de presse, que jai été éblouie par sa personnalité,
son intelligence, son attitude envers la vie! Ca n’a rien A voir avec votre amitié - ni méme
avec ses films. A présent, je reverrai ses premiers films, que aimais normément bien sti,
mais jai limpression que cest le Rossellini ¢aujourd hui, un peua lécart du cinéma, qui me
passionne. Il pense toutes les choses qui me préoccupent, et cest avec lui que farriverai A
[illuminer] (si nous pouvions avoir des entretiens détendus) tous les conflits qui miagitent 2. Peggy Robertson,
depuis plusieurs années - conflits de moralité, [de] sentimentalité, sociaux, etc. Je vous ai Passistante d’Alfred
toujours dit que je recherchais présent le bien-étre avecun hommeet jemesens vraiment Hitchcock.
AYaise avec lui. Quel dommage que cette romance ne soit qu'une blague de quelques jours, 3. « Lettre sur
mais comme je suis heureuse de lavoir rencontré! Rossellini », texte de
12)Frangois, soyez béni d/avoir été doux et patientavec moi. Vousavez été un vrai ami Jacques Rivette paru
dene pas avoir manifesté votre découragement et, a présent, je suis guérie, grace A vous + dans le n° 46 des
Montréal! Lestourments dela vie sont incroyables:on rebondit encoreetencoreet encore! Cahiers, avril 1955.
Jesuistrés heureuse
de tout et derien et je vousaime de tout mon coeur. Tendresse etbaisers. 4. Ingrid Bergman.
Helen
42 TRUFFAUT CORRESPONDANT
Francois Truffaut
a Helen Scott
De Paris, ce vendredi 20 aotit 1965
Ma chére Helen,
Merci de votre lettre et aussi de ne pas méen vouloir pour les reproches idiots de ma
précédente missive.
Roberto! Ila été, tout comme Jean-Luc, plus rapide que les autres, plus vif, plus intel-
ligent, plus entreprenant et forcément plus vite blasé sur le cinéma. II faisait ses films en
60 jours, puis en 40 jours, puis en 20 jours et vous connaissez la suite : 'échec de toute la
série avec Ingrid, bréve flambée avec Le Général Della Rovere, nouveaux échecs et, & travers
tout cela, son dégoiit croissant pour la «fiction» son attirance pour lespurs documents, etc.
BCIDEANSHUTMR
Son activité d’aujourd’hui consiste a recueillir auprés des grandes puissances finan-
ciéres européennes (acer, alimentation, conserves, emballages, produits pharmaceutiques,
etc) d’normes capitaux destinés A promouvoir une espace d’encyclopédie filmée: Histoire
du fer, Histoire de Valimentation, Histoire de la médecine, etc. Les énormes budgets de
YEducation nationale (en Italie), les cinémas scolaires et les télévisions, ainsi que YONU et
YUnesco entrent dans la ronde.
SiRoberto nétait pas Yhomme qu'il est - sincére et génial -, on pourrait dire quill sagit
d'une énorme combine, d'un gros coup ou encore de la plus vaste escroquerie culturelle
du sigcle, mais ce n'est pas le cas. Ilest vrai pourtant qu'il fabrique un matériel culturel qui,
dupoint de vue des financiers quile rendent possible, est un matériel publicitaire déguisé.
Dans la mesure oi les différents gouvernements européens favorisent cela, soit par des
subventions, soit par la diffusion sur les TV, il est hors de question de remettre en cause
Yordre établi, les lois sociales, etc.
En fait, Roberto, catholique non pratiquant, est au-dessus des partis, hors catégorie,
au-dessus de la mélée, mais est facile d'imaginer les attaques qui pourraient se déchainer
contre lui, dela part des sociologues de gauche, le jour ott toute lentreprise serait démontée
devant lopinion publique. Voila toute Yaffaire. Je rai parlé que de son cété ambigu, car je
pense que vousavez vu vous-méme sonaspect positif, qui est réel. Tout cela reste entre nous.
Roberto, qui nest pas trés bien considéré en France, a essayé de me mettre dans le coup,
avec le Carrosse, mais jallais au-devant de tant d’ennuis que jai cassé. Pendant quelques
semaines, jai craint la brouille entre nous et, en fait, ila trés bien réagi. Je vous envoie un
petit livre sur Roberto; vous y trouverez un texte de moi, page 199, et des témoignages de
Cocteau, Godard, Renoir, etc. Gardez-le, je le rachéterai. En revanche, je voudrais récupérer
quelques-uns des articles sur RR. que je vous ai adressés ces jours-ci, ceux sur lesquels jai
écrit:
écrit: «rendre a Truffaut », car je suis encore un peu maniaque question archives!
Pour terminer avec RR,, cest un homme quia d’énormes besoins d’argent puisqu'il
doit nourrir peu prés 11 enfants, y compris a fille ‘Ingrid et du Dr. Lindstrom, que nous
avons apercue un soir chez Hitchcock... Ila besoin qu‘on Yaime, qu’on se dévoue pour lui,
mais il est un peu tyrannique et terriblement inorganisé.
Vouspouvezavoir desrapportsde travail aveclui, maisattention
aux questions argent.
Voila. Cen‘est pas quill soit avare, au contraire, maisce fest pas un homme daffaires, malgré
une intense activité daffairiste. Jene suis pas trés content dece long topo trop court et qui
parait injuste, mais tachez d’y voir clair tout de méme!
43
Je parsce soir pour Cannes voir mes poupées. Laura, 3 force de passer ses journéesen
piscine, a une otite (Ecoulement dans les oreilles). Dans les premiers jours de septembre,
nousallons|a faire opérer desamygdales et des végétations, assez tot pour quelleneprenne
pas trop de retard scolaire.
*
Jean Gruaulta terminé un premier traitement de LEnfant sauvage qui est assez bien,
facile A améliorer et qui donnera un film superbe.
Jai commencé avec Jean-Louis Richard le scénario pour Jean- Pierre Léaud, jeune
1. Appartement de
journaliste : ce sera la fois cruel et marrant, dans le ton de LAmourd 20 ans.
Madeleine Morgenstern
Jen/ai pas de nouvelles de Chambre obscure, car tout le monde est en vacances. Quant
sur les hauteurs de
aux Eaux profondes (Deep Waters) de Patricia Highsmith, cest Raoul Lévy quia les droits Cannes.
et il voudrait le tourner lui-méme, un jour, avec Jeanne! Toutefois, il ne sait pas que je m’y
2. Truffaut évoque
intéresse et il est possible que fenléve le morceau un jour.
Pierrot le Fou.
Lewis Allen a eu I'idée géniale de faire jouer Linda et Clarisse (dans Fahrenheit)
par la méme actrice avec deux coiffures différentes. Cela résout tous les problémes qui
memmerdaient depuis si longtemps a propos de la taille, de V’age, de la gueule, etc. Jai
donné mon accord pour cette idée et, ma foi, tant mieux s'il s'agit de Julie Christie. Lewis
me demande constamment de venir & Londres pour visiter les studios, mais je me dérobe
sans cesse pour qu'il apprenne a se débrouiller sans moi et qu'il sente mon scepticisme
toujours éveillé ! Je ne serais pas étonné de le voir rappliquer a la résidence Saint-Michel
demain ou aprés-demain!
Je pensais que RR., qui déteste les esthétes, aurait d'une facon ou d'une autre gueulé
& Montréal contre le cinéma-vérité ou autre chose, et comme vous ne men parlez pas, je
suppose quill sest tenu« A carreau » ?Non?
Jinterromps cette lettre-fleuve, nom de Dieu quel fleuve ! car je vais essayer de con-
vaincre Lucette de déjeuner avec moi, fait sans précédent depuis 1958, date de notre col-
laboration.
*Cay est, nous avons bouffé ensemble, Lucette et moi, au petit restaurant italien d’
cote : scampi, escalope, fromage, café. Je viens dallumer un bon cigare et je me demande
3. Francois Truffaut ou si jai oublié de vous dire quelque chose. En Vabsence de Claude, ses deux derniers films
Pesprit critique, réalisé sont sortis : Un mari d tout prix (Roger Hanin, Anna Karina, genre comédie américaine)
en 1965 par Jean-Pierre et LAmour dla chaine (prostitution, optique sociale). Beaucoup darticles élogieux pour
Chartier pour ’émission
ces deux films, donc de la joie dans les familles intéressées et une montée de la cote de De
« Cinéastes de notre
Givray sur les Champs-Elysées.
temps », produite par
Janine Bazin et *Pourriez-vous menvoyer 3 exemplaires de Bride Wore Black et le livre autobiogra-
André S. Labarthe. phiquede Sterling Hayden ? Jairevu Johnny Guitare, dont la reprise beaucoup de succés,
4. Michael Korda (né et je vous assure que ce film est d’une sensibilité poétique rare. Vous 'aimerez comme il
en 1933), écrivain convient, le jour ot vous aurez le privilége, la chance, le bonheur, le plaisir, Yhonneur et
britannique et éditeur Ia joie de le voir 8 coté de moi.
BCIDEANSHUTMR
chez Simon & Schuster. Avez-vous parcouru ou survolé le livre d’Audiberti : Dimanche mattend?
Jai déjeuné hier avec Nadine Libert et nos rapports glissent vers de la pure amitié. Je
retrouve, en face delle, ma timidité et mes gaucheries de naguére, et commeellene semble
pas projeter de se jeter sur moide force, nos relations vont s‘installer dans une chasteté que
jene qualifie pas encore de consternante. Jeanne, qui est épuisée, me téléphone souventet
maffirme que, malgré la gentillesse de Richardson Tony, je reste celui avec qui elle aime le
mieux tourner. Bref, comme moi, elle espére vivement qu(Oscar Lewenstein parviendra a
acheter les droits de La mariée.[.]
Voulez-vousdemander aux petits hommes
du Bleecker Street deux ou troisexemplaires
de leur bulletin sur la couverture duquel je suis sur le banc de Jules et Jim avec Jeanne, s'il
vous plait ? A lintérieur de ce bulletin, ily a une photo représentant le vieux Renoir et le
jeune Truffaut, assis céte a cdte. Si cette photo existe encore, peuvent ils vous la préter ?
Tout cela pour lémission de TV de Janine Bazin sur moi’, Merci.
Jauraisaimé vous écrire une lettre de vingt pages mais, franchement, je crois avoir fait
Ie tour des événements, Naturellement, sil me fallait écrire tout ce que vous représentez
pour moi, on arriverait vite A dépasser le manuscrit Hitchcock. Mais, franchement, que
diraient Congdon et Korda‘?
Done, & vous de jouer. Je serai de retour ici mercredi matin ; aussi r’auriez- vous au-
cune excuse ane pas me répondre illico, sauf si introduction Hitch vous laisse sans forces.
Je vous embrasse,
Francois
Conseils
Correspondance avec les écrivains, nous publions deux
échanges de lettres inédits entre Francois Truffaut et
deux cinéastes, a l’époque en devenir, Paul Vecchiali
et Luc Moullet, en quéte de ses précieux conseils. Des
d’amis
lettres qui feront partie d'une nouvelle publication,
Correspondance avec les cinéastes, établie par Bernard
Bastide, a paraitre a l’‘automne 2024.
GCIDEANHUMRS
Cher ami,
Vous savez, ce scénario est la chose qui compte le plus pour moi (la plus personnelleen
tout cas), je ne peux pas envisager de faire ce métier sans réaliser le film. Jai méme, pour
ce sujet, une espéce de certitude dont faccepte quielle soit naive.
Jai donc du temps pour en parler avec vous, mais cela me serait trés nécessaire. Soyez
assez gentil pour me tenir au courant de vos disponibilités - je suppose pas avant la fin de
La Siréne? Une ou deux heures suffiraient.
P. Vecchiali
BCIDEANSHUTMR
Lundi [25 novembre 1968]
Jai trés mal lu votre script parce que je suis A une semaine de mon tournage.
Personnages trés bien, dialogues souvent trés bons, titre formidable ; Phistoire mva
parueembrouillée mais peut -¢tre parce que je n'ai paseu le temps de létudier séricusement.
Mes histoires sont trop simples, les votres pas assez, on devrait collaborer!
Sérieusement, je serais content de reparler de ca avec vous en avril ; en tous cas, 3 ce
moment-4a, il me sera possible de relire tranquillement le scénario.
truffaut
Par ailleurs, jai eu une idée, étrange A premiére vue, mais qui peut étre intéressante,
concernant le personnage appelé Marie de mon projet Le Gourmand Voyage avec Léaud :
il vagit d'une femme de petit cadre, 50-55 ans, les faisant, ayant un amant (sans développe- 1. Lorsqu’il découvre
ment dramatique sur ce point), incisive, raleuse, voulant profiter le plus possible des petits le roman de William
avantages quelle a (argent, auto, confort, hommes), désirant conduire, ne conduisant pas, Trish, Vecchiali est
et gueulant sur son mari lorsqu'll conduit la bagnole. « persuadé que cette
Le personnage, & image du film, est schématique, caricatural, pas truffaldien donc. Il histoire romantique et
devrait pouvoir étre enrichi de petites notations. Mais il doit rester caricatural : je crois fantasmatique est tout
lacaricature lorsqu‘elle arrive, passé un premier [1 mot illisible] A inquiéter. 4 fait pour moi [...].Je
Bref, mon idée étrange, cétait de demander & Jeanne Moreau de jouer ce réle, Qu’en veux ce film ».Un soir,
il croise Truffaut a la
pensez-vous?
‘Cinémathéque francaise.
Je vous envoie le script, si vous avez un moment pour le consulter.
« Je me précipite vers lui,
lui demande comment
Amicalement,
obtenir les droits de La
GCIDEANHUMRS
Fox a déja signé” ». Le
samedi, dans France-
Soir: « Truffaut va
tourner La Siréne du
Mississipi avec Deneuve
et Belmondo. » (Paul
Vecchiali, Le Cinéma
francais. Emois et moi,
tome 1, Libre et Solidaire,
2022).
avecletortillard du jardin d’acclimatation? D’autant plus que votre talentest plus vif dans (1967).
lesscénes d’intérieur (Bet B -le Steak — la fin des Contrebandiéres*) que dans la nature. Voila 4. Louis Marcorelles,
mon avis... Quant & Jeanne Moreau, elle n’a rien & faire la-dedans, mais je préférerais que critique de cinéma.
vous vous en assuriez vous-méme, via Jean-Louis Livi, car sije lui en parlais moi-méme, je
me ferais penser Marcorelles* disanta Janine Bazin : « Vousressemblez
a Jean-Paul Sartre...
au physique naturellement » (authentique ou plutét historique, comme disait Abel Gance).
amitié,
truffaut
48 ENTRETIEN
morale qui redéfinit les regardais obsessionnellement ce film dans un lieu qui
me rappelait un fantome, une absente. La découverte
Ce qui signifie que vous n’étiez pas spécialement dérangée Ya-t-ileu une étape supplémentaire qui vous a amené a avoir
par le portrait de séducteur que dépeint L’Homme qui aimait une relation personnelle avec autres films ?
les femmes. Dans Pensemble, j'ai un lien avec chacun de ses
On est vraiment 1a au coeur de ce que je pense films, mais je suis fascinée par Marie-France Pisier
de Truffaut. Je n’ai jamais percu la portée sexiste de depuis Antoine et Colette jusqu’a L’Amour en fuite. Je
L'Homme qui aimait les femmes. Au moment de sa crois que C’est parce que je sais que Truffaut tombait
sortie, le film était transgressif et passait a coté d’une amoureux de ses actrices,ce qui m’avait beaucoup fas-
certaine doxa de l’époque, alors qu’il y a pourtant cinée 4 Pépoque. Je sentais qu’il était érotisé par elles
cette trés belle tirade entre Charles Denner et Bri- et que, dans certains cas, il y avait sans doute des his-
gitte Fossey dans la voiture. Elle conduit et il lui dit toires secrétes qui se nouaient, dont il parlait sans par-
qu’il est vieux jeu dans son rapport a la séduction. ler, légamment et avec pudeur. Il y avait cette élégance
Ce A quoi elle répond qu’il ne s’agit pas d’arréter de morale qui m’attachait beaucoup aux personnages.
jouer mais de jouer a égalité. Ces lignes de dialogues, Mais une dont j’étais sire qu’elle lui avait résisté,
50 ENTRETIEN
ELCDIASNHUMTRG
collage fait A partir de soi-méme, de ses propres rushs. jevois comme une farce. C’est aussi I’un des films qui
Tly a, d'un cété, La Femme d’a cété qui est traversée a « mal vieilli » d’une bonne maniére en termes de
par le sentiment du dépit amoureux et qui va jusqu’A direction artistique.
la mort et, de Pautre, L'Amour en fuite qui en est le
versant gamin, collégien, et qui permet de comprendre Oui, il y a quelque chose d'un peu trivial.
que l’on se remet de tout, méme des chagrins d’amour. = Oui, et en méme temps je trouve qu’il y a une
Dureste, La Femme d’a coté est un autre film vraiment certaine politesse dans le film. C’est peut-étre aussi
important pour moi. Les cinéastes qui vous offrent ce qui me plaisait chez Truffaut et me déplaisait chez
des scénes inoubliables ne sont pas nombreux. Si la Godard. Je ne les ai jamais vraiment mis céte a céte,
scéne ott Fanny Ardant s’évanouit d’un baiser dans mais je voyais bien qu'il y avait un personnage de
un parking a marqué des générations de spectateurs, cinéaste qui terminait seul et malheureux,
et un autre
est parce que c’est une situation de libido pure. On qui terminait dans le collectif, entouré et amoureux.
est dans un lieu interdit, secret, qui sent essence, un Moi, j’avais envie d’avoir une vie remplie, une vie
lieu inflammable,
et on s’évanouit parce que ’émotion. de séduction, de libido, de collectif, de littérature,
un baiser est trop intense. Pour la jeune cinéaste en et était Truffaut. Chez Godard, c’était la solitude.
devenir que jétais, c’est inoubliable de proposer une
intensité pareille ! Je suis habitée par des phrases et par Pour revenir ala question de la « masculinité » a travers cer-
des postures de personnages & certains moments dans taines figures d’acteurs, il y a Jean-Pierre Léaud qui a fait
les films de Truffaut et auxquelles je pense souvent sept films et qui a un lien affectif, organique avec Truffaut.
dans ma vie : Denner qui passe devant la marchande Comment appréhendez-vous Léaud qui est devenu une sorte
de lingerie en disant « Je ne suis pas pressé », cet de figure mythique ?
évanouissement
dans le parking, Fanny Ardant qui se = Curieusement, lorsque je commence aller
a voir des
demande oii vont tous ces gens et « Ma mare, elle est films et/ou a en faire, Léaud a disparu des écrans. Il
morte » dans les Quatre Cents Coups. En revanche, est, certes, ancré dans cette sorte d’histoire d’amour
je ne suis pas trés cliente des Truffaut fiévreux — Les homo-érotique ou, pour reprendre les mots de Ma-
Deux Anglaises, Adéle H., exception faite pour Jules deleine Morgenstern,
une histoire d’amour
a trois ~ il
et Jim dont le prologue est brillant par sa fagon de y avait Truffaut, Léaud et Doinel, et a trois ils se sont
transmettre des informations au début d’un long mé- beaucoup aimés—, mais dans ma vie, Léaud, c’était La
trage. Il faut revoir
ce prologue encore et encore pour Maman et la Putain. Eustache est ailleurs le pendant
comprendre tout ce que l’on peut raconter en si peu maléfique, macabre, nocturne de Truffaut, traversé
de temps et avec autant de force. De méme avec La par le méme souffle littéraire, amoureux fiévreux,
Nuit américaine. mais quine s’en reléve pas, alors que, chez Truffaut, il
y a quand méme une sorte de désir et de mansuétude.
Un peu comme Le Dernier Métro, La Nuit américaine a eu un Jene suis donc pas trés liée 4 la figure Léaud-Doinel.
‘statut de film populaire, ce qui a pu provoquer une forme de Pour moi, les hommes, chez Truffaut, restent Denner,
mise a distance de la part de certaines personnes. Depardieu et Belmondo. Ce sont,
a priori, des figures
Je vois bien qu'il y a un jeu, comme on le dirait d’une du viril incarné dans leur époque, mais, par un effet
serrure, entre la réception critique et la réception miraculeux de projection et de mimétisme avec le
51
metteur en scéne, ils deviennent, chez Truffaut, des cinéma est un endroit de prédation ? La raison pour
personnages vulnérables, féminins, qui inversent la laquelle, malgré la libido assumée de ses films, j’ai une
carte du tendre. Léaud, c’est plutét un personnage fraternité, ’allais dire une sororité avec Truffaut, c’est
de BD pour moi. Il y a une construction de roman qu’au fond, lui, comme moi, sommes opposés 4 toutes
graphique avec lui, dans sa prosodie, couplée & une les questions d’abus de pouvoir. Je crois que c’est
absence de libido, que je ne retrouve pas chez les perceptible, dans sa maniére de fabriquer les films,
autres acteurs de Truffaut. une forme de pacte d’amitié et d’équilibre entre tous
ses partenaires de tournage,y compris avec Léaud qui
Ilreste un peu un enfant. jusqu’au dernier moment sera loyal au point de ne pas
= Complétement. Je m’identifie vraiment Marie-France parler de lui en son absence, ou avec ses actrices qui,
Pisier qui regarde Léaud avec son grand rire et sa voix méme si elles ont eu une liaison avec lui, conservent
sublime. Elle ne prend pas au sérieux Pamour fou qui une forme de mystére et de pudeur. D’une certaine
le consume. maniére, méme s’il s’est fait connaitre dans la dissi-
dence, ce que l’on retient le plus ce sont ses exercices
Truffaut a été producteur assez tit avec Les Films du Carrosse. admiration. C’est le Truffaut qui donne la parole &
lly a, chez lui, une pensée du spectateur et de fartisanat in- Hitchcock, qui vulgarise, c’est son amitié avec Helen
dustriel quia pris une place de plus en plus importante. Est-ce Scott. II y a chez lui une élégance morale dans son
que cette place de Truffaut-entrepreneur vous
a intéressée? rapport aux autres. Aprés une enfance bouleversante
wm Lidée forte du Truffaut-critique, et qui me tient exclusion, de rejet, de douleur, de malheur, aprés la
trés A cceur en tant que cinéaste, était de dire qu'un guerre, l’Occupation, aprés toutes ces choses dont il
RCEIDANHSUMO
film devait porter autant une idée du cinéma qu'une a prétendu qu’elles lui étaient passées dessus, c’est
idée du monde. Sans me rendre compte que cette idée quelqu’un qui a recherché la douceur, la paix. C’est
venait de lui, je la prenais 4 mon crédit et ajoutais en ce sens qu’il m’émeut et qu’il est moderne. ¥¢
qu'il fallait qu’un film soit trés personnel. En fait, ca
vient de Truffaut et c’est lié 4 son statut de producteur. Entretien réalisé parThierry Jousse
Aujourd’hui, en tant que cinéaste, je vois bien que le @ Paris, le 3 avril 2023.
fait qu'il ait été producteur lui a permis de faire ce
qu'il appelle des petits films — La Chambre verte, La
Femme d’a coté, Vivement dimanche ! -, parce qu’il
se les payait. Au fond, il cherchait la seule chose qui
soit digne d’étre poursuivie : la liberté.
TRUFAUT
53
ans le cinéma de Francois
Truffaut, les actrices et
Jes acteurs occupent
une place absolument centrale.
Tis sont la chair autant que le
centre nerveux de ses films. Dés
son premier long métrage, Les
Quatre Cents Coups, il impose
un nouveau corps, celui de
Jean-Pierre Léaud qui va, au fil
du temps, devenir son double.
Ensemble, ils vont inventer un
nouveau style de jeu qui navigue
entre naturel et stylisation. De
film en film, Truffaut fait tourner
Jes plus grandes actrices et les
plus grands acteurs de son temps,
de Charles Aznavour a Fanny
Ardant, en passant par Jeanne
Moreau, Francoise Dorléac, Marie-
France Pisier, Michael Lonsdale,
Charles Denner, Delphine Seyrig,
Catherine Deneuve, Claude Jade,
Jean-Paul Belmondo, Bernadette
Lafont, Isabelle Adjani, Nathalie
Baye, Gérard Depardieu, Jean-
Louis Trintignant, etc. A chaque
fois, il sagit pour lui de faire
entrer ces comédien(ne)s a la forte
personnalité dans son monde, sans
pour autant leur faire perdre leur
singularité. Pour évoquer cette
relation précieuse de Truffaut a
ses acteurs et ses actrices, nous
reprenons ici les temoignages de
Catherine Deneuve et Gérard
Depardieu, publiés initialement
dans « Le Roman de Francois
Truffaut », le numéro spécial
que les Cahiers avaient dédié au
cinéaste en 1984, dans lémotion de
sa disparition précoce. Egalement,
Je trés émouvant texte écrit par
Truffaut en 1967, en hommage
a Frangoise Dorléac, fauchée en
pleine jeunesse. Mathieu Macheret
fait quant
a luile point sur la
fusion unique Truffaut/Doinel/
Léaud.
Elle s‘appelait
Francoise...
par Francois Truffaut
Hommage de Francois Truffaut publié huit mois aprés la brutale
disparition de Francoise Dorléac, qu'il avait dirigée dans La Peau douce.
CILDANEHaUSMeR
eux cents numéros des Cahiers sont tombés précoce et prématurée avec son visage et son corps déja
et, en cours de route avec eux, Bazin, Ophuls, construits et, comme on dit dans les studios, construits
Becker, Cocteau, le petit Biesse. Quand Jean- en dur, et pour durer, était la seule jeune actrice dont
Pierre Léaud me parlait de lui je demandais : on pouvait penser qu’elle plairait de plus en plus.
« Crest celui qui al'air d'un cycliste italien 2 ». C’était Depuis l’adolescence, elle prenait deux douches
bien celui-la. eau glacée chaque jouren affirmant:: « C'est
a 20 ans
Les films disparaissent et aussi ceux qui les font qu'on prépare
ses 40 ans » ; lorsqu’elle se montrait im-
et ceux qui les jugent et ceux qui les regardent. Ceux patiente de trouver des réles, et de tourner des films, je
qui les jouent également et, méme si les Cahiers s’in- tentais de la convaincre qu’elle n’avait rien 4 redouter
téressent moins a ceux-Ia, je demande la permission des années qui s’ajoutent aux années et que le temps
de publier une ou deux photos de Francoise Dorléac travaillait pour elle. Je lui disais qu’on tournerait tous
qui est morte le 26 juin de Pannée derniére dans un les six ans,
et je lui donnais rendez-vous en 1970, 1976,
accident de voiture, en route vers ’'aéroport de Nice. 1982. Chaque fois que je lui écrivais, je mettais sur
Pour le public, c’était un fait divers, d’autant plus Penveloppe : « Mademoiselle Framboise Dorléac »
cruel qu’il frappait une trés belle fille de 25 ans, une pour étre certain qu’elle lirait ma lettre en souriant.
actrice qui n’avait pas encore eu le temps de devenir Francoise Dorléac était intransigeante, a la limite
une vedette. Pour tous ceux qui ont connue, Frangoise de lintolérance,
elle était une moraliste, ses interviews
Dorléac représentait davantage, une personne comme étaient riches en aphorismes exigeants sur la vie et sur
‘on en rencontre peu dans une existence, une jeune Pamour. Elle pouvait jeter sur quelqu’un dont elle se
femme incomparable que son charme, sa féminité, son méfiait un regard soudainement trés dur, la vie ne
intelligence, sa grace et son incroyable force morale Pavait pas encore tabassée, indulgence serait venue
rendaient inoubliables 4 quiconque avait parlé une plus tard.
heure avec elle. Diici la, que de sourires, de rires et de fous rires,
Personnalité forte, éventuellement autoritaire, et Cest ce qui rend inacceptable le 26 juin de Pannée
contrastant avec un physique fragile et romantique derniére, ce grand rire en cascade, coupé net. 17
du type algue marine ou lévrier, Francoise Dorléac,
actrice selon moi insuffisamment appréciée, aurait Cahiers du cinéma n° 200-201,
certainement trouvé avec la trentaine le vrai contact avril-mai 1968.
avec le grand public qui Paurait alors adorée comme
Pont adorée tous ceux qui ont eu la chance de travailler
avec elle.
Le difficile, pour les jeunes actrices, est deffec-
tuer harmonieusement le passage de la jeune fille a la
femme, d’abandonner les réles juvéniles au profit des > Sur le tournage de La Peau douce (1963).
réles adultes ; je crois que Frangoise Dorléac, femme
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56 TRUFFAUT ET LES ACTEURS
Ce quon ne fait
pas dans la vie
par Catherine Deneuve
udépart, La Siréne du Mississipi devait se faire ‘Truffaut est le réalisateur qui m’a appris le plus de
CILDANEHaUSMeR
avec les fréres Hakim : c’était un projet de pro- choses. D’abord une forme de discipline : accepter les
ducteur. Pavais été choisie par eux, et Frangois contraintes. Souvent, les acteurs —les actrices surtout
était d’accord pour que nous fassions le film —vivent leurs émotions et se laissent porter par elles.
ensemble. Mais ils ne se sont pas entendus avec lui et, Frangois savait jusqu’olt vous laisser aller, puis vous
comme ils avaient les droits, ils ont proposé le film a reprendre et vous retenir.
quelqu’un d’autre. Mais ce projet, pour moi, était lié Dans La Siréne du Mississipi, j'avais des réticences.
4 Frangois, je savais qu'il y tenait et j’ai refusé de le Je disais tout le temps : « Dans la vie, on ne fait pas
faire. Finalement, les droits sont tombés et, par fidélité comme ¢a. » Et lui répondait : « Mais la vie n'est pas
réciproque, il m’a gardée. le cinéma, et le cinéma n'est pas la vie. En une heure
et
Le tournage a été long et difficile, avec des moments demie, on ne raconte que les événements importants
exaltants. Il écrivait les dialogues au fur et & mesure. Je et intéressants. C’est beaucoup plus fort et ca va plus
n’étais pas préte et j’en ai parfois un peu souffert (lui- vite. » Pavais tendance a lui dire : « Ca, je ne le sens
Souvent, les mémea regretté de ne pas avoir plus de recul par rapport pas. » Ime répondait:: « Il ne suffit pas de sentir. Sion
A certaines scénes), surtout pour les longs monologues, veut faire des films réalistes, il n'y a qu’a prendre des
acteurs - les la confession ou ce qui suit ’empoisonnement. Je ne gens dans la rue. » Si on prend des acteurs, c'est bien
connaissais pas les dialogues a Pavance, et n’avais donc pour leur demander de faire des choses qu’on ne fait
actrices surtout
pas le temps d’y penser ni d’en parler ; je les trouvais pas dans la vie. Les acteurs ont souvent des réticences
- vivent leurs un peu littéraires, parfois trop explicatifs. Frangois, qui parce qu’ils ont peur d’étre ridicules ou qu’ils n’ont
était siléger, avait une inquiétude et un souci de précision pas l'image de ce qu’ils sont en train de faire. Truffaut
émotions et qui donnaient parfois impression qu’il ne faisait pas obligeait beaucoup les acteurs a styliser. Par exemple,
confiance
a ’image ou au spectateur,
qu'il fallait renforcer, les fins de scéne devaient étre ponctuées de maniére
se laissent expliquer. Il avait donné un réle de perdant 4 Jean-Paul précise. Il disait : « Il faut remplir Pécran, il faut avoir
porter par Belmondo, qui était une vedette populaire, et le public des gestes plus amples,
ne pas avorter les mouvements. »
n’a pas marché... Paime beaucoup
ce film. Mais Truffaut Cest lui aussi qui m’a appris ’importance du son.
elles. Francois était trés critique vis-a-vis de son travail, trés lucide. Y Sur Le Dernier Métro, il écoutait certaines scénes au
compris sur le lancement de ses films. Il n’y avait pas de casque, sans les regarder. Parce que image peut trom-
savait jusqu’ot réunion pour décider ce qu'il fallait dire ou ne pas dire, per, A cause de Pémotion qui se dégage des regards,
mais il vous le faisait sentir. Il avait beaucoup d’emprise par exemple. Alors que le son ne trompe jamais. Pour
vous laisser sur les gens. Il fallait absolument que ce soit homogéne le doublage, j’étais parfois découragée : « Il faut dou-
et qu’on ait Pimpression que nous avions fait le méme bler ga? » Il répondait : « II ne faut pas partir de ce
aller, puis vous
film, savoir ce sur quoi il fallait mettre Paccent. Il disait : principe, il faut partir du principe qu’on peut toujours
reprendre et « Le spectateur doit soubaiter quelque chose. » améliorer. » Les gens n’ont pas toujours cette qualité
Tla toujours fait des films d’amour, mais la sexua- attention que Pon croit, il faut donner le maximum
vous retenir. lité a toujours été présente. Elle est toujours assez de chances pour que tout soit compris. D’autant plus
nimbée, la pudeur Pemporte sur la violence du fond, avec Truffaut, qui n’appuie pas sur les choses, il faut
mais, si on regardait ses films sous cet angle, La Si- vraiment que ce soit trés clair.
réne du Mississipi par exemple, on verrait combien Les films de Truffaut qui se passent dans les endroits
ils sont violents. fermés, des lieux clos, sont toujours 4 son avantage.
57
Cest un cinéaste d’intérieur. Il n’y a pas un seul exté- Aucontraire de La Siréne du Mississipi, Le Dernier
rieur réel dans Le Dernier Métro et on le sent tout 4 Métro était trés écrit. Tout était réglé et on pouvait se
fait 4 Paise : il pouvait vraiment se concentrer sur les laisser aller au plaisir de jouer, comme avec une par-
nes, sur les personages, reconstruire un monde tition. Depardieu était trés malicieux, trés joyeux, et
clos qu'il contrdlait entigrement. Il jubilait lorsqu’il a ily avait des rapports presque chahuteurs avec lui. Je
fallu descendre trois semaines dans la cave, pour toutes voyais les rushs chaque soir ; Frangois les voyant seu-
les scénes avec Heinz Bennent : il n’y avait plus que lement en fin de semaine, je les lui racontais le matin.
les scénes, les acteurs, et lui qui les écoutait dans son Jétais sire que le film était réussi, que le scénario
« sque. II pouvait tenir le film entre ses mains. Lui qui était magnifique, que le tournage s’était bien passé
ne supportait pas de faire des choses inutilement, qui Mais le soir de la premiére, Francois était extrémement
vivait chaque nuance d’une prise a Pautre, aurait cu sombre. Tout le monde venait le voir pour le féliciter et
du mal a accepter de devoir refaire un plan pour une luiserrer la main, til était effondré, il répétait: « C’est
raison extérieure, de lumiére ou de bruit. De méme, un enterrement, on se croirait4 un enterrement! » Or,
il ne supportait pas le ciel dans les films. Il admirait avec Le Dernier Métro la réalité a rejoint la nécessité,
beaucoup Renoir, mais il y avait chez Renoir quelque est devenu le réle qu’il fallait au moment qu’il fallait.
chose de plein et de trés vivant (de bon vivant, méme) C€tait comme quelqu’un qui vous apporte un ca-
qui était trés loin de lui, tourmenté et fiévreux, pour deau : vous voyez tout de suite si cette personne vous
qui la vie ce n’était que les films. comprend et vous aime bien, qu’elle a senti ce qui
Il savait trés bien parler 4 chacun individuellement, vous plairait. Quand on lit un scénario dialogué par
selon sa personnalité. Il n’avait pas le méme ton, les Francois Truffaut, est dans les mots qu’on sent son
LCIDENAHSUMR
mémes mots selon lacteur. Je ne lai jamais vu dire regard, son exactitude, sa finesse de perception, sa
des choses importantes 4 un acteur devant d’autres justesse et sa sensibilité, et puis sa féminité. Tourner
acteurs. Je ne Pai jamais vu dire « Coupez! » devant avec lui, c’est presque un cadeau empoisonné : il est
tout le monde quand Pacteur était mauvais, ce qui met presque impossible de retrouver avec un autre autant
Pacteur dans un état épouvantable,
et Frangois était
un éléments positifs dans un film...
des rares & avoir de la psychologie sur ce plan. Quand
on répétait, c’était un luxe supplémentaire. Parce qu’il
yavait une lecture trés précise du rdle avec lui avantle
tournage, pour chaque acteur en particulier.
mK
58 TRUFFAUT ET LES ACTEURS
Noble voyou
par Gérard Depardieu
énormément ensemble. D’ailleurs on rit encore. C’était
un voyou au sens noble du mot. La premigre chose,
Cétait de pouvoir parler aux gens et d’essayer de se
eanne Moreau m’avait beaucoup parlé de faire aimer : « J'ai envie de plaire, et vous ne le saurez
Frangois Truffaut. C’était une continuité de méme pas. » C’était un révolté, ca a toujours été un
rencontres. En dehors des Quatre Cents Coups révolté. Il allait au bout de tout. C’était quelqu’un
et de Jules et Jim, qui étaient vraiment des qui bandait. Il avait une énergie, une sensualité, une
belles choses, c’était L’Enfant sauvage qui m/avait chose qui était dans tous ses films. Et une générosité :
surtout frappé. J'avais aimé aussi Les Deux Anglaises. il était dix secondes en avance sur toutes les généro-
CILDANEHaUSMeR
Et j’aimais bien Jean-Pierre Léaud comme gars, jai sités des autres, comme Platini sur un ballon. Avec
toujours aimé Jean-Pierre Léaud. Mais je n’étais pas une élégance folle.
épaté par tous les films de Truffaut, j’avais été agacé Pour Le Dernier Métro, Frangois m’avait demandé
par La Nuit américaine, j’étais assez. injuste avec lui de lire des livres d’acteurs, celui de Jean Marais, qui
au départ, parce que je ne le connaissais pas. Je Pai était une de mes idoles, de méme que Serrault, Poiret,
rencontré par l’intermédiaire de Gérard Lebovici et Francis Blanche, certains films de série B, qui étaient
de Jean-Louis Livi qui m’a dit: « Truffaut est en train mes riches heures du cinéma Apollo. Je ne payais ja-
de penser @ toi, est-ce que ¢a Vintéresserait 2 » Jai mais. Je rentraisa Pentracte. Je faisais comme sij’étais
dit : « Ouais, on peut voir... » Puis j’ai lu le script du déa la. On avait ga en commun aussi. Cette espéce
Dernier Métro. Il n’avait pas voulu me voir avant : de non-identité.
‘on s’est quasiment rencontrés sur le plateau. Il était Jaimais la facon qu’il avait de parler aux enfants,
trés inquiet sur Le Dernier Métro, trés nerveux, ¢’était ce p'tit gars qui joue dans Le Dernier Métro. Ga me
une grosse production pour lui, il y avait treize se- plaisait tout a fait parce que les acteurs aussi, parfois,
maines de tournage, Suzanne est tombée malade au est mieux quand on leur parle comme a des enfants.
bout de quelques jours... Et malgré cette nervosité, Avec lui, c’était un langage de passion. Tous les acteurs
il y avait une courtoisie extraordinaire, une rapidité, des films de Truffaut ont le ton Truffaut, inimitable.
une fluidité. II cherchait toujours aspect positif d’un In’y a qu’a voir Léaud, ou Denner : « Oui, alors on
rapport de forces. Et il y avait Catherine. Tout le film fait ca, hein, tu vois 2 » Pour arriver & ce ton, il suffit
reposait sur elle, c’était un cadeau magnifique, une de Pécouter, de le regarder. Il savait qui il engageait. I
lettre sublime qu’il lui a faite. Peu a peu, on parlait, se protégeait, il se faisait de petites protections, puis
on s’amusait, on s’est séduits. On s’est trouvé plein de il mettait les gens en rapport, il savait exactement qui
points communs sur la fagon de voir les choses, sur avec qui. Je n’ai jamais pris Francois en flagrant délit
les enfants. J’étais un des rares a le tutoyer. On a ri de ne pas aimer quelqu’un. Ceux qu’il n’aimait pas,
il ne les voyait pas. Ou il n’en parlait pas. De méme
quand il faisait un casting : il ne pouvait aller contre
quelqu’un. Donc il s’arrangeait pour faire comprendre
ce pourquoi il nous engageait, et on était obligé de
Jaimais la facon qu'il avait de parler aux donner. Ce qu’il fait avec Jean-Pierre Léaud, c’est ab-
solument étonnant. Ses films sont des cours ambulants
enfants, ce p'tit gars qui joue dans Le Dernier pour les jeunes acteurs a venir. II m’a donné le plaisir
de Pinstinct, de Pencourager, de le canaliser. On avait
Métro. Ca me plaisait tout a fait parce que les ce méme langage, cette passion de ce qu’est un champ,
BCEImDLANHSaUMR1
pourrai jamais donner une baffe a Fanny ! » Il dit : rapport de mutilation, ils se mutilent avec une force
« Ab bon, tu crois ? Oh, mais si, une bonne claque... » incroyable, ce sont des violences de taches. Francois
Jai appris avec Frangois cette liberté de la pudeur est un écrivain. Je n’ai malheureusement pas appris
physique. Ga a développé ces féminités qui sont des a lire, 4 me mettre dans cet état : lire, c’est « rentrer
pudeurs d’enfance qui sortent rarement. Sur cet exer- dedans », et dedans je ne vois plus rien. Francois est le
cice de la pudeur, c’est lui qui a été le plus fort. C’était seul quim’ait donné
ce rendez-vous cinéma-lecture, ci-
ce moment oii Bernard —le personnage que j’interpréte néma-écrivain. C’est lui qui m’a donné un univers pour
—devient fou qui était difficile A interpréter : c’était une lire. Il me disait : « Moi, tu sais, je préfere un bon livre
partie tellement physique, c’était remettre en danger dune femme. » Jelui disais : « Oh,
ga m’étonnerait! »
ses amours d’enfance. Ca a été une thérapie violente Pétais Honfleur chez lui avec ma fille le jour oft
pour moi. Dans la passion, il n’y a pas de limites, c’est il a eu son hémorragie. Apres, je tournais Saganne
vy Le Dernier Métro le discours romantique par excellence, c’est aussi un et je revenais tous les soirs 4 Hépital américain, on
(1980). parlait. Je lui dis : « Maintenant il faut que tu sortes
de Ia. » Alors ona acheté les droits de Nez de cuir de
La Varende. Jean Marais avait joué autrefois. C’est
une belle histoire. C’est un Dom Juan, vers 1830, ou
plutét un hobereau magnifique qui avait des terres,
qui était beau et que toutes les femmes aimaient. II
part a la guerre avec Napoléon et il est laissé dans un
champ pour mort, il n’a plus de gueule. Ila un trou,
on Pappelle « nez de cuir » parce qu’il a une espice
de masque, et un jour il tombe amoureux. C’est un cri
d'amour. Je lui dis : « Nez de cuir, il a un trou dans la
gueule, toi t’as un trou dans la téte, ca va trés bien. »
On voulait aussi refaire Le Comte de Monte Cristo
pour
la télé américaine.
A la fin, le discours n’était que
sur le cinéma. Si on prend expression berrichonne :
« Les morts font leurs bagages », lui, ses bagages,
était les films, il aemmené tous ces films qu’il aimait.
était : on ne parle plus que de cinéma, on ne parle
plus de maladie, de rien, de la chambre, des objets. Il
est parti dans le cinéma. ¥
ELCDIASNHUMTRG
sont creusées avec la maturité, ses cheveux ont pouss méme plaqué par la force centrifuge d’un rotor de féte
Avec cette tignasse a volets, le geste-tic magnifique de foraine. Apprenant de Christine sa fiancée (Claude
repousser ses méches est apparu, qui parfois se fige Jade) comment beurrer une biscotte en doublant son
au fil d’une pensée longue en bouche. empatement épaisseur. Ou employé a téléguider des maquettes de
pré-garrélien de Pacteur dans L'Amour
en fuite creuse bateaux dans un port en modéle réduit. Se précipitant
sa version hagarde, toujours joueuse (il fait le clown en de la caserne au bordel pour faire 'amour a 5 heures
déposant son fils dans un train), mais comme opposant précises 4 la santé de ses compagnons de cellule.
au poids des années un froncement opaque, granitique, Chaque volet est marqué comme au poingon par ce
Lavie
un crissement réche, presque étouffé. génie de la scéne, cet art du moment, cette science des
d’Antoine Si la vie ne tolére pas de définition, la biographie passages et des articulations, si achevé que la structure
Antoine Doinel peut bien se voir comme un appren- générale en regoit le miroitement, Pondoiement. Ona
Doinel n’est pas tissage du malheur — et apprendre en Pespéce signi- cru résoudre cette grace des moments par le ferment
fie aussi surmonter. Dans Les Quatre Cents Coups, autobiographique, mais, & bien y regarder, le person-
architecturée chef-d’ceuvre indépassable sur Penfance, il s'agit de la nage d’Antoine vaut mieux qu’un simple double ou
conscience acquise trés tt par le petit Antoine, éco- alter ego de Truffaut: un corps de fiction qui se détache
par le destin, lier turbulent du Paris populaire, que les parents (et de son modéle, se précise 4 chaque expérience, y gagne
elle a ses plus douloureusement la mére) ne désirent pas forcé- indépendance et liberté, de plus en plus émancipé du
ment leurs enfants, et que l’existence ainsi concédée a jeu de miroirs.
logiques quelque chose de surnuméraire, de foncigrement in- Son parcours a travers les cing films a pu étre décrit,
satisfaisant, de nécessairement gaspillable. De cet état ici ou la, comme un processus d’embourgeoisement :
internes de manque, il découlera dans les trois films suivants bien sir que Pex-gamin des rues mis au ban de la
cette si touchante déviation : avant méme que de sé- société, arraché par les fourgons de Passistance pu-
souvent
duire une petite amie, Antoine s’'acharne 4 plaire a ses blique aux territoires de son enfance, n’a pour réve
conflictuelles, parents, comme si important était surtout d’infiltrer que de rejoindre cette sociabilité générique & laquelle
le tableau familial. Antoine et Colette fonctionne a ce on donne le nom de bourgecisie. Mais a-t-on bien
ses voies titre comme un cinglant petit conte cruel : 'expérience remarqué a quel point ce réve lui demeurait inacces-
une premiére déception amoureuse pour le gargon sible ? A quel point il en reproduisait les signes sans
inconscientes, butant
sur la pure camaraderie d’une fille indifférente. véritablement les incorporer ? Méme marié, méme
Baisers volés (1968), le plus ouvert, décrit le « début pére, méme auteur
a succes, le garnement se maintient,
mais pas de plan dansla vie » du jeune homme comme projection effarée fidéle a lui-méme, et la biographie rencontre dans les
général. dans le monde étrange des adultes, pétri de fantasmes formes changeantes d’Antoine son ultime question :
et de lignes de fuite. Domicile conjugal (1970), le plus qw’est-ce qui résiste au temps ? Ou plus précisément:
renoirien du lot, se souvenant de la cour d’immeuble quel est ce noyau dela personnalité, ce premier atome
du Crime de monsieur Lange, brosse une chronique de colére, qui dans la succession des ages demeure
matrimoniale dont le couronnement (la naissance d’un inaltérable ? Ecce homo. ¥¥
enfant) précipite Pinexorable déclin. Enfin, le tardif
et
bancal L’Amour en fuite (1979), tableau de la tren-
taine doinélienne tourné juste aprés La Chambre verte
www.cahiersducinema.com/boutique/la-librairie/
alericaine
er,
Frangois Truffaut au travail Frangois Truffaut La Nuit américaine. Scénario du film
de Carole Le Berre de Cyril Neyrat suivi du « Journal de tournage
(édition brochée) 7,95€ de Farenheit
451 » par Francois Truffaut
25€
10,95€
LE GOUT DE
LA SERIE B
Nicolas Pariser
CILDANEHaUSMeR
Pour l’auteur du Dans quelles circonstances avez-vous découvert les films
de Frangois Truffaut ?
d’acteur trés stylisé, qu'il pouvait y avoir une politique des critiques, que
chaque critique pouvait avoir son style personnel et
Léaud est le symbole. films. Le premier film de Truffaut que j’ai vraiment
adoré, est Baisers volés, que j’ai vu vers 16 ans. Je
devais étre en premiére et je regardais deux VHS qua-
siment en boucle : Partie de campagne de Jean Renoir
et Baisers volés. Je me suis certainement identifié a
Doinel, un jeune homme qui débute dans la vie et qui
habite Paris. Par ailleurs, grace 4 Truffaut, j’ai eu un
rapport assez fétichiste aux deux grands piliers de la
65
cinéphilie francaise que sont les Cahiers et la Ciné- le cinéma frangais parce qu’il représentait une figure
mathéque. Je me suis pris de passion pour Phistoire socialement respectable. Pour Chabrol par exemple, je
de cette cinéphilie et pour ce qui s’était passé dans les pense que les gens ne faisaient pas le rapport entre son
années 1950, entre le moment ot Truffaut est devenu métier de cinéaste et sa cinéphilie. Et pour Rohmer,
critique et les premiers films de la Nouvelle Vague. Godard et Rivette, c’était quand méme assez marginal
dans les années 1970. Ce qui me marque aujourd’hui,
Les choix de Truffaut en tant que ct est que, de maniére générale, mon adhésion aux
influengaient-ils ? Cherchiez-vous a voir les films quill ai- cinéastes de la Nouvelle Vague s’est produite en vi-
mait? sionnant un chef-d’ceuvre. Ily a une hiérarchie assez
is au lycée, oui. Ensuite, mes deux claire entre les grands et les petits Chabrol, les Godard
Daney et Lourcelles. J’ai passé mon qui me touchent et ceux que j’aime moins, etc. En
bac Pannée ott Daney est mort. C’était année des revanche, j’ai Pimpression que Paeuvre de Truffaut ne
entretiens avec Régis Debray qui ont été vraiment fonctionne pas de la méme fagon. Avec lui, il est beau-
importants pour moi et ont orienté mes gofits. Truf- coup moins question de voir un chef-d’ceuvre et de
faut, a ce moment-la, me paraissait trop pédagogue. faire ensuite le tri parmi les autres films. D’ailleurs,
Son goiit ne me semblait pas assez spécifique, pas mesure que je revois ses films, je suis constamment en
assez sophistiqué. D’ailleurs, a partir du moment oii train d’en réévaluer certains et d’en dévaluer d’autres.
il a fait des films, lui-méme a arrété d’étre sélectif Par exemple, j'ai adoré Le Dernier Métro 415 ans,
dans ses goiits, 4 inverse de Bertrand Tavernier qui il ne m’a pas paru trés bon a 30, et en le revoyant la
a réussi a étre un cinéphile actif pendant sa carriére, semaine derniére, je l’ai quand méme trouvé passion-
RCEIDANHSUMO
ou de Rivette qui a sauvé quelques films des années nant. J'ai détesté La Siréne du Mississipi adolescent,
1980-1990. avant de penser, a 30 ans, que c’était Pun de ses plus
beaux films. Il y a donc quelque chose de vivant dans
lly a surtout chez Truffaut la valorisation de cinéastes quil son ceuvre qui va d'un film a Pautre et qui ne s’in-
avait aimé quand il était jeune, plus que la découverte des carne pas dans un opus magnum. C’est une ceuvre
films contemporains, parce quil s‘interdisait de dire publi- qui fonctionne par réseau et dont lattraction peut
quement ce quil en pensait. s’expliquer par quelque chose dont on parle peu, mais
» En fait, la critique de Truffaut s’arréte en 1959, et qu’évoque un peu Quentin Tarantino quand il dit que
pour quelqu’un comme moi qui arrive sur le marché de ‘Truffaut se rapproche de Ed Wood — ce qui est & la
la cinéphilie en 1992, ¢’était trop ancien. Et en termes fois compréhensible et totalement 4 cété de la plaque
de critique, il n’a pas forcément les goiits les plus in- -, et qui réside dans le fait que c’est une ceuvre qui
discutables, mais, en revanche, j’admirais sa capacité formellement semble un peu en retrai
A imposer ses goiits, dans un espace plus grand que la
cinéphilie. Les textes de Rohmer et Biette n’arrivaient Disons quil n'y a pas de désir formel...
pas jusqu’a Chartres oi ;’habitais, alors qu’« Une cer- wm Voila. Juste avant la nuit de Chabrol ou Pauline a
taine tendance du cinéma frangais », oui. On savait, la plage de Rohmer sont des films plastiquement su-
jusqu’a Chartres, ce qu’était « la qualité frangaise ». blimes. Rivette a des gestes expérimentaux trés forts,
et Godard, n’en parlons méme pas ! Chez Truffaut,
Cest aussi lié a la lisibilité de son style qui, évidemment, pour le dire trivialement, est « mal fait ». Je pense
contribue a le rendre plus accessible. notamment a des moments dans Baisers volés, des
= Bien-sir ! Je n’aurais pas pu lire des textes de raccords, des fins de scénes. C’est curieux parce que
Rohmer a 16 ans, ca m’aurait barbé. Toute propor- est une ceuvre qui, par certains aspects, n’est tech-
tion gardée, est un peu comme Chaplin ; Chaplin niquement pas aboutie. Méme pour un film impo-
pour le cinéma en général, et Truffaut pour la ciné- sant et un peu cher comme Le Dernier Métro, ily a
philic frangaise et une certaine maniére d’envisager de
faire des films en rapport avec un héritage cinéphile.
Cest-a-dire quelqu’un dont on s’éloigne mais qui est
quand-méme la personnalité la plus fondamentale.
Je ne revois pas des films de Chaplin trs souvent
Au moment ot il crée Antoine Doinel,
aujourd’hui, mais quand je revois Les Lumiéres de
la ville, je me dis que c'est quand méme le centre du Truffaut invente un mal-joué qui donne
cinéma. Iy a un peu de ga chez Truffaut.
le la sur le jeu d’acteur des films francais les
Est-ce que sa popularité n'est justement pas un handicap
pour étre aimé par les cinéphiles ? Ce qui n'est pas le cas
plus passionnants des années 1960-1970.
avec Godard ou Rohmer...
w= C'est vrai que Truffaut est la figure présentable
du cinéphile. Il a beaucoup protégé la cinéphilie et
66 ENTRETIEN
un cété bricolé. Or, Poeuvre de Truffaut n’a pas cette Est-ce que Les Deux Anglaises n’échappe pas un peu a cette
image-la. Ce qui me frappe quand je vois ses films, idée ? Il apparait comme un film formellement un peu plus
est qu’il est le seul cinéaste de la Nouvelle Vague «fini»,
dont Poeuvre a Pair bricolée a ce point. Méme La = Oui, mais il reste un cété fait « de bric et de broc ».
Femme de Vaviateur de Rohmer, qui peut rappeler D/aucuns disent que Truffaut les bouleverse, d’autres
un certain cinéma amateur, est un film formellement que est académique et qu’ils préférent Godard, mais
parfait. On parle assez peu de ce cdté mal fichu. A personne ne dit que ses films sont bizarrement fichus.
mon avis, c'est quelque chose qui vient d’une ceuvre Ala fac, Antoine Duhamel animait une conférence et
que je place au-dessus de tout, qui est celle de Guitry. disait que Truffaut était passionné par le film a l'état
Renoir dit que I’on se fiche de la perfection d’un film de projet, qu’il Pintéressait encore quand il Pécrivait
et que, ce qui compte, c’est sa personnalité, mais il et qu'il choisissait les comédiens, qu’il commengait
déja a se lasser au moment du tournage mais qu’au
moment du montage, de Ia post-production, de la
musique, il était dé&a passé au film suivant.
BCEImDLANHSaUMR1
les films trés vite... Concernant la part cachée, in-
quite, folle, sombre qu’il y a dans toute son ceuvre,
elle culmine avec La Chambre verte en s’y incarnant
de maniére trés dense. C’est une sorte de difficulté
a vivre, une volonté de s’adapter a la société et de
ne jamais y arriver, que ce soit pour des histoires de
passions amoureuses ou d’obsessions. En cela, c’est
trés anti-bourgeois, parce que les personnages n’y
arrivent pas. C'est le contraire de Claude Sautet, que
j'aime beaucoup par ailleurs, chez quia société existe.
Quand les gens vont au bureau, chez Sautet, ils y
vont vraiment. Chez Truffaut, les métiers qu’exercent
ses personnages sont des métiers d’enfants. En outre,
dans mon souvenir, il y a peu de sc8nes familiales ; les
étres sont trés solitaires, trés isolés, déracinés, souf-
frants, obsessionnels. Cette caractéristique traverse
son ceuvre. Il n’y a pas un film qui Pincarnerait de
maniére parfaite. Aujourd’hui, le plaisir spécifique
que j’ai a voir des films de Truffaut ne trouve pas
@équivalent dans le cinéma frangais, en particulier
parce que ’on a du mal 4 faire un film par an...
Apart Ozon.
= Ozon va trés vite, mais il est moins habité. Une
ceuvre qui est intégralement habitée comme celle de
Truffaut est rare. Ce n’est méme pas comme Woody
Allen ou Chabrol qui ont fait beaucoup de films en
se disant qu'il y en aura bien un dans le lot qui sera
meilleur que les autres. En espace, pour Truffaut, il
n’y ena pas un qui soit meilleur
que d'autres. Loeuvre
4 Truffaut conservait cette est trés moderne car elle fonctionne comme un flux.
photo de Sacha Guitry montant a quand méme fait La Régle du jeu. C’est aberrant En cela, c’est un super auteur. II pousse jusqu’a son
Assassins et voleurs en 1956. accuser Truffaut d’académisme. Ga ne Iui aurait incandescence la notion d'auteur, mais pas de grand
«II me suffit de lo regarder pour rien cofité, dans les années 1970, de demander a son auteur. II ne s*agit pas de faire Ordet ou Van Gogh.
me sentir des ailes, retrouver chef opérateur et sa scripte de faire des raccords qui Il fait des films toujours assez mineurs, a travers les-
bonne humeur, vaillance et tout ressemblent & quelque chose, mais son ceuvre ne vise quels un secret circule. C’est donc une ceuvre qui est
le courage du monde. » absolument pas la perfection. toujours vivante a l’intérieur
de laquelle on trouve des
67
choses différentes a chaque époque de la vie et pour Deneuve, ce n’est pas immédiatement perceptible. II
chaque film. Et peut-étre méme que l’imperfection joue comme Léaud mais personne ne s’en apergoit.
formelle participe a cela. Une des choses les plus précieuses de la Nouvelle
Vague, et de Truffaut en particulier, cest invention
Cest assez cohérent dailleurs avec ses critiques. Il aime un star-system paralléle qui rend immédiatement les
Guitry, les séries B. II n'est pas dans une logique de grands films formellement différents. Chez Truffaut, méme
films. dans un film comme L'Argent de poche, ily aun ton
w= C'est vrai qu’en cela, c’est peut-étre celui qui est le qui n’appartient qu’a lui et qui fait le style du film. Je
plus fidéle a cette idée que la vraie cinéphilie se trouve suis toujours assez frappé qu’une certaine partie de
dans Pamour des petits films. Truffaut est celui qui est la critique et de la cinéphilie en France considére que
demeuré le plus fidéle a cet idéal de série B. Et pour la mise en scéne repose avant tout sur le découpage
percevoir Sacha Guitry au moment de ses derniers et le travail de la caméra. Ce qui est génial chez Truf-
films comme le champion frangais de la série B, Péqui- faut, c’est que la mise en scéne est fondée sur d’autres
valent d’Edgar G. Ulmer, il faut du génie ! Et avoir choses et, a la limite, certainement pas ces éléments-la.
la force de continuer ¢a, en réussissant 4 s’imposer Une derniére chose qui m’a marqué dans les quelques
comme auteur, au milieu de gens qui, eux, font des films de Truffaut que j’ai revus récemment, c’est que
films parfaits— Fellini, Antonioni, Bergman —, réussir4 la structure de ses scénarios me fait beaucoup penser
survivre a cemoment-la en faisant des films si fragiles a ceux de Guitry. Ses films ressemblent & une succes-
mais si conformes a P’idéal qu'il en avait, c’est fou. sion d’anecdotes, ce qui donne impression que son
scénario n’a pas été écrit a avance, que c'est fait au
RCEIDANHSUMO
L'un de ses grands talents ne réside- pas dans le choix fur et A mesure, qu'il y a une grande liberté de récit.
des acteurs ? Méme pour un film comme Le Dernier Métro qui se
= Oui. Ce que Truffaut critique dans la « qualité fran- pose comme académique, le scénario est une succes-
aise », ce sont non seulement les scénarios, mais sion de petites histoires. Il n’y a pas un mouvement
aussi une certaine maniére de jouer qui 4 P’époque narratif et technique qui soutient le film. De méme
semblait normale mais qui a vieilli trés rapidement. pour L’Homme qui aimait les femmes qui se termine
Tlest P'un des premiers 4 avoir vu que cette ligne de de maniére assez abrupte.
démarcation dans le cinéma frangais résidait dans le
choix des comédiens et leur jeu. La oi il est également Il semble que Truffaut travaillait vraiment comme ¢a, par
tres fort, est quand il défend Brigitte Bardot dans accumulation d'anecdotes.
Et Dieu créa la femme en citant la réplique : « Quel w L’Argent de poche, par exemple, que je pensais
cornichon, ce lapin ! » Considérant cela, son coup de trés mineur, est magnifique. Et pour le coup, on sent
génie, c'est Pinvention de Jean-Pierre Léaud en star qu'il a recueilli un certain nombre d’anecdotes, qu’il
monstrueuse, comme Michel Simon était monstrueux les a mises les unes a la suite des autres, et que la
dans les années 1930, et qui va incarner tout ce que seule histoire compléte est celle de l'enfant bateu, qui
le cinéma frangais a de meilleur et de plus vivant west ailleurs pas ce qu’il y a de mieux dans le film.
pendant vingt ans. Selon les critéres habituels, Léaud Cela donne au film une trés grande personnalité que
joue trés mal. Au moment oit il crée Antoine Doinel, Pon retrouve moins aujourd’hui car maintenant les
Truffaut invente un mal-joué qui donne le la sur le gens sont obsédés par le scénario et se référent aux
jeu d’acteur des films frangais les plus passionnants séries télé, Par ailleurs, aujour@’hui, dans le cinéma
des années 1960-1970. Pour moi, il y a deux types de auteur, les producteurs et distributeurs surinves-
jeu intéressants 4 ce moment-Ia en France: les acteurs tissent l’écriture et le montage du film — comme par
qui jouent comme Jean-Pierre Léaud, comme chez hasard les moments les moins chers. Ils concentrent
Mocky, ou encore Jean Yanne chez Chabrol, et puis tout leur pouvoir sur P’écriture, en se disant que plus
il y a Alain Delon qui est un phénoméne lui tout le scénario ressemble a un moteur de Porsche, mieux
seul. Méme Catherine Deneuve a un jeu extrémement ce sera. Ensuite, au montage, le film doit étre le plus
stylisé et bizarre qui se rapproche de celui de Léaud. travaillé, avec le moins de longueurs possible. Les
Ceest peu perceptible parce qu’elle est sublime, mais films de Truffaut aujourd’hui disent quelque chose de
elle a un jeu tr’s moderne et trés étrange. Ien va de trés actuel sur la fragilité des auteurs dans le cinéma
méme pour Nathalie Baye dont le jeu ne resemble frangais. Ce sont des films dont la force n’est ni dans
pas non plus au tout-venant du cinéma frangais de la structure du scénario, ni méme dans les thémes, et
Pépoque, mais contient quelque chose de rugueux et encore moins dans le montage. Il y a peut-étre des
un peu faux. plans en trop dans ses films, des trous, mais c’est ce
qui rend son ceuvre vivante. YY
Ce rest pas un hasard si Truffaut a tourné avec Depardieu Entretien réalisé parThierry Jousse
qui est un acteur génial et tres singulier. 4 Paris, le 27 mars 2023.
= Effectivement. Depardieu joue, dans La Femme d’a
c6té, comme on joue chez Truffaut mais, comme pour
68
LnWs4nUl
om=aw
69
omme tout cinéaste qui
C= respecte, Truffaut a
‘inventé sa propre méthode
de travail. Moins spectaculaire
que celles de Godard, Rohmer ou
Rivette, cette méthode consiste
en un bricolage permanent qui
finit par aboutir a un objet qui
ne vise pas la perfection mais,
plutét, a préserver ce qu'il yade
vivant dans l’expérience d’un
film. La maniére dont Truffaut
travaille n'est pas facile a décrire,
car elle est faite d'une multitude
de petites décisions, d'infimes
détails qui forment un tout
expressif dont le spectateur
peut s‘emparer sans jamais étre
intimidé. Pour tenter de percer
Jes secrets de fabrication d'un
cinéaste autant artisan qu’auteur,
nous avons rencontré deux de
ses plus proches collaborateurs :
Claude de Givray, l'un de ses
grands amis, qui travailla sur
Jes scénarios de Baisers volés et
de Domicile conjugal, et Martine
Barraqué, la monteuse fidéle de
Ja seconde moitié de la carriére
du réalisateur. Pour parachever
Je tableau, nous publions le
témoignage, plus ancien, du grand
chef opérateur Nestor Almendros
(mort en 1992), qui fut l'un des
compagnons de route majeurs
de Truffaut. ensemble de ces
contributions trace le portrait
d'un cinéaste qui réécrivait ses
films 4 chacune des étapes de leur
fabrication. Enfin, un texte vient
souligner l'importance, souvent
sous-estimée, de la musique dans
ses films.
LA FANTAISIE
que Les Quatre Cents Coups était sélectionné a
Cannes. Ga m’avait frappé car, quand javais quitté
Frangois et les autres, c’étaient encore des amateurs
doués mais on ne savait pas ce que ga allait donner.
ET L'AMITIE
Un peu avant, Truffaut m’avait envoyé une lettre, que
j’ai malheureusement laissée en Algérie, oii il me disait
qu'il était trés décu par le premier montage des Quatre
Cents Coups qu’il trouvait trop franchouillard...
CILDANEHaUSMeR
travail obstiné et personnalité farceuse. Je matériel son et image était, a ’€poque, trop lourd et
pas assez maniable pour pouvoir les filmer en méme
temps. Bien sir, Francois les poussait, les encourageait.
Spielberg a déclaré que c’était Truffaut qui lui avait
Vous étes né a Nice, mais avez grandi a Paris. Assez vite, appris a diriger les enfants, est-a-dire 4 se mettre
vous avez découvert la Cinémathéque francaise et les nom- accroupi, 3 ne jamais donner un ordre d’en haut. Sur
breux ciné-clubs parisiens de répoque. L’Argent de poche, dans lequel mon fils a tourné, il
= Ma grand-mére était folle de cinéma et elle m’a donnait un texte aux enfants puis il leur demandait
accompagné, au début, dans les salles, pendant de le traduire avec leurs propres mots. Il disait qu’il
Occupation, avant que j’y aille tout seul. Au lycée mettait dans le scénario ce qu'il risquait d’oublier, puis
Louis-le-Grand, j’ai fait la connaissance de Michel il nourrissait son scénario, souvent la nuit qui précé-
Perez, qui deviendra critique plus tard. Grace a lui, dait le tournage, tout seul ou avec Suzanne Schiffman.
j'ai découvert la Cinémathéque qui était encore rue On le voit faire ga dans La Nuit américaine. En fait, il
Ulm, le ciné-club du Quartier latin, et les séances se servait de ce qu'il avait appris des comédiens dans
du Studio Parnasse, le mardi soir, animées par Jean- la journée pour le réinjecter dans le scénario. Ce cété
Louis Chéray. A Pépoque, j’étais assez timide et je « dernier moment » lui venait peut-étre de la période
voyais Truffaut et la bande des Cahiers du cinéma ott il était critique et ot il rédigeait ses articles trés
arriver en force. Il y avait Rohmer qui menait les tardivement, au pied du mur en quelque sorte. Avoir
débats, Truffaut, Rivette, quelquefois Chabrol... Un la pression pour écrire lui permettait de sortir des
jour, Truffaut est venu seul. Ca devait étre en 1954. phrases ou des dialogues meilleurs que s’ils avaient
APépoque, j’avais une voiture et je l’ai raccompagné été rédigés dans un certain confort.
sur la rive droite. Il vivait dans un petit hétel 3 Pigalle.
On a commencé 4 parler. Je lui avais indiqué un livre a veut dire que 'on peut considérer La Nuit américaine
de Richard Brooks, The Producer, que j'avais eu Poc- comme un film fidéle a la méthode de Truffaut ?
casion de lire en anglais. Deux ou trois semaines plus = Complétement. Le seul probléme de La Nuit amé-
tard, il m’a demandé de traduire un chapitre du livre ricaine, c’est qu’il montre le tournage d’un film en
pour les Cabiers. De fil en aiguille, je suis entré dans studio, Je vous présente Paméla, qui ne ressemble pas a
la revue qui était déja un lieu sacro-saint. ceux qu’il réalisait. Il m’a répondu qu’il voulait établir
une distinction trés nette entre ce qui relevait d'une
A répoque Truffaut étai il quelgu’un de secret ou se scéne du tournage, disons facon documentaire, et ce
confi vous ? qui relevait de la fiction. Ce qui est habile. Mais il
= Déja, sa vie était trés cloisonnée. Javais pris Phabi- prenait le risque qu’on lui reproche encore davantage
tude de ne jamais lui poser de questions sur sa vie pri- avoir basculé dans la qualité francaise.
vée. J'ai quitté tous les mecs des Cahiers en mai 1958
pour faire mon service militaire en Algérie. Pavais Revenons la période oil vous revenez d‘Algérie...
rencontré ma future femme, Lucette, sur le tournage = Quand je suis définitivement sorti de Parmée, c’était
du Beau Serge oi elle était a la fois maquilleuse et deja la période de reflux de la Nouvelle Vague, dont
d/CoRlcJWeaivuhn-éMtmrs,
CIDNAEHUSMR
le succ’s a duré deux ans, pas davantage. Trés vite, Jean-Marie Riviére femme,
lui dirait « Oui monsieur ». C’était4 peu pres
il y a eu l’interdiction du Petit Soldat de Godard, les__et Francois Truffaut tout. A la suite de ¢a, on a commencé A réfléchir 4 une
échecs successifs de Tirez sur le pianiste, La Peau dans Tire-au-flanc62 _ histoire avec une agence de détectives. Sur le papier,
douce ou encore des Bonnes Femmes de Chabrol. de Claude de Givray ca paraissait hautement improbable, mais comme
Truffaut m’avait dit : cest terrible de commencer sa__(1961). ‘Truffaut avait besoin de situations fortes qu’il avait
carriére par un film dont on pressent qu’il sera tou- tendance ensuite a adoucir,
on s’est lancés. On est allés
jours celui qui a eu le plus de succés. II pensait qu’il voir
le patron de agence Dubly,a la gare Saint-Lazare.
narriverait plus jamais 4 toucher les gens comme il Grace aux entretiens que nous faisions avec lui, nous
Pavait fait dans Les Quatre Cents Coups. Je regrette avons accumulé beaucoup de documentation. Quand
que Tirez sur le pianiste n’ait pas marché car c’était on remettait un travail a Truffaut, on essayait de le dra-
le film qui lui ressemblait sans doute le plus. Ce qui matiser un peu. Parfois,ildemandait qu’on lui montre
est aussi le cas d’un autre film qui n’a pas non plus les entretiens bruts, et il disait souvent qu’on gachait
tellement marché, Une belle fille comme moi. Dans la matiére. C’est vrai que les faits divers, quand on les
les deux, on voit bien son cété farceur, qu’il disait réécrit trop, on peut les gacher. Toute la séquence de
tenir
de son pére adoptif, Roland. D’ailleurs, pendant Baisers volés oi un client de Pagence devient fou de
longtemps, a chaque Noél, il nous offrait, a Godard rage quand il apprend que Phomme qu’il recherchait
et 4 moi, ’Almanach Vermot. A Godard, il disait que était marié et qui prend fin avec Parrivée du dentiste
était pour nourrir ses prochains dialogues. Dans les da cété, c’est authentique. Frangois était abonné au
Doinel, on trouve également un peu de sa fantaisie, journal Détective—ce qui choquait beaucoup Cathe-
moins présente dans ses autres films. rine Deneuve et il y piquait beaucoup de choses. Par
exemple, Phistoire du faux constat d’adultére dans
Parlons
de Baisers volés, au scénario duquel vous avez col- Phatel od Antoine Doinel est gardien de nuit, quand
laboré, en compagnie de Bernard Revon. le mari, plutdt que de casser tout dans la chambre,
» Truffaut nous avait demandé de travailler sur Bai- déchire furieusement les sous-vétements de sa femme,
sers volés car il aimait bien Pun des films que j'avais ca vient d’un article de Détective. Pour la premiére
réalisé, L'Amour ala chaine,un film sur la prostitution profession d’Antoine Doinel, veilleur de nuit dans un
écrit avec Bernard Revon. Quand ila voulu revenir sur hotel, je m’étais inspiré de Rohmer qui avait fait ca &
le personnage de Doinel, il nous a donc contactés. Au une époque, ce qui lui permettait d’écrire ses articles
début, il nous a donné trés peu d’indications. II nous la nuit. Avec Revon, on travaillait cing jours par se-
a dit que Doinel sortirait du service militaire, que le maine et on enchainait par une journée avec Truffaut.
film s’appellerait Baisers volés et qu'il y aurait une On lui racontait ce qu’on avait fait, il commentait
sine dans laquelle Jean-Pierre Léaud, séduit par une et ajoutait souvent des détails. Par exemple, il nous
72 TRUFFAUT AU TRAVAIL
avait raconté que le personnage de Claude Jade était J’accuse d’Abel Gance, mais il disait que ¢a n’avait
suivi. On trouvait que ¢a faisait beaucoup, en plus pas empéché la guerre. Il préférait les anars aux
de histoire de détectives. Mais il a tenu bon. Et, de militants qui deviennent trés vite des porte-paroles.
fait, ¢a lui a permis d’avoir une derniére scéne qui fait En revanche, il a été trés courageux de condamner la
décoller le film, de sortir de la simple anecdote ou Guerre d’Algérie et de signer le Manifeste des 121.Ce
de la tranche de vie. Professionnellement, on Paidait qui lui a valu notamment d’étre interdit de télévision
surtout a étre lui-méme. Son imagination fonctionnait pendant un temps. Plus tard, il a vendu La Cause du
@autant plus qu’on était en face de lui. Dans Baisers peuple avec Sartre et Beauvoir. Et puis, il a contribué
volés, et surtout dans Domicile conjugal, il y a une largement a interruption du Festival de Cannes en
facon espiégle de traiter des sujets sérieux. Au moment Mai 68. Il n’aimait pas beaucoup la politique, mais il
de Domicile conjugal, il nous racontait des histoires était partisan de Mendes France.
qui ressemblaient beaucoup 4 La Peau douce, mais
elles sont traitées sur un ton complétement différent, Pour terminer, parlons des projets non tournés par Truffaut,
voire opposé. Domicile conjugal a été une sorte de notamment ceux auxquels vous avez collaboré.
thérapie, car 4 ’époque il était en pleine déprime a la w= Ily acu L’Agence Magic, par exemple, un projet
suite de sa rupture avec Catherine Deneuve. Il y a des sur lequel Bernard Revon et moi avons travaillé, en
séquences assez bouleversantes comme celle ot Claude particulier pendant que Francois tournait dans Ren-
Jade raccompagne Jean-Pierre Léaud au taxi et qu’elle contres du troisiéme type. Pendant ce temps, Revon et
lui dit qu’elle aurait tellement aimé étre sa femme. moi travaillions 3 Paris sur le projet de L’Agence Magic
qui traitait de la tournée d’une troupe de music-hall
Est-ce que Domicile conjugal
a été plus difficile a écrire que en Afrique. II fallait que cette tournée soit un peu en
CILDANEHaUSMeR
Baisers volés ? danger. Avec Revon, nous allions a Pont-aux-Dames,
= Dans mon souvenir, on est allés assez vite. Cela dit, 4 la maison de retraite des artistes de variétés. On
ona refait des enquétes, notamment sur les violonistes venait avec notre magnétophone et on enregistrait les
(Claude Jade est violoniste) et sur les fleuristes (Jean- pensionnaires qui nous racontaient leurs histoires de
Pierre Léaud est fleuriste). Sinon, la cour de Pimmeuble, tournée. Autour de cette base d’anecdotes,
on construi-
est un peu en hommage au Crime
de monsieur Lange sait une histoire qui ne devait pas se résoudre a une
de Renoir. Le principal probléme de Truffaut, était chronique.
On s’était aussi inspiré de Phistoire de Pau-
a haine de l'information directe. Par exemple, dans line Dubuisson, dont Clouzot s’était servi pour La
Domicile conjugal, il fallait trouver comment Chris Vérité. My avait également une histoire avec sa mére
tine s’apergoit qu’Antoine la trompe. C’est Bernard qui rappelait Le Roman de Mildred Pierce. Donc, des
Revon qui a trouvé la solution, avec la scéne des pe- inspirations trés variées. Truffaut nous avait envoyé
tits mots d’amour qui jaillissent du bouquet de fleurs. une carte postale dans laquelle il nous disait qu’il allait
Pour convaincre Truffaut, qui était plutét sceptique sur prendre des acteurs pas connus, mais il nous deman-
cette idée,il avait prétendu que Jean-Christophe Averty dait d’écrire les personnages comme s’ls allaient étre
avait utilisé ce procédé pour faire passer des messages joués par Fredric March, Joan Crawford... Il voulait
@amour a sa maitresse. En réalité, Averty n’avait ja- prendre, par exemple, la mére de Jean-Pierre Léaud.
mais fait ca, mais
¢a a largement contribué a convaincre Ona fini par aboutir a un scénario qui a été vendu,
Truffaut de la pertinence de l’idée ! Pour la suite, Pidée plus tard,& Claude Berri. Mais le film n’a jamais été
était que Doinel revienne chez lui et trouve sa femme tourné. Truffaut avait réfléchi sur le projet et, finale-
déguisée en Japonaise. Mais Truffaut a ajouté le détail ment, plutét qu’en Afrique, il voulait situer action en
qui rehausse considérablement la scéne : la caméra se France, sous l’Occupation. II fallait attendre un peu
rapproche des yeux de Claude Jade
et on voitunelarme parce que c’était juste aprés Le Dernier Métro, mais
qui coule. Ca transforme une idée astucieuse en une il avait prévu de le tourner pas si longtemps apres.
grande scéne de cinéma d’oii surgit ’émotion. Comme Iln’en a malheureusement pas eu la possibilité. ¥¥
Baisers volés, Domicile conjugal parait un peu décalé Entretien réalisé par Thierry Jousse
par rapporta son époque. II faut dire que les références @ Paris, le 2 mars 2023.
ou les sources de Truffaut venaient souvent des romans
ou des films d’avant-guerre. L'Homme qui aimait les
A signaler, la femmes, auquel je n’ai pas du tout collaboré, avait un
parution chez cété Paul Morand, alors qu’on était
en plein féminisme.
Carlotta @un
livre d’entretien, A partir du milieu des années 1960, Godard cherche absolu-
Claude de Givray, ment a coincider avec lair du temps, voire a fanticiper, alors
LHomme qui que Truffaut c’est absolument I'inverse...
venait de la w Ah oui, Truffaut c’est le contraire. Par exemple, il a
‘Nouvelle Vague par refusé de participer au film collectif Loin du Vietnam.
Frédérique Topin. Il trouvait que ¢a ne servait a rien. Il aimait beaucoup
73
MONTER,
C'EST REECRIRE
Entretien avec
Martine Barraqué
ECIGDNALHUMRS
Quelles ont été les circonstances de votre rencontre avec qu’assistante expérimentée, avec Yann Dedet, dont
Francois Truffaut ? était le premier film en tant que chef monteur.
‘tait pour un court métrage autour du person- Cétait le souhait de Francois Truffaut pour Les
nage d’Antoine Doinel qui existe dans les archives Deux Anglaises.
des Films du Carrosse. Ce documentaire avait été
fait 4 base d’extraits des films de la série Doinel et de Vous avez commencé a travailler avec lui comme chef mon-
photos de tournage, il n’était pas destiné a étre diffusé ‘teuse a partir de L’‘Homme qui aimait
les femmes. Quel était,
commercialement. Il a servi a éviter 4 Frangois de se en général, fhumeur de Frangois Truffaut au montage ?
déplacer tout le temps, il le représentait en quelque = Pour L’Homme qui aimait les femmes, j’avais com-
sorte. Quand on lui demandait de venir pour pré- mencé le montage pendant le tournage, i Mont-
senter un film de la série Doinel quelque part dans le pellier. Disons qu’a Ia fin du tournage, j’avais un
monde, il envoyait ce court métrage a sa place, car il bout-a-bout du film que je pouvais montrer 4 Fran-
enavait assez de ce genre d’interventions et ne voulait cois. Il n’était ni nerveux, ni angoissé. Il ne venait
pas étre perpétuellement en voyage. Nous avions fait pas beaucoup au montage. Il ne choisissait pas les
le montage avec Serge Reznikoff qui fabriquait les prises, par exemple. I faisait confiance. En général,
films-annonces de Frangois. le premier montage était assez fidéle au scénario. Le
matériau était celui d’un tournage a l’américaine,
J'imagine que vous connaissiez déja bien son ciném: trés classique. On avait cette liberté de proposer
= Oui, je connaissais ses films. Je crois que c’était un premier montage. En général, Phistoire était la
en 1969. Marcel Berbert, ’administrateur des Films mais tout restait 4 faire. En projection, il ne disait
de Carrosse, avait demandé que la personne choisie pas un mot mais j’étais 4 cété de lui et il faisait
pour faire ce montage posséde une voiture. Ce qui beaucoup de gestes. C’était un spectacle a lui tout
était mon cas. Par conséquent, pendant la fabrica- seul ! Ensuite, la plupart du temps, la semaine qui
tion du petit film Doinel, je passais mon temps en suivait, nous refaisions une projection bobine par
voiture a transporter les albums de photo, les boites bobine. On s’arrétait, on allumait la lumiére et on
de films... A la fin des deux semaines, on s’est dit au discutait sur ce qui n’allait pas, sur ce qu’il fallait
revoir. En principe, Francois avait décidé de s’arréter changer. Je prenais des notes. C’était comme ga pour
deux ans pour écrire. Et, a la suite d’une histoire chaque bobine jusqu’a la fin du film. Deux semaines
@amour malheureuse qui s’est terminée trop tot, aprés environ, quand j’avais fait un certain nombre
il a finalement décidé de se jeter 4 fond dans un de modifications, on refaisait une projection. Et on
film. C’était Les Deux Anglaises. A automne 1969, faisait ca jusqu’au moment oii Francois décidait
alors que je travaillais avec Jean-Pierre Mocky sur que le montage image convenait. A ce moment, on
L’Albatros, je recois un coup de fil des Films du Car- commengait a faire des tests avec des musiques. La,
rosse. J’étais déja chef monteuse, mais je travaillais il venait a la salle de montage pour une séance sans
encore comme assistante. Pendant le rendez-vous, Georges Delerue. Pour les films que nous avons faits
Marcel Berbert m’a proposé de travailler, en tant avec les musiques de Maurice Jaubert, c’était 4 moi
74 TRUFFAUT AU TRAVAIL
de proposer les morceaux dés la copie de travail. Silver a été absolument formidable. Quand je pense
Et aprés, en fonction des longueurs, ¢’était adapté que Francois a fait boiter et a enlaidie cette belle
ou remixé, femme ! A partir de la, La Femme d’a citéa été assez
facile 4 monter. La musique de Georges Delerue était
Y avait-il beaucoup de prises, beaucoup de matériel pour splendide.
le montage ? Et est-ce qu'il y avait un peu d'improvisation
par rapport au scénario ? Est-ce que Truffaut restait attaché au moment du tournage
= Oui. Truffaut écrivait des dialogues pendant le lorsqu'll était au montage avec vous
?
tournage. Et parfois, il les faisait refaire en post-syn- = Comme je vous le disais, il ne faisait pas vraiment
chronisation. Quelquefois, la séquence dans le scé- le choix des prises. Ce qui ne Pempéchait pas de
nario était simplement décrite. Il fallait donc la conserver un souvenir trés précis de tel détail ou de
construire avec les dialogues, en fonction de ’acteur tel accident dans une prise. II était capable de me
ou Pactrice qui jouait la scéne. Il fallait que ce soit dire que la prise que j’avais montée n’était pas la
facile dans la bouche de Pacteur. Sans oublier les meilleure. A ce moment-la, je revisitais les rushs et
voix-off, notamment sur Les Deux Anglaises. je trouvais une autre prise dont il s’était souvenu.
Ctait surtout sur le jeu d’acteur que ¢a se jouait.
Dans ceuvre de Truffaut, ily a au moins deux types de films: Sinon, ce qu’il faisait réguliérement, c’était grossir
les films chorales comme La Nuit américaine, Le Dernier les plans
a la Truca.
Ce qui ne plaisait pas beaucoup
Métro ou méme L'‘Homme qui aimait les femmes et des films aux chefs opérateurs...
plus en ligne droite, comme La Chambre verte ou La Femme
d@ cété. Est-ce que le travail du montage changeait beau- Ce qui signifie que, pour Truffaut, le montage n‘était pas la
CILDANEHaUSMeR
coup selon le type de film sur lequel vous travailliez? ‘simple exécution mécanique du scénario
ou du découpage...
= Oui. Dans Le Dernier Métro, on a été obligés de = Chez Francois, chacune des étapes — scénario,
Truffaut écrivait des supprimer des personages. Le premier montage tournage, montage — était importante. A chaque
faisait 2h40, On I’a réduit 4 2 heures. Par exemple, fois, c’était occasion de travailler sur l’écriture, ou
dialogues pendant le on a beaucoup raccourci tout ce qui concernait le plutét, la réécriture du film.
tournage. Et parfois, marché noir. II y avait beaucoup de travail. Mais
était un travail intéressant parce que c’était tout le Etait-il sensible au succés de ses films ?
illes faisait
temps dans la perspective de resserrer, de rendre plus = Oui, autant plus qu’il était coproducteur de
refaire en post- passionnante cette vie de théatre, avec ce suspense tous ses films. Il avait été trés sensible au succes du
synchronisation. autour de cette femme, Marion (Catherine Deneuve), Dernier Métro. Je crois que c’est pour ce film, qui
qui quittait le théatre et qui revenait, jusqu’au mo- marchait trés fort, que nous avons eu une semaine
ment oit on découvre son secret. Pour [’ Homme qui de salaire supplémentaire en cadeau, a Noi. Il était
aimait les femmes, © était assez compliqué. Truffaut formidable, car en tant que personne qui s’est fait
m’avait donné une indication : chaque femme de- tout seul et quia toujours travaillé avec le méme
vient Pactrice principale. C’est une précision qui m’a administrateur de production, Marcel Berbert, il
bien rendu service et qui m’a guidée pour le montage. m’a eu de cesse, avec l’argent qui tombait dans son
escarcelle, de faire faire des copies neuves de tous
La voix-off de Charles Denner était-elle déja enregistrée au ses films. Il les rangeait dans le stock des Films du
début du montage ? Carrosse. II savait trés bien oi il allait.
w= J'ai enregistré la voix de Charles Denner pendant
Je tournage 4 Montpellier. II n’était pas content parce Lune des derniéres expériences que vous ayez connues
que ce n’était pas Truffaut qui le dirigeait. Pai eu avec Francois Truffaut, c’est le remontage des Deux An-
beau lui dire que ce n’était qu’une maquette qui glaises.
était la que pour rythmer le film au montage, il wm Les Deux Anglaises avait éé coupé, peu aprés la
était insatisfait. J’ai da le supplier mais il a tout de sortie du film, a la suite de son insuccés. Au bout de
méme fini par le faire. Cet enregistrement m’était trois jours de sortie, il a vu que les recettes ne sui-
indispensable.
Je ne pouvais pas travailler sans cette vaient pas. II ne voulait pas faire perdre d’argent au
maquette. distributeur. Il m’a appelé et m’a donné rendez-vous
a la salle de montage, rue de Ponthieu. Et la, on a
Et pour La Femme da cote? chargé une copie standard sur la moritone. II avait
= La, ctait tres simple. La voix-off de Véronique noté des coupes a faire et on a regardé si c’était pos-
Silver a été enregistrée assez tot, méme si elle n’était sible. On a fait une dizaine de coupes sur une copie
pas mentionnée dans le scénario. On a commencé et on a reproduit Popération dans les salles od était
A travailler sans la voix de Silver. Mais on a refait programmé le film. En 48 heures, le film avait éé
un tournage pour filmer les plans oi elle dit son charcuté et reproposé au public. Ca s’est passé pen-
texte face caméra. Ga a tout changé. Ga a crédibi- dant la deuxiéme semaine d’exploitation. Mais ca n’a
lisé chaque chose. Tout est devenu vrai. Véronique rien changé, le film n’a pas marché du tout. Pour le
75
27 nour Vo
remontage, plus de dix ans aprés, on est allés dans le
sens inverse. On a réenregistré une voix-off. Et on l’a
ensuite réduite, car elle était parfois redondante avec
les images. Il y avait des pléonasmes. La réduction FRANCOIS TRUFFAUT
Ma Au feaps,
manesque. Ona laissé plus de place 4 la musique de
Georges Delerue. Avec Jacques Maumont, le mixeur,
nous étions satisfaits de cette nouvelle version, qui a
po AY
hay to fe, br Wear
‘odin Lh pon_ lt& nou on pe
ailleurs mieux marché que la premiére.
eupae
= Bien stir. Il y avait des gens en qui il avait entiére
confiance. Principalement, Claude de Givray et Jean
rte enrTeut
Aurel, les deux piliers pour ce genre de projection.
Aurel était souvent excessif. Il disait par exemple :
« Ce film sera formidable si tu coupes la premisre
bobine » ! Heureusement, Truffaut ne suivait pas ce
genre de conseil. Ga le faisait rire. Aurel et de Givray
disaient souvent des choses trés intéressantes mais
qui ne correspondaient pas obligatoirement au désir
CI1@EDNAHeaQUMRS
de Francois. Mais il en tenait parfois compte. Ce
que l'on n’a jamais assez souligné, c’est combien la
musique était importante dans les films de Frangois.
Notamment La Nuit américaine. Quand ona fait
la projection du premier montage du film, c’était
un énorme magma de pellicule, dans tous les sens,
trés difficile a suivre. A ce stade, la sinuosité du récit
m’était pas favorable au film. Avec Yann Dedet, nous
étions franchement perplexes. Frangois et les autres
sont partis sans nous dire un mot. On est retournés
4 la salle de montage et on s'est demandé & quelle
sauce on allait étre mangés. Finalement, nous avons
recu une lettre trés gentille de Truffaut qui nous fé-
licitait pour le travail et qui nous proposait de nous © Colette Delerue
DES SOLUTIONS
TRES CLAIRES
par
Nestor Almendros
CILDANEHaUSMeR
i je suis venu en France, c’est un peu A cause de faire des plans de coupe, il préférait prendre le
de Truffaut, dont le film Les Quatre Cents risque et, éventuellement, si le plan ne lui plaisait pas
Coups, que j’avais vu alors que j’habitais en- en projection, retourner carrément la scéne. Trés sou-
core 4 La Havane, m’avait ébloui.A Pépoque, vent, il utilisait la technique de Frank Capra : il faisait
javais méme pris un petit risque en votant pour Les chronométrer la prise et, si elle faisait vingt secondes,
Quatre Cents Coups contre La Ballade du soldat il disait « maintenant, faisons-la en dix secondes »,
lors de Pélection du meilleur film de Pannée, car alors les acteurs parlaient comme des mitraillettes et
était un vote 4 main levée donc dangereux. Plus était parfois cette prise-la qu’il gardait. Mais aupa-
tard, en France, quand il m’a appelé pour faire L’En- ravant il s’assurait toujours d’avoir une bonne prise
fant sauvage, parce qu'il avait aimé mon travail dans a vitesse normale.
Ma nuit chez Maud, je n’osais pas y croire, pour Ilavait un probléme d’ouie,
il n’arrivait pas 4 sépa-
moi c’%était un dieu de POlympe a qui je n’aurais rer les sons,
un peu comme un micro non directionnel.
jamais osé parler. Or, sur un tournage il y a beaucoup de monde qui
A Pépoque, j’avais travaillé avec Rohmer, Barbet parle, du bruit, et, du fait qu'il n’aimait pas faire ré-
Schroeder et Roger Corman, done plutét avec la ca- gner la terreur sur le plateau en criant « silence », il se
méra sur pied et en découpant les scénes. Avec Fran- fatiguait beaucoup. Aussi travaillait-il intensément et
ois, j’ai découvert le travail en plans-séquences avec la de facon trés organisée mais trés peu d’heures par jour.
caméra qui se déplace, ce qui relevait sans doute chez, Au bout de six heures de tournage, il disait « la journée
lui d'un héritage bazinien : le souci une action qui est finie », il n’avait pas une résistance physique trés
est respectée dans le temps et dans lespace. Pour moi, grande, Comme ces plans-séquences étaient trés longs
était trés difficile parce que je n’avais presque jamais 4 préparer, il nous semblait avoir peu tourné a la fin
fait de travelling et au cadre ; dans un film de Francois, de la journée, mais ce n’était qu’une impression : ces
est un peu comme jouer au flipper : vous perdez un plans-séquences étaient trés longs, on avait un temps
personage, vous en rattrapez un autre pendant que utile normal. Il n’aimait pas travailler la nuit et on
la caméra elle-méme se déplace. Ses plans-séquences tournait tous les plans de nuit le jour, en faisant Pobs-
sont trés élaborés, on mettait parfois toute une journée curité avec les baches.
4 les mettre en place, mais en fait c’était une économie (..-)
de temps par rapport 4 un tournage plus morcelé et Nous avons beaucoup travaillé ensemble sur la
il y avait moins de montage. Frangois évitait de « se couleur, et li je crois que je l’ai aidé 4 modifier sa
couvrir ». Le drame des plans-séquences c’est le ti- conception. Au départ, il était contre la couleur mais,
ming : si le rythme n’est pas bon, il n’y a plus rien a grace au travail qu’on a fait avec Kohut-Svelko, il
faire pour rattraper ¢a au montage. Mais il refusait est devenu plus tolérant, on lui a prouvé, a partir des
77
Pimage devenait granuleuse. Je lui disais toujours que Quand on travaillait sur un film, il faisait constam-
ce reméde était pire que le mal. Quand un regard ne ment référence a des films qu’il aimait. Je crois qu’une
lui paraissait pas assez long, il figeait le plan durant des raisons principales pour lesquelles il a beaucoup
quelques secondes, ca devenait parfois carrément une travaillé avec moi, c’est que je suis trés cinéphile et,
photo fixe. C’était notre seul point de friction. chaque fois qu’il faisait une référence, je Pappréciais
Inavait pas cet orgueil qui pousse certains cinéastes et je pouvais en parler avec lui. Pendant
la préparation
A refuser les propositions qui ne viennent pas d’eux. Si un film, on se faisait des projections privées, Cette
était une bonne idée, il Pacceptait immédiatement, sacrée vérité de Leo McCarey pour Domicile conju-
et il vous en félicitait. Chacun avait impression de gal, Miracle en Alabama pour L’Enfant sauvage, La
participer, et voir qu’il appréciait cette aide faisait Splendeur des Amberson pour Adéle H. Il avait un
partie du plaisir de travailler avec lui. Je me souviens projecteur 16 mm et, quand on était en tournage en
du tournage de la scéne, dans Les Deux Anglaises, ott province, tous les samedis, il projetait un film pour
Muriel revient en France et retrouve Léaud sur le quai, Péquipe. Pour la lumiéte, il aimait surtout les clas-
aprés une longue séparation. Il Pattend, il descend du siques. Je m’apercois aujourd’hui qu’involontaire-
bateau et ils se voient. Le soleil tombait de telle fagon ment je lui vole beaucoup d’idées dans mon travail
qu’en se reflétant dans Peau il faisait des vagues de avec les autres cinéastes. J'apporte souvent aux Amé-
lumiére sur la coque du bateau. Jai dit Frangois: ricains, des solutions trés rapides et trés claires qui
« Regardez comme ce serait beau si on pouvait les viennent de lui.
faire se rencontrer devant ces vibrations de lumiére »,
ila dit: « Allons-y vite, il faut le faire. » On a tourné Cahiers du cinéma Hors-série
et ensuite au montage il a éliminé le dialogue, il a mis «Le Roman de Francois Truffaut »,
CILDANEHaUSMeR
seulement la musique de Delerue. II m’a dit : « Quand décembre 1984.
eMKe
79
L'EXTASE
MUSICALE
Delerue donnent corps et vie aux sentiments tour-
mentés qui traversent ces films sans pour autant les
par paraphraser ou les illustrer. La musique est ici la subs-
ECIGDNALHUMRS
Delerue pour Truffaut. Etsi la relation entre les deux
hommes a été finalement intermittente, le lien entre
eux ne s’est jamais rompu, au point que Delerue est
oins directement mélomane que ses cama- généralement considéré comme le musicien truffal-
rades de la Nouvelle Vague, Truffaut atta- dien par excellence.
chait cependant une grande importance A la Trois autres grands compositeurs ont pourtant
musique de ses films. Pour son premier long jalonné le parcours de Francois Truffaut. Le premier,
métrage, Les Quatre Cents Coups, le jeune cinéaste est Bernard Herrmann que le cinéaste vénére et qu’il
avait choisi délibérément un compositeur
peu familier engage, au milieu des années 1960, pour son unique
du cinéma, Jean Constantin, car il voulait un auteur film en langue anglaise, Fahrenheit 451. Comme la
de chansons. Si la partition de Constantin est restée photo écarlate de Nicholas Roeg, la partition d’Her- Les themes
dans les mémoires, Truffaut n’en était pourtant pas rmann participe activement d’une stylisation inha-
vibrants de
satisfait. I] la trouvait trop littérale. Pour son deu- bituelle chez Truffaut. Le theme rythmique dédié
xiéme film, Tirez sur le pianiste, il cherche donc un aux pompiers pyromanes et celui, d’un romantisme Delerue
nouveau partenaire. Aprés avoir essuyé plusieurs exacerbé, qui orchestre la rencontre entre Clarisse donnent corps
refus, liés semble-t-il 4 la bizarrerie du film, il finit (Julie Christie) et Montag (Oskar Werner) mettent
par rencontrer Georges Delerue, encore trés peu ex- littéralement a feu un film guetté par la froideur et et vie aux
périmenté a cette époque, qui accepte la commande. la tentation du story-board. Dans La mariée était sentiments
Le résultat de cette premiére collaboration est une en noir, deuxiéme collaboration entre Herrmann et
tourmentés qui
totale réussite qui convainc Truffaut de faire un bout Truffaut, ambiance est plus hitchockienne, mais,
de chemin avec celui qui va devenir son composi- curieusement,
alors méme que le cinéaste francais est traversent ces
teur de prédilection. Le théme principal de Tirez sur allé chercher le compositeur américain, en référence
films sans pour
le pianiste, une ritournelle volontairement boiteuse directe 4 Pauteur de Vertigo, la greffe ne prend pas
jouée sur un piano subtilement désaccordé, dégage un totalement. Leur histoire commune s’arréte 1A, lais- autantles
charme saugrenu, entétant et mélancolique, qui sied sant a Pun et 4 l'autre un arriére-goiit de frustration. paraphraser ou
parfaitement 4 Charlie Kohler (Charles Aznavour), Plutét que de revenir a Delerue, trés occupé A cette
personnage timide et profondément blessé. époque, Truffaut se tourne alors vers un compositeur
les illustrer.
A partir de la, la relation entre Truffaut et Delerue qui a gagné ses galons de grand moderne auprés de
devient Pune des colonnes vertébrales @’une filmogra- Godard, avec sa mythique partition de Pierrot le Fou,
phie beaucoup plus musicale qu’on pourrait le croire. Antoine Duhamel. Méme s’ils ont fait quatre films
Le tempérament lyrique du compositeur s’*épanouit ensemble — Baisers volés, La Siréne du Mississipi,
particuligrement
dans les films amoureux du cinéaste. L’Enfant sauvage (oii le compositeur adapte superbe-
De Jules et Jim a La Femme d’a coté,en passant par La ment Vivaldi), Domicile conjugal -, les malentendus
Peau douce ou Les Deux Anglaises, Georges Delerue s’accumulent vite entre les deux hommes. Truffaut
atracé une ligne mélodique douloureuse, passionnelle, rest pas un moderne, et Duhamel lui en veut de ne pas
parfois violente, qui incarne, dans une forme d’extase, apprécier les dissonances. Contrairement Delerue,
Pépanouissement de la souffrance amoureuse chére il introduit toujours une forme de distanciation, ce
aux personnages de Truffaut. Les thémes vibrants de quine plait pas forcément 4 Truffaut. Leur plus belle
réussite demeure La Siréne du Mississipi, car, dans histoires obsessionnelles et fétichistes. Cette exhu- 4 Avec Georges Delerue
ce film d’amour fou brilant et glacé la fois, la mu- mation spectrale, qui fait directement écho au récit sur le tournage du
sique introduit un lyrisme un peu tordu, étrange, qui morbide de La Chambre verte, est le geste souverain Dernier Métro (1980).
structure magnifiquement ce récit en forme de réve @un homme qui croit profondément aux fantémes.
ou, plutét, de cauchemar. Comme une preuve ultime que la musique, pour Truf-
Reste Maurice Jaubert, musicien disparu en 1940, faut, n’était pas un accessoire mais, tout au contraire,
que Francois Truffaut ressuscite dans la seconde moi- le code secret d’un art plus mystérieux qu’on pourrait
tié des années 1970. C’est par la lecture d’un ou- le croire.
vrage que le musicologue Frangois Porcile consacre
au compositeur de Jean Vigo, Marcel Carné ou Julien
Duvivier, que Truffaut redécouvre ce grand pionnier
d'un son francais, par opposition au son hollywoo-
dien.
A partir de L’Histoire d’Adéle H, et jusqu’a La
Chambre verte, le cinéaste puise dans 'ceuvre impres-
sionniste de Maurice Jaubert pour accompagner ces
voyace A
LOS ANGELES
{svi mtn ante
LA VOIE TRENET
Philippe
Katerine
CILDANEHaUSMeR
Le chanteur et acteur Vous souvenez-vous de la premiére fois ol vous avez vu un
film de Frangois Truffaut?
Philippe Katerine a = Cétait a l’adolescence, en seconde, une année assez
difficile pour moi parce que j’étais en internat dans
souvent déclaré que une école catholique ott ;’étais une sorte de bouc
émissaire. J'en jouissais parfois, mais ¢’était quand
la Nouvelle Vague méme un peu cruel, En fin année, j’ai vu deux films
marquants au ciné-club des curés : Un été 42, puis,
source d’inspiration. Pune micro-société qui s’entend bien parce que tout
Je monde sait quoi faire au bon moment, avec cha-
avant tout la part été une lumiére dans la nuit, une porte ouverte vers
un ailleurs 4 vivre.
La balance
et le lien
a L’Enfant sauvage ou L’Argent de poche —le Doinel
Wavant Les Quatre Cents Coups — ou a La Nuit
américaine ou aux Deux Anglaises, Léaud aidant.
‘Méme si elle céde a la facilité, je ne suis pas contre
une démarche semblable. Elle est peut-étre indispen-
sable. Mais il y a tellement de similarités qui vous
tendent la perche... Alors on s’arréte la, et on oublie
le reste, Pessentiel. Aprés tout, si Truffaut intitulait
par Luc Moullet son premier article sur Hitchcock « Un trousseau de
CILDANEHaUSMeR
fausses clés »,c’est parce qu’il savait trés bien qu’avec
tant de points communs on pouvait aussi bien aboutir
CAHIERS DU CINEMA N°410, JUILLET-AOUT 1988
au pire.
« Auteur sans doute, mais de quoi ? », disait Bazin.
Boutade 4 mettre en exergue sur les films de Zeffirelli,
Cavani, RobbeGrillet, David Hamilton, Peckinpah,
THEMATIQUE Vadim, Petri, Ken Russell, Magni, Albicocco, Moguy,
Quand on examine Pceuvre de Truffaut, on courtun et j’en passe.
gros risque, celui de se laisser happer par les constantes Un exemple : la littérature truffaldienne évoque
thématiques et psychologiques, de les énumérer, de les souvent le theme du double, la présence des miroirs.
rechercher sans ce: Javoue que je ne m’en étais pas rendu compte
a la pro-
‘Ceest que tout invite a cette démarche. Truffaut fut jection.
A la réflexion, cela me parait tout
4 fait évident.
le premier critique A répertorier systématiquement les Mais ca ne méne pas trés loin. Si je ne m’en suis pas
points communs dans les divers films d’un cinéaste apergu ala vision des films, c’est que ces constantes ne
quill défendait. Il s’agissait alors de prouver, dans les fonctionnent pas bien, trop empruntées qu’elles sont a
années 1954-57, que des metteurs en scéne comme Pextérieur, je veux dire aux maitres Hitchcock, Ophuls
Hitchcock, Aldrich, Ophuls ou Nicholas Ray étaient ou Sirk. Peut-étre parce qu’il n’y a pas de résonances
aussi des auteurs de films, ce que beaucoup niaient. morales au sens hitchcockien : innocent double du
Et ce catalogue apportait des preuves irréfutables, coupable, cela reléve d’une autre idéologie que celle
mieux que tout autre approche. Normal donc que, de Truffaut, oi il n’y a ni innocent ni coupable, ni bon
pour parler de Truffaut cinéaste, on adopte un vieux niméchant. Peut-étre parce qu’il n’y a pas d’existence
principe imaginé par Truffaut critique. Mais c’est un plastique du miroir chez ce cinéaste qui tend 4 faire
peu de la tautologie : comment supposer un seul ins- Pimpasse sur la plastique.
tant que le champion de la politique des auteurs aurait
pune pas étre lui-méme
un auteur ? Tautologie et ana- MOMENTS FORTS
chronisme : découvrir Pauteur
a travers les standards Tout film de Truffaut contient un ou plusieurs
hollywoodiens des forties ou des fifties constituait un moments (différents selon la sensibilité du spec-
travail d’enquéte insolite et justifié. Chercher Pau- tateur) qui laissent un souvenir précis, marquant
teur parmi les films francais indépendants des années et ineffagable, méme au bout de vingt ou vingt-
soixante ou soixante-dix, c'est un peu comme si on. cing ans. Seuls échappent peut-étre a cette loi Les
se mettait a chercher des Noirs chez les Africains... Deux Anglaises', un cas, un météore dans Poeuvre
Par-dessus le marché, les choix de Truffaut encou- de Truffaut, et Une belle fille comme moi. Deux
ragent ce travail : cing de ses films reprennent le méme films consécutifs, ce n’est pas un hasard : faut-il y
personage central (et le méme interpréte) : continuité voir une trés bréve influence de la modernité apres
que l’on ne découvre chez aucun autre cinéaste, sauf 68 ? Quoi qu’ en soit, aprés Pinsuccés relatif de
bien sir chez les comiques. Et ’on pourrait méme, 1. Encore que ces deux films, Truffaut allait revenir définitivement
avec quelque complaisance, étendre cette constance la tache de sang... A cette pratique du moment fort.
85
eMKe
CI1@EDNAHeaQUMRS
Cette présence du climax est une caractéristique du cercueil et crie sa révolte contre l’Eglise qui assure,
de plus en plus rare aujourd’hui (sauf encore chez les a bon compte, la supériorité de autre monde. Ici, le
comiques, et Truffaut fait rire). point fort est a la fois dans le texte, dans le jeu et dans
Difficile d’en trouver chez Duras, Bene, Rocha, la situation.
Rivette, Jancso, Fassbinder, De Oliveira, Straub, Ber- Tout film Car, le plus souvent, le climax est fondé sur la si-
tolucci, Satyajit Ray. Chez eux, c’est une impression de Truffaut tuation, Pidée de la scéne : L’Homme qui aimait les
générale qui ressort, le tout et non la partie. Encore femmes est tué par un double accident du travail :
un trait qui rattache Truffaut aux anciens,
et l’éloigne
contient un renversé par une auto en voulant rejoindre une belle
des modernes. Aujourd’hui, les films dont on se rap- ou plusieurs femme sur le trottoir d’en face, il rompt le fil de sa
pelle surtout une séquence sont des ouvrages ratés perfusion quand il se penche pour caresser ’infirmiére.
moments
ou de faible envergure. Les films intéressants tendent Le meurtrier de Vivement dimanche ! se trahit lorsqu’il
A étre difficiles & appréhender, & glisser sous l’effort (différents allume une deuxiéme cigarette alors qu’il en a déja
analyse comme une anguille sous la main. selon la une a la bouche. Il y a Pactrice qui accepte de tourner
Il peut s’agir d’une phrase de dialogue ou d’une seulement si on lui sert au petit déjeuner du beurre
courte suite de mots, Penfant qui invoque la mort sensibilité du en motte, que le régisseur obtiendra hypocritement
imaginaire de sa mére pour justifier un retard en classe spectateur) en mélangeant le contenu de plusieurs paquets clos,
(Les Quatre Cents Coups), le « Oui, Monsieur » de Pouverture de la porte ratée de Valentina Cortese (La
qui laissent
Pemployé a sa patronne que celle-ci interpréte a juste Nuit américaine).
titre comme une déclaration d’amour ou la répétition, un souvenir Parfois, c’est anecdote insolite tirée d’un fait-di-
trente fois de suite, de son nom devant la glace par vers : Nelly Benedetti s’en va tuer son mari dans un
précis,
Antoine (Baisers volés). restaurant contemporain en tirant un coup d’une
Ilya la convergence avec le cinéma frangais de Marquant et énorme carabine (La Peau douce).
dialoguiste des années 1930-1950, mais, chez Truffaut, ineffagable, Le climax sentimental est fréquent : aprés des
Je mot d’auteur n’a pas un caractére qualificatif, ac- années, Ardant retrouve Depardieu, marié ailleurs
cessoire ou gratuit comme les trop célébres « Bizarre,
méme au bout comme elle, dans un contexte adultérin et banal trés
bizarre » de Jouvet ou « Atmosphere, atmosphere » de vingt ou 1980 (un parking souterrain), mais lorsqu’il ’em-
’Arletty. IIs’agit d’une explosion rapide, insolite, pa brasse, elle s’évanouit dans le plus pur style roman-
vingt-cing ans.
radoxale, provocatrice, et qui, bien souvent, change le tique (La Femme d’a cété). Si le gamin de 1 ans va
cours de [histoire racontée. toujours chez son copain, ce n’est pas pour le copain,
Laspect ponctuel et littéraire de ces points forts mais pour la mére du copain, dont il est amoureux
explique en partie le succés de ces films auprés du (L’Argent de poche). Pisier (L'Amour
a vingt ans) fait
spectateur
et de la critique : ily a 1a une preuve évidente glisser lentement l’amour de Léaud vers une relation
de talent, facile 4 communiquer a autrui. frére-sceur, alors quelle flirte ailleurs ouvertement,
On pourrait y rattacher la tirade initiale de La situation ambigué inconnue au cinéma ott l’on doit ab-
Chambre verte, ou Pacteur Truffaut tourne autour solument ou s’aimer, ou se facher. La femme décourage
86 REGARD
et terrifie le séducteur de trottoir en exposant criiment tout aurait trés bien pu marcher. Chaque fois, Truf-
la réalité des faits sexuels (La Peau douce). Devant la faut réussit 4 nous surprendre. Il désamorce la scéne,
cour allusive de Menez, Nathalie Baye dit oui carré- évite le lieu commun attendu par le spectateur, tout
ment tout de suite, et met homme au défi de passer en gardant tous les avantages de la situation, exploités
aux actes, renversant encore une fois la vapeur (La jusque-Ia a fond. Parti pris louable 4 une époque ot
Nuit américaine). Et j'ai encore une bonne vingtaine le spectateur a souvent cent longueurs d’avance sur
@exemples en réserve. la suite de Phistoire.
Le point fort, surtout lorsqu’il est anecdotique, tire Labsence de surprise est dailleurs la raison de
sa puissance de son cété genuine. C'est si insolite, si Téchec que constitue 4 mon sens Fabrenheit 451.On
saugrenu qu’on ne pourrait pas Pinventer. C’est for- avait lu le livre, ou on savait qu’il s’agissait d’une va-
cément vrai. Il est donc trés en situation dans La Nuit riante de 1984. C’est le méme principe, original certes,
américaine, oii le spectateur a tendance A assimiler 4 mais répété du début jusqu’a la fin, avec les bons et
une réalité incontestable histoire du tournage, parce Jes méchants. Et par-dessus le marché, la publication
qu'elle se démarque trés nettement du film tourné, Je du journal de tournage avant la sortie supprimait,
vous présente Pamela, fiction tres évidente. Nouvelle pour un certain nombre de spectateurs, les quelques
forme d’une impression de réalité accentuée, bien que inconnues restantes. Déception aussi coutumiére de-
totalement démentie par la réflexion. vant des films trop longtemps miris, et éclos trop tard
Le point fort est presque toujours comique, sauf (The Big Red One, La Faute de labbé Mouret, etc.).
exceptionnellement, lorsque la situation est par trop Ce goiit du paradoxe, ce désir de faire le contraire
Avec Fritz Lang, dramatique : ainsi, les deux ures funéraires (Jules et de ce que font les autres, est A rapprocher dun tra-
Jim), seuls restes dérisoires des deux héros, avec la vail et d'une vie en contradiction, en bascule per-
chaque plan répond
CILDANEHaUSMeR
présence d’une seule personne la cérémonie. Avant, manente. C’est ce jeu de balance qui rend Pceuvre si
ala question « le cinéma, lorsqu’il filmait l’enterrement final de ses « vivante », si inattendue, et lui donne sa force, loin
comment ? », les protagonistes, prenait bien soin de montrer un grand et de tous les sectarismes. Truffaut réagit chaque fois
lourd cercueil, et, si possible, une grande foule. Encore contre ce que font les autres, et contre ce que lui-
hommes aiment un climax @’opposition a la tradition filmique. méme faisait le moment d’avant. Les contradictions
les femmes, qui les Le moment fort existe rarement plus de trois ou sont nombreuses...
quatre fois dans un méme film. Au-dela, il perd de Ce cinéaste classique, qui a toujours pris soin
aiment en retour, la
son efficacité. Il est omniprésent dans Tirez sur le pia- détablir une distance protectrice entre son ceuvre
terre est ronde et niste (la progression de la main d’Aznavour sur le et lui, entre le publicet le privé, qui a toujours éliminé
méme elle tourne, corps de Marie Dubois, sur celui de Michéle Mercier, le « je » dans ses films, se met soudain a tenir le réle
la chanson de Lapointe, la grand-mére qui meurt, le principal de L’Enfant sauvage et de La Chambre
deux et deux suicide de Nicole Berger, etc.), et ce grace a Phété- verte. Ce perfectionniste maniaque, qui refait dix
immanquablement rogénéité des faits. Cette permanence crée une géne, fois ses scénarios, passe six mois sur ses montages,
un refus d’acceptation de la réalité montrée, et, dans qu'il modifie parfois cing ou dix ans aprés la sortie
font quatre.
un deuxiéme temps, une accoutumance dangereuse et du film, fonde ses tournages sur la matiére la moins
réductrice. Aprés le Pianiste, les moments forts seront malléable qui soit, je veux dire qu’il tourne souvent
plus intégrés, mieux répartis 4 travers une narration avec des enfants.
coulée, placés aprés qu’on ait eu le temps de s’adapter Critique, il défend avec ’emportement d’un fana-
au film, et de P’accepter. tique des films qui (sauf ceux de Gance et Welles)
étaient tout le contraire : des chefs-d’ceuvre a Pap-
LE PARADOXE parence modeste, fondés sur la rigueur, la mesure et
On Pa vu, il caractérise trés souvent le climax. la discrétion, au premier chef Le Carrosse d’or, tout
Un des rares points communs avec Godard. C’est la Resnais, tout Hawks, Voyage en Italie, et méme—en un
femme qui prend initiative. Ou cest Léaud qui ap- certain sens — Hitchcock, caché derriére ses étiquettes
pelle Delphine Seyrig « Monsieur » (paradoxe auquel (policier-humour). D’oit aussi un non-paradoxe 1a ott
<mUpSonPlbs©MeiacKutr2)y
s’ajoutera celui, flamboyant,
du couple Léaud-Seyrig).. on en voit souvent un : pas étonnant qu'il fasse, lui
Cest Parrestation d’Antoine, non pas lorsqu’il vole la aussi, comme ses maitres, des films d’apparence mo-
machine A écrire — comme P’aurait imaginé n’importe deste et conformiste.
quel cinéaste — mais lorsqu’il la rapporte (Les Quatre Critique, il dénonce les tics de P’intelligentzia athée,
Cents Coups). Lhomme qui aimait les femmes réussit et célébre un art hérité du passé, fondé sur une es-
A trouver, au terme d’une enquéte démentielle, adresse thétique traditionnelle et sur le christianisme. Réa-
de la belle fille vue un instant. Celle-ci, au téléphone, lisateur, il défend la morale des sens contre celle des
ne parait pas insensible 4 la démarche de Phomme, et conventions, dans un esprit agnostique respectueux
ons’attend, lors de leur rencontre, a la scene a faire, la du dérisoire humain (Jules et Jim), et s’éléve contre le
lecon de séduction type. Patatras, homme découvre mirage de autre monde chrétien (La Chambre verte)
qu'il aerreur sur
la personne,ets’en vaen s’excusant avec une vigueur bien plus énergique que celle du Jean
alors que Pattitude de la femme nous laisse penser que ‘Aurenche tant décrié par lui naguére.
n-o«irD,eUgaubchl&fdtmoi,sVenvhau:dLCcmbr!Biste,Evonlféa.ugL'Hmeqiatlsf,L'HioredAél.amiten
88
Ka
Michael Lonsdale
dans La mariée était
CDAIHNEUMRS
en noir (1968). Quelle ligne brisée entre le détracteur du cinéma verbaux : « Merci pour ce frugal repas »). Mais le
« humanoprogressiste » d’aprés-guerre et le signataire film ne fonctionne pas. C’est une suite de perles sans
du « Manifeste des 121 », que beaucoup de gens de lien entre elles, un recueil de scénes intéressantes que
gauche n’osérent méme pas signer, entre le militant ‘Truffaut n’avait pas réussi a placer dans ses précédents
pro-Langlois, contre Cannes en mai 68, le vendeur films. II ne fonctionne pas parce que Truffaut n’a pas
de La Cause du Peuple, et celui qui fait gifler Bernard utilisé
son arme maitresse, la narration.
Pas Phistoire
Granger coupable de déserter le théatre pour rejoindre principale, pas de vrai fil conducteur. Comme tous les
la Résistance (Le Dernier Métro) ou qui imagine les échecs, L’Argent de poche, est, a contrario, plus révé-
deux seuls vrais méchants de toute son ceuvre (Richard lateur
de Part de son auteur
que ses réussites parfaites.
Daxiat dans Le Dernier Métro et Lonsdale dans La A Popposé, prenons un film essenticllement bati
mariée était en noir) avec Papparence den; wagés po- sur le talent du conteur, mais sans point fort, Une
litiques ? belle fille comme moi. Il tient magnifiquement. Is’agit
Limage que Truffaut donnait de lui-méme était-elle d'une suite vertigineuse de coups de théatre, de coups
une image trompeuse destinée a créer une légende, de téte des personnages, absolument invraisemblable
ouy at-il eu évolution — comme on est en droit de le — mais on n’a pas le temps de s’en apercevoir — et
dire pour Godard et Chabrol—ou y a-t-il dichotomie ans aucun souci de psychologie. Caractéristiques
aturelle entre le critique, attentif a ce qui s’est fait,et le
créateur, amené normalement
a créer quelque chose de
différent de ce qu’ont fait ses maitres ? J'avoue hésiter
encore entre la deuxiéme et la troisi¢me option. Je taisie trés Rive gauche a la Queneau-Vian-Audiberti
suis tenté de dire que, chez Truffaut, il faut se référer qui se superpose au monde plus structuré du polar
4 une logique instinctive fondée sur le moment précis américain de Goodis, Farrell ou Williams. Encore un
de action,
et dont il sera question plus loin. jeu de balance. Le film fonctionne merveilleusement
sur la vitesse, la narration, mais c’est un travail de
funambule, car il ne repose sur rien. Je m’en suis bien
existence de moments forts est la caractéristique la apergu le jour oii, 3 la télé, ’ai vu une sone du film
plus évidente chez Truffaut. Est-elle la marque la plus isolée de son contexte. Elle m’est apparue totalement
éclatante de son art ? Il convient la d’étre plus nuancé. gratuite, morbide, voyeuriste, abjecte. Trés évidem-
Dans L’Argent de poche, les points forts existent ment, c’est le lien entre les éléments qui fonde l’art de
(sentimentaux : le gosse aime la mére du copain ; anec ‘Truffaut, et non les éléments eux-mémes. On peut dire
dotiques : le bébé tombe du 6° étage sans se blesse a peu prés la méme chose de Vivement dimanche !, oi
manque étonnamment un élément essentiel dans une et Antoine Doinel alors qu’elle ne résiste pas & un
ceuvre supposée si respectueuse des personnages : on examen a froid.
ne comprend pas pourquoi la secrétaire tombe amou-
reuse de son patron. On peut supposer qu’il y a chez LE DERNIER CONTEUR
elle un c6té maternel, un c6té protecteur vis-a-vis de Lien, donc narration, mais pas narration tradition-
Phomme en péril. On peut le supposes, mais le film ne nelle. IT y a quelques grands narrateurs au cinéma,
nous laisse aucun indice permettant de le dire. Il y a Griffith, Ford, Pagnol, Mankiewicz, Fassbinder. Ce
certes une explication a ce manque caractérisé : Trinti- qui faisait qu’aprés la mort de Fassbinder (qu'il admi-
gnant, petit, timide, maladroit, représente évidemment rait), Truffaut était le dernier conteur. Plus personne
Truffaut. Et la description des motivations de Fanny aujourd’hui.
La fin ’une époque. Comencini, Brocka,
Ardant face a Trintignant-Truffaut eut constitué une Cronenberg, Rohmer se servent bien de la narration
intrusion impudique dans la vie privée qui aurait géné mais elle est moins importante chez eux que la chose
la modestie de Truffaut. contée. Reste Chabrol, en principe. Mais il n’utilise
ly a une autre raison plus générale : le film n’est pas ses dons de conteur dans Les Magiciens, ni dans
pas fait li-dessus. Et l'on s’apergoit que ce cinéaste Folies bourgevises, ni dans Alice, ni dans Les Liens
narratif et conformiste en apparence travaille contre du sang, ni dans Le Cheval d’orgueil...
la psychologie ou sans se soucier delle, alors que Pon Les grands narrateurs fondent leur art sur une cer-
associe fréquemment narration, psychologie, classi- taine facon de prendre leur temps, et, souvent, sur la
cisme et réalisme. durée, trés au-dessus de la moyenne. Avec Naissance
Pourquoi homme qui aimait les femmes aimait-il d'une nation, Intolérance, Les Deux Orphelines, La
ECIGDNALHUMRS
tant les femmes ? Il y a bien une courte référence ala Nuit mystérieuse et Pour l’indépendance, Griffith se
mére. Mais elle a plus une valeur visuelle, comique, maintient autour des trois heures. Ford les approche
qu’une valeur explicative. C’est seulement aprés avoir (Les Cheyennes). Pagnol les dépasse (Manon des
vu le remake de Blake Edwards que je me suis apercu Sources), et situe son minimum vers deux heures.
que Truffaut avait éliminé les raisons de ce compor- Avec Cléopdtre, on en est a quatre heures, et Berlin
tement névrotique ou pour le moins insolite, et que le Alexanderplatz lorgne vers les quinze heures.
film tenait bien sans ces explications. Par contre, celui Truffaut, lui, ne prend jamais son temps. Il a peur
de Blake Edwards s’enlise malheureusement dans une @ennuyer. Avec sa discrétion habituelle, il préfére se
étude psychanalytique trés américaine et trés pédante contenir dans les normes, sauf sur deux films, oi il dé-
qui interdit les surprises créées par les actions et P’élé- passe d'un souffle les deux heures (Le Dernier Métro,
gance elliptique de Poriginal. Les Deux Anglaises). Sur ce film précisément, ilen acu
On sent Truffaut hostile & la psychologie dans la tellement de remords qu’il a coupé un quart d’heure
mesure oit elle suppose une certaine continuité chez pour retomber sous la barre.
Pindividu. II s’attache a la vérité de Pinstant d’un ac- Et si La Nuit mystérieuse ou Le Limier étalent
teur, qui peut étre en tous points différente de la vérité une histoire située dans un laps de temps trés bref
de Pinstant suivant. On comprend mieux le person- sur une longue durée de projection (sur ce plan, Le
nage Truffaut, apparemment si contradictoire. Nous Limier a établi un record), Truffaut préfére Pinverse : 2.Iyades
ne serions que réflexes et instincts imprévisibles — la vingt-cing minutes de projection pour six mois ou exceptions comme
morale de Jules et Jim. un an de vie racontée (Les Mistons, L'Amour a vingt Le Dernier Métro et
La psychologie au sens propre, étude dela psyché, ans). Tous ses films se situent sur des mois, des années La Nuit américaine.
étude de P’me, il n’y en a guére chez Truffaut, sauf (Jules et Jim, L’Enfant sauvage, Adéle H.,etc.), la plus Sa connaissance du
peut-étre au début, dans La Peau douce par exemple. courte durée vécue est celle de Vivement dimanche ! : monde du spectacle
Cest plutét observation de comportements instinc- quelques jours peut-étre. Mais c’est exceptionnel. En est si considérable
tifs (Hou L’Enfant sauvage et tous les films sur les vérité, je dois dire que ai le plus grand mal a situer
ce qu’elle constitue,
enfants ou les adultes-enfants). Ce qui intéresse Truf- laps de temps durant lequel se déroulent ses histoires, avec Pintrigue
faut, c’est Pexplosion brusque de réactions insolites. A part Le Dernier Métro et Jules et Jim, parce qu’ils qu'elle alimente
Il joue sur Pinsolite. Et en méme temps, grace au font référence aux deux grandes guerres. C’est comme en permanence,
travail de l’acteur, il fait passer, il fait accepter ces si la durée exacte n’avait pas d’importance (on le sent le sujet principal
comportements, grace aussi, nous ’avons vu,
4 ’énor- bien dans Adéle H. ou Les Deux Anglaises).La raison des films. Lllipse
mité incontestable du comportement. La difficulté en est que, plut6t que de narrer une action, comme les et le survol y sont
de Pentreprise Paméne obligatoirement, ou A une autres grands conteurs, Truffaut narre des sentiments, trés rares. Peut-étre
réussite éclatante, ou a un échec total. En fait d’échec Pévolution des sentiments, ou une idée fixe”. est-ce en raison de
total, il n’y en a qu’un, La Siréne du Mississipi, ot Laction, méme si elle existe, n’a que peu d’impor- ces caractéristiques
Belmondo se contentait de réciter un texte qui visait tance chez lui. On n’a pas tellement envie de savoir si quill s’agit des deux
trop haut. Finalement, Truffaut arrive a faire oublier la mariée va se faire piquer par la police, ou quel est plus grands succes
Vinvraisemblance psychologique comme Hitchcock Passassin de Vivement dimanche ! : un comble pour de Truffaut face au
arrivait a faire passer l’invraisemblance des faits. On un polar... Peu importe comment ¢a va finir, ce qui public.
accepte tres bien la relation entre Madame Tabard va arriver aux personnages par la suite, "il va y avoir
90 REGARD
happy end. La fin semble souvent fonction du hasard Jules et Jim, oit la caméra insiste plus sur la circulation
(Les Mistons, La Peau douce, le Pianiste, La Siréne du matérielle du courrier, tandis que le son évoque dis-
Mississipi). On est en plein dans le présent
de instant, crétement le contenu et l’évolution des sentiments. Le
on ne se laisse jamais bouffer par Pangoisse du futur second, adapté a ’évolution du temps, est ’échange
(le contraire donc du suspense hitchcockien). appels téléphoniques (souvent réprimés ou avortés)
Lidée fixe, c’est La mariée était en noir— une ten- par les amoureux de La Femme d’a cété.
dance abstraite par sa disproportion — L’Enfant sau- Cette importance du lien, par les PTT, permet de
vage (obsession pédagogique d'Itard qui aboutit @ résumer briévement et précisément l’évolution contra-
une véritable torture par l’enseignement), et bien stir dictoire des esprits, d’exprimer en termes discrets et
La Chambre verte, 'Homme qui aimait les femmes, concrets a la fois toute une gamme de sentiments, qui,
Adele H., trois films consécutifs, comme par hasard. montrés plus directement, présenteraient trop d’impu-
La aussi, Pidée fixe devient abstraite : 4 force de pour- deur ou pourraient étre soupgonnés de fausseté : lors-
suivre sans cesse Phomme qu’elle aime, Adéle ne le qu’un acteur et une actrice s’embrassent, le spectateur
reconnait méme plus. Curieuse prémonition, deux ans peut toujours supposer qu’ils font semblant. Lorsqu’il
avant Buiiuel, de Cet obscur objet du désir. y aallusion indirecte A ces sentiments, et participation
Les sentiments : Truffaut glane dix secondes inté- active du spectateur a leur découverte, ces sentiments
ressantes un jour, dix secondes le mois suivant. C’est peuvent difficilement étre mis en question.
le principe des deux films tirés de Roché, et, moins La référence postale constituera @ailleurs une des
ouvertement, de presque tous les films. Un survol de forces d’Adéle H. Truffaut prendra soin de bien mon-
Paction, des sentiments (ou de Pidée fixe) avec de nom- trer toutes les circonstances matérielles de la démarche
breuses et courtes escales & des moments signifiants, d’Adéle - difficultés 4 obtenir le courrier, a se faire
CILDANEHaUSMeR
reliés par le fil du commentaire. envoyer de argent, pérégrinations diverses—que bien
La, encore une étonnante contradiction : fan du autres auraient éliminées comme trop triviales.
ten minutes take dans ses critiques, adepte du plan Truffaut, et c’est [a le secret de son génie critique,
long au tournage, Truffaut arrive trés tot (avec ’ex- part toujours
du matériel et du particulier pour arriver
ception, tout au début, du fameux interrogatoire de Pabstrait et au général. Démarche d’autodidacte plus
Léaud par Passistante sociale des Quatre Cents Coups) au courant des faits vécus que des idéologies ensei-
a charcuter ses plans longs pour n’en retenir parfois gnées. Lorsqu’il est idéologue militant, il se plante
que dix secondes. (Fahrenheit 451).
Le lien prend une telle importance qu’il devient
MONSIEUR PTT un monde en soi, le seul monde oii s’exerce vraiment
On aura reconnu une pratique familiére au roman : la création, et qu’il peut fonder sa puissance sur la
moins attaché a la réalité que le cinéma, il peut se banalité exagérée des éléments liés : tout est rapport,
permettre de voltiger a travers le temps. Le cinéma de tout n’est que rapport. On a tout dit, tout montré.
‘Truffaut, tout le monde I’a dit, est la continuation du Peut-étre la création ne peut-elle étre qu’un art du
roman, particuli¢rement du roman frangais du xix, rapport. La plastique, on I’a vu, tend a étre ignorée, la
cité souvent a travers les films, alors qu'il ignore la composition de Pimage 4 ’intérieur du cadre n’a rien
référence a la plastique (sauf, indirectement, via Al- @exceptionnel, le social est oublié ou méprisé (oi
mendros et la période bougies, en un travail qui reste Pire de la critique jdanovienne), et je suis tenté de dire
assez extérieur a Truffaut et plus conventionnel que le qu'il n'y a pas de psychologie. On peut se demander
sien—cf. Adéle H.),eta la musique (sauf
la musique po- ce qui reste. Manques déconcertants, surtout qu’au
pulaire frangaise contemporaine). Je tiens pour négli- bout du compte nous avons a une des ceuvres les plus
geables les quelques emprunts a Mendelsohn, Chopin, achevées qui soient.
Vivaldi (Vivaldi pour Truffaut c’est peut-étre surtout Unexemple type de la neutralité des éléments, c’est
Le Carrosse). Tout le contraire de Godard. le plan final de La mariée était
en noir, probablement
Peut-étre cette indifférence tient-elle au fait que la le plus beau plan final de Phistoire
du cinéma francais.
peinture et la musique sont des arts plus étrangers que Je ne dis pas la plus belle fin de Phistoire du cinéma
frangais, élitaires et donc plus éloignés de Pautodidacte tout court, car il y a la vague qui noie Matahi dans
‘Truffaut. Tabou, et Citizen Kane, quoi qu’on en dise. Mais on
Du roman, il revient Porigine, aux lettres, puisque n’en est pas trés loin.
le roman, au départ, se déguisait en un cumul de lettres Généralement, au cinéma, on devine la fin cing
(Manon, La Nowvelle Héloise, Laclos, etc.). Truffaut, minutes avant, quand ce n’est pas plus. Confortés
épistolier fameux, fait de certains de ses films une suite par un regard rapide vers la montre, nous avons déja
de lettres. Ce sont elles qui facilitent les déclarations remis nos manteaux, nos écharpes ou nos chaussures
d'amour. Sil me fallait définir d’un mot Truffaut, je — selon le cas — pour bien prouver qu’on n’est pas
dirais que c’est Monsieur PTT. dupes, qu’on est en avance sur
le réalisateur. Tout cela
Tlya, dans son ceuvre, deux morceaux d’anthologie. est impossible, heureusement, dans La mariée était
en
Le premier, c’est la suite d’échanges de lettres dans noir oli Truffaut arrive 4 nous surprendre (comme
91
emKe
ECIGDNALHUMRS
il nous a eus avec le point final de Jules et Jim, dont 4 Philippe tout est dit. II ne peut pas y avoir d’autre conclusion,
la partie cassée était cachée aux plans précédents). Laudenbach ni de conclusion aussi logique. Et juste 4 ce moment,
Vaguement inquiets, nous nous demandons au début dans Vivement les signes extérieurs de la fin du film apparaissent. Le
du plan comment Truffaut va bien pouvoir conclure, dimanche ! (1983). décalage entre la fin et la compréhension du spectateur,
car ce devrait étre ’heure de la fin. On est bien certain, s'il existe, ne dépasse pas une seconde dans un sens
en tout cas, que ce n’est pas le plan présent, si anodin, ou dans Pautre.
qui va pouvoir servir @’épilogue. Dans un long couloir, Rien dans le plan, tout dans le rapport avec le con-
[héroine pousse un chariot contenant la nourriture texte. Le génie est génie précisément parce qu'il se
des occupantes d'une prison pour femmes. Un plan fonde sur le rien. ¥
banal, qui aurait pu étre fait par n’importe qui. Ce
n’est que dans les ultimes secondes du plan—le couloir
tourne a droite, il n’y a plus personne dans le champ,
mais on entend un cri off— que Pon comprend que
3. Tout rattache Truffaut Métro), les années 1950 (Les (Vivement dimanche!) les ra ément moderne n’est pas
au passé, pas au présent. Quatre Cents Coups), le sentiments (La Sirdne du seulement neutre,il est négatif
Cestp nut-étre plus
le refus monde isolé du spectacle (Nuit Mi sipi) ou Pabstraction en ce quill exprime une absence
du présent que la nécessité américaine, Dernier Métro) de Pidée fixe (La Chambre totale de vécu qui fait contraste
du passé. Truffaut est trés qu'il connait merveilleusement. verte). Mais ily a un cété un avec les éléments du passé
fort lorsqu’il se cantonne Tout le contraire de Resnais. peu scolai ot velléitaire, (issus de L'Amour a vingt ans)
dans Pétude des rapports Resnais, c’est le présent envahi la présentation de la réalité infiniment plus genuine. Dé
amoureux, abstraction faite de par le passé. Truffaut est sociale provinciale de La sur ce plan, Domicile conjugal
Pépoque (Les Deux Anglaises, le passé vécu au présent, je Femme d’a cété, heureusement était limite, plus proche du
notamment), ou lorsqu’il se veux dire avec la recherche de tres ace oire u film. Cette monde de René Clair que de
situe dans le passé : le xixe instant présent. coupure détruit L'Amour celui des années 1968-70.
sidcle d’Adele H., de L’Enfant Il semble qu’aprés 1959 en fuite : il s’agit un film Un cinéaste ne peut pas tout
sauvage, les années 1920 de ‘Truffaut se soit, avec le travail, uniquement fondé sur le filmer. C'est l’intelligence de
Jule set Jim, Pautant que coupé de la réalité ambiante. rapport entre les éléments, entre Truffaut d’avoir toujours su,
plus personne n’est [a pour Ga ne pose aucun probléme les diverses époques de la vie & une exception pres, ce qu'il
contester la véracité. Ou ce lorsque le film n’y touche pas, ce qui est bien
d'un homme, pouvait filmer et ce qu’il ne
sont Occupation (Le Dernier axé qu'il est sur la fantaisie dans la ligne truffaldienne, mais pouvait pas filmer.
CRauycmhoend Sur le tournage de Jules et Jim (1961)
P our conclure ce numéro entiérement consacré a lceuvre si pleine et cohérente de Francois Truffaut, il fallait
bien une filmographie intégrale, commentée par des rédacteurs des Cahiers de différentes générations. Des
critiques parues dans la revue au moment de la sortie des films de Truffaut, signées par quelques plumes
essentielles dans l’histoire des Cahiers (Rivette, Kast, Fieschi, Comolli, Daney, Bonitzer, entre autres) sont ici mélées 4
des textes spécialement écrits pour ce numéro hors-série, par des membres de la rédaction actuelle des Cahiers, ainsi
que par Arnaud Desplechin, qui nous fait l'amitié de nous livrer quelques réflexions passionnées sur l'un des films les
plus sous-estimés du cinéaste, La Siréne du Mississipi. Les 23 films de Francois Truffaut — 21 longs métrages et 2 courts
métrages — sont ainsi remis en perspective et a disposition. Comme une incitation a revisiter, au présent, une ceuvre
qui n’a rien perdu de sa vivacité et de sa richesse.
93
ECIGDNALHUMRS
emKe
Ke
CILDANEHaUSMeR
par Jacques Rivette vétustes de réalisation que Pon voudrait
4 toutes forces nous obliger 4 conserver
Les Mistons, c’était bien ; Les Quatre Lachenay ; ou bien les trois rangées ri- —oii la plus totale improvisation recoupe
Cents Coups, ¢’est mieux. D’un film 4 tuelles d’une classe fossilisée. la reconstruction la plus rigoureuse, ott la
Pautre, notre ami Francois fait le saut dé- Ce mélange de vague et d’éclairs, cela confession vérifie invention. Dialogue
cisif, le grand écart
de la maturité. Comme finissait par ressembler & de vrais souve- et mise en scéne, au terme d’une ascése
on le voit, il ne perd pas son temps. nirs, une vraie mémoire. Maintenant, j’en discréte, débouchent enfin sur le vrai du
Avec Les Quatre Cents Coups, nous ren- suis presque sir ; car, sur Pécran, j'ai tout direct ; le cinéma y réinvente la télévision,
trons dans notre enfance comme dans reconnu, tout retrouvé. La madeleine de et celle-ci A son tour le consacre cinéma ;
une maison abandonnée depuis la guerre. Proust ne lui rendait que son enfance ; mais il n'y a plus place désormais que pour les
Notre enfance, méme s’il s’agit avant tout une pelure de banane, devenue au fond trois admirables plans finaux, plans de la
de celle de ET. : les conséquences d’un de Passiette étoile de mer, ET. fait beau- durée pure, de la parfaite délivrance.
mensonge stupide, la fugue avortée, Phu- coup mieux ; et tous les temps sont retrou- Tout le film monte vers cet instant, et se
miliation, la révélation de injustice, non, vés @’un coup, le mien, le tien, le votre, un dépouille peu 4 peu du temps pour re-
iln’y a pas d’enfance « préservée ». Parlant seul temps dans la lumiére que je ne trouve joindre la durée : Pidée de longueur et
de soi, il semble qu’il parle aussi de nous : pas d’adjectif pour qualifier, inqualifiable, de briéveté, qui tracasse tant ET., semble
Cest le signe de la vérité, et la récompense de l’enfance. n’avoir finalement guére de sens chez
du vrai classicisme,
qui sait se limiter 4 son Qu’on le voie bien : ce film est personnel, lui ; ou peut-étre au contraire, fallait-il
objet, mais le voit brusquement couvrir autobiographique, mais jamais impu- dabord une telle obsession de la longueur,
tout le champ des possibles. dique. Rien qui reléve de Pexhibition ; La du temps mort, une telle abondance de
Lautobiographie n’est pas, pour les raisons Prison, c’est beau également, mais d’une coupes, de heurts, de ruptures, pour venir
que’on devine, un genre trés pratiqué dans autre beauté : beau comme Bombard te- enfin A bout de lancien temps des chro-
le cinématographe ; mais ce n’est pas cela nant sa Paillard 4 bout de bras pour fil- nomitres et retrouver le temps véritable,
qui doit nous étonner, mais la sérénité, la mer au milieu de P’Atlantique son visage celui de la jubilation mozartienne (que
retenue, P’égalité de voix avec lesquelles boursouflé et envahi par la barbe. La force Bresson a trop cherché pour pouvoir le
est évoqué ici un passé si paralléle au sien. de F'T. est de ne jamais directement parler rejoindre). Car voila un film comme il n’y
Le ETT. que je rencontrai, avec Jean-Luc de lui, mais de s’attacher patiemment a en a pas tellement, encore que beaucoup
Godard, fin 49 au Parnasse chez Froeschel, un autre jeune garcon, qui lui ressemble s’y essaient plus ou moins adroitement, et
au Minotaure, avait déja fait ’apprentis- peut-étre comme un frére, mais un frére trop adroitement, avec un point de départ
sage des 400 coups ; ma foi, nous parlions objectif, et de se soumettre a celui-ci et et un point d’arrivée, et entre les deux,
davantage de cinéma, de films américains, reconstruire humblement, & partir d'une toute une distance parcourue, aussi vaste
un Bogart qui passait au Moulin de la expérience personnelle, une réalité éga- que celle qui sépare PIréne Girard & son
Chanson, que de nous autres, ou par al- lement objective, qu’il filme ensuite avec diner de réception de PIngrid Bergman &
lusions : cela suffisait. Ou brusquement, le plus parfait respect. Une telle méthode la fenétre de Ia cellule d'Europe 51 ; un
une photo le démasquait trois ans avant au cinéma, cela porte un trés beau nom point de départ qui prend le temps déja
au tir forain, ébloui, bléme, Hossein réduit, (et tant pis si E'T. lui-méme le méconnait), en route, encore construit et minuté, mais
avec, contre son épaule, épanoui, Robert cela s’appelle Flaherty. Et la preuve par déa secrétement blessé dans sa hate méme
95
et son mécanisme, un point d’arrivée qui de la caméra qui sont ici telles que si elles chaque image un battement, un frémisse-
west pas la conclusion plus ou moins ar- n’avaient jamais été perdues. Il suffit peut- ment interne,
qui s’imposent brusquement
bitraire de quelque intrigue plus ou moins @tre de croire que les choses sont
ce qu’elles en quelques brefs éclats, luisants comme
ficelée, mais un palier ot Pon reprend son sont, pour les voir tout simplement étre une lame. On pourrait parler, comme il se
souffle, sa respiration humaine, avant de aussi sur ’écran comme chez elles ; et cette doit, de Vigo, ou de Rossellini, ou, plus
replonger dans le temps du réel, dont le croyance se serait-elle perdue autre part ? justement encore, des Mistons ou d’Une
sens a été reconquis. Mais cet ceil, et cette pensée, s’ouvrant au visite. Toutes ces références ne veulent fi-
Il suffit sur ce ton, je m’en veux de par- centre des choses, voila Pétat de grace du nalement pas dire grand-chose, et il faut
ler Pune voix si pompeuse d’un film si cinéaste : étre d’abord a Pintérieur du ci- se dépécher de les faire pendant qu’il en
dépourvu de rhétorique ; car Les Quatre néma, maitre du coeur d'un domaine dont est temps. Je voulais dire seulement, aussi
Cents Coups, est aussi le triomphe de la les frontiéres peuvent ensuite s’étendre 4 simplement qu’il se puisse, qu’il y a main-
simplicité. Non pas de la pauvreté, ou de Pinfini : et cela s’appelle Renoir. tenant parmi nous, non plus un débutant
Pabsence d’invention, bien au contraire ; On pourrait encore insister sur Pextraor- doué et prometteur, mais un vrai cinéaste
mais 4 qui se place d’emblée au centre du dinaire tendresse avec laquelle ET. parle frangais, qui est Pégal des plus grands, et
cercle, il n’est nul besoin d’en chercher de la cruauté, qui ne peut étre comparée qui s’appelle Frangois Truffaut. ¥7
désespérément la quadrature. La chose la qu’a extraordinaire douceur avec laquelle «Du cété de chez Antoine »
plus précieuse au cinéma, et la plus fra- Franju parle de la folie ; iciet la, une force Cahier
du cinéman?
s 95,
gile, est aussi ce qui disparait davantage de presque insoutenable nait de Pemploi per- mai 1959
emKe
ECIGDNALHUMRS
sans doute pas, d’une phrase, résumer Phi
toire, mais il était bien clair que Frangois
Tirez sur le pianiste ‘Truffaut avait filmé la timidité comme on
ne Pavait jamais encore fait.
On a dit un peu vite que Truffaut avait
pris n’importe quelle série noire, pour en
Tly a quelques années, je ne sais plus quel filmer Vorgueil, est-ce un sujet 2 » Bien des faire un prétexte. Le livre de Goodis est,
ciné-club eut Pidée d’organiser un débat années, bien des films nous séparent de cette en fait, un bon roman policier. Les ama-
sur les rapports du fond et de la forme en séance qui fut violemment animée. Cette teurs estiment Goodis, peut-étre pas au-
matiére de cinéma. aspect
de pure logique polémique a une odeur de muséum. Pour- tant que William P. Mac Givern, Chester
conventionnelle de cette formulation dis- tant, sortant d’une seconde vision de Tirez Himes, ou Charles Williams, mais enfin...
simulait assez mal le désir de mettre en sur le pianiste, et encore littéralement en- Je ne trouve donc aucun arbitraire dans
avant « le contenu » des films. Disons, pour chanté de tant de grace, il me parut soudain ce choix, et je vois bien quelle modestie
simplifier : le sujet. La-dessus, une simple évident que le film démontrait d’une ma- fonciére traduit cette démarche, comme
question se posait : qu’est-ce que le sujet ? niére éclatante la prééminence du sujet sur si, sortant des Quatre Cents Coups, Truf-
Alexandre
Astruc se leva, et dit : « Sije veux Ie déroulement de Pintrigue. Je ne pouvais faut avait éprouvé le besoin de prendre
96 LES FILMS
une certaine distance, de s’imposer une dérisoires, comme, horriblement, les cir- La souplesse du découpage, de la mise en
certaine discipline. Un véritable auteur constances de la vie, ceux qui dans le film scéne, comme ébauchée dans Les Mis-
de film ne s’exprime pas forcément seul, représentent ce drame contre la poésie. La tons et Les Quatre Cents Coups est ici
ni en tirant obligatoirement tout de son beauté plastique de la fin, dans la neige, achevée. Une sorte de sfireté de leffet, qui
propre fond. Nous vivons dans une telle Pémotion qu’engendre la mort de ’héroine vient, comme pour la direction d’acteur,
confusion de la logique que nous avons ne sont pas diminuées, mais magnifiées,
du de Peffort de Truffaut vers les autres. Bien
une tendance naturelle A appliquer mé- contrepoint grotesque des gangsters, mi- autres choses comptent encore, la mu-
caniquement des définitions rigides, sans trailleurs maladroits qui se ratent entre eux sique, la chanson, mais 4 mesure qu’on
voir que les contours en sont bien flous, a deux métres de distance, mais frappent énumére les composantes du charme
et changeants. sirement amour au cceur, A cent metres. éprouvé, on a Pimpression d’oublier l’es-
En réalité, la modestie de Truffaut de- La qualité du jeu, bien sir. Les détours, les sentiel.
vant le cadre de son second film, cest la élans brisés ou retombés de la timidité ont Ilva falloir recourir au raisonnement par
démarche méme de l’art classique selon désormais le visage d’ Aznavour. Je trouve analogie, ce qui est sinistre. Il me semblait
Gide, plutét en dega qu’au-dela, cherchant exceptionnelle une pareille coincidence de que l’essentiel était le ton, jusqu’au mo-
premigrement a devenir banal pour pré- Pacteur et du propos,
une telle intelligence ment oit je me dis que cétait le coup de
cisément l’étre moins, et trouvant dans du personnage représenté, alliée au plus a vertu dormitive de Popium, de la force
une contrainte extérieure sa plus grande solide instinct de comédien. Mais la dou- phlogistique du feu. II n’y a pas de ton en
liberté. Derrigre la facade de péripéties ceur exigeante de Marie Dubois, le simple soi, séparé d’une certaine vision des choses.
imposées, tout se passe dans le Pianiste et cordial érotisme de Michéle Mercier, Une vision catastrophique ou agressive des
comme si expression personnelle n’en Pextraordinaire autorité de Nicole Berger rapports humains ne pourrait pas étre dite
devenait que plus perceptible, comme si soutiennent
et augmentent P’enchantement. sur le ton du charme. Vamertume,
la souf-
CILDANEHaUSMeR
dans le cadre dune intrigue policiere ex- qu’on éprouve. Naturellement, il est vi- france devant Patrocité des dits rapports,
térieurement imposée, la singularité des sible que Truffaut a infiniment aimé ses puis ’'amusement, le gofit du baroque, P’at-
personnages n’en était que plus sensible. personnages, qu’il a mis toutson soin a les tendrissement retenu, le goiit de flaner, de
Mais c’est sans doute trahir grandement faire vivre, a les laisser vivre. Sans doute prendre son temps caractérisent sommai-
Ie film que de s’égarer dans les méandres la direction des acteurs a commencé la. rement Tirez sur le pianiste. Finalement
une logique changeante, quand la pre- Mais, isant ces jours-ci les multiples et mé- le charme et la gentillesse. Je crois que ce
miére, la plus durable, et la plus persis prisantes déclarations de Julien Duvivier sont les qualités de Pauteur. Ce qui est assez,
tante impression est celle du charme. Le sur ses acteurs, une pate dans sa main, je drdle si on veut bien songer la réputation
charme c'est Péquivalent de la grace pour me posais beaucoup de questions sur les que Truffaut s’est longtemps taillée dans
une ceuvre d’art. Je serais, heureusement, rapports d’un metteur en scéne et de ses la corporation du cinéma, et au nombre
bien en peine de donner une définition de acteurs. II n’y a aucune loi générale en ma- de vitres cassées. Dréle, mais pas absurde,
la grace. C’est comme le style : on Pa, ou tigre de cinéma, aucun niveau. Touty est car il n’est pas surprenant qu’on ait pris un.
on ne Pa pas ; si on cherche & avoir, on cas d’espéce. Plaise donc
a ceux quien ont amour timide et exigeant du cinéma pour
ne Paura jamais; il n’y a aucune méthode envie de battre,
decommander, de ruser, de de la méchanceté et de Pagressivité. Le ci-
pour Pacquérir, le louer ou Pacheter. Ceci, mentir, de mépriser, de crier, de gouverner, néma, étrangement, a une forte moralité :
sans recours aux diverses formes de la tant il est vrai que seuls comptent les ré- on y voit d’une maniére aveuglante qui
magie. Tirez sur le pianiste est le film le sultats. Mais quels résultats ? Pour quoi ? est Pauteur, ce qui vaut dans tous les sens.
plus empli de charme que j’aie vu, depuis Sur qui ? Je ne dis pas que les résultats Mettons que l’ame se voit.
des années. Mais, est-ce a dire qu’il est im- obtenus par Clouzot soient mauvais. D’ail- Ces qualités du film, j’en cherchais, ana-
possible d’en deviner les raisons ? leurs, aussi, ils peuvent Pétre. Je conteste logiquement, un équivalent littéraire, une
La liberté du récit, évidemment. Ce qui totalement l’existence et la louange d’une sorte d’exemple approché, peut-étre méme
est un paradoxe pour une histoire dont méthode Clouzot. Et puisque nous parlons faux. Cemélange singulier,
cette alliance du
la trame est policiére. On peut citer dix du charme... burlesque et de la tendresse caractérisent,
exemples d’admirables films policiers amé- Je me demande si... En fait, je crois que pour mon goiit, Pierrot mon ami ou Un
ricains, ot la r8gle de fer de la progression le secret de Truffaut est qu’il n’a pas seu- rude hiver. Je tiens Queneau pour le plus
engendre une conception de [utile. Tout lement aimé ses personages, mais aussi grand écrivain francais vivant, ou, disons
est sacrifié 4 Pefficacité. On voit aussi la aimé les acteurs qui les incarnaient. Je ne sans recours ridicule au sens de la hié-
caricature de cette méthode dans la plupart fais pas de théorie, je ne dis pas que c'est rarchie, qu’il n’y a rien que j’aime autant.
des films francais ambitieux de ce genre. ainsi qu’on doit faire, que tout le monde ‘Méme par le biais du recours a l’analogie,
Dans Tirez sur le pianiste, sans disparaitre, doit faire. D’ailleurs, tout le monde ne le je suis enchanté de pouvoir inscrire dans
il me semble que la progression passe au peut pas. Mais il me semble que c’est ainsi Ie sillage de Queneau, différemment, mais
second plan au profit des personnages, et que Truffaut a fait. Tant
de liberté, tant de est différemment que valent les choses,
de leurs rapports. La transformation en. souplesse, tant de détente, engendrant jus- les deux films que j'ai le plus aimés depuis
grotesques, en véritables guignols, des tement une telle rigueur de jeu, oui, je crois longtemps, Zazie dans le métro, et Tirez sur
ennemis, des tueurs, de ceux qui inflige- qu’on ne peut les obtenir qu’en aimant, et le pianiste. Enchantement ? Nous y voila.
5¢
ront le drame aux délicieux héros, n’est qu’en retour les dons faits par chacun ont «L’ame du canon »
pas un moindre indice, Il fallait que soient été Pautant plus faciles. Cahiers du cinéma n? 115, janvier 1961
Mika
Jim — dans Peau, puis les flammes — du la locomotive), la réalise aussitét dans le chez Catherine, le couple (sc8ne du bai-
haut du troisitme pont. Le deuxiéme jeu de « Pidiot du village ». La grimace, ser sur la nuque) est de nouveau en haut,
avait vu se réaliser, dans la promenade, subversion des significations normales du mais dans la chambre, tandis que Jules (de
Pharmonie du trio qui, au premier, lors visage humain, est l’anti-langage par lequel nouveau avec Sabine, mais travaillant —il
de la course oti Catherine se langa la pre- ils traduisent leur refus du langage social scie des biiches au lieu de jouer) se trouve
miére, se cherchait encore. La guinguette normal : ces fous sont des maitres fous. rejeté hors et au-dessous de la terrasse
est le lieu d'un autre plongeon de Cathe- Pour rendre compte de ce qui représente Or, la méme structure, exactement, carac-
rine dans l’aventure, comme le moulin une négation, subversion ou inversion des térise certains films de Lang, notamment
est la préfiguration du dernier, d’oi nous normes sociales, ce film, oi il n’y a pas Beyond
a Reasonable Doubt et Big Heat,
apercevons la voiture que relie 4 la Seine @homosexualité, se trouve avoir recours ce dernier étant fait d’une succession @’in-
le méme mouvement de caméra qui nous A des motifs qui, dans un autre contexte, versions symétriques si simples, si exactes,
Pa découverte. Et, aprés que Jim a fait rendraient compte de inversion sexuelle que, sit6t une percue,
on peut déduire la
part 4 Catherine de la rupture définitive proprement dite. Catherine, au début, suivante. Ce n’est pas un hasard si Truf-
— se détachant sur un mur blanc ott une change de sexe et devient Thomas. Aprés faut qui, dans Le Pianiste, rejoignait Pun
longue lance noire préfigure la menace du son premier plongeon, Jules lui dit par des deux péles vers quoi tend Poenvre de
revolver—Pécran s’emplit de nuages—pro- deux fois : « Tu es fou », pur accident de Lang,A savoir expression immédiate de
longement des brumes qui estompaient la langage, peut-étre, mais significatif. Tou- significations par le pur jeu de lumiéres, re-
promenade et noyaient la premiére rup- jours sur le plan du langage, Jules fera joint icile second : leur expression par une
ture -, et ce ciel plein, parfaite inversion remarquer
a Jim Pinversion des genres qui structure plus ou moins abstraite. Rivette,
du mur vide du Pianiste, est préfiguration s’opére quand on passe du francais a Pal- dans un film langien, tend A s’éloigner de
autres gouffres appelant d'autres morts. lemand. De plus, la chanson qu’interpréte Lang, et Truffaut, dans un film non lan-
CILDANEHaUSMeR
Jai dit inversion. Or les situations, les mo- Catherine est écrite pour un homme, et la gien,a s’en rapprocher : les vrais créateurs
tifs que j'ai énumérés se trouvent tous dans Gilberte de Jim, l’Albert de Catherine ne finissent toujours par déboucher sur autre
des rapports de symétrie et inversion. sont pas sans évoquer de curieux accords. chose que
ce sur quoi ils semblaient devoir
Nous voyons ainsi secompléter la figure qui Si lon aborde maintenant la mise en scéne toucher, c’est ainsi que Rivette et Truffaut
définit aussi bien les situations que les per- proprement dite, on voit se vérifier la co- occupent, par rapport 4 Lang, des posi-
sonnages qui les vivent et la mise en scéne hérence, la nécessité, la rigueur, Pharmonie tions symétriques et inverses.
quiles ordonne. inversion, forme du film, profonde d’une ceuvre ott la structure for- Toute figure symétrique appelle le replie-
traduit aussi son théme : franchissement melle et Pinfrastructure fondamentale ne ment autour deson axe qui ferait coincider
d'une frontiére en deca de laquelle régnent cessent de s’exprimer Pune Pautre. parfaitement ses deux parties. Mais la vie
certaines normes sociales qui se renversent La scéne ott Catherine fait visiter la mai- nie sa propre géométrie et nous sommes
au-dela. Forme et théme qui nous raménent son a Jim se clét par un plan qui nous condamnés atendre perpétuellement, sans
aux Quatre Cents Coups : les non-délin- montre le couple sur le balcon, dominant espoir de jamais latteindre, vers cet état
quants devaient entrer dans une cage pour la terrasse sur laquelle se trouve Jules, de paix que représenterait la fusion des
queles délinquants puissent sortir de la leur. jouant avec Sabine ; il fait jour. Il fait nuit contraires mais qui, Patteindrions-nous, ne
« Le trio était connu sous le nom de : Les lorsque se décide Ia liaison Catherine-Jim ; serait autre que la mort. Dans |e film, cette
trois fous », dit le commentaire. est par est le couple qui est sur la terrasse et Jim conjonction idéale nous est figurée par le
référence au monde renversé de la folie que sur le balcon, exprimant—en allemand et personnage de Thomas, A propos duquel
la société caractérise spontanément toute en vers, double inversion de langage — sa le commentaire nous dit : « Jim et Jules
tentative d’échapper A ses régles. Or, le douleur. Une troisiéme figure vient for- @taient émus comme par un symbole qu’ils
trio, jouant jusqu’au bout le jeu de sa folie mer triangle avec les deux premiéres : au ne comprenaient pas. » Thomas, c’est ’an-
(Thérése, elle, cigarette 4 Penvers, jouait & moment ot Jim vient habiter 4 demeure drogyne incarnant la fusion mythique des
mK
99
sexes dont nous gardons la nostalgie, dont en refusant I’hypocrisie, la résignation, tu Truffaut d’aborder un sujet qui lui tient 4
nous poursuivons, écartelés, la vaine quéte, as voulu inventer l'amour... » coeur: la nécessité de mener, parallélement
dans une recherche de la communication La société imparfaite et amour a réinven- ou grace au combat collectif, son petit
sociale et sexuelle condamnée par défini- tet, nous connaissons bien ce theme. Il est combat personnel. C’est ’étonnant récit de
tion a Péchec. Le film de Truffaut nous ici, pourla premiére fois, vivant, également Pidylle par correspondance, ce sont aussi
raméne aux sources mémes de la vie. Un éloigné dela démesure de la provocation et les travaux botanico-zoologiques de Jules,
mot dont les Allemands, se refusant a lui deP-appauvrissement de abstraction. Ilest apparemment retiré du monde. Par quoi
donner un caractére male ou femelle, ont vécu au sein d’une époque qui vit naitre les nous rejoignons, aussi bien que par les
fait — Jules nous le fait remarquer — un bouleversements politiques et sociaux qui Affinités électives, Goethe, et débouchons
neutre. secouent la nétre.
A Pévolution du cinéma aussi bien sur Jiinger qui, narrateur des
Cette simple histoire de Jules et Jim, parce et de la peinture, répond celle des modes et Falaises de marbre, continue, au milieu du
que Truffaut I’a comprise, sentie, aimée, des meeurs. On discute Ibsen, Strindberg, bouillonnement de forces néfastes déclen-
nous I’a contée en laissant parler le coeur, les jupes raccourcissent, les cheveux ; la chées par le Grand Forestier, a se livrer
ses richesses et ses contradictions, il a pu femme-sujet s’hypertrophie en garconne a la recherche des plantes et 4 l’étude de
en faire a la fois une réflexion sur la so- et la femme-objet en reste muette. Cette leur symétrie.
ciété, un po&me de l'amour, une épopée époque, Truffaut ne I’a pas stylisée, il s’est Que
la noblesse, la beauté
de Jules et Jim le
des sexes. Rien a ajouter, sauf a citer : effacé devant elle pour la laisser entrer tout fasse échapper aux atteintes de tous ceux
« Jim pensait : c’est beau de redécouvrir entire dans son film, forme supérieure de pour quiest immoralité la recherche d'une
les lois humaines, mais que ce doit étre stylisation. Nous vivons avec, en elle, nous autre moralité, laideur celle une autre
pratique de se conformer aux régles exis- ne sentons pas le temps passer — si on le beauté, le fasse planer au-dessus
de toutes
ECIGDNALHUMRS
tantes. Nous avons joué avec les sources sent, c’est qu’il ne passe pas — mais, une les orthodoxies anciennes ou nouvelles.
dela vie et nous avons perdu... Je pense, fois le film fini, nous disons : comme le «Les tourbillons élémentaires »
comme toi, qu’en amour le couple n’est temps a passé ! Cahiers du cinéma n° 129, mars 1962
pas Vidéal, il suffit de regarder autour de Entre-temps, la guerre. Evoquée magistra-
nous. Tuas voulu quelque chose
de mieux, lement, je P’ai dit, mais qui permet aussi 4
® 1962
que cherche Truffaut dans le travelling
Antoine et Colette fuyant avec Antoine a la fin des Quatre
Cents Coups, dans la porte qui se re-
CILDANEHaUSMeR
modestie méme. Ce cinéma qui colle a la titre, le signe de la vie figée, déja morte. Les On peut appeler pudeur ou refus de
vie rencontre au moins le temps. Antoine amateurs de psychanalyse n’hésiteront lattendrissement cette hate 4 quitter les
bouge, donc Antoine porte la marque du pas A remarquer qu’on montre, dans cette points forts, cette beauté subie et refusée,
temps. C’est le probléme que chaque film scéne des Quatre Cents Coups, un cheval cet élan qui se nie pour renaitre d’un sou-
de Truffaut reprend sans détours — et ce- empaillé : la vie pétrifiée. C’est par rapport venir et s’évanouir encore. Pour Truffaut,
lui-ci plus que les autres, car, dans un court A toutes ces pétrifications — de la mémoire la beauté du film est dans la pulsation de
métrage, le temps est essentiel. Il ya ici une ou de Part — que Poeuvre de Truffaut prend ce mouvement quasi abstrait, dans la
citation des Quatre Cents Coups qu’on son élan. Et ce moment heureux de ’enfance trace fidélement gravée de la vie qui court.
a paresseusement interprétée comme co- d’Antoine va rejoindre, dans le rythme de la Pulsation qui est celle méme de Padoles-
quetterie d’auteur. Elle pourrait bien étre vie méme, Péblouissement
du premier visage cence, sensation d’un passage, passage de
cependant une clé du film, un repre pour de Colette, ’étonnement du premier son de la durée au temps réel, du moi réveur a
en mesurer la dimension. Le jeune Antoine sa voix, le geste entrevu, féminin, adoré, de Pautre, véritable et déroutant, passage de
des Quatre Cents Coups n’est plus. De mettre le collier 4 sa bouche en écoutant un Part la vie, passage dont I’exploration
méme, l’Antoine qui a apergu Colette a concert. Voila les points fixes, vrais, autour est aussi un art.
la salle Pleyel ne sera plus a Ia fin du film. desquels se tisse la durée d’Antoine qui de- «Lart
de vivre»
Ce souvenir d’Antoine est aussi un film.A un vient notre durée (et soulignons au passage Cahiers
du cinéma
n° 135,
second degré, la citation introduit ce qu’on la justesse de Pinterprétation), moments par- septembre 1962 (extrait)
pourrait appeler le recul de la fiction. Sou- faits ott la vie se confond avec art. Truffaut,
venir et film dans le film, elle est, ce double pourtant, s’arrache 4 leur fascination.
strict qui va de la chronique bourgeoise au 4 Orphée, rend le tragique aimable avant trés Pianiste, souligné d’une musique
fait divers passionnel, attentif a la seule qu'il ne fasse pleurer : le charme, vocable d’« adhésion », qui dans la pénombre
logique de son récit, ossature essentielle imprécis et commode auquel on accorde de la chambre célébre les retrouvailles
et nécessaire jusque dans ses apparences, généralement le pouvoir de dispenser, de conjugales. Mais tout
de suite aprés, c’est-
vite effacées, de digression ou de futilité. s’expliquer a son sujet. « Laissez-moi pré- a-dire le lendemain matin, P’élan est brisé
Car La Peau douce, c’est d’abord un ferer ce qui me touche& ce qui m’étonne », par un travelling avant sur le visage peu
démenti, le refus d’un auteur de se laisser disait avec superbe Couperin P’Ancien. Et enthousiaste de Pierre 4 qui Franca (Nelly
museler par un usage trop aisément repé- Pélectricité qui jaillissait des jeux mélés de Benedetti) suggére une fuite d’amoureux
rable de thémes et de solutions formelles, Témotion et de P’étonnement, de la sincérité ala campagne. Ou Parrivée 4 Paube des
une redéfinition autocritique, 'appel, peut- et de Partifice dispensait bien tour A tour amants 4 La Colinigre
— reprise partielle
étre, de voies nouvelles 4 explorer ; en tout (ou les deux a la fois) émerveillement ou de la montée vers la neige du Pianiste,
cas, la négation de quelques conforts : celui irritation, réactions extrémes, certes, mais encore —a laquelle succéde également un
du style, par exemple, et d'un public a lui légitimées par Pextrémisme de auteur. Ex- recul sensible, etc.
r6dé, la bouderie des Truffaut's Clubs, offi- trémisme dont il est loin ailleurs de s’étre Ces interférences de figures anciennes,
ciels ou non, suffisant sur ce plan
a justifier départi, mais qui a probablement évolué : ces analogies rapides qui affleurent pour
la salubrité de ’entreprise. Pou des réactions toujours aussi extrémes, disparaitre aussitét plaident moins, on
ly avait les envols, les élans de Jules et Jim mais qui ne sont plus le fait des mémes. s’en doute, pour un changement radical
ou les digressions du Pianiste, cet équilibre Qu’en conelure ? de facture que pour une restriction, voire
chaotique menacé de vertiges, puis enrichi D’un cinéma violemment sensitif, pro- une inversion trés concertée de l’écriture,
de leurs tourbillons (cet espace personnel digue d’adjectifs, de rimes riches, de et elles se manifestent d’abord dans les
ECIGDNALHUMRS
frémissant jusqu’a se heurter aux arréts ruptures de ton, souvent métaphorique, qualités formelles les plus apparentes :
les plus imprévisibles du drame, puis sou- allant méme jusqu’a filmer la métaphore, format normal, neutralité de la photogra-
dain revivifié par Peau, la neige ou le vent, Truffaut n’a donc conservé, dans La Peau phie, choix des acteurs ou morcellement
sétourdissant 4 nouveau d’un refrain que douce, que de trés rares repéres, jalonnant accusé du découpage.
le Scope de Coutard chorégraphiait& Punis- parcimonieusement le cours du film, et A vrai dire, c’est qu’il s’agit sans doute
son : gravité de funambule, fievre verbale, ailleurs trés vite repris par Pexigence ici du premier film direct de Truffaut (a
jeux de mots, Penfance et Pamitié 4 chaque particuligre de Pceuvre : par exemple Pexception peut-étre aussi de L'Amour
issue de panoramique,
en un mot tout
ce qui, aux temps de pose, ou supposés tels. On. @ 20 ans), tous les autres apparaissant
de Boudu a La Ronde, de Zéro de conduite pourrait citer le mouvement a la main, tributaires, d'une maniére ou d’une autre,
emke
102 LES FILMS
de cristallisations personnelles, et répon- nérables par le biais d’une création que de représentation totale d’un comporte-
dant a des schémas subjectifs, tels le pas- les anciens pouvaient Pétre par celui d’une ment, du ressort initial au dénouement
sage du « je » au « il » de Tirez sur le critique. C’est assez dire qu'il s’agit un possible?, De méme la passion qui edit été
pianiste ou le commentaire de Jules etJim. dialogue, et qu’il importe moins désormais un repoussoir commode ou la promesse
Premier film totalement au présent donc, au cinéma de changer qu’au spectateur : de beaux émois laisse-t-elle la place a des
oii la modification sensible de la perspec- ici La Peau douce rejoint Les Bonnes ans physiques vite réprimés (cf. les ter-
tive réaliste de Pauteur, mythologique au- Femmes, Muriel ou Les Carabiniers. rifiants regards de Desailly dans la scne
paravant, prosodique cette fois : ce qui est C’est tout naturellement que ces ceuvres, du blue-jean, ou la scéne du restaurant ott
ici cherché (trouvé), c’est un naturel assez assurément divergentes de forme et de pro- il demande a Nicole de parler moins fort),
inédit, équidistant aussi bien du natura- pos, "unissent cependanten une vertu com- la chair elle-méme, malgré le titre épider-
lisme enchanté d’un Rozier et de la carac- mune, appelons-la, faute de mieux, négative. mique, tant mise a ’abri de tout égarement
térisation expressive @’un Chabrol, mais Si La Peau douce s’inscrit a leurs cétés, ce lyrique prolongé. Demeurent non pas les
tout proche, pour une fois, de la « faus- nest point tant qu’y interviennent, comme vérités archétypales, mais les petites vé-
seté » bressonienne — étrangeté presque éléments de rupture, Pellipse, Pallusion, la rités c’est-a-dire les petits mensonges. Si
choquante des artifices quotidiens restitués litote, ou toutes les autres techniques de dis- ‘Truffaut a ainsi choisi « le petit bout de la
sans les détours habituels du spectacle par continuité, mais plutdt parce qu’y apparait lorgnette >, c’est qu’il est celui qui éloigne
une mise en lumiére brutale, incisive ; 4 Pordonnance d’une continuité tradition- le point de mire pour le rendre plus discer-
Pimage de cette voix lointaine, cruelle, nelle, & la fois indubitable et suspecte, tou- nable dans son ensemble,et permet mieux
un peu méconnaissable, que les magnéto- jours a la limite : effacement ou recouverte Ie dosage, souhaité ici, des points d’accés
phones nous affirment étre la nétre, voici de certaines franges de réalité par d’autres et de recul’ : curieusement d’ailleurs, cette
des actes des réflexes, des mensonges, qui formeraient le tissu apparent du récit, méthode aux vertus critiques évidentes
n’a
CILDANEHaUSMeR
plus blessants sans doute d’étre intégrés présence effective sans cesse nourrie de ce pas évité la possibilité de transformation.
A la fermeté d’une anecdote linéaire que qu'elle masque. Chez Bresson, par exemple, du film
en test projectif, le spectateur « pre-
Pon aurait mieux pardonnée a Truffaut le voyage du pickpocket se réduisait 4 une nant parti », et le plus souvent, comme
s'il avait eu la politesse élémentaire de la page
de journal intime entre deux plans de la Pautre, « pour les femmes ».
réduire 4 un prétexte avoué : prétexte 2 gare
de Lyon, contraction spatio-temporelle Or en filigrane de la précision algébrique
virtuosité, tremplin pour Pexercice d'un au profit de seul itinéraire « spirituel ». Or, est, différemment d’eux, mais tout autant
style assez affiché pour qu’on le remar- ‘Truffaut filmant Lisbonne n’en montre guére que Bergman, Antonioni ou Rozier,du bon-
quat, voire franche caricature imputable plus que Bresson ne filmant rien du tout, et heur que nous entretient Truffaut, moins
aux exigences de toute comédie de meeurs, si Desailly se rend 4 Reims, cest pour s’en- toutefois de son illusion, de sa chasse ou de
que sais-je, au lieu qu’ici argument ne tendre reprocher de ne pas prendre le temps sa difficulté que de sa peur : que 'amour
saurait établir de relations de complicité, en goiter « le sourire ». Lisbonne
et Reims ou le bonheur n’étaient pas drdles, ni gais,
ou tout simplement permettre la moindre sont dailleurs des jalons essentiels du récit : certes Giraudoux, Ophuls, Godard nous
gamme — fiit-elle restreinte, de points de sil’on y accompagne les personnages, est Lont dit et redit, mais la peur, c’est autre
lecture contradictoires : il est le film, tous pour que le pittoresque disparaisse d’autant chose encore, présente ici sur les chromes
poles d’attraction inclus dans l'économie mieux d’avoir
été un instant sollicité.
La pro- des voitures, sur l’architecture d’un aéro-
du récit (son avarice, méme) et dépendant gression dramatique s’y résout donc en ou- drome ou sur Penvol d'un avion, et jusque
de ses limites trés clairement assignées. Ou vertures
et fermetures
de portes—de voitures, dans les sourires ou les cheveux de Nicole,
si Pon veut encore, aprés la période « ci- d’ascenseurs, de chambres -, en va-et-vient, puis masquée par eux espace d’un matin
néphilique » de Truffaut, tribut ?’amour en gestes ébauchés, en une résolution analy- pour reparaitre dans le viseur d’un appareil
rendu a ses ainés', au Cinéma, a sa jeu- tique littérale qui constitue Pespace essentiel photo, c’est elle qui sous-tend le film tout en
nesse ou a ses lectures, voici sa premiére de la dédramatisation. révélant un Truffaut préoccupé par, tel Flau-
ceuvre de critique, retour en un sens a la Au refus du pittoresque géographique bert assignant ainsi son destin a Part futur,
« méchanceté » salutaire des chroniques répondra donc le refus du pittoresque non « pas la vibration, mais le dessin ».
d Arts, avec, en plus, cette maitrise inquié- psychologique, la généralisation. On a Tl se peut que La Peau douce soit un film
tante, cette sévérité a Pabri de la rage, de parlé, comme de juste, de Bernstein et de de transition : on sait qu'il s’agit souvent
la précipitation, qu’on appelle lucidité. Bourget, que personne n’a lus du reste des plus importants pour la fréquentation
Truffaut-critique, on le sait, s’adressait (pour La Proie pour l’ombre, également un auteur. II se peut aussi qu’elle marque
volontiers, par-dela ses lecteurs, aux au- exact contraire de La Peau douce), en chez Truffaut Pavénement de la maturité,
teurs mémes qu’il fustigeait,
en un style qui s’accrochant a Pidée d’adultére qui juste- comparable ainsi 4 ce que furent Vivre sa
était pas toujours indirect. Aujourd’hui ment n’est pas ici une idée mais la somme vie pour Godard ou La Baie des anges pour
nous sommes en quelque sorte, nous, scrupuleuse d’un certain nombre d’actes Demy. 77
spectateurs, et jusque dans l’accord ses déterminés, localisés : objet méme pour «Le sourire de Reims»
nouveaux Delannoy, plus sirement vul- une fois de la mécanique du film, ’essai Cahiers du cinéma n° 157, juillet 1964
Notes
/ Non que La Peau douce
soit exempte de réminiscences, de rappels
ou de citations. On pense parfuis Bresson Lang, Hitchcock au Rossen, Mais les empruntsformels sont ici
completement« digérés > parla signification dont es pouroit Truffaut, signification
& chaque fos diférente de celle quils pourraent avoir
chez leurs « inenteurs ». 2. Puisque Truffaut
ne est
décidé & tourer la scéne finale qual lecture un fait diver. 3. Anote ede attribué
8 rhablement, principalement chez Desaily: chapeau etlunettes correspondant, par exemple,
ux points de
recul,
103
ECIGDNALHUMRS
emKe
romans ou de fables ; de méme, la fic- fois un livre entre les mains, une page sous rité, du familier 4 Pétranger, de Pinnocence
tion de Fahrenheit 451 est-elle étrangére, les yeux, il fallait leur faire découvrir en a la perversité ; il a pu sembler le film le
venant aprés, 4 toute fiction, drame, in- méme temps les livres, le langage et la vie. moins personnel de Truffaut ; c’est pour-
trigue ou culture. C’est le second défi Fahrenheit 451 est bien Phistoire d'une tant (et peut-étre par [a méme) celui qui
de Fabrenheit 451 : supposer que table création 4 partir du néant : jusqu’aux nous renseigne le mieux sur sa démarche
rase soit faite de tout ce qui précisément derniéres images, Montag et Clarisse, créatrice : cet étrange besoin d’accumuler
fondait les films, personages, fictions, Montag et Linda ne s’aiment pas, ils ne les obstacles, de tenir des paris stupides, de
langages, codes dramatiques. peuvent pas s’aimer sans langage, pas plus ménager, avant méme que de faire le film
Cette table rase toute théorique, mais qu’ils ne peuvent exister.
A la fin, ils récu- et justement pour le mieux faire, toutes les
constitutive du principe méme du film, parent une part de culture, cest-3-dire la impossibilités, cette rage A partir du plus
cette abstraction de départ, gageure et possibilité méme de se comprendre, de se loin pour aboutir au plus proche, cette
obstacle, ne pouvait qu’obliger Truffaut connaitre, d’aimer. Tous les autres films belle rage a priver le cinéma de ses plus
metteur en scéne A une totale naiveté, commencent Ia. Mais la beauté sévére de communs atouts pour exiger de lui de plus
une totale confiance en l'image, seule et Fabrenheit 451 ne laisse pas place a cet grands miracles, ce courage exemplaire &
nue, d’une part, en la logique et le bon espoir : la gestation difficile du premier chercher la plus grande difficulté n’ont peut-
sens dautre part : il s’agissait de faire homme et de la premigre femme n’aura étre d’autre secret, d’autre mobile que la
parler — comme pour la premiére fois — Wéclosion que dans la folie — dans Palié- peur, cette peur sacrée de décevoir l’autre,
des personages dépossédés du langage, nation de la culture. et dabord cet autre le plus exigeant qu’est
de nouer entre eux des rapports neufs et Fabrenbeit 451 est fait tout entier de tels chacun a soi-méme. Y
innocents de toute référence dramatique, allers-retours d’un extréme a Pautre : de la «Lauteur, les masques, Fautre »
de leur mettre comme pour la premire nature la culture, du narcissisme & Palté-
CILDANEHaUSMeR
Cahiers
du cinéman’ 184, novembre 1966
> 1968
LCDEAIHNSUMR
M©K2
alors. Un trés beau plan-séquence permet & s interchangeables au sein dune L’'Homme qui aimait les femmes, pat
Bouquet d’avoir le temps de donner a son série, la pa étichse s’inscrit
en creux, exemple, tel le personnage de Fergus, ou
personnage une forme d’innocence et de par la notation érotique du froissement dans L’Argent de poche, comme celui de
fragilité. Grace au tempo saccadé auquel il des bas. Des écarts poétiques contrastent Cookie, quasi hors film. La briéveté im-
soumet ses répliques et ses gestes, Denner avec le staccato sans relache du récit. La pudique et secréte donne lieu finalement
s’empare de sa partie et impose ex nihilo mariée était en noir devient une succession a une esthétique. 2
une histoire d’amour autonome. Méme de motifs ébauchés, une toile de détails
dans le portrait antipathique de Bliss, subreptices qui pourront étre dévelop-
qui dénie aux femmes leur individualité, pés plus tard 4 l’échelle un film, dans
étre précisément de cet effet de décousu. de la forme du film a son théme, Penquéte réves et a leur analyse (et aux chansons
Comme La mariée était en noir — auquel dont le héros lui-méme est objet de la part de Trenet), il n’emprunte pas seulement &
pourtantilne ressemble a priori pas du tout du film (et de Truffaut, a la recherche de ceux-ci leurs libertés et couleurs fanées
—,Baisers volés se déroule et se lit la fagon quelque chose de perdu, le Temps) puisque mais aussi l’obsession de l’échec, la ré-
un dépliant. Chaque pan du récit brise & ne sont livrés, du retour de Doinel a la vie pétition des ruptures et écarts. Outre la
angle droit avec le précédent, part dans une civile, que faits isolés, fragments sans suite, construction méme du film, qui témoigne,
tout autre direction ; la succession de ces dont la jonction, qui les éclaire, se fait par par ses sautes et contrastes, de cette ré-
séquences divergentes créant Pimpression Je mouvement méme du film, donc son in- férence aux processus oniriques, il y a la
que le film procéde par zigzags. Zigzags, telligence par le spectateur. Nul hasard non fagon de diriger les acteurs, en constant
par exemple, dans la chronologie, qui pa- plus ce que ce schéma moteur de’enquéte décalage les uns par rapport aux autres,
rait, comme encore dans La mariée était
en soit celui aussi de La mariée était en noir : comme s’ils ne jouaient pas en face, mais
noir, totalement imprécise, floue, délibéré- dans Pun et Pautre film, le souvenir guide séparément, chacun poursuivant sa propre
ment ignorée, laissée flottante. Mais aussi une recherche qui se réalise pan par pan, logique
de jeu (scene du renvoi de Parmée,
dansla logique
du héros : retours
en arrigre, mémoire en marche démasquant séquence ou du lit avec Mme Tabard, ou encore du
changements d’axes qui sont et restent aprés séquence la raison qui meut : nulle pédéraste), chaque personnage de fait
inexpliqués. Autre trait commun aux deux autre, ici comme la, qu’un certain travail de isolé, au moment méme de la rencontre,
derniers films de Truffaut, cette volonté la mort. Car a Penquéte de Doinel
et a celle des autres, poursuivant pour son propre
éviter toute explication, donc psycholo- sur lui s’ajoute celle que conduit tout au compte le provisoire et bientét rompu
gie et méme vraisemblance ; et par la ces long du film, en filigrane de chaque digres- avenement
du réve qui le mouvait. Baisers
films marquent, semble-t-il, un changement sion, « Pennemi du provisoire », ’'amant volés : réves brisés, et pourtant tragique-
radical dans la démarche de Truffaut et sa définitif (montré, jusqu’a la révélation finale ment toujours nourris de Pobstination de
CILDANEHaUSMeR
conception du cinéma : le souci de réalisme et par brouillage supplémentaire, comme chaque personnage. Pages toutes diffé-
liquidé au profit Pune crédibilité due 3 la un flic de plus) —en qui il est difficile de ne rentes, tournées lune aprés l'autre, mais
seule force de cohérence du film. pas voir trés directement un (et peut-étre dont la commune mesure est de P’étre
Personnages, rencontres, situations, tout le le seul pour tout le film) porte-parole de définitivement. Le méme mouvement du
film proctde donc par 3-coups, comme sia Pauteur, prenant par Ii quelque distance film qui relie Pun & Pautre chaque ilot de
chaque fin de scéne la page était tournée, la vis-a-vis de sa jeunesse reparcourue. personnages achevant de rompre leurs
piste brouillée, de nouveaux indices venant Bien stir, Baisers volés nest qu’en surface amarres et les laissant, solitudes pareilles
rompre le fil des premiers et faire repartir le film des remembrances heureuses, des un instant réunies, dériver tout de bon. Yy
Penquéte de zéro. Enquéte ? En ceci que, chances de la Rencontre. Bien siir, pro- «Réves mouvants »
celle que méne le héros et qui a pour gressant selon le principe des associations Cahiers du cinéma n° 205, octobre 1968
effet denouer la fiction s’ajoute, mimétisme Pidées (de faits, de personnes) propres aux
\W
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emK2
par Arnaud Desplechin viril plutét qu’une figure plus fragile pour
jouer Pépoux tremblant ? Quant aux Deux
La pureté du récit de La Siréne du Missis- Truffaut disait : « Je veux que mes films Anglaises : pourquoi avoir offert le rdle de
sipi est rare, voire unique ; Phistoire d’un donnent l’impression d’avoir été tourné Claude 4 Léaud plutét qu’a Belmondo ?
amour nous y est racontée sans nul be- avec quarante
de fievre. » Nous savons au- Allons, Claude séduit les deux sceurs et
soin d’un tiers. Ici, pas de confident, pas de jourd’bui, par les archives, commentle film autres compagnes encore ! Comment
rival, pas de tromperie. Chistoire pure d'un est né d'une forme d’oralité. Le scénario, je Léaud pouvait-il embrasser un tel rdle de
amour qui flambe puis se dégrade. Tout y Pai lu, ce n’était qu’un récit. Les dialogues séducteur ? Donner le réle de ’homme qui
est : coup de foudre, passion, désamour, furent dictés 4 Suzanne Schifmann durant défaille 4 Belmondo et celui de homme
dégoit, et puis la haine,
et puis la gratitude les nuits de tournage, pour que les scenes qui conquiert 4 Léaud fut regardé comme
éperdue de Pamour 4 nouveau. Les deux soient déposées au matin sous la porte des un crime de lése-majesté. Or c’est ce qui
amants, pas plus, ils suffiront, puisque le acteurs. Ce qui devait tant effrayer Michel fait pour moi la valeur de ces films. Une
film est obsédé par son sujet. Bouquet... La voila, la fivre ! Truffaut critique radicale de la virilité.
Tout le récit est une aventure, l’aven- voulait attraper la vie méme. II disait d’ail- Bien sar, la Iégéreté et la grace de Léaud
ture d’un sentiment. Un trait vient nous leurs qu’avec la citation de La Marseil- dans Les Deux Anglaises le conduit de
frapper : ici les péripéties les plus roma- laise qui ouvre le film d’une dédicace, il femme en femme. Bien sir que le chagrin
nesques se bousculent quand les person- avait voulu rendre hommage au travail que Truffaut donne 4 Belmondo le destine
nages les traversent de la fagon la plus improvisation de Jean Renoir. loge de A une femme et une seule. Je soutiens que
quotidienne, banale. Cette tension entre Pimprovisation dans un des scénarios les Belmondo n’a jamais été aussi bon que dans
Paventure échevelée et le quotidien de plus tenus qui soient. Mais tout le film est La Siréne du Mississipi. Fini la gouaille fa-
Lamour fait de La Siréne du Mississipi un paradoxe. cile, la parade, ou la pose. Ne reste qu’un
le film le plus godardien de Truffaut... Avec stupeur, il m’a été donné de croiser désespoir doux. Ici,et pour
la premiere fois,
Voila notre héros démuni, plongé dans quelques contemporains de Truffaut qui Belmondo s’offre fragile. Ce ne fut pas un
un monde de roman policier. C’est Bel- détestaient par deux fois les castings mas- parcours de tout repos ! Truffaut deman-
mondo dans Pune des plus belles scénes culins de deux de ses films. Ces deux films, dait 4 Belmondo de renoncer a ce qui avait
du film, of il tient le revolver, prét 3 tirer qui me touchent au cceur, avaient été des fait sa notoriété. on sait aujourd’hui, par
sur Deneuve, et se rend compte qu’il ne échees en salles : il s’agit de La Siréne du sa biographie, comment Belmondo pestait
sait s’en servir, « Un révolver, ce n'est pas Mississipi et de Les Deux Anglaises. Les sur le tournage contre le réle qui lui était
un objet magique. Et une gachette, je ne raisons du rejet des proches de Truffaut et dévolu. Et je ne peux regarder sans sourire
peux pas appuyer dessus. » du public sont paralléles et opposées. Pour le plan ott Belmondo escalade la facade
108 LES FILMS
de Phétel Monorail, souvenir de Fabren- adapter au cinéma, Truffaut répondait nuit de noces n’a pas été accomplie. Un
heit 451, il veut rejoindre Deneuve. Truf- que Cétait la figure de la femme fatale qui matin, on retrouve Belmondo qui répéte
faut place sa caméra dans un plan large subjugue un homme faible, comme dans « Jevous présente ma femme » face au mi-
bien mome, et filme platement son acteur La Femme et le Pantin, L’Ange bleu ou roir, puis Deneuve arrive et on comprend
risquant vaillamment sa vie ! Bien sir que La Chienne. Il disait qu’il voulait traiter 4 leurs regards, leurs rires et & leur fagon
Belmondo ne pouvait qu’en étre piqué, bien ce théme dont s’étaient emparés d’autres de s’enlacer qu’ils ont couché ensemble,
stir
ce réle si passif devait lui peser quand il grands cinéastes mais qu’en méme temps enfin ! Puis ils petit-déjeunent de bon ap-
s’épanouissait dans Paction. il ne le faisait pas vraiment, parce que les pétit. On retrouvera cet appétit quand ils
Toujours j’ai pensé que, dés Pouverture temps avaient changé. Nous ne sommes couchent ensemble aprés avoir tué le poli-
de Vertigo, Jimmy Stewart était en deuil. plus au XIX® sigcle ou dans les an- cier. Le meurtre appelait ’union physique.
Mais le deuil de quoi ? Scottie Ferguson nées 1930, les choses sont devenues plus Bien avant la fuite en France, aprés la mort
est un veuf, de toute éternité, et Cest ainsi compliquées. Truffaut ne voulait pas ac- du canari, Belmondo se prend & soupgon-
quill accueillera Madeleine pour panser un cepter les clichés liés au théme : la femme ner son épouse. Elle le devine, elle prend
désespoir qui ignorait sa cause, un veuvage en démonet homme en victime,
¢a n’était son mari de vitesse en déboutonnant sa
éternel. De la méme maniére, Louis Mahé plus possible. Ici, la femme joue le rdle de robe derriére, lui demandant de venir la
perdait une femme aimée de 24 ans, avant la séductrice, mais c’est un réle auquel reboutonner: et c’est leur premiére union
le film, bien avant. Au cinéma, toujours elle est asservie. « Que c’est un dur métier atergo, pour parler comme Freud. Chaque
un homme n’a pas su empécher la mort que d’étre belle femme... » Jentends une fois, est P’épouse qui conduit Pépousé
@une femme, voila ce que j’affirme... plainte dans « ce travail banal ». Mahé vers plus de liberté sexuelle. Un autre
Avec la chute de la femme aimée, ce sont n’est pas une simple victime puisqu’il geste ? Mahé s’est assis sur un banc, Ma-
toutes les femmes aimées qui meurent 4 contribue lui-méme au crime en tuant le rion s’assied a ses cétés et pose sa téte sur
CILDANEHaUSMeR
nouveau dans Vertigo. Et je ne sais rien détective Comolli. Mettons que Mahé dé- ses genoux. Euphémisme délicieux pour la
de plus déchirant que la scne of Midge sire infiniment étre la victime de Marion. premiére fellation. Mahé a cette réplique
se rend a Phépital psychiatrique ott Scottie Scéne sublime sur inversion des polarités formidable: « Tues adorable »,et tous ses
s’enferme dans le silence. C’est dans un sexuelles, celle de la chambre d’hétel aux soupgons s’enfuient ! C’est Pun des traits
hépital semblable que Belmondo viendra murs peints ot Belmondo attend Deneuve. quej’admire le plus dans le film, typique de
s’échouer, et Truffaut eut P’élégance de le Ilui dit @abord : « Je suis venu pour vous ‘Truffaut : sous des allures chastes, ce rap-
nommer « clinique Heurtebise ». Et je ne tuer » ; elle lui répond : « Je suis d’accord port trés frontal a la question de ’amour.
peux penser sans émotion aux séjours de pour mourir tout de suite, j’'attends, cela Enfin, il serait insensé de ne pas mention-
Truffaut ou de Bergman en maison de me plait de mourir. » Et puis Marion ra- ner Catherine Deneuve dans le film. Avec
repos... Le trait biographique ici est bou- conte sa vie désolée, les vols, les concours Le Dernier Métro, le dialogue entre le
leversant. de masturbation en prison... Belmondo cinéaste et Pactrice fut au-dela de toute
Dans le final admirable de La Siréne du avait aimé Deneuve innocente et insou- description. C’est un miracle d’une telle
Mississipi,c’est "homme que la femme vient ciante. Maintenant, il aime la méme femme évidence que ces deux-la aient su ainsi
tuer. Et Mahé se laisse mourir, Blanche- quand il la sait coupable et lourde de dé- partager des goiits, se parler, inventer des
Neige masculine. Parce que c'est une autre sespoir. formes ensemble, de la robe de plume aux
vérité de cinéma, qu’une femme toujours a Une phrase de Truffaut m’a beaucoup seins offerts qui provoquent l’accident de
su qu'elle pouvait tuer un homme amour aidé a voir La Siréne du Mississipi : com- voiture. La vitesse de Truffaut, ou une cer-
‘Truffaut disait de La Siréne du Mississipi bien il voulait « que le public sached tout taine lenteur dans l’ceil de Catherine... J'ai
« Catherine est un garcon,un voyou, et Jean- moment oit les personnages en étaient de pu écrire ailleurs Pappétit fou de liberté de
Paul une jeune fille qui attend tout de son leur vie sentimentale, de leur vie sexuelle, Deneuve, la merveilleuse invention de soi,
mariage. » Il ajoutait que Belmondo dans et aussi de leurs problemes d'argent ! ». son gofit de la prose. La calme insolence,
sa petite annonce aurait pu écrire « jeune D’abord, il y a la magnifique obscénité le scandale serein. Mais ce qui m’émer-
homme, vierge ». Voila la sublime inversion de leur mariage. Dans P’église, alliance veille dans ce film, c'est comment chacun
des réles entre ’homme et la femme, entre est trop petite : Louis Mahé ne sait que rencontrait ici ’ame sceur : celle qui avait
le passif et Pactif, Cest cette inversion qui faire. Tout simplement, la mariée mouille Paudace de se tenir devant la caméra, celui
me semble avoir fait scandale a Pépoque. son doigt, force Palliance et ¢a passe ! Je qui avait la joie de filmer cette bravoure.
Belmondo était ici déplacé, bien loin d'une rougis chaque fois que je revois la scéne. Cette réversibilité des positions, de ’amant
certaine idée frangaise de la virilité... Si un Tout le film durant, nous entendrons l’al- etdePaimée, du passif
et de Pactif, del’ac-
homme n’est constitué que de ses failles, si ternance du tutoiement et du voussoie- trice et du cinéaste, elle nous libére. Tout
un homme n’apparait jamais sur Pécran que ment, qui viennent rythmer les aléas des enfin est subverti. Qui se tient devant ou
castré, le cinéma sait filmer Passomption corps et des coeurs. Bien stir, nous devinons derriére la caméra ? Plus rien ne nous
glorieuse d’une femme. Oui, le cinéma sait quand les époux couchent ensemble ou ne importe sinon la beauté du film. Et cette
enregistrer cela. Parce que « Phommenel’a couchent plus. Aprés le mariage, les voila utopie, Cest Pintrigue méme qui nous fut
pas », le phallus,
et qu’une femme singuligre en pyjama, Marion se réveille la nuit en conté : soit, amour qui unissait Louis le
peut parfois jouer a incarner le désir. criant, Mahé va allumer la salle de bains, veuf éternel, et Marion la femme voyou.
Quand on lui demandait ce qui lui avait revient se coucher et elle s’endort dans ses xd
plu dans le roman au point de vouloir bras : nous les devinons encore chastes, la
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ECIGDNALHUMRS
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Léducation de Victor occupe son esprit jour
et nuit. Sl fait partie de la confrérie des
L’Enfant sauvage grands obsessionnels truffaldiens, il est un
peu part, comme d’ailleurs le sont tous les
personnages interprétés par Truffaut. Une
présence particuliére qui ne s’explique pas
Victor n’est pas Punique enfant sauvage injustement Victor pour lui apprendre 4 seulement par un jeu maladroit. Ce sont des
dans Poeuvre de Truffaut. Antoine Doi- ne pas se soumettre. Se sociabiliser et se personnages dont on ne sait rien, ils sont
nel, Bertrand Morane, Adéle ou encore révolter, apprendre et désapprendre, selon par exemple les seuls de la filmographie
Marion: tous sont, ou ont été, des enfants une dualité si emblématique du cinéma de n’avoir aucune relation amoureuse. Ils ne
mutiques et solitaires, abandonnés ou mar- ‘Truffaut.
La grande idée du film, est la pré- sont rien d’autre qu’une idée fixe. Un film
tyrisés. Mais le premier d’entre eux, Cest sence de Truffaut devant la caméra. Dédié a faire dans La Nuit américaine, des morts
bien sir le cinéaste lui-méme, qui filme ses 4 Jean-Pierre Léaud, on peut voir L’Enfant a célébrer dans La Chambre verte. Quelle
doubles comme un membre d’une bande sauvage comme un document sur sa re- est Pidée fixe d’Itard ? La scéne on il prend
reconnait instantanément les siens. Le neu- lation avec son jeune acteur. L’éducation, Victor dans ses bras, aprés avoir libéré du
viéme film de Truffaut raconte une aventure est une affaire de cinéma, mais Truffaut placard oi il Pavait injustement enfermé,
scientifique : éduquer un petit sauvage, le n’incarne pas seulement ici la figure du ci- est d’une rare puissance émotionnelle. Elle
transformer en un étre social. Mais, 4 une néaste. Itard le précise dansle film: « Victor rappelle celle du Kid ott Chaplin/Charlot,
époque oit le cinéaste s’engage publique- voit mais je unis lui apprendrea regarder. » autre cinéaste quia fait de son enfance Pun
ment contre les maltraitances envers les en- Léveil des sens, percevoir autrement, voila de moteurs de son cinéma, étreint le gosse
fants, c’est avant tout un film trés personnel la vraie transmission. Uombre d’André aprés lavoir libéré de la fourgonnette des
sur la maniére d’articuler éducation et art Bazin, chez qui Truffaut trouva refuge flics. A ce moment-1a, le méme regard chez
dela survie. Qu’ont’ nous apprendre celles durant son adolescence, plane sur le film. les deux cinéastes, triste et lointain, comme
et ceux qui ont été des enfants sauvages ? Mais c’est cette fois Itard/Truffaut qui fait s'ils revoyaient devant eux le film de leur
Dans Domicile conjugal, Doinel, devenu office de passeur. Cest pourquoi L'Enfant propre enfance. De méme que Chaplin
pére, envisage de s’occuper lui-méme de sauvage tient une place particuliére dans le pour le Kid, Truffaut a peut-étre unique-
Péducation de son fils. C’est chez lui que coeur de ces enfants sauvages de cinéphiles ment réalisé L’Enfant sauvage pour pouvoir,
le docteur Itard accueille Victor. Chez qui trouvérent dans le cinéma de Truffaut balayant les années, consoler enfant qu’il
Truffaut, l’éducation est une chose trop un manuel de survie. Mais ce qui frappe a até.
cruciale pour la laisser 4 Pinstitution. La en revoyant le film, c’est 4 quel point Itard
legon essentielle, c’est lorsqu’Itard punit est obstiné, intraitable, jusqu’a Pexcés.
110 LES FILMS
Domicile conjugal laisse & penser que Antoine s’énonce, en fait, un peu plus tét, de sentiments trés variés, Ici se joue ce qui
les deux époux vieilliront peut-étre en- dans une séquence magnifique qui voit les. est peut-étre, pour lui, Pidéal d'une rela-
semble. Mais comme cet épilogue prend deux époux sortir ensemble de Papparte- tion entre un homme et une femme : une
la forme d’une pirouette, le spectateur ment et entamer dans l’escalier, avant de forme d’amitié amoureuse qui préserve,
peine a y croire. Et Truffaut lui-méme poursuivre sur le trottoir, une discussion in extremis, ses personnages de ’amer-
ne semble pas prendre trés au sérieux sur la nature de leur couple. En quelques tume, de la dépression et de angoisse de
ce revirement en forme de plaisanterie. instants, Truffaut parvient a faire défiler, la chute. Une certaine idée du bonheur,
La vérité de la relation entre Christine et avec une certaine mélancolie, une gamme finalement. 1
® 1971
Et Pon s’en veut d’étre resté, lors de sa
CI1@EDNAHeaQUMRS
sion plus longue de vingt minutes que celle vement dimanche !),le public revienne sur prendre. Ces années-la restent synonymes
qu’avait finalement voulue Truffaut lui- des impressions et des images plus graves, dextrémisme dans la jeunesse, de certi-
méme au vu de P’échec commercial du film sans doute plus proches de lui, de sa vé- tudes arrogantes dans les idéologies, de
rité. Toujours, chez Truffaut, cet amour de refus de toute « culture livresque » autre
Lalternance, un film gai, un film triste, et que celle estampillée des grands idéaux
la vérité entre. politiques et philosophiques. Epoque de
Les Deux Anglaises est assurément Pun. dogmes, puis naissance du féminisme
des plus beaux films de Truffaut, des plus (un courant de pensée censé combattre
sincéres, des plus pleins de ses conceptions le dogmatisme rigide mais qui va bientot
du cinéma, de la vie et des personnages. s*ériger également en ligne de fer), grande
emke
112
quia da étre le nétre il y a quinze ans, démolisse cet amour », en appuyant sur eux tout en leur étant extéricur. Elle dicte
ne tient pas. Certes Gruault et Truffaut « démolisse ») et surtout aspect messe de le cantique dans le film.
n’ont pas quitté le livre de Roché des Tamour a trois personnages, cette espéce Les partis pris formels sont moins forts,
yeux, et surtout ils ont adapté la forme de filet religieux qui enserre le film et qui car le film est moins fait sur le plan, sur
« correspondances » du livre dans le lui donne sa structure en « oratorio » et la le cadrage (on peut néanmoins pointer la
film : on sent le va-et-vient des relations profonde tristesse qui s’en dégage. Nous volonté de Truffaut de ne jamais filmer
A trois personnages (quand le film baigne n’avions sans doute pas fait attention A le ciel : A part un plan, tous ceux filmés
encore dans l’enfance des personnages), P’époque a cette fagon qu’a Truffaut de au Pays de Galles dans la premiere moitié
puis a deux lorsque Claude s’intéresse a mener son film au galop, de prendre a la du film sont en plongée, aucun souci de
Muriel, puis 4 Anne, séparément. Vargu- fois tout son temps pour camper les trois Pespace, la nature y étant filmée « en mi-
ment du film littéraire ne tient pas, parce figures, tout en allant vite, pour ne pas se niature », avec des ciels souvent ténébreux)
que Truffaut a réussi 1a un film qui dé- laisser engloutir par la littérature, pour que sur la séquence, cest-4-dire le mouve-
nude les sentiments comme rarement le ne pas tomber dans le pidge du « film tiré ment, en fait le tour de force. Crest aussi
cinéma s’est autorisé a le faire, qui méle une adaptation », travers dont Truffaut un film oii le montage est décisif, moment
pudeur (la forme du film elle-méme est s'est toujours méfié depuis son époque cri- peut-étre plus « fort » que le tournage en
pudique, disons classique) et exhibition tique. Dans Les Deux Anglaises,ca va vite, tant que tel. Mais cela — qui fait que nous
(voir la téméraire séquence du dépucelage il faut tout dire et ne pas insister, maintenir n’avions pas été assez sensible au film lors
d@’Anne et la tache rouge, admirablement le rythme, ne pas se laisser guider par les de sa premire vision -, c’est 4 mon avis
commentée par la voix off de Truffaut : situations mais toujours les chevaucher, une constante du cinéma de Truffaut : la
« II s’agissait d’armer Anne contre lui. emballer le film. La, la voix de Truffaut, grace du cinéma chez lui n’est jamais ac-
ECIGDNALHUMRS
C'était fait. Il y avait du rouge sur son outre qu’elle porte dans son grain la fidvre quise
a priori, il faut la conquérir,
la débus-
or»). On pourrait pointer également l'as- religicuse, joue un réle capital : celle d’ac- quer, forcer Phymen pour que le film rende
pect « guérilla » dans 'amour, un pas en célérateur de la fiction, elle énonce les si- ame. Truffaut dit juste quand il affirmait
avant, deux pas en arriére (Léaud disant, tuations de chacun des trois personnages qu'avec ce film « il a voulu presser l'amour
apris le refus d’Anne, lui envoyant une pour autrui (pour le spectateur, pour les comme un citron ». 9
lettre en réponse 4 la sienne, oti elle lui communiants),
elle plante, comme une ai- «L’'Homme qui aimait deux femmes »
dit de renoncer a aimer : « Je suis monté guille d’acupuncteur, les points de vérité Cahiers du cinéma n° 369, mars 1985
trop haut, il faut que je redescende, que je entre les personnages, elle fait le point sur
® 1972
tissent le plus de liens avec les autres, mais
mélancoliques, celle oi il explore jusqu’au douleur. C’est son secret, et probablement Camille sont comme les deux natures de
bout la psychologie de la passion amou- la raison pour laquelle Truffaut
en pensait ‘Truffaut, poussées jusqu’a la caricature :
reuse, la figvre des sentiments. Dans son plutdt du bien alors qu’il savait parfois d'un cété, le pédagogue appliqué, Pintel-
absolue liberté, Camille Bliss ne connait se montrer si sévére envers son propre lectuel altruiste, de Pautre le voyou anar,
ni scrupule ni tristesse, et Une belle fille travail. Mais dans ce cas, c’est le film lui- Vindividualiste insolent. Et ici le second
comme moi est le seul film du cinéaste méme qui prend en charge Pauto-critique, mange le premier tout cru. ¥¥
qui, malgré la mort, Pamour, la jalousie, en « vengeant » tous les autres dans un
les séparations, est absolument dénué de élan effréné d’auto-dérision. Stanislas et
interprétée par Valentina Cortese a Jean- la séquence finale de ce film imaginaire —comme des réflexes de survie - résistant
Pierre Aumont en supréme cabot, des sou- dont on ne verra rien — sinon quelques au miroir déformant de la fausse réalité
venirs du jeune Ferrand, Phumble artisan rushs arrachés au quotidien du tournage du plateau (jusqu’a ’hétel dont les portes
incamé par Truffaut, révant qu’il vole des comme autant de baisers volés. claquent comme dans une pice de bou-
photos de Citizen Kane dans une salle des Il west pas anodin qu’en marge de ces levard). Plus que dans les pages les plus
années 40.4 Phommage aux stars du muet fragments d’un film a jamais révé (la so8ne mémorables du journal tenu par Ferrand
Lilian et Dorothy Gish), peut d’abord se de nuit filmée derriére une fenétre cou- (« les films sont des trains qui avancent
lire comme une sorte de précipité onirique verte de fausse pluie oit le couple Pame- dans la nuit »), cest peut-étre dans cet
et de fabrique lyrique de cette grande il- la-Alexandre s’appréte A s’enfuir, rendue aveu bien peu démiurgique - « se ré-
lusion romanesque, ouvertement crépus- plus sublime encore & travers Pécran du soudre & espérer que l'on puisse terminer
culaire, vers laquelle Truffaut ne cessera viseur de Pobjectif quelques secondes plus Le film » — que tient Péquilibre mystérieux
de puiser par la suite. Dés sa premigre tard) le motif du baiser devienne le seul 4 de grandeur et de mesquinerie sur lequel
séquence, le film s’inscrit dans une sorte échapper a la logique de distanciation de repose La Nuit américaine : ce moment
de renflement grotesque des tournages cet autre film — le vrai, tourné par Truffaut oii, par-dela ambition et petits problémes
de rue des premiers films de la Nouvelle dans lequel « tout le monde s'embrasse et personnels, beauté de Part et laideur dela
Vague. Les plans de grue sur un quartier se ment ». Les baisers donnés, repris ou vie, le film est nu et « le cinéma régne ». $
de Paris reconstitué dans les studios de la cachés envahissent La Nuit américaine en
Victorine a Nice, le foisonnement de di- un jeu de brusques retours cette réalité
zaines de figurants y apparaissent comme qui ne cesse d’échapper a la tragicomédie
de purs artifices qui enfleront au fil des du tournage. Qu’ils mentent ou révélent
RCLIDENAHSUM0a
séquences — jusqu’A ce qu’on recouvre ce quelque confusion entre vie et cinéma (le
décor de carton-pite récupéré de La Folle faux baiser de Julie/Bisset 4 Alphonse/
Léaud au matin de leur nuit d’amour), ces
baisers sont les derniers fragments de réel
BWarones
TI6
confidence je film se confondrait presque de Pabsence, ’exil et le risque de la folie. inaugurait une nouvelle forme d’inspira-
avec le journal d’Adéle. Ce a quoi Adéle n’échappe pas, elle qui tion, celle de la « bouche d’ombre » qui
« Née de pére inconnu... je suis née de est d’abord privée de nom (elle « dénonce vient d'une plongée dans la face cachée du
peére inconnu ! De pére complétement Vimposture de Vétat civil et Vescroquerie monde, d’un monde intermédiaire, entre
inconnu ! », dit-elle. Ego Hugo est la deVidentité ») : elle porte le prénom de sa les vivants et les morts. Mais la Table ne
devise du fauteuil des ancétres, et on mére mais ne veut pas s’appeler comme répond pas, ne répond plus, et Truffaut
connait ces initiales répétées dans les Thomme le plus connu au monde, figure livre une histoire oi une jeune femme,
dessins de Hugo, ces « VH » gravés dans écrasante que Truffaut ne souhaite pas « un peu trop romanesque » comme elle
le mobilier des maisons of il a vécu en montrer. Elle brouille aussi vite son nom le dit elle-méme, est piégée dans cet entre-
fuyant la France, 4 Jersey ou Guernesey. qu'elle I’a écrit du bout du doigt sur le deux, sans plus jamais en sortir. 4x
Cette manifestation d’une mégaloma- miroir poussiéreux d’une loge de théatre.
nie certaine, est aussi l’affirmation d’un La Table, qui a tant parlé et réconforté
homme essayant de surmonter ’épreuve Hugo aprés la mort de Léopoldine,
[CEIa4eDNAHf1UMtRS
lorsqu’il fait des portraits de groupes, il
Dans ouverture de L’Argent de poche, soumis 4 Pallégresse et a Pinsolence des croit d’abord en Pindividu et aucun étre
une fillette envoie 4 son cousin une carte enfants. Truffaut disait avoir adopté ce ton ne saurait étre fondu dans une généralité,
postale de Bruére-Allichamps, en pré- leger pour parler
de choses graves afin que un archétype. Et méme dans ses films les
cisant que ce village est « exactement le les enfants qui avaient participé au film plus réconciliés, il ne cesse d’étre profondé-
centre de la France », ce que marque une puissent le voir et s’y reconnaitre : « Je ment asocial, parce que pour lui les seules
petite colonne oii se dresse un modeste voulais que le film leur plaise, soit & eux, places viables dans la société sont des re-
drapeau tricolore. Commencer ainsi un soit leur film >. Et on pourrait étendre cette fuges, et cest ainsi qu’il filme ici Pécole
film qu’il définit comme « une chronique exigence aux personages adultes : que ce (ou un plateau de tournage dans La Nuit
unanimiste » est une maniére pour Truf- coiffeur, ces instituteurs, ce policier, s’ils américaine et un théatre dans Le Dernier
faut d’indiquer a quelle place il se tient existaient vraiment, puissent voir le film Métro). Les Quatre Cents Coups, était
(le temps d’un plan, il joue dailleurs le sans avoir le sentiment qu’il a été fait dans Pécole buissonniére, la rébellion contre
peére de la fillette, attendant dans une leur dos. Pautorité de maitres injustes et de parents
voiture), dans la géographie, la société et Mais Punanimisme de Truffaut n’est pas absents ; L'Enfant sauvage, c’est le pas-
la cinématographie de son pays : au mi- pour autant consensuel, il n’aplatit pas les sage de la sauvagerie a la civilisation ; puis,
lieu de tous. C’est la position A la fois trés différences et les aspérités. Il refuse que L’Argent de poche, est la réconciliation
humble
et ambitieuse de celui qui aimerait Tenfance soit réduite a des idées toutes avec l’école, ou du moins avec une idée
faire un film capable d’intéresser
et de toucher chacun, quel que
soit son Age, son sexe, sa classe
sociale. La premiere fagon de le
faire est de prendre trés au sé-
rieux son sujet - les différentes
phases et conditions
de l’enfance
=, quitte A en passer par un dis-
cours qui fait de Pinstituteur le
porte-parole du cinéaste, tout en
relancant constamment Pintérét
et le plaisir du spectateur, en ne
cessant de changer de rythme et
de registre & travers une rapide
successions de personnages et
de situations. Equilibre parfait,
qui fait que le danger du film
« 4 thése » est sans cesse amorti
par la comédie, de méme que le
sérieux adulte est constamment
118
possible de P’école et de lenseignement. faut sait la complexité humaine et sociale Pune quelconque maniére un gosse,méme
Dans ce vrai film familial qu’est L’Argent une telle tragédie : il n’est pas du cété pour une fiction, méme symboliquement.
de poche, le discours conclusif est loin des badauds qui insultent la mére et la Grégory qui se reléve en riant rachéte le
tre convenu, puisqu’il s’agit
de prendre grand-mére tortionnaires embarquées par gamin qui explose dans le bus de Sabotage
ouvertement
le parti des enfants, de les voir la police, car elles sont d’abord Pimage Hitchcock (sujet abordé avec lui dans
comme une sorte de peuple opprimé au @une misére sans nom. A Popposé de ce le Hitchcock/Truffaut) et les deux petits
coeur Pune société incapable de les consi- drame, il y a un miracle, celui de Grégory garcons qui se suicident dans Allemagne
dérer ou de les prendre politiquement en qui tombe du haut d’un immeuble mais année xéro et Europe 51 de Rossellini,
pré-
compte. Le film prend ce parti des enfants se reléve comme s’il n’avait chuté que de cisément en se jetant du haut d’un escalier
dans chacune de ses scénes, avec une ex- sa propre hauteur. Cette scéne irréelle, qui ou @un immeuble. Truffaut ne veut célé-
traordinaire capacité A comprendre et sai- célébre la capacité du montage cinémato- brer que la vitalité des enfants, leur sens
sir leurs multiples petits bouleversements. graphique 4 mimer la mort d’un enfant de la survie dans un monde injuste et dur:
intérieurs A travers mille regards, phrases, pour aussitét le rendre a la vie, est d’une « Les enfants, ils sont trés solides, ils se
gestes. Et puis il y a Julien Leclou, Pen- certaine maniére une réponse de Truffaut cognent contre tout, ils se cognent contre
la
fant battu, dont le calvaire ne sera jamais a des cinéastes admirés mais qui osérent ce vie, mais ils ont
la gritce » , dit Lydie Richet,
filmé, car ce serait le redoubler, ni méme 4 quoi il se refuse (y compris en ne filmant la femme de l’instituteur (Virginie Théve-
jugé de maniére manichéenne, car Truf- pas les coups recus par Leclou) : sacrifier net). En un mot, ils sont des résistants. 3
rivé 4 un cadre rigide qui le contraint & capturer un mouvement sans [’altérer. privilége du récit est partagé : le «je»
la passivité scopique, soumis aux entrées Mais comment? II n’est pas hasardeux masculin est interrompu et redistribué
et sorties de champ de ses motifs fétiches. que Morane travaille comme ingénieur par l’intervention des narratrices, dont
Contemporain du MLF et des théories de 4 PInstitut d’études de la mécanique des Pintempestive Aurore (préposée au réveil
Laura Mulvey sur le plaisir visuel phal- fluides, laboratoire dédié aux dynamiques par téléphone). Puis la mise en scene per-
locrate, ce projet de 1977 se place-t-il A aéronautiques et hydrauliques. Dans les met aux femmes de tenir téte (et non plus
Parrigre-garde? Un ceil distrait pourra y pas du projet encyclopédique de Marey, seulement jambes, reins, seins) : par leur
voir une sorte de catalogue de lingerie sty- pionnier de Pétude scientifique du mouve- puissance d’apparition (notamment par
lisé par une angoisse baudelairienne. Mais ment, Morane/Truffaut collecte et classe surimpression), leurs visages en gros plan
Ay regarder de plus prés, son écriture et les gestes féminins. Leur nouvelle «station ou la réduction de Morane en amorce.
sa mise en scéne subtiles composent un. physiologique » archive les morphologies, «Ne coupez pas », supplie Morane a son
ballet tragi-comique, entre autodérision attitudes, cadences et modulation de voix interlocutrice au bout du fil. C’est qu’il a
et pompe, a la fois jouisseur et mélanco- des héroines et de leurs actrices (Brigitte Pintuition que le cours du temps, comme
lique, traditionnel et innovant. Fossey, Nelly Borgeaud, Nathalie Baye, son arrét final, n’est pas dans ses mains.
Ce qui motive ce film, c’est d’ailleurs Leslie Caron...). Le montage les dispose Diailleurs, c’est son éditrice qui, trouvant
moins la notion de femme que celle de Tune a la suite et 4 cdté de autre, comme le titre de son livre, le conjugue 4 Pim-
mouvement. L’Homme qui aimait les les livres d’une bibliothéque. Ou plutét parfait. YY
femmes, Cest la rencontre entre Etienne- comme une suite de photogrammes dont
Jules Marey et le film d’amour. Le drame la mise en série est la condition méme du
de Morane réside dans la tension entre mouvement. Cette activité typologique
le fixe et l’animé. Son idée fixe le plonge raréfie pourtant son sujet. Dans ses Mé-
NHORS-°EI
dans une agitation permanente (d’ott son moires, Morane adopte des métaphores
surnom de «cavaleur
»). Car sa mono- de zoologie ou de botanique, son écriture
manie va aux femmes qui marchent, qui objectivante trahit un désir de maitrise
bougent et donc lui échappent. En voi- rétrospective. Or ce programme phallo-
ture ou A pied, séquence aprés séquence, il crate, porté par le héros, est sans cesse dé-
poursuit une vision récurrente : une paire joué par les participantes de ’expérience.
CDAIHNUEMRS
de jambes inconnue, soit une passante Dans la diégése, les voici qui tendent
sans identité stable, une image en mou- des pidges, posent des lapins, masquent
vement. Voici le « mobile» du film : leur identité ou imposent leur désir. Le
emKe
120 LES FILMS
CILDANEHaUSMeR
paresse et Pimbécillité se signalent de ce la passion de Truffaut), du particulier au textes du méme auteur, dit exactement le
que les épithétes « monocorde », « bresso- plus général (le lien aussi secret que fa- contraire, puisqu’on traite de importance
nien » surgissent dés que résonne un autre meux du cinéma
4 la mort, notre rapport sil’on peut dire vitale de conserver Pimage
son, une autre émotion que les modula- nous, les spectateurs, ici interpellés un par des disparus. En réalité, le film tient exac-
tions expressives habituelles. Or la voix un, a cette nocturne chapelle ardente ott tement le méme discours que Bazin, c’est
de Truffaut est, du début a la fin du film, amour se soutient de la mort, le cinéma la méme préoccupation qui Panime.
a tout instant remuante, profonde, bou- comme art nécrophilique). Cette histoire Conserver image des disparus, sans
leversante. Lintelligence du jeu est frap- si singuligre, si fermée en apparence aux doute (et quel film n’est pas émouvant
pante : « monocorde, bressonien », ces préoccupations du jour,
sisemblable a son 4 montrer vivants des disparus ?)'. Mais
énoncés suggérent, a qui n’aurait pas vu le héros solitaire — mais oui, trouvez-en, des non Pimage de leur cadavre ou de leur
film (ctils sont faits pour décourager, bien films qui ressemblent aux personnages qui agonie, car c’est 1a que commence ce
stir), quelques atonie et mortification de la y paraissent ! -, est bien un manifeste du quill faut bien appeler (et ce que d’ail-
voix au profit du texte ; mais si le dialogue cinéma, et Truffaut n’y est pas seulement leurs Bazin, toujours dans le méme texte,
est constamment admirable, la voix de auteur, acteur et personnage, il y est aussi appelle) la perversion. Julien Davenne
Truffaut le porte a Pincandescence, dun critique, tout cela noué, tressé serré, indé- rest nullement un pervers, ce n’est pas
accent tout de suite violent, vigoureux, mélable. La chambre verte, la chapelle des un nécrophile, il n’a aucun « goiit vicieux
et qui est celui-li méme de la passion. Ce morts, avec la photographie de Cocteau et pour les cadavres », comme dit le narra-
qu’on entend tout au long du film dans la méme celle d’Oskar Werner (curieux re- teur du Bleu du ciel, son amour pour les
voix de Truffaut, de Julien Davenne,c’est pentir de Pauteur du journal de tournage défunts est pur de tout érotisme, si faire se
cette violence de la passion — de Pidée fixe du Fabrenheit 451...), bien stir que ces peut. Tel est en effet le sens, parfaitement
et du cceur porté au rouge — et comme le chambres obscures oit briile un feu par- clair, de la scéne
- d’ailleurs Pune des plus
répons trés haut du cri muet des morts, de fois matériel, mais le feu subtil @’un délire belles du film — oa Julien Davenne, ayant
la muette demande, exigence inlassable, Péternité, bien sir que est le cinéma. Bien commandé une image en cire de sa femme
supplication des morts, dans leur extréme sfir que ces cadavres saisis au vol de leur disparue, réagit avec une horreur violente
faiblesse devant le temps et l’oubli. Tel est mort, sur bandes d’actualité, en mouve- devant la réalité de cette fantaisie (réalité
le personnage et tel est l’acteur, boule- ment (générique, avec la surimpression du pourtant on ne peut plus réussie, puisque,
versant et admirable. Et il faudrait parler visage de Davenne-Truffaut en poilu) ou sij’ai bien vu, cette figure de cire est en fait
aussi du regard de Truffaut, de ces yeux fixés non pas 3 jamais, mais fragilement Pactrice incarnant la disparue, maquillée
vraiment étranges, sans aucun reflet et qui sur plaques de verre (cassées par enfant pour la circonstance avec, comme dans les
suggérent une indéfectible angoisse. muet dans une bréve scéne), bien sir qu’y films de Cocteau, des yeux ouverts peints
On aura compris que ce n’est pas pour passe la vérité du cinéma. Et bien sir qu'il sur les paupiéres fermées),
et exige qu’elle
rien que Truffaut incarne son person- faut ici citer André Bazin, dans sa pointe soit détruite sur le champ par le sculpteur.
nage, et qu’en celui-ci, Julien Davenne, la plus métaphysique, la plus religieuse : Aucune explication ne nous est donnée sur
Pauteur et Pacteur s’entrelacent de la « On ne connaissait, avant le cinéma, que Phorreur, presque panique, du personnage.
facon la plus serrée. Rarement un film, a profanation des cadavres et le viol des Pourtant il est évident que cette figure de
en tant qu’énoncé cinématographique ou sépultures. Grace au film, on peut violer cire, ce corps doublement inanimé, ap-
ensemble d’énoncés, aura davantage été aujourd'hui et exposer @ volonté le seul parait comme une monstrueuse parodie
121
de la morte, et qui en quelque sorte la cette faille, cette inexistence... Pourrait, AH. : Il y aun autre aspect que j’appelle-
fait mourir une seconde fois ; d’ot la mais elle y échoue, puisqu’elle est indé- rai « sexe psychologique » et c'est, ici, la
nécessité de détruire, de tuer cette image fectiblement trouée par ce qui la hante, volonté qui anime cet homme de recréer
sacrilége. Cette scéne n’est pas, A ma la fameuse « image dans le tapis », ou, une image sexuelle impossible ; pour dire
connaissance, dans James, et d’ailleurs dans L’Autel des morts, dans La Chambre les choses simplement, cet homme veut
elle sollicite trop le cinéma pour n’étre verte, ce cierge nécessairement manquant coucher avec une morte, c'est de la né-
pas du seul Truffaut : comment ne pas AP édifice de feu, puisqu’il est celui du gar- crophilie.
voir que Julien Davenne, en loccasion, dien, de Pofficiant et du témoin, bref de ET. : Justement, les scénes que je pré-
se comporte exactement au contraire des Partiste qui ne peut jouir de son ceuvre. fere sont celles ot James Stewart emméne
personnages de Bufiuel (Archibald de la Lentreprise passionnelle de Julien Judy chez le couturier pour lui acheter
Cruz, par exemple) ? Et cette scéne fait Davenne en évoque une autre, dans un tailleur identique a celui que portait
paraitre celui-ci superficiel. Comment ne le cinéma. Je ne veux pas dire celle de Madeleine, le soin avec lequel il lui choisit
pas lire ici en filigrane comme un dégoat, L’Homme qui aimait les femmes, qui, sur des chaussures, comme un maniaque...
une horreur, une protestation, devant une un mode un peu plus trivial et sur un ton La différence est qu’il ne s’agit pas, je le
certaine impudeur du cinéma, et cette fa moins haut, décrit en effet une trajectoire répéte, dans La Chambre verte, de « cou-
cilité suspecte et ignoble 4 produire le analogue, mais celle de James Stewart cher avec une morte », mais d’en conser-
corps, Pimage des corps, & la place de ce dans Vertigo. Il est possible que Truffaut, ver amour intact. Mais l’essentiel est que
qu’ils ne sauraient représenter 2. Pas plus écrivant avec Gruault la scéne de la fi- Pentreprise est tout aussi impossible, tout
que James, Truffaut ne croit 4 Pexistence gure de cire,
la filmant, ait pensé a Buiiuel, aussi désespérée (dans la scéne qui suit
des rapports sexuels (si ’'on préfére, a dans Pesprit des’y opposer. Il est probable celle de la figure de cire, au cimetiére,
leur représentabilité), si, comme James, qu’il a pensé a Hitchcock. Le spectateur, est justement ce désespoir qu’avoue
il semble dire que Pceuvre d’art seule, en en tout cas, y pense. Et au dialogue des Davenne, le confiant a la tombe de son
tant qu’ceuvre d’amour, pourrait combler deux cinéastes + épouse). Le « maniaque », c’est-a-dire
122 LES FILMS
Phomme par excellence en proie 4 Pim- vol), mais aussi que cette impossibilité cas, la réponse secréte que nous attendons
possible, c’est une définition exigeante de est Pépreuve d’une fidélité qui est la seule deux ? Alors ces ricanements prennent un
Lartiste. chose qui compte. autre sens. II est risqué, au cinéma plus
Qu’un film, pas plus qu’un livre, ne puisse On peut aimer les morts davantage que qwailleurs, de tenter de faire entendre le
réellement conserver vivant un mort ou les vivants ; on peut leur consacrer tous langage nu de amour ; Truffaut avec La
un amour ; que, comme l’écrivait Proust ses soins, on peut, inlassablement et a eux Chambre verte a pris ce risque au maxi-
(présent lui aussi en effigie dans la cha- seuls, leur parler : ils sont muets et ne mum. C’est ce qui fait Poeuvre si forte et
pelle du film), « notre coeur change, et répondront pas. Alors il faut mourir. Son si belle. 77
c'est la pire douleur », est la pointe dont argument (qui est aussi celui de la nou- Cahiers
du cinéma n° 288,
mai 1978
La Chambre verte tient sa vibration es- velle) résumé ainsi, on congoit les rica-
sentielle. Que la communication avec ce nements dont le public frangais a parfois
qu’on a perdu soit impossible, c’est ce accueilli le film. Mais qui ne voit que « les
que signifie sans doute Penfant muet du morts », ici, ne sont que Pimage extréme
film (frére d’ Antoine Doinel et de Penfant de ceux que nous poursuivons de notre
sauvage, comme le rappelle la sctne du amour, et qui ne peuvent donner, en aucun
Notes // 1 Ele Faure: « Voyez-vousrevivre devant vous la femme que vous amiez vingt ans auparavant,
et qui vit encore &cité de vous et que vous avez cessé daimer, ou dont, ily a vingt ans, au
‘moment oi vous avez brusquement
été séparé cell, vous étiez épris& mourir?Voyez-vous revive fenfant mart?» (Fonction du cinéma}. Si cette citation situ assez bien, me semble-,Fargument
du fim de Truffaut est. ue celu-ciprend
son départ dune insatisfacton essentielle devant fémation un peu naise suggérée ici par Ei Faure, 2 La « faciité » en question sappele,en
filmologie, impression derélité.
CILDANEHaUSMeR
® 1979 ou moins critiqués, négativés,
vus de fagon
unilatérale (toujours du point de vue de
L’Amour en fuite Doinel, de la victime), sans beaucoup de
temps ni d’espace pour exister par eux-
par Serge Daney mémes. Or, tout est la, la grande lecon (de
Renoir, d’Hitchcock, de Lubitsch...) est
Ceux qui n’étaient guére plus vieux que digieuse carriére que la sienne), se sente celle-ci: le moindre personnage doit exister
Doinel-Léaud au moment des Quatre assez fort pour tourner, 4 la maniére des par lui-méme, n’aurait-il qu’un plan pour
Cents Coups (’en suis) ont beaucoup de grands maitres américains entre deux films exister. Truffaut, a partir d’un certain mo-
mal 4 imaginer comment L’Amour en de divertissement, un film impudiquement ment, a été contraint de beaucoup tourner
fuite, vingt ans aprés, affecte ceux, plus grave (et voué a un relatif insuccés com- pour offrir ses personnages une chance
jeunes, pour qui Léaud n’est qu’un ac- mercial) comme La Chambre verte, pour de revenir, statistiquement, et de revenir
teur, un acteur qui jouerait un peu comme comprendre qu’il s’agit chez lui - comme sous un éclairage différent, loin de tout
Truffaut dans La Chambre verte et qui dans toute la Nouvelle Vague, d’ailleurs - manichéisme. Colette, l’'adolescente un
ne serait pas ce qu'il est pour nous : une de culte des morts. peu snob de L'Amour a vingt ans, a payé
star, la seule créée par la Nouvelle Vague, Culte qui ne va pas sans une certaine idéa- cher sa légéreté et son mariage hatif : la
le seul corps qui soit passé (de Truffaut lisation, dont L’Amour en fuite pousse au mort de son enfant, son divorce, la reprise
4 Godard, d’Eustache 4 Skolimovski) de plus loin les procédures. Une idéalisation de ses études Pont amenée a ressembler
Tenfance malheureuse a l’adolescence ci- qui n’a rien & voir avec une préférence 4 cette femme indépendante, séduisante
néphilique, avec sortie de la cinéphilie vers pour le mensonge ou un refus de voir et vulnérable que lactrice Marie-France
Te gauchisme—jusqu’aux derniers soubre- les choses et les gens tels qu’ils sont. Au 1a fini par incarner aujourd’hui. Etdu
sauts d’icelui. Aujourd’hui, dans un geste contraire, Truffaut (qui admire Renoir, coup, Pimage du présent modifie celle du
ambigu, Truffaut reprend Léaud, au sens dont le mot d’ordre était « tout le monde passé qui n’est plus définitive. De méme,
oi il le réengage et oii il reprend aussi ce a ses raisons ») idéalise dans le sens oi il le personnage de Pamant de la mére de
qui lui appartient—et ceci depuis toujours. suspend tout jugement définitif, comme Doinel, ce quidam 4 moustache qui n’a
Avec cette reprise, Truffaut est logique dans les romans de James. De quoi est-il que deux plans pour exister dans Les
avec ce qu’on a fini par comprendre de question dans L’Amour en fuite ? Pour- Quatre Cents Coups, devient « oncle Lu-
son cinéma : qu’il ne s’agit ni de reven- quoi ces retours en arritre, ces greffes, cien » (Julien Bertheau),
un personnage a
dication (erreur de voir dans Les Quatre ces inserts, ce « vingt ans aprés » ? Entre part entiére, et entiérement émouvant (cf.
Cents Coups un film révolté, & la Vigo) autres de ceci : prenons les personnages la magnifique scéne du cimetiére). Enfin,
ni de fraicheur jeune (erreur de ne pas de Colette (Marie-France Pisier), de la et surtout, la mére de Doinel, un des per-
avoir vu, dés le plan du crématoire dans mére de Doinel dans Les Quatre Cents sonnages les plus durs de tout le cinéma
Jules et Jim, Vinspiration morbide de son Coups (Pimage de Claire Maurier) ou de francais d’aprés-guerre, évoquée par celui
cinéma). Il a fallu attendre que Truffaut, son amant furtif (Jean Douchet) dans le quiluiest resté fidele, prend, comme on dit,
ayant affermi peu a peu sa position (pro- méme film : ce sont des personnages plus «de Pépaisseur > : mére indigne peut-étre,
123
mais aussi « petit oiseau », amoureuse de qui consiste a reprendre ce(ux) que Pon un parricide). Point-limite parce qu’au
l'amour, anarchiste (!), morte jeune encore, a donné(s). terme de ce processus d’idéalisation Truf-
enterrée 4 Montmartre, regrettée, ayant Dans L'Amour en fuite, dernier film de la faut en arrive a imaginer un film oii il ne
enfin gagné un prénom — Gilberte. Plus série Doinel, affirme Truffaut, une sorte se trouve plus un seul personnage négatif
que d’un culte des morts, il s’agit d'un de point-limite est atteint : le personnage (ou méme antipathique) et a risquer que
pathétique « Ne jugez pas ! », proféré primordial, flmé une fois pour toutes dans son systéme, ayant atteint sa plus grande
par le cinéaste en faveur de ses créations, le premier film, la mare (la mére, modale de perfection,
ne dépérisse, faute de nouveaux
un refus qu’elles lui échappent, ou pire, toute femme, cf. L’Homme qui aimait les remords a cultiver. ¥y
qurelles soient mal jugées. Hy aa toute la femmes) entre & son tour dans le royaume Cahiers du cinéman’ 298, mars 1979
générosité de celui qui « tient compte du de ces morts dont on ne peut plus rien
spectateur », lui propose des histoires et dire, idéalisés, ou plutét sauvés. C’est, bien
des personages et le désir fou de continuer siir, un peu trop beau pour étre vrai. Les
a avoir sur eux tout pouvoir — toujours enfants martyrs font retour dans la fiction,
pour leur bien. Paternité de Pauteur pro- comme un mauvais réve qui insiste ou un
longée en paternalisme sans fin, rétention remords indélébile (cf. L’Argent de poche
trés caractéristique de la Nouvelle Vague ou ici le fait que l’avocate veuille défendre
124 LES FILMS
CILDANEHaUSMeR
Nadine Marsac (Sabine Haudepin), Ar- soumettre. Quand Daxiat interrompt une rion Steiner. « Est-ce que vous aimez Ma-
lette Guillaume (Andréa Ferréol), déco- répétition, la caméra quitte la scéne et le rion ? Parce que Marion vous aime. » La
ratrice, Raymond le régisseur (Maurice suit dans un long panoramique jusqu’a rencontre de Lucas Steiner décide Gran-
Risch), tous avec des motivations dif- sa sortie dans la rue. De par sa seule ger a entrer dans la Résistance.
férentes, sont embarqués dans la méme présence, par sa masse, il a su inverser le Retiré dans la cave aménagée comme
galére. Et Daxiat, le critique de Je suis dispositif du spectacle 4 son profit. Idem une seconde scéne non officielle — sorte
partout (Jean-Louis Richard). Et Lucas lors de la premiére : Daxiat est un corps de chambre obscure ot se faconne le spec-
Steiner (Heinz Bennent), réfugié dans la en trop qui, ici, géle la scéne exactement tacle -, Lucas Steiner se présente comme
cave. Personnages et situations sont tirés comme Maigret vidait le hameau de La le garant de lauthenticité du théatre,
de faits vrais (Jean Marais rossant Alain Nuit du carrefour en se contentant d’oc- le gardien de sa régle — un peu comme,
Laubreaux alias Daxiat en 1941, Parres- cuper sadiquement le centre de Pimage. dans Maria Braun, Hermann le mari ga-
tation de Sacha Guitry a la Libération, Il fallait « un méchant » qui casse le jeu, rantissait Pidentité @’autrui par son re-
etc.) ; leur arrangement en un lieu unique et Truffaut a trés lucidement produit ce tranchement. Totalement hors champ de
est, bien siir, pure fiction. déséquilibre en confrontant des acteurs la sc8ne et de ce qui se passe autour, sa
Toutefois, Le Dernier Métro est davan- renommés tels que Catherine Deneuve, position assure la fermeture du théatre
tage concu comme une comédie drama- Depardieu et Poiret, leur juste place sur son spectacle, sa cohérence interne,
tique, un drame gai traité dans un style dans le film comme sur la scine, A un ac- est 18 ce qui oppose radicalement 4 un
expressionniste, que comme une recons- teur non professionnel, I’excellent Jean- Daxiat—et il est certain que cette volonté
titution historique obnubilée par le réa- Louis Richard, qui, inconnu du public, ne de maintenir une coupure nette entre le
lisme. Le déréglement du théatre n’est en peut que faire totalement corps avec son domaine de la création artistique et celui
effet pas dii a la seule Occupation, il est personnage. Daxiat, au fond, c’est un ceil de la réalité sociale (éventuellement sus-
aussi le résultat de caprices amoureux, qui, en appliquant littéralement le titre ceptible d’une transformation politique)
comme c’était déja le cas dans La Nuit de son journal, neutralise espace fermé définit P’éthique et la liberté du metteur
américaine et dans La Régle du jeu. Le du théatre, un ceil dont la caméra épouse en scéne pour Truffaut. Si l’efficacité po-
Dernier Métro rend d’ailleurs un constant jusqu’A sa perte, le mouvement. litique d’un Daxiat est d’avoir su retirer
hommage a Renoir, de La Béte humaine Ce regard — celui de Daxiat, celui, subor- A un metteur en scéne le droit de regard
au Carrosse d’or ; est 4 la méme réalité donné, des gestapistes — menace moins sur sa création, son manque doreille le
truquée qu’on a affaire, au méme jeu d’il- le théatre par sa censure politique que condamne siirement A [’échec. Steiner
lusions et de vérité, au méme régne des par l’inscription sur scéne des relations garde le contact avec le monde extérieur
apparences et A sa régle du secret. Le film sexuelles des acteurs que le théatre n’ac- et réussit A monter sa piéce par la seule
se passe presque enti¢rement 4 P’intérieur cepte que pour autant qu’elles sont hors- audition des répétitions. II reste maitre
du théatre, dans la salle et les coulisses, jeu, sans incidence sur le travail (Marion du son. En quelque sorte, son obstination
dans la cave et la rue devant. La réalité Steiner devant ’homosexualité d’Arlette aveugle en face de Phostilité du contexte
extérieure de la guerre ne pénétre dans Guillaume). Il est dangereux par sa capa- lui permet de mener a bien son projet.
cet univers clos qu’a la fagon d’inserts, cité a rendre visible ce que le théatre cache Entre cesser d’étre acteur pour devenir
comme un élément étranger au théatre sous le masque de son jeu, 4 confondre la résistant ou résister en tant qu’acteur, si
que ses incessantes pénétrations de la fiction et le réel, les acteurs et les rdles, Truffaut ne juge pas, il fait au moins un
emKe
choix : Depardieu revient sur les tréteaux résidant dans les seules séquences du Logiquement, elles sont la pour asseoir
jouer son propre réle. Le théatre reprend thétre. Truffaut est connu pour sa haine la puissance d’un Daxiat, beaucoup plus
ses droits quand il peut de nouveau traiter des effets inutiles et son extréme souci de que ses émissions de radio qui Pidenti-
Phistoire réelle en trompe-Peeil — ce déja vraisemblance. On comprend, du coup, fient. Et pourtant, elles n’ont pas d’écho.
par quoi Steiner avait su tenir téte 4 difficilement comment Paffaire du pick-up En rappelant que l’essentiel a lieu dans le
Daxiat. reste sans suite alors que les spectateurs théatre, la culture du tabac, le peintre du
Certains ne manqueront pas de repro- ont vu Depardieu fabriquer une bombe au dimanche, les petits faits de la rue, toutes
cher 4 Frangois Truffaut sa peinture trop premier plan, au vu et au su du personnel ces touches humoristiques s’accordent da-
optimiste, trop rose de Occupation. du théatre, et que la rumeur annonce des vantage a Pesprit du film. La salle applau-
Cependant, si déception il y a devant Le représailles ; comment les gestapistes ne dit Deneuve, Depardieu et Bennent. Cette
Dernier Métro, elle provient davantage de reconnaissent pas Depardieu au théatre tragi-comédie est le film. 17
ses promesses jamais tenues, de ses faux aprés avoir vu dans Péglise lors de Par- « Une nuit au theatre
»
suspenses. Tout se passe comme si Truf- restation de son ami. « Je ne sais pas, elle Cahiers du cinéma n° 316, octobre 1980
faut n’était pas parvenu a diriger sur un est pas nette, cette femme » : Marion
méme enjeu — la survie du théatre, P’éva- Steiner découche, revient seule, le soir, au
sion de Steiner - ensemble des moyens théatre, on peut la voir passer du bistrot
dramatiques qu’il avait rassemblés. Des d’en face, de 1a ott Granger donne ses ren-
plans restent inutilisés dans le film, sinon dez-vous clandestins, et personne ne s’en
comme pur décor, au titre d’une référence émeut, ce point de vue reste inexploité...
historique qui est bien loin d’en épuiser la Ces scnes — presque toujours d’extérieur
valeur. Effet malheureux d’un compromis —représentent pourtant le plus fort degré
nécessaire ? Le Dernier Métro n’évite pas de la menace pour le ThéAtre de Mont-
Pécueil de la reconstitution historique. A martre, elles contiennent le plus fort in-
la limite, les sctnes en extérieur dispersent dice dun comportement anormal et la
une cohérence, une densité, une efficacité certitude qu’un témoin était 14 pour voir.
126 LES FILMS
CILDANEHaUSMeR @ 1981
Mais sans cette exclusion, il n’est pas de dans ses manifestations perverses, trans- préalable a tout: « elle ne m’aimait pas > ;
véritable histoire d’amour. gressif, est une forme 6 combien plus so- pas d’amour, pas de symétrie).
Ce qui est admirable dans le film de Truf- ciale et rassurante. La Femme d’a c6té va ‘Truffaut disait que le projet de La Femme
faut, est d’avoir mené cette progression jusqu’au bout de ce théme si difficile et si da cétés était soudain concrétisé quand il
jusqu’a son terme : partir de deux per- rare au cinéma, qui met en péril le fonc- avait eu l’idée du personage de madame
sonnages banals, ordinaires, exempts de tionnement spectatoriel essentiel : celui Jouve. Or, madame Jouve « n’apporte »
toute originalité, totalement « intégrés » de identification aux protagonistes que rien 4 Phistoire. Comme les deux autres
4 leur milieu social, non pour les entrai- le redoublement de leur identité, image conjoints, elle redouble elle aussi éternel-
ner vers des aventures hors du commun du double, risque de barrer beaucoup plus Jement la méme histoire. Elle est la mise en
qui les singulariseraient, leur permet- radicalement que habituelle exacerba- abyme qui bouche les lignes de fuite, ferme
traient d’échapper a leur destin, susci- tion des différences (sous le monstre on les issues. Réminiscence du personnage de
tant ainsi Pidentification du spectateur retrouve Phomme alors qu’on ne trouve Deborah Kerr dans Elle et lui de Leo Mc-
comme le ferait le cinéma hollywoodien, rien derriére le double). Carey (qui traite aussi magistralement de
mais pour redoubler au contraire cette Il n’est aucun moyen d’échapper,
dans le la destruction amoureuse), madame Jouve
banalité de leurs relations amoureuses, film, a cette banalité,a cette ressemblance est une présence vaguement horrifique :
pour réaffirmer leurs identités jusqu’a ce de la passion avec elle-méme : symétrie elle est le double monstrueux de chacune
qu’elles ne deviennent plus qu’une, par- absolue des couples en présence, proxi- des figures amoureuses du film, image
tagée par les amants, jusqu’a ce qu’ils mité géographique, sociale... Rien n’est identificatoire tant redoutée de ce qui les
parviennent A cette indifférenciation que moins original, différencié qu’une histoire attend, la narratrice fundbre d’une histoire
postule Pamour. Fusion qu’ils recherchent amour. Henri Garcin pourrait, lui aussi, que tout le monde connait par coeur.
et qui entrainera implacablement aussi avoir une attitude passionnelle 4 P’égard Par ailleurs, en raison de son infirmité,
NHORS-°EI
leur exclusion du groupe social (scéne de sa femme... Il y a une telle identifica madame Jouve est inapte aux relations
de la party), car la perte de la différence, tion de Truffaut au théme amoureux en sexuelles. exclusion sexuelle esta rangon
Pimage du double indifférencié est un général, que la position de Pauteur, dans de Pamour. Cette jambe artificielle, trace
spectacle effrayant et insoutenable, c’est le film, est absolument mobile. II com- une passion amoureuse défunte,
estdonc
méme le théme horrifique par excellence. prend etl est chacun des personnages de la marque de son identité sexuelle perdue,
‘Toute histoire d’amour porte en elle cette son film, pour autant que ce personage le signe terrifiant de son indifférenciation
CDAIHNUEMRS
éventualité. soit pris dans une relation réellement sexuelle.
Que Pon ne veuille faire qu’un, régresser, amoureuse, présente ou passée. (On voit Et pourtant, malgré sa jambe corsetée de
se fondre dans autre dans un monde qui en quoi cette mobilité différencie le film fer, madame Jouve ressemble 4 Mathilde
avance, progresse, se subdivise toujours de Truffaut d’un film comme Nous ne et aux autres femmes filmées par Truffaut
plus dans ses formes et ses désirs, voila vieillirons pas ensemble, construit sur dans les scénes de relations sexuelles de
ce qui est insupportable et insoutenable. Pimmobilité de la position de Pauteur, ses films : on n'y voit toujours, en effet,
Le « désir », 4 cété, qu’on croit souvent, immobilité justifiée par la constatation qu’une cuisse, porteuse d’un bas et de
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son attache. Truffaut n’a jamais vraiment mine en haut de la jambe A la fagon du vécu qualifie aussi l’intenable de la re-
filmé une paire de cuisses (comme celles chapiteau d’une colonne romane qui nie présentation amoureuse : Pamour veut
de Jessica Lange dans Le facteur sonne sa véritable fonction. C’est toujours d’une la fusion, et la fusion c’est la perte de la
toujours deux fois, par exemple) ? Pour- cuisse unique qu’il s’agit. Ellen’a donc pas différence, donc du sens, la fin de la fic-
quoi ? Sans doute parce que deux cuisses intérieur,
mais des bords. Longtemps re- tion, Phorreur, la mort. 77
présupposent l’existence d’un sexe et en foulé,
ce bas de fer répond ainsi enfin a la «Quy
a+t-il sous les jupes des femmes ? »
situent Pemplacement (cest toujours, question fondamentale de Truffaut: qui y Cahiers du cinéma n° 329, novembre 1981
effectivement, vers Pentrecuisse de Jessica a-t-il sous les jupes des femmes ?
Lange que se porte naturellement le regard Labsence du sexe féminin, c’est la néga-
du spectateur). La remontée du regard sur tion des deux sexes, Ia perte ultime de la
les cuisses conduit au sexe. Chez Truffaut, différence. « Ni avec toi, ni sans toi » :
la cuisse ne conduit nulle part. Elle se ter- cette constatation de ’enfer amoureux
CILDANEHaUSMeR emKe
dans la mise en scéne, faire de Pidée Pes- des protagonistes, réussit a les rassembler dans un éniéme plan de pieds, s'amusent
sence du plan et du plan essence du dans un méme point aveugle. D’abord, le A jouer au foot avec. Le rideau de fin du
cinéma. A cette différence prés que si la meurtre de Marie-Christine—qui fait croire réalisateur des Quatre Cents Coups est
déclaration d’amour initiale de Godard 4 Barbara et au spectateur que Charles a fait d’enfants qui jouent avec un objectif.
avec A bout de souffle (puis Pierrot le Fou) peut-étre bien assassiné sa femme. Ensuite, Aux autres ensuite de reprendre le jouet
semblait déja une lettre de rupture, de fin Pintrigue que Barbara complote avec la et de continuer 4 le faire tourner, quand
de Pinnocence, celle, finale, de Truffaut, police, qui arrétera Charles pour mieux un nouveau lundi arrivera.0¢
resemble plus 4 une réconciliation, a un démasquer le vrai coupable, le vrai fé-
réenchantement. tichiste, son avocat — magouille qui fait
Qu’est-ce qu’un polar ? Réver que des su- croire 4 Charles et au spectateur qu’elle a
jets ordinaires (le travail, ’amour, la ville) bien fini par le trahir. Deux ellipses pro-
peuvent étre revétus d’une aura littéraire pulsant chaque personage dans un sens
et cinématographique, d’un déguisement. contraire : Charles du cété du crime, Bar-
D’oui une tendance 4 la mythologie des bara du cété de la trahison et de la loi. Et
ambiances, des tenues, des costumes. Ici, done les poussant Pun dans les bras de
les deux protagonistes, Charles (Jean- autre : le cinéma pour Truffaut est Part
Louis Trintignant) et Barbara (Fanny ou les extrémes se touchent, et le sien se
Ardant) vont porter chacun le sien, les clét en mariage, endimanché, le dernier
situant respectivement d’un cété du jour de la semaine. Le pare-soleil de ’ob-
spectre du polar. Dans une ville proven- jectif du photographe tombe en pleine
cale anonyme, Charles, directeur d’une cérémonie, et les enfants de la chorale,
CIDNAEHUSMR
agence immobiliére accusé du meurtre de
sa femme, se retrouve soudain a la fois
cocu, veuf et faux coupable. Barbara, sa
secrétaire, va de son cété s’improviser
détective pour tenter de Paider. Entre les
deux, il faut choisir, et le choix de Truffaut
ne laisse pas de place au doute : c’est le
personnage accablé d’accusations qui va
se retrouver enfermé et privé du droit de
vivre son récit de premiére main, tandis
que le personnage hissé au joyeux statut
d’aventuriére, son costume théatral recou-
vert d'un manteau melvillien, va devenir
protagoniste. Tandis que ses investigations
aménent Barbara 4 quitter son petit bu-
reau pour enquéter dans des lieux mys-
térieux, comme le cinéma L’Fden ou ce
cabaret, L’Ange rouge, peuplé de truands,
Charles va rester cloué en méme temps
comme le metteur en scéne juif
du Dernier
Métro et comme le voyeur souterrain de
L’Homme qui aimait les femmes. Voila
donc Charles enfermé dans les films pas-
sés de Truffaut, alors que Barbara s’enfuit
avec le cinéaste vers une aventure en méme
temps nouvelle et derniére que, comme
lui, elle aborde Pesprit joyeux, sans qu’a
plusieurs reprises on ne sache si est le
personnage qui s’amuse de ses péripéties
ou bien Pactrice qui rit jovialement en les
interprétant.
Laffaire du film sera de faire rejoindre ces
deux regards, celui, sombre et enfermé,
de Lhomme plus agé et fétichiste, et celui,
lumineux et aventurier, de la femme plus
jeune et libre. Un double tour de passe-
passe, dérobant deux moments 4 chacun @MK2
A LIRE
Pour prolonger votre lecture, des ouvrages parus
aux éditions des Cahiers du cinéma:
Le Plaisir des yeux, Ecrits sur le cinéma de Frangois Truffaut,
Petite bibliothéque des Cahiers du cinéma, 2004.
AMCJBHONIEST
Version papier + numérique ——————————————_ @ Version numérique
“Pour les offres en prélevement, je remplis le mandat ci-dessous a l'aide de mon RIB et n‘oublie pas de joindre mon RIB a mon bulletin d'abonnement. %
CAHIERS DU CINEMA
CLAUDE DE GIVRAY, TEMOIN PRIVILEGIE ET ACTEUR DE LA NAISSANCE :
DE LA NOUVELLE VAGUE, SE RACONTE POUR LA PREMIERE FOIS DANS CE LIVRE INEDIT
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