Stéphane Mallarmé (Henri de Régnier)
STÉPHANE MALLARMÉ
Tous ceux qui ont aimé ce haut esprit et cet homme parfait ressentent à cette heure une inexprimable tristesse. Une existence admirable et chère s’interrompt. Stéphane Mallarmé est mort.
La vie lui fut avare et fourbe. Il ne lui demandait pourtant rien de ce qu’on exige d’elle d’ordinaire. Il voulut simplement être et être pour penser. Le reste lui importait peu, car nul ne fut mieux que lui épuré des bassesses humaines. Il ne rechercha jamais ce à quoi s’acharne le commun des vivants, et cela par une sorte d’indifférence naturelle à tout ce qui ne servait pas ses visées spirituelles. Il n’emprunta qu’à lui-même la substance de ses architectures idéales. C’est en elles qu’il se contentait. Il ne posséda guère que soi. Il n’eût besoin pour vivre de rien de particulier. Nous aurons connu par lui un sage et un héros. Il était, vénéré de tous ceux qui croient encore que la dignité humaine est dans la méditation et la solitude. Il représentait à nos yeux le Poète, et c’est dans cette attitude qu’il reste debout dans nos mémoires.
Souvenez-vous. Sa bonté supérieure condescendit à tous. Personne ne mit jamais plus de grâce et de politesse à accueillir les amitiés qui venaient à lui et qu’il faisait siennes avec une fidélité exacte et scrupuleuse. Le respect pour son œuvre et son caractère lui attira, il y a quinze ans, l’hommage de la jeunesse d’alors. Son influence fut considérable, diverse et féconde par cela même qu’on n’apprenait de lui que le devoir de chacun envers soi. On admirait un homme si hautement désintéressé de toutes les petitesses, voué entièrement à une recherche si nouvelle, si hardie et si difficile, qu’elle est, je crois, sans seconde dans aucune littérature. Stéphane Mallarmé était à part dans la nôtre. Il avait tracé autour de lui un cercle magique où il accomplissait les rites de sa mystérieuse incantation. Ceux mêmes qui résistèrent plus ou moins à l’attrait de ses écrits restèrent liés par le charme de sa parole. J’en appelle à ses auditeurs de tous les temps, aux amis de sa jeunesse comme à ceux qui n’accédèrent que plus tard à la précieuse intimité de ses propos. L’impression que laissa Stéphane Mallarmé à ces interlocuteurs habituels où passagers fut unique. Cette voix qui s’est tue à jamais disait des choses charmantes et des mots éternels.
L’intérêt passionnant des entretiens de Stéphane Mallarmé n’était point seulement dans l’agrément qu’il savait leur donner par le tour délicieux et l’art exquis de sa causerie. Certes, il était minutieux et profond, inattendu et subtil, logique et paradoxal ! Mais outre ce premier plaisir superficiel, on ressentait une émotion plus Secrète et plus mystérieuse. Rien ne pouvait distraire Stéphane Mallarmé du monologue intérieur de sa pensée, il y retournait par des détours imprévus et des labyrinthes compliqués ; il en revenait toujours à lui-même, et, si on peut dire ; il se continuait tout haut. Alors, l’entendre parler, citait l’entendre travailler, assister un instant à sa recherche de la vérité. Il voulut trouver le sens de tout, la signification universelle, être le Poète de la Connaissance.
C’est à cette recherche que sa parole nous faisait participer et dont elle flous laissait entrevoir le résultat. Une œuvre devait le fixer à laquelle le maître faisait fréquemment allusion. Cette œuvre, dont on suivait d’année en année la préparation continuelle quoique secrète, existe-t-elle ou la Mort, du vent de son aile néfaste, vient-elle d’en disperser en désordre les notes innombrables, les feuillets précieux et inachevés ?
Nous le saurons, hélas ! mais, quoi qu’il arrive, notre crainte est rassurée en partie. Stéphane Mallarmé nous a livré, par avance et à défaut du monument définitif, ce qu’on en pourrait appeler des indices admirables dans ses poèmes et ses essais. Ce sont les indéniables fragments d’une dès plus extraordinaires structures mentales qui fut jamais. Nous y trouvons, de ce vaste esprit, l’étalon, sinon, la mesure. Nous en voyons les courbes les plus significatives et les angles les plus nécessaires, l’assise, sinon le pinacle, et les arabesques principales. Il y manque l’architecture finale. Ces précieux préliminaires contiennent la méthode de son génie.
Cela suffit pour situer Stéphane Mallarmé à sa juste place spirituelle, au sommet le plus aigu et le plus pur de la rêverie humaine.
Visitons donc pieusement ce cloître qui, « quoique brisé, exhalerait, au promeneur, sa doctrine ». Des fleurs délicieuses et belles s’enroulent aux piliers rompus. Hérodiade se tient debout sous l’arceau en sa robe de pierreries verbales. Le Faune y flûte ses métaphores. La Musicienne du Silence y donne la main à l’Apparition. Personne ne passe là sans y cueillir une strophe ou une image dont s’embaumera sa mémoire ou s’ornera son souvenir. C’est ainsi que Stéphane Mallarmé participe à la couronne poétique de la France. Il a ajouté à l’anthologie nationale quelques-uns de ses plus solennels et de ses plus délicats chefs-d’œuvre. Son vers distille un suc subtil et cristallin, Le philtre en est puissant et magique…
C’est ainsi que j’ai revu en pensée Stéphane Mallarmé, durant la triste veillée qui suivit l’annonce de sa mort et précéda le rendez-vous funèbre ; où ne manqua presque aucun de ceux qui se devaient de former le cortège désolé de ces nobles et simples funérailles.
Nous revîmes cette petite maison de Valvins qui, pour tant d’étés encore, aurait dû abriter celui qui en avait fait, le lieu préféré de sa solitude et de sa rêverie. Puis vint l’heure du cruel adieu autour de la terre ouverte, au soleil, là où quelque dalle de pierre figurera, gravée d’un nom immortel, sur le repos du poète, comme la page, à jamais massive et inerte, d’un Livre.