Journal d’architecture
hiver 2011-2012
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20 €
Concret
FAC E S
70
Journal d’architecture
hiver 2011-2012
F ACES
70
Cyrille Simonnet
2
éditorial Concret
dossiers Concret
Grey’s Anatomy Notes sur l’esthétique du béton
Cyrille Simonnet
4
Simon Texier
10
L’art concret de Denis Honegger
Roberto Fabbri
16
Le paradigme de la forme
Jana Vuilleumier-Scheibner
21
Architecture concrète ?
Adrien Besson
26
Concret, mécanique, automatique
Catherine Rannou
32
Cartographie de l'éphémère
Marie-Ange Brayer
34
L'architecture-sculpture France, Europe, 1950-1960
Cyrille Simonnet
40
Ni raison, ni fiction La construction moderne
repérages
Julia Voormann
48
L’angle vif ou l’énigme de l’évidence Auditoire Weber Plantahof à Landquart
Valerio Olgiati architecte
Philippe Meyer
52
Sur l’architecture Surélévation d’un immeuble à Genève
bassicarella architectes
Amelia Brandao Costa
56
Un lien sur le vide Pont piéton à Covilha, Portugal
Joao Luis Carrilho da Graça, architecte
varia
Maïlis Favre
59
La Tulipe, organisme modifié
Fondation pour la recherche médicale à Genève
Jack Vicajee Bertoli, architecte, Claude Huguenin, ingénieur
64
Impressum
Ci-contre et photo de couverture
Valerio Olgiati, Plantahof Auditorium. Photographies : © Javier Miguel Verme.
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dossier Concret
Texte de Roberto Fabbri
Le paradigme
de la forme
pour la philosophie des sciences, un paradigme est la matrice disciplinaire adoptée
par une communauté scientifique. Il constitue et délimite le champ, la logique et la pratique à suivre de l’étude même : il identifie
l’objet d’étude de la recherche scientifique, les
problèmes auxquels on ne peut déroger et la
meilleure technique pour les affronter. Dans
son application, un paradigme est la conjonction d’expériences, étayées par des maquettes,
qui peuvent être étudiées ou répétées. Le paradigme prédominant est souvent une façon particulière de voir la réalité : davantage et autre
chose qu’une méthode scientifique générale. « (…) Chaque œuvre représentait l’analyse
d’un problème et sa solution logique, toujours
rigoureusement vérifiable et jamais banale,
jamais évidente, toujours imprévisible (…). Pour
Max Bill, tout était un projet. »1
L’interdisciplinarité dans l’œuvre de Max
Bill, ou plutôt, pour le dire d’une manière plus
ordinaire, le passage de la toile à l’espace,
est un sujet désormais largement acquis et
débattu. La distinction de la discipline a
beau être claire, on n’en est pas moins fasciné par la précision avec laquelle les thèmes
de sa recherche artistique se déclinent d’une
manière cohérente sous les divers aspects de la
communication visuelle. Au-delà du medium
qu’il choisit pour chaque œuvre, il importe
de mettre cette fois-ci l’accent sur ce qui fait
que les constructions de Max Bill sont en réalité le fruit d’un art de rapports. Ses compositions déploient en effet une série d’éléments
de base, dont la masse, le nombre ou la forme
sont souvent équivalents, et qui se trouvent
mis en relation par l’instrument narratif de
la géométrie. C’est pourquoi nous voudrions
parler ici de Composition comme paradigme
de cette opération artistique, en analysant
minutieusement ses processus et en partant
tout d’abord de la production purement graphique ou picturale, avant d’aborder les projets architecturaux, à cause justement du
caractère exemplaire de celle-ci en matière de
synthèse des thèmes en jeu, et dans la conviction que le plan pictural est, dans ce cas, rien
moins que plat, mais qu’il représente, de par
Max Bill, pavillon-skulpture sur la Bahnhofstrasse, Zurich (1981),
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plan et vue latérale (nouveau dessin), axonométrie.
ses proportions, ses relations et ses pondérations, un véritable espace.
Comme on le sait, l’œuvre de Max Bill s’est
développée pendant des années dans tous
les domaines artistiques avec une cohérence
hors normes. Cela n’a pu se faire qu’à travers la
mise au point d’un processus logique de composition à même d’assimiler et de résoudre,
sans grandes différences, des projets dont
la gamme thématique s’étend du caractère
typographique à des immeubles complexes.
D’une part, cela pourrait traduire une adhésion aux préceptes de l’orthodoxie du Bauhaus sur l’aspect unitaire des arts plastiques
ou, mieux encore, une tentative de dépassement, à travers l’application systématique d’une
méthode, de la hiérarchie traditionnelle des
arts plastiques. Si l’on approfondit toutefois ce
concept à travers ses écrits théoriques et surtout
à travers sa production, Max Bill envisage l’existence, sur le terrain de la forme, de lois permanentes qui président aux structures formelles, à
l’instar de l’idée leibnizienne d’«harmonie préétablie», qui postule une correspondance entre
le macrocosme et le microcosme, l’universel et le
particulier, ou comme cela arrive avec certaines
lois qui gouvernent le monde biologique et qui
s’appliquent aussi bien aux grands mammifères
qu’aux bactéries2.
À cet égard, FORM, un ouvrage réalisé par
l’auteur lui-même en 1952, est exemplaire : il
y rassemble la documentation graphique et
photographique de l’exposition itinérante die
gute form. La forme juste, le bilan en termes
formels des cinquante premières années du
XXe siècle, est le biais qui permet à Bill de juxtaposer les cristaux de sel et les chaussures Bally,
les objets de design et les ponts de Maillard, les
bâtiments industriels de Nervi et les automobiles Bentley. En évitant ici de traiter la dichotomie forme-fonction, que Bill a d’ailleurs aplatie
en mettant ces termes en équivalence, la justesse de la forme est conférée aussi bien aux
éléments du monde naturel qu’à ceux que produit l’homme, ou la logique de la structure de
composition sous-entendue3.
Et même à travers la mise en œuvre directe,
Bill place tous les arts plastiques sur le même
plan, puisque, à la base, on trouve toujours la
composition et ses règles. Ce qu’il nomme luimême la structure : « Car l’ordre est caractéristique de l’art, l’art commence par tabler, en
faveur de l’ordre, sur les lois structurelles. »4
C’est pourquoi une règle est toujours présente. Celle-ci est non seulement recherchée,
mais encore construite, souvent imposée a
priori, comme une hypothèse de projet à vérifier
au cours du processus de composition ou d’enquête, exactement comme cela se passe dans
le domaine scientifique. C’est précisément à la
méthode des sciences exactes que l’on demande
de synthétiser et d’expliquer des concepts. L’art
selon Max Bill, l’art renouvelé, Concret, qu’il
recherche, crée et encourage lui-même, ne doit
pas être éloigné de ce processus. C’est en cela
que réside l’approche mathématique de l’art
qu’il évoque dans son essai de 1949, et non dans
la banalité de simples additions algébriques ou
dans l’usage de la géométrie élémentaire5.
Il est évident que ce processus n’aura un
caractère scientifique et rationnel que si et
seulement s’il s’appuie sur le contrôle expérimental. Pour Bill, l’expérimentation, surtout
pendant la phase de mise au point de cette
logique vérifiable, se produit initialement, dans
la plupart des cas, dans le domaine graphique
ou pictural.
La peinture est un champ d’investigation plus
libre et plus simple pour l’expérimentation, surtout au cours des années où l’artiste est encore
en train de construire son empreinte stylistique.
Il affirme lui-même que ses tableaux sont la seule
chose qu’il puisse produire sans recourir à personne, ayant ainsi un contrôle absolu sur tous les
aspects de la gestalt6. Le tableau ne doit pas satisfaire un commanditaire ; il ne doit pas rechercher
de compromis économique ni observer un appareil législatif : dans cette optique, il est composition pure.
En matière picturale, le maître suisse atteindra sa maturité autour de la moitié des années
1940. Du point de vue de l’approche scientifique,
Bill abandonne l’étude de formules mathématiques complexes en simplifiant son répertoire
de formes et en déplaçant son intérêt des structures algébriques aux groupes d’ordre.
Du point de vue purement stylistique, en
revanche, il s’éloigne de la zone d’influence
de Vantongerloo, où des accents sinueux se
détachent sur d’amples champs neutres,
pour aborder de nouveau les échiquiers d’un
Klee redécouvert, à moins que celui-ci ne soit
demeuré latent pendant plus de dix ans, après
Dessau.
En réalité, ce dont Max Bill se rend compte
à travers les tableaux de la seconde moitié des
années 1940, c’est qu’il lui faut développer un
programme : un champ de recherche enfin
défini et une série d’instruments qui soient à
la fois l’objet et le moyen de son travail.
L’enceinte picturale est d’ores et déjà déterminée : les toiles deviennent carrées. Le polygone régulier par excellence sera dorénavant,
hormis quelques exceptions, le cadre qui séparera le limité de l’illimité. Le carré en tant que
surface de fond devient un champ privilégié d’investigation à la faveur de ses simples
logiques internes de décomposition et de la
possibilité d’utiliser ces mêmes logiques d’une
manière toujours différente de la précédente, à
travers des régulations contrôlées (Variation)7.
Le carré des toiles de Bill se présente parfois avec un coin déroulé, de telle manière que,
selon les préceptes de Mondrian lui-même, une
action dynamique ultérieure soit conférée à la
surface picturale, tout en amorçant des tensions tangentielles si fortes que l’espace perceptible s’étend bien au-delà des frontières
physiques de la toile.
Max Bill, weisses quadrat (1946) : schéma de composition ; relation entre les éléments : rapports entre l’échiquier et
à partir de l’élément de transformation du système selon la série des nombres naturels impairs ; relation entre les
éléments : rapport entre les pleins et les vides selon la série des nombres naturels impairs.
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dossier Concret
Parallèlement à la mise au point de ces
deux éléments qui définissent la toile, c’est-àdire les limites et le fond, la recherche de cette
période débouche sur une solution décisive
pour l’usage de la couleur.
L’échiquier chromatique
Dans la peinture de Bill, la couleur est topologique, en ce sens qu’elle sert à partager les
espaces. La topologie – littéralement : l’étude
de l’espace – est une des grandes idées d’unification des mathématiques modernes. Grâce à
elle, les concepts de continuité et de limite sont
mieux définis, alors que les propriétés géométriques des figures planes et spatiales restent
les mêmes en présence de transformations. La
topologie cherche à savoir pourquoi les problèmes géométriques ne dépendent pas de la
forme exacte des objets concernés, mais plutôt
de la manière de les mettre en relation8.
Au début des années 1940, dans les tableaux
de Bill, les champs de couleur des compositions
géométriques apparaissent encore séparés par
des lignes noires : ils seront ensuite directement
mis en contact, laissant ainsi à la différence
chromatique la fonction de définir les limites.
La surface picturale est par conséquent subdivisée en champs de couleur qui, par leurs rapports
de contraste et de complémentarité, mettent
la structure de composition en évidence. Pour
Bill, la couleur est en effet la dernière variable à
intervenir dans la composition parce qu’elle a la
particularité d’être difficilement mesurable et
scientifiquement difficile à contrôler.
C’est pourquoi la gamme chromatique a été
choisie de façon à être, non pas allusive, mais,
une fois encore, la plus objective possible : le
champ de couleur, dans sa nouvelle indépendance, ne renvoie à aucune signification métaphorique et trouve sa justification dans son
rapport avec le champ limitrophe.
Ce type de recherche, que nous dénommons art de relations, basé sur l’influence
réciproque d’objets souvent équivalents, différenciés uniquement par la couleur, et orchestrés dans une enceinte picturale carrée,
s’associe au choix d’une structure de composition de fond, un pattern (motif), le plus simple
possible : partager le carré suivant ses sousmodules. L’échiquier.
L’échiquier était un lieu expérimental bien
connu des élèves des cours de peinture du
Bauhaus. C’est Itten qui l’introduisit, lui-même
l’ayant emprunté à son maître, Hoelzel, pour
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18
étudier à des fins didactiques les rapports entre les couleurs.
Les échecs et le monde des
artistes du XXe siècle sont souvent
en relation : Picasso, Ernst, Duchamp
déclarent ou peignent leur fascination pour ce jeu. D’une part, à cause
de la plasticité des pièces par rapport
à la rigidité du support, et de l’autre,
en vertu de l’interaction de règles
géométriques très strictes et de stratégies créatives nécessaires au mouvement des pièces sur l’échiquier.
C’est cependant Paul Klee qui, à la fin
des années 1920, approfondira l’échiquier comme thème pictural et pas
seulement comme spéculation théorique ou
comme sujet pour des exercices didactiques9.
Avant les exemples du XXe siècle, l’échiquier est par ailleurs une méthode de représentation qui remonte à l’âge classique et à la
Renaissance. Outre son usage pratique pour
accentuer la perception de la perspective dans
les scènes peintes, l’échiquier de la Renaissance apparaît également sous forme de dessin urbain rationnel et de plan hippodamien
imprégné de tensions idéales. L’échiquier représente l’espace abstrait, utopique et idéal de
l’homme (la Cité idéale) opposé à une Nature
chaotique et despotique. Dans l’œuvre de Max
Bill, toutefois, le concept d’«abstrait» signifie
exclusivement «non figuratif», et jamais, selon
sa propre définition de l’Art concret, «étranger à la Réalité». Même si Max Bill est parfois
obligé de soumettre le problème à une «discrétisation» en l’analysant sur un plan «abstrait»,
la fin ultime de cette opération est donc d’arriver à une synthèse et une application concrète.
De la même manière, certaines de ses compositions graphiques peuvent renvoyer à ce qu’on
appelle les carrés magiques10, mais, une fois
encore, il s’agit davantage d’une conséquence des
systèmes appliqués que d’un « mobile » choisi a
priori.
Peut-être existe-t-il un éventuel parallèle pour la perception temporelle. Dans les
scènes de la représentation de la Renaissance
(qu’on songe à la Ville idéale du Musée national d’Urbino ou aux batailles de Paolo Uccello),
l’échiquier cristallise un moment d’immobilité apparente et instantanée que l’on retrouve
dans les constructions de Max Bill quand il
« photographie », et par conséquent fixe, une
et une seule des combinaisons possibles que le
système de composition choisi peut admettre.
C’est précisément pour remédier à cet éventuel
« inconvénient » statique que Bill introduit la
méthode de la Variation.
La structure de l’échiquier
Valentina Anker a réalisé une analyse méticuleuse et complète de l’ossature de composition
orchestrée sur l’échiquier dans l’œuvre picturale et plastique de Max Bill11. Dans ce texte,
rédigé quand l’artiste était encore vivant, elle
procède à un examen systématique de nombreuses de ses œuvres, avant d’en localiser au
fur et à mesure les principes régulateurs. Les
considérations qui vont suivre proviennent des
résultats de cet examen.
Bill ne nous parle pas directement de composition mais de structure, terme qui pour lui signifie un ensemble de relations existantes entre
des éléments, un système ou un réseau, ou un
groupe de processus élémentaires : « C’est là que
se pose le problème de la signification d’une loi
structurale (...) Une surface plane est recouverte
d’une distribution, d’un système uniforme qui
s’étend dans l’espace. (...) Ce que nous appelons
‹ structure › est un ordre de ce type. »12 Il insiste par
conséquent davantage sur les rapports entre éléments que sur leurs propriétés intrinsèques.
À la structure, on associe trois caractéristiques : la totalité, les transformations, l’autorégulation. La structure est totalité, en tant
qu’unité révolue, comme nous l’avons souligné au préalable. Les éléments d’une structure
sont subordonnés aux lois de la composition :
ces lois ne sont pas la somme algébrique des
propriétés de chacun des éléments, mais elles
confèrent conjointement à la structure même
des propriétés d’ensemble différentes de celle
de départ.
Max Bill, pavillon suisse de la IXe Triennale de Milan (1951), plan (nouveau dessin).
Le paradigme de la forme
En même temps, chaque élément, par sa
présence, transforme l’autre, de sorte que la
structure devient un système de transformations à la fois structuré et structurant, exactement comme cela arrive en biologie à la faveur
de certaines réactions métaboliques. L'autorégulation dérive des deux caractéristiques précédentes. C’est un mécanisme qui s’instaure à
l’intérieur de la composition quand l’ensemble
est bien défini et que les lois de transformation introduites sont cohérentes avec lui. De
l’autorégulation naît toute une série de rapports entre les éléments qui n’étaient pas prévus dans les hypothèses initiales, mais qui sont
parfaitement logiques.
Bill indique lui-même les lois qui régissent
la structure : la série, la régularité, le rythme, la
progression et la polarité. Tous ces termes font
peu ou prou référence au domaine des sciences,
mais aussi à celui de la composition musicale.
a) La série est par définition une succession
d’éléments. Dans l’analyse mathématique,
le mécanisme des séries a été introduit pour
généraliser l’opération de la somme à tous les
cas où l’on souhaite rapprocher un nombre
infini de termes. Dans l’œuvre de Bill, c’est une
séquence modulaire répétitive qui rapproche
les éléments équivalents d’une manière paratactique. Les quinze variations sont, en effet,
une série d’éléments juxtaposés et autonomes :
1+1+1+1+...
b) Il s’agit par conséquent d’une séquence
régulière. La régularité, autre caractéristique
possible de la structure, est fondée elle aussi sur
le concept du rythme primitif et elle est souvent
employée pour engendrer une trame élémentaire, faite de figures simples ou symétriques,
parce que plus faciles à percevoir. Bill s’en sert
comme pattern de base pour introduire ensuite
l’élément transformateur qui change la lecture perceptive, à moins qu’il ne l’utilise comme
structure même de la composition en travaillant
uniquement sur les différences tonales des
champs. L’œuvre intitulée Feld in vier lichrfarben (champ de quatre couleurs claires, 1962) est
un échiquier « 4 x 4 » au rythme monotone, réalisé en rapprochant quatre couleurs différentes,
mais de même valeur tonale.
c) Le rythme est un instrument qui permet
de rompre la monotonie d’une trame régulière :
c’est la succession d’une série d’accents, dite cellule rythmique, avec une régularité périodique. Il
est fondé sur la subdivision du temps en formes
et en mesures variables, parfois régulières
et symétriques, d’autres fois irrégulières. Le
rythme est par conséquent un mouvement qui
se répète cycliquement. Sa variation, ou plutôt
l’insertion d’un accent « surprise », est souvent
l’expédient qui engendre les transformations
dans le tableau : « Le rythme, c’est ce qui transforme la structure en forme. »13
d) Nous avons parlé jusqu’à présent de
séquences linéaires. Il arrive toutefois que
les éléments soient distribués d’une manière
polaire. Dans les composés chimiques, la molécule est qualifiée de polaire si elle est pourvue de charges en partie positives et en partie
négatives. C’est en vertu de cette propriété
que le mécanisme d’agrégation de plusieurs
molécules est ancré et réitérable, produisant un agencement très précis dans l’espace.
Dans les toiles de Bill, la polarité a également
valeur d’opposition : un concept ne peut exister sans son opposé. Ce même artiste affirme
que l’harmonie est issue du contraste14. Vier
zonen (quatre zones, 1962-63) est un échiquier
en équilibre parce que quatre groupes de couleurs s’y opposent.
L’échiquier architectural
En prenant ces conditions comme point de
départ, quels choix Max Bill est-il amené à
faire dès lors qu’on lui demande d’œuvrer
dans le domaine architectural ? Il existe deux
directions principales, différentes mais non
contradictoires, qui permettent de conserver la même approche : d’une part, la préfabrication, à laquelle on recourt dès le début des
années 1930 ; et d’autre part, un rapprochement progressif vers l’architecture classique,
qui consiste à dépasser le préjugé rationaliste
initial pour en analyser surtout les systèmes
agrégatifs.
Les systèmes préfabriqués sont pour Bill,
en première instance, un choix de champ : ils
représentent d’emblée le nouveau, la réponse
constructive aux nécessités de la société
moderne, la précision de mise en œuvre et le
contrôle économique du processus de production. Comme Arthur Rüegg l’a souligné dans
son étude sur l’Atelierhaus de Höngg, lorsque
Bill choisit le système Kiesler pour sa propre
maison, c’est l’expérience qu’il a connue à Dessau, pendant la construction de la Siedlung
Törten15, qui l’incite à le faire. Au tout début, il
apprécie donc surtout la capacité de planification que la préfabrication autorise : le contrôle
des coûts et des temps. Le cahier des charges
du chantier qu’il rédige lui-même est en ce
sens un document emblématique. Par la suite,
dans les années 1940, Bill commence à promouvoir et à expérimenter le système des panneaux en fibrociment Durisol. Divers projets de
résidences, le plus célèbre étant Haus Villiger,
montrent bien comment, par rapport à l’Atelierhaus, le système préfabriqué est devenu, lors
de cette phase, l’élément générateur du projet
Max Bill, bâtiment pour l’entreprise
Max Bill, pavillon-skulpture sur la Bahnhofstrasse,
Imbau-Spannboden, Leverkusen (1960-61), schéma de
Zurich (1981), plan et vue latérale (nouveau dessin).
la vue principale : rapport entre les pleins et les vides.
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dossier Concret
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même et non plus seulement un instrument
de mise en œuvre. Les espaces et les partis pris
architecturaux sont proportionnés à l’élément
de base (le panneau standardisé) non seulement
à travers les dimensions imposées, mais aussi
par rapport à la scansion rythmique qui dérive
de sa répétition. Dans cette optique, abstraction
faite des bénéfices économiques évidents et de
la facilité de mise en œuvre, cette méthode de
construction et de planification joue le même
rôle que l’échiquier dans le domaine pictural : il
s’agit d’une discrétisation de la problématique
du projet. Comme sur la toile, ce système permet
d’uniformiser les éléments en jeu, de les réduire
à l’essentiel, de même qu’il identifie et fixe leurs
éventuels liens agrégatifs. La disposition de ces
éléments dans l’espace repose nécessairement
sur des tracés sériels, réguliers et rythmiques qui,
comme les cases de l’échiquier, malgré la rigidité
du système, trouvent toujours et dans tous les
cas, de nouvelles possibilités de dessin, toujours
surprenantes, jamais banales : qu’on considère
par exemple la façade de l’immeuble destiné à
l’entreprise Imbau de Leverkusen, qui s’articule
exclusivement sur le rapport des pleins et des
vides à travers une suite géométrique régulière
et une rythme binaire.
Le dessin de l’immeuble orchestré par une
réitération d’éléments sériels, souvent composés eux-mêmes de sous-éléments sériels, s’applique non seulement à la maçonnerie de la
façade, ou aux structures portantes, mais aussi
aux encadrements des fenêtres et des portes :
que l’on considère à cet égard les fenêtres du
bâtiment de l’école de design (Hochschule für
Gestaltung) d’Ulm.
On sait que le projet pour l’Expo de Lausanne de 1964 a été l’apogée de ce processus :
à cette occasion, Bill a pu aussi bien appliquer
à une large échelle le principe de la standardisation que projeter pour la première fois,
outre le bâtiment, le système préfabriqué.
Mais nous reviendrons par la suite sur cette
expérience à cause de son caractère emblématique non seulement sous cet aspect, mais
aussi par rapport à la seconde orientation
que Bill a choisie en architecture : la redécouverte du Classique.
Le dialogue de Max Bill avec l’Antique est
intermittent et il est fondé sur des positions
de refus, qui s’alignent sur la « déclaration de
guerre aux colonnes » de Van de Velde.
D’autre part, ses fréquents voyages en Italie du
Sud, dans les années 1920 et 1930, ne parviennent
pas à l’enchanter comme il s’y était tout d’abord
attendu. Ce n’est que par la suite qu’il fera progressivement l’expérience d’une réconciliation
avec le classicisme, comme il l’a lui-même décrit,
rapprochement qui culmine, d’une manière
emblématique, au début des années 1970, sur
l’Acropole d’Athènes, dont il tire enfin la leçon de
proportion, d’ordre et de clarté structurelle qu’il
avait toujours recherchée dans ses œuvres16.
Le péristyle devient alors, idéalement,
l’exemple de ces séquences d’espaces, à la fois
ouverts et fermés, que l’on voit apparaître aussi
bien dans ses œuvres plastiques (les rubans
infinis par exemple) que dans les architectures
(le pavillon suisse à la Biennale de Venise, pour
n’en citer qu’un).
Ce lien avec le classicisme comporte également une autre leçon : une fois encore, la réduction du fait architectural à quelques éléments
sériels orchestrés proportionnellement selon
une logique agrégative rythmée. L’archétype
du trilithe devient dès lors un champ expérimental ultérieur, en fournissant à Bill le degré
zéro de l’espace architectural.
Les structures-pavillon (pavillon-skulptur) sont le résultat direct de cette recherche :
le monument de la Bahnhofstrasse de Zurich
ou le monument dédié à Einstein en sont les
exemples les plus célèbres.
Ce sont des espaces engendrés par la réitération, souvent en suivant un rythme binaire de
pleins et de vides, de parallélépipèdes identiques
de granit, employés indistinctement comme des
seuils, des piédroits, des architraves ou comme
des assises. L’apparente monotonie du système
est interrompue par des rotations à angle droit,
soutenu par quelques éléments qui contraignent
le visiteur à un usufruit dynamique et par conséquent à une perception perspective (tridimensionnelle) de séquences linéaires17.
On retrouve le même type de structure à trilithe, constituée d’éléments métalliques, dans
le projet du pavillon de l’Expo de Lausanne :
c’est peut-être, entre autres, celui qui identifie le mieux, en les unifiant, les deux aspects
recherchés jusqu’à présent.
1 Getulio Alviani, « Max Bill » in : FlashArt, n° 260, 2006, p. 112.
2 Carlos Martì, Joan Llecha, « Max Bill a travérs de cinco concepto »,
in : DPA 17. Max Bill, Edicions UPC, Barcellona, 2001, p. 53.
3 Max Bill, FORM. Eine Bilanz über die Formentwicklung, um die
Mitte des XX. Jahrhunderts,Verlag Karl Werner, Bâle, 1952.
4 Max Bill, « Struktur als Kunst? Kunst als Struktur », in : Gyorgy
Kepes, Structure in Art and Science, Braziller, New York 1965. Éd.
consultée Arturo Carlo Quintavalle (sous la dir.), Max Bill, Grafiche
STEP, Parme, 1977, p. 18.
5 Par la suite, il préférera parler de méthode logique pour échapper
aux accusations d’art mathématique en tant qu’« autogénéré »
ou « autogénérable ». Cf. Max Bill, « die mathematische denkweise
in der kunst unserer zeit », in : Werk, 1949, n° 3, pp. 86-91.
6 Angela Thomas, « Conversazione con Max Bill », in : Luciano Caramel, Angela Thomas (sous la dir.), Max Bill, Fidia Edizioni d’Arte,
Lugano, 1991, p. 146.
7 La neutralité du polygone régulier à quatre côtés avait déjà
été démontrée dans les études didactiques du Bauhaus, par
Kandinsky notamment : « La forme la plus objective de la surface de fond schématique est le carré – les couples de lignes de
délimitation ont la même force sonore. Le froid et le chaud se
compensent réciproquement. » D’après Wassily Kandinsky, Punkt
und Linie zu Flake, Albert Langen verlag, Munich, 1926.
8 Comme on le sait, Max Bill avait commencé à s’intéresser au sujet
quand il exposa le Ruban infini à la Triennale de 1936, mais aussi
à travers la publication, dans la revue Cahier d’art, des modèles
mathématiques conservés au Musée Poincaré de Paris : la transposition de ces concepts spatiaux sur la toile est la conséquence
directe de ces premiers raisonnements.
9 À Dessau, tandis que Kandinsky travaille sur le rapport d’interaction entre la forme et la couleur, Klee annule la figure géométrique en insérant les couleurs à l’intérieur d’un réseau
prédéfini afin d’isoler seulement le rythme produit par les rapprochements chromatiques. De la même manière, certains de ses
tableaux deviennent l’échiquier même : Ancient sound, abstract
on black (1925), Flora auf sand (1927), Neue harmonie (1936) et
bien entendu UeberSchach, réalisé en 1937, et dont le titre comporte déjà en soi une déclaration d’intérêt pour l’argument.
10 Le carré magique est un agencement de nombres entiers distincts dans un tableau carré constitué de telle sorte que le total
Bill souligne lui-même le processus analogique qui associe le pavillon à l’ordre classique :
une combinaison d’éléments standards qui composent une unité rythmiquement harmonique.
À Lausanne, Bill projette un pavillon étendu
et développé horizontalement, organisé comme
une polis miniature : espaces ouverts, espaces
fermés, auvents de jonction et, au centre de la
place, la Cour des Arts, consacrée à l’exposition
en plein air des sculptures. Réalisé à travers une
cellule de 5 x 5 x 3 mètres, hypothétiquement réitérable à l’infini, le pavillon est formé d’éléments
tubulaires métalliques qui constituent à la fois
un soutien, une scansion rythmique des espaces
et un système d’expulsion des eaux. À travers les
systèmes de préfabrication, Max Bill ne conçoit
jamais son projet comme une limite formelle,
mais comme la possibilité d’optimiser les ressources et d’obtenir une plus grande précision
d’exécution18. Du point de vue de la méthode, il
s’agit en outre d’un type de projet qui permet
d’envisager les éléments constitutifs de l’architecture selon les hypothèses de départ pour pouvoir se concentrer sur le rapport entre ceux-ci,
sur les relations et par conséquent sur les proportions des espaces ainsi engendrés. Lausanne
est l’apogée d’un itinéraire inauguré par les premières expériences des années 1930 et 1940 avec
le système Kiesler d’abord, puis avec le panneau
Durisol, et que Max Bill suivra dans nombre de
ses projets architecturaux successifs. Mais la proportion et la composition d’éléments géométriquement autonomes, à la recherche d’une unité
formelle, sont les instruments opérationnels qui
l’accompagneront dans tous les domaines tout
au long de sa production artistique.
Architecte et chercheur, Roberto Fabbri enseigne à la
Faculté « Aldo Rossi » de l’Université de Bologne. Il est
consultant du Programme de développement pour les
Nations Unies (PNUD) auprès de l’Institut Dar al-Athar alIslamiyyah au Kuwait.
traduit de l’italien par Frank Alexandre Billaud
de chaque ligne, de chaque colonne et des deux diagonales soit
toujours le même. On connaît les carrés magiques depuis l’Antiquité et ils figurent souvent dans les représentations et les allégories picturales : le plus célèbre de tous se trouve dans la gravure
intitulée « Melenconia I » d’Albrecht Dürer, qui date de 1514.
11 Valentina Anker, Max Bill ou la recherche d’un art logique, L’Âge
d’Homme, Lausanne, 1979.
12 Max Bill, 1965,Op cit., p. 18.
13 Idem.
14 Max Bill, conversation avec Valentina Anker, Zumikon 1970 in :
Valentina Anker, Op.cit., p. 119.
15 Rüegg A. (sous la dir.), Das Atelierhaus Max Bill 1932/33 : Ein Wohn
– und Atelierhaus in Zürich-Höngg, Niggli, Zurich, 1997.
16 Max Bill, « mes rapports avec l’architecture grecque », préface à
Architettura greca de Roland Martin, il Parnaso, Milan, 1967, pp.
5-6.
17 Jakob Bill, « las escultura-pabellòn de max bill », in : Karin Gimmi
(sous la dir.), 2G.Max Bill Arquitecto, 2004, n° 29-30.
18 Max Bill, « vorfabriziertes bauen – freiheit oder bindung? », in :
Form, 1963, n° 24, p. 10.
Adrien Besson
Marie-Ange Brayer
Amelia Brandao Costa
Roberto Fabbri
Maïlis Favre
Philippe Meyer
Catherine Rannou
Cyrille Simonnet
Simon Texier
Julia Voormann
Jana Vuilleumier-Scheibner
ISBN 978-2-88474-637-3