Mecheri Keira These 2019

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Analyse phénoménologique du mouvement du soi des professionnels de

l’intervention en soins spirituels du Québec


Éléments d’une clinique entre herméneutique et spiritualités, la
Sophiatrie

En cotutelle
Centre de recherche psychanalyse, médecine et société (EA3522)
École doctorale : Recherches en psychanalyse et psychopathologie (ED 4500)
&
Institut d’Études Religieuses
Faculté des arts et des sciences

Thèse présentée par Keira Mecheri en vue de l’obtention du grade de Philosophiae Doctor
(Ph.D.) en psychologie et en spiritualité.

Juillet 2019

© Keira Mecheri, 2019


Université Paris Sorbonne-Cité
CENTRE DE RECHERCHE PSYCHANALYSE MÉDECINE ET SOCIÉTÉ (EA 3522)
&
Université de Montréal
INSTITUT D’ÉTUDES RELIGIEUSES

Thèse présentée par Keira Mecheri

Titre : Analyse phénoménologique du mouvement du Soi des professionnels de


l’intervention en soins spirituels du Québec. Éléments d’une clinique entre
herméneutique et spiritualités, la Sophiatrie.

Évaluée par

Président du jury
Jean-Marc Charron, Théologien

Directrice
Géraldine Mossière, Anthropologue

Directrice
Rosa Caron, Psychologue

Membre du jury
Fabrice Leroy, Psychologue

Examinatrice externe
Cécile Rousseau, Psychiatre

Rapporteur
Dominique Jacquemin, Théologien et Éthicien

2
RÉSUMÉ DE LA THÈSE
L’analyse phénoménologique du mouvement du Soi a été menée auprès de dix-sept
sujets, des intervenants en soins spirituels (ISS), ayant cheminé en direction d’une
profession ouverte à la spiritualité et s’ouvrant à leur spiritualité. Notre démarche de
recherche s’appuie sur la phénoménologie et s’ancre dans un paradigme constructiviste.
Nous avons cherché à appréhender la formalisation d’un nouveau métier qui donne accès
à une forme de psychologie spirituelle et laïque mise en pratique au moyen de soins
spirituels non-confessionnels. Cette pratique particulière du soin spirituel au sein
d’institutions de santé laïques nous a fait interroger les sources épistémologiques de
l’herméneutique du Soi qui subit à la fois l’impact de l’histoire de la sécularité qui reconnaît
la rupture culturelle et religieuse.
Cette recherche a permis d’accéder à une meilleure compréhension du parcours
spirituel des ISS et de comprendre la nature d’un soin spirituel laïque qui engage la
spiritualité personnelle de l’ISS. Elle a aussi permis de proposer un modèle
d’accompagnement qui se situe à l’interface des soins spirituels et de la psychothérapie. Le
mouvement du Soi s’exprime d’abord, chez l’ISS, dans la connaissance de ses propres
blessures, de son humanité et dans un rapport à soi envisagé du point de vue de la
normativité culturelle, religieuse, sociale et/ou institutionnelle. Ensuite, le Soi cherche à
advenir à un nouveau rapport à l’existence que le sujet construit au fur et à mesure qu’il
avance en direction d’une autonomie à conquérir – le gouvernement de soi – qui décrit une
forme de maturité spirituelle ouverte à la spiritualité d’autrui. Enfin, l’atteinte de cette
maturité se réalise pour le sujet au sein d’une création poétique de Soi qui est acceptation
de Soi et permet au sujet ISS de déployer sa spiritualité au cœur d’un espace laïque au
service du besoin spirituel des patients.
L’analyse de contenu du mouvement de l’être a permis de formaliser quatre étapes
évolutives à travers lesquelles s’accomplit le déploiement d’une psychologie spirituelle
propre aux sujets spirituels : (1) la figuration en tant que pensée spirituelle qui se cherche
dans un mouvement causal ; (2) la configuration qui renvoie à la pensée spirituelle engagée
dans la construction d’un sens sur elle-même, d’une histoire à soi et d’une spiritualité à
vivre ; (3) la refiguration comme la pensée qui se critique et se Remet en question (c’est

3
la récursivité selon Morin 2006) ; (4) la transfiguration qui est le moment où la pensée se
valide, advient et repart en mouvement rétrocausal. Cette dernière et quatrième étape du
mouvement du Soi permet de mettre à jour les éléments constitutifs de la sagesse qui se
centre sur la découverte, la construction et l’expression du Soi. Elle permet au sujet
spirituel de se découvrir et de se prendre lui-même pour objet de conscience à portée
universel, c’est-à-dire qu’il se projette adéquatement dans l’espace commun, entre sa
spiritualité et la pensée dominante laïque. Cet entre-deux est ce qui caractérise la sagesse
– Sophia en grec – dans la mesure où le sujet est capable de trouver un point de rencontre
entre son histoire individuelle et l’histoire commune. Cette sagesse le fait s’inscrire au bon
moment et au bon endroit (c’est le kairos) et l’aide à construire sa propre histoire soumise
aux aléas de l’existence. Son expérience humaine et spirituel exprime alors son désir de
l’indéterminé enchainé à la causalité.
Les résultats concernant la psychologie spirituelle et laïque ont donné lieu à une
distinction entre la croyance religieuse et la spiritualité religieuse. Dans le premier cas, le
sujet se retrouve dans une forme de culture de soi (Foucault, 1979) qui vise le seul rapport
authentique à soi ; dans le second, il place le sujet dans une situation relevant du
dépassement de soi (Hadot, 1993) qui le positionne dans une quête de sens continuelle. En
somme, ce mouvement du Soi apparaît être soumis à une organisation spécifique de la
pensée faisant que la quête de sens s’accomplie dans une récurrence qui l’abolit sans répit
(il n’y a pas de sens) tout en l’affirmant sans arrêt (le sens est le sens lui-même). Ce
mouvement de la pensée est en fait un mouvement du soi qui se perd dans l’élaboration
d’un savoir sur soi inductif et déductif et qui décrit l’idée que « le sens du sens est un sens
qui n’a pas de sens ». Mais qui permet d’arriver à un point de rencontre entre le soi et
l’autre, entre l’intérieur et l’extérieur, entre le dedans et le dehors.
Finalement, la Sophia (Reconnaissance de Soi) est portée par le principe de
récursivité (la critique de Soi qui permet de juger ses jugements, de critiquer sa critique et
de dépasser les préjugés sur soi ou sur le monde) et est le point d’ancrage à notre
construction clinique axée sur la compréhension de l’ensemble du mouvement de l’être.

Mots-clés : soins spirituels, subjectivation, sagesse, connaissance de soi, phénoménologie,


psychologie spirituelle, récursivité.

4
ABSTRACT
The phenomenological analysis of the movement of the Self was carried out with
seventeen subjects, speakers in spiritual care (ISS), having journeyed towards a profession
opened to spirituality and opening to their spirituality. Our research approach is based on
phenomenology and is anchored in a constructivist paradigm. We sought to understand the
formalization of a new profession which gives access to a form of spiritual and secular
psychology put into practice by means of non-confessional spiritual care. This particular
practice of spiritual care within secular health institutions made us question the
epistemological sources of self hermeneutics which goes through both the impact of the
history of secularity, which recognizes the cultural and religious rupture.
This research provided a better understanding of the spiritual journey of the ISS and
an understanding of the nature of secular spiritual care that engages the personal spirituality
of the ISS. It had also made it possible to propose a model of accompaniment which is
located at the interface of spiritual care and psychotherapy. The movement of the Self is
first expressed in the knowledge of one's own wounds, of one's humanity and in a
relationship to oneself from the point of view of cultural, religious, social and / or
institutional normativity. Then, the subject seeks to come to a new relationship with himself
that he builds while moving in the direction of an autonomy to conquer - self-government
- which describes a form of spiritual maturity opened to other people’s spirituality. Finally,
the achievement of this maturity is made by a poetic creation of the Self which is the
acceptance of the Self that allows the ISS to deploy its spirituality in the heart of a secular
space at the service of the spiritual need of patients.
The content analysis of the movement of the Self has made it possible to define four
evolutionary stages through which the deployment of a spiritual psychology specific to
spiritual subjects is accomplished: (1) figuration as a spiritual thought that is sought in
causal movement; (2) the configuration which refers to the spiritual thought engaged in the
construction of a sense of itself, of a story of its own and of a spirituality to live; (3)
refiguration as a thinking that criticizes and questions itself (this is recursion according to
Morin 2006); (4) the transfiguration which is the moment when the thought is validated,
occurs and starts again in a retrocausal movement.

5
This last and fourth stage of the movement of the Self allows to reveal a form of
wisdom which approach is centered on the discovery, the construction and the expression
of the Self. Indeed, the spiritual subject can discover himself and take himself as the object
of consciousness with an universal scope, in other words, that he projects himself
adequately in the common space, between his spirituality and the dominant secular thought
. This in-between is what characterizes wisdom - Sophia in Greek - insofar as the subject
is able to find a meeting point between his individual history and the common history. This
wisdom makes him find himself at the right time, at the right place (this is the kairos) and
helps him to build his own story subjected to the vagaries of existence. Then, his human
and spiritual experience are expressing his desire for the indeterminate chained to causality.
The results regarding the spiritual and secular psychology gave rise to a distinction
between religious belief and religious spirituality. In the first case, the subject finds himself
in a form of self-culture (Foucault, 1979) which aims at the only authentic relationship with
the self; in the second one, it places the subject in a situation to surpass oneself (Hadot,
1993) which positions him in a continuous quest for meaning. In short, this movement of
the Self appears to be subjected to a specific organization of thought where the quest for
meaning is accomplished in a recurrence which abolishes it without respite (there is no
meaning) while affirming it without stopping (the meaning is the meaning itself). This
movement of thought is in fact a movement of the self which is lost in the formation of an
inductive and deductive self-knowledge and which describes the idea that "the sense of
meaning is a meaning that has no meaning". However, it makes it possible to reach a
meeting point between the self and the other, between the interior and the exterior, between
the inside and the outside; it also allows to judge the judgments, criticize the criticism and
overcome prejudices about oneself or the world.
Finally, Sophia (Self-recognition) is the anchor point of the whole movement of the
Self, making the object of our clinic essentially focused on the principle of recursion (Self-
criticism).

Keywords: spiritual care, subjectivation, wisdom, individuation, self-knowledge,


phenomenology.

6
TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ DE LA THÈSE............................................................................................................................... 3
ABSTRACT ................................................................................................................................................ 5
TABLES DES MATIÈRES ............................................................................................................................. 7
REMERCIMENTS..................................................................................................................................... 10
DÉDICACE............................................................................................................................................... 11
AVANT-PROPOS ..................................................................................................................................... 12
INTRODUCTION ..................................................................................................................................... 14
LA PROBLÉMATIQUE ................................................................................................................................ 15
LE CONTEXTE DE L’INTERVENTION EN SOINS SPIRITUELS AU QUÉBEC ..................................................................... 18
LA SPIRITUALITÉ DANS LES SOINS ................................................................................................................. 19
LA QUESTION DE RECHERCHE ..................................................................................................................... 23
LES OBJECTIFS GÉNÉRAUX ET SPÉCIFIQUES ..................................................................................................... 24
CHAPITRE I : CONNAISSANCES SUR LE SOI, LA SAGESSE ET L’HERMÉNEUTIQUE
I) LES MOUVEMENTS DU SOI.................................................................................................................. 26
1.1 L’APPRENTISSAGE .............................................................................................................................. 27
1.1.1 L’introspection...................................................................................................................... 29
1.2 LA SUBJECTIVATION ........................................................................................................................... 30
1.2.1 La subjectivation en psychanalyse ......................................................................................... 31
1.2.2 La subjectivation en philosophie ........................................................................................... 33
1.3 LA PNEUMATISATION/DÉIFICATION ........................................................................................................ 34
1.4 L’INDIVIDUATION .............................................................................................................................. 35
II) AU CŒUR DU MYTHE DE LA CAVERNE DE PLATON ............................................................................ 37
2.1 DÉRIVES ET ALIÉNATION ...................................................................................................................... 38
2.2 ÉMANCIPATION ET LIBÉRATION DE LA CAVERNE ......................................................................................... 40
2.3 FÉLICITÉ INTELLECTUELLE ET CONTEMPLATION........................................................................................... 41
III) LE PSYCHAGOGUE DE L’HERMÉNEUTIQUE DE SOI ............................................................................. 42
3.1 QUI ÉTAIT SOCRATE, CE SILÈNE HERMÉNEUTE ? ........................................................................................ 43
3.2 UN PSYCHAGOGUE : THÉRAPEUTE DU « CONNAIS-TOI » .............................................................................. 45
3.3 UN AMOUREUX DE LA SAGESSE ............................................................................................................. 48
3.4 UN INCITATEUR À L’ACTE SALVIFIQUE...................................................................................................... 49
IV) LA SOPHIA D’HIER À AUJOURD’HUI .................................................................................................. 50
4.1 THÉOLOGIE DE LA SAGESSE : LA SOPHIOLOGIE ........................................................................................... 50
Sophia : le plérôme........................................................................................................................ 51
4.2 THÉOSOPHIE CHRÉTIENNE .................................................................................................................... 52
4.3 ANTHROPOSOPHIE............................................................................................................................. 53
4.4 PATHOSOPHIE .................................................................................................................................. 55
CONCLUSION ......................................................................................................................................... 55
CHAPITRE II : MÉTHODOLOGIE APPLIQUÉE À LA RECHERCHE
I) MÉTHODE QUALITATIVE ..................................................................................................................... 58
1.1 PRÉSENTATION DE LA POPULATION DES INTERVENANTS EN SOINS SPIRITUELS .................................................... 58

7
1.1.1 L’observation participante .................................................................................................... 60
1.1.2 L’entretien ............................................................................................................................ 60
II) CONSIDÉRATIONS ÉPISTÉMOLOGIQUES............................................................................................. 61
2.1 POSITIONNEMENT PARADIGMATIQUE : LE REGARD CONSTRUCTIVISTE ............................................................. 61
2.2 DISTINCTION DU CADRE CLINIQUE DE CELUI DE LA RECHERCHE ....................................................................... 62
2.3 RIGUEUR ET POSTURE SCIENTIFIQUE ....................................................................................................... 63
2.4 PRÉSUPPOSÉS À LA RECHERCHE ............................................................................................................. 63
III) DÉMARCHE THÉORIQUE : LA PHÉNOMÉNOLOGIE ............................................................................. 65
IV) CADRE CONCEPTUEL ......................................................................................................................... 67
4.1 LA NOÉTIQUE ................................................................................................................................... 67
4.2 LE POÉTIQUE .................................................................................................................................... 69
4.3 LA CAUSALITÉ ................................................................................................................................... 70
4.4 LA THÉORIE DE L’ÉGO ......................................................................................................................... 75
Schéma ......................................................................................................................................... 75
V) LE RAISONNEMENT ABDUCTIF ........................................................................................................... 76
VI) MÉTHODOLOGIE ............................................................................................................................... 80
5.1 GUIDE D’ENTREVUE ........................................................................................................................... 80
5.2 CONSIGNES DE LA RECHERCHE .............................................................................................................. 83
5.2.1 Critères d’inclusion ............................................................................................................... 83
5.2.2 Prise de contact avec les participants .................................................................................... 84
5.3 AIRES DE RECRUTEMENT ..................................................................................................................... 85
5.4 DÉROULEMENT DE LA RECHERCHE ......................................................................................................... 85
5.4.1 Recueil et transcription des données..................................................................................... 86
Statistiques............................................................................................................................................... 86
5.4.2 L’analyse des données .......................................................................................................... 86
VII) CONSIDÉRATIONS ÉTHIQUES ET DÉONTOLOGIQUES........................................................................ 88
6.1 CONFIDENTIALITÉ DES DONNÉES ............................................................................................................ 89
6.2 DROIT DE RETRAIT ET ÉQUITÉ ................................................................................................................ 89
6.3 APPROBATION ÉTHIQUE ET FORMULAIRES DE CONSENTEMENT ...................................................................... 90
CHAPITRE III : RÉSULTATS ET DISCUSSION DU MOUVEMENT DU SOI CHEZ LES ISS
I) L’AUTORISATION NOÉTIQUE ............................................................................................................... 93
1.1 L’ERRANCE DU MOI ........................................................................................................................... 94
1.1.1 La dissonance cognitive......................................................................................................... 96
1.1.2 La théopathologie et le dogmatisme aliénant ........................................................................ 97
1.1.3 Les psychalgies de l’échappée ............................................................................................. 100
1.2 L’AJUSTEMENT ÉTHIQUE DE L’ÉGO ....................................................................................................... 102
1.2.1 Positionnement spirituel ..................................................................................................... 102
1.2.2 L’indulgence et l’humilité appliquée à soi. ........................................................................... 105
1.2.3 Spiritualité et paix de l’âme................................................................................................. 107
1.3 LA MATURITÉ SPIRITUELLE ................................................................................................................. 109
1.3.1 Les mentors et la critique de soi .......................................................................................... 110
1.3.2 Pratique spirituelle et connaissance de soi .......................................................................... 112
1.3.3 La finalité d’expérience du Soi : la maturité ......................................................................... 113
II) LA POÉTIQUE DE SOI ........................................................................................................................ 115
2.1 POÉTIQUE DU COMPROMIS ENTRE ÉTHIQUE ET AUTORITÉ .......................................................................... 116

8
2.2 POÉTIQUE DE LA PROXIMITÉ AUPRÈS DES PATIENTS .................................................................................. 119
2.3 POÉTIQUE DE L’IMPROVISATION .......................................................................................................... 121
2.4 POÉTIQUE DU SENSIBLE ENTRE RESPONSABILITÉ ET COMPASSION ................................................................. 123
III) LA CONSCIENCE ONTOLOGIQUE : LA LIAISON DU SOI ET DE LA SOPHIA .......................................... 127
3.1 LA MÉTAPHYSIQUE SUPRÊME - LA FÉLICITÉ INTELLECTUELLE ........................................................................ 128
3.1.1 L’intuition ........................................................................................................................... 128
3.1.2 Contemplation.................................................................................................................... 129
3.1.3 Mégalopsychia.................................................................................................................... 131
3.2. RÉTROACTION DE LA SOPHIA : LE DÉPASSEMENT DE SOI ........................................................................... 134
3.2.1 Le Kairos ............................................................................................................................. 136
3.2.2 Le Fiat................................................................................................................................. 139
3.2.3 L’achèvement du Moi entre causalité/rétrocausalité ........................................................... 141
3.3 LA RÉCURSIVITÉ .............................................................................................................................. 142
RÉPONSE À LA QUESTION DE RECHERCHE ............................................................................................ 145
1-UN MOUVEMENT DE RÉCURSIVITÉ .......................................................................................................... 145
2-UNE THÉRAPEUTIQUE DE SOI ................................................................................................................ 147
3-LA SOPHIA DE L’EXPÉRIENCE DE SOI. ....................................................................................................... 148
4-UNE COMPRÉHENSION OBJECTIVE DES FONDEMENTS THÉORIQUES.................................................................. 149
CHAPITRE IV : ARTICULATION THÉORICO-CLINIQUE
I) DÉPASSEMENT DU SOI PAR LA SOPHIA CHEZ L’HOMO-SAPIENS ....................................................... 154
1.1 L’OUTIL DU JEU INDÉFINI CHEZ L’HOMO-FABER ....................................................................................... 155
1.2 L’AGÔNISME DE L’HOMO-LUDENS ....................................................................................................... 158
1.3 LA PARRÊSIA DE L’HOMO-NOETICUS ..................................................................................................... 162
II) COMPRENDRE L’INSCRIPTION DE LA SOPHIA DANS LE DIRE SUR SOI ............................................... 167
2.1 ÉLÉMENTS D’UNE CLINIQUE DU MOUVEMENT DU SOI ............................................................................... 170
2.2 L’EXPÉRIENCE DE SOI DU SUJET SPIRITUEL .............................................................................................. 172
2.3 TABLEAU DES ÉTAPES DU DÉVELOPPEMENT DE LA PSYCHOLOGIE SPIRITUELLE SELON L’EXPRESSION DU SOI .............. 175
2.2.1 Figuration ........................................................................................................................... 175
2.2.2 Configuration...................................................................................................................... 176
2.2.3 Refiguration........................................................................................................................ 177
2.2.4 Transfiguration ................................................................................................................... 178
III) LA SOPHIATRIE : UNE CLINIQUE DE L’HERMÉNEUTIQUE DU SOI
3.1 L’APPROCHE SOPHIATRIQUE............................................................................................................... 182
3.2 L’OBJET DU SOIN ............................................................................................................................. 184
3.3 LES PRESCRIPTIONS .......................................................................................................................... 186
CONCLUSION ....................................................................................................................................... 190
LIMITES DE LA RECHERCHE....................................................................................................................... 193
PORTÉE DE LA RECHERCHE....................................................................................................................... 196
BIBLIOGRAPHIE .................................................................................................................................... 202
ANNEXES.............................................................................................................................................. 214
FORMULAIRE D’INFORMATION ET DE CONSENTEMENT .................................................................................... 214
DÉCLARATION DU PARTICIPANT ................................................................................................................ 215
ENGAGEMENT DE LA CHERCHEUSE ÉTUDIANTE .............................................................................................. 215

9
REMERCIMENTS

Cette thèse a été menée sous la direction des professeures Rosa Caron et Géraldine
Mossière à qui nous témoignons toute notre gratitude pour leur disponibilité et l’acuité
d’esprit de leurs précieux commentaires. Rosa pour ses enseignements ayant guidé notre
réflexion de psychologue du premier au dernier jour et ses conseils judicieux à notre
rétroaction vers elle. Géraldine pour son audace de jeune professeure dont la bienveillance
a laissé place à la créativité.
Nous souhaitons souligner la rencontre formidable avec Gilles Bibeau qui nous a
appuyée dans notre projet : ce fut une rencontre riche de sens, de transformation et de
confiance intellectuelle.
Nous remercions infiniment le professeur Jean-Marc Charron, Président du jury,
pour sa disponibilité et son ouverture d’esprit. Nous remercions aussi les membres de notre
jury, le professeur Dominique Jacquemin, le professeur Fabrice Leroy et la professeure
Cécile Rousseau pour les précieux conseils et encouragements à continuer dans notre voie
intellectuelle.
Nous souhaitons dire notre reconnaissance à chacun des sujets qui ont participé à
cette étude : nous les remercions pour la générosité de leur partage d’expérience
personnelle et pour la confiance qu’ils nous ont accordée en acceptant de nous donner leur
témoignage. Nous en gardons une trace indélébile.
Nous remercions les membres de l’Institut d’Études Religieuses et de la Faculté des
Études Supérieures et Postdoctorales pour nous avoir permis d’effectuer cette thèse
dignement.
Nous remercions notre famille pour leurs non-dits qui veulent dire beaucoup et nos
amies Sara Ridaoui, Rachel Andraos et Sofia Oussa devenues notre famille.
Et pour finir, nous remercions Erwan Folquet ; même si l’amour et la passion ne
sont que des écueils dans ce monde, ton soutien à chacune des étapes de ce projet n’a eu
de cesse de nous rappeler l’essence de l’être dans sa forme la plus secrète.

10
DÉDICACE

À celles et ceux qui ne vivent qu’une


fois.

11
AVANT-PROPOS
Que je sois accroupie dans une grotte des montagnes de l’Himalaya avec un moine
Sâdhu d’Inde ayant renoncé à la vie (l’existence à son paroxysme ascétique) ; que je rampe
sur le ventre dans un tombeau de la vallée des Rois à Louxor en Égypte pour essayer de
découvrir les fresques évoquant l’homosexualité des mythes des dieux Horus, Seth et Osiris
(la manipulation des récits) ; que je sois enfermée derrière une porte d’un temple
maçonnique dans l’attente qu’on me fasse sortir (un savoir élitiste) ; que j’écoute,
abasourdie, dans le désert de Qumran en Cisjordanie, un groupe évangéliste chrétiens
américains chanter en cœur leur espoir de voir apparaître le messie (le fanatisme) ; ou bien
que je me laisse distraire, en contemplant les clés de voûte des grands architectes d’Europe
de l’Est, par une représentation fraîchement peinte, sur le mur gauche de la cathédrale
Saint-Guy à Prague, de l’Agneau d’Abraham muni d’une couronne d’illumination (le
sacrifice et l’abnégation par amour) ; ou que je prenne conscience dans le musée d’une
ville de Côte d’Ivoire qu’il ne reste plus aucune histoire qu’un peuple africain animiste
puisse raconter puisque le patrimoine de ses ancêtres ne vaut plus que sous la forme de
photos prises par des colons ou sous celle de masques créés avec des balles de fusil (perte
de références historiques et identitaires post-coloniale) ; ou que je sois bloquée sur le
chemin menant de la porte de Jaffa au Dôme du Rocher, impuissante à l’écho des balles
d’un soldat donnant injustement la mort à une jeune femme dans la vieille ville de
Jérusalem (l’injustice viscérale) ; ou que je sois tout simplement assise en face de mes
patients (la responsabilité) ou que je construise, solitaire et vagabonde, des amitiés aux
coins des rues, je me retrouve, encore et toujours, avec mes mêmes pensées face à la même
question métaphysique dont le tourment s’arrête, enfin, ici.
Et quelle est donc cette question qui revient sans cesse au contact de la
marginalisation, la manipulation, les discriminations, le conformisme, la répression
culturelle, le fanatisme, les préjugés, la déchirure, l’incompréhension, la souffrance mais
surtout l’amitié ? C’est celle relative au sens donné à notre réalité humaine qui n’a cessé
d’alimenter mes réflexions sur ce que pourrait être une humanité projetée sur l’horizon
d’un idéal collectif s’exprimant dans un état d’esprit désaliéné du pouvoir et du
conditionnement. Par la reconnaissance d’une psychologie universellement partagé
permettant de hisser notre esprit d’Homo-sapiens à la Sapiens (la sagesse) qui caractérise
notre appartenance à l’intelligence de l’humanité. J’ai souhaité contribuer avec d’autres qui
ont pu structurer, indépendamment de la culture scientifique à laquelle ils appartenaient,
leur pensée et leur éthique de manière à sauvegarder l’univers de sens commun de notre
expérience de la vie humaine. Je dépose cette contribution à la construction des savoirs ;
afin que puissent être accompagnés les sujets spirituels qui souhaitent s’élever au-dedans
d’eux-mêmes à la (re)connaissance de leur Sophia. Ce travail d’élaboration conceptuelle
est fondé sur un cadre permettant à la psychothérapie et aux soins spirituels d’intégrer le
champ des sagesses en tant qu’espace de prise en compte d’une réalité commune
subsumant les différences culturelles des traditions monothéistes et philosophiques
d’Occident.

12
Esther demande pourquoi les gens sont tristes.

- C'est simple, répond le vieillard. Ils sont prisonniers


de leur histoire personnelle. Tout le monde est convaincu que
le but de cette vie est de suivre un plan. Personne ne se
demande si ce plan est le sien ou s'il a été inventé par
quelqu'un d'autre. Tous accumulent des expériences, des
souvenirs, des objets, des idées qui ne sont pas les leurs, et
c'est plus qu'ils ne peuvent porter. Et c'est ainsi qu'ils oublient
leurs rêves.

Esther fait observer que beaucoup de gens lui disent :


"Vous avez de la chance, vous savez ce que vous voulez dans
la vie : moi, je ne sais pas ce que je désire faire."

- Bien sûr qu'ils savent, répond le nomade. Combien


en connaissez-vous qui passent leur vie à déclarer : "Je n'ai
rien fait de ce que je désirais, mais c'est cela la réalité". S'ils
disent qu'ils n'ont pas fait ce qu'ils désiraient c'est bien qu'ils
savaient ce qu'ils voulaient. Quant à la réalité, c'est seulement
l'histoire que les autres nous ont racontée sur le monde et la
façon dont nous devions nous y comporter.

Paulo Coelho, Le Zahir

Mon jeune ami, chacun de nous a trois existences.


Une existence de chose : nous sommes un corps. Une
existence d'esprit : nous sommes une conscience. Et une
existence de discours : nous sommes ce dont les autres
parlent. La première existence, celle du corps, ne nous doit
rien, nous ne choisissons ni d’être petit ou bossu, ni de
grandir ni de vieillir, pas plus de naître que de mourir. La
deuxième existence, se montre très décevante à son tour :
nous ne pouvons prendre conscience que de ce qui est, de ce
que nous sommes, autant dire que la conscience n’est qu’un
pinceau gluant docile qui colle à la réalité. Seule la troisième
existence nous permet d’intervenir dans notre destin, elle
nous offre un théâtre, une scène, un public ; nous
provoquons, démentons, créons, manipulons les perceptions
des autres ; pour peu que nous soyons doués, ce qu’ils disent
dépend de nous.

Éric-Emmanuel Schmitt, Lorsque


j'étais une œuvre d'art.

13
INTRODUCTION

Comment les sujets accèdent-ils à une connaissance authentique d’eux-mêmes ?


Par quelles étapes de transformation opèrent-ils un mouvement de retour vers leur identité
profonde en vue d’atteindre une forme ontologiquement libre et achevée de leur Moi ?
Dans notre âge du « post-sécularisme » (Habermas, 2008), les individus tendent à se
détacher explicitement de tout système religieux et à adopter une approche hybride en
matière de spiritualité, introduisant par là un lien étroit entre religion et psychologie
(Champion, 2013). Les difficultés qu’ils rencontrent dans la quête de leur Moi profond sont
beaucoup plus grandes que dans les temps passés ; les psychonévroses seraient plus
fréquentes car les références mises à la disposition des personnes sont aujourd’hui
beaucoup plus diversifiées qu’à l’époque où des référents précis étaient proposés par
chacune des religions (Pelletier, 1996). En effet, il ne s’agit plus de la difficulté de croire
ou de ne pas croire mais de celle de possiblement croire en tout (Bibeau, 2017).
L’engouement des populations occidentales pour les psychothérapies et la lecture de livres
sur la spiritualité témoignent du besoin que les occidentaux éprouvent à vouloir se
connaître, se comprendre et mieux gérer leur conduite au quotidien (Garnoussi, 2011), dans
la direction à donner à leurs pensées et à leurs émotions.
Dans le vaste marché de l’offre en spiritualité, « les cabinets de psychologue,
psychothérapeute voire de coach (qui) prétendent tous avoir trouvé la recette » (Falardeau
et Garand, 2011) occupent une place, souvent très importante, à côté des guides spirituels.
Dans les faits, la frontière devient poreuse quand des personnes entreprennent leur quête
d’un mieux-être : pour les uns, ce sera d’abord physique ou psychologique alors que pour
d’autres, ce sera plutôt spirituel. Dans les faits, on assiste le plus souvent à des glissements
entre ces domaines et il n’est plus rare, pour les professionnels de la santé mentale d’user
d’un vocabulaire théologique ancré à la fois dans le discours de la biomédecine1 et dans
celui de la psychologie pour situer l’être dans sa dimension spirituelle. Les transformations
conceptuelles, psychologiques et émotionnelles permettent aujourd’hui d’envisager

1
L’exemple du « soin spirituel » est ici significatif. « Le soin » de la thérapeutique biomédicale est rattaché
au mot « spirituel » qui appartient dans son étymologie à la théologie chrétienne (spiritualis en latin).

14
autrement la spiritualité, de manière à en faire une partie intégrale de la biomédecine dans
certaines institutions de santé d’Occident.
Le passé de pays comme la France, l'Autriche, la Belgique, l'Italie ou le Portugal
qui a été fortement marqué par la tradition chrétienne a été en quelque sorte balayé par une
médecine scientifique détenant le seul monopole des pratiques reconnues par l'État.
Lacorne (1997) précise que des valeurs comme la laïcité ou la sécularité ne sont que des
substituts civils du religieux qui ont fini par imposer leur autorité médicale fondée sur le
principe républicain de la laïcité et que cela implique que les valeurs de la République
doivent prévaloir dans toutes les institutions publiques. Dans d'autres pays du monde –
notamment les Pays-Bas, la Suisse, le Royaume-Uni, l’Allemagne et le Québec – où une
tradition multiconfessionnelle et religieuse s’est imposée, les institutions publiques
semblent être davantage ouvertes à la prise en compte du sens spirituel.
La problématique

Que ce soit au Québec ou en France, la confusion faite entre « religion » et


« spiritualité » se répercute dans les débats relatifs à la manière d’appréhender la place et
la forme des soins spirituels au sein d’une pratique de soin dans les institutions publiques
de santé (Châtel, 2007). En France particulièrement, une Unité de Soins Spirituels (USS)
hospitalière dédiée aux personnes malades a ouvert ses portes en 2005 avec une
reconnaissance formelle sur les plans administratif et financier (Caudullo, Mathiot,
Sarradon-Eck, 2016). L'objectif de cette Unité était de mettre en place une offre, et ce d’une
manière officielle, de soins spirituels destinés précisément aux malades atteints d'un cancer
ou aux malades en fin de vie. Les soins spirituels sont des activités d’accompagnement à
la vie spirituelle et religieuse des patients, laquelle serait sujette à des besoins ou des
questionnements d’ordre éthique ou moral. Le but ultime que visaient les membres de cette
unité était celui de soulager la souffrance du sujet à travers une prise en charge dédiée à
l'expression des pratiques spirituelles dans toute leur diversité aussi bien en faisant appel à
la liberté de culte qu’à l’universalité.
Les actions des membres de cette Unité s'inscrivaient dans la prise en charge des
problématiques existentielles qui subsument l'appartenance à une culture spécifique ou à
une religion particulière. Les principaux opposants à cette Unité manifestèrent une

15
inquiétude relativement au possible non-respect de la rationalité des sciences et du principe
de laïcité. On en est venu à accuser cette Unité d’être engagée dans « des dérives sectaires »
du fait de l’usage des pratiques de Reiki. Cette Unité de Soins Spirituels française qui
s’inscrivait dans l’espace du séculier à travers des institutions publiques laïque a été
contrainte de fermer ses portes suite à des accusations de prosélytisme pour l’usage des
techniques de Reiki appartenant au bouddhisme.
Face à la résistance des acteurs extérieurs à l’institution hospitalière, l’USS a
d’abord été forcée de remplacer le mot « spirituel » par celui d’« esprit » afin qu’il n’y ait
aucune confusion de langage. Pour se défendre, l’USS a déclaré, à la suite des demandes
de modification d’appellations des médecines non-conventionnelles, qu’il s’agissait là
d’une « manipulation sémantique » au service d’une laïcisation des pratiques (Caudullo,
Mathiot, Sarradon-Eck, 2016). Ainsi, l’USS est devenue le Groupe de soins et
d’investigation de l’esprit afin de parer aux potentielles dérives sectaires – dans l’usage du
Reiki – pointées du doigt par le président de l’Association anti-sectes.
Avec l’idée que la sphère laïque doit balayer toutes confusions de l’autorité
religieuse, son histoire révolutionnaire fait malgré tout planer dans l’imaginaire commun
un spirituel porteur d’oppression. Foucault décrivait cette ambivalence post-révolution
française dans son ouvrage « Naissance de la clinique » au chapitre « une conscience
politique » que « les années qui précèdent et qui suivent immédiatement la Révolution ont
vu naître deux grands mythes, dont les thèmes et les polarités sont opposés : mythe d’une
profession médicale nationalisée, organisée sur le mode du clergé, et investie, au niveau
de la santé et du corps, de pouvoirs semblables que celui-ci exerçait sur les âmes ; mythe
d’une disparition totale de la maladie dans une société sans troubles et sans passions,
restituées à sa santé d’origine. La contradiction manifeste des deux thématismes ne doit
pas faire illusion : l’une et l’autre de ces figures oniriques expriment comme en noir et en
blanc le même dessin de l’expérience médicale » (1963 : 31-32).
En somme, la médecine biomédicale occidentale sous son allure laïque et en vertu
de ses outils positivistes a repris la même vocation de contrôle qu’avait le clergé, faisant
de la dimension métaphysique une incompréhension idéologique des révolutions. La
France envoie la spiritualité dans l’idéologie du sectarisme – tant les religions disposent
d’une réputation étroitement associée à l’oppression alors qu’à l’inverse, le Québec d’après

16
la Révolution tranquille (1960-1970) semble l’intégrer dangereusement dans des modèles
positivistes au risque même de l’enfermer à nouveau sous une autorité, celle du médecin
gardien du regard bio-psycho-social (Jobin, 2012), à l’instar de ce que fut la clinique
française post-Révolution de 1789.
Mise en route de manière insidieuse (Bourdreau, 1985) depuis plus de trente ans, la
prise en compte de la spiritualité dans le contexte hospitalier québécois répond au regain
d’intérêt manifesté par les populations pour les questions d’ordre spirituel (Bisson, 2013).
De plus, la question de l’aide médicale à mourir a conduit à questionner, entre autres, le
sens de la finitude dans la vie humaine et le rôle qu’il convient de donner à la spiritualité
dans les soins de fin de vie (Côté, 2016) l’incluant par là au sein des institutions de santé.
Ainsi, l’idée même d’une intégration des soins spirituels dans les institutions de santé est
controversée bien que les études confirment l’existence d’un lien avéré entre spiritualité et
santé (Bailly, Rousseau, Fleury, 2011).
L’intégration des soins spirituels dans les modèles biomédicaux se fait peut-être
d’une manière maladroite, dans le sens où la spiritualité s’est progressivement placée sous
l’autorité médicale en s’extirpant de l’autorité du clergé. Dans le monde médical, le concept
de spiritualité qui s’est forgé au confluent de plusieurs disciplines du soin met en jeu une
interrogation interne et spécifique à l’ensemble des professions du soin. D’une part, il a
contribué à réorienter le contenu des soins prodigués aux patients pour faire une place à la
spiritualité. Et d’autre part il a fait en sorte que les principaux concernés par les soins de
nature spirituelle éprouvent des difficultés ou des résistances à mettre des mots sur cette
dimension. Soit en raison de leur difficulté à appréhender le spirituel dans un contexte
laïque qui ne se laisse pas aisément aborder par la réflexion, soit parce que le spirituel fait
résolument partie du champ privé dans nos sociétés et qu’il n'est pas facile d’en débattre
en public, surtout pas dans le monde de la biomédecine (le Gall & coll, 2012 ; Foley, 2016).
À l’interne des hôpitaux, le phénomène consistant à insérer des soins spirituels au
sein de la biomédecine est relativement récent et a fait l’objet de plus en plus de débats
parmi les professionnels de la santé ; à l’externe, il soulève des préoccupations d’ordre
interdisciplinaire quant à la place du spirituel dans la prise en charge des personnes malades
(Charron 2013 ; Cherblanc, 2013). Deux positions s’affrontent face à l’enjeu et à
l’intégration de la spiritualité dans les soins de santé, positions qui sont résumées par Jobin

17
(2012 ; 2013) par le biais des expressions de « malaise éthique » et de « pertinence
clinique ». Pour certains, il n’existe aucune légitimité éthique justifiant la ré-articulation
de la médecine et de la religion dans les soins dispensés par la biomédecine
contemporaine ; d’autres estiment, à l’inverse, qu’une telle intégration s’impose et qu’elle
est même cliniquement impérative. Le paradoxe qui s’en suit tend cependant à réduire la
réalité spirituelle à une pratique technoscientifique (Jobin, 2011)
Pourtant, des chercheurs ayant travaillé en gérontologie comme Sulmasy (2002) et
Monzod-Zorzi (2012) ont développé – respectivement aux États-Unis et en Suisse –, en
continuation avec l'approche bio-psycho-sociale, un cadre incluant le spirituel en tant que
dimension capable d’interpréter l’expérience subjective de la maladie ainsi que sa mise en
récit – idiome de souffrance – sur l’horizon du système collectif de sens proposé par la
religion à la personne malade. L’existence d’approches curatives combinant le bio-psycho-
socio-spirituel a favorisé le développement d’interventions au sein même des hôpitaux et
font appel à la relation d’aide (Hétu, 1994), aux approches personnalistes comme par
exemple celle centrée sur la personne (Rogers, 1954) et à diverses pratiques inspirées de
théories psycho-sociales.
Ces modèles biomédicaux tendent à s’appuyer sur le recours de plus en plus
généralisé des personnes à différentes formes de spiritualité allant jusqu’à reconsidérer le
modèle bio-psycho-social à partir de l'intégration des soins spirituels, notamment dans le
cas où des patients confrontés à des maladies graves vivent une grande détresse ou par
rapport aux personnes recevant des soins palliatifs (Côté, 2016).

Le contexte de l’intervention en soins spirituels au Québec

Les institutions de santé du Québec démontrent l’importance de ces questions en


(ré)acceptant, par la création officielle du métier d’intervenants spirituels, de donner une
place à la spiritualité dans les soins aux patients. Le Québec, novateur en matière de
pluralisme a fait reconnaître, via le Ministère des Services Sociaux et de la Santé du
Québec, une nouvelle catégorie de professionnels de la santé, les Intervenants en Soins
Spirituels (ISS), qui est appelée à intervenir dans l’espace laïque des institutions publiques
de santé. La création de ce nouveau métier en 2010 rend visible un phénomène unique dans
les sociétés sécularisées, à savoir un retour de la dimension spirituelle au sein de l’espace

18
laïc des institutions de santé à travers la mise en pratique de soins spirituels non-
confessionnels (Charron, 2012).
Cette profession est une activité qui dispose d’une formation intellectuelle non plus
réservée à la seule théologie – comme ce fut le cas des anciens aumôniers ou animateurs
de la vie pastorale – mais à une spécialisation universitaire en soins spirituels qui est
accréditée par un diplôme. Afin de pouvoir mettre en pratique cette approche non-
confessionnelle des soins spirituels, les intervenants se doivent de développer un savoir de
type clinique qui nécessite au préalable un travail sur soi et la capacité acquise de prendre
une certaine distance par rapport à leur propre foi et à leur spiritualité.
Le fait que la confession religieuse de l’intervenant peut encore avoir un impact
dans l’espace public se situe dans le mouvement de transformation de la profession. Ce
sont les aumôniers du Service de soins spirituels du Centre hospitalier de l’Université de
Montréal (CHUM) qui ont opté pour une autre appellation professionnelle, celle
d’intervenant en soins spirituels (ISS), qui s’est formalisée dans la création de l’Association
des Intervenants et Intervenantes en Soins Spirituels du Québec (AIISSQ).
D’après les renseignements exposés depuis le 17 décembre 2014 sur le site de
l’Association des Intervenantes et Intervenants en Soins spirituels du Québec, l’ISS doit
disposer de certaines compétences relatives au développement de soi. Parmi ces dernières,
quatre compétences expriment des critères de justification à cette idée que l’ISS doit
disposer d’une autoréflexivité, de connaissance de soi, du souci de l’universalité, et de
la construction éthique au-delà de la formation universitaire leur permettant de prodiguer
des soins spirituels. Leur pratique est présentée comme un soutien relationnel favorisant le
développement de la personne à travers la guidance spirituelle aux différentes étapes de la
vie et celle-ci peut être offerte aussi bien dans le secteur public (hôpitaux) que privée
(église) au sein de structures institutionnelles, confessionnelles ou multiconfessionnelles.

La spiritualité dans les soins

19
La spiritualité, comme tout concept évolutif à travers l’histoire, est tributaire des
dispositifs épistémologiques. Aujourd’hui dans leur union, la médecine et la spiritualité
rencontrent aussi des difficultés d’ordre méthodologique dont la raison principale semble
se trouver, pour une large part, dans la complexité de la corrélation entre santé et
spiritualité. En effet, les modèles positivistes ne permettent pas, dans leur application,
d’atteindre le « réel » dans lequel se cache, ou plutôt se niche, le spirituel. Cette dimension
spirituelle est complexe et s’apparente à une abstraction qui transcende la notion de
démonstration cartésienne (Falardeau, 2011).
Pourtant, le lien qui s’établit entre spiritualité et santé apparaît dans un contexte de
reconfiguration socioculturelle où la laïcité et la quête de sens s’harmonisent dans l’univers
médical en soutenant une forme d’humanisation des pratiques modernes et scientifiques.
Dans « Spiritualité et biomédecine », l’intervenante en soins spirituels Tremblay (2013)
écrit « La spiritualité étant souvent présentée aux intervenants et aux personnes malades
comme une quête de sens, elle laisse ainsi présager d’une réponse à l'absurdité et d'une
possible découverte de sens. Alors que beaucoup de nos contemporains reprochent à la
religion de leur avoir menti ou d'avoir cherché à les endoctriner, allons-nous leur laisser
croire qu’ils chemineront d’une quête de sens à une autre pour un jour enfin trouver la
paix et la réponse à toutes leurs questions profondes ? Et si la spiritualité n'était pas la
quête ou la découverte d'un sens, mais l'accueil du non-sens et de l'absurdité enfin
consentie ? Nous serions très loin d'une possible «hippocratissation », très loin aussi de
l'hypocrisie, mais si près de la vérité de notre être et de notre humanité » (2013 : 138).
Ainsi, dans le contexte des soins spirituels, la spiritualité apparaît comme étant une
quête de sens ou du non-sens et s’envisage dans une dimension appartenant à l’altérité du
soignant/soigné. Elle devrait s’envisager, pensons-nous, comme une finalité humaniste
détachée du positivisme tant elle cherche à élever le sujet à autre chose que la rationalité,
dans la recherche d’un accès une dimension spirituelle On semble oublier, peut-être, que
la spiritualité relève d’un autre domaine que celui de la santé, un domaine bien plus
humaniste, ontologique et complexe qui ne concerne pas directement la dimension
religieuse et/ou médicale et qui devrait se situer par-delà les considérations politiques, bien
loin du cadre positiviste.

20
La définition de la spiritualité proposée par Sheldrake (2012) ouvre la spiritualité
au sens et à la direction de la vie humaine en vue de permettre au sujet d’étendre son
potentiel et de s’accomplir. À la première phrase de son ouvrage intitulé Spirituality. A
very short introduction, il écrit : « ‘spirituality’ is a word that, in broad terms, stands for
lifestyle and practices that embody a vision of human existence and how the human spirit
is to achieve its full potential. In that sense, « spirituality » embraces an aspirational
approach, whether religious or secular, to the meaning and conduct of human life » (2012
:1). La spiritualité se définit, toujours selon Sheldrake (2012), comme appartenant à une
production temporelle, historique et évolutive ayant pour point d’origine le christianisme
et se retrouve aujourd’hui discutée dans les soins de santé.
Cette définition de la spiritualité corrobore celle de Fawcett (2009) qui considère
que la dimension spirituelle doit être envisagée dans les soins du point de vue d’un
paradigme de transformation de l’être en un tout indivisible et unitaire qui contribue à
l’équilibre spirituel. Quant à Potter et Perry (2010), ils définissent la spiritualité comme
une dimension centrale de l’être humain qui se projette comme un souffle de vie dans toutes
les sphères de la vie. La spiritualité constitue un enjeu existentiel fondamental pour les
humains qui n’est pas seulement en lien avec la mort. En effet, elle s’exprime aussi dans
un processus de subjectivation qui révèle le sujet à lui-même, à son être le plus intime qui
oriente et guide toutes les étapes de la vie. Pour Vankatwyk (2003), les soins spirituels non-
confessionnels – détachés des soins pastoraux – impliquent une approche plus réaliste et
inclusive qui reflètent les qualités intrinsèques de l'esprit humain, une approche qui est en
somme profondément humaniste et reflétant l’ère du temps.
Le contemporain spirituel tel qu’il a été décrit par le théologien Bergeron porterait
dans sa quête l’idée d’une possible reconfiguration des modes de représentation de la quête
de sens traditionnelle. L’Homo-noeticus tel que le décrit le théologien Bergeron, est « un
être séculier et conscient de sa propre subjectivité ; soupçonneux des religions objectives
et des églises établies, il n’en reconnaîtra pas moins la dimension religieuse de la nature
humaine et le « divin en soi » (1999 : 2). La reconnaissance du divin en Soi est, nous le
verrons, selon les langages employés, la dimension subjective de l’être qui s’exprime dans
l’enceinte noétique. Rappelons que la noétique est une branche de la métaphysique de la
philosophie qui ouvre à l’intelligence du sujet et à l’exploration de la pensée divine au cœur

21
du sujet humain. Ainsi, l’expression « divin en Soi » désigne, nous le verrons plus en détail,
dans la pensée occidentale la « Sophie » en tant que subjectivité à l’œuvre dans une quête
de la connaissance suprême des voies spirituelles.
Ailleurs, le théologien de l’orthodoxie orientale russe Evdokimov considère, dans
un autre contexte scientifique, le divin en soi sous l’aspect d’un déchiffrement de soi-même
porté par une image conductrice, celle de la Sophie. Il écrit : « tout homme porte en lui
une « image conductrice », sa propre Sophie, et il est un projet vivant de Dieu. Il doit le
déchiffrer lui-même, et librement conquérir son propre sens, construire son destin. Ainsi,
l’existence est la tension vers sa propre vérité à découvrir et à vivre » (1965 : 73). Pour
Foucault la vérité à découvrir est à la fois le processus de transformation et la finalité de la
quête de vérité. Il écrit : « Avoir accès à la vérité, c’est avoir accès à l’être lui-même, accès
qui est tel que l’être auquel on a accès sera en même temps, et par contrecoup, l’agent de
transformation de celui qui a accès à lui ». Plus loin, Foucault précise : « en me
connaissant moi-même, j’accède à un être qui est la vérité, et dont la vérité transforme
l’être que je suis et m’assimile à Dieu » (1982 : 180). La transformation de soi est alors le
mouvement de la connaissance de soi qui lui revient. Et cette quête de la connaissance de
Soi, de sa vérité, peut se révéler dans le contexte d’une maladie ou d’une vulnérabilité
existentielle (Mecheri, 2016) et s’exprimer, comme c’est très souvent le cas, dans des
institutions bio-médicalisées appartenant à des espaces laïques.
Une recherche menée en Angleterre auprès de quatorze femmes vivant les
premières phases d’un cancer a permis d’extraire, à partir d’une approche
phénoménologique et herméneutique, les mouvements qui reflètent une réflexion sur le Soi
en tant que connaissance spirituelle travaillée dans le cadre d’une dimension curative.
Swinton, Bain, Ingram et Heys (2011) ont pu déchiffrer la conscience spirituelle de ces
femmes dans leur rapport à la maladie et montrer que le déchiffrement de Soi se transforme
en une réflexion qui se réalise sur trois niveaux tournés vers l’extérieur de soi, vers
l’intérieur de soi (sentiment de solitude et de réévaluation de soi) et vers le haut (sens
ultime). Sous l’angle de cette dimension curative, la spiritualité peut être vue comme une
voie philosophique qui inspire l’individu dans une quête de soi impliquant un travail
personnel qui s’ancre dans une histoire ou/et dans une culture d’après Honoré (2011). Cette
quête de soi en tant qu’elle est soutenue dans l’espace des institutions relève d’une

22
dynamique spirituelle fondamentale du sujet qui déploie son mouvement aussi bien chez
le soignant que chez le soigné (Caenepeel 2005).
Soutenue à la fois par sa propre expérience du passage à travers une « maladie
créatrice » en direction du Soi, la pratique de soi du soignant le transforme au sein d’une
réflexion sur sa relation à la personne souffrante (Caenepeel 2005). Ainsi, le mouvement
du soi du patient peut, à certains égards, refléter le mouvement de soi du soignant et vice-
versa. Cette relation médicale binaire est aussi décrite par Foucault (1982) dans son
« herméneutique du sujet » pensée entre le soi et les autres. En effet, « cette thématique
médico-philosophique qui est si largement développée porte avec elle le schéma d’une
relation à soi où on a à se constituer en permanence comme le médecin et le malade de soi-
même. (1982 : 516).

La question de recherche

Dans la mesure où les sociétés occidentales de notre époque sont dominées par
l’idéologie de la laïcité, le problème de la posture du sujet spirituel continue à se poser,
dans des termes bien sûr nouveaux, à l’interface d’un espace public libéré de toute
religiosité et du respect d’une complète liberté de conscience pour les individus. Cette
quête d’une forme nouvelle reconnaît que la tendance à recourir à des soins spirituels non-
confessionnels questionne les sources épistémologiques de l’herméneutique du sujet qui
subissent à la fois l’impact de l’histoire de la sécularité et de la non-scientificité du regard
positiviste.
En somme, les soins spirituels posent des problèmes d’intégration et d’acceptation
sur plusieurs niveaux reliés à leur source originelle herméneutique, à la question des
modèles de la biomédecine, à la tension au sein de la pluralité des visions du monde et aux
limites poreuses que la spiritualité entretient avec les autres disciplines, notamment la
psychologie (Cherblanc, 2011, Jobin, 2012). Ces différents niveaux de problématique
engageant les soins spirituels, la dynamique de transformation du soignant, le contexte
séculier et les modèles positivistes biomédicaux nous ont amenée à placer la question
générale à la base de cette thèse : comment est-il possible de resituer dans nos approches
du soin la dimension spirituelle tout en travaillant à saisir l’expérience des soignants qui
témoignent de l’évolution des sociétés dans leur rapport à la spiritualité ? Dans la mesure

23
où le soin spirituel articule deux dimensions – l’une technique et l’autre accompagnatrice
– et que le soin n’acquiert véritablement son statut de soin que dans et par la relation
(Caenepeel, 2005), découle la question spécifique de recherche suivante : comment saisir
dans une perspective phénoménologique et interprétative, l’herméneutique du sujet
par la conjonction du Soi et de la Sophia ?

Les objectifs généraux et spécifiques

Pour répondre à notre question de recherche, nous avons étendu la question du «


soin » jusqu’à en faire une question « ontologique » qui invite à définir la spiritualité du
sujet à partir du soin. Le soin n’est plus alors une sorte d’annexe à nos vies mais il en est
la condition même, le soin se définissant comme étant l’activité d’un vivant aux prises avec
les questions existentielles qui l’engagent avec lui-même et avec autrui. Ainsi, plusieurs
objectifs ont été définis en vue de comprendre et de définir les conditions permettant à des
intervenants en soins spirituels de vivre, sur les plans personnel et professionnel, comme
des sujets responsables et capables de se relier, à l’instar des herméneutes, à leur propre
spiritualité et à celle des autres et de la soigner.
Deux objectifs ont été définis, celui de recueillir des données permettant de réfléchir
à ce que pourrait être une « clinique de l’herméneutique du Soi » destinée aux personnes
engagées dans une quête ou une compréhension spirituelle, et celui d’introduire à partir des
données recueillies auprès des ISS, une compréhension philosophique relative à
« l’esthétique de l’existence » – anciennement désignée sous le vocable « contemplation ».
De ces objectifs généraux découlent trois objectifs spécifiques qui se fondent sur
(1) le recueil des récits à travers lesquels des intervenants en soins spirituels situent leur
quête personnelle d’élévation ou de compréhension de soi, avec ou sans transformation de
leur « Moi » ; (2) sur la documentation des situations d’intervention professionnelle ; et (3)
sur la description du mouvement relatif à la « félicité intellectuelle » (sous-entendu comme
vertu civique) nécessaire à la constitution d’une éthique personnelle et professionnelle
faisant le lien entre la spiritualité et le soin.
À partir de cette question et de ces objectifs de recherche, la thèse de nature
empirique s’organise en quatre chapitres.

24
Le premier chapitre présente l’état des connaissances sur les définitions
interdisciplinaires du soi et de son mouvement. Sous forme de mythe entre la caverne de
Platon et la figure de Socrate, il s’agit plus précisément de situer dans ce chapitre les
connaissances constitutives de l’herméneutique du soi et de ses applications
contemporaines.
Le deuxième chapitre présente et justifie notre démarche méthodologique, nos
considérations épistémologiques, les références conceptuelles et le déroulement de la
recherche.
Au troisième chapitre, les résultats sont présentés en suivant les étapes
chronologiques décrivant l’élévation à soi par la transformation du moi. Ces données sont
discutées dans la section suivante relevant de la poétique de soi à travers la mise en lumière
de la structuration de l’éthique de soi au sein des situations cliniques et professionnelles
des ISS. À la troisième section du chapitre qui porte sur la conscience ontologique, nous
répondrons au troisième objectif de saisir les représentations de la félicité intellectuelle et
ses implications métaphysiques pour le sujet. L’ensemble de ce chapitre nous permet de
comprendre le cheminement du soi et de répondre à notre question de recherche concernant
la conjonction du soi et de la Sophia. Puis, nous traçons un itinéraire-type mais non
systématique caractéristique du mouvement du soi des sujets spirituels judéo-chrétiens du
groupe ISS.
Le quatrième chapitre est alors la construction des savoirs scientifiques qui
s’articulent autour des résultats du mouvement du soi de notre recherche et d’une
conceptualisation préalable émanant de notre pratique de psychologue. Par le raisonnement
abductif, nous avons cherché à combiner les deux – recherche et conceptualisation
préalable – via la construction d’un paradigme élémentaire d’accompagnement au
mouvement du Soi. Pour enfin conclure sur les limites et les portées de ce projet.

25
CHAPITRE I : CONNAISSANCES SUR LE SOI, LA SAGESSE
ET L’HERMÉNEUTIQUE

Chaque époque se caractérise, comme l’a montré Michel de Certeau par une
spécificité sur le plan des « dispositifs épistémologiques », ce que Foucault (1987 : 63)
énonce en disant que ces dispositifs sont « indissociables du langage historique » et
propres à un lieu et à un temps. La pensée qui domine à un moment de l’histoire et dans un
espace géographique particulier est celle qui est spontanément partagée de manière
commune par un grand nombre de personnes. Sachant cela, ce chapitre présente les
mouvements du Soi tels qu’ils s’expriment sous les regards de la neuropsychologie, de la
psychanalyse, de la théologie, du point de vue de la métaphysique appartenant à différentes
écoles de philosophie.
Dans ce chapitre, nous présentons les différents éléments conceptuels ayant guidé
notre compréhension de ce processus de progression personnelle selon différents langages ;
notre travail vise à mettre en liaison les différentes dimensions de la connaissance de soi
du point de vue des neurosciences d’aujourd’hui et jusqu’à son retour originel
philosophique antique. C’est en ce sens que dans la section deux nous situons les étapes
d’évolution du soi telle qu’elle s’exprime à travers le mythe de la Caverne de Platon, et
qu’ensuite à la section trois nous nous sommes attachée à décrire l’une des figures
herméneutiques incontournable de la pensée occidentale, celle de Socrate.
Enfin, nous achevons ce chapitre en retraçant brièvement l’évolution du concept de
Sophia attaché à la philosophie [amour de la sagesse] pour comprendre l’évolution
épistémologique de la connaissance du Soi et de ses applications contextuelles et
scientifiques dans l’histoire de nos idées.

I) Les mouvements du Soi


De la « connaissance du soi » à la « conscience de Soi », la définition du Soi
dépend principalement du courant de pensée dans lequel elle s’insère. Sa définition a été
l’objet d’étude de nombreuses disciplines et est décrite selon différentes appellations que
nous esquissons dans cette section. Selon que le Soi est appréhendé par un contexte
professionnel de développement de compétence ou dirigé à la découverte de soi, sa

26
définition peut aller jusqu’à décrire la présence du divin en soi.
En somme la présentation du Soi de ce chapitre issue de diverses
disciplines (théologique, philosophique, psychanalytique et neuroscientifique), aide à
situer notre compréhension du phénomène au regard de son mouvement épistémologique.
1.1 L’apprentissage

Le soi des neurosciences se présente sous de multiples aspects. Il se définit en fonction


des expériences du sujet, de son histoire de vie et du traitement physiologiquement. Des
circuits neuronaux bien précis relie entre eux les événements vécus par la personne.
Lorsqu’il est question de prendre une décision, le sujet s’appuie sur une vie entière
d’apprentissage neuronal qui s’accomplit pour l’essentiel dans la zone des ganglions de la
base, dans le cerveau primitif au sommet de la moelle épinière. À chaque fois que le sujet
est engagé dans une prise de décision, ces circuits neuronaux s’actionnent dans une forme
d’apprentissage implicite. Le fait de posséder une connaissance de soi approfondie –
connaître ses émotions, ses pensées, ses valeurs, ses forces et faiblesses – permet au sujet
de se reconnaître comme un sujet lucide vis-à-vis de lui-même ; il est l’objet de sa
conscience.
Dans ce cas, le sujet fait confiance à son intuition en vue de laisser exprimer tout un
réseau neuronal lequel a fondé son savoir sur l’expérience émotionnelle et sur les souvenirs
stockés, en d’autres mots l’expérience de vie du sujet est tracée sur les liaisons synaptiques
dédiés à la construction du soi. Pour les psychologues Rick Hanson et Richard Mendius,
auteurs de l’ouvrage Le cerveau de Bouddha, Bonheur amour et sagesse au temps des
neurosciences, le Soi apparaît sous différentes compréhensions et est continuellement
soumis à un processus de construction/déconstruction qui fait que la conscience peut
construire un soi sans que le sujet en soit véritablement conscient. Hanson et Mendius
écrivent à ce propos qu’en observant « sa propre expérience, on voit que le soi – le sujet
apparent – entre souvent en jeu après coup. À de nombreux égards, le soi ressemble à
quelqu’un qui court derrière une procession déjà en route en criant continuellement :
« voyez ce que j’ai créé ! » (2009 : 289). Ainsi, se construit et se structure, dans l’après
coup, une entité du soi.

27
Les structures et les schémas neuronaux des sujets sont ancrés dans l’interaction entre
le sujet et le monde, entre le cerveau et le soi apparent qui offre au sujet la sensation intime
et puissante d’être un Soi. Les chercheurs en neurosciences cognitives classent le soi2 selon
de nombreuses configurations d’afférence et d’efférence de forme interactionniste :
Le Soi réflexif : en rapport avec les connexions neuronales du cortex préfrontal ;
Le Soi émotionnel : en rapport avec les ganglions de la base du cerveau et l’amygdale ;
Le Soi autobiographique : émanant de la conjonction des deux premiers et impliquant
la variable temporelle ancrée entre passé et avenir ;
Le Soi-noyau : est un soi dépourvu des trois premiers mais garde l’essentiel d’un « je ».
Dans le cadre de lésions préfrontales, le sujet parvient à maintenir une cohérence du Soi
mais sans grande continuité dans son rapport avec le temps. Si les lésions sont plus en
profondeur dans le tronc cérébral, le soi autobiographique s’efface alors que le soi-noyau
perdure ;
Le Soi-comme-objet : il se prend pour objet de conscience lorsque le sujet pense à lui-
même à partir des associations qui lui apparaissent spontanément à l’esprit. Une sorte
d’autoréférence narrative à la jonction des lobes temporaux et pariétaux. Ce sont des
instants momentanés du soi cohérent au fil du temps.
Le Soi comme sujet : correspond au sentiment permettant la subjectivité qui naît ainsi
de la distinction que le sujet opère entre le corps-ci et le monde-là. Il est l’expérimentateur
d’expérience à travers une conscience de soi inhérente qui est la suite de la maturation
cérébrale du sujet au cours d’un développement fixant l’identité au fur et à mesure de
l’élaboration stratifiée de ses aires cérébrales. Le soi n’est qu’une illusion faite de
l’élaboration de systèmes et de sous-systèmes fabriqués par l’esprit à partir des expériences
historiques du sujet et des moments disparates dans lesquels les expériences se sont
produites. C’est ce qui peut expliquer que dans différentes pratiques méditatives la
conscience pure peut être sans sujet, lequel a disparu ou s’est arrêté à une expression de
structures cérébrales.

2
Afin d’alléger l’apport des neurosciences, nous ne détaillerons les mouvements qu’à partir des aires
cérébrales générales permettant de situer les fonctions du Soi et non les circuits spécifiques. En prévision de
la lecture : les ganglions de la base sont des amas de cellules nerveuses qui interviennent dans le système
de récompense. L’hippocampe est une zone du cerveau qui créer des nouveaux souvenirs et prévient des
dangers. L’amygdale intervient suite aux stimuli de forte charge émotionnelle.

28
Les neurosciences situent la « conscience de soi » dans les zones préfrontales du
cerveau. Ces zones abritent principalement les sentiments positifs de préférence où se
localisent des pensées agréables qui aident à l’atteinte des objectifs fixés par le sujet. Le
plaisir qu’éprouve le sujet est ainsi tracé dans le cerveau en étant relié à des circuits
agréables, par exemple ; la passion pour le travail indique au niveau de la description
neurologique que les circuits reliés au cortex préfrontal sont constitutifs d’un flux de
sensations et de sentiments positifs. Les circuits fondés sur des sentiments de satisfaction
auront tendance à rappeler au sujet, au cours de l’action, le caractère plaisant venant
rehausser de surcroît la motivation à l’action.
1.1.1 L’introspection

L’avancement dans la capacité d’introspection aide à l’apprentissage de soi. En effet,


Boyatzis (2002) rend compte d’une théorie de l’apprentissage de la découverte de soi. Cette
théorie s’étale sur cinq découvertes portant sur la manière d’être et de s’incarner. Il le fait
en s’attachant à saisir les liens entre la « volonté de changer » et la « métamorphose ».
Cette dernière se constitue comme une progression discontinue et durable soutenue par des
découvertes et des prises de conscience que le sujet entrevoit au fur et à mesure de son
développement.

La théorie de l’apprentissage de Richard Boyatzis

- La première découverte : Mon moi idéal – qui je veux être


- La deuxième découverte : Mon moi réel – qui je suis ? quels sont mes points forts
et mes faiblesses ?
- La troisième découverte : Mon programme d’apprentissage – comment puis-je
capitaliser sur mes points forts tout en réduisant mes faiblesses.
- La quatrième découverte : Expérimenter et mettre en pratique de nouveaux
comportements, pensée et sentiments jusqu’à les maîtriser parfaitement.
- La cinquième découverte : Développer les relations de soutien et de confiance qui
rendent le changement possible.
Goleman, Boyatzis McKee, L’intelligence émotionnelle au travail, 2002 : 144

29
La conscience de Soi est donc un voyage au cœur de l’intériorité du sujet. Cela
s’exprime à travers le développement des capacités liées à la conscience émotionnelle à
mener une juste évaluation à l’égard de son moi propre et à fortifier la confiance en soi.
L’une et l’autre impliquent de savoir lire ses émotions et de savoir mesurer leur impact
potentiel dans les décisions prises. La juste perception de ses capacités intuitives et de ses
propres valeurs s’accompagne de la connaissance de ses forces et de ses faiblesses.
Dans son ouvrage intitulé « L’intelligence émotionnelle au travail », Goleman,
Boyatzis McKee (2002) développent les étapes du processus qui se déploient de manière
récursive et ordonnée, suivant des séquences plus ou moins longues entre le « moi réel »
et le « moi idéal ». Ce mouvement de séquençage se présente comme un cycle qui se
poursuit tout au long de la vie. Ce cycle fait en sorte que les changements de pratique ou
de qualité personnelle sont corrélées entre elles. Quand la personne se projette dans
l’avenir, elle se met dans l’immédiat à l’écoute d’elle-même et de ses valeurs afin que
celles-ci soient impérativement en lien direct avec les rêves et les aspirations du sujet.
La particularité des personnes ayant conscience de leur Soi s’exprime par le fait
qu’elles détiennent une capacité de recueillement, d’introspection et d’autoréflexion. Cette
démarche permet ainsi à ceux et celles qui disposent d’un caractère de leaders d’agir avec
conviction et authenticité. Boyatzis précise que bon nombre de meneurs exceptionnels
« apportent à leur vie professionnelle le même mode d’introspection et de vigilance qu’ils
cultivent dans leur vie spirituelle » (2002 : 144).

1.2 La subjectivation

La subjectivation est généralement définie comme une méthode dialectique et


analytique permettant la constitution d’un sujet. Selon que le processus soit étudié en
psychanalyse ou en philosophie, il ouvre des champs d’explication plus moins définis par
l’angle d’analyse. Le concept de subjectivation est apparu en psychanalyse au moment où
il fallut rendre compte des diverses problématiques cliniques, affectant le sens de soi du
rapport aux autres. Dès lors, la prospection de la vie psychique a donné lieu – à travers la
mise en évidence des processus inconscients – à une méta-subjectivation caractéristique de
la mouvance des transformations intrapsychique du sujet.

30
1.2.1 La subjectivation en psychanalyse

Le modèle du processus de subjectivation de Cahn (1991) est envisagé comme un


modèle de progressivité psychique se déployant de la naissance à la mort. La période
d’adolescence serait, au cours de ce processus, le point de révélation décisif. Ce processus
de subjectivation peut cependant connaître des ratés. Dans un rapport qui interroge les
pathologies de la subjectivation datant de 1991 et présenté au Congrès de psychanalystes
de langue française, Cahn décrit la difficulté, pour les adolescents, de constituer un espace
psychique ouvrant le processus de subjectivation. Un espace qui est par définition, une
appropriation subjective d’une partie de la réalité et qui fait opposition au déni qui refuse
une partie de la réalité et au clivage qui sépare la réalité psychique en deux comme dans le
cas des traumas. L’obstacle à l’instauration d’un espace psychique se fonde sur des
éléments qui seraient soit constitutifs du vide, soit caractéristiques de l’intrusion
insupportable rendant la subjectivation défaillante.
Toujours selon Cahn, au moment où l’adolescent est lancé dans un processus de
remaniement identificatoire et cognitif remettant en cause les acquis antérieurs fondés sur
un système de croyance déséquilibré, la pathologie de l’espace transitionnel « est donc
d’abord celle de la croyance, dans le rapport causal que fonde et déploie cette dernière entre
la conflictualité personnelle et la relation au monde, même si s’avère déterminant le va-et-
vient introjectif et projectif entre les deux pôles » (1994 :27). Cette étape particulièrement
angoissante entre remaniement et construction identitaire « se situe dans une continuité
vitale de désengagement et de désaliénation du pouvoir de l’autre ou de sa jouissance et,
par là même, de transformation du Surmoi (considérant les valeurs morales) et de
constitution de l’Idéal du Moi « (1998 : 52). Pour Cahn, l’adolescent est habité par une
crise existentielle qui situe les problématiques d’articulation des objets externe et interne
et de leur représentation caractéristique de la crise narcissique du besoin excessif
d’admiration et de la crise des objets.
Nous constatons qu’en psychanalyse le concept de Soi est d’abord abordé du point
de vue des difficultés que le sujet éprouve à construire un espace psychique à soi lui
permettant de faire sens de sa réalité. Face à un processus défaillant, les

31
dysfonctionnements de l’appareil psychique peuvent affecter le sens donné à soi et les
relations qu’il engage avec les autres. Et c’est à travers la compréhension des affects,
caractéristiques de son individualité de sujet que peut être considéré le processus de
subjectivation en tant qu’espace de transformation. Cet espace de transition accueil le
rapport au corps, à l’environnement et à la relation entre les deux. Chaque individu dispose
de sa propre représentation du monde, c’est ce qui lui permet d’engager son existence sur
l’horizon d’un devenir sujet (Cahn, 2006). Le sujet se construit, à partir d’éléments
extérieurs mêlés à sa perception des éléments à s’approprier, pour donner consistance à sa
compréhension de la réalité.
Pour Bertrand (2005), la subjectivation en psychanalyse reflète l’appropriation
subjective de ce qui a été refoulé ou clivé. De ce fait, il n’y a pas pour le sujet de souvenirs
mais la trace psychique de quelque chose à l’état brut, qui n’est pas symbolisable. Elle écrit
« lorsque la subjectivation se définit comme une appropriation subjective, cela n’implique
pas seulement le rappel à la conscience des souvenirs disparus, des pensées qui ont subi le
destin du refoulement, cela évoque aussi des trous, des failles, et une inscription dans le
psychisme qui passe par une construction ou une reconstruction. » (2005 : 25). Il s’agit
donc d’un processus constant qui forme la subjectivité du sujet, en se construisant en tant
que sujet. En dépit de l’éducation acquise dès la naissance et qui s’est poursuivie au cours
du développement individuel de soi, la subjectivation est ce qui permet au sujet de
s’approprier sa propre authenticité dans son rapport au monde.
Pour Wainrib, la subjectivation est un « processus en partie inconscient, par lequel
un individu se reconnaît dans ses tentatives de donner un sens au réel, au moyen de son
activité de symbolisation » (2006 : 2). Le mouvement du soi se traduit alors par le
processus de subjectivation qui se définit comme le processus interactif de l’intrapsychique
et de l’intersubjectif. La subjectivation s’ancre dans une architecture psychique qui apparait
comme un processus plus ou moins inconscient à travers lequel un individu se reconnaît
au moyen de son activité de symbolisation. Le sujet placé au cœur d’une interaction, est
influencé par les mentalités de ses groupes et de sa culture d’appartenance. De ce fait, le
sujet se forge progressivement un sens au réel qu’il ancre au cœur d’un échange entre son
environnement et sa réalité psychique. Le sujet est alors en mesure de déposer sa
subjectivité en face de son devenir de sujet.

32
Dans le cas du monde professionnel tout particulièrement, la psycho-dynamique du
travail étudie la subjectivation dans son lien direct avec la reconnaissance de Soi. Pour le
psychiatre psychanalyste Christophe Dejours, « la reconnaissance dont on peut bénéficier
grâce au travail s’inscrit très précisément dans la dynamique de construction et de
stabilisation de l’identité. Grâce à la reconnaissance, le travail peut s’inscrire dans la
dynamique dite de l’accomplissement de soi » (2007a : 272). La reconnaissance aide à
saisir, dans le cadre de la subjectivation, « les voies de passage de l’économie subjective à
la dimension collective » (Gernet & Dejours, 2009). En somme, la subjectivation se
construit en même temps que l’identité – à ne pas confondre avec la personnalité – à travers
la reconnaissance et la sublimation en tant qu’elle ouvre le champ de l’amour. Et si la
« dynamique de la reconnaissance est durablement enrayée, l’identité en est atteinte et
l’économie psychique et relationnelle de l’amour en est bouleversée » (Potiron, 2015 : 32).
Le concept de reconnaissance de Soi fait le lien entre la psychanalyse et la psycho-
dynamique du travail faisant de l’identité du sujet l’expression affirmée d’une lutte pour
l’émancipation qui instaure une échappée de l’aliénation.
1.2.2 La subjectivation en philosophie

Du côté de la philosophie, le concept de subjectivation a été repris par le philosophe


Foucault particulièrement dans son cours sur « le gouvernement de soi » (1983-1984). Il
propose sa conception du sujet à travers les notions de « courage » et de « vérité » mises
en jeu dans la libération de soi à l’égard des autorités. Chez Foucault, le processus de
subjectivation est interprété comme une sorte de conversion qui permet au sujet de s’ancrer,
de correspondre à sa vraie identité. De plus, la subjectivation traduit le mouvement de l’être
qui peut reconnaître, par l’accès à la connaissance du Soi, le rôle de la Sagesse en tant
qu’elle ouvre la voie sur laquelle chemine le sujet en quête de Soi. Être libre, écrit Foucault,
« c'est ne pas accepter comme vrai ce qu’une autorité vous dit être vrai, du moins ne pas
l’accepter parce qu’une autorité vous dit que c’est vrai, c’est de l'accepter que si on
considère soi-même comme bon les raisons de l’accepter » (Foucault 1986 : 39). Le refus
de se laisser gouverner par des autorités externes, comme les politiques hospitalières ou
autres systèmes religieux, constitue, chez Foucault, l’étape préliminaire de tout projet de
libération, aussi bien pour les individus que pour les sociétés. Ainsi, le courage, c’est oser
sa propre critique comme l’enjeu d’une « indocilité réfléchie ». Une fois ce refus affirmé,

33
il appartient à la personne de se donner des valeurs à partir desquelles elle « se gouvernera »
elle-même. Le fait que le sujet confère un sens à son existence et qu’il construit celle-ci en
fidélité à ce sens revient à dire qu’il peut être l’unique maître de sa propre vie. Une maîtrise
entière du Moi implique une désaliénation qui trace une voie en direction d’une libération
s’exprimant dans un véritable gouvernement du Moi. Lorsque le sujet s’instaure en
gouverneur, dans une forme particulière de subjectivation, de sa propre existence, il se met
en chemin vers une entrée dans le divin (Foucault, 1982).
Pour Deleuze (1986), la subjectivation appartient à une vision poétique du sujet. En
tant que processus constant, elle émane du dehors faisant du dedans un plissement du
dehors. Le dehors – ce qui est extérieur au sujet – et le dedans – son appareil psychique –
sont de même nature et sont, l’un comme l’autre, les deux versants d’une même pièce et le
lieu entre les deux. Les lieux du pli sont en fait, le processus de subjectivation en tant qu’il
s’approprie les deux. La subjectivation dans le rapport à soi est alors conçue comme une
renaissance de soi qui provient d’un ailleurs et autrement. La rencontre entre l’extérieur et
l’intérieur du sujet compose le plissement entre les deux, composant l’altérité des deux
mondes. Les évènements et les autres, en tant qu’altérité, encodent des données dans la
mémoire. Ainsi, la mémoire du dehors en tant que mémoire absolue est ce qui affecte le
sujet. La mémoire, écrit-il « est le vrai nom du rapport à soi, ou de l’affect de soi par soi. »
(1986 : 115).

1.3 La pneumatisation/déification

La déification est d’après le théologien du christianisme orthodoxe russe Paul


Evdokimov (1963), le processus par lequel l’individu s’élève au rang de Dieu. Ce processus
se rattache à la formation de Soi. « C’est cette révélation de la « grande évidence » par
l’esprit-saint qui porte le nom du grand charisme ; tendu vers l’ultime désirable, « il pousse
le noûs » hors de ses limites. L’âme se trouve surélevée dans le don de l’humilité-
obéissance et n’a plus prise sur rien. C’est dans sa totale impuissance reconnue et vécue
que comme l’oblation suprême, oblation libre et jubilante, condition de la réceptivité, elle
reconnait Dieu » (Evdokimov, 1963 : 110).
La philosophie antique platonicienne exprime le « noûs » comme la raison intégrant
la partie divine de l’âme. Par extension, le « noûs » désigne la raison universelle ou Dieu.

34
La divinisation, déification, theopoièsis, ou théosis renvoient au fait de participer, dans le
christianisme, à la nature divine par le Christ. D’après son étymologie, le terme apothéose
est un dérivé de la théosis – un terme central de l’orthodoxie orientale russe – et désigne le
principe de divinisation, c’est-à-dire une élévation spirituelle au rang de Dieu qui constitue
une sorte d’apothéose.
Au mot mystique, le théologien Paul Evdokimov préfère parler de
« pneumatisation », de « participation », ou de « théosis » dont l’interaction entre deux
mouvements – ascendant venant de l’homme et descendant venant de Dieu – doit être lue
comme une « vérité dialectique et antinomique » (1965 : 108). Une notion aide la
compréhension du Soi chez le chrétien orthodoxe dont l’objectif est la déification car il est
fait à l’image de Dieu. De son côté, la religion insiste plutôt sur le fait que les humains –
tout au moins les croyants – sont portés par l’espoir d’atteindre une sorte de déification ou
de theosis en tant que pleine réalisation de leur humanité. C’est à ce terme de theosis que
la théologie orthodoxe russe se réfère pour traduire l’identification du croyant avec dieu.

1.4 L’individuation

Dans ses travaux sur sa psychologie analytique, le psychiatre Carl Jung (1876-
1961) a envisagé ce processus de transformation faisant parvenir le Moi au Soi sous le
terme d’individuation qu’il décrit comme le processus dialectique que traverse le Moi en
vue d’atteindre la totalité. Ce lien entre le moi et la totalité exprime une forme d’empathie
qui unit l’individu et l’humanité, le monde et l’univers, le social et le politique. Le
processus mis en jeu consiste à refléter la connaissance de Soi qui advient par l’intégration
successive des contenus de l’inconscient personnel en tant qu’il est relié à l’inconscient
collectif. Le Soi en tant qu’unité autonome est un archétype qui investit l’entièreté du
psychisme.
L’individuation est en somme un mouvement de création qui puise dans
l’inconscient collectif où se situent les mythes et les symboles. Jung écrit que «
l'inconscient est un processus et les rapports du moi à l'égard de l'inconscient et de ses
contenus déclenchent une évolution, voire une métamorphose véritable de la psyché. Dans
les cas individuels, on peut suivre ce processus à travers les rêves et les phantasmes. Dans
le monde collectif, ce processus s'est trouvé inscrit dans les différents systèmes religieux

35
et dans les métamorphoses de leurs symboles. C'est à travers l'étude des évolutions
individuelles et collectives et à travers la compréhension de la symbolique alchimique que
je parvins à la notion clé de toute ma psychologie, à la notion du processus
d'individuation » (1961 : 243-44).
Sa définition de la réalité humaine n’en repose pas moins sur ce qu’il nomme « une
énigme métaphysique », à savoir que l’évolution progressive de l’être emprunte un chemin
spécifiquement humain – un universel transcendant les cultures – qui n’aboutit à une forme
complète et achevée que dans des individuations singulières. L’individuel est pensé par
Jung comme combinant une double version de l’âme, celle du masculin sous forme de
l’animus et celle du féminin sous celle de l’anima. Sa pensée repose sur des catégories
universelles issues de ses études comparées du christianisme, du bouddhisme, du taoïsme
et du gnosticisme qui l’ont conduit à démontrer l’unité des processus en jeu dans la
transformation intérieure des personnes, quelles que soient leur culture ou leur religion.
Pour Jung, le cœur mystique de toutes les religions est fondamentalement le même ; de
plus, il a montré que le voyage vers la rencontre du Moi est indissociable, à ce niveau
profond, d’un voyage vers le Divin.
Inspiré du principe d’entéléchie3 d’Aristote, le psychanalyste Jung développe le
concept d’individuation – selon un principe insistant sur la relation qu’une personne établit
avec une réalité commune s’exprimant dans un symbole inconscient universel présent dans
l’être humain idéal. Plus spécifiquement lorsqu’il développe sa psychologie analytique au
chapitre du « recueillement et de la prise de conscience » de son ouvrage L’âme et la vie,
il insiste sur le fait que le dévoilement moral de soi ne s’obtient qu’à la suite d’un retour
méditatif sincère et profond sur soi-même. C’est ce qui amène à l’essentiel de la nature
humaine, une nature qui exprimerait l’authenticité d’un rapport intérieur, la maîtrise de soi
et la vocation individuelle et sociale.

3
Chose ou être qui permet à l’esprit ou au cœur de trouver son plein épanouissement. Principe créateur de
l’être, par lequel l’être trouve sa perfection en passant de la puissance à l’acte.

36
II) Au cœur du mythe de la caverne de Platon

L’analogie de la caverne de Platon illustre, à travers la mise en scène de notre


condition humaine, sans doute mieux que toute réflexion théorique, comment s’opère le
dégagement de la fausse représentation d’une réalité perçue comme des jeux d’ombres. Il
nous sert ici à l’insertion des concepts au sein d’une image commune. Dans la Caverne
souterraine de Platon, des hommes étaient maintenus, depuis leur naissance, le cou
enchaîné et le visage tourné face au mur du fond de la caverne. Depuis cette position, ils
ne pouvaient percevoir que des figures en mouvement d’hommes ou d’animaux, des
machinistes – manipulateurs de la vérité ou des récits, hommes politiques, sophistes –
placés derrière leur dos projetant à partir d’un feu ardent – une source lumineuse et magique
– des ombres construites et falsifiées symbolisant les fausses croyances, les idées reçues et
les préjugés. Parfois, ces hommes enchaînés entendaient des voix et des sons qui venaient
animer leurs visions, qu’il pourrait y avoir une autre réalité que ces ombres projetées devant
leurs yeux pourraient bien n’être que pure illusion. Les habitants de la Caverne pensaient
qu’une autre réalité n’ayant rien d’évanescent ou de spéculatif se trouvait sans doute
derrière eux, qu’il devait bien exister un monde autre que ce qu’ils voyaient et que cette
quête de l’autre monde impliquait une ascension suprême pouvant les mener à la
contemplation du Soleil, de la Lune et des étoiles composant la lumière qui éblouissait leur
regard.
Ce moment de vérité s’est concrétisé pour les hommes prisonniers de la Caverne
lorsqu’ils furent libérés suite à la rencontre d’une personne qui est venue bouleverser leurs
croyances antérieures ; un philosophe les incita en effet à découvrir une réalité jusque-là
cachée, dans une échappée à l’égard des simples apparences du réel. Le caractère
inaccessible de la Vérité en soi exprime l’impuissance à rejoindre toutes les dimensions de
la réalité sensible et intelligible ; une douleur psychique et un inconfort mental peuvent
naître de cette impuissance et provoquer, dans certains cas, un « pathos » qui peut faire
basculer le sujet dans des jugements erronés, des préjugés ou des fausses croyances qui
définissent le moi aliéné (section 1).
C’est à la vue de cette lumière intense et extrême que l’individu au préalable
prisonnier peut se défaire de l’illusion dans une sorte de réveil ou de conversion synonymes

37
de libération (section 2). D’autre part, cette impuissance démontre qu’il existe une limite
au savoir sur le monde et que tout effort pour s’affranchir de cette limite exige de la part
du sujet de déployer toutes ses forces intellectuelles et psychologiques pour entreprendre
la nécessaire et difficile recherche du sens caché, jusque-là ignoré au cœur de la réalité qui
se donne à contempler (section 3).

2.1 Dérives et aliénation

Cette conception du moi aliéné est représenté sous l’idée de l’inconfort existentiel
qui ignore son identité profonde se cachant sous les voiles de son identité empirique. Dans
le christianisme, c’est la réalisation du caractère aliénant du péché séparant l’homme de
dieu qui engage le sujet dans un détachement à l’égard de l’illusion faisant croire à
l’homme qu’il est l’unique maître de ses choix. Dans la mystique islamique – soufisme –,
c’est davantage l’effacement de l’identité erronée qui s’impose comme voie donnant un
accès authentique à la pleine réalisation du Moi à travers l’unification de l’humain et du
divin. Cette quête qui se nomme « fana » en arabe met l’accent sur l’extinction du faux
moi au profit de la révélation d’un Moi intime et profond qui fait découvrir la plénitude de
la réalité du monde. Du côté de la mystique juive, la réalité divine libérée des aliénations
du monde s’exprime dans la kabbale à travers un jeu d’interactions constantes entre le divin
et le psychisme humain.
Ces différents chemins ouvrant à la plénitude du Moi supposent, selon Keller
(1996), que le sujet appartient à une tradition religieuse et qu’il a conscience du fait que
cette tradition lui offre des voies d’accès à la réalité profonde de son être. C’est donc du
dedans même de ce que peut leur offrir son groupe religieux d’appartenance que de
nombreux sujets entreprennent leur cheminement en direction de leur Moi profond et
réalisent une sortie de la Caverne.
Cependant, ce parcours parsemé de situations d’aliénations agit, chez certaines
personnes, de manière à créer des conditions psychologiques de fragilisation qui favorisent
des recompositions identitaires en forçant le sujet à se poser des questions existentielles
relativement à la possible discontinuité du Moi lorsqu’il est vécu comme menacé. Ces
moments d’incertitude sont transformés, chez certains sujets, en des tremplins qui les
détachent de la part de négativité dont sont porteuses ces situations d’aliénation, elles les

38
propulsent sur le versant positif de leur existence en les poussant à construire, ou à
reconstruire, leur Moi.
Ce faisant, ces dérives peuvent apparaître au cours de la déconstruction du faux moi
empirique dans la mesure où celle-ci se fonde sur un profond questionnement existentiel
organisé autour de l’effort pour accéder à une pleine conscience de soi. Dans ces cas, il
convient de parler de théopathologie (Mecheri, 2016). La dérive de l’atteinte du Moi
Profond précipite certains sujets dans des souffrances psychiques et des passions. La part
du « divin en soi » – le théos – est affectée dans la quête du sujet par différentes formes de
désordres à composante psychologique. L’inconfort existentiel du sujet qui cherche à
cheminer dans le cadre d’une quête de la direction du soi peut exprimer différents troubles
psychopathologiques tels que la dépression et l’anxiété. La « théopathologie » (théos du
grec signifiant Dieu et pathos du grec signifiant souffrance) qualifie l’impact pathogène de
la répression qui étouffe, dans un contexte d’anti-religion, de xénophobie, -
christianophobie, islamophobie ou d’antisémitisme – le désir de transcendance poursuivi
par des sujets qui cherchent à établir des relations avec la spiritualité, dans
l’accomplissement immanent du soi.
Pensée comme une « aliénation » du divin en soi, qui reconnaît le caractère
religieux du sujet, la théopathologie est une souffrance pathologique dont le processus se
déploie sur deux versants. D’une part, il exprime la dépossession par l’individu d’une
« Maîtrise » sur sa propre existence et d’autre part, la perte du Moi est récupérée par des
forces extérieures – pouvoir politique, système religieux, valeurs culturelles, organisation
familiale – qui privent le sujet de l’authenticité de son expérience humaine. Cela réduit ses
possibilités de renouvellement de soi. C’est cette dérive qui peut entraîner des phénomènes
de dissonance cognitive dans l’explication d’une difficulté d’entendement qui justifie
l’aliénation.
Dans le sens où c’est la capacité même de la rationalité du sujet qui est affectée sa
capacité à appréhender son existence est affaiblie. En vue d’interpréter la théopathologie –
l’antithèse de la théosis (Evdokimov, 1965) –, il faut la penser comme un ensemble de
troubles issus d’une aliénation du Moi et engendrée par une dissonance cognitive. Enfin,
l’expérience de la théopathologie peut conduire certains sujets à imaginer un infini qu’ils

39
associent au divin en tant que voie permettant de conférer un sens à ce qui semble ne pas
en avoir et qui les propulsent aux limites de leur propre pensée, préjugés et jugements.

2.2 Émancipation et libération de la caverne

L’émancipation qui produit la libération de la caverne se réalise lorsque le sujet


trouve en lui-même les ressources intellectuelles et affectives capables de favoriser son
accès à l’intimité profonde de son Moi. Le sujet en quête spirituelle, expérimente d’abord
une phase d’inconfort face à son existence qui lui apparaît insuffisante ; il reconnaît ensuite
que son identité empirique n’est pas en accord avec son identité profonde ; puis, il prend
conscience du fait qu’il lui est possible de réajuster l’écart entre son identité empirique et
son identité véritable ; et enfin, il élabore, à partir du système religieux qui est le sien, une
voie de sortie lui permettant de faire émerger son identité profonde (Keller, 1996).
La mise en marche d’une libération par rapport au dedans du sujet implique en effet
la prise de conscience de l’existence d’une scissure au cœur même de l’être qui fragilise le
sujet au point de l’enfermer en lui-même. Il est sans doute plus difficile, pour un sujet, de
sortir de l’enfermement qui l’emprisonne dans son propre espace intérieur que de se libérer
de ses chaînes externes, car cela implique directement la transformation de ses perceptions.
Le sujet est alors prisonnier de sa propre intériorité.
Pour permettre la transformation du regard et pour ainsi approcher la capacité
imaginative, un des chemins qui s’ouvre est celui de la contemplation qui consiste à puiser
dans ses ressources intellectuelles et affectives la capacité d’orienter sa pensée vers son
paroxysme jusqu’à sa possible atteinte de l’équilibre du processus « d’homéostasie
psychique » (Keller, 1996) en sollicitant les trois facultés psychiques que sont la mémoire,
l’imagination et la volonté. Le regard que le sujet porte sur lui-même lui permet d’explorer
sa propre intériorité, à travers sa quête d’une ascension vers un idéal Ultime qui implique
une transformation de soi graduelle. Pour Keller, l’homme parfait est celui qui a réalisé
l’Ultime et qui, de plus, l’a intégré dans sa propre réalité. En d’autres mots, c’est celui ou
celle qui s’est approché au plus près de l’idée du père et d’un Dieu qui est « à l’image de
l’ultime lui-même libre de toute contrainte » (1996 : 215). Dans les branches mystiques
des religions monothéistes, c’est dans la recherche d’une congruence entre le désir de Dieu
et le désir de plénitude dans l’homme que la quête spirituelle – et à plus forte raison la

40
quête mystique – fait avancer le sujet humain dans l’union entre l’âme et Dieu (Keller,
1996). La libération consiste non seulement dans la reconnaissance de la fausse identité
dont le sujet veut se libérer mais aussi dans la prise de conscience de l’existence d’une
identité ultime présente au fond de soi.
2.3 Félicité intellectuelle et contemplation

Le philosophe et métaphysicien Ibn Farabi cité par Rudolph (2015) définit la


« félicité intellectuelle » comme la capacité à reconnaître via le principe de la
contemplation, l’origine de tout ce qui a été créé et le fait que le créateur continue par sa
créature l’œuvre de création. Non seulement la créature qu’est l’Homme trouve-t-elle en
contemplant la création la trace de son créateur mais elle arrive aussi à saisir l’enjeu créatif
dont le regard est lui-même l’œuvre en création. La contemplation dirige la pensée et le
regard vers une réalité infinie ouverte à la totalité envisagée à travers la figure de Dieu ou
celle de l’humanité. La vision ainsi contemplée réunit l’invisible et le visible, l’imaginé et
le pensé, le monde des hommes et celui des dieux. Cette accession à la pleine humanité
s’accomplit aussi par le biais de la quête de « l’amour absolu » et est repris plus tard par le
philosophe Al Ghazâlî cité par Rudoplh (2015) lorsqu’il évoque le défi représenté par
l’élévation de l’homme en direction du « monde seigneurial » qui s’obtient par la capacité
à contempler le commun sous la fluidité des choses et l’universel sous la diversité de
l’humain déploie la puissance de l’imaginaire chez les humains.
Plus proche de nous, et cette fois-ci dans le principe de déification ou de théosis, au
sens où en parle le théologien russe Paul Evdokimov (1965) la contemplation n’est permise
qu’à l’unique condition d’avoir au préalable transformé son regard. Il écrit « c’est dans la
saisie de son absolue transcendance que s’opère l’expérience la plus intérieure de la
proximité de Dieu. La contemplation mystique se situe ainsi au-delà du discours, elle est
pure vision immatérielle d’où les sens et l’intelligence conceptuelle sont exclus. L’extase
dans la « sortie en soi-même » rejoint l’entase et dessaisit le mystique de lui-même, le fait
s’aliéner en Dieu. La cessation de toute activité cognitive culmine dans cette hésychie
totale où la paix dépasse toute paix » (1965 :110).
Exprimée cette fois dans des termes séculiers contemporains, cette même idée de
contemplation se retrouve chez Gilles Deleuze, plus précisément dans son cours donné le

41
17 mars 1987 à l’Université de Vincennes. Pour Deleuze, la contemplation de la figure de
l’autre – « celle des hommes comme celle des dieux » – aide à la reconnaissance du Moi
dans l’autre et de l’autre dans le Moi. Deleuze dit : « En contemplant l'autre chose, elle se
remplit d'elle-même. La chose se remplit d'elle-même en contemplant l'autre chose. Et il
dit : et non seulement les animaux, non seulement les âmes, vous et moi, nous sommes des
contemplations remplies d'elles-mêmes. Nous sommes des petites joies ». Ce qu’écrit
Deleuze rejoint la position de Pierre Hadot pour qui « contempler la sagesse dans telle ou
telle personnalité, c’est donc opérer un mouvement de l’esprit de cette personnalité … dans
la représentation d’une perfection absolue qui serait au-delà de toutes ses incarnations
possibles » (1993 : 359). Pour pouvoir percevoir l’unité qui unit le sujet au monde, il faut
se concentrer et s’exercer à la sagesse en vue de contempler la sagesse en tant qu’elle ouvre
à un état de perfection de l’être qui peut atteindre le divin.

III) Le psychagogue de l’herméneutique de Soi

Pour Socrate, l’action même de « philosopher » est orientée de manière à faire


travailler les esprits pour qu’ils arrivent à créer une certaine disposition psychologique leur
permettant d’appréhender leur Vérité et à produire éventuellement un système de pensée.
Socrate suscitait la Connaissance de soi, laquelle est aujourd’hui perçue comme une
dimension spirituelle qui peut se relier à la sophie. La réflexion que le praticien engage
relativement à l’accompagnement spirituel peut être reconnu dans l’accompagnement
psychagogique qui unissait Alcibiabe à Socrate. Ici, nous cherchons à découvrir ce qui peut
constituer une figure type dont les caractéristiques sont semblables à Socrate et Hermès,
en vue de comprendre le cheminement de ceux qui aujourd’hui sont désignés à la pratique
des soins spirituels car les deux précités l’un comme l’autre prodiguaient au nom de la
philosophie et au nom de la médecine des exercices de nature spirituelle. Le dieu Hermès
– figure mythique d’où découle le mot « herméneutique » – jouait le rôle de messager des
dieux dans le panthéon grec. Le symbole même de la médecine occidentale – le caducée
d’Hermès – représente, en tant qu’emblème de l’accomplissement de l’homme, la fonction
pastorale d’Hermès qui était chargé de maintenir les liens entre les dieux et les hommes.

42
3.1 Qui était Socrate, ce Silène herméneute ?

La figure de Socrate se présente dans la pensée occidentale sous l’image d’un


directeur de conscience ou encore d’un psychagogue, à la fois psychologue et pédagogue,
qui oriente les citoyens dans l’examen intérieur de leur conscience. Cela se fait par la mise
en place d’exercices inspirés de la maïeutique qui guident les sujets dans le travail qu’ils
entreprennent en vue de se connaître eux-mêmes. Dans sa maïeutique qui vise à faire
accoucher les âmes de leur conscience d’être, Socrate n’impose aucune doctrine
systématique mais propose plutôt une ligne directrice de pensée qui invite le sujet a d’abord
prendre conscience de sa propre ignorance et a s’ajuster en conséquence lorsqu’il
entreprend une auto-analyse de ce qui constitue sa connaissance.
Dans une sorte de combat amical, Socrate invite ses interlocuteurs à s’engager dans
une démarche de réflexion amenant l’introspection, avec l’objectif de dépasser les
contradictions dans lesquelles le sujet se trouve pris et à se déprendre de toute forme
d’erreur de raisonnement, consciente et/ou inconsciente, s’il veut pouvoir accéder
progressivement à la sagesse.
Socrate est décrit par Pierre Hadot (1993) comme un silène qui est en quelque sorte
le fils d’Hermès, le messager des dieux. Peut-être est-il juste de préciser que Socrate est le
fils de celui qui peut communiquer directement, tout comme Hermès, avec les dieux et
qu’il doit parler, en même temps, avec les hommes qui sont ses compatriotes. En tant que
philosophe maître de la parole dialogique, Socrate n’a pas eu besoin de construire un
système fondé sur la mystique comme ont pu le faire les prophètes. L’art de la parole qu’il
a développé et appris aux autres se présente chez lui comme une traduction de l’art du bien
penser, lequel exige d’échapper à toutes les dérives – surplus d’émotions ; manque de
sommeil, sensibilité – qui peuvent faire errer la pensée.
Pour Foucault, lorsque Socrate invite Alcibiade - un jeune général voulant servir la
Cité - à « s’occuper de lui » c’est avec l’objectif de lui faire comprendre que le dialogue
socratique doit l’aider à combler son ignorance et à lui apprendre à s’occuper de lui avant
de se mettre au service de la Cité. L’enseignement de Socrate se faisait en proposant par
ses questions des élaborations réflexives au sujet du « connais-toi toi-même » qui
respectent pleinement les exigences de la raison. Dans la philosophie grecque du temps de
Socrate, le Logos était déjà vu comme un divin pédagogue à l’œuvre dans l’entreprise

43
d’éducation de l’humanité. Le christianisme reprendra cette même idée en faisant de la
pleine révélation du Logos accomplie en Jésus-Christ la vraie philosophie qui enseigne aux
humains à se conduire de façon à pouvoir ressembler à Dieu. Est un philosophe celui qui
est dégagé de toute foi religieuse.
Socrate peut être décrit comme un philosophe lançant un appel à l’existence
plénière à l’adresse de ses concitoyens. Pierre Hadot écrit à ce sujet : « En dehors du
mouvement dialectique du Logos, ce chemin parcouru ensemble entre Socrate et son
interlocuteur, cette volonté commune de se mettre d’accord, sont déjà de l’amour, et la
philosophie réside bien dans cet exercice spirituel plutôt que dans la construction d’un
système. La tâche du dialogue consiste même essentiellement à montrer les limites du
langage de communiquer l’expérience morale et existentielle. Mais le dialogue lui-même
en tant qu’évènement, en tant qu’activité spirituelle a déjà été une expérience morale »
(1993 : 180). C’est en ce sens que Socrate peut être considéré comme un psychologue-
pédagogue qui enseigne la connaissance de soi et qui libère les âmes dans un objectif de
révélation du sujet à lui-même et dans l’aspiration à être son propre maître.
Dans le monde musulman, Socrate est représenté sous la figure de l’homme
vertueux et connaissant. En tant qu’homme de la rue, Socrate imposait par sa pensée une
sorte de contre-culture ressemblant sans doute un peu au rôle que les soufis ont joué dans
l’univers arabe, iranien (Keller, 1996) et turc allant contre les codes conventionnels
préétablis de la société, en réaffirmant le caractère contemplatif. Bien avant Kant (1724-
1804), le philosophe persan Al-Razi (865-935) avait centré son attention dans son
ouvrage Conduite philosophique sur Socrate qu’il avait présenté comme réalisant l’idéal
de l’homme. Il décrit Socrate comme un homme tourné exclusivement vers le monde
ascétique et dont la posture de sage l’incitait à réfléchir et à mettre en pratique les exigences
s’imposant à l’homme pour qu’il puisse devenir véritablement un homme. On sait que la
réputation de Socrate s’est construite à partir de ses dialogues avec ses concitoyens, au
marché, au banquet et un peu partout, avec l’objectif « de faire accoucher » les esprits dans
la connaissance de soi et avec l’ultime finalité de les amener à ce à quoi Ibn Farabi appelle
la « félicité intellectuelle ».

44
3.2 Un psychagogue : thérapeute du « connais-toi »

Socrate cherchait constamment à faire émerger chez ses interlocuteurs un discours


organisé autour du sens, ajusté à la biographie du sujet et prenant forme dans une
rhétorique. En plaçant la sagesse au cœur de sa démarche, Socrate enjoignait les citoyens
d’Athènes à s’occuper d’eux-mêmes. On peut dire que sa philosophie se présentait comme
l’élaboration d’un système d’éveil des consciences et qu’elle visait à faire accéder les
citoyens de son temps à un niveau d’être par la méthode du dialogue comme espace
exemplaire de la rencontre entre le Moi et les autres.
Pour Foucault, dans l’herméneutique du sujet, le philosophe peut être ce médiateur
– comme Hermès – qui guide le sujet dans sa capacité à opérer le passage entre la stultitia
– la stupidité qui renvoie à l’esclavage à l’égard du monde extérieur – à la sapientia – la
sagesse qui est libération face à la séduction des choses matérielles. Le philosophe est donc
vu, chez Foucault, comme un hêgemôn en tant que guide incontournable puisqu’il a déjà
atteint la sagesse. Foucault écrit que l’hêgemôn « est le seul à faire en sorte que l’individu
puisse se vouloir lui-même et s’atteindre lui-même, exercer sur soi sa souveraineté et
trouver dans ce rapport la plénitude de son bonheur » (1982 : 130).
Dans le De Vita Contemplativa de Philon d’Alexandrie, les guides spirituels sont
dépeints à partir d’une comparaison entre les thérapeutes soignant l’âme que sont ces
guides spirituels et les médecins qui soignent le corps. Les médecins sont décrits comme
des spécialistes utilisant une technique – au sens de la technè grecque – appelée iatrikè
alors que les spécialistes de la therapeia pratiquent un « art du soin » qui leur permet de
soigner l’Être dans sa totalité. Ces thérapeutes qui avaient autrefois l’habitude de se
regrouper dans des confréries adossées à des écoles de philosophie pratiquaient, au sein de
dispensaires nommés iatreion, des interventions visant à élargir, ou approfondir, le travail
sur la totalité de l’Être. Dans son cours du 13 janvier 1982, Foucault semble s’inscrire dans
la filiation de Philon d’Alexandrie quand il met en résonnance les notions de « souci de
Soi » et de « soin de l’autre », ce dernier étant pensé comme un service rendu à la Cité.
Foucault précise que l’entrée dans l’âge de la maturité – après la sortie de la vie adolescente
– constitue un moment privilégié pour entreprendre le voyage en direction de son Moi en

45
approfondissant la connaissance de notre identité de sujet et en partant à la recherche du
divin en Soi.
Dans la hiérarchie des guides capables d’enseigner des exercices spirituels aux
sujets humains destinés à les aider à ce qu’ils arrivent à leur pleine réalisation par la
pratique de la vertu, Foucault, (1984) distingue quatre catégories : les philosophoi connus
pour être des « amoureux de la sagesse », les kathêgêthai qui sont des enseignants ou des
maîtres des novices dans le monachisme chrétien et les sunêtheis qui sont, dans la pensée
platonicienne, des hôtes soucieux de la vie de leurs hôtes. Parmi tous les guides, la tradition
considère que les plus doués sont les protreptikoi, c’est-à-dire ceux qui peuvent donner un
enseignement susceptible d’orienter l’esprit dans la bonne direction et qui sont
suffisamment formés et alertes dans les débats intellectuels pour réfuter l’erreur en lui
substituant le vrai. Ces guides sont surtout capables de repérer la présence d’une dissonance
cognitive dans un sujet, de la déconstruire et de faire en sorte que ce sujet puisse lui-même
resituer sa vérité par-delà les erreurs de raisonnement. Ainsi, le sujet s’incline face à la
vérité avec l’assentiment de son maître.
Le seul sage qui n’a pas eu besoin de guide, c’est le dieu-homme – le theios-anêr –
dont la capacité fut telle, qu’il a pu sortir par lui seul, de la non-sagesse. Les penseurs ont
généralement présenté ce theios-anêr sous la figure du sophos, « le prudent et le sage »,
qui possède à la fois une grande ouverture du cœur et une parole dont la qualité est d’être
authentique. À propos de la sagesse du sage, Foucault écrit dans le Courage de la Vérité :
« Et s’il est vrai que cette sagesse a pu lui être inspirée par un dieu ou lui être transmise
par une tradition, un enseignement plus ou moins ésotérique, il n’en reste pas moins que
le sage est présent dans ce qu’il dit, présent dans son dire-vrai. La sagesse qu’il formule,
c’est bien sa propre sagesse. Le sage, dans ce qu’il dit, manifeste son mode d’être sage et,
dans cette mesure, s’il a bien une certaine fonction d’intermédiaire entre sagesse
intemporelle et traditionnelle (…) C’est son mode d’être sage, et c’est son mode d’être
sage comme mode d’être personnel qui le qualifie comme sage et le qualifie pour parler le
discours de sagesse (1984 : 17-18).

46
Extrait d’un dialogue de Platon tiré du Charmide (ou Sur la sagesse) 164d-167a.

Charmide est l’oncle de Platon, l’objectif de ce dialogue est de trouver une définition de la
sagesse, en vain.

CRITIAS. J'aurais même presque envie de dire que se connaître soi-même, c'est cela la
sagesse, et je suis d'accord avec l'auteur de l'inscription de Delphes. (...) Voilà en quels
termes, différents de ceux des hommes, le dieu s'adresse à ceux qui entrent dans son temple
si je comprends bien l'intention de l'auteur de l'inscription. A chaque visiteur, il ne dit rien
d'autre, en vérité, que : « Sois sage ! » Certes, il s'exprime en termes un peu énigmatiques,
en sa qualité de devin. Donc, selon l'inscription et selon moi, « connais-toi toi-même » et
« sois sage », c'est la même chose ! (...)

SOCRATE. Dis-moi donc ce que tu penses de la sagesse.

CRITIAS. Je pense que seule entre toutes les sciences, la sagesse est science d'elle-même
et des autres sciences.

SOCRATE. Donc elle sera aussi la science de l'ignorance, si elle l'est de la science ?

CRITIAS. Assurément.

SOCRATE. En ce cas, le sage seul se connaîtra lui-même et sera capable de discerner ce


qu'il sait et ce qu'il ne sait pas ; et de même pour les autres, il aura le pouvoir d'examiner
ce que chacun sait et a conscience à juste titre de savoir, mais aussi ce qu'il croit à tort
savoir. De cela, aucun autre homme n'est capable. Finalement, l'attitude (sôphronein = être
sage) et la vertu (sôphrosunè) de sagesse, de même que la connaissance de soi-même
consistent à savoir ce qu'on ne sait pas. Est-ce bien là ta pensée ?

Ainsi, on peut affirmer que toutes les personnes ont besoin, à l’exception du seul
theios-anêr, d’un guide pour pouvoir cheminer jusqu’à la sagesse. Foucault a décrit avec
précision la relation entre le guide-enseignant et les apprenants : « Lorsqu’on sait ainsi
manœuvrer dans le combat (la makhê) qui se déroule dans l’esprit de l’autre, quand on est
capable de mener, par un art suffisant du discours, cette action qui consiste à réfuter la
vérité qu’il croit et à tourner dans le bon sens son esprit, alors à ce moment-là on est
véritablement un philosophe : on arrivera à diriger comme il le faut l’autre. Et, en

47
revanche si on n’y arrive pas, eh bien il ne faut pas croire que ce sera celui qu’on dirige
qui est fautif : c’est soi-même » (1982 : 135). Quiconque n’est pas « theios-anêr » doit se
laisser guider s’il veut pouvoir accéder à son Moi profond ; le guide spirituel agit, dans
cette guidance, à la manière d’un conseiller qui soutient la personne dans les exercices
qu’elle mène pour coïncider avec ce qu’elle veut être.

3.3 Un amoureux de la sagesse

La philosophie est une discipline qui assume pleinement son attirance pour la
sagesse. « Philein » signifie aimer et « sophia » signifie sagesse /savoir – la philosophie
relie l’amour à la sagesse. Socrate en tant que philosophe suscitait clairement la
connaissance de Soi auprès de ses semblables en se présentant comme un amoureux de la
Sagesse – un philosophe. Ainsi, la philosophie en vint à être définie comme « l’amour de
la sagesse » ou « l’amour du savoir » ; elle se présente comme une réflexion sur l’existence
qui implique la mise en place d’un raisonnement par l’interrogation, le doute et
l’interprétation. Dans la philosophie de Platon, elle s’oppose, entre autres, au désir humain
« philo-somatos » - amour du corps – et à « philo-hèdonos » – amour du plaisir des sens.
Elle fut ainsi plutôt perçue comme un art de vivre s’exprimant dans une pratique
surhumaine qui engageait l’intelligence pure, dans l’idée d’une tension vers la sagesse
ancrée dans « l’amour de la connaissance » ou « philomathia ». Ainsi, l’étymologie de la
sagesse décrit le sujet le philo-sophe qui tend vers une pratique de vie qui exige de mettre
de côté les désirs humains à travers un agencement de la psychologie. Dès lors la pratique
permet d’accéder à une forme de sagesse que le sujet devenu philosophe incarne par lui-
même. Ce fut le cas de Socrate qui a mis en pratique sa philosophie jusqu’à sa mort ; il a
été condamné pour avoir « corrompu la jeunesse » et a accepté sa sentence car elle relevait
d’un devoir éthique de respecter la loi – même celle qui le condamne. La philosophie telle
qu’elle s’est exprimée dans le monde grec de l’Antiquité se présentait, par le fait même,
comme une thérapeutique destinée à assurer la paix de l’âme, à délivrer de l’angoisse des
soucis de la vie, à proposer une éthique et une morale qui insérait le sujet dans le collectif
et à répondre au mystère de l’existence.
En somme Socrate cherchait à ce que les citoyens d’Athènes aient conscience
d’eux-mêmes. Et pour y arriver, il les accompagnait dans une remise en question de leur

48
savoirs acquis sur les choses en les incitant à la pratique philosophique. La philosophie qui
se définit, en un sens premier, comme l’amour de la sagesse exige de la part du sujet un
effort intellectuel et psychologique s’il veut pouvoir adopter un mode de vie qui est en
accord avec les exigences de la sagesse ; pour ensuite qu’à leur tour, ils en deviennent
philosophes. Socrate comme Alcibiade se présentent comme des stéréotypes – le sage en
face du jeune en quête de sagesse et la philosophie enseigne que la quête de la sagesse
engage l’être humain dans l’exploration de son Moi afin de pouvoir se réaliser pleinement.
3.4 Un incitateur à l’acte salvifique

Dans son cours du 3 février 1982, Michel Foucault situe sa réflexion sur le
« prendre soin » à partir de la notion de Salut qu’il re-transpose de l’espace de la religion
et de la spiritualité à l’espace du Sujet, l’acte salvifique étant vu comme la réalisation de la
complétude du rapport au Moi. Dans sa réflexion, Foucault se réfère explicitement à la
manière dont Socrate, le fils d’une sage-femme, incite Alcibiade, un jeune aristocrate qui
veut s’occuper des affaires de la Cité, à s’occuper d’abord de lui-même et de son âme « en
tournant son regard vers le divin où se trouve le principe de la sagesse ; de telle sorte que
lorsqu’il regardera en direction de lui-même, il découvrira le divin ; et il y découvrira par
conséquent l’essence même de la sagesse (dikaiosunê), il verra en même temps l’élément
divin qui est ce en quoi il se connaît et se reconnaît, puisque c’est dans l’élément de
l’identique que le divin reflète ce que je suis (70 : 1982).
Quelques semaines plus tard, Foucault conclut sa réflexion sur l’herméneutique
du sujet en affirmant que la phénoménologie de l’esprit constitue le sommet de la
philosophie occidentale tout en représentant, note-t-il, un des plus grands défis posés à la
philosophie du XXIè siècle. L’accès à la Sagesse se présente comme un moment
transformateur qui permet au Moi de s’accomplir pleinement ; et la Sophia en tant que
forme éminente de cette sagesse contribue à transformer en profondeur les sujets humains
jusqu’à leur permettre de découvrir le divin dans leur Moi et de s’assimiler ainsi à Dieu.
Pour Foucault, le sotériologique – doctrines sur le Salut de l’âme - rencontre le
thérapeutique dans la mesure où le sujet ne peut véritablement trouver son Salut, dit-t-il,
qu’à travers un acte rédempteur qui rend possible la conquête du Moi dans son
accomplissement total (1982). Avec Foucault, le « soin de soi » et le « souci de l’autre »

49
ne prennent vraiment tout leur sens que s’ils sont pensés sur l’horizon de la notion de
« Salut » et de la paix comme la finalité d’une quête d’amour qui aboutirait à la sagesse et
qui ferait du philosophe un amoureux de la sagesse. À travers ces différentes étapes du
cheminement spirituel, le sujet accède à un état psychologique dans lequel il trouve, par
les caractéristiques empruntées à la philo-sophia.

IV) La Sophia d’hier à aujourd’hui


La Sophia classique est ici envisagée comme fournissant la ligne directrice et
subjective guidant la conduite des sujets selon trois parcours – philosophique,
psychologique et mystique – qu’il faut réunir, sous le regard unificateur de la spiritualité,
pour pouvoir suivre la dynamique de l’expérience humaine. À titre de justification de cette
position, nous nous sommes appuyés sur la pensée de Pierre Hadot (1993) pour qui la
spiritualité s’inscrit dans un espace extrêmement large qui englobe à la fois la pensée,
l’imagination et la sensibilité. Pour le dire autrement, la spiritualité est présentée par Hadot
comme une expérience qui intègre à la fois le conceptuel, le corporel, le sensible, le
psychique et l’émotionnel.
4.1 Théologie de la sagesse : la sophiologie

Un des premiers penseurs à s’être véritablement approprié l’antique réflexion


relative à la personnification de la Sagesse est Sergueï Boulgakov, un théologien de l’église
orthodoxe russe. Il l’a fait à travers l’élaboration d’une pensée qui exprime la sagesse du
Dieu personnifié au cœur des antiques traditions religieuses, les gnoses grecques et le
platonisme. Certains penseurs décrivent la pensée de Boulgakov en se référant à une
théologie de la Sagesse. Le théologien russe a élaboré sa réflexion sur le lien à l’unité d’une
humanité posée comme fondamentale et universelle, intégrant la thématique du Salut qu’il
exprime dans les termes du christianisme. Relativement à la question de la subjectivation,
l’approche de Boulgakov propose un cadre qui permet de situer les sujets au sein d’une
trajectoire faite d’étapes successives qui conduit à l’autoréalisation des sujets. La ligne
directrice qui traverse la pensée du père Serge Boulgakov s’applique à une relation entre
Dieu et la création, dans une conjonction faisant que le Christ a deux natures, l’une divine
et l’autre humaine, qui se réalisent via l’incarnation du fils de Dieu.

50
Le père Boulgakov a élaboré sa pensée sur le contenu positif de la divino-
humanité en partance de la Sophia. Sa grande œuvre théologique composée entre les années
1920 et 1930 trouve son centre de gravité dans la divine sagesse – en tant que lieu de
réalisation d’une unité intérieure ; il le fait en explorant différentes manifestations de
l’unification de la Sophia divine incréée et de la Sophia créée, révélée et manifestée dans
le monde.
Pour certains penseurs gnostiques, cette figure féminine est analogue tantôt à
l’Église en tant qu’épouse du Christ tantôt à l’âme du monde christique qui se définit
comme une émanation de l’unité suprême, parfaite et absolue appelé la Monade. Dans
l’Ancien Testament, la connexion à la sagesse divine se fait par l’intermédiaire du Logos
pensé comme une personnification de la sagesse sous la forme d’une fusion ou d’une
transmutation. Dans leurs commentaires de la Première épitre de Paul aux Corinthiens du
Nouveau Testament, les pères de l’Église Russe qualifient le Christ de sagesse de Dieu.
Saint Irénée qui fut le deuxième évêque de Lyon a renoué avec la gnose dans sa lutte contre
les hérésies dualistes répandues dans la Gaule du deuxième siècle. Dans son ouvrage
Adversus, Irénée distingue clairement entre l’esprit de Dieu qui est la sagesse et le Christ
lui-même tout en reconnaissant leur unité.
Sophia : le plérôme

Chez les gnostiques, le plérôme se définit comme la plénitude divine dont les êtres
spirituels sont des émanations. Parmi eux, la pensée de Valentin est reconnue pour être
complexe dans le sens où elle s’insère dans un syncrétisme entre les spiritualités judéo-
helléniste et égyptienne. Il travailla entre autres, les concepts relatifs à l’Aïon, à la Sophia
et au Plérôme. La pensée de Valentin est inspirée de l’Égypte helléniste et concerne le
monde supérieur que les gnostiques nomment plérôme (plénitude/nirvana/ataraxie) dont le
sommet est symbolisé par une dyade nommée syzygie4.
L’un (Dieu) est masculin et Inexprimable, l’autre féminin est Silence.
L’Encyclopédie universalis définit le plérôme comme suit :
« Il y a plérôme là où l'unité et l'intégralité des principes
spirituels commandent la constitution du monde ou le déroulement

4
Dans les travaux de Carl Gustav Jung, la notion de syzygie désigne la symbiose des couples anima et animus
caractérisant leur cheminement conjoint vers l’illumination.

51
de l'histoire du salut ; là encore où se révèle dans le temps,
notamment aux époques privilégiées (les « derniers temps »), le
dessein complet de la sagesse divine. Le plérôme englobe l'Un-et-
Tout qui fonde l'expérience, organise ses éléments, répartit ses
médiations ; il embrasse tout ce qui concourt et contribue à la
création, à sa cosmologie (dualisme du monde d'en haut qui est
lumière et du monde d'en bas qui est ténèbres), à sa chronologie
(divisions du temps, détermination astrologique des ères favorables
ou défavorables), à la sotériologie qui accompagne l'ontologie (chute
dans le monde des corps, retour au monde des esprits) ».5

Ainsi, l’expression de la cohérence entre ces deux mouvements exprime l’idée de


l’unité. Le plérôme est alors le « Tout » qui définit le « Tout » de la « conscience du tout ».
Cette définition engage l’idée d’accomplissement du sujet en direction de l’étape terminale
qui consiste à reconnaitre la Sophia en Soi comme le point culminant du retour à soi.
Carl Jung décrit la Sophia comme l’aboutissement d’une quête. Dans son ouvrage
« Les Sept sermons aux morts », Jung décrit le Plérôme comme un monde céleste formé
par l’ensemble des éons dont le gnostique aura l’accès à la fin de son aventure céleste. Ce
plérôme serait, toujours d’après Jung, comme un néant à la fois vide et plein, une chose
infinie et éternelle. Aussi, pour Jung dans son ouvrage « L’âme et la vie », la Sophia est
considérée comme étant la quatrième étape du développement de l’anima – archétype du
soi féminin – qui renvoie à une structure de l’âme s’exprimant de quatre manières, d’abord
par rapport à l’origine et à l’action mais aussi à la sublimation et à la sagesse, cette
dernière symbolisant l’ultime source de la capacité créatrice de guérison (Jung, 1963).
4.2 Théosophie chrétienne

La théosophie se présente comme un concept chrétien selon lequel toutes les


religions et toutes les philosophies possèdent un aspect d'une vérité universelle. La théo-
sophie se présente dans l’histoire selon trois étapes paradigmatiques – l’antique, la
chrétienne et la moderne – réparties sur une longue période de temps. Certains auteurs
pensent que le principe théosophique de la Grèce antique s’est poursuivi dans différents
écrits tels ceux de Platon (427-347), voire de Plotin (204-270) comme représentant du
néoplatonisme.

5
https://www.universalis.fr/encyclopedie/plerome/

52
La théo-sophie – theo pour divin et sophia pour sagesse – est un courant philosophique
appartenant à l’antiquité des alentours du IIIè siècle de l’ère chrétienne. C’est un système
éclectique qui consiste à raisonner par analogie. Ses disciples, dont l’expertise était
herméneutique, furent appelés les analogistes : ils interprétaient à la fois les mythes, les
légendes et les codes sacrés. Le théosophe est selon Porphyre6 « un être idéal unissant en
lui-même la qualité d’un prêtre du haut niveau » (Bertin, 1997 : 6)
Plusieurs auteurs ont travaillé à la mise en lumière des travaux de Jakob Böhme qui
est l’un des représentants de la théosophie chrétienne. En donnant une place à l’intuition et
à l’imagination, dans le processus qui vise l’épanouissement et le règne de la personnalité
permettant au sujet de prendre part à l’opération divine de création. Les différents courants
chrétiens spécifiques de l’époque – pensons ici au Luthérianisme, au protestantisme ou aux
Frères de la Rose-Croix (Boutroux, 1908) – ont prorogé cette idée de l’épanouissement et
du développement de l’âme. À travers des modes de transmutation alchimique laissant
naître Dieu en soi via sa nature paradoxale – colère et amour – la Sophia apparaît comme
la prise de conscience relative à la ressemblance de l’être humain avec la déité.
Jean-Marc Vivenza (2005) consacre, dans sa monographie sur le théosophe Böhme,
une place relativement importante à la figure gnostique de la Vierge Sophia, laquelle est
agissante dans le mouvement – ce peut être à la suite d’exercices de prières – faisant passer
de l’abîme jusqu’au processus ouvrant sur la contemplation. Sophia y est définie comme
la donatrice des êtres : en étant sagesse de Dieu elle dédouble le Logos. Elle serait dans le
langage chrétien le corps spirituel du Christ - voir l’idée avec la doctrine de l’hérétique
Valentin un peu plus haut dans Sophia le plérôme – régénère l’homme pas la pénitence et
lui octroie la plénitude de l’existence.

4.3 Anthroposophie

Le philosophe Rudolf Steiner (1861-1925) est le « fondateur » du courant


ésotérique et occultiste contemporain de l’anthroposophie. L’anthroposophie se compose
du terme Sophia comme l’idée d’une conscience du vécu intérieur au sein de l’entité
humaine qui permet à l’humain de prendre conscience de son humanité. Steiner a utilisé,
au fur et à mesure de ses travaux, plusieurs qualificatifs pour désigner l’interface de la

6
Porphyre de Tyr est un philosophe néoplatonicien qui est connu pour avoir été un disciple de Plotin

53
théosophie et de l’anthropologie, Ainsi, l’anthroposophie est comme une science de l’esprit
qu’il tenta, à plusieurs reprises, de définir comme un chemin de connaissance qui veut
mener le sujet le spirituel vers l’être qui est dans l’univers. Elle peut aussi se définir comme
une méthode expérimentale qui vise l’investigation du psychisme humain raccordé aux
phénomènes de l’univers caractéristique de la conscience de notre humanité.
Ce courant de pensée vise la pratique d’une culture spirituelle. Perçu comme une
démarche artistique de création de soi, cette anthroposophie est une démarche de
développement des facultés individuelles en direction d’un engagement culturel et citoyen.
La démarche est dirigée vers l’expansion de la conscience par le développement de
l’individualisme éthique. Cette responsabilité du sujet vis-à-vis de lui-même et de son
engagement vis-à-vis des autres sujets s’insèrent dans une forme d’autodétermination du
sujet éthique.
L’anthroposophie insérée dans le domaine de l’imagerie physique, se conçoit
comme une sorte de médecine alternative, une médecine anthroposophique. C’est avec Ita
Wegman (1876-1943) que la première clinique médicale anthroposophique ouvrit ses
portes en Suisse. Une formation spécifiquement anthroposophique était d’abord destinée
aux infirmières. En 1990, l’Université Witten Herdecke en Allemagne dédia une chaire en
médecine anthroposophique qui a été accusée d’être une pseudoscience. De même en 2012,
l’Université d’Aberdeen en Écosse a souhaité ouvrir une chaire en santé holistique mais
l’idée s’est retrouvée étouffée pour les mêmes raisons. Pourtant, l’anthroposophie continue
d’être pratiquée avec les soins spirituels dans ces deux pays.
Dans un article anglais intitulé « Un modèle collaboratif de soins intégratifs :
synergie entre la musicothérapie anthroposophique, l’acupuncture et les soins spirituels
chez deux patientes atteintes d’un cancer du sein », les auteurs Ben-Arye et alii (2018) ont
exploré l’interaction professionnelle d’un anthroposo-musici-thérapeute et d’un prestataire
de soins spirituels engagés avec deux patientes atteintes de cancer, la collaboration des
deux a permis un processus thérapeutique synergique. Aussi, l’introduction d’un traitement
anthroposophique dans un hôpital universitaire de Suisse (von Schoen-Angerer et coll,
2018) a permis une plus grande satisfaction de la part des parents d’enfants malades qui
estimaient avoir davantage, grâce l’anthroposophie, d’outils pédagogiques et de savoir
quant au prendre soin de leurs enfants malades. En effet, l’anthroposophie de Steiner

54
(1980) considère le développement de l’enfant comme un processus de croissance et de
métamorphose dont la pensée créative permet l’activité artistique de l’esprit, l’autonomie
et le sens critique. Ce développement s’obtient au cours de trois périodes de maturation –
physiologique (0-5ans), psychologique (7-13ans) et sociale (14-18ans) qui envisage
l’épanouissement de l’enfant comme une priorité nécessaire à sa préparation aux exigences
de la société. Les résultats de cette étude ont valu l’extension de ce traitement à un centre
de pédiatrie intégrative en Suisse.
4.4 Pathosophie

Neurologue et interniste d’origine allemande, Viktor von Weizsäker (1886-1957) a


réfléchi à une anthropologie médicale axée sur la psychosomatique qu’il a nommée
somatose comme étant une discipline dialectique de recherche en constant dialogue avec
la médecine du travail et la philosophie. Il travailla à développer sa clinique générale à
laquelle il donna le nom de pathosophie qui est fondée sur les savoirs engageant la clinique
de la souffrance7 en tant qu’approche de ce qui est éprouvé au sein de l’ambivalence
« pathique ». Ses réflexions tournent autour de « l’être pathique » en s’attachant à décrire
le sujet capable d’éprouver - dans la puissance de l’affect - la souffrance et le plaisir. Dans
son « anthropologie pathique », von Weizsäker est considéré comme l’un des fondateurs
de l’anthropologie ; ce sont Michel Foucault et Daniel Rocher qui ont été les premiers à
proposer une version française du « cycle de la structure ». Viktor von Weizäker repensa
la médecine sur l’horizon pathosophique de l’homme à travers un rapport à une double
triade, celle de névrose-biose-sclérose et celle d’organose-somatose-psychose.

Conclusion
Cette première partie nous a permis de mettre en évidence les différentes
perspectives des penseurs ayant travaillé la question du Soi, de l’herméneutique et de la
Sophie jusque dans la pédagogie ou les soins de santé. La Sophia tente d’envisager
l’humain dans sa globalité métaphysique et physique. La compréhension du concept de
Sophia à travers l’histoire de nos idées a permis l’explication de l’accomplissement du Soi
dans différents langages exprimant les étapes liées à la déconstruction du Moi. Qu’il soit

7
Quand nous cherchons dans cette recherche à construire une clinique de l’herméneutique du sujet.

55
question de connaissance de soi, de souci de soi, d’estime de soi, de reconnaissance de soi,
de conscience de soi, d’estime, de confiance ou de maîtrise de Soi, le Soi semble être le
point central à l’intériorité du sujet et se difracte selon ses objectifs et son contexte.
Le Soi exprime les différents mécanismes intra-personnels et inter-personnels
qui l’entourent et l’appuient sur les facultés cognitive, émotionnelle, comportementale et
sociale du sujet. Le soi renvoie le sujet à une connaissance de lui-même insérée entre sa
reconnaissance et son expression en tant qu’il permet d’atteindre un regard différent posé
sur soi, capable de s’insérer avec autrui. Ce processus de connaissance de soi n’advient
qu’à la suite d’un engagement soutenu à sa construction qui travaille à favoriser une
stabilité de l’esprit. Cette connaissance de soi se dirige vers une conscience de soi qui peut
s’apparenter à « une sagesse en soi » à la condition que sa quête s’accomplisse sans dérive,
permettant à la conscience de s’ouvrir à elle-même, en devenant l’instrument du bien-être
et d’une cohérence interne.
La diversité des approches disciplinaires de notre objet d’étude – le Soi dans son
rapport avec la Sophia – révèlent aussi les difficultés qu’il peut y avoir à vouloir harmoniser
un langage conceptuel et interdisciplinaire – étant donnée leurs limites poreuses – en vue
de son insertion dans les milieux de santé laïques. Les difficultés d’acceptation d’une
pratique spirituelle confuse à la vue de son passé nous ont alors amené à considérer la
spiritualité à sa source antique et herméneutique, en nous intéressant à la figure de Socrate.
Nous avons cherché à mettre en évidence sa posture particulière de maître, philosophe,
herméneute au regard des différentes compréhension que les auteurs de la scolastique ont
mis en évidences, car Socrate est effectivement dépeint de différentes manières mais ce
que nous retenons de lui pour la suite de nos propos concerne sa capacité à faire preuve de
sagesse pratique dirigée vers les autres. Il représente l’exemple ou le modèle du sujet doté
de Sophia agissante au sein de l’espace de la cité. Cette compréhension nous permet
d’orienter notre compréhension de l’anthroposophie qui cherche à préparer les sujets aux
exigences sociales.
De fait la Sophia entre philosophie antique et anthroposophie nous a permis de
situer le sujet via l’intérêt éthique d’agir auprès de lui en tant qu’il est citoyen et clinique
en tant qu’il est un patient. Difficulté exacerbée lorsqu’il s’agit de reconnaître, via ses
modalités d’expression, à la fois dans la pensée individuelle qui se développe vers une

56
autonomie de raison que dans celle de l’histoire de nos idées caractérisant une mouvance
de la pensée dominante.
Maintenant, il s’agit de rechercher empiriquement et à différents degrés
l’expression de la Sophia auprès des ISS agissant pour les patients au sein de l’espace
institutionnel. De cette manière, il nous est possible de combiner les deux aspects de notre
problématique orientée sur la légitimité – clinique et éthique – des soins spirituels.

57
CHAPITRE II : MÉTHODOLOGIE APPLIQUÉE À LA
RECHERCHE

Dans la présentation des fondements théoriques du cadre interprétatif nécessaire à


la compréhension du phénomène étudié, nous avons montré qu’il s’agit d’étudier une
nouvelle forme de subjectivité spirituelle et professionnelle intégrant la prise en compte
d’une dimension noétique et relevant du principe de subjectivation en tant qu’il est dirigé
vers le Soi. Ce mouvement descriptif est selon Jung (1961) une évolution progressive,
typiquement humaine subsumant les cultures et s’achevant dans des individuations
singulières. Cette évolution ne peut être saisie qu’à travers une méthodologie ajustée au
projet d’investiguer son expression. De ce fait, nous avons eu recours à une méthodologie
qui permet de se saisir du mouvement graduel de l’élévation du Moi en direction du Soi
auprès des sujets acteurs de la spiritualité au sein d’un espace commun et institutionnel.

I) Méthode qualitative
La recherche est de nature qualitative. Les outils de la recherche sont empruntés à la
psychologie et visent à aider le chercheur à investiguer son objet d’étude en vue de faire
émerger les données nécessaires à l’avancée des connaissances (Meslem, 2015). Ici,
l’observation participante et l’entretien semi-directif sont les instruments de la recherche
privilégiés dans cette démarche qualitative.
Pour comprendre le mouvement du Soi dans son lien avec la Sophia, nous nous
sommes au préalable engagée dans une forte immersion théorique empruntant à de
nombreuses disciplines et à différents langages scientifiques qui nous ont permis de
développer une méthodologie d’inspiration phénoménologique qui puisse nous guider dans
l’appréhension empirique des étapes du mouvement du Soi. Cette méthode est guidée par
la volonté de rejoindre le Soi théoriquement et empiriquement par le biais d’une approche
nous permettant d’approfondir les phénomènes expérientiels des sujets auprès de qui nous
avons travaillé (Polkinghone, 2006).
1.1 Présentation de la population des Intervenants en soins spirituels

La population des ISS paraissait toute désignée en vertu de la question de recherche


qui vise à élucider le mouvement du soi dans son rapport avec la Sophia et dans le fait que

58
les ISS sont des praticiens engagés dans les soins de nature spirituelle. Les ISS sont décrits
comme des « spécialistes en soins spirituels et en counseling pastoral, qui aident les
personnes à s’appuyer sur leurs propres ressources spirituelles, religieuses et culturelles
pour trouver le sens, la force, la sagesse et la guérison dans leur cheminement, et ce, à
travers les différentes étapes de la vie. »8
L'intervenant se doit de posséder les outils lui permettant d’explorer ce qu'est la
spiritualité de son patient. En effet, les soins spirituels raccordés à la santé physique
peuvent être offerts dans le cadre d’une thérapie destinée au rétablissement des malades
comme une thérapeutique de guérison. Dans la mesure où l’ISS n'est l'envoyé d'aucune
autorité religieuse, son rôle est avant tout celui d’un professionnel qui se met à l'écoute de
la dimension spirituelle des personnes dont il a la charge. L'intervenant doit aussi posséder
la compétence lui permettant de pouvoir savoir quand il lui faut intervenir d’une manière
confessionnelle, éventuellement en faisant appel à un représentant de la confession
religieuse du patient si la situation l’exige. Même s’il est demandé aux intervenants en
soins spirituels de maintenir une certaine distance quant à leur propre foi, croyance et
spiritualité, ils sont souvent conduits, face aux exigences du terrain, à devoir agir en
fonction de leur confession. Lorsqu'ils doivent intervenir auprès de personnes dont la
confession religieuse leur est étrangère et qu’ils manquent alors d'outils théoriques et
pratiques (Bourque, 2013), ils se doivent d’innover en puisant en eux-mêmes des
ressources qui pourraient éventuellement s’accorder avec le système symbolique du patient
(Bisson, 2013).
L’ISS est, dans la logique qui l’unit à l’ancien aumônier des hôpitaux, une figure
symbolique de la dimension spirituelle telle qu’on envisage celle-ci dans le cadre de
l’espace québécois. Les ISS disposent en effet d’une formation universitaire requérant au
minimum un baccalauréat en plus d’un stage clinique en milieu hospitalier sous une
supervision professionnelle et académique. Leurs pratiques s’insèrent dans un cadre
académique et interdisciplinaire qui engage une vision spirituelle émanant de réflexions de
nature historique, socio-politique et clinique.

8
Site web : https://www.aiissq.org/ consulté le 4 novembre 2018

59
Leur formation académique universitaire impliquant au minimum une maîtrise a
grandement facilité l’investigation de leur pensée à travers un langage assez riche. Leur
aisance à voguer sur des données conceptuelles très variées appartenant à différents
langages de la spiritualité (bouddhisme, protestantisme, catholicisme, judaïsme etc...) est
apparue ancrée à la fois dans le discours de la spiritualité et de la thérapeutique. Ils
combinent, en effet, une double perspective, celle qui s’associe au souci de soi par le soin et
en lien avec leur propre vision de la spiritualité, et celle qui engage une pratique spirituelle
en rapport avec les directives du monde médical et de l’institution. Les ISS interviennent
dans le cas où surgissent des évènements de vie négatifs (crise, maladie, deuil...) ou positifs
(joie, naissance, union) en vue de promouvoir le bien-être spirituel quelles que soient les
conditions de vie de la personne.
Enfin, leur entité professionnelle est régie selon des valeurs dites « fondamentales »
intégrant la dimension « relationnelle ». Par cette dernière, les valeurs de compétence,
d’éthique, de soin de soi, de responsabilité, et d’imputabilité dans la « pratique »
représentent un travail sur soi nécessaire à leur pratique.

1.1.1 L’observation participante

Au cours de l’année 2017, nous avons participé – à des fins exploratoires – au


laboratoire de « spiritualité et santé » sous la direction de la professeure Géraldine
Mossière afin de nous familiariser avec cette population d’étude. Nous avons ainsi été mise
en contact régulier avec deux cohortes d’intervenants en soins spirituels et avons pu
participer à leur formation. Lors du dernier cours destiné aux évaluations, nous avons
obtenu l’autorisation de chacun des étudiants en soins spirituels de la première cohorte
d’écouter et d’enregistrer leur présentation dans laquelle ils proposaient leur propre analyse
d’un cas clinique. Ces enregistrements nous ont permis de nous familiariser avec les
éléments psychosociaux de leur pratique professionnelle et de nous adapter à leur
vocabulaire en vue de construire notre entretien.
1.1.2 L’entretien

L’entretien a été la méthode qui nous a permis d’avoir accès à l’expérience des sujets,
et d’aider à l’élaboration de dimensions significatives de nouvelles théories (Poupart, 1980,

60
1997). Les entretiens visent à soutenir la réflexivité des sujets en les aidant à élaborer à
partir de leur propre expérience des soins spirituels considérée comme le point d’entrée
vers une réflexion plus vaste engageant leur spiritualité.
Tout comme la réflexion spontanée sur l’action liée à l’intervention en soins spirituels,
l’entretien contribue à l’acquisition d’un savoir implicite. En effet, ces entretiens de type
semi-directif engagent les sujets dans une introspection et une réflexivité en profondeur à
partir de leur expérience vécue et de leurs choix passés, présents et futurs, qui ont été faits
en vue de donner un sens à leur pratique (Ferraroti, 1980). L’entretien permet de recueillir
les explications empiriques nécessaires à l’accès au monde subjectif et intérieur de chaque
ISS relativement au mouvement du Soi, d’identifier les expressions de la Sophia et de
définir les étapes pouvant justifier leur savoir-être et leur savoir-faire en direction d’une
pratique spirituelle reconnue au sein de l’espace institutionnel.

II) Considérations épistémologiques


Sachant que ce projet se construit dans le cadre d’un double doctorat – en
psychologie et en spiritualité –, nous avons travaillé à insérer cette pensée dans une
approche qui pourrait refléter les deux disciplines pour potentiellement les unifier dans une
pratique clinique. De fait, la perspective employée dans ce travail se fonde sur la
psychologie phénoménologique dans la mesure où elle permet d’interroger la genèse de la
pensée et de sa signification chez chacun des ISS. À partir d’un cadre de référence qui
pourrait, le plus fidèlement possible, refléter le mode d’existence du sujet illustrant
l’expérience authentique du Soi tel qu’il le vit et le perçoit. Le paradigme constructiviste
auquel nous avons eu aussi recours nous a permis d’orienter notre compréhension des
modalités inter-subjectives mises en jeu dans le mouvement du Soi.
2.1 Positionnement paradigmatique : le regard constructiviste

La perspective constructiviste permet de lire la réalité via sa construction sur un


mode inter-subjectif à travers un face-face qui prend un sens particulier au fil des
interactions où s’insèrent les contextes individuels, sociaux, culturels et
environnementaux. Comme le rappelle François Dubet, « le travail sur autrui est souvent

61
conçu comme une activité stratégique et comme une production constante, comme une
production continue » (2002 :11).
Watzlawick (1988) précise cependant qu’il importe dans un paradigme
constructiviste de rechercher la réalité et de s’appuyer sur un processus actif de
construction. Il écrit que « [...] vivre dans un monde constructiviste, c’est se sentir
responsable au sens profondément éthique du terme, non seulement de nos décisions, de
nos actes et de nos rêves, mais aussi, dans un sens beaucoup plus large, de la réalité que
nous inventons chaque fois que nous faisons des prédictions qui se vérifient d’elle-même.
Dans un monde constructiviste, il n’est plus question de confortablement rejeter la faute
sur les autres ou sur l’environnement » (1988 : 350-51). Les connaissances de chaque
individu reposent sur une reconstruction de la réalité. Le sujet s’inspire de ce qu’il a déjà
vu et réintègre ce « déjà vu » selon ses affinités et ses prédispositions au sein de sa réalité.
Les processus à l’œuvre dans la construction d’un savoir sur soi ou sur le monde
sont, en effet, sans cesse renouvelés à partir du passé. Le sujet met à jour les données
conceptuelles après avoir constitué le bagage nécessaire à l’appréciation de la nouveauté
qui lui permet d’envisager le monde et ses expériences. Ainsi, au fur et à mesure où il
restructure sa compréhension, il construit, à nouveau, sa réalité.

2.2 Distinction du cadre clinique de celui de la recherche

Étant donné la dimension intersubjective de cette recherche et de la double


discipline dans laquelle elle s’inscrit, nous distinguons la nature du cadre clinique de celui
de la recherche. Il importe en effet de délimiter clairement les deux dimensions au niveau
de leurs différences et de leurs ressemblances. Cette distinction s’opère d’abord au niveau
des objectifs.
Le premier objectif vise la compréhension empirique d’un phénomène quand
l’autre est destiné à la construction d’une clinique visant la création d’un cadre
thérapeutique. Il se peut que ces objectifs convergent et laissent parfois place à une
confusion entre les deux modes d’appréhension de notre recherche. Alors que le clinicien
s’intéresse à l’expérience individuelle, le chercheur vise la recherche de l’essence du
phénomène dans l’expérience de chacun (Bourgeois-Guérin, 2012). La capacité du

62
chercheur à se décentrer pour laisser place à l’expression du sujet peut revêtir une valeur
de neutralité bienveillante à l’œuvre dans la suspension des a priori qui peut aider à la
découverte d’un phénomène. Pour sa part, le clinicien s’intéresse davantage à l’expérience
de l’autre comme étant la base de l’alliance thérapeutique.
De plus, la nature de la demande de rencontre adressée à l’ISS aide à distinguer le
cadre clinique de celui de la recherche. La distinction se situe d’abord dans l’intérêt de la
demande : alors que le clinicien intervient dans l’optique de permettre au sujet un
changement favorable de son état psychologique en l’aidant à tendre vers le mieux-être, le
chercheur vise plutôt à construire un savoir constitutif d’une progression de connaissance.
Ensuite la demande de rencontre émanant du patient et du chercheur conduit à mettre en
place des cadres qui sont de nature différente. Enfin, la nature même des demandes de
rencontres se distinguent du point de vue de leur temporalité : dans la situation clinique,
les rencontres s’étalent dans le temps alors que dans le cas de la recherche, elles sont
ponctuelles et visent à faire émerger, par le chercheur, l’expérience du sujet qui laisse
transparaître le phénomène étudié.
2.3 Rigueur et posture scientifique

Il est important que le chercheur puisse saisir l’importance et l’impact que ses travaux
peuvent avoir sur l’avancée des savoirs scientifiques tant sur le plan théorique que pratique
(Tracy, 2010). La rigueur est un processus proactif que le chercheur engage au nom de sa
responsabilité éthique (Morse et coll, 2002). Toute recherche comporte une dimension
éthique semblable à la dimension éthique du professionnel en psychologie engageant la
relation du sujet et de son discours, de ses modes de clarification des postures
déontologique et épistémologique, lesquelles sont tout aussi garantes que la rigueur des
outils utilisés par le chercheur (Gohier, 2004).

2.4 Présupposés à la recherche

La mise en lumière des présupposés de toute recherche vise un impératif de


transparence de la part du chercheur à l’égard de ses valeurs et de ses conceptions du monde
qui composent son univers interprétatif (Paillé & Mucchieli, 2012). Les présupposés du
chercheur se déploient, d’après Vachon (2010), sur trois niveaux – théorique, clinique et
personnel. Nous avons tenté d’inscrire notre compréhension du phénomène étudié au sein

63
d’un cadre phénoménologique et constructiviste afin de nous mettre à l’écoute de la
subjectivité des sujets. La perspective humaniste (Roger, 1976) de notre recherche a
permis de considérer l’intersubjectivité en la détachant d’un regard culturel circonscrit et
ethno-centré. En plus des présupposés théoriques et cliniques, le bagage de vie du
chercheur doit également être pris en compte dans la mesure où il vient situer sa
compréhension du phénomène à un instant particulier de son histoire. De notre histoire
personnelle, de notre pratique de psychologue et de nos ethnographies en tant que socio-
anthropologue, nous avons appris à considérer la pluralité des différences et à tenir compte
de nos propres biais qui interviennent, à notre insu, lors des rencontres avec les sujets de la
recherche et lors de l’interprétation des données recueillies.
Notre désir de mieux comprendre le phénomène à l’étude a été guidé par le souci
d’accompagner et de soigner au mieux les personnes qui sont amenées à cheminer à la
découverte de la connaissance de soi. Ce désir témoigne aussi d’un effort intellectuel qui
est celui de voir s’unir les différentes compréhensions des univers spirituels des sujets qui
sont aujourd’hui aux prises avec une réalité commune et technologique qui les plonge dans
de multiples réalités interconnectées.

64
III) Démarche théorique : la phénoménologie
Notre démarche phénoménologique s’ancre dans un paradigme constructiviste et
c’est à travers un face-à-face qui donne sens à la construction du savoir que les théories de
la connaissance mises au travail dans notre recherche nous ont permis d’accéder au
mouvement vers le soi et au discours que les sujets tiennent sur celui-ci.
La phénoménologie se propose d’étudier les vécus subjectifs. Cette approche
permet de soutenir le processus conscient de « penser sa pensée » – la noèse dont parle
Edmund Husserl dans L’idée de la phénoménologie (1992) – à partir d’un fait observable
et accompli. La psychologie phénoménologique aide, pour sa part, à explorer en profondeur
la façon dont le sujet conçoit, considère et vit l’objet, « le soi » explicatif de son monde
vécu, intégré dans une relation intersubjective. Cette approche permet d’accéder au sens
que l’individu donne à son expérience sur le monde et aux réseaux de sens qu’il construit
(Wertz, 2005) ; elle permet aussi d’entrevoir le Soi dans ses modalités d’expression en lien
avec la Sophia.
En effet, la phénoménologie aide, dans le cadre de l’accompagnement des sujets
dans l’élaboration d’un sens sur le soi, à accéder au subjectif de ces sujets et à explorer le
sens entourant ce qui est vécu. En postulant que les objets sont par essence transcendants
et réels (Garza, 2011), l’approche phénoménologique donne accès à la compréhension
relative à l’amorce et aux étapes du mouvement du Soi que les sujets de notre étude ont
engagé au cours de leur apprentissage et de leur pratique de la profession d’ISS. Le retour
sur l’expérience du sujet qui s’embarque dans une réflexivité vis-à-vis d’un thème permet
d’interroger, à partir du récit de l’intervenant, la genèse de sa signification. Le monde
subjectif du sujet est généralement décrit plutôt qu’il est expliqué. Ainsi, la
phénoménologie permet par ses techniques d’élaboration descriptive (Valle et King, 1978)
de dessiner un événement et/ou une situation en étudiant les significations et les structures
des phénomènes humains dans leur aspect eidétique et dans leur relation à la conscience.
L’herméneutique a été pratiquée, par exemple chez Dilthey (1833-1911),
philosophe et historien allemand, comme une technique critique permettant d’interpréter
les manifestations vitales de la vie à travers la saisie du processus biographique par lequel
des sujets humains accèdent à la connaissance de leur Moi intérieur. En reliant

65
herméneutique et histoire, Dilthey a fourni les principaux éléments d’une méthode
analytique visant à dégager l’impact et le sens des évènements intervenant dans la vie des
sujets humains et à saisir la logique de leur cheminement. Ainsi, l’herméneutique se
présentait chez Dilthey comme une structure trinitaire ayant pour visée dans la thérapie
d’interpréter le sentiment de l’âme, l’expression de ce sentiment et la compréhension que
le sujet se faisait de ce sentiment. Toute interprétation commence par être une glose et un
commentaire qui collent à la parole même du récit. L’interprétation « fabrique un effet »
dans la mesure où elle fait bouger quelque chose. Il faut faire parler les traces silencieuses,
traverser le contenu manifeste pour essayer d’atteindre ce qui se cache et se dissimule.
Avec Heidegger (1889-1976) qui fut l’élève d’Husserl (1859-1938),
l’herméneutique s’est transformée de manière à devenir une analyse du mouvement de
l’âme, dans une réflexion ontologique sur l’être-là-dans-le-monde. En visant à mettre en
évidence le Dasein en tant qu’être-là jeté dans le monde, l’approche herméneutique
d’Heidegger se présente comme une onto-phénoménologie universelle dans le sens où il
est question de retrouver le sens caché des phénomènes de son existence. Pour sa part,
Hans-Georg Gadamer (1900-2002) qui fut un élève de Heidegger a fait sienne la vision de
l’herméneutique apprise auprès de son maître tout en la combinant à l’approche de Dilthey.
La phénoménologie est l’étude de ce qui apparaît sous la réalité du « phainomenon » de
manière à rejoindre ce qui apparaît comme un questionnement du sujet face à la
compréhension de son existence avant même la mise en récit de son expérience du soi – le
discours est élaboré sous la forme d’une structure d’anticipation.
Globalement, la phénoménologie se présente comme l’étude des phénomènes tels
que les êtres humains conscients en font l’expérience et comme une méthode de recherche
pour l’étude de ces phénomènes (Giorgi, 1983). Le psychologue qui use de la méthode
phénoménologique se propose de définir avec exactitude l’expérience du sujet comme elle
se présente et d’en dévoiler toute sa signification. La phénoménologie s’attache à la
manière dont les sujets concernés par le phénomène se racontent eux-mêmes. Comme nous
le préciserons, la psychologie ne peut que difficilement appréhender le réel véritable mais
aidée par la phénoménologie, elle cherche à saisir la réalité telle qu’elle est perçue par le
sujet – son vécu – à partir de l’étude du phénomène – le phénomène étant le donné d’un
acte de conscience.

66
L’approche phénoménologique appliquée à l’analyse du récit de vie permet de saisir
le mouvement du soi du sujet, la relativité des aléas existentiels et l’apprentissage du sujet
au sein d’un monde qu’il structure au fur et à mesure de sa construction éthique et morale.
Dès lors, c’est le regard constructiviste qui est privilégié comme méthode pour mettre au
jour la structure et la conception du mouvement du Soi qui exprime « l’être » chez les
Intervenants en soins spirituels.

IV) Cadre conceptuel


Selon une perspective épistémologique d’inspiration phénoménologique et
constructiviste, cette section vise à saisir ce qui rend conforme objectivement le discours
subjectif – conception du soi – à ce qui reste subjectif – la compréhension de soi. Ainsi, la
recherche du mouvement du Soi est organisée autour de quatre modalités – la noétique, la
poétique, causalité et théorie de l’Égo – décrivant les rouages à l’œuvre entre le moi et le
soi dans leur quête d’un équilibre se traduisant sous la forme d’un Moi libre et achevé.
Notre cadre conceptuel a été mis au point de manière à ce qu’il soit possible de saisir la
pensée spirituelle via l’étude du mouvement du Soi. Pour comprendre la pensée spirituelle
laïque, il faut commencer par comprendre comment la pensée elle-même se construit.

4.1 La noétique

La noétique peut être comprise comme un agir extérieur qui se présente, à travers
un objet réel, comme une esquisse de l’incarnation du Noûs. Pour Maurice Blondel,
l’action est interprétée comme étant un point de transition entre la science et la sagesse, la
théorie et la pratique ; dans l’action, la pensée se réalise et s’offre comme une modalité de
la réalisation de l’être. C’est en raison de la réalité de cette implication que Blondel dépeint,
dans son ouvrage La pensée, la genèse de la pensée et les paliers de son ascension
spontanée, la pensée noétique comme le mouvement secret qui soutient l’ascension de la
pensée dans sa tension vers la connaissance et la contemplation (1934).
La phénoménologie a pour objet d’étude la noèse et décrit les modes d’accès à la
conscience en explorant l’intuition objectivante – la noèse – et son corrélat en tant qu’il est
inclus dans l’intuition. La noétique est ce qui lie l’intellect – le processus cognitif – à la
pensée – la chose en soi. La pensée noétique se décrit, selon Maurice Blondel, philosophe

67
chrétien, sous trois aspects : la pensée, l’être et l’agir qui sont en interrelations constantes
et qui s’harmonisent à travers les étapes nécessaires au développement d’une cohérence
spirituelle. La noèse en tant que processus de pensée se situe à l’interface de la
compréhension et de la production de sens. En effet, ce qui vient des sens est traité par
l’intellect – ce qui est perçu par les sens se donne à être ressenti en vue de produire des
perceptions. De ce fait, la conscience est prise dans un jeu d’afférence/efférence9 entre le
monde sensible et le monde intelligible. L’intelligible en donnant accès – par sa démarche
récursive – à une compréhension de la réalité s’apparente à une subjectivité-objectivante
qui est, en fait, une noèse. La subjectivité devient alors le caractère individuel et personnel
qui appartient à l’individu alors que l’objectivité est la forme qui se donne à travers l’acte
constitutif de soi.
Dans son ouvrage Itinéraire philosophique, Blondel écrit : « Il n’y a pour parler
rigoureusement, ni science du général, ni science véritable de l’individuel. Ce que nous
devons viser et atteindre, c’est une science du concret où communient le singulier et
l’universel dans la pensée et dans l’action » (1928 : 77). L’idée dominante chez Blondel
concerne l’étude de la genèse de la pensée véritable qui se structure en différents paliers
d’ascension, lesquels s’obtiennent à partir d’une « inadéquation interne de la pensée ».
L’idée du Divin en soi dans la conscience s’éveillerait dans une communion à la
transcendance. Ainsi, deux voies s’ouvrent devant la noèse, celle qui donne accès à la
pensée transcendante et celle qui s’enferme sur elle-même dans l’intellect.
Dans un article intitulé « Trilogie, structures et mouvements », Pierre de Cointe
décrit la philosophie de Blondel comme une « Démarche conforme à l'ordre commun de la
pensée et de la vie pour la plupart des hommes qui n'ont point à spéculer sur l'action pour
agir avec connaissance et responsabilité » (2000 : 13). Quant à Heiner Wilmer, il décrit la

9
Dans sa métaphysique du « Je-ne-sais-quoi et le presque-rien », le philosophe Vladimir Jankélévitch écrit :
« le mouvement centrifuge du vouloir émane du centre de notre nature, mais il fuit ce centre! en sorte que le
pur vouloir ne se réduit pas à je ne sais quelle intimité cachée dans les profondeurs secrètes de la vie
personnelle : l'intériorité qu'il fonde est tangente au monde extérieur et, sinon superficielle, du moins en
contact immédiat avec le non-moi social et physique; c'est en ce point en effet que la vie intérieure est le plus
proche de l'extériorité sous toutes ses formes, c'est-à-dire de l'objet, du présent, de l'autre et même de la
matière. Aussi une volonté entièrement extro-versée dans ses tâches est-elle pour ainsi dire vidée de toute vie
intime : comme l'action neutralise l'affection et comme l'efférence contrecarre l'afférence, ainsi toute
sensibilité, toute « pathologie », toute ferveur intime sont ici anesthésiées par un labeur qui accapare notre
entière volition » (1957 : 244-45)

68
pensée de Blondel sous le regard de la mystique dans son ouvrage Mystique entre action
et pensée. Une introduction nouvelle à la philosophie de Maurice Blondel comme une
théorie de l’action ouverte à la question du spirituel. Il écrit : « Ce qui dans le monde à la
pensée sous-jacent à la pensée consciente ou réfléchie, est irréductible à la notion de
commune de matérialité, au pur physique, si tant est qu’on puisse parler de cette pureté
abstraite.
Placée à l’interface de l’intelligible et du transcendant, la pensée noétique est
rétrospective ; elle tend vers l’abstrait pour expliquer le monde. C’est en son sein que la
fabrication des concepts généraux et les représentations abstraites se consolident avec
l’explication philosophique impliquant la clairvoyance de la pratique et la critique de la
raison. « La noétique rend compte de la valeur réelle de la connaissance, prépare la pensée
concrète et contemplative et permet à l’esprit de communier avec la nature et l’ordre
transcendant dont il est le liant. Elle ne consiste pas seulement en un agir extérieur, mais
signifie un objet réel, à savoir une esquisse d’incarnation du Nous, du Logos. C’est en
raison de la réalité de cette implication que Blondel a choisi le mot noétique » (2014 : 257).
4.2 Le poétique

Pour connaître l’histoire de la création du Soi au cours de la vie de l’ISS et


comprendre son cheminement spirituel, il faut considérer la vie du sujet à la manière d’une
œuvre d’art. Dans la mesure où les sujets tendent à se donner des modèles et à les imiter,
il nous a semblé pertinent de nous appuyer sur la poétique d’Aristote. Ce dernier a rédigé
un ouvrage sur l’art poétique qui a fortement influencé la pensée occidentale et qui offreà
des notions de base relativement à ce qui constitue une théorie générale de la Poétique
organisée autour de tragédie, de l’épopée et de l’imitation. En effet, le système
aristotélicien est devenu au Moyen Âge, la structure de pensée des scolastiques théologiens
et philosophes du monde judéo-chrétien et musulman. De ce fait, la pensée occidentale
s’est forgée à travers les travaux d’Aristote qui a, entre autres, organisé et structuré les
règles régissant l’analyse des récits et de la pensée. Cette poétique présente les règles qui
sont nécessaires à la production des œuvres poétiques qui sont envisagées selon trois
fonctions : 1) la représentation de l’objet ; 2) les moyens de représentation de l’objet et 3)
la manière dont le narrateur – poète – intervient dans le récit et les leçons qu’il tire des

69
personnages composant le récit. Pour Aristote, toute tragédie – elle imite l’action de la vie,
le bonheur et le malheur – se décompose en cinq étapes :
- L’histoire, l’agencement des faits ;
- Le caractère décrivant la personnalité du personnage en action ;
- La pensée rhétorique dont la production est la parole ;
- L’expression de la pensée ;
- Et le chant – la mise en scène du discours.

La poésie est une mimésis dans le sens où elle recrée un acte qui constitue la vie ou
le récit d’une vie, la tragédie étant la forme par excellence de ce que peuvent être les
manières d’agir tout autant, si ce n’est plus, que les manières d’être. Le terme mimésis se
réfère à l’imitation des actions des hommes agissant à travers l’imitation d’actions visant à
atteindre et refléter le bon comportement ; cela se fait via des exercices favorisant la
catharsis par la médiation de la mimésis qui aide à situer l’avènement du pathos. Chez
Aristote, l’imitation consiste à mimer la passion pour qu’elle puisse se purifier : ainsi les
cultures peuvent mettre en scène les émotions dans le deuil dans le but d’exprimer la
purgation des passions. L’imitation dépend de la manière dont l’artiste modèle ce qu’il
cherche à imiter. Quant aux liens entre poétique et rhétorique, ils sont très étroits, les
notions de métaphore et de persuasion pouvant être en relation avec l’identité politique du
sujet dont la catharsis est le mode de purgation des émotions qui permet d’atteindre le
domaine de la pensée.
Le caractère – la personnalité – se forge au fur et à mesure des aventures vécues par
la personne et à partir des actions mises en place au cours de ces aventures. Dès lors, le
poète/ l’artiste – à ne pas confondre avec l’artisan – devient le créateur qui choisit les
évènements réels – les sentiments. Pour Aristote, l’histoire remémore le passé et la poésie
crée ce qui pourrait possiblement advenir à tout un chacun. C’est un éternel
recommencement dont la forme universelle s’obtient par une poésie faisant de la
philosophie quelque chose d’essentiel à l’histoire. On retrouve ici le mouvement de la
pensée noétique qui tend vers l’abstrait en vue de se nourrir de la pensée universelle pour
revenir infuser du sens dans les actions créatives et poétiques.

4.3 La causalité

70
La question de la causalité constitue un des principaux enjeux de cette recherche.
La comprendre permet de définir le « théo » que nous utilisions dans le mot « theosis » qui
nous sert à définir la réalisation du sujet et dans la « théopathologie » qui est l’inverse de
la théosis. Le mot « théo » en grec désigne le processus graduel du raisonnement déductif.
Lorsque les termes « théosis » et « théopathologie » sont utilisés dans cette thèse, ils font
référence aux mouvements de réalisation du sujet, dans un cas réussi et dans l’autre non-
réussi. En d’autres mots, c’est la pensée rationnelle qui mène à la « raison-d’être » ou à
« l’étant-nécessaire », pour nous référer au vocabulaire d’Heidegger. Dans le langage
religieux, la référence au « theos » désigne, en grec, Dieu. La « theosis » renvoie au
mouvement spirituel qui est central à notre compréhension de la quête du moi qui tend à
s’ouvrir à la spiritualité de l’autre.
L’éminent philosophe helléniste et arabisant Youssef Seddik a montré que la langue
arabe calquait, dans ses débuts de création, son alphabet sur l’alphabet grec – alpha, beta,
gamma, delta en grec qui renvoient à alif, ba, ta jimm, del en arabe. Youssef Seddik
s’interroge sur la construction et l’origine du mot dans son chapitre la « transmutation
d’Allah », une expression que nous avons traduite, dans notre thèse, en usant du
vocabulaire chrétien comme étant « la transfiguration du Soi ». Seddik (2004) se demandait
pourquoi les exégètes ont construit le mot Allah en insérant au milieu une négation dans
ce qui doit être une vérité ? En effet, le mot Allah est formé de trois syllabes. – al ; la ; ha.
Pour Youssef Seddik, il s’agit là d’un « illogisme » et cet illogisme constitue pour lui une
sorte d’énigme métaphysique. Pour justifier ses dires, il repend un énoncé qui engage Dieu
et Iblis (Satan) dans un combat en face à face.
La meilleure explication pour traduire la symbolique arabe du mot Allah est celle
de « l’être malsain » : Le Mal est par extension sain dans la mesure où l’être (Dieu) face
au mal (Iblis) est la composante de l’être Iblis qui vient révéler dans l’opposition du mal et
du sain, la sainteté du mal (Iblis) qui est somme toute Dieu. Dans l’histoire coranique
lorsqu’Iblis tient tête à Dieu, c’est une manière de dire que la vérité est vérité parce qu’on
peut la contredire.
Pour en revenir à la causalité, sa direction est, selon le philosophe Russell (1912),
le lien de dépendance graduel qui s’établit entre deux facteurs s’expliquant l’un par l’autre
et de l’autre à l’un. Et ce passage entre la pensée déductive et inductive du Soi qui nous

71
intéresse ici soutient le syllogisme de la pensée humaine qui est prise dans une double
direction de sens (le sain comme causalité) ou le sens du non-sens (l’être malsain comme
rétrocausalité). Et ce mouvement se répète à l’infini si on ne fait pas intervenir la
contradiction (le seul mal) comme récursivité. La causalité est un phénomène de relation
de cause et d’effet logiquement ordonnée et insérée dans un cadre temporel qui distingue
les antécédents porteurs de renouveau ; c’est l’idée d’un changement en continu qui fait
évoluer le sujet sans rupture. Pour en revenir au syllogisme à la base de la pensée
occidentale (qui engage Socrate), nous pouvons comprendre ce qui se passe dans la
psychologie du sujet s’ouvre à la spiritualité et ainsi saisir le mouvement du Soi à travers
la seule logique rationnelle qui raconte l’histoire du sujet.
-Tous les hommes sont mortels (évidence de la mortalité) ;
- Or Socrate est un Homme (contradiction de la mortalité par Socrate qui représente
à la fois le mortel et l’homme) ;
- Donc Socrate est mortel (car l’homme-mortel définit le commun des hommes).
Ce passage du général au particulier est déductif, et l’inverse c’est l’induction. Ce
syllogisme est ce qui permet la connaissance du Tout (tous) par l’un qui est l’Un de Tous
et fait face à la contradiction (Or) qui est regroupée dans le seul mot Allah/théo (la Vérité).
(Être), (Al), (Homme)
(Mal), (La), (Mortel)
(Sain), (Ha), (Socrate)
Ce principe de Vérité est au cœur de la pensée de Michel Foucault quand il
superpose Dieu et le Dire-Vrai mêlant les deux sous le principe de la parrêsia - la sagesse
de Dieu. En somme, la logique de pensée à l’œuvre dans le cheminement vers une vérité à
découvrir et à vivre (Sophia) est un syllogisme qui se pense (Raison humaine) dans la
causalité (Raison Divine). Cette définition permet au sujet de se penser au centre de son
histoire individuelle et au centre de l’histoire commune.
Dans son ouvrage Qu’est-ce que la critique ?, Michel Foucault décrit
l’interrogation que le sujet doit mener au moment où il formule le travail de la critique du
Soi à partir de la question : « qu’est-ce donc que je suis, moi qui appartiens à cette
humanité, peut-être à cette frange à ce moment, à cet instant qui est assujetti au pouvoir de
la vérité en général et des vérités en particulier ? » (1978 : 49). Foucault répond lui-même

72
à cette question quand il écrit « Il s’agit en fait, dans cette pratique historico-philosophique,
de se faire sa propre histoire, de fabriquer comme par fiction l’histoire qui serait traversée
par la question des rapports entre les structures de rationalité qui articulent le discours vrai
et les mécanismes d’assujettissement qui y sont liés » (1978 : 49).
Ainsi, la question du Soi est traversée par une construction philosophico-historique
du rapport au monde dont l’expression se fonde sur la capacité du sujet à extraire du sens,
en vue de diriger l’histoire de sa création personnelle en rapport avec l’histoire commune
de son groupe d’appartenance. Cette construction de soi est soumise à des aléas ouvrant
une marge au mouvement de la connaissance et de la création de soi. Ce mouvement
intermédiaire n’est autre que le mouvement causal qui construit ou produit l’identité du
sujet qui s’ouvre au monde. Avant de présenter les mouvements de la causalité, il convient
de définir au préalable deux concepts aristotéliciens qui sont nécessaires à notre
compréhension de la juxtaposition qu’il peut y avoir entre le Soi et la Sophia et qui peuvent
définir le rapport que le sujet entretient avec lui-même tout en se situant par rapport à autrui.
C’est ce mouvement même qui relie la « praxis » à la « poiésis ».
La « praxis » est un concept philosophique qui désigne la pratique en tant
qu’activité à l’œuvre dans la transformation du sujet. Elle désigne le mouvement de
transformation du sujet dirigé vers la vérité et accompli à partir de divers ensembles de
pratiques de soi orientées vers l’activité morale de transformation du sujet agissant. En
sciences humaines, le terme « praxis » s’élargit de manière à intégrer la question de la
définition ontologique du sujet dans les rapports sociaux. On peut rappeler ici les propos
de Foucault cités en introduction : « Avoir accès à la vérité, c’est avoir accès à l’être lui-
même, accès qui est tel que l’être auquel on a accès sera en même temps, et par contre-
coup, l’agent de transformation de celui qui a accès à lui ». Plus loin, Foucault précise :
« en me connaissant moi-même, j’accède à un être qui est la vérité, et dont la vérité
transforme l’être que je suis et m’assimile à Dieu » (1982 : 180). La finalité de l’objet est
l’objet en lui-même. Si l’homme en tant qu’intellect se prend pour objet de conscience,
alors la pensée est en elle-même un produit de l’imitation de la pensée pure. Pour Aristote,
le bonheur de l’humain se trouve dans l’action finale qui mène à l’action en soi, c’est-à-
dire à la maîtrise de la pensée libre qui contemple le monde en dehors du souci de produire
ce qui transforme la nature. C’est l’action qui se dépasse dans la contemplation.

73
La poiésis est l’action de produire un objet (une œuvre) en dehors de soi et en
fonction d’un savoir-faire technique qui prend fin une fois l’objet réalisé. Elle relève de la
création ou de la production d’un bien ou d’un service qui sera forcément quelque chose
d’extérieur à l’acte de celui qui le fabrique. Ainsi, la poiésis désigne l’ensemble des
activités humaines potentiellement transformatrices des rapports sociaux ou du milieu
naturel. Et cette relation de cause à conséquence qui fonde le principe de causalité permet
d’expliquer l’évolution d’un phénomène par son effet.
Intégrer la causalité dans le mouvement noétique peut être traduit par la phrase
suivante : l’éveil (cause) du Soi (effet) peut expliquer son évolution vers la Sophia
(conséquence). La cause est responsable de la raison d’Être du phénomène (de son effet)
dans la mesure où la cause est dépendante de la conséquence. Dans cette logique fondée
sur le raisonnement déductif, aucune place n’est faite au hasard, la cause déterminant ce
qui est. La causalité permet d’entrevoir et de formuler des explications concernant un
phénomène et de le comprendre. La relation ordonnée entre la cause et l’effet sont un savoir
enchaîné dans un mouvement de causes et d’effets. Et son mouvement causal, en tant qu’il
est rattaché à la question du pourquoi, amorce la quête de connaissance qui est en fait le
chemin qui mène à la cause première. C’est justement à travers la question du « pourquoi
» que l’humain s’unit à l’autre dans le dépassement sans cesse de soi et dans la
compréhension d’un savoir qui l’anime au-dedans de lui-même en le rattachant à l’autre
comme soi-même et en faisant ainsi évoluer les rapports que le sujet entretient avec les
autres.
Noétique, poétique, et causalité sont ici pensées de telle sorte que les théories mises
au travail dans la présentation des résultats puissent nous permettre de comprendre,
d’analyser et d’interpréter les expressions du mouvement du soi des ISS qui inscrivent de
manière poétique leur œuvre au sein d’un espace commun. En veillant à saisir le monde
spirituel des ISS, la pensée noétique du philosophe Blondel est mobilisée en face de la
conception de la mimésis (figuration, configuration, etc) d’Aristote de manière à situer le
mouvement au cœur de la quête de la connaissance de Soi des ISS. Le Soi se construit en
s’engageant dans des tentatives de correspondance à la Sophia sur les hauteurs d’une vision
esthétique exprimant l’authentique justesse du rapport entre le Moi et le Soi.

74
4.4 La théorie de l’Égo

Dans son passage entre le Moi et le Soi, le concept d’Égo apparaît dans de
nombreuses sciences et son sens peut être contradictoire en fonction des disciplines dans
laquelle il s’exprime. En philosophie, « l’Égo » désigne le sujet-pensant en tant qu’il est
lui-même objet de conscience. En psychologie, « l’Égo » se définit davantage comme la
représentation que le sujet se fait de lui-même à travers la constitution progressive de sa
personnalité. Dans le langage de la spiritualité, « l’Égo » désigne l’obstacle à l’accès d’une
vérité profonde de la part du sujet ; il est alors perçu comme le faux-moi. Dans nos travaux,
la « théorie de l’Égo » désigne les trois à la fois puisque l’Égo est conçu dans cette théorie
comme une hypostase déclinée selon trois entités qui incluent une dimension temporelle.
Si les différentes expressions du mouvement du soi – individuation, subjectivation etc
– restent tributaires de la discipline dans laquelle elle s’est forgée, la théorie de l’Égo qui
est fondée sur l’interdisciplinarité cherche à élucider les points de configuration aux étapes
de transfiguration du Moi. La théorie de l’Égo (Mecheri & Bibeau, 2017) – conçue comme
une hypostase du Moi – aide dans une vision noétique du phénomène à saisir le mouvement
du Moi en direction d’une création poétique de Soi. Car si le Soi est un Moi réalisé, les
étapes intermédiaires à la création d’un nouveau Moi se captent à travers les éléments
mouvants et constitutifs de l’Égo. L’Égo est donc l’intermédiaire entre le Moi et le Soi
dont la structuration peut révéler les failles. Ces failles se réfèrent aux dissonances
cognitives.
L’Homme est toujours en relation avec lui-même, avec les autres, avec le monde et
les choses, et la qualité de ces relations est déterminée à la fois par les connotations
affectives associées à ces relations et par le but vers lequel l’homme tend. De ce fait, en
tant qu’hypostase intégrative et changeante, les instances – protocolaire, essentielle et
transcendante – composant l’Égo s’attachent à dégager la genèse et la forme des cadres
englobant une réalité mouvante.

Schéma

KRONOS

75
DISSONANCES COGNITIVES

AÏON KAIROS
P

E T
KRONOS

KAIROS

AÏON

L’Égo désigne le centre de trois instances et s’exprime dans l’instant insaisissable


que l’on appelle le Kairos ; il aide aussi à la compréhension de la pensée du sujet soucieux
de se reconfigurer à la suite d’une dissonance cognitive venue rompre l’équilibre. En effet,
(1) l’instance protocolaire englobe la partie du sujet qui n’arrive pas toujours à réconcilier,
dans sa présentation publique/sociale, le fond de ce qu’il est avec ce qu’on attend de lui
dans la cité ; (2) l’instance essentielle renvoie à son identité profonde en lien avec son
groupe primaire, voire secondaire, d’appartenance qui détermine l’essentiel de ses relations
à la vie – le sujet ne se sent pas toujours autorisé à vivre, même dans la sphère privée, avec
les valeurs qui structurent son Égo ; et (3) l’instance transcendantale qui est en lien avec la
capacité à établir des liens avec plus grand que soi peut être altérée par les autres instances
qui réduisent parfois les capacités d’expression du Soi.
Et lorsque le sujet déploie sa pensée, celle-ci informe sur le sens qui se déploie dans
l’élaboration des souvenirs qu’il exprime en donnant du sens au présent dans l’après-coup.
Ce que le sujet regarde comme le devenir est l’acquisition de la connaissance d’un futur
qui ne relève pas des évènements eux-mêmes mais d’une signification émotive du temps.
Les trois instances de la théorie de l’Égo permettent de comprendre les dérives du sujet
lorsqu’il y a dissonance cognitive ; elles donnent aussi accès à la compréhension du
mouvement du soi dès lorsque le sujet exprime une volonté de reconfiguration.

V) Le raisonnement abductif

76
La démarche de raisonnement abductif est une façon d’accéder à la création de
nouvelles connaissances par l’intermédiaire d’une hypothèse. Elle permet aussi de
construire des hypothèses nouvelles sur la base des liens entre les connaissances acquises
au cours de la recherche et celles antérieures acquises au cours de notre pratique de la
psychologie. La situation d’errance psychologique vécue par certaines personnes nous a
poussée à nous interroger sur « comment » et « pourquoi » des personnes en progression
spirituelle décident, dans certaines circonstances et/ou à un moment particulier de leur vie,
de s’éloigner ou d’affirmer les valeurs dominantes de leur société ou de leur religion
d’appartenance. Pour arriver à la mutualisation des savoirs émanant de notre clinique et
celle de cette recherche empirique, la réflexion mise au travail dans cette thèse s’est
présentée comme un ensemble de boucles [(abduction – induction – déduction)] qui a
permis de laisser place à l’intuition du chercheur.
Le raisonnement abductif est défini par Florent Gaudez, philosophe au Centre
d’Étude des rationalités et des savoirs, comme le travail d’une œuvre qui s’exprime comme
une « resymbolisation du donné empirique ». Dans ce type de raisonnement abductif, il
importe de souligner l’impératif de recourir à une approche transdisciplinaire. La
philosophe Sylvie Catelin (2004) précise, quant à elle, que « les approches adoptées ne
peuvent s’appuyer sur la seule logique rationnelle et font appel à des savoirs pratiques,
parfois issus de traditions anciennes, qui mobilisent l’abduction. Du point de vue de la
connaissance, et contrairement à l’opinion courante, l’abduction associe étroitement
déduction et induction. »

La culture de A à Z. Blog : http://fredc.over-blog.com/2016/08/abduction.html

77
L’inférence abductive démarre par l’observation de certains faits et finit par la
formulation d’un principe général susceptible d’expliquer l’ontologie des faits. Dans la
réflexion interdisciplinaire faite à partir des observations spécifiques de prise en compte de
la variable religieuse dans les thérapies relativement à une clinique intégrant le spirituel,
nous avons commencé par une pré-théorisation visant à formaliser les dérives du Soi qui
échappe à la Sophia. Nous appuyant sur des données cliniques appartenant à notre pratique
de psychologue, notre travail s’est centré sur l’analyse du développement de la maturité du
souci du Soi face au repli social – à ne pas confondre avec ce qui se passe à l’adolescence
(Mecheri, 10 2016 ; 2017). En découvrant dans le cadre de la mise en place de ce projet
académique qu’il existait la même problématique d’intégration clinique de la spiritualité
au sein des milieux de santé laïques québécois, nous avons réorienté, par contradiction,
l’approche déductive vers une version inductive. Que peut nous apprendre le mouvement
du soi de ces individus qui répondent déjà aux demandes de prise en charge de la dimension
spirituelle au sein d’un espace séculier ? Et comment leur spiritualité peut-elle nous
renseigner sur la psychologie spirituelle laïque ? Ainsi l’abduction a permis notre passage
de l’étude de la psyché des jeunes en dérive spirituelle à la compréhension du mouvement
du soi des intervenants en soins spirituels dont la profession est récemment apparue dans
le contexte de sécularisation de la société.
Pour Katia Angue (2009), maître de conférence en science de gestion des bio-
industries et des biotechnologies, cette méthode permet au chercheur d’entamer un chemin
l’orientant vers la fixation de nouvelles connaissances tandis que les inférences, qu’elles
soient inductives ou déductives, font appel à la justification et à des vérifications.
L’abduction intègre à la fois le raisonnement et l’observation au sein d’une démarche qui
n’est ni vraiment hypothético-déductive ni entièrement inductive (Tiercelin, 1993). Même
si l’abduction se constitue, à l’instar de l’induction, à partir de faits préalablement observés,
la première se différencie de la seconde dans la mesure où elle n’impose pas une identité
des cas dans la série qui mène à la loi générale. Cela veut dire qu’une contradiction peut

10
Je pense au cas d’une jeune fille pré-adolescente voilée qui avait été placée en établissement privé et
religieux parce qu’elle était engagée dans une histoire d’amour virtuelle via les réseaux sociaux. Elle
s’inspirait, en cela, de son idole. Et d’un jeune adolescent vivant uniquement sa vie via les plateformes de
diffusion de vidéo Youtube. Tout son temps se passait dans des débats essentiellement théologiques au
sujet de l’islam.

78
s’expliquer – la dérive peut en effet renvoyer à l’éveil du soi tout autant qu’à son contraire.
Cette méthode de raisonnement est traversée par un syllogisme logique et structuré qui
permet la mise en place d’une expérience faisant émerger une interprétation destinée à la
production de nouvelles connaissances.

Par-delà le diagnostic différentiel :


1- [L’abduction : la création de l’hypothèse déductive]. Nous avons observé de la
dissonance cognitive auprès de nos patients dont le problème était à composante
spirituelle. Nous avons supposé que c’était de la théopathologie.
2- [Par contradiction]. Pour soigner les théopathologies, nous devons être en
mesure d’expliquer et de reconnaître son contraire, à savoir la théosis. En
recherchant dans la littérature ce qui mène à l’état de théosis, j’ai constaté que
le concept de Sophia en tant que mouvement et finalité vient soutenir la théosis.
Ce dernier qui se traduit par un état de bonne santé (théosis) s’obtient quand le
sujet est engagé dans un mouvement de quête de la Sophia. Celle-ci peut être
globalement définie comme l’expression d’une « vérité à découvrir et à vivre » ;
au niveau théorique, elle est à la fois mouvement, quête, finalité et conquête.
Mais que représente-t-elle objectivement dans le discours des sujets qui ne
vivent pas une théopathologie et qui assument une dimension spirituelle
jusqu’au sein de l’espace de la cité11 ?
3- [L’inférence abductive]. Cette Sophia – remède – agit « avec » et en
« parallèle » du Soi. Pour cette raison, nous avons cherché dans une recherche
inductive à mettre en évidence une possible dérive théopathologique chez les
ISS. En recherchant ce qui fait le lien entre le soi et la Sophia, nous avons
souhaité saisir par « l’observation » son mouvement, ses effets et ses
expressions en vue de nous renseigner sur la construction d’une thérapie
adéquate qui se fonde sur l’herméneutique du sujet.

11
L’extrême inverse du repli social et spirituel de nos jeunes patients en vulnérabilité existentielle (
Mecheri, 2016)

79
C’est sur ce raisonnement abductif que notre recherche doctorale s’est construite en
vue de saisir quelque chose du mouvement du soi et de son lien avec la Sophia. Ce projet
étant la construction inductive du matériel nécessaire à l’élaboration de la clinique, il
s’associe, dans le cadre précis du raisonnement abductif, à une recherche documentaire, à
des données psychothérapeutiques enrichies par les entretiens individuels menés auprès
des intervenants. Cette méthode abductive peut s’illustrer comme une méthode circulaire
de la pensée parce qu’elle permet de passer du contexte social – externe – au contexte
structural – interne – du travail appréhendé en vue de rechercher dans les récits des sujets
les étapes à travers lesquelles ils passent dans leur quête de spiritualité.

VI) Méthodologie

L’approche qualitative, par sa qualité idiographique, permet d’appréhender le sujet


dans son individualité et sa complexité. Le guide d’entrevue qui sert de point d’entrée
permet de procéder à une étude descriptive des cas individuels et singuliers.

5.1 Guide d’entrevue

D’après Deslauriers (1991), un guide d’entrevue comporte ordinairement une


dizaine de points qui peuvent, du moins la majorité d’entre eux, être réajustés et précisés
au fur et à mesure des entretiens. Il se peut que certaines questions ne soient pas évidentes
et qu’il faille par conséquent réadapter la phraséologie au langage des intervenants, par
exemple l’expression « philosophie de vie » pouvant être remplacée auprès d’un ISS par
l’expression « sens de la vie ». Construite dans une perspective phénoménologique, cette
grille avait pour objectif d’amener les intervenants à décrire leur expérience subjective qui
aboutit à faire d’eux les intervenants en soins spirituels qu’ils sont devenus. En nous
familiarisant avec leur vocabulaire, à la suite de l’observation participante, nous avons
construit une grille d’entretien soucieuse de refléter leur réalité en prenant en compte une
dizaine de points : responsabilité ; autorité ; humanité ; divinité ; passion ; intervention ;
transmission ; sagesse ; parcours ; spiritualité. Les ISS étaient invités à évaluer chacun de
ces points en termes de force et de faiblesse à partir de sa perception de ses capacités
intuitives et de ses propres valeurs (Goleman, Boyatzis McKee, 2002). Et lorsqu’il le
fallait, d’autres questions étaient posées afin d’apporter éventuellement plus de précisions.

80
La grille d’entretien a été construite de telle sorte qu’elle puisse laisser une marge
de liberté à l’ISS dans l’exploration d’un thème important comme celui qui relie les
instances protocolaire, essentielle et transcendantale à la vie personnelle où se niche la
vocation préalable d’accéder au monde spirituel. Ce faisant, il était possible d’envisager
d’autres dimensions toutes aussi pertinentes du point de vue de la question de recherche
(Poupart, 1997) et qui n’avaient pas été explicitement intégrées dans la recherche. À titre
d’exemple, nous n’avions pas pensé à intégrer les difficultés d’intégration et de définition
du métier d’intervenant en soins spirituels rencontrées au sein même de leur service, ou le
rapport que les ISS entretiennent avec leur mentor.
Nous avons choisi de commencer l’entretien avec les deux questions ouvertes
suivantes :

- Décrivez-moi une situation clinique qui vous a le plus marquée, laquelle a été
transformatrice pour vous ?
- Si vous aviez la possibilité de remonter le temps – 10 ans en arrière par
exemple – pour vous parler à vous-même lors d’un instant particulier de votre
vie, que vous diriez-vous et quel serait cet instant particulier ?

Avant de poser la première question, il était cependant demandé à l’ISS d’élaborer


et de décrire une de ses passions – elle justifiait le plus souvent la motivation intrinsèque
relative à l’expression poétique de soi et visait à aider le sujet à prendre conscience de la
nature personnelle de son discours pour l’entretien.
La première question est relative à une expérience marquante et sert à identifier un
moment de scissure, c’est-à-dire un « avant » et un « après » par rapport à la dite
expérience, un moment particulier révélant une prise de conscience découvrant la
spiritualité et l’écoute du Soi, une étape déclenchant le processus de réajustement des
instances qui vise à donner une cohérence à ce que le sujet adviendra par delà la dissonance
cognitive.
Il importait donc de trouver dans le discours des intervenants ce qui a pu produire
un évènement qui a déclenché un déséquilibre des instances et rompu le mode de vie déjà
en place. Nous avons été dépassée par le contexte de cette première question qui a entraîné

81
des réponses qui évoquaient des situations et éléments n’appartenant pas au cadre
professionnel. La question devait générer, dans mon esprit, des réponses relatives, par
exemple, à la relation praticien-patient commentée du point de vue de la relation spirituelle
à l’autre. Dans les faits, pour la grande majorité des sujets, l’exemple de l’évènement le
plus marquant avait à voir avec leur vie personnelle. Dans tous les cas, nous avons accueilli
la réponse des ISS telle qu’elle se présentait et avons exploré avec eux, le sens spirituel qui
se révélait à la découverte du soi. À n’importe quel moment de l’entrevue, le sujet était
libre de revenir ou non sur son expérience professionnelle.
L’attention portée à la place que l’évènement marquant joue dans le mouvement
intérieur des sujets permet d’entrevoir le jeu subtil de la dynamique existentielle interactive
des histoires de vie, laquelle exprime le mouvement de Soi agissant sur le recalibrage des
instances de l’Égo. Ainsi, l’Égo dans ses tentatives de restructuration entre le « kronos » et
le « kairos » interagit entre ces deux versants de la temporalité tout en se reliant à l’extra-
temporalité représentée par l’« aïon ». C’est dans ce sens que la dernière question sur la
remontée du temps – « des années en arrière » – a permis de faire référence à un moment
où ils se sont sentis démunis : l’objectif de cette question était de rejoindre une possible
expérience de l’illogisme de la pensée, laquelle peut découvrir une contradiction qui aurait
pu être à l’origine du déclenchement d’un processus de découverte ou de révélation à soi.
Appuyée par la théorie de l’Égo, cette question a permis d’accéder à une explication de
l’évènement de scissure permettant notre compréhension du mouvement du soi dans son
lien avec la Sophia.
La dernière question qui invite à « revenir quelques années en arrière » sert dans
notre méthodologie à réévaluer les conséquences de la configuration de l’Égo et à saisir
quelque chose de la causalité. Dans la moitié des cas, ce retour sur soi a permis de remettre
au travail l’évènement décrit à la première question et d’en fournir une nouvelle lecture.
Dans l’autre moitié des cas, les sujets se sont référés à une blessure non cicatrisée et révélé
des inquiétudes ou des manquements et parfois aussi des espoirs en la vie fondés sur la
confiance en Soi. Ces questions laissaient entrevoir une infinité de possibilités d’aborder
les points forts en offrant le choix de revenir sur les différents thèmes déjà vus et
d’examiner les points faibles à la condition qu’ils soient reliés à une réflexion critique de
Soi.

82
Les questions ouvertes permettent principalement d’anticiper les effets de
désirabilité sociale (Feztinger et Katz, 1992) qui sont reliés à l’idée d’un bien-paraître
socialement acceptable, et de nous saisir ainsi de l’univers subjectif de
l’intervenant. L’entretien s’est toujours terminé avec une question ouverte : « Est-ce que
vous avez des choses à rajouter ou préciser ? ». L’emploi de cette technique encourage le
sujet à élaborer spontanément sur la thématique de son choix en lui permettant d’accéder à
des informations descriptives de sa réalité qui viendront enrichir notre objet d’étude
(Poupart et al, 1997). Il leur a aussi été demandé de se prononcer sur leur acceptation à
participer au projet et sur leur ressenti quant à l’exercice réflexif de l’entrevue. La question
était alors la suivante : « Pourquoi avez-vous accepté de participer à cette recherche
? ».

5.2 Consignes de la recherche

La consigne qui a été donnée était que les intervenants ne participeraient à la


recherche que s’ils estimaient pouvoir offrir au chercheur un savoir significatif au sujet de
l’étude. De ce fait, nous ne sommes entrée en contact avec eux que si, et seulement si, ils
avaient décidé de nous contacter de leur plein gré après avoir reçu notre message courriel
de contact diffusé par un membre de leur réseau ou par une recommandation d’un
professeur. Nous avons donc été recommandée à chacun des participants, sauf dans le cas
du premier qui a servi d’amorceur de l’effet boule de neige. Les informations générales
prises avant l’entrevue ont servi à établir quelques statistiques. Le choix du lieu de
l’entretien a été laissé aux intervenants. Cela a pu se faire soit sur leur lieu et temps de
travail – un temps est alloué à leur participation à la recherche scientifique – soit en dehors.
5.2.1 Critères d’inclusion

La profession d’intervenant en soins spirituels étant relativement récente – elle existe


depuis le début des années 2000 –, tous les ISS étaient susceptibles de participer à cette
recherche indépendamment du lieu de pratique, de l’ancienneté professionnelle, de l’âge
ou du sexe. En effet, le critère de sélection unissant une population d’étude partageant une
même perspective se situe avant tout au niveau « l’expérience commune » des sujets
(Antoine & Smith, 2006) : le critère principal qui m’a guidée est le fait d’être engagé

83
professionnellement dans des pratiques accompagnements spirituels auprès de personnes
malades et de posséder une formation académique en soins spirituels. Cette formation
garantissait l’acquisition de certaines compétences professionnelles nécessaires à
l’intervenant, lesquelles devaient refléter, d’une certaine manière, les tendances liées à
l’expression du Soi et de la Sophia.
Dans un document du 17 décembre 2014 produit par l'AIISSQ/ASCPQ, quatre
compétences parmi les dix compétences professionnelles devant être acquises par les ISS
ont retenu notre attention. Il y a d’abord la compétence liée à la « conscience de Soi » qui
permettait d’évaluer l’impact de leur propre spiritualité, croyances, valeurs et a priori, et
de leurs influences dans les relations des ISS avec les usagers ; puis celle du
« développement spirituel et personnel » qui doit permettre aux ISS de s’assurer de leur
croissance personnelle et professionnelle et d’être conscients de leurs responsabilités à
l’égard des personnes auprès de qui ils interviennent ; celle aussi de la « promotion de la
diversité » qui implique la capacité des ISS à prendre en compte les différences de culture
qui peuvent exister entre les usagers et d’être conscients de leurs propres préjugés et des
besoins spécifiques des usagers ; enfin, la compétence relative au « comportement
éthique » a été considérée importante parce qu’elle se relie aux valeurs qui ont à voir avec
la justice, la compassion et la guérison pour tous.
Ces critères permettent d’entrevoir différentes manifestations du Soi garanties par les
compétences requises et susceptibles de les refléter.
5.2.2 Prise de contact avec les participants

Nous souhaitions éviter tout inconfort vécu par les sujets suite à une sollicitation
personnelle de recrutement : comme les entretiens visaient à faire émerger la profondeur
de vie chez les sujets, il était important que leur autorisation à participer représente une
démarche volontaire d’ouverture à l’autre et notre maintien à distance de l’ISS en ce qui
nous concerne comme chercheure Ces garanties ont été assurées par la présence obligatoire
d’un intermédiaire souvent connu du sujet comme préliminaire à la première prise de
contact. De fait, nous avons anticipé auprès des ISS les dynamiques de confiance/méfiance
en reconnaissant une relation de responsabilité dans un contexte d’échange de parole
(Tracy, 2010). Nous avons aussi veillé à ce que notre posture de chercheure s’inspire de

84
l’impératif de sincérité pour tout ce qui touchait à notre démarche vers l’autre et d’une
expression d’authenticité dans notre accueil de l’autre.
5.3 Aires de recrutement

Le recrutement des participants à la recherche s’est fait selon la technique dite de


« boule de neige » avec une première étape qui a consisté à demander à des personnes de
notre réseau – professeurs et anciens étudiants intervenants en soins spirituels – s'ils
connaissaient des ISS qui pourraient souhaiter participer à l'étude. Après avoir été
contactés, ces personnes ont pris contact avec nous par le moyen des courriels. Nous avons
ainsi été recommandée à chacun des participants, sauf dans le cas du premier qui agissait
comme amorceur de l’effet « boule de neige ». C’est par le biais d’un message électronique
transmis par les intervenants entre eux ou par le « bouche à oreille » qu’une invitation a été
partagée puis relayée par d’autres. Nous avons élargi le bassin du recrutement à différents
endroits au Québec – Montréal, Joliette, Saint-Eustache, Sherbrooke et Magog.

5.4 Déroulement de la recherche

Les entretiens ont été réalisés aussi bien sur le lieu de travail des sujets qu’en dehors
du cadre professionnel. La diversité des sites de rencontre visait à nous renseigner sur la
dimension humaine du sujet en tant qu’être conscient de son propre cheminement
existentiel ainsi que sur son expérience subjective en tant que professionnel soucieux d’être
lui-même l’outil de son travail.
Pendant le processus de recueil des données, nous avons malencontreusement perdu 4
entretiens sur 17 qui totalisaient environ 7 heures d’entrevues. Comme l’enregistrement
s’était effectué sur un Iphone, nous avons pu détruire les données de notre téléphone par
l’intermédiaire d’un compte Icloud associé à notre téléphone et accessible via une
connexion internet. Il nous a cependant fallu refaire les entretiens auprès des mêmes sujets,
cette fois avec l’idée d’un approfondissement grâce à nos notes et à nos souvenirs du
premier entretien. Nous avons donc recommencé l’entretien à la recherche des balises
situant les instants forts du mouvement du Soi. Comme deux autres entretiens avaient déjà
été programmés avec deux nouveaux intervenants, le nombre d’ISS auprès de qui nous
avons fait des entretiens s’élève à 17. Nous nous sommes abstenue de solliciter les deux
autres intervenants pressentis en les ayant tout de même avertis de la perte de leurs données.

85
5.4.1 Recueil et transcription des données

Les entretiens ont été effectués par l’auteure principale. Dix-sept intervenants ont
accepté de participer à cette étude, mais seuls quinze récits ont été réellement soumis au
travail d’analyse phénoménologique à cause de la perte.

Statistiques

Étendues
Âge 29-56
Années d’expérience professionnelle 1-12

Nombres
Parents n =11
Pratique d’une passion n=7

Nombres
Genre
Féminin n=7
Masculin n=8

Nombres
Spiritualité
En dehors d’une religion n=8
Au sein d’une religion n=7

5.4.2 L’analyse des données

Les discours et récits recueillis ont été interprétés sous le regard d’une analyse
inspirée de la phénoménologie interprétative (Interpretative Phenomenological
Analysis) qui permet d’explorer l’expérience subjective de chacun des sujets ainsi que le
sens que ces sujets donnent à leur expérience (Antoine & Smith, 2006). La phénoménologie
permet aussi d’accéder à la pensée noétique du sujet et à la compréhension de ses actions
et pratiques en tant que ISS. La méthode IPA qui comporte deux étapes d’analyse (Smith
et Osborn, 2003) permet de proposer une interprétation des phénomènes étudiés : dans

86
notre cas, il s’agissait de découvrir comment les sujets avaient construit leur Égo à travers
l’apprentissage et la pratique de la profession d’intervenant en soins spirituels.
Dans un premier temps, l’analyse a été descriptive et est restée proche du discours
des interviewés. Nous avons regroupé et organisé tous les thèmes individuels en fonction
de l’itinéraire chronologique de la mimésis (figuration, configuration, etc.) et les avons
ensuite comparés les uns aux autres en vue de faire émerger du sens commun. En
complément, nous avons synthétisé le cheminement caractéristique de chacun des sujets
engagés dans une progression spirituelle en vue de saisir la construction poétique de leur
nouveau Soi. Enfin, nous avons analysé la compréhension existentielle du parcours
spirituel des ISS à la lumière des théories interdisciplinaires du Soi.
Cette méthode interprétative laisse une large place à l’intuition analytique du
chercheur en créant un espace dialogique qui est ouvert au monde théorique du chercheur.
L’analyse du chercheur gagne à s’enraciner, au départ, dans les concepts qu’il utilise pour
la compréhension du phénomène étudié. Dans la quête de signification que permet la
démarche qualitative, l’analyse du monde subjectif du sujet se fait dans la fidélité aux
paroles mêmes des récits fournis par les sujets et dans une proximité de leur contenu
manifeste – la surface même du récit – de manière à faire émerger le phénomène du
mouvement le Soi dans son lien avec la Sophia. Dans la mesure où l’accès à la dynamique
du mouvement de l’être des sujets est rendu possible par ce type d’analyse, nous avons
complété ce que nous nous pouvions dire de l’expérience subjective des ISS par une
réflexion plus large ouvrant sur la construction d’une nouvelle clinique attentive à la place
du spirituel chez des personnes consultantes.
Sur ce point, notre réflexion s’est inspirée de la psychiatrie phénoménologique
amorcée par la Psychopathologie générale (1946) de Karl Jaspers et prolongée par Ludwig
Binswanger (1881-1966) et d’autres, qui a permis de formuler l'idée que la question posée
par le malade s’adresse fondamentalement à l’homme dans sa globalité par-delà le clivage
du normal et du pathologique. L’insertion de l’approche phénoménologique dans la
clinique des troubles psychiques permet d’introduire les questions de l’expérience
subjective et du sens du côté de la personne placée en déséquilibre psychique, et de fonder
ainsi la pratique clinique sur une anthropologie saisissant l’humain à un niveau
fondamental.

87
Le travail d’interprétation des discours et récits recueillis s’est fait par la suite sur
un double horizon : d’une part, une interprétation s’est faite au niveau du locuteur lui-même
lorsqu’il entreprend de mettre en récit son histoire propre, celle de son intériorité, à partir
des questions qui lui étaient posées relativement à la place que la spiritualité joue dans sa
vie ; d’autre part, une interprétation de la part du chercheur a porté sur sa mise en situation
d’écoute et d’accueil qui implique une position hybride faite de proximité et de distance.
Qu’il s’agisse de l’ISS racontant son histoire ou du chercheur en quête d’une distance
optimale, l’interprétation se présente comme ce quelque chose qui fabrique un effet en
assignant une valeur à ce qui s’est passé dans l’expérience subjective de l’ISS et en
favorisant l’émergence d’une référence plus ou moins centrale à notre objet d’étude.
Dans l’objectif de construction d’un savoir, nous avons procédé à une analyse de
contenu des retranscriptions des entretiens selon deux ordres, d’abord horizontal (Bossé et
coll, 2006) pour faire émerger les éléments pertinents en vue d’organiser et de classer les
discours et récits, et ensuite de type vertical dans le but de mettre au jour les interactions
entre ces discours et récits. Il s’agit là de la démarche classique des analyses de contenu
(Paillé et Muchelli : 2008).
En insérant la phénoménologie interprétative dans ce type d’analyse de contenu,
nous nous sommes rapprochée de ce que l’anthropologue Saillant et ses collègues
soulignent en évoquant la présence d’une co-construction dans ces analyses. Saillant,
Clément et Gaucher écrivent : « le constructivisme « travaille » la question de la
connaissance à travers les interrogations qu’il porte sur le langage et la réflexivité (le sujet
qui connaît, qui se représente le réel, qui produit de la connaissance et n’est pas seulement
l’objet), sur l’histoire (il n’y aurait pas de réalité qui ne subisse l’épreuve du temps et du
changement), puis sur la société et la culture (les individus co-créent la réalité par leurs
interactions et leurs interprétations) » (2004 : 26).

VII) Considérations éthiques et déontologiques


Les premières minutes de l’entretien visaient à expliquer qui nous sommes, – notre
parcours –, à présenter notre manière de procéder et la nature des questions, et à faire la
lecture du formulaire de consentement. Dans le cas des recherches qui se font en
psychologie, la position du chercheur s’appuie largement sur son savoir clinique lorsqu’il

88
construit un projet de recherche. Sa posture acquise en clinique l’engage à démontrer une
pareille exigence de rigueur scientifique sur le terrain.

6.1 Confidentialité des données

La collecte, la transcription et l’analyse des données se sont déroulées dans le


respect de la confidentialité. Aucune donnée nominative n’a été retranscrite et les
informations relatives à l’univers personnel de l’intervenant ont été transformées – nom du
conjoint, endroit – et aucune référence à l’histoire personnelle ne figure dans le corpus des
données. Ces procédures ont permis d’assurer une stricte anonymisation des récits. De
même, aucun nom n’a été associé à un enregistrement ou à une retranscription, et les codes
d’attribution ont été effacés. Nous avons fait de notre mieux pour ne pas nous référer au
contexte particulier de la vie des ISS afin de préserver un maximum toute reconnaissance
possible de l’identité des sujets. Nous avons attribué, de manière aléatoire, un numéro
s’échelonnant de 1 à 15 pour chacun des sujets. Dans la suite du texte, les récits de chacune
des personnes sont présentés en nous référant à des chiffres : sujet.12 ou sujet.01. Nous
avons choisi de ne pas féminiser les récits - « je suis allé » - de manière à ne pas préciser
le genre de celui ou de celle qui parle.
Comme le groupe d’intervenants en soins spirituels est assez restreint et que les
membres se connaissent entre eux, nous avons veillé à pousser la question de l’anonymat
jusqu’à faire disparaître les différences de genre. À titre d’exemple au moment où le sujet
évoque sa maternité ou sa paternité, nous avons préféré écrire « en tant que parent » afin
d’éviter au mieux toute reconnaissance possible des propos.
Une fois que la transcription a été effectuée, l’enregistrement a été détruit. Ainsi
régulièrement et rapidement après l’entretien, nous pouvions retranscrire les entretiens et
laisser progressivement de la place à d’autres enregistrements.

6.2 Droit de retrait et équité

Les participants ont été informés à la fois de leur droit de retrait et du fait qu’il serait
impossible de retrouver leurs données après l’entrevue puisque chacun des enregistrements
se voyait attribuer un code aléatoire. Chaque intervenant pouvait librement élaborer sur ce
qui le caractérise en tant que personne en évoquant, s’il le souhaitait, sa religion, sa culture

89
ou son enfance. À tout moment, il était possible de suspendre l’enregistrement et de le
reprendre. Cela est arrivé dans deux cas, laissant place au dévoilement d’un trauma et d’une
contextualisation d’une anecdote : l’enregistreur a été fermé pour laisser aux intervenants
la possibilité de recréer un sens porteur de nouvelles perspectives. Dans les cas où des
intervenants ont fait part de leurs émotions – peur ou tristesse –, nous avons là aussi veillé
à rééquilibrer les états émotionnels. En diffusant des messages positifs, nous modifiions
progressivement la tonalité émotionnelle sous-jacente à toute interaction, ce qui permettait
de réguler implicitement l’état de l’intervenant. La neurophysiologie travaillant en
interaction constante avec autrui, il importe de rester vigilant à tout changement, aussi
minime soit-il, en vue de réguler par l’humour ou le changement de sujet, la pensée de
l’ISS (Goleman, Boyatzis, McKee 2002). Quoiqu’il en soit, une liste d’organismes à
contacter au cas où il souhaiterait continuer un approfondissement a été distribuée avant
l’entretien.
Dans le souci de révéler l’humain dans sa profondeur, la religion et l’ethnicité du
sujet n’avait pas vraiment d’importance puisque c’est « l’énigme métaphysique » (Jung,
1961) de l’humain qu’il s’agissait de rejoindre.

6.3 Approbation éthique et formulaires de consentement

Le projet de thèse a été soumis au bureau éthique de la recherche de l’Université de


Montréal. Cette recherche a été conduite conformément au respect des principes éthiques
pour la recherche auprès des êtres humains. Chaque entrevue était précédée par la lecture
commune des articles régissant le formulaire de consentement ; des rappels de nos
principes de notre déontologie étaient aussi faits de manière à informer le/la participant/e
de notre parcours, de nos objectifs, la neutralité bienveillante.
Une demande d’autorisation d’enregistrer l’entretien a été faite en même temps que
la lecture des items composant le certificat éthique. Quelques précisons étaient apportées
au sujet de la durée et de la nature de l’entretien semi-structuré, des formalités
administratives de l’entretien – avec lecture et acceptation du certificat éthique –, d’une
référence à la question du secret professionnel et de la garantie de la confidentialité et
d’anonymat. Nous avons indiqué que nous pouvions répondre à leur question en rapport

90
avec nos hypothèses une fois que l’entretien serait terminé en vue de ne pas influencer leur
réponse.

91
CHAPITRE III : RÉSULTATS ET DISCUSSION DU
MOUVEMENT DU SOI CHEZ LES ISS

Herméneutique Les mouvements Causes Effets Conséquences

L’autorisation 1) La figuration Dérives Moi La théopathologie


noétique errante du Moi
2) La configuration Critique Égo L’avènement
ajustée de l’Égo
3) La refiguration Éveil Soi La théosis
mature du Soi

La poétique de Du compromis ; de Transformation Parrêsia La Sophia


Soi l’improvisation ; du
sensible ; de la proximité
La conscience 4) La transfiguration
ontologique du Moi achevé Rétro-causalité Moi Le Fiat
achevé

Dans l’examen des résultats, nous avons cherché à identifier les freins et les leviers
affectant le mouvement du soi dans les passages entre l’une et l’autre des trois grandes
étapes de l’herméneutique du Soi. Ces étapes ont été examinées sous le regard de la
noétique, la poétique et de l’ouverture à la conscience ontologique accueillant le Soi dirigé
vers l’autre. La présentation des résultats de ce chapitre sur le mouvement du soi des ISS
se divise du point de vue de la psychologie spirituelle, selon douze étapes réparties en
quatre sections que sont : la figuration errante du Moi ; la configuration de l’Égo ; la
refiguration du Soi et la transfiguration du Moi achevé. Concrètement, ces étapes de
figuration décrivent l’itinéraire du soi en partance de la remise en question du sujet qui
l’ouvre à la dimension noétique et qui décrit les dérives du Moi. Cette remise en question
impose une critique qui aide à reconfigurer les instances de l’Égo qui, dans leur
réajustement, découvre le Soi. Cette découverte permet à certains d’entre eux d’achever le
le faux-Moi, celui-là même qui cherchait à s’ouvrir à une dimension noétique. Ainsi cette
dernière étapes décrit l’achèvement du Moi comme le retour vrai à Soi, dans une sorte de
révélation de l’expérience de Soi.

92
L’expérience de soi a été travaillé dans une sorte de poétique que nous décrivons à la
section deux et qui permet de comprendre la structuration éthique du sujet face à l’autre,
dans ses différentes étapes de transformation, le sujet travail sur lui-même, c’est une forme
de techné, qui l’a aidé à aiguiser ce qu’il est. Cette étape nous permet de saisir, les
fondations du rapport à l’autre dans le fait de devenir et d’être ISS.
Enfin, ce chapitre des résultats nous aide à comprendre les enjeux d’une spiritualité
laïque qui s’exprime au sein d’un milieu professionnel et laïque. Cette spiritualité est
divisée selon les concepts de la philosophie antique et nous permettent de saisir ce qui
permet au sujet d’inscrire sa spiritualité dans l’espace commun, de trouver sa place dans
l’espace du Tout humain, c’est la conscience ontologique de reconnaitre l’autre comme
soi-même.
Enfin, le mouvement du soi étudié nous permet d’élucider le mouvement filigrane de
la pensée spirituelle. C’est-à-dire une organisation spécifique des modes d’appréhensions
de sa propre existence mêlée à celle des autres (causalité).

I) L’autorisation noétique
L’ « autorisation noétique » (Marcrez-Maurel, 2004) en tant qu’individuation « est un
cheminement de connaissance de soi, un voyage intérieur (et/ou extérieur) durant lequel un
processus interne et continu de transformation de Soi démarre lorsque l'individu s'ouvre (à
la suite d'un flash existentiel, une prise de conscience de son ignorance et de sa souffrance,
ou un questionnement sur le sens de la vie) à un profond désir de changement et se
confronte à l'inconnu, rencontre des archétypes ou symboles numineux qui le touchent,
l'ébranlent et lui dévoilent le réel derrière la réalité, l'esprit derrière la psyché, le monde
ontologique derrière le monde des apparences, le monde de l'intelligence derrière le monde
de la signification » (2004 : 327).
Pour commencer l’analyse, nous avons cherché l’itinéraire individuel du mouvement
du soi en nous appuyant sur un seul point de départ : l’illogisme de la pensée propre à la
pensée noétique, laquelle enclenche une remise en question nommons la dissonance
cognitive. Chacune des trois étapes de l’autorisation noétique caractérise le cheminement
spirituel intérieur des sujets ISS. Et l’autorisation noétique s’étale selon trois étapes

93
évolutives l’errance du Moi, l’ajustement de l’Égo à la maturité du Soi et sont contrastées
par les particularités des histoires individuelles.

1.1 L’errance du Moi

« Je ne me tanne pas de dire ok, je m’inscris dans quelque chose en particulier, je suis
comme dans une espèce d’errance spirituelle… » Sujet.15

Les extraits des récits renvoient à des moments d’incompréhension de soi vécus par
certains ISS et expriment des situations révélatrices de l’ouverture à Soi. Ce moment qui
s’ouvre à la suite de l’inconfort psychologique du rapport entre soi et le monde fait entrer
le sujet, indépendamment de son histoire, dans une forme d’errance après :

Une rupture sentimentale où le sujet se sent vide :

« Je pense que j’avais 26 ans, j’étais un peu dans un espace d’errance, qu’est-ce que je
fais de ma vie, est-ce que j’aime ça ce que je fais ? Une espèce de vide de couple qu’on
cherche à combler. Et qu’on ne sait pas trop comment. Donc j’ai toujours été une personne
curieuse, on explore la force des choses, on va dans la spiritualité. » Sujet.12

Au cours de l’insertion professionnelle où la pression sur soi se fait ressentir :

« Et puis il y avait toute notre philosophie et puis là, j’avais la chance de pouvoir travailler
en milieu hospitalier. Puis à la fois, je sentais une pression, j’avais peur de me faire gober
dans le système. Mais en même temps je voulais vraiment être accepté. Je pense, ce qui
symbolise mieux ça c’est comment est-ce que je me suis habitué pendant cette période-là.»
Sujet.07
***
« J'étais vraiment en mode survie pendant tout ce temps-là. Puis après ça je me suis dit
stop c'est trop. Puis là, ça a tout changé. Ce qui fait que là aujourd'hui, je n'ai plus de
posture de performance. J'ai une posture avec laquelle je vis avec ma vulnérabilité. Je ne
sais pas si je me serais entendu mais pendant que j'étais en train de faire mon premier
stage en soins spirituel, c'est à ce moment-là que je me serais parlé. J'avais une posture de
performance c'est là que je me serais parlé, je vais arrêter de faire le job moi-même. Arrête
de te juger parce que tu vas t'user, et arrête d'être dans cette posture-là. » Sujet.05

Au cours du développement identitaire faisant qu’une réponse au mal-être se voit comblée


par les drogues :

94
« J’ai utilisé le cannabis comme un médicament pour combler le vide intérieur… J’ai
commencé à ressentir un vide intérieur. Et j’ai cherché à combler ce vide de différentes
façons. Précisément par des moyens que je qualifie aujourd’hui comme étant des plaisirs
éphémères de ce monde. Abus de drogues, abus d’alcool, fréquentations illicites. ». Sujet.
10

À la suite d’un décès qui révèle une forme d’anxiété et l’impossibilité d’agir
adéquatement face à la peur de la mort/ l’inconnu :

« … Ça me rend anxieuse, c'est un constat. Il y a encore la peur, ça fait peur d'être près
de sa mission, pour toute cette raison puis le contexte c'est comme si il ne faut pas que ça
m'empêche d'agir, et puis la peur de la mort, la peur est encore là et puis c'est ce que je me
souhaite aussi pour le futur d'avoir moins peur de la mort qui m'a invité et qui m'a déjà
habité dans des idées suicidaires. » Sujet.04

Pour certains d’entre eux, il s’agit d’une lourde histoire personnelle qui révèle la
présence d’une blessure (maladie, dépression, toxicomanie) éventuellement reliée à de
mauvaises relations (abandon, père distant ou mère imposante, perte d’un être cher,
séparation) s’échelonnant de l’enfance à l’âge adulte. Qu’il soit question d’anxiété ou de
peur, le malaise ressenti par ces sujets exprime les difficultés contextuelles ayant enclenché
ou affirmé l’illogisme des sujets et l’ouverture à l’errance.

Les situations décrites ici ont servi d’amorce à la lecture de nos données dans le
sens où, pris individuellement, ces moments ont permis d’initier un espace de révélation à
soi permettant de décomposer le rapport au faux moi dans laquelle le sujet – en étant distant
du Soi – est figurant dans son existence. En psychopathologie particulièrement, l’angoisse
désigne un mal-être suscité par l’oppression. En philosophie, il désigne plutôt un état
métaphysique et moral qui exprime l’incohérence.

Dans le cas suivant, à la suite d’un engagement communautaire et spirituel, le sujet


se trouve face à un illogisme entre sa perception du spirituel et à l’inscription commune de
sa spiritualité au sein d’une communauté qui ne partage pas, paradoxalement, la même
vision.

« Il y avait des jeunes générations, qui avaient une manière différente de voir la spiritualité
ou la tradition dans laquelle on était. Ils avaient une façon de voir qui était plus ferme,
limitée et qui divisait, il y avait cette façon-là qui était nous et contre les autres, les non
croyants. Et ça entrait en conflit avec ce que moi je portais, qui était justement de faire des

95
ponts, de créer un dialogue, de savoir que la foi et la spiritualité n’étaient pas des concepts
ou un domaine fermé, ça allait au-delà de la raison, qui était capable de s'expliquer. Alors
avec la venue de cette jeune génération, ça m'a permis de me remettre en question, de
prendre le temps d'arriver et puis de réfléchir sur ma place dans la communauté. Et mon
avenir. Et j'en ai conclu que c'était le moment de trouver un autre chemin pour continuer
de vivre, ma passion ma vocation tout ça. Tout ça. » Sujet 06

En prêtant attention à la distinction faite entre l’approche individuelle de la


spiritualité et celle qui relie toute une communauté de croyance, on remarque que la prise
de conscience d’un travail sur soi peut se distinguer de l’approche collective partagée, il y
a là un espace béant entre l’expérience individuelle de la spiritualité et l’expérience
spirituelle collective.

« Mais dans le fond, mon propre dilemme ; des moments de tension, de l’anxiété qui
peuvent faire vivre, l’angoisse, le sentiment d’être inapte. Et que la société n’a pas de
sens.» Sujet. 07
***
« Convaincu parce que j'étais en colère, parce que j'étais le seul élève à ne pas aller à la
messe. Je revendiquais publiquement déjà à l'époque. » Sujet.01

Ce faux moi, peut s’exprimer contre la société ou la religion, sous la forme de


dilemme ou de revendication. Ces deux approches – individuelle et culturelle – peuvent
s’alimenter l’une et l’autre comme elles peuvent aussi, et c’est même très souvent le cas,
entrer en contradiction si le sujet n’opère pas de compromis. Ainsi, le sujet se distingue de
la pensée dominante représentée par la société ou la communauté religieuse et commence
à expérimenter une dissonance cognitive.

1.1.1 La dissonance cognitive

« J’ai essayé d’être accompagné là-dedans, en psychologie au début. Et tout ce que je


voulais c’était un truc pour pouvoir gérer et contrôler mes émotions, ligoter mes émotions.
Il y avait toujours… C’était ma raison qui parlait et puis c’est tout. Les crises
existentielles… Et j’ai réalisé à quel point - plus tard – que c’est toute ma compréhension
de Dieu, de l’humanité, du sens même de ma vie(...) « Il y a une vérité, transcendante
éternelle, immuable » et là, je me retrouve à être en contradiction avec moi-même. Parce
que mon cœur, ma conscience, me disait que c’était beau ce que je vivais avec (son amour)
c’était beau, c’était bon, c’était vrai aussi. Vrai. » Sujet.08

La dissonance cognitive est surtout vécue chez les intervenants que nous avons
rencontrés sous la forme d’un sentiment d’inconfort, d’inauthenticité du rapport à soi. Le
sujet questionne alors ses fondements existentiels, et s’engage dans une recherche

96
d’équilibre qui peut guérir et rétablir sa vérité.

« Et j'avais de la misère à revenir à la maison parce qu'il y avait une tension entre mon
désir d'engagement dans la spiritualité et mon travail, ma source de revenus. Alors il y
avait cette tension-là qui était désagréable.» Sujet.02

Il arrive que la quête d’une cohérence à soi, d’une vérité en soi conduise le sujet à
reconnaître qu’il développe une part d’humanité en lui, des émotions incontrôlables qui
l’envahissent et le projettent paradoxalement dans la prise de conscience d’une existence
dépourvue d’authenticité.

« À la base, la société nous pousse à beaucoup se cacher, la société essaye de montrer que
le beau et le négatif on ne le vit pas. Il y a des sujets dont on ne parle pas, il y a des sujets
dont on parle et il y a des sujets qu’on évite, par exemple si on parle de la mort. Si on parle
de la déchéance, de la souffrance, sujets qu'on évite, qu'on cache. Et de ce fait, on passe à
côté de toute une partie de la réalité de l'humain. Et je pense qu'on est tous - et j'étais
comme ça - on essaie de cacher les mauvais côtés et, de cacher notre part… ce qui va
moins bien et on essaye de montrer le beau et, on montre une figure qui n'est pas celle de
la réalité. » Sujet.01

Ces intervenants qui ressentent une pression entre la société les valeurs de
superficialité qu’elle véhicule ne se sentent pas autorisés à l’expression de leurs affects. Ils
se disent devoir faire preuve d’un bien-paraître qui implique de faire taire une part
d’humanité ou une part de spiritualité afin de pouvoir répondre aux exigences de la vie.
Ainsi, leurs conceptions du devoir religieux ou des obligations conventionnelles et les
exigences de l’humain paraissent antagonistes ou en tension.

1.1.2 La théopathologie et le dogmatisme aliénant

« Je trouve que le côté loi (de la religion), le côté, je n’ai pas le mot, je trouve qu’il y a
quelque chose qui castre d’une certaine façon le développement personnel. Donc, je trouve
que je me sentirais trop à l’étroit d’être dans une religion en particulier. Mais, à un moment
donné la religion ça reste des coupons, et puis j’ai de la difficulté à entrer dans des
contenants et je trouve que ce n’est pas pour moi. Donc, je ne peux pas m’inscrire dans
une tradition religieuse. […] C’est trop difficile à ce moment-là de faire confiance que
quelqu’un (d’autre que soi) va nous aider. Tu sais, on parle juste du christianisme ou de
l’église catholique je trouve qu’à la base, c’est que les religions devraient nous aider à
devenir de meilleurs êtres humains. Puis d’une certaine façon, oui ils peuvent le faire, mais
je trouve qu’il manque de gourou ou de gens qui ont fait un travail important sur eux. »
Sujet.12

97
Même dans le cadre de leur religion, il est possible que certains sujets éprouvent
des difficultés à l’égard des règles régissant leur foi. Ce sentiment peut même être exacerbé
lorsque le sujet ne trouve personne pour l’aider à devenir un meilleur être humain. Le sujet
se trouve alors coupé de l’espace qui pourrait lui permettre d’accueillir le spirituel. La
religion y est perçue comme un obstacle au développement personnel et génère une forme
de théopathologie.

« J'ai grandi dans une famille catholique, durant toute mon enfance, j'ai baigné dans cette
tradition et puis (…) ayant grandi à Québec, il y a beaucoup de diversité, j'avais de la
misère à faire des ponts avec les gens, [càd discuter de Dieu] avec les personnes alors,
lorsqu'on parlait qu'on discutait de la spiritualité, de l'éducation religieuse et tout ça. Alors
les gens avaient de la difficulté à connecter avec ce sujet-là. Soit, ils critiquaient, soit
indifférents. Alors moi je pense que c'est important de tisser des ponts mais je n’avais pas
les outils nécessaires, les idées qui pourraient créer ces ponts là avec ces gens-là. »
Sujet.06

Pour penser le rapport entre le niveau collectif imposé par la culture et la dynamique
intrapsychique chez des sujets qui vivent, comme nous venons de le présenter, une
expérience de dissonance cognitive, il convient d’établir une différence entre la « culture-
en-soi » qui est fondatrice de l’humain dans sa profondeur, et les « cultures particulières »
dont certains aspects peuvent être toxiques pour l’individu.

L’extrait du sujet.06 démontre que cette toxicité peut prendre différents visages qui
viennent renforcer l’explication du facteur exogène à la théopathologie. Le divin en soi est
alors refoulé et exacerbé par la difficulté qu’éprouve le sujet à faire des ponts et à discuter
de spiritualité avec ses camarades. Qu’il soit question d’une religion castratrice ou
profondément dogmatique, ou d’un entourage peu ouvert à la question spirituelle, le Soi,
des sujets est affectée.

« J’ai trop un background scientifique. Et puis ma mère ne comprenait pas. J’étais le seul
à prendre la religion plutôt que la morale. (…) Et puis les gens étaient mal à l’aise, c'était
pire que si je disais que j'étais gay, c'est comme tabou ici. Et je suis mal à l’aise que tu sois
mal à l’aise. Du tabou qu'ils ont, au moins j'ai pu trouver une profession où ça peut exister,
où c'est respecté, je suis dans un cadre professionnel où je suis, où je ne suis pas prise pour
une espèce d'ésotérique avec des réflexions par rapport à ça. » Sujet.03

98
Leur spiritualité étant reconnue comme une étrangeté, le sujet s’enferme
progressivement dans le discours scientifique de la pensée dominante (la pensée
scientifique de notre époque). Et cela peut aller jusqu’à cacher au regard d’autrui
l’expression d’une vie religieuse.

« La mission au Québec c’est d’être juste croyant. C’est juste de l’afficher. Je ne tiens pas
nécessairement ; je ne suis même pas obligé de dire que je suis catholique que tu crois en
Dieu, que tu crois en quelque chose de plus grand et puis de le nommer et de s’identifier
c’est déjà un gros coming-out. Et puis de maintenir, les gens ont tendance à te mettre,
comme te marginaliser et ils te disent : « non moi je fais partie de la vraie vie ». Sujet.14

L’expression du spirituel est adaptée à la modernité même si elle paraît intériorisée,


allant jusqu’à être décrite comme un phénomène tabou qui peut être comparé à un « coming
out ». Dans un contexte québécois où l’environnement laïc impose la discrétion du savoir-
être spirituel, l’étude des récits a fait émerger la capacité des sujets à démontrer un
conformisme réfléchi face au discours subtilement indocile par le « dire » ( le Sujet.14) ou
par « l’agir » (le Sujet.03).
Dans les cas de théopathologie, c’est davantage le contexte répressif – familial,
institutionnel ou culturel – qui tend à étouffer la dimension spirituelle et à bloquer son éveil
ou son expression. Cette théopathologie peut apparaître très tôt dans la vie du sujet. On le
voit bien dans l’extrait du sujet.03 où dans l’enfance de ce sujet la mère n’était pas disposée,
à accueillir cet éveil.
« Mais dans les circonstances, c’était l’insécurité. J’avais aucune idée de qui j’étais, ce
que je voulais, tout s’est écroulé comme un château de cartes. Alors, je ne savais même pas
pourquoi j’existais. Et puis là, à force de faire beaucoup de lectures qui m’ont aidé, me
retirer aussi. […] « Et aussi, m’émanciper de l’autorité (…) J’ai réalisé quelque part que
j’étais incapable de prendre une décision sans prendre son approbation (à sa mère) C’est
plus difficile maintenant d’en parler, parce que je suis tellement ailleurs, il faut que je me
rappelle l’état d’âme dans lequel j’étais mêlé je voulais être fondamentalement… Sujet.08

De même pour l’extrait suivant lorsque l’ISS décide de quitter l’environnement


religieux et familial, le pathos devient l’espace révélateur d’une échappée en dehors du
Moi, dans le souci d’être à la source fondamentale de Soi.

« Je pense que moi je suis personnellement souffrant, et ça m'aide à comprendre et avoir


envie de connecter à la souffrance de l'autre. Disons, que j'ai manqué d'écouter dans mes
besoins, je n'ai pas été entendu, donc en contre réponse à ma blessure, je me suis senti
appeler à écouter les besoins de l'autre. ». Sujet.02

99
Chez certains, cette échappée du Moi se vit à la suite d’une souffrance. La souffrance
est alors le moyen de se questionner sur les besoins et les blessures, mais surtout sur
l’essentiel de la constitution du moi, puisque la pensée spirituelle peut être réprimée dans
le contexte de la famille ou de l’institution.

« Écoute, je dirais que Dieu était le cœur de ma vie, bien sûr, mais pour moi le pape et
Dieu c’était pareil. J’avais comme amalgamé tout ça. Je n’avais pas été très critique par
rapport à la situation. Au contraire, c’était Dieu qui parlait à travers l’institution. Donc,
je m’étais associé à ça. J’avais sublimé ma liberté au profit d’une unité forte de
l’institution. J’étais en sécurité, et j’étais bien dans ça. [Jusqu’à une sortie radicale de ce
contexte] Sujet.08

Dans l’extrait du sujet 08 liberté du sujet est alors sublimée et enfermée dans une
souffrance pathologique et/ou détournée dans une distorsion cognitive sous la forme d’un
amalgame, qui est après coup, jugé comme illogique.
Les sujets qui ont dû traverser des états de théopathologie ont vu leur volonté
propre être relayée dans les marges et reculer devant la domination d’une entité s’imposant
à eux. Cette entité peut être représenté par le religieux, le politique ou le familial et peut
venir influencer les amalgames et/ou les confusions dogmatiques.

« Q. Si je résume, tu voulais te conformer tout en gardant ta liberté?


R. Oui, c’est bien dit. Et puis, j’entends que c’est un peu normal dans la vingtaine que
justement on essaie d’intégrer un nouveau milieu. Et puis, je sens qu’il y a d’autres
personnes qui font ça. Mon conjoint c’est un peu la même chose, mais ça fait partie de la
confiance d’avoir l’air sérieuse. Je n’avais pas l’air sérieux, j’avais 24 ans. » Sujet.07

Non loin de cet abandon de la liberté au profit d’une sécurité institutionnelle, on


peut trouver un conformisme porteur de maux et de repli. Le sujet se révèle incapable de
s’adapter aux normes de manière passive, sans risquer de nuire à sa propre représentation
de la spiritualité.

1.1.3 Les psychalgies de l’échappée

« Je suis passé par toutes sortes de processus, ça a pris un an et quelques mois, toutes
sortes de choses : tristesse, culpabilité, déception. Jusqu'à prendre la décision qui était

100
avec soulagement, avec un fardeau qui disparaît. C'est aussi, à la suite de mon départ.
Faire route vers certains membres de la communauté où j'ai eu un retour sur cette décision-
là, pour relire ce qui s'est passé. Pour moi et pour eux, et ça, ça apporte beaucoup de
sérénité et de paix. Quoi qu'il était extraordinaire et compréhensible, probablement un
besoin correct de revenir là-dessus, et de le relire ensemble. De voir maintenant sur quel
pied on part. » Sujet.06

Dans une lecture après-coup, le sujet se dote d’un savoir qui l’aide à reconsidérer
les situations passées comme étant l’élément nécessaire à la connaissance du Soi. La
tristesse, la déception, la culpabilité sont des états de souffrance pour le sujet qui reconnait
la situation douloureuse qui l’enferme et qui décide de s’en échapper.

« […] dans ma vie personnelle l'événement traumatisant que j'ai vécu l'impact, de ce
trauma là, à l'adolescence. Puis là, aujourd'hui j'ai l'impression de m'en sortir, de prendre
le dessus, je ne dis pas que j'étais dans le choc post-traumatique pendant 20 ans mais quand
même, j'ai fait une dépression je suis sorti de cette dépression, j’ai vécu ma vie de jeune
adulte mais il y a toujours un écart entre le bien-être et la dépression » Sujet.04

***
« C’est à travers les expériences que je t’ai mentionnées, je n’ai pas approfondi dans les
événements qui s’étaient passés. Ce n’est pas des choses sur lesquelles je reviens. J’avais
voulu partir et, cette voix là, ma petite voix m’a dit que je pouvais partir [mourir] si moi je
prenais cette décision là, mais que je ne pouvais pas la prendre pour mes enfants. (…) puis
là, je me rends compte du vide. Et là en regardant en étant conscient du vide extérieur. Bah
là, je me mets à pleurer et en même temps que je pleure, la petite voix intérieure me dit, tu
me fais déjà plus confiance. Et puis, à ce moment-là j’ai dit c’est vrai tu as raison. J’ai
essuyé mes larmes ». Sujet.14

La lecture du passé peut introduire un espace d’ouverture à la compréhension du


mouvement du Soi. L’errance étant souvent le moment de scissure dans leur vie évoque le
point tournant à un événement particulier, traumatisant, ou illogique. Ce tournant et le
moyen de découvrir le Soi qui s’exprime à travers une petite voix qui marque la prise de
conscience de Soi et cette prise de conscience limite le Soi et l’écart entre le bien-être et le
mal-être.

« Ce que j'ai appris avec la souffrance c’est de ne pas l'isoler, et puis de ne pas la vivre
toute seule, mais en relation avec d'autres. Et puis tu vas faire des erreurs. C'est vraiment
une approche expérientielle, ça ne se fait pas du jour au lendemain, c'est long. Puis le
jugement, c'est une des défensives. C'est une façon de refouler l'émotion. Une façon de
refouler la souffrance. Et, une de mes premières défensives. Mais c'est souvent le cas de
plusieurs personnes, c'est de se juger soi-même, juger les autres. Comme ça tu ne te donnes
pas l'espace à toi. Tu ne te donnes pas cet espace-là, de vivre cette souffrance-là ni même
du repos. Et ça fait mal, parce que tu ne veux pas vivre ça, ça fait mal la souffrance. Oui,
de l'accepter et de la regarder. Je suis un battant, et je suis courageux dans la vie. La

101
polarité est énorme. Autant, ma souffrance a été énorme, autant j'ai très souffert dans ma
vie. » Sujet.05

Cette connaissance profonde de soi est, dans un premier temps, la connaissance de


ses propres schèmes mentaux, de ses jugements, de ses défenses et ou de sa polarité. En
ouvrant un espace à soi, le sujet s’autorise à questionner et à accepter sa souffrance, à
accepter son humanité. Pour résumer, la situation d’errance qu’ont vécue les ISS nous a
conduite à nous questionner, par-delà les étapes que traverse le mouvement du soi, sur la
manière dont ces personnes en progression spirituelle arrivent à rompre avec la
compréhension du sens de la vie qui a guidé leur vie jusque-là. Nous venons de voir que
bien souvent, ils se retrouvent confronté à un illogisme qui peut soit les éloigner des valeurs
culturelles – dominantes ou minoritaires – de leur société soit s’en rapprocher. Dans le fond
il questionne d’abord leur état et la mesure à la lueur de leur expérience et de leur
conception de soi. Cette critique signifie une remise en question de leur souffrance qui
couvrait le Soi.

1.2 L’ajustement éthique de l’Égo

L’illogisme de la pensée s’est révélé par la remise en question de soi. Cette remise
en question influence l’ajustement du rapport à soi. En exprimant les limites du moi, le
sujet a pu acquérir, au contact de ses limites cognitives et affectives, la « connaissance de
soi » lui permettant un certain ajustement éthique.

Cette partie 1.2 détaille trois niveaux. Ainsi nous présentons les étapes du
positionnement éthique faisant que le sujet peut donner un nouveau sens à son existence,
et ainsi progressivement s’éloigner de la souffrance qu’il a vécue comme la remise en
question nécessaire à la poursuite du mouvement du soi.

1.2.1 Positionnement spirituel

« Si on me dit c’est quoi ta spiritualité, moi ça part par le bien et le bon et on le trouve
dans l’âme. Pour moi c’est ce qui est plus grand, c’est ce qui m’aide à me connecter à
quelque chose qui me dépasse, (…) ça m’aide à me perfectionner (…) toutes ces choses ça
me touche énormément ». Sujet.12
***

102
« De me retrouver comme personne. Capable aussi de prendre mes propres décisions et,
de m’assumer […] on dirait qu’avant j’existais pour les autres. Et là j’ai vraiment le
sentiment que j’ai des projets, je me permets de rêver ». Sujet.08

La spiritualité des ISS est vécue comme l’interface du rapport à soi et du rapport
aux autres. Les enjeux concernent alors l’expérience d’une existence commune. Elle
s’exprime comme un état d’être autonome qui se projette dans l’avenir à travers un
mouvement de perfectionnement, c’est la praxis en tant qu’agent transformateur.

« Toutes les émotions, on les a travaillées, on sait vivre avec. On sait où aller les chercher.
Mais il faut faire attention à soi, on est tout aussi important que la personne en face de
nous. Donc, on se donne cet espace-là, on se donne cette importance comme personne.
Finalement, c'est apprendre à s'aimer. Le jour où tu arrêtes de te juger comme personne.
De faire le job à toi-même, c'est là qu'il y a un après. C'est là que tu peux être en présence
de l'autre. » Sujet.05

La pensée noétique, dans la mesure où elle met en suspens les schémas de pensée
aide le sujet à faire face à lui-même dans la considération de ses propres émotions. Le sujet
se trouve alors à suspendre ses jugements pour autoriser l’expression du Soi via l’amour
de soi.
« La question si tu veux dire est-ce que les catholiques sont encore chrétiens ? J’adhère
aux vérités de foi, j’avais lu, j’avais étudié et ce que j’ai vu c’est l’absence de critique. Là
je les ai en tête et je me dis que c’est du n’importe quoi. Je me permets d’être hautement
critique par rapport à l’institution. Petit à petit, j’ai réalisé que je m’émancipais de plus
en plus, jusqu’à me poser la question si je suis encore catholique. Je suis encore chrétien,
je pense, certainement. » Sujet.08

L’autocritique paraît être la voie l’émancipation, de la pensée libre et hors des jugements
et des préjugés. Le sujet est conduit à explorer une spiritualité propre dont les fondements
vont à l’encontre de ses anciens modes de pensée religieux et catholique.
« C'est sûr que moi j'ai eu une éducation catholique, j'aimais beaucoup ça, et je ne me sens
pas attaché au catholicisme par contre je me sens attaché à Dieu, je pense que Dieu existe,
pas nécessairement dans la conception qui est enseignée, mais bon on dit que Jésus est un
personnage historique. Je crois que c'est un personnage historique après est-ce qu'il a fait
tous les miracles. Non, je ne pense pas. Mais je pense que ce qu'on a écrit sur lui est très
inspirant. Pour moi, ça c'est comme ça que je m'alimente spirituellement. Par exemple les
Évangiles sont très inspirants. Mais je pense qu'il y a aussi d'autres histoires très
inspirantes, mais pas forcément des histoires qui sont présentées de façon religieuse ou
spirituelle. Par exemple, je vais relire le petit prince une fois par année parce que je trouve
qu'il y a des belles choses là-dedans. Et puis, il y a des beaux enseignements. On peut le
prendre comme un roman philosophique mais pour moi il y a quelque chose à aller
chercher » Sujet.06

103
Pour les sujets 06 et 08, la mise en question de leur appartenance au christianisme les
aides à investir progressivement leur réalité spirituelle qui s’appuie sur le acquis religieux.
Soit, ils s’en inspirent, soit ils extirpent. Ils conservent néanmoins les éléments qu’ils
estiment bénéfique à leur progression spirituelle.

« Pour moi, il est une manifestation de Dieu, de l’esprit ça aussi on avait parlé par rapport
à moi, mes propres croyances, ma propre vision de Dieu pour moi ma vision de Dieu est
indissociable de la vision de l’être parce que c’est ma philosophie spirituelle personnelle
qui me nourrit. Je ne partage pas forcément avec les patients. Et là y a quelque chose
d’intéressant avec la posture par rapport à d’autres intervenants qui seraient d’emblés
pratiquants chrétiens et qui partageraient une familiarité de croyances avec des patients
chrétiens. Moi, j’ai une spiritualité et une inspiration qui est différente que je ne partage
pas avec les patients. C’est la philosophie de l’Inde…» Sujet.10

Pour cet intervenant, le fait de pouvoir se différencier de la spiritualité d’autrui lui


permet de se construit un cadre prédéfinit. En s’ouvrant à d’autres perspectives
philosophiques – d’Occident (le petit prince) ou de l’Orient, les sujets 06 et 10 configurent
autrement leur perception spirituelle en fonction de leurs affinités propres afin qu’elles
puissent accueillir à la fois le monde de l’autre et sa conception personnelle. Sachant la
juste distance ces ISS se disent capable de tendre vers une compréhension personnelle de
l’expérience spirituelle qui leur permet de se repérer face aux autres – collègues ou patients.

« Il (Jésus) doit être dans mes valeurs. Qu'est-ce que Jésus ferait [dans telle situation
d’intervention]. Parce que c'est mon référent. C'est sûr que ça doit influencer, et qu'on a
assez grande connaissance du personnage. Mais le référent de l'Occident c'est Jésus
comme figure prophétique ». Sujet.13

***
« Donc c’est sûr que la réponse est oui, j’ai une spiritualité particulière et que je pense
avec des éléments changeant dans le temps. C’est ce que les gens ne comprennent pas.
Donc oui je suis catholique, j’ai une spiritualité unique, maintenant laquelle ? J’ai une
culture chrétienne, deux parents catholiques pratiquants que j’ai complètement rejetés
parce que c’était plate. Ils me forçaient à aller à l’église, j’étais un adolescent et pour moi
il n’y avait rien de plus frustrant, J’étais tout seul. Mes amis et une génération qui ne veut
plus. » Sujet. 11

Dans le cas où la spiritualité n’est pas syncrétique le sens du mouvement du soi se


dirige dans l’imitation. Pour le sujet.13 c’est à travers le modèle de conduite que représente

104
Jésus, qu’il trouve du sens à donner à ses valeurs. Dans la mesure où il se laisse influencer
par cette figure religieuse, ce sujet donne du sens à sa spiritualité religieuse. Pour le sujet
12, même s’il reconnaît un caractère changeant dans le temps, le christianisme l’ouvre en
direction d’une spiritualité qui se veut unique et qui exprime un mode d’être dans un présent
distancé des membres de sa génération, c’est une spiritualité areligieuse.

1.2.2 L’indulgence et l’humilité appliquée à soi.

« C'est ça la passion, c'est de vivre profondément mes valeurs tous les jours et de les
explorer. On perd patience avec soi-même, quand on voit l'écart entre ce qu'on a comme
valeur, et ce qu’on applique au quotidien. Ce qu'on a comme réaction humaine. C'est ça
ma passion, d'explorer ça. » Sujet.15

L’exploration de soi se présente comme l’expression d’une passion en tant que valeur
qui structure le sujet au quotidien. Le sujet arrivé à un certain niveau de transformation
accède à une connaissance de ses limites qui se traduit par l’expression d’une nouvelle
relation à soi, plus consciente des réactions.

« Je ne peux pas me permettre de juger personne avec le parcours que j’ai vécu, mais j’arrive
à ne pas trop m’en vouloir non plus. Je me suis mis beaucoup de pression souvent pour être à
la hauteur des attentes des autres. Là, je n’ai pas vu ça moi en tout cas. Je fais mon possible et
je n’ai pas ce besoin-là d’impressionner, d’avoir cette reconnaissance. […] aujourd’hui je suis
plus donc je fais ce que je peux. (Rire). Mais en fait, ça m’a amené beaucoup d’humilité. Je
fais mon possible je fais ce que je veux et je veux juste et ça revient à s’aimer, et être aimé. Je
pense que c’est le cœur de ma vie. » Sujet.08

Le jugement, particulièrement, est mis de côté lorsque le sujet se souvient de son passé
en reconnaissant les limites de son Moi de l’époque. Le sujet accède à une forme d’humilité
et d’indulgence vis-à-vis des autres (juger et personne) puis de lui (le parcours que j’ai eu
). C’est donc un syllogisme inductif, faisant que sa propre critique l’emmène à la juste
critique d’autrui. Cette critique est cependant sur le versant de la reconnaissance donnant
un regard souple sur l’autre, sans jugement excessif.

« J’avais des idées de grandeur, j’avais appris toutes sortes de techniques de relation d’aide…
Et majoritairement ce dont le patient a besoin, c’est de l’écoute active et empathique dans un
climat de confiance relationnel. C’est une des capacités que je pense avoir développées avec
le temps c’est une capacité d’écoute empathique. Malheureusement, je pense que l’écoute

105
empathique se développe avec la souffrance, et j’ai vécu de la souffrance et je pense que ça
devient un peu plus facile. » Sujet10

Le sujet se dote, en regardant l’histoire passée, de conditions affectives régulant sa


direction de vie fondée sur des valeurs d’amour. Le sujet devient soucieux de sa condition
de petitesse, loin des idées de grandeur qu’il avait pu avoir par le passé. En ayant reconnues
l’apport de ses expériences souffrantes, il se montre davantage soucieux de la souffrance
de l’autre, ce regard sur soi projeté sur l’autre lui permet de développer des compétences
d’écoute et d’empathie.

« C’est de notre culture, tu sais, c’est assez dur à voir et puis, ça laisse des traces aussi.
Et puis il y a quelque chose d’assez important pour moi, si je veux faire ce travail-là quand
même assez longtemps. J’ai besoin de prendre soin de moi aussi. J’ai besoin d’être en
mesure d’être au clair avec ce que je peux faire et ce que je ne peux pas faire. Et puis ça,
ça a été ma limite clairement. J’en ai vu des affaires, j’ai entendu des trucs mais ça, c’est
là que… ». Sujet.13

Ce regard sur soi, obtenu par la critique de soi ayant permis l’humilité a aussi porté
avec lui celui de l’indulgence à avoir avec soi. Ne pas se montrer trop dur avec soi-même,
ou prendre soin de soi permet au moi de s’ajuster. Soucieux de sa relation à lui-même, il
lui importe d’être au clair avec ses pensées et ses d’agir.

« Mon rythme, mes valeurs, ma vision, mes émotions c’est pour ça que j’ai dit que j’étais
très fatigué de ce cas-là, et que j’ai pris congé de ces cas-là le lendemain. Je prends
beaucoup plus soin de moi que je ne le faisais avant, Parce que c’est nécessaire ça prend
des nerfs d’acier. » Sujet.01

Assumer le Moi implique d’en prendre soin et de lui octroyer des limites. Cela exige
de renforcer le moi avec ce que le Soi peut apporter comme valeur, comme rythme ou
comme vision. La connaissance de soi vient réguler les limites du Moi et aider le sujet à
se fonder sur des bases solides lui permettant d’être présent en lui-même. Ainsi, les
moments d’envahissement du Moi sont les moments limites du sujet qui se sent à l’étroit,
et pour s’en échapper, il va alors chercher à dépasser le Moi.
« J'ai eu de la misère être empathique dans cette situation [accompagner une mère qui a
perdu un enfant], d'avoir assez de distance parce que ça me ramène à ma situation de mère.
J'étais prise dans mes émotions, je pouvais être en colère, je ne trouvais pas évident. Et
puis finalement c'est ma collègue qui reçoit beaucoup ces cas-là. Je n’étais pas capable je

106
me suis distancé parce que c'était trop pour moi, par rapport à ce que je peux donner ? »
Sujet.04
***
« Cette expérience m’a amené à avoir de la difficulté à accompagner des gens qui
ressemblent trop à maman. » Sujet.08

« Une de nos compétences, c'est être capable de se faire réguler par nos pairs. Puis ça
enlève toutes les problématiques d'égo. Et puis Dieu sait qu'on a tellement d'égo. C'est ça
qui est dangereux pour les patients je pense. Si on n’est pas là pour soi, il est là pour autrui.
Et c'est se faire réguler par les autres, par les pairs se faire voir, avec des critiques
constructives, qui sont responsables, non jugeant, dans l'amour de soi. » Sujet.05

Les sujets travaillant sur eux-mêmes deviennent aptes à reconnaître leurs


projections sur autrui. Ils reconnaissent aussi les jugements et les préjugés qui peuvent
affecter ou biaisé leur réalité.

1.2.3 Spiritualité et paix de l’âme

« [à propos de la rencontre avec la spiritualité des patients] Eh bien ça vient confirmer de


plus en plus que je suis croyant, mais j’ai de la misère à dire cela mais c’est tout une
évolution ça vient confirmer pour moi l’importance de la spiritualité dans la vie des
gens. (…) On me dit tu es à ta place, tu t’es trouvé, tu fais du bien aujourd’hui » Sujet.03

Le sujet 03 qui se définit comme une personne spirituelle depuis l’enfance a, grâce
au métier d’ISS, pu s’inscrire dans l’espace commun qui s’ouvre à sa spiritualité. Et, c’est
dans la rencontre avec la spiritualité de l’autre que son sentiment d’être à la bonne place
(le Kairos), se fait ressentir.
« Alors je pense que la paix c'est ce sentiment de confiance, avoir confiance dans l'autre.
Quel qu'il soit, c'est un sentiment que je donne facilement. Je donne facilement ma
confiance aux autres et je pars avec cette à priori de faire confiance et de donner la chance
ou pas. C'est lui qui un jour va me trahir, pour démontrer le contraire, mais jusqu'à preuve
du contraire je fais confiance. » Sujet.01

La paix intérieure est étroitement associée à la confiance en soi. Elle est, par la suite,
transmise à l’autre. Le sujet en confiance est en paix avec lui-même et cela lui octroie le
sentiment de pouvoir partager le bien ou la joie avec autrui.
« Q. Qu'est-ce que tu mets derrière le mot trip ?
R. Et bien on a du plaisir, une relation positive. On aurait des moments positifs avec ma
fille. S'appeler, ça peut-être se raconter quelque chose.
Q. Qu'est-ce que ça te fait comprendre ?
R. C'est être heureux, vivre des émotions positives.

107
En fait, j'ai arrêté de chercher les grands bonheurs, et je cherche les petits bonheurs, je
suis plus heureux de même. » Sujet.07

De la relation avec autrui, ici c’est avec sa fille, le sujet, exprime le bonheur d’une
une relation positive qu’il est possible d’entretenir au quotidien. Dans cet extrait la relation
à l’autre devient l’espace qui permet l’abandon de l’idéal ou l’abandon d’un objectif à
atteindre. Il y a là l’apparition d’une contradiction qui vient stopper le mouvement du Soi
vers un infini inatteignable « arrêter de chercher les grands bonheurs ».
« [à propos de l’évitement de son divorce à la suite de sa conversion au christianisme] ce
qui m’a donné, la clé c'est de me dire que je suis plus avec toi, je suis réel, j'existe, et j'ai
des solutions alors je ne sais pas mais il y a quelque chose qui planifie. Je ne suis pas tout
seul pour gérer ça, il y a quelqu'un qui est là avec moi pour m'aider dans cette utilisation.
Et qui, vraisemblablement va me donner certaines choses pour, tout doucement
reconstruire quelque chose qu’on ne connaissait pas, à savoir un couple uni [par leur
nouvelle spiritualité commune], heureux, simplement. » Sujet.01

La paix ou l’absence de trouble n’intervient qu’au terme d’une réflexion sur le soi
qui aide le sujet à s’ajuster dans son rapport avec autrui. Le sujet au contact de l’altérité
arbore l’expérience authentique à soi qu’il vient d’acquérir.
« Évidemment, dans la crise [l’acte d’apostasie] je n’étais pas nécessairement… j’étais
très troublé par tous les bouleversements. Mais j’étais en paix avec ma décision. Et je
savais que je ne pouvais plus revenir comme avant » Sujet.08

La paix du sujet s’exprime, pour le sujet.08, à la suite d’un choix libéré des
contraintes religieuses. Il a fait le choix d’advenir autrement, le sujet s’inscrit alors dans
les prémices de la maturité du soi.
« C’est difficile à expliquer. Quand on est ancré dans nos croyances au niveau religieux
ou spirituel, on ne ressent plus le besoin de convertir et, on ne se sent pas menacé par l’idée
de se faire convertir. Et ça, ça fait à peu près deux ans que j’avais intériorisé que j’avais
compris. Par expérience personnelle j’ai réalisé que je n’ai pas besoin de convertir au
christianisme. Si Dieu veut amener à croire en Jésus, Il y a mille et une façons de le faire. »
Sujet.10

Pour le sujet.10, la paix en soi siège dans l’ancrage de sa foi. Son expérience
personnelle et spirituelle l’a conforté dans sa relation au divin. Ainsi, son rapport à l’autre
est vécu comme un élan divin que lui-même doit accueillir et non susciter chez autrui. En
effet, dans le sens où le sujet a appris à éviter le prosélytisme imposé par sa profession
laïque, il a été capable de comprendre que finalement la spiritualité est affaire de
raisonnement individuel.

108
1.3 La maturité spirituelle

« Évidemment, plus de maturité qui va avec beaucoup d’humilité. Je te dis ça, c’est drôle
de dire « je suis champion en humilité (ironie). Non, non. Mais, je vois tout le parcours que
j’ai fait et je me dis : « mon Dieu que j’étais prétentieux ». Je ne m’en rendais pas compte,
c’est ça le pire. Quand j’ai compris où j’étais, oh mon Dieu, il y a comme le sentiment
qu’avant je pensais que j’étais à la fin et là, j’ai cheminé et je vois le cheminement que
j’avais fait » Sujet.08

***
« Tu gagnes la maturité spirituelle, et tu te défais un peu de ta sécurité, puis de tes dogmes
et de ta structure mais je n’ai jamais vraiment été comme dans un cadre, une structure. À
part pour apprendre la foi catholique mais j'ai comme toujours eu de la liberté là-dedans.
Sans me sentir contraint. J'ai découvert Dieu dans une recherche personnelle. » Sujet.04

Après avoir mis en évidence la figuration errante du moi évoquant l’éloignement


du groupe dominant, l’ajustement de soi a permis l’ouverture du sujet à une pleine
possession de son cheminement. La maturité spirituelle est ce qui permet au sujet de sortir
du cadre et des structures de pensées fondée sur l’axe de la société ou de la religion, frayant
un chemin spirituel personnel qui aboutit à une intégration des valeurs spirituelles au sein
d’un cadre religieux ou en dehors.

« Pour revenir à la maturité spirituelle, il y a de l'ouverture en tout cas. Ce n’est pas dans
la rigidité, c'est dans l'ouverture. Ce n’est pas dans les blessures qui fait que tu as besoin
d'être encadré, puis d'avoir quelqu'un qui te dit quoi faire, qui te donne des règles à suivre,
mais plutôt deviens, debout, intérieurement, sois, incarné, gère ta vie, soit responsable,
autonomie et développement. C’est comme si tu deviens comme Dieu. Tu veux peut-être
rire. On n’est pas Dieu je pense mais il y a quelque chose de la participation « co-
créateur » à la divinité. » Sujet.02

La maturité spirituelle est pour le sujet.02 en référence aux efforts accomplis en


direction de l’ouverture d’esprit. En devenant soucieux d’incarner ses valeurs dans un
rapport cohérent à soi, il reconnaît l’étendue de son parcours en direction d’une forme de
théosis. En effet, la maturité apporte avec elle des qualités nécessaires telles l’humilité et/ou
l’indulgence du rapport à soi qui interviennent dans le rapport à autrui.
Ces sujets spirituels ont travaillé à atteindre une connaissance de soi suffisamment
forte au point qu’ils puissent s’ancrer dans leur profession. Qu’ils aient cheminé en étant
soutenus par des principes religieux ou areligieux c’est la conquête de leur autonomie de

109
pensée qui a fait en sort qu’ils s’inscrivent de manière responsable et spirituelle au sein
d’un espace commun.

1.3.1 Les mentors et la critique de soi

« C’est quelqu’un, un superviseur. Imagine, il m’a juste dit « sois toi-même » ça va bien
aller. Comme si je n’avais pas besoin d’être quelqu’un d’autre. » Sujet.03

« Je découvre le catholicisme parce que j'ai rencontré une personne qui m'a inspiré,
charismatique. Elle m'a guidé un peu. Et je me dirais un chrétien libéral… J'ai l'impression
de ne pas avoir été entendu dans mes besoins parce que toutes les fois une fois que j'ai
voulu exprimer [ à sa mère] mon monde d'enfant,( je ne sais plus c'est quoi les idées mais
quand j'avais le mouvement d'ouverture) et que j'avais besoin d'aide et bien il n’ y'avait
pas la réponse de la prise en soin que j'avais besoin. Et puis c'est une souffrance parce
qu'il n'y avait pas de réponse aux besoins, de ne pas être entendu, de pas être écouté. Puis
il y a une souffrance peut-être pas assez approfondie. J'ai de la misère encore avec
l'intimité, je pense parce qu'il faut que je le travail. Il y a peut-être l’intimité que je pourrais
gagner encore plus je pense. Donc ce manque d'avoir été entendu dans mes besoins et moi
j'ai compris un moment donné vers les 15/16 ans que les personnes que je rencontre dans
la vie, les charismatiques et tout… Quelque chose dans son écoute [à la personne
charismatique] qui est venu me transformer elle est venue répondre à mes besoins dans les
soubassements et puis avec ma relecture, j'ai découvert avec l'écoute j'ai vu comment
l'écoute pouvait faire une différence dans ma vie puis dans la vie des autres comme quoi
l'écoute est source de transformation. Puis ça vient de ma blessure que j'ai compris que
j'ai travaillé dessus. Parce qu'il y a des gens clés que j'ai écouté et puis qu'après ça je me
suis mis à m’écouter. C'est une source de transformation. » Sujet.02

La rencontre avec une personne inspirante ou réconfortante peut amener le sujet


spirituel à se découvrir et à revenir en lui pour s’accepter spirituellement. Nous voyons que
ce passage de soi à autrui a d’abord été amorcé auprès du mentor de l’ISS et de l’ISS lui-
même. Il y a comme une reproduction de l’accompagnement spirituel faisant que l’ISS est
un relais entre son mentor spirituel qui l’a guidé et son patient. Que la personne détienne
une autorité charismatique ou de superviseur, elle permet au sujet de se confronter et de
conforter dans ses besoins d’écoute et d’authenticité. Cette rencontre permet au sujet de
retourner en lui et de se questionner les sources de sa spiritualité en écho.

« … d’autocritiquer, d'analyse et de remise en question, d'aller chercher des feedbacks des


autres professionnels aussi puis aussi quand il est bon c'est à côté, il y a la reconnaissance
des pairs, des médecins qui nous voient, et qui sont impressionnés du service, et du créneau

110
qu'on peut répondre dans les rituels de fin de vie quand l’aide médicale à mourir est
demandée. » Sujet.04
***
« Alors je pense qu'on a tous un devoir d'analyste, de s'auto-analyser, de ce côté terminer
à aller plus loin dans n'importe quelle chose, et ça passe par nos émotions, ça passe par se
reconnaître comme humain, avec toute notre faiblesse, avec tout le potentiel, néfaste,
mauvais. Il y en a beaucoup qui disent « oui mais l’homme est naturellement bon », moi
j'aurais tendance à dire que l'homme est naturellement mauvais mais il peut faire de bonnes
choses. Mais il faut se prendre en main pour faire de bonnes choses. » Sujet.01

La critique de soi et des acquis spirituels ouvre une voie à la remise en question. La
remise en question de soi se fait en face-à-face avec soi et avec autrui, à travers la
reconnaissance de soi et celle de l’autre. L’autocritique s’impose comme une discipline à
la déconstruction du savoir sur les choses et vise à atteindre une maturité spirituelle. Cette
voix de l’autocritique et du dépassement amène progressivement le sujet à s’accepter et
d’oser être soi, il y a là une illustration du courage d’être Soi.

« Oui, au niveau personnel et professionnel, c'est une collègue qui m'a dit, [la voie à
suivre] ça a été un peu comme un mentor quand j'ai commencé. Elle aussi elle a un héritage
catholique. » Sujet.03
***
« J’ai beaucoup de respect pour mon mentor, j’ai eu un besoin de validation de sa part.
Parce que mon mentor ici est respecté, il est au top. Au niveau du gestionnaire, s’il devait
choisir un capitaine de l’équipe je mettrais ma main dans le feu que c’est mon mentor qui
sera choisi. Alors j’ai beaucoup de respect pour mon mentor et je ressens le besoin de
validation de sa part. » Sujet.10
***
« J'ai été accompagné à l'endroit où je faisais mon stage, je le considère comme mon
Mentor spirituel, vraiment beaucoup. Moi, ce que j'ai vu du défunt c'est comme s’il y avait
de la lumière qui sortait. Et comme moi je ne suis pas ésotérique c'est comme si, j'ai trouvé
ça spécial. Alors je suis sorti quand je suis rentré avec les autres personnes elle n'était plus
là cette lumière. Alors j'ai raconté ça à M qui était le chef de service. Et lui il m'a
accompagné là-dedans. Il est devenu mon mentor avec cet épisode-là. Et puis, on n'en a
reparlé, trois à quatre reprises, avant que je sois capable d'accepter que ce que j'avais dit
était peut-être vrai. Il y avait peut-être quelque chose d'inexplicable. » Sujet. 07

Ce processus de remise en question est activé en étant accompagné par une


personne, chez d’autres ISS, c’est une petite voix ou une intuition qui vient aider à la
découverte de Soi. Ce processus se fait à travers un mouvement de dépassement de Soi,
qu’instaure les principes liés au courage et à la critique. Ce dépassement peut se faire en

111
étant accompagné d’une personne, superviseur, collègue ou mentor, qui aide le sujet à se
structurer, à cheminer ou à persévérer en direction de l’authenticité. La rencontre avec une
personne, peut en effet, orienter le sujet dans la direction spirituelle qu’il souhaite se
donner. La maturité du sujet passe par une critique de soi soumise au regard de l’autre,
celui dont le savoir apporte un soutien aux limites du Moi et une reconsidération de soi.
Dans la mesure où sa relation exige, pour apporter quelque chose, une forme de
reconnaissance et de confiance à l’égard de l’autre.

1.3.2 Pratique spirituelle et connaissance de soi

« En même temps, je me permets de prendre quelques pratiques bouddhistes qui


contribuent à mes exercices, par la méditation. Je me dis que ça vient de là et puis le
syncrétisme religieux, ça me plaît c'est moderne, je n’attendais rien. Un peu à l'image de
la société je trouve les croyants d’aujourd’hui. » Sujet.02

***

« Donc moi dans ma vie spirituelle personnelle, la méditation fait partie de mon quotidien
personnel, une quête spirituelle continue. Ça m’anime. Je veux dire que dans le côté
mystique il y a quelque chose qui me nourrit beaucoup, donc je tends intérieurement vers
ces expériences d’une communauté consciente avec une réalité universelle. […] Pour moi
c’est important de prendre un moment pour me recueillir, je pourrais te dire ce lien avec
une réalité plus grande pour faire en sorte qu’il y a quelque chose de plus grand que moi. »
Sujet.11

La pratique spirituelle – prière ou méditation – sous forme de méditation peut


amener le sujet à se connecter à une réalité plus grande que lui. Cette pratique aide à animer
une vie intérieure qui propulse le sujet vers l’universel.

« Ben forcément, je pense que quand on fait le travail que je fais il faut nous-mêmes avoir
une discipline spirituelle personnelle. Je verrai un peu mal comment ça pourrait être un
travail qui serait tout à fait indépendant sans mode de vie avec lequel ce serait
incompatible. » Sujet.12

L’exploration de soi amène une pratique spirituelle destinée à maintenir le travail


critique de soi. Elle permet aussi l’expression mature d’une spiritualité conquise au grès du
processus de remise en question. En effet, les sujets.11 et .12 travaillent leur spiritualité à
travers des exercices qui visent à discipliner leur démarche caractérisant un nouveau mode
d’être spirituel.

112
« Et puis, le fait que présentement [après l’apostasie]. Je suis plus à la recherche d’autres
spiritualités, de méditation de pleine conscience. Yoga, j’essaie différentes expériences.
J’en suis là. » Sujet.08

Dans les cas où le sujet a basculé dans une théopathologie, comme ce fût le cas du
Sujet.08, il s’applique à prendre toutes les précautions qu’il peut pour ne pas se faire
gouverner par d’autres puissances externes. Ainsi son désir de changement lui permet
d’accéder à une spiritualité « nouvelle », disons reconnue.

« Et puis ça s'accorde dans le travail d'avoir de multiples facettes, ça m'aide tellement. Tu


sais de pas avoir l'idée de « mon dieu c'est le bon ». C'est beaucoup plus de voir Dieu dans
tous ces aspects-là [expressions], de la même source divine, c'est le même dieu, c'est la
même présence pour moi. J'ai répondu ? Si je m'égare il faut me le dire. » Sujet.02

L’idée de Dieu portée par le questionnement spirituel n’est pas une idée absolue,
cet extrait nous fait comprendre ici que le sens du mouvement du Soi n’est pas fixe. Et que
l’idée de Dieu pensait en son lieu noétique est en fait une expression de Soi. Dans la mesure
où le sujet ne se contente plus d’ajouter une spiritualité qui serait venue d’ailleurs, il
compose ses pratiques spirituelles par tâtonnement et syncrétisme comme pour dessiner sa
voie, sa liberté. La création spirituelle advient – c’est l’avènement de la liberté – , chez le
sujet, au moment où il établit une congruence entre sa compréhension personnelle du
spirituel. C’est l’union de la raison humaine à la raison divine, c’est en somme l’expression
noétique qui s’ouvre le « je » au « nous ». Puis les actions dirigées sur la création de soi,
via l’effort de se connaître permettent une transformation du je en Noûs.
Se révéler à soi-même par l’étendue d’une pensée subtilement entrecroisé dans le
temps – l’expérience du Soi dite au présent révèle le désir de l’autre à venir – marque
définitivement la maturité du Soi. Le sujet est alors conscient de sa libération des fausses
croyances et des blessures, et est capable de constater chez autrui la fermeture spirituelle
caractérisant la non-connaissance de soi.

1.3.3 La finalité d’expérience du Soi : la maturité

« Je pense qu'on devrait tous accéder à ça, chercher par des exercices spirituels, la
connaissance de soi, la guérison profonde pour goûter à ça. Parce que quand tu écoutes
ça, c'est tellement nourrissant, nutritif pour le cœur, il y a plein d'autres choses dont tu n'as

113
plus besoin. De chicane, de jalousie, tout ce qu'on vit dans le monde, donc c'est la source
là. » Sujet.02

La quête de l’identité profonde permet au sujet de ramener l’essentiel à son


existence à Soi, grâce à la pratique spirituelle. Dès lors, s’obtient la guérison profonde qui
advient au cours du mouvement du Soi.

« Alors je suis une personne authentique. Et je suis content de moi, de rester authentique
celle que je suis. Puis transmettre l’amour. C'est-à-dire que je suis congruente avec moi-
même. C'est ça que ça veut dire authentique. C'est ancré là. Le moment où je ne suis pas
congruente, je vais me laisser aller dans le jugement, je vais me laisser aller dans la peur,
je vais aller dans la logique, je vais aller raisonner. Je reste congruente je reste
authentique. » Sujet.05

Le mouvement du Soi offre la cohérence interne nécessaire à l’authentique rapport


à Soi. Ce mouvement ne peut être saisit dans l’instant. C’est ce qui permet au sujet.05 de
garder une certaine objectivité entre raison humaine et raison divine. Les deux expliquent
un mouvement qui s’entrecroise pour donner un sens au mouvement du Soi.

« [à propos des thèmes de discussion que le sujet aime aborder avec les patients] On se
préoccupe moins, pourquoi j’existe, toutes les grandes questions existentielles, d’où je
viens qu’est-ce qui donne sens à ma vie. Alors qu’en soins palliatifs c’est évident qu’on se
pose la question, l’héritage de ma vie, de mon bilan de vie. Qu’est-ce que je lègue. À quoi
ça sert de vivre et, où je m’en vais. Rapidement, c’est des questions qui m’animent parce
que je trouve qu’on touche le cœur de la vie. » Sujet.08

La réflexion sur Soi délimite failles émotives, les sujets peuvent commencer à
entrevoir avec plus de lucidité et de véracité les liens qu’ils tissent affectivement et
intellectuellement avec leur histoire individuelle (leur passé) et l’histoire commune
(avenir).

Ainsi au terme d’un cheminement personnel où se mêlent errance, ajustement et


maturité, le sujet accède à une forme cohérente interne l’ouvrant en direction d’un rapport
authentique à Soi. La maturité de soi s’obtient souvent par un détour imposé à la
connaissance de soi, détour qui implique l’expérience de la « maladie-créatrice » (la
souffrance liée à la figuration errante du moi est portée par le soin de soi). L’Égo se
reconfigure en vue d’atteindre une liberté du regard qui apporte avec elle la maturité. Ce

114
mouvement entre maladie et création de soi est en fait un mouvement d’avènement de la
liberté. Ce mouvement vise à acquérir la maîtrise de sa propre existence et à se libérer des
du passé tout en admettant qu’il est constitutif du présent.

Cette démarche laisse place à différentes étapes du mouvement du soi - la


reconnaissance de soi, la critique et le courage d’être soi, l’avènement et la maturité de soi.

II) La Poétique de Soi

À cette étape de l’analyse, il s’agit de décrypter par l’approche phénoménologique,


l’expression d’une unité réflexive centrale aux ISS. Cette unité se présente dans la forme
d’une forme de « sagesse pratique » mise au service d’une conduite éthique et morale
spécifique à l’inscription d’une progression spirituelle et individuelle projetée sur l’autre
(le patient). La « sagesse pratique » est présentée ici comme le mouvement intermédiaire
entre la découverte de soi et la conscience ontologique. Ainsi, la « poétique du soi »
structure l’éthique et la morale sous l’égide de la Sophia dans la mesure où elle intervient
à la suite d’un travail critique et artistique sur Soi.
Pour le philosophe Oliver Abel (2008), parler d’éthique poétique reviendrait à
parler de sagesse pratique et pour Michel Foucault (1981-1982 ; 1983), l’esthétique de
l’existence est une manière poétique d’inscrire son Œuvre (sa vie) dans le sens où elle
requière des techniques de travail sur soi. Placée dans une réflexion engageant la double
herméneutique décrite par Smith et Osborn, (2003), le processus interprétatif de cette
démarche analytique dépasse la simple démarche de description du phénomène étudié et
vise à saisir ses applications concrète au sein de situation professionnelle. Alors que la
phénoménologie classique s’intéresse habituellement au sens que les sujets construisent de
leur expérience, la phénoménologie interprétative permet davantage l’expression du
chercheur qui interprète les données.
La démarche réflexive mise au travail dans ce chapitre s’applique particulièrement
à proposer une interprétation des données à partir d’un cadre inspiré de la phénoménologie
et à faire émerger les catégories fonctionnelles de l’humain qui interviennent dans
l’explication de la constitution d’un sujet éthique et outil de son travail. C’est en d’autres
mots la construction de l’identité professionnelle du sujet qui est mise au service d’une

115
compréhension de la correspondance alliant la connaissance de soi et la Sophia. L’identité
individuelle du sujet comme son identité professionnelle n’est pas fixe et elle doit faire
preuve de compromis face à différentes sphères et situations psychosociales. Cette
réflexion sur l’identité est ce qui permet de « penser la part instable, imprédictible du
devenir du sujet » (Molinier, 2008 :132). Le concept de reconnaissance de Soi fait le lien
entre la psychanalyse et la psycho-dynamique du travail dans la mesure où l’identité du
sujet se concrétise et s’affirme dans une lutte pour l’émancipation qui suppose une
échappée de l’aliénation. Cette échappée a été comprise à travers la critique de Soi présente
dans l’autorisation noétique.
En somme, il s’agit de saisir la sagesse à l’œuvre dans la construction d’un Soi
acteur pour autrui. L’analyse du mouvement du Soi est donc appliquée la Sophia et est
mise à contribution dans la compréhension d’une éthique individuelle qui rencontre
l’éthique professionnelle lesquelles permettent une pratique des soins spirituels de type
non-confessionnels.

2.1 Poétique du compromis entre éthique et autorité

Selon Abel (2008), on ne peut constituer une éthique qu’en examinant en soi la
norme morale qui détermine la capacité qu’a le sujet à se rendre compte de la mesure dans
laquelle sa propre éthique peut faire souffrir autrui. Le bien pour soi n’est pas forcément le
même bien pour autrui. C’est ce qui veut dire que l’éthique individuelle implique de saisir
les limites de soi pour ne pas empiéter sur l’autre.

« Il me disait, il me l’a dit : « si, je fais l’aide médicale à mourir est-ce que je vais
aller dans le royaume de Dieu ? ». Il voulait que je lui dis c’est OK pour faire l’aide
médicale à mourir je t’aime, je te pardonne, tu as la vie éternelle. Mais dans le cadre des
soins spirituels, d’un point de vue éthique professionnelle ce n’était pas à moi de dire ça,
ce n’était pas correct de dire, et même en tant que [sujet mandaté], moi, chez les gens que
je côtoie on me demande des conseils, beaucoup de parents d’enfants. Défense de me poser
des questions éthiques par exemple sur l’avortement ou sur le divorce et, donc, je n’ai pas
à me substituer. Je n’ai pas être une conscience pour les autres, je ne suis pas un gourou
et je ne suis pas une Conscience pour les autres. Moi, j’ai à accompagner l’autre dans la
découverte de comment lui-même est en contact avec Dieu ». Sujet.10

L’ISS doit satisfaire aux besoins spirituels de tous les patients, et cela peu importe
leur conception spirituelle. Ce devoir leur impose de trouver un compromis dont le seul

116
objectif concerne le bien-être du patient. La poétique du compromis renvoie aussi à
l’enchevêtrement de solutions qui paraissent a priori incompatibles mais qui servent à
composer une forme de compromis consistant à faire valoir ses choix face à la règle et aux
conventions. Le Sujet.10 doit assumer sa part de responsabilité et ne pas prendre part au
cas de conscience d’autrui – comme dans le cas de l’aide médicale à mourir – le sujet doit
opérer un retour sur la situation nécessaire à l’interprétation et à la compréhension de son
intention – c’est la critique de Soi pour autrui. Les choix amorcés par le sujet sont alors
approximatifs et revêtent un caractère inédit. Le sujet se meut dans une interface entre le
déjà-vu et l’inconnu, et manifeste sa posture d’ISS et son devoir au sein de l’institution.

« Il faut savoir faire face à un monde qui peut être… Je pense à l'image des policiers qui
sont là pour les décès d'enfants, j'ai toujours trouvé ça très brutal remplir les formulaires
est souvent plus important que de prendre la mère dans les bras, oui c'est vrai que je suis
axé sur la maternité, ça va peut-être passer. Et puis ce n’est pas juste s’occuper de la mère,
c'est de dire aux policiers tu prends trop de place. Être un peu autoritaire et le dire. »
Sujet.04

Dans l’extrait du sujet 04 cela se traduit par sa capacité à reconnaître sa posture et


son autorité d’ISS. Cela implique d’endosser une forme de responsabilité. Cette
connaissance de soi et de sa capacité d’agir demeurent dans les anciens rapports que les
ISS ont pu entretenir avec les autorités au cours du mouvement du Soi. L’extrait suivant
témoigne de la capacité de l’ISS à faire sens de sa réalité professionnelle dans un refus total
de subversion.

« Elle [supérieur hiérarchique] me trouve… moi je dis tenace, je suis quelqu’un de


persévérant et je ne lâche pas prise. Jusqu’à temps qu’on me dise OK ça suffit. Il faut
lâcher prise mais je refuse de me laisser embrigader ». Sujet.08

L’intervenant en soins spirituels est le créateur d’une posture spirituelle d’un


nouveau temps et il travaille à l’élaboration d’une figure professionnelle par tâtonnement
qui couvre le champ de l’autorité.

« D'assumer cette autorité. Mais j'ai besoin d'assumer mon autorité quand j'arrive dans une
chambre. Et je dois encadrer le rituel. Avec 20 personnes, il faut que j'assume. Donc, à ce
moment-là, il a fallu que je travaille l’autorité chez moi. Mais moi j'étais toujours
confronté, avec l'autorité qui était devant moi de me faire tuer. C'était inconscient. Je sais
très bien, là, que le professeur ne me tuera pas. Et c'était viscéral d'avoir peur, de brailler.
J'ai travaillé tout ça puis à ce moment-là que j'ai pu assumer mon autorité, une autorité

117
aimante, qui comprend en fait le fond de ça, dans notre culture occidentale. Ils sont blessés
par une autorité, ils sont en relation. » Sujet.05

***

« Je réagis plutôt fort, à toute forme d’autorité, pas autorité, ce n’est pas tout à fait le mot.
Une autorité servile, je ne suis pas capable. » Sujet.08

Pour y arriver, l’ISS doit assumer une autorité conquise au cours de l’autorisation
noétique. En effet, le passage entre le gouvernement de soi et le gouvernement des autres
Dans sa conférence sur « le gouvernement de soi » (1986), Michel Foucault expose « sa
conception du sujet » à travers les notions de « courage » et de « vérité » mises en jeu dans
la libération à l’égard des autorités. Être libre, écrit Foucault, « c'est ne pas accepter comme
vrai ce qu’une autorité vous dit être vrai, du moins ne pas l’accepter parce qu’une autorité
vous dit que c’est vrai, c’est de l'accepter que si on considère soi-même comme bon les
raisons de l’accepter » (Foucault 1986 : 39). Le refus de se laisser gouverner par des
autorités externes, comme les politiques hospitalières ou les systèmes religieux, constitue
chez Foucault, l’étape préliminaire de tout projet de libération, aussi bien pour les individus
que pour les sociétés. Alors l’ISS en étant à l’entre deux de l’émancipation individuelle et
de l’évolution de la société démontre une forme de courage lui permettant d’oser sa propre
critique comme l’enjeu d’une « indocilité réfléchie » et de saisir sa place en tant que sujet
pour le monde qui exprime son souci de l’autre.

« On peut se poser la question de se dire ce qu'il y a de justice après la mort, mais pour
moi ça n'importe pas. Je suis rendu à un point, où j'ai dit avoir une spiritualité. Parce que
mon travail justement c'est de ne pas en avoir, c'est laisser un espace pour que les autres
en aient. Et puis d'aller défendre là-dedans. Mais je me rappelle plus dans quel contexte
précis, avec des cas ici sur la justice de la société. Et puis des médecins qui intimident des
pauvres personnes, des abus de pouvoir, des personnes, des gens qui ont du pouvoir. On
est toujours un peu surpris quand on se rend compte que le médecin, c'est le méchant. Mais
moi, quand le médecin dit quelque chose, ce n’est pas que c'est vrai. Et ça va pour des
prêtres ou n'importe quelle forme d'autorité qui abuse de son autorité sur les personnes
vulnérables. Et ça on en voit beaucoup. Surtout en santé mentale. » Sujet.13

Face au compromis les ISS expriment une attitude de sagesse par « l’indocilité
réfléchie » (Foucault, 1983). Une indocilité qui semble pouvoir s’exprimer par la
méconnaissance du métier. Il faut noter qu’à l’instar de l’attitude critique de Socrate qui

118
maintenait la cité dans une remise en question continuelle des formes d’autorité – en
suscitant la connaissance de soi des citoyens, il maintenait la cité en éveil à sa juste remise
en question - l’attitude de l’ISS subtilement indocile. Car l’éthique personnelle et l’éthique
professionnelle sont ainsi confondues dans des situations d’aide à l’autre.

2.2 Poétique de la proximité auprès des patients

La poétique de la proximité vise le renoncement à la généralisation et intervient à


la suite d’un conflit tragique. De cette proximité peut émaner une sagesse pratique qui
consiste à inventer les conduites qui satisferont le plus de demande la sollicitude, sans pour
autant trahir les règles préétablies. Dans le sens où les ISS ont un mandat prédéfini lequel
consiste à aller à la rencontre des patients et à faire découvrir leur métier, ils nourrissent
une forme de proximité cadré selon les normes. Or cette proximité peut être transgressée
et située en fonction de leur capacité à prendre la bonne distance de sollicitude. Ainsi, ils
nourrissent une sagesse personnelle qui englobe la prise en compte de l’autre (le plus
vulnérable) pour ensuite rendre cette distance pratique et nécessaire à la relation.

Q : « Et si tu l’avais laissé seul, qu’est-ce que ça aurait été ?

R : Je pense qu’il n’aurait pas pu. Ça aurait été compliqué, on peut s’imaginer nous aller
dans un pays étranger, on ne parle pas la langue et on doit aller acheter un téléphone je
ne sais pas comment…
Q. : Et qu’est-ce que tu as fait à ce moment-là? Au moment où tu t’es mis à sa place et
tu te dis bon bah là … ?

R : Oui, je pense que tu l’as bien dit. Je me suis mis à sa place, parce que pour moi et mon
éthique personnelle C’est de me dire si moi j’étais à sa place j’aimerais qu’on fasse ça
pour moi ? De faire aux autres ce qu’on aimerait se faire faire. Donc, pour moi mon éthique
est à ce niveau-là, c’est quelqu’un de démuni, vulnérable comme ça, sans ressources, il
faut quand même s’en occuper ». Sujet.11

Dans notre dialogue avec un ISS qui venait de finir une intervention marquante, son
récit exprime le souci de réciprocité. Ce sujet est sorti de son mandat professionnel en vue
de correspondre à son éthique personnelle. Le soin spirituel se présente ici comme une
continuité du soin de soi (si moi j’étais à sa place) au soin pour l’autre (le patient démuni).
Même si l’institution impose l’impératifs non-confessionnels des soins spirituels force est
de constater que c’est les valeurs propres à chacun qui déterminent l’acte du soin spirituel

119
adéquate. En somme le soin spirituel permet de révéler des valeurs plus individuelles à
porter universelle. Ce retour sur soi (la pensée) et sur sa pratique (l’agir) laisse apparaître
une sagesse pratique qui s’apparente à une « philosophie de vie » qui accorde une place
aux valeurs de liberté dans le fait d’être Soi.

« Ça. Ça serait peut-être un aspect de ma philosophie, si ça rentre là-dedans un jour à la


fois et puis vivre pleinement, Je n’arrive pas toujours parce que ma grande valeur de liberté
rentre là-dedans, j'aime beaucoup la liberté. Être libre de faire ce que je veux, mais je ne
suis pas philosophe donc j'ai de la misère à développer là-dessus c'est ma philosophie de vie.
Être heureux, avoir du plaisir, le bien-être c'est important pour moi, d'ailleurs le travail ne
doit pas être lourd ni pesant, je veux être heureux et ressourcer. À travers mes relations, c'est
ma philosophie pour durer au travail. » Sujet.02

Dès lors où le sujet est conscient du fait que la poétique de proximité s’agence à
partir de prises de positions assumées parfois manquées mais qui définissent tout de même
les champs d’actions des soins spirituels. Il s’agit pour le sujet d’apparaître dans un libre
échange spirituel au cœur des situations d’interventions.

Q. Pourquoi?
« R. C’est particulier, je tourne autour du pot parce que ce n’était pas. C’était du nouveau.
C’est comme entrer dans un nouvel univers, j’entrais, dans une nouvelle bulle je savais
comment ça allait finir cette histoire-là, on savait tous ce qui allait se passer. C’est une
mort programmée. Il y a un peu d’enfants qui vivent là-dedans. L’atmosphère, ce que ça
crée. C’est difficile de mettre des mots là-dessus. Oui, c’est intéressant parce que je n’ai
pas fait beaucoup de retour sur cette intervention. Ça fait que je suis en train de la nommer
et les mots viennent comme ça. Mais oui.
Q. Ça a été transformateur et il y a eu un avant et un après, qu’as-tu pu tirer?
R. Probablement, poser certaines limites, avoir un meilleur cadre pour savoir jusqu’où
j’interviens. Je pense que c’est la conscience de soi qui est devenue plus aiguisée. »
Sujet.13

Contrairement au sujet.11 qui étire son éthique professionnelle jusqu’à son éthique
personnelle dans un mouvement déductif, le sujet.13 démarre de son éthique personnelle
pour l’inscrire dans son éthique professionnelle selon un mouvement du Soi déductif. Ce
faisant il en vient à renoncer de s’engager émotionnellement avec le patient car son éthique
personnelle qui intègre l’idée judéo-chrétienne « tu ne tueras point » délimite la poétique
de proximité. En effet, pour cet ISS l’intervention limite a été un accompagnement à l’aide
médicale à mourir. Cet accompagnement lui a valu une intense remise en question. Sa

120
poétique de proximité ne semblait pas complètement calibrée, au point de lui avoir causé
du tort. La sagesse pratique a voulu que cet ISS apprenne par la suite à se soustraire des
interventions qui peuvent l’affecter.

2.3 Poétique de l’improvisation

La poétique de l’improvisation consiste en ce que la sagesse pratique puise


permettre à l’ISS de faire face à de nouvelles situations. C’est-à-dire que le sujet émet une
réponse juste à chacune des situations insolites qu’il rencontre. De ce fait, il s’en remet à
son bon sens et en vue d’élaborer une expression inédite et créative de Soi au travail.

« Pour moi, c’est aussi ça le travail d’intervenant en soins spirituels. Tenir compte de la
créativité, pour pouvoir répondre au mieux aux besoins. » Sujet.08

Les besoins des personnes sont parfois insolites et irréels (selon les contextes
d’intervention les besoins spirituels peuvent prendre la forme de délire), ce qui oblige l’ISS
à se fixer sur une représentation généralement admise de de la réalité spirituelle.

« Fini de conter des histoires et de se mentir, et à être vraiment au cœur de sa personne. Moi,
je ne peux pas faire le travail pour eux, mais je peux les aider à approfondir pour arriver en
contact [avec eux-mêmes] et ça se fait par le dialogue, comment on pose des questions, on
discute des fois ça se fait rapidement. Ça prend quelques semaines mais des fois y en a qui sont
fermés, ça fait trop mal. En fin de vie ici, 90 % des patients que moi j’ai rencontré, ils veulent
tous la même chose, partir en paix avec eux-mêmes, partir en paix avec Dieu et partir en paix
avec leurs proches. » Sujet.09

Le sujet.09 exprime dans cet extrait le souhait qu’un patient avait émis à propose
de l’aide médicale à mourir. Ce patient souhaitait être rassuré sur le fait qu’il allait, malgré
son acte de mort assistée, entrer au paradis. L’ISS a dû reconsidérer sa posture à sa juste
proximité herméneutique. Même si l’ISS peut incarner une autorité religieuse il doit dans
le contexte de son intervention restreindre son apport et laisser le patient assumer ses choix.
Ce faisant l’ISS se doit d’improviser.

« Et oui, ça a occasionné un début de changement de qui je suis, de moi, ce qui a entamé


forcément un changement dans ma pratique de travail dans la perception de mon travail.
C'était tout au début, j'étais stagiaire. » Sujet.01

121
La poétique de l’improvisation implique pour le sujet 01 de puiser en lui-même une
reconfiguration de soi qui permet une rencontre de la profondeur de l’autre. Il improvise
alors une nouvelle posture engageant une nouvelle perception de Soi.

« Ça permet d'aller plus en profondeur, pour voir mieux la blessure, admettons sur le long
terme je vais bien voir une blessure fondamentale de quelqu'un qui n'a pas dans sa vie,
(comme moi je vous ai dit ma blessure, il y a eu un impact avec ma mère,) et bien dans le
long terme on vient de croiser une blessure. C'est du relationnel, des fausses croyances, on
va voir la dynamique spirituelle commandant son corps, sa psyché, son cœur, qui permet
d'aller en profondeur. Puis après quand tu vois quelqu'un aller à l'hôpital, qui est anxieux,
et bien tu peux faire des liens plus rapidement sur son passé, ou tu as touché à quelque
chose et ça donne de la profondeur. Ça bonifie ma pratique à l’hôpital, de faire à long
terme de croiser, des dynamiques et puis des appels profonds, des désirs. Et ça permet
d'identifier d'autres besoin plus rapidement à l'hôpital et c'est vraiment enrichissant, et
c'est gratifiant de voir quelqu'un cheminer. Tandis qu'à l'hôpital tu vois que tu es dans le
feu. Je ne fais pas ce travail-là pour rien quand les gens viennent en privé. Ils appellent ça
un psycho-spirituel. Pour moi c'est un accompagnement psycho spirituel même si je ne suis
pas thérapeute, je suis un accompagnateur. » Sujet.02

La connaissance de ses propres blessures a permis à l’ISS de comprendre en écho


la blessure de l’autre. Il assume qu’il y a un écho à la sienne et cela lui permet de contribuer
à la progression spirituelle de son patient en même temps que la sienne. Cette progression
en direction de la profondeur de l’ISS consiste en l’expression de l’illogisme souffrante
comme le moment révélateur d’une appartenance commune au pathos (section 3 de l’étape
1 du mouvement du Soi). Cette compréhension de la souffrance entourant le Moi offre une
leçon qui exprime la direction que le sujet souhaite se donner pour accomplir son travail.

« Je vais peut-être te parler du sens de ma vie, parce que ma philosophie de la vie c'est un
peu trop large, mais c'est important pour moi que ma vie ait du sens et que les épisodes
que je vis fassent sens. Et que ça s'inscrit dans une démarche de perfectionnement
d'acquérir de la sagesse, de devenir plus conscient, plus sage. Donc oui c'est important
donc même les coups durs, c'est important pour moi d'en faire quelque chose de positif et
d'apprendre quelque chose de ça. Mais je pense que c'est ma responsabilité de le faire. Et
pas la vie qui est en train de m'apprendre quelque chose. » Sujet 07

La poétique de l’improvisation met en avant la sagesse pratique du sujet à partir de


la connaissance de Soi modelée jusqu’à un certain niveau permettant la rencontre avec
l’autre. Lorsqu’il rencontre en écho les failles de sa personnalité la guérison n’advient qu’à
la suite du dépassement de soi qui reconstruit le sens de l’existence du sujet. Cela se traduit
dans l’extrait précédent comme une philosophie de vie explicative d’un sens de la vie

122
reliant la responsabilité d’assumer son passé et de la rattacher à une compétence
professionnelle.

2.4 Poétique du sensible entre responsabilité et compassion

La poétique du sensible fait intervenir la sagesse pratique au cœur de la notion de


responsabilité vis-à-vis des patients les plus vulnérables dans les situations où s’exprime la
poétique de soi. Nous venons de présenter les relations de compromis, d’improvisation et
de proximité avec les patients. Maintenant, il s’agit pour les ISS d’analyser le sentiment de
responsabilité qu’éprouve l’ISS et de prendre conscience de ce qui peut nuire aux plus
vulnérables. En effet, les valeurs personnelles de l’ISS sont mises au travail jusqu’à
atteindre une certaine sensibilité qui vient déterminer les rapports à entretenir avec l’autre.
L’expression du Soi de l’ISS s’arrête là où celle du patient commence. Et le cadre
d’expression de cette liberté d’être Soi implique de reconnaître et de localiser le contexte
dans lequel l’improvisation poétique de Soi intervient. C’est donc une sagesse pratique à
l’œuvre au niveau de la sensibilité d’être responsable de soi et de reconnaître la
responsabilité des autres.

« Dans une profession qui est en formation c'est le risque. Je peux comprendre avec
quelqu'un ça fait 30 ans qu’il pratique, le changement de profession je peux comprendre.
Mais j'ai beaucoup moins de compassion avec une personne qui commence le métier
comme on le faisait il y a 30 ans. Et, je suis très fâché et c'est correct alors qu'il n’a pas
atteint les compétences de base requises. Et je suis fâché envers ceux qui s'engagent. Il y a
souvent beaucoup de méconnaissance dedans mais, il y a des choses à corriger et
améliorer. » Sujet 09

Dans cet extrait l’ISS critique vivement certains collègues qui travaillent comme
des aumôniers et comme pouvant nuire aux patients. Les relations interpersonnelles et
professionnelles engagent une sagesse pratique jusque dans le transfert vertical de la
connaissance de la soi qui fait face au patient.

« Je suis très impulsif en général et puis comme je suis mon outil de travail ça peut causer
des problèmes. C’est pour la défense du patient. Mais, je ne sais pas si c’est autant en
clinique ou la politique dans le réseau de santé qui fonctionne mal. Moi, dans ma
perspective c’est toujours pour aider le patient, mais je vois que ça peut faire peur aux
autres, que ça peut causer problème puis donc. » Sujet.13

123
La responsabilité et la compassion sont deux notions de fait projetées en direction
du bien de l’autre. La sagesse pratique est dans ce contexte un regard attentif à la critique
de soi et au sentiment de responsabilité. La poétique du sensible se déploie alors sur
l’horizon d’un savoir commun qui intègre dans sa mêlée les valeurs du Soi (les valeurs
éthiques et morales individuelles de l’ISS) à les valeurs dédiées à autrui. Ces dernières
viennent révéler le souci de l’autre. La critique de Soi permet donc un réajustement du
passage entre le souci de soi et du souci de l’autre.

« Donc là je vais voir mon superviseur, on se fait toujours superviser, ce n’est pas fini. Et
là je me fais réguler. Régulation c'est comme une supervision, pour voir ce qui se passe.
Ce n’est pas une régulation sociale qui t'empêche d'être, c’est ce qui fait que t'es un produit,
que tu réponds aux besoins de la société. Donc là je m'en vais. Et dans ma vie personnelle,
je suis tellement contente, je me posais cette question-là, je ne me sens pas à ma place. »
Sujet.05
***
« Avec mes prises de positions, qui était contraire à ce que Dieu désirait. Pour moi par
exemple, j’ai déjà été en conflit avec un collègue, et j’ai commencé à entretenir des pensées
très sombres à l’égard de ce collègue. Je voulais lui faire violence. Physiquement.
J’imaginais dans ma pensée lui faire violence le frapper le défigurer et le laisser passer à
travers une porte.

Dans ce contexte où se mêlent les prises de positions responsables nécessaires à la


protection des plus vulnérables à l’existence, le philosophe Boubeker (2011) décrit ce
devoir de régulation critique de soi dans son article « L’homme capable à l’épreuve de
l’invisibilité sociale ». Sa définition nous permet de comprendre pourquoi l’ISS doit
pouvoir s’imposer ou de se soustraire pour le bien des patients. Il écrit « [...] le plein
exercice des capacités humaines ne saurait se concevoir sans la fragilité qui la constitue et
qui la relance. L’homme capable est un Janus dont l’autre face est celle de la vulnérabilité
qui s’impose comme le motif même de l’éthique et de tout travail sur soi permettant au
sujet de se construire, de se déployer au-delà de toute perspective normative des capacités
humaines » (Boubeker, 2011 : 3).

« Tu sais, que je ne peux pas traiter, que je ne peux pas sauver, j’imagine qu'il y a un lien,
juste être présent, de les accueillir, de leur offrir un espace où ils sont accueillis. Souvent
ils sont très spirituels, religieux. Parce qu'ils sont tous seuls. Ils n’ont rien d'autre. Il faut
qu'ils parlent à quelqu'un, il faut qu'ils croient en quelque chose parce que sinon y en a

124
beaucoup qui abandonnent. Souvent ils sont très sensibles à ça. J'ai le souvenir là-dedans,
d'avoir laissé l'espace pour dire « c'est correct que tu sois croyant ou peu importe ». Il y a
le niveau très « accueil » et après le niveau « la défense » de ces gens-là c'est qu'ils ont le
droit d'avoir des croyances, ils ont le droit d'être en délire et de croire qu'ils sont tous les
deux, tout le monde sait que ça va leur servir à rien de leur dire t'es pas Jésus, tu n'es pas
la réincarnation. Ce qui va faire quelque chose c'est que tu l'écoutes pendant 1h30, ça
porte ses fruits. Il y a des gens qui s'en souviennent, même s’ils sont complètement
déconnectés pendant l'instant. Ils ne se souviendront pas de quoi ils ont parlé mais ils vont
se souvenir que ; « toi t'es venu me voir quand j'étais la pire des merdes, t'es venu t'es resté
avec moi ». Après ils s'en souviennent. À très vite me voir. Comme cette dame-là je l'ai
connue aux soins intensifs. On a créé des liens, comment est-ce que t'as pu oser venir me
voir ? » Sujet.15

Accompagner les gens dans leur croyance, même dans le cas où le discours
dominant dénigre le religieux et/ou le spirituel, implique au préalable une prise de
conscience de la responsabilité à avoir face au vulnérable du devoir de « de défendre »
l’autre dans sa fragilité. Au sein d’un espace déterminé, l’ISS permet d’affirmer ses
positions en utilisant ses propres mots, ses propres symboles – Jésus le sauveur – et ses
propres métaphores. L’ISS se projette alors dans une réflexion qui engage sa responsabilité
sociale face à l’autre qui prend naissance au niveau de l’éthique de Soi (niveau 2 de
l’autorisation noétique). L’indulgence et l’humilité qui ont été développées au cours du
mouvement du soi et sont dans la poétique du sensible réengagées vers l’autre en étant
soutenues par des valeurs religieuses la jonction de l’éthique personnel/l’individuel et
professionnel/institutionnel.
« Je ne sais pas si ça ne va pas évoluer mais je découvre un peu c'est quoi, des croyances.
J'ai des valeurs de fond sur des trucs comme la justice. Par exemple, je ne pense pas
nécessairement qu'il y a une justice cosmique, divine. Mais quand tu te rends compte à quel
point y en a qui souffrent. Quand les concepts deviennent réels et concrets avec la vraie
souffrance, avec les gens, c'est là qu'on prend plus conscience. La justice, j'étais comme :
il n’y en a pas. Il faut la faire soi-même, c'est des gens qui disent qu'il n'y a pas de justice.
C'est juste de la merde. Il faut que je fasse ça, je ne soignerais pas la planète, je ne serai
pas le sauveur de tout mais pour telle situation c'est la bonne chose à faire, et il faut que
je fasse ça. » Sujet.13

***
« Dans cette sagesse-là, il y a l'autocritique qu'on développe à travers les stages (…) on se
supervise entre nous, on se fait des reflets, on s'accompagne mutuellement pour voir qu'est-
ce que tu aurais pu faire mieux, pour essayer de bien décortiquer l'expérience pour en venir
avec une pratique enrichie la prochaine fois. Ça j'ai envie de transmettre ça, et je pense
qu'elle vient de là aussi la sagesse professionnelle, de tout le temps se remettre en question.
Et d'avoir développé l'autocritique à travers des stages spécialisés. Ce qui fait qu'on essaye

125
de pas s'enfermer dans une pratique redondante, de d'habitude mais plutôt la bonifier pour
aller chercher de nouveaux outils. Je pense que c'est important d'avoir ce dynamisme-là,
une petite routine qui fonctionne. J'ai toujours mon canevas en tête qui fonctionne, qui est
bon et de s'ouvrir de choses, justement comme le groupe des Krishna je vais trouver une
stimulation, d'autres sources, pour tester d'autres approches dans mon travail. Ça fait que
ça s'acquiert cette qualité-là de créativité. » Sujet.02

L’autocritique de soi et la régulation des pairs (niveau 3 de l’autorisation noétique)


permet aux ISS de positionner leur pratique du soin spirituel en prenant conscience des
facteurs de vulnérabilité et de diversité dans lesquels l’autre se trouve. Cette sagesse
professionnelle se développe avec l’aide des pairs qui favorisent le travail commun d’une
sensibilité projetée sur l’autre et aussi à l’ouverture de la profession sur d’autres pratiques.
Pour Abel (2008), « la sagesse pratique est une sensibilité, au sens où son horizon
est de donner simplement aux humains la possibilité de sentir ce qu’ils font. Cela suppose
d’élargir le spectre du sensible, de rendre les sujets sensibles au-delà des catégories
établies. Seule une poétique de la sensibilité peut nous donner des facultés de sentir neuves,
à la hauteur de la puissance de notre agir. Il ne s’agit pas seulement ici de trouver les
formes d’un équilibre réfléchi entre des arguments pondérés par la phronèsis, mais les
formes d’un équilibre proprement sensible, d’un équilibre entre ce que nous ressentons
comme important. Comme sensible, justement » (Abel, 2008 : 117). Et cette sensibilité
apparait chez les ISS à la suite de la critique de soi aidée par les pairs ou à la suite de
l’autoanalyse qui permet qui permet à la critique de se critiquer et au jugement de se juger.
C’est donc à travers la récursivité que le sujet se donne le moyen d’inscrire sa sagesse au
cœur d’une pratique du soin. La sensibilité à la souffrance des autres touche à la sagesse
pratique de l’ISS dans la mesure où sa responsabilité lui octroie le devoir de faire preuve
de la juste proximité. Cette dernière s’obtient en tenant compte des compromis que lui
imposent la remise en question de soi et des autres.

126
III) La conscience ontologique : la liaison du soi et de la
Sophia

Dans l’effort pour structurer un moi conforme à l’éthique professionnelle et


personnelle du mouvement du soi, les ISS ont pu, en ayant préalablement cheminé à la
découverte de leur soi s’ouvrir à l’autorisation noétique. Ils ont pu construire une poétique
du soi permettant d’accéder à une compréhension du monde de l’autre qui exprime une
part mature de Soi. Cette maturité implique une connaissance de Soi liées à ses blessures,
la conquête d’une autonomie permettant la liberté du Moi et la critique de soi nécessaire à
la poétique de Soi.
« Ça implique de se connaître mieux, ça implique le relationnel avoir une certaine
distance avec d'autres personnes, de connaître ses blessures ; c'est le relationnel, ses
fausses croyances. Nos schémas, avoir plus de liberté, ne pas être esclaves ; la maturité.
Pour moi, la connaissance de soi, va dans la maturité spirituelle : ça en fait partie, ça va
ensemble. Dans la formation on a la connaissance de soi ; la conscience de soi doit se
développer. J'ai des exemples des témoins de Jéhovah qui viennent de la mission de
l'Esprit-Saint, des gens qui sont comme vraiment dans la rigidité, la fermeture, ils
n'écoutent pas vraiment, ils ne se remettent pas en question, ils ne vont pas aller puiser
dans la science. Ils ne se remettent pas en question. Enfin il y a quelque chose, « des
coquilles de fermeture sur soi » qui n'est pas de la maturité spirituelle, qui est tout le
contraire. » Sujet.02

Le mouvement du Soi révélé entre découverte, construction et expression nous


permet a présent de comprendre les applications concrètes au cœur de la psychologie
spirituelle des ISS. Désormais nous allons chercher à décrypter le mouvement du Soi dans
sa correspondance avec la Sophia. Il s’agit de mettre en évidence la conscience de Soi à
son niveau ontologique pour essayer de répondre à notre troisième objectif de comprendre
la félicité intellectuelle par la transfiguration. Nous entendons l’idée que le mouvement du
Soi est traversé par la Sophia qui permet continuellement au sujet spirituel de se
questionner et d’ajuster son Moi au point d’arriver à l’achever. Ainsi cette section se divise
en deux sous-sections et traite en premier lieu de la métaphysique suprême comme lieu
d’un savoir ultime sur le Soi. Puis en deuxième étape le mouvement de la Sophia est étayé
afin de nous permettre de comprendre les enjeux herméneutiques de la psychologie
spirituelle.

127
3.1 La métaphysique suprême - la félicité intellectuelle

La métaphysique désigne la connaissance des choses et du monde, et implique un


processus de dépassement progressif de soi qui s’obtient justement dans la conscience du
tout (la mégalopsychia). Ce processus s’ouvre à l’intuition, à la contemplation et la
mégalopsychia (section 1). Les ISS reconnaissent être l’outil d’une réalité mouvante plus
grande qu’eux que nous avons approché du point de vue la causalité. En effet, nombreux
sont ceux qui reconnaissent que le fait d’être ISS a été déterminé par leurs propres
prédispositions biographique et intellectuelle (section 2) et que cette compréhension a finit
par achever leur moi (section 3).

3.1.1 L’intuition

« Je suis très consciente que c'est une croyance, et je choisis consciemment d'y croire,
parce que ça me fait beaucoup de bien. » Sujet 09

La Sophia à l’œuvre dans le mouvement de Soi fait le lien d’une manière intuitive
que le sujet reconnaît dans l’après-coup. En remontant le temps. L’intuition du sujet est
alors un passage herméneutique faisant le lien entre la noétique et la pensée du sujet
rationnel.

Q : Sur quoi tu te bases ? [Sur quoi tu te bases pour dire que ton apprentissage est
irrationnel ?]

R : (Rires) Elles sont intéressantes tes questions, je pense que je suis quelqu'un qui est très
proche de ses émotions. D'un côté instinctif, j'aime beaucoup, souvent je vais avoir un
premier élan d'émotion, Et puis, je vais essayer de le comprendre. Je trouve ça intéressant
de comprendre le pourquoi et puis souvent mon cœur a compris bien avant ma tête. J'avoue
que je ne pousse pas la réflexion parce que ça c'était parti de moi tu ne sais pas, mais tu
ne parles pas le même langage. Et puis des fois ils ne s'entendent pas, et je choisis souvent
mon cœur. À force d'expérience, j'ai fini par apprendre que ton cœur c'est mieux que ta tête
je ne suis pas capable d'expliquer puis ça ne me dérange pas. Je sais que c'est mon cœur
et que les deux ne sont pas d'accord. » Sujet 09

***

« Cette intuition spirituelle est là depuis que j’étais petite mais à l’école j’ignorais parce
que je n’étais pas dans un milieu qui m’encourage à faire ça du tout. » Sujet.03

***

128
« Je me dirais d'écouter mon intuition. Je n'écoutais pas mon intuition, puis il y avait des
signes, des intuitions, des trucs que je n'étais pas bien mais je ne l'écoutais pas donc je me
dirais de me faire confiance beaucoup plus. Puis, je savais mais je ne l’écoutais pas puis
je m'écoutais dans les autres sphères. C'est comme si je ne m'écoutais pas dans la sphère
affective. Mais, je m'écoutais dans les autres intellectuelles etc. Alors que c'est ensemble. »
Sujet 03

Pour Jung (1963) quiconque entreprend de cheminer en direction de la libération du


Moi se doit de « mourir » à la négativité qui l’habite s’il veut pouvoir renaître en tant que
sujet libéré de tout désir irrationnel et détaché des sentiments violents et passionnels (Jung,
1963). Les ISS s’ouvrent à l’écoute de leur moi profond (le cœur ou la confiance en soi) et
se laissent traverser l’idée qu’ils connaissent cette pensée du point de vue intuitif.
Lorsqu’ils en prennent conscience ils reconnaissent cette intuition qu’ils expriment comme
un « déjà-là ». Cette intuition déjà présente en eux rend possible une prise de conscience
des dispositions acquises par le sujet (celle de sa vie passée) qui rend possible la révélation
d’une éthique du soi constructrice de valeurs. Cette révélation offre un espace de paix qui
permet d’accueillir ce qui arrivera.

« Et ben j'avais ça en tête ; la paix, la confiance, La confiance que ça va bien aller, cette
confiance en la vie cette foi en la vie. Finalement ce qui arrive, arrive. Et de m'imaginer
que ces événements-là pourraient m'arriver encore que ça va bien aller. » Sujet.04

Le sujet se révèle à lui-même au moment où il entre dans son intériorité, il dépose


en lui l’espoir qu’il partage dans les souvenirs du passé ou dans les aléas à venir. L’élément
actif qui est ici au travail a à voir avec les sentiments de confiance en soi et de confiance
en Dieu, ces sentiments sont l’un et l’autre renforcés par divers signes ou synchronicités
qui viennent confirmer leur intuition première. Les sujets cités ont souvent l’impression de
prendre des décisions prédéterminées par le destin, dieu ou l’inconnu mais sans s’en
remettre à leur capacité ou à leur expérience de vie à s’être rendu apte à saisir ladite
situation. Ils sont donc dans une vision déductive de leur rapport à l’existence ; les
circonstances générales de la vie donnent sens à ce qu’ils sont aujourd’hui.

3.1.2 Contemplation

« Il est venu clairement pour moi le moment de mettre la spiritualité en premier puis mon
travail en deuxième. Dans le fond changer de travail et prendre un travail en spiritualité,

129
en relation d'aide, à cause des expériences que là je vivais, parce que autour de moi les
gens vivent une séparation, une dépression, et moi j'allais trop bien, je me sentais vraiment
bien. Je pose des actes de volonté, dans ma plénitude, dans mon entièreté. Et puis c'était
merveilleux c'était bon, c'était de la jouissance dans l'esprit pour moi dans mes mots. Et je
me suis dit bah là j'en ai trop à donner, il faudrait que, il y a d'autres éléments que je ne
raconte pas, mais naturellement les gens venaient vers moi, mes amis se confiaient mais je
n'avais aucune technique aucun savoir, j’apprenais à bonifier pour avoir des techniques
de relation d'aide. » Sujet.02

Pour Pierre Hadot, l’amour de la sagesse aide à développer, par le biais d’un
élargissement du regard, une perception complète de la réalité profonde de l’être humain.
Dans son chapitre « Le sage et le monde » (2013), Hadot donne l’exemple de ces hommes
détachés et contemplatifs qu’il compare à des artistes pour qui le regard est à ce point
désintéressé (ici c’est après l’acte poétique de soi) qu’il leur permet de se projeter par-delà
la réalité et de continuer leur cheminement. Ils se positionnent dans un au-delà de soi, ils
sont donc à un niveau de perception qui leur permet de jeter un regard contemplatif sur le
monde. Pour Evdokimov, cette fois-ci la contemplation est « l’esprit saint [qui] ramène
l’esprit humain à son centre ontologique lui révèle l’image de Dieu ouverte à la
transcendance divine et d’autre part, dans sa dimension ecclésiale ouverte à l’intériorité
intersubjective et réciproque de tous » (1965 : 112).
« C'est à travers sa couleur [dans le sens esthétique], sa traversée je me réjouis, on est
ensemble et je le veux aussi, je le veux aussi. Et à l'intérieur de ça, ces ressources [à son
patient] je les réactualise - d'une certaine façon - mes propres ressources. C’est qu'il a été
capable dans ce moment de difficulté [le patient a révélé ses sentiments à son père malade].
Donc, parfois après certaines interventions, certaines journées, je m'arrête pour identifier
ce qui a été significatif, constructif ou les difficultés et pourquoi. Pour avancer, comme
être humain, comme personne dans ma spiritualité. » Sujet.06

Ce qui assure l’entrée dans la contemplation c’est la réjouissance et la volonté


d’actualiser conjointement le soi via l’autre. L’itinéraire du sujet en route vers l’atteinte
d’une perception du monde ouverte à la contemplation se fait à travers des étapes au cours
desquelles les ISS ont constamment conscience de la transformation de leur regard.
Cette prise de conscience constante est l’expression de la sagesse qui exige, de la
part du sujet, une évolution de sa vision du monde qui s’accomplit à la suite d’un travail
sur soi. C’est la fusion du Soi et de la Sophia qui élève le regard du sujet jusqu’à la félicité
intellectuelle. Cet état contemplatif des sujets spirituels nous permet de comprendre ce qui
sous-tends leur projection de soi sur l’autre. Et ce va et vient est à la source d’une

130
conscience ontologique qu’ils connaissent et reconnaissent comme la résultante
d’apprentissage spirituel que nous situons sous les termes « mouvement du Soi ».

« Des êtres qui se cherchent, je m’inclus là-dedans. Une quête. La quête se réajuste tout
au long de sa vie. On est toujours fait de désir, de soi après, quand on accomplit ce qu’on
a à accomplir, après ? Qu’est-ce que le prochain ? On est en parcours, il y a des obstacles,
il y a des épreuves. » Sujet.12
***
« Pour moi l’humain, c’est une personne en pèlerinage, en quête de sa conscience, une
grande conscience. On a des petites brides de ça. Des fois on n’en prend pas conscience
de ces données-là, de la conscience qu’on vient d’avoir, ça c’est de l’intuition profonde ou
même lorsque. L’intuition à différents niveaux ça peut-être la création, une intuition. Pour
une parole qu’on entend pour nous à l’intérieur et puis qui nous révèlent certaines choses
qui sont importantes pour nous. Qui sont des vérités on suppose, mais qui sont seulement
des vérités, ça a rapport avec des questions qu’on se pose, comme du monde dans le
moment présent. C’est toujours là que ça se passe à quelque part tout le temps. Et puis,
comprenez conscient dans le moment présent. C’est l’être en quête de sa conscience.
Profonde. » Sujet.14

Il existe deux formes de connaissance de soi. L’une permettant d’atteindre le soi et


de le vivre de manière authentique et l’autre de dépasser le soi. Les ISS se trouvent parfois
placés entre ces deux modes de raisonnement avec pour certains, le hasard, dieu ou le destin
agissant en leur faveur et pour d’autres, les circonstances ne représentant aucun intérêt
puisque c’est l’intuition à l’action et à se laisser aller qui suggère que l’ISS laisse libre
cours à son intuition. Mais ce mouvement qui a « toujours été là » est connu du sujet mais
reste silencieux. Ce n’est qu’en effectuant une lecture après-coup que le sujet reconnaît
avoir été accompagné de ce mouvement.

3.1.3 Mégalopsychia

La mégalopsychia dont parle Hadot (1993) part du principe que la philosophie est
un art de vivre qui engage l’existence et fait dépasser les préjugés en vue d’accéder à l’autre
monde. Le sujet est alors magnanime et fait taire ses propres conceptions du monde et de
la réalité en vue d’accueillir le monde interne de l’autre. C’est la démonstration de
l’accomplissement de soi comme étant l’état d’esprit qui peut être universellement partagé
à la condition de se connaître pour ne pas empiéter sur le cheminement du sujet en quête
de connaissance.

131
« Est-ce que ça touche aussi avec les valeurs personnelles, je suis quelqu’un qui accorde
beaucoup d’importance à la paix, à la tranquillité et à la croyance que les gens recherchent
ça d’une certaine façon à être bien, avec les autres, y’a de la paix à l’intérieur. Je pense
qu’un moment donné, à vouloir, en étant très sensible à cette valeur-là, on arrive
probablement à se modeler à savoir comment je peux être, comment je peux incarnait ça
ou comment je peux parvenir à cet état là pour moi, mais aussi pour les autres » Sujet.12

***
« C'est d'essayer de la rendre la meilleure possible dans les contingences qu'on a, parce
qu'il y a plein de choses que l'on peut pas changer. Moi, je suis privilégié, il y en a qui ne
sont pas. Il y en a qui ne sont pas en santé et en a qui sont dans d'autres pays en hacker.
Et puis il y a un côté d'acceptation de ce qu'on a. Puis le côté de la perfectibilité de mon
existence, bah ce n'est pas en étant plus belle ou plus performante. C'est en donnant. Puis
en faisant l'échange avec les autres. » Sujet.03

Et même si cela se fait au nom du mandat professionnel, la finalité de la conscience


ontologique indique, pour certains ISS, qu’il est possible d’avancer avec le patient vers une
progression commune de la spiritualité, peu importe les appartenances culturelles.

« C'est l'accomplissement de soi à travers l'accomplissement de l'autre, c'est de voir que


l'autre attend son humanité et d'être en participant, en tant que collaborateur, en
accompagnant, en aidant. Alors c’est ce que je suis et donc à ce que l'autre puisse acquérir
son accomplissement, son humanité, sa vérité, je m'accomplis aussi à l'intérieur de ça
parce que j'attends justement, c'est bien là, que j'ai toujours voulu. » Sujet.05

Cela implique de connaître ce qu’il y a d’humain dans l’humain pour se saisir de


l’humain. L’humain tel qu’il a été défini par les ISS est décrit comme un être en quête qui
est engagé dans un parcours de vie impliquant un réajustement de chemin avec des
connexions et des rencontres, un être en perpétuelle réorganisation. Il s’agit de l’idée du
retour à soi, par le dépassement de Soi.

« Ma vision sur l'homme la plus actuelle, parce que ça va évoluer, mes croyances sont
appelées à évoluer dans le temps. Mais c'est comme un lieu de passage admettons pour
apprendre, expérimenter, pour faire le test. Je le vois comme ça, mais je pense ici dans la
vie on passe que quand on est ici, on est pleinement incarné. Je pense de se déployer au
niveau relationnel mais avec soi-même, la croissance avec Dieu avec les autres, je pense
que ça fait partie un peu de la mission, c'est ma vision présentement, c'est ma définition de
l'humain. Je pense que l'humain est blessé, je pense que l'humain est touché par l'amour je
ne sais pas. » Sujet.02
***

132
« C'est général, je le vois comme un être de relation, un être de reliance puisqu'au niveau
social toutes les structures sociales sont aliénantes. C'est ça qui l'empêche d'être en
relation avec lui-même et puis avec les autres et puis avec sa spiritualité. » Sujet.13
***
« L’humain, je dis des valeurs humaines, c’est ce qui l’élève, ce qu’ils auront de plus grand.
Et puis là j’arrive tout de suite à la définition du divin sans doute (rire [le sujet était
incapable de définir le divin]). Ce qui est plus grand que nous. J’ose même pu lui donner
un nom mais, ce qui nous inspire, ce qui nous donne le goût d’aller plus loin, est-ce qu’il
est en nous ou à l’extérieur de nous, je ne peux plus me prononcer là-dessus. » Sujet.08

En tant que garant de leur propre mouvement du soi, connaisseurs absolus de leurs
limites et de leur meilleur le dépassement de soi permet cet ancrage qui mêle leur
conception personnelle de la spiritualité à la conception du bien-commun. En confondant
ces deux conceptions, l’ISS se place alors socialement dans la mégalopsychia qui n’est plus
une compréhension subjective du monde des idées mais une application concrète et garante
des relations humaines et interpersonnelles de nature spirituelle.

133
3.2. Rétroaction de la Sophia : le dépassement de Soi

« C'est une clé de compréhension de ce que je suis aujourd'hui. Une souffrance forte reliée
aux souvenirs. Mon chemin, c'est une découverte de blessures, de mécanismes, d'avoir plus
de liberté, d'aller tout de suite au départ, de mieux repartir de lui donner ce qu'il a manqué.
L'amour la reconnaissance et de la valeur à l'écoute des besoins ». Sujet.02

De l’analyse des données relatives à l’expression de la Sophia, nous avons constaté


deux mouvements : d’une part une sagesse causal qui mène au soi (dans la mesure où il
faut l’atteindre pour vivre de manière authentique) et de l’autre part il s’agit de la sagesse
rétrocausal qui mène au dépassement de soi.

« Pour moi la sagesse ça t'empêche d'être. Ça te met dans un carcan. C'est quoi la sagesse
? D’être sage ? De ne pas te révolter ? De ne pas faire de résistance. Moi, je trouve ça
beau une grand-mère qui va courir sous la pluie, à 90 ans, même si corporellement il y a
une… Non. Il y a un corps qui a vécu. La sagesse pour moi c'est empêcher l'étrangeté
d’émerger. T’'enchaines la créativité, la sémiotique de sortir, de désorganiser toute. Je
n’aime pas le mot sagesse, ça me fait grincer des dents. Bon, moi j'aime qu’il y ait des
espaces qui s'ouvrent. La sagesse pour moi ? nous réguler, « la régulatrice », ça
permettrait des espaces qui s'ouvriraient pour désorganiser des systèmes, désorganiser des
logiques, que ce n'ait pas d'incidence. Que la faille puisse se refermer sans que ça crée
des émois. Que l'église décide. C'est vraiment un espace de liberté ou il n'y a pas de
régulateur social ou le religieux va venir l’écraser. » Sujet.05

« C’est d’être soi-même. D’être le plus authentique possible. Je pense que c’est ça la plus
belle sagesse, c’est d’être authentique. C’est ça que ça prend pour sagesse quelque part.
Et puis c’est la sagesse avec un grand S parce que sagesse ou amour c’est la même chose.
C’est de pouvoir entrer en contact avec ça. C’est ce qui est le plus grand qui peut nous
arriver dans le fond. Ça renouvelle, à chaque instant, parce que c’est toujours dans le
présent que ça se passe. Et puis on s’éloigne souvent des fois. Je suis loin, très très loin
d’être parfait, là je te parle, ça a l’air bien beau je l’air de quelqu’un qui… mais ce n’est
pas la question. Parce-que je compare à d’autres situations, la vie, moi je peux juste
accompagner avec le meilleur de ce que je peux être, Mais ça ne m’appartient pas. Sujet.14
***

« Alors je peux la nommer en moi, je dirais que c'est une présence divine, une source de
vie. Est-ce que ça vient de moi-même d'entre mon « je » et mon « choix de Dieu » ? Je ne
sais pas, je pense que je tomberais plus dans la tête. Source divine… présence divine… il
y a quelque chose de l'emballement, comme moi je vais méditer dans ce temps-là parce que
les premières 30 minutes c'est juste de se déposer pleinement, puis après 30 minutes, là ça
commençait comme quelque chose de sacré je ne sais pas c'est comme être à l'écoute de
soi et on dirait qu'on peut, comme moi en tout cas, raisonner à ce ressenti énergétique. Et

134
on dirait plus je suis attentif, plus le taux vibratoire augmente, c'est ça mais je ne sais pas
d'où ça vient mais je sais que cette écoute de me laisser être ce qui est, ça simplifie à habiter
tout l’être, à émaner, irradier, je ne sais pas si c'est des termes clairs et si ça répond à la
question parce que je n'aime pas prendre des concepts qui existent de Dieu, puis j'aime
bien mon expérience, c'est si c'est ça que je ne sais pas de quelle religion est cette source
là mais pour moi c'est une source de vie une source divine un esprit de paix en tout
cas ».Sujet.02

Ce mouvement ouvre un espace orienté vers sa source ontologique. Ce rapport


rétroactif à la Sophia marque le moment tournant du Soi qui actionne à la suite du premier
mouvement de dépassement de soi, le retour de la Sophia dans le Moi pour l’achever.

« Oui, et c'est un apprentissage. C'est un apprentissage de longue haleine. Mais c'est drôle,
parce que j'ai beaucoup lu les mystiques les gens qui avaient des expériences qui étaient
reconnus comme des mystiques » Sujet.04

***
« Mon cheminement, c'est un cheminement d'authenticité, et puis de quête d'égalité si il y
a des raisons de vivre, et des raisons d'espérer un monde meilleur. Et puis je pense à mes
filles et je me dis je les ai mises dans ce monde qui est brutal à bien des égards, j'espère
vivre pour contribuer à ce qu'il soit plus doux pour que le monde soit plus doux il faut qu’il
soit plus égalitaire et plus authentique. » Sujet. 09

Ce mouvement de la Sophia est l’expression d’une quête de l’apprentissage qui


cherche à construire un sens spirituel. La quête terminée le sujet a conquis la sagesse
nécessaire qui lui permet un retour sur la quête elle-même. Ce retour aide le sujet à
reconsidérer les étapes de sa traversée et c’est précisément ce qui caractérise l’expression
du chemin retour de vers soi.
« Je suis aujourd’hui une souffrance forte reliée aux souvenirs. Mon chemin, c'est une
découverte de blessures, de mécanismes, d'avoir plus de liberté, d'aller tout de suite au
départ, de mieux Repartir de lui donner ce qu'il a manqué, de l’amour, de la
reconnaissance. » Sujet.01

Ce parcours rétroactif est une de boucle qui se vit dans l’instant présent : le sujet
repart dans le passé pour se situer dans le futur et se relancer. Et c’est toute cette logique
sous-jacente au raisonnement du sujet spirituel que nous allons découvrir plus en
profondeur dans la décomposition du mouvement retour du Soi

135
3.2.1 Le Kairos

« Ma philosophie de vie c'est toujours de vivre l'instant présent, de jouir le plus possible
du moment présent dans lequel je suis. D’en profiter, de toujours rester présent à moi aux
autres, ça fait du Bien. C'est pour ça que je n’ai jamais fait de dépression. J'ai essayé mais
ça n'a pas marché. Et puis je suis débordé, j'ai toujours mille et un projets mais des fois
faut que je choisisse. ». Sujet.05

Le Kairos est ici la capacité à saisir le moment opportun, elle éloigne le sujet des
troubles psychologiques qui viendraient perturber l’équilibre du sujet. L’expression du
Kairos dans cet extrait du sujet.05 est l’expression de cette volonté absolue et créatrice de
lien à soi et à autrui. Cette capacité à s’inscrire et à se saisir du bon moment représente la
paix intérieure et l’équilibre de la pleine conscience.

Q. Comment est-ce qu’on peut décrire cet état ?

R. c’est un état de bien-être absolu, on n’a pas le goût d’être ailleurs, on en train de faire
la chose la plus importante, c’est le maintenant » Sujet.13

Ce moment de prise de conscience se présente à la fois comme une sortie de


l’histoire linéaire logique et régulière, celle du « kronos », et comme une entrée dans un
nouveau « Kairos » qui introduit dans le sujet un instant insaisissable et de l’éternité – le
toujours qui se positionne dans l’instant transformateur.

« J'espère que c'est sur un chemin qui se poursuit, c'est un pèlerinage mais il y a sûrement
eu des petits changements, des moments, parce qu'il y a des événements qui laissent des traces.
Puis je pense que ça va souvent changer. Mais ce n’est pas comme si j'étais catholique aux origines
et puis d'un coup il y a une lumière et Dieu et c'est autre chose. » Sujet.02

Le sujet continue alors souvent son explication de son cheminement orientée sur la
création de soi en faisant référence, cette fois, à une césure introduite dans sa vie par le
Kairos. Il est dans l’instant du moment qui lui procure le sentiment d’être là. Le « kronos »
qui est le temps chronologique accueille les évènements de la vie quotidienne ; le « kairos »
et envisage plutôt la temporalité à partir des ruptures interactives qui viennent segmenter
la vie des sujets comme autant de passages permettant à une personne de reconfigurer son
moi profond et de réorienter sa propre histoire en fonction de la redéfinition de leur
spiritualité. À la question « Est-ce que tu as une définition de la spiritualité ? Ou une

136
spiritualité particulière ? », les ISS sont unanimes pour dire qu’ils se sont reconfigurés en
fonction du temps et des évènements. Et que ce cheminement est une transformation de Soi
en perpétuel mouvement, le passé du sujet est l’hier de son demain.

« Une spiritualité, particulière, unique, elle a été et elle a cheminée. J'ai gardé en moi ma
culture mon héritage protestant, même aujourd'hui j'arrive à en être fier même, car ça m'a
permis de faire ma place dans ce monde catholique […] ça me permet de me penser comme
femme en martyr et puis ce que j'aime de mon héritage protestant c'est cette relation, ce
contact personnel au texte qu'on m'a donné la chance. Dès que j'ai appris à lire j'ai lu la
Bible des fois ça été maladroit oui ça m'a ébranlé de lire que pour assurer la survie de
l'espèce il fallait que les filles couchent avec leur père. » Sujet.04

***
« Il en existe tellement, que je pense que j'en ai une que j'utilise. Mais elle n’est pas arrêtée,
parce qu'il y a tellement de définitions, et il y en a vraiment beaucoup. Bah oui c'est
intéressant ça englobe toujours plus large je dirais tout ce qui touche aux sens, à la
transcendance, l'identité, les valeurs, les relations, l'appartenance. Attachement, plus les
rituels et pratique, les coutumes. Et à chaque fois que je vois une définition, je me dis que
bah oui ça peut toucher ça, puis on peut quasiment tout mettre, et puis y a la religion du
temps qui est bien encadré, mais le spirituel est large. » Sujet.06

Dans l’entretien, ce mouvement s’est traduit grâce à la dernière question : « Si vous


deviez remonter le temps pour vous parler à vous-même, que vous diriez-vous et quel serait
cet instant ? ». Quant au « aïon » qui est un concept de la philosophie antique, il est à
concevoir comme un horizon de l’éternité qui vient ouvrir la temporalité jusqu’à la faire
déborder tantôt du côté du temps primordial – l’instance essentielle – qui est celui de
l’origine, tantôt en direction de l’instance transcendantale qui introduit un au-delà du
temps. Il s’agit ici de saisir les potentialités de découverte de soi dans la conquête de son
intériorité via le mouvement de configuration de l’Égo sous l’impulsion de la Sophia.
L’étape vécue – la maladie, la souffrance ou le numineux – qui provoque l’illogisme dans
lequel le sujet peut opérer un déblocage. Ce déblocage est amorcé par la critique ou la
remise en question de soi qui s’oriente dans l’optique d’échapper à l’enfermement de
l’espace temporel du « kronos » en plaçant le sujet face à l’expérience de sa propre
découverte.
Le sujet se met alors en mouvement de rétroaction cette fois-çi pour se libérer et
entreprend l’exploration d’un futur représenté comme l’illimité de potentialités indéfinies.

137
Cette question « Si vous aviez à remonter le temps pour vous parler à vous-même
... » introduit le sujet à un au-delà de la temporalité et qui l’ouvre à la possibilité de réaliser,
du moins dans une certaine mesure, son désir d’être dans le souvenir du passé ou dans la
projection du futur s’il décide de lui donner du sens dans un détachement temporel visant
l’achèvement ontologique.
Saisir la rupture de la discontinuité de l’existence chronologique peut difficilement
être mesuré et aucune représentation ne peut véritablement l’objectiver. Cependant, en
investiguant à partir d’un évènement marquant et définitivement changeant l’état d’être
permet de comprendre la force à l’œuvre dans le sentiment de persévérer et de se dépasser
malgré les difficultés.
« Alors, je ne changerais rien finalement c’était le cas où des fois j’ai voulu aller et crier
et frapper autour de moi, briser autour de moi, de la colère et pleins d’émotions. Mais là,
je regarde mon parcours je me dis mais mon dieu je ne veux rien changer. Pour avoir ce
que j’ai là, présentement, pour avoir le vécu et la compréhension que j’ai de mon histoire,
je ne veux rien changer et, je réalise si sagesse savait et vieillesse pouvait. »Sujet.08

L’« aïon » libère ainsi les valeurs de l’être qui entreprend sa transformation
intérieure, dans une trajectoire de libération qui s’accompagne d’un risque de fragilisation
du sujet qui peut choisir, sans doute pour se protéger, de se replier sur le passé et de s’enliser
à nouveau dans les mailles du temps chronologique.

« Un moment donné, quand j’ai réalisé ça. Je me suis dit ben faut juste que j’essaie. Dans
le fond, je vais peut-être juste vivre, dans le fond, dans mon histoire de vie c’est comme si
j’avais raconté toute mon histoire, c’est comme si je n’avais jamais vécu des échecs. Mais
même si j’avais vécu des échecs, je (le sujet va devenir parent), j’aurais pu vivre ça comme
un échec. Mais même ça ce n’est pas grave juste là présentement puis je vais vivre dans
une toute petite maison, je suis en train de laver tout mon matériel et puis c’est ça dont j’ai
envie. Et de me dire, qu’est-ce qui m’apporte de la joie, et puis peut-être que j’ai juste
besoin de faire du ménage. Revenir aux choses essentielles. »

L’expérience vécue par la personne peut être à ce point forte et déstabilisante


qu’elle peut être entraînée dans une sorte de consumation intérieure sur fond de souvenirs
passés ou de futur hypothétique.

« c’est de m’abandonner à la force spirituelle pour me venir en aide par ce que cette force-
là, c’est un centre ça dans mon intégralité et puis ça m’a fait du bien c’est la même posture
qu’on a en soins spirituels ». Sujet.03

138
Le sujet n’est généralement pas en mesure de contrôler les variables indépendantes
de sa volonté. Il ne s’en préoccupe pas d’ailleurs et se laisse une marge de manœuvre entre
la connaissance de ses potentialités et celle des probabilités que telle ou telle situation lui
arrive.

« Ça me fait comprendre que je peux être en contrôle de ma vie et que je peux, ce n’est pas
la fatalité qui m'arrive et me laisser écraser par quelque chose de plate qui arrive et qui
n'est pas nécessairement moi. J'ai le droit de vivre mes émotions négatives par rapport à
ça. Mais je peux aussi me sortir de ça et arrêter de me complaire dans ses émotions c'est
quelque chose que je suis très capable de faire et, j'ai beaucoup fait un moment donné. Je
le faisais beaucoup avec les émotions négatives mais pas avec les émotions positives. »
Sujet.13

Et ainsi de suite, le mouvement du Soi est une boucle rétroactive qui part de la fin
pour revenir au début. C’est-à-dire que la sagesse intuitive déclenche le mouvement de
transformation nécessaire à la découverte de soi. Pour ce faire, la Sophia intervient dans la
transformation de Soi, la création de Soi, le changement de Soi, et la rencontre de Soi et de
l’autre comme soi-même. Elle est la finalité qui devient le commencement d’une nouvelle
étape qui puise son parcours passé et à venir.
En somme, le Kairos se présente comme le centre de la réalité du sujet qui s’exploite
en vue d’une prévision (prendre ses prédispositions) qui fait admettre au sujet qu’il doit
renoncer au passé et aux préjugés constitutifs de fausses prédispositions s’il veut accéder à
une réalité qui fera sens pour lui dans l’après-coup. C’est ce qui explique que les ISS ont
été capable de reconstituer leur histoire pour justifier ce qu’ils sont aujourd’hui.

3.2.2 Le Fiat

« Mais, il y a quelque chose qui anime. Il y a un mouvement dans l’Être humain qui
l’appelle à se dépasser. Puis, c’est un vrai mystère. Chaque humain est une histoire et puis,
on n’est même pas maître de nous-mêmes. J’ai l’impression qu’on veut être libre, mais on
est, mais on ne serait pas totalement libre de nos choix parce qu’il y a tout un milieu, une
histoire qui nous habite, nos blessures d’enfance, celles qu’on a découvertes et celles qu’on
ne découvrira jamais. Notre personnalité sans doute, mais liée à l’éducation qu’on a eue
aussi. » Sujet.08

Le Fiat – volonté-créatrice – est représenté sous l’idée « on veut être libre mais on
n’est pas totalement libre de nos choix ». Le sujet se questionne sur la véritable compétence

139
psychologique de lire objectivement le sens de sa vie et de comprendre le mouvement du
Soi pris entre causalité et rétrocausalité. Cette expression du fiat, de la volonté de participer
à la création d’un savoir sur-soi-même n’est possible que parce le Soi s’ouvre à la
transformation d’une nouvelle version de lui-même, une version qui accepte l’inconnu
s’ouvrant sur un futur nouveau rapport au monde.

« Je pense que les éléments qui me frappent le plus, c’est l’idée d’unicité. Comment qu’on
unifie la personne, comment on devient comme vraiment soi. C’est souffrant pour moi à
quel point j’ai de la difficulté à définir. J’ai dû faire tout un examen de synthèse sur la
question. Mais cette idée-là, de vie intérieure, et puis d’alimenter cette vie intérieure là
pour, justement unifier des parties de soi, il y a comme une espèce de cohérence. Dans ma
vie personnelle, ça s’incarne beaucoup dans une espèce d’espérance. Là où il y a des gens
qui me répondent c’est qu’il n’y a rien, moi j’aimerais espérer qu’il y a quelque chose. Et
puis, ça a toujours l’idée. Moi, depuis l’adolescence, le fait de dire, j’ai le goût de
m’impliquer pour, il y a quelque chose de plus grand ce n’est pas juste moi. Je fais partie
d’un grand tout et je contribue à ça ». Sujet.07

Cette psychologie spirituelle particulièrement est celle qui exprime la vie intérieure
du sujet qui souhaite s’unifier en direction de la conscience universelle. Une conscience
gouverne sa réalité puisque le sujet s’exprime dans la pensée de l’unité à devenir une
version authentique et unique de lui-même au sein d’un passée qui apporte l’espoir du
devenir.

« Et là, je m’obstinais avec moi. Et là, je suis arrivé à la conviction qu’il y avait une faille
dans la structure dogmatique, qu’une preuve mathématique est capable de démonter.
Après ça, c’est plus une preuve c’est une hypothèse. Ben là, ça s’est avéré faux d’abord !
Mais je croyais en Dieu. Tu me disais dans un moment précis, j’étais dans une petite
chapelle. Et puis, j’avais la conviction ; Tu [Dieu] m’aimes peu importe ce qui arrive, je
ne me questionnais pas sur ça » Sujet.08

***
« Je ne savais pas du tout de mon avenir où je voulais aller sur le plan financier, j’avais
aucune idée où je voulais aller. À l’époque, je me souviens, je voulais juste être gardien de
sécurité de nuit s’il le faut. C’est bon, je suis prêt à faire n’importe quoi. Je Veux juste
vivre. Je me suis répété à moi-même ça ne sera jamais pareil, comme avant, c’est fini, plus
être comme avant ». Sujet.08

La volonté du sujet 08 à choisir de correspondre avec le Soi impliquait de quitter sa


communauté de foi et l’a propulsé en direction d’un avenir incertain. Il resitue la direction

140
du Soi sur l’horizon d’une volonté libre qui poursuit le désir de se créer – c’est le « fiat »
– une existence soumise aux aléas incontrôlables. En faisant de son rapport à l’indéterminé
(le destin) une composante immanente à son vouloir, le sujet se donne le choix de
correspondre à sa réalité indéterminée/incontrôlable dont seul le sens qu’il décide de lui
donner organise de son récit dans l’après-coup.
En somme, face à l’incertitude, le sujet n’a d’autre choix que de se laisser porter
par la confiance en Soi qu’il a nourrit au cours de sa vie. Lorsque le sujet 08 fait le choix
de ne plus se retrouver « comme avant », il assume son désir de vivre et d’exprimer le Soi
comme l’authenticité de son rapport à soi. Cet élan le poussant vers l’inconnu peut être
comparable à la puissance d’agir qui lui a était étouffée lorsqu’il expérimentait une phase
de théopathologie.
C’est vraisemblablement en comprenant la situation causale des aléas de l’existence
qui détermine après-coup, le sens à donner à ces aléas que le sujet fait face au destin. Même
enfermé dans cette causalité le sujet saisi l’enjeu créateur de sa vie, qu’il accepte de diriger.
Le sujet 08 pensait vivre pour les autres puis dans son émancipation à retrouver le divin
dans une nouvelle forme. Une forme qui sort des définitions préétablies de la spiritualité.
Son atteinte de la contemplation lui a alors permis de s’ouvrir à sa pleine humanité
acceptant que sa liberté d’incarner le Soi en au sein d’une dynamique existentielle déjà en
route. En quittant les cadres normatifs et religieux de Dieu, il s’en est paradoxalement
rapproché dans la confiance qu’il s’est octroyé en lui-même.

3.2.3 L’achèvement du Moi entre causalité/rétrocausalité

« Je pense que les moments qui sont les plus éprouvants ou souffrants dans notre vie, ce
sont des creusets. T’as-tu lu le livre de l’alchimiste? De Paulo Coello. C’est, c’est
l’alchimie qui se produit à ce moment-là. Dans le fond, c’est comme si c’est la souffrance
qui se change en or. Comme c’est dans l’alchimie. Et puis, je pense que dans les moments
de souffrance, quand on connecte avec le soi, on se rend compte qu’on devient très confiant,
qu’on va passer au travers, qu’on n’est pas tout seul, qu’on a quelque chose à saisir dans
tout ça. Et à ce moment-là, on avance avec une sérénité au lieu d’avec la souffrance. La
souffrance ne pèse plus. » Sujet.14

Le sujet n’a pas de contrôle sur les aléas de ses rencontres, la maîtrise de son
existence se donne alors dans le contrôle du « non-contrôle ». En se positionnant dans la

141
causalité – cause/effet ; action/réaction –, il insère sa volonté créatrice (le fiat) dans une
marge de non-connaissance de soi. La connaissance de soi est en fait un mouvement causal
et la Reconnaissance de soi est le mouvement rétrocausal du soi. Il ne peut y avoir d’arrêt
fixe sur Soi.
« Pour moi la sagesse c'est comme mon idéal. Et je ne suis pas encore rendu là. Je trouve
ça intéressant aussi, ce qui me dérange là-dedans je ne trouve pas ça sympa d'être
dépositaire d'une sagesse, pour moi c'est important que ce soit en mouvement. Pour moi
sagesse c'est quelque chose de fixe. Et là ça me dérange parce que quand on commence à
se cadrer là-dedans, on commence à mettre des murs. Et on est plus en train d'apprendre,
on est plus en train de se remettre en question et, je trouve ça dangereux. Ce qui fait que
mon idéal c'est la sagesse mais, je ne veux pas l'atteindre. » Sujet.07

Se résigner à atteindre la sagesse, c’est accepter de se laisser une marge causale


permettant un retour continu sur soi-même. Le sujet devenu conscient de travailler à sa vie
progresse en se réajustant dans des moments qui instaurent une discontinuité dans le sujet
qui a « été », « est » et « sera » sur le plan de la liberté de lâcher prise.

« Je pense que, c’est marrant qu’on parle de ça, Qu’est-ce que ça symbolise pendant 20
ans, ça a été une main dans laquelle je pouvais me déposer. J’ai comme une image d’une
grande main dans laquelle je peux me reposer. Comme lâcher prise, pouvoir
m’abandonner dans quelque chose qui est bon. » Sujet.07

Comme en témoigne l’extrait du sujet 07, le sujet n’est libre que de renoncer en
s’abandonnant à l’insaisissable. En faisant de sa résignation une composante de son
vouloir, le sujet se donne le choix de correspondre à une réalité détachée des contingences.
La confiance en Soi est alors le sentiment de se déposer confiant à plus grand que soi. Et
si nous considérons la Sophia comme le mouvement de révélation du soi, elle est dans son
retour au moi ce qui vient taire et faire renoncer le faux moi jusqu’à l’achever.

3.3 La Récursivité

« Évidemment, dans la crise je n’étais pas nécessairement... J’étais très troublé


par tous les bouleversements. Mais j’étais en paix avec ma décision. Et je savais que je ne
pouvais plus revenir dans mon métier d’avant. Déjà là. Sans balayer le spécifier rituel, au
contraire, c’était quand même important les pratiques rituelles que je voulais continuer.
Pourquoi je m’obstinerais ? J’avais l’impression de perdre quelque chose, de ne plus
savoir qui j’étais. Mais en paix avec la décision et plus ça a été dans le temps, les sept ans
qui ont suivi, j’ai trouvé d’abord un contrôle sur ma vie. Le sentiment d’être lié même si je
dis qu’on est toujours limité dans notre liberté. Il reste que c’est moi qui ai décidé les choix
que je faisais beaucoup plus que quand j’étais sur le point, sur le sentiment de bâtir ma vie

142
en tout cas. De bâtir, de faire ma voie, de faire mon chemin. La paix s’est confirmée aussi
dans le temps. Et puis, malgré le fait que ce n’était pas simple je savais pas ce que c’était
d’être [parent]. Les nuits sont courtes. Et puis j’aime à faire de l’humour et puis j’arrive à
en rire et on passe à travers des fois, j’aime, je me projette dans le futur. Sujet.08

La remise en question ou la critique de Soi est alors la possibilité pour le sujet


d’entrer en lui-même en vue de transfigurer le Moi pour l’achever. L’errance constitue dans
le cadre du mouvement du soi, un rôle intégrateur et positif au sens où l’errance rend le
sujet disponible à la critique de Soi qui aide à l’ajustement de soi et qui révèle une maturité.
Les ISS rencontrés nous ont décrit leur itinéraire de vie dont le sens des événements qu’ils
ont vécus ne se donne à lire dans l’après-coup. Cela leur a fait réaliser qu’ils ont toujours
veillé à construire ce qu’ils sont car les circonstances et les épreuves de leur existence sont
vues comme des étapes contribuant à la structuration de leur identité d’ISS caractéristique
de la maturité spirituelle.
Comme les liaisons temporelles entre les séquences évènementielles sont
indéniablement hors de son contrôle, seule la lecture que les sujets font de l’expérience
déjà vécue peuvent les renseigner sur l’acte qu’il convient de poser dans telle circonstance.
Quand les sujets considèrent eux-mêmes les raisons d’accepter ou d’agir en dehors de toute
forme d’autorité (Foucault, 1976), ils deviennent les maîtres de leurs choix et gouvernent
la réalité, et gouvernent leur perception (Hadot, 1993).
Le mouvement du Soi en direction de l’« achèvement ontologique du Soi »
(synonyme pour parler du moi achevé) fait que le sujet revient de l’instant en connaissance
de la première cause. En faisant un retour sur lui-même le sujet entre dans un regard
contemplatif et esthétique du monde et devient le témoin qui constate le jeu des acteurs et
des spectateurs. Il devient alors le metteur en scène d’un « nouveau » jeu. Le sujet en
continuant son évolution dans le mouvement du soi transforme et conditionne l’évolution
de ceux auprès de qui il interagit ; une évolution créatrice (Bergson,1907) caractéristique
du progrès humain – permet de s’inspirer des uns et des autres dans la création d’une
nouvelle histoire pour Soi avec autrui.
Le sujet s’affranchit de lui-même et s’enferme de lui-même. Il ne peut qu’exploiter
une sagesse qui lui offre le mouvement de récursion, un mouvement d’autocritique et de
réajustement à l’œuvre dans son dépassement de soi. Si l’errance constitue, chez certains,

143
un problème relié à une sorte de perte de la maîtrise de soi, force est de constater que
l’élément déclencheur est l’expression de la Sophia qui mêle le Soi à la causalité.
Ce mélange instaure chez le sujet l’espace nécessaire à la création d’un Soi
authentique qui intervient au cœur d’un processus de guérison. La guérison qui en fait le
processus d’apparition de la confiance en soi. Le sujet s’abandonne à ce qu’il sait de lui-
même et des circonstances séquentielles de la vie. Ainsi le sujet spirituel se dépossède du
Moi troublé qui le laisse confiant et sage à accueillir le futur. C’est le mouvement complet
du Soi qui n’est autre que l’apprentissage de la vie.

144
Réponse à la question de recherche
Notre question de recherche visait à définir, à partir d’une perspective
phénoménologique et interprétative, la conjonction du soi et de la Sophia en vue de
l’élaboration d’un cadre clinique fondé sur l’herméneutique du Soi. Les résultats de la
recherche ont permis d’identifier les étapes suivies par les ISS au cours du mouvement
rétrocausal de la Sophia qui aboutit à une transfiguration du Moi découvrant le Soi :
Dans la figuration,
1. Une pensée se cherche dans un mouvement causal
Dans la configuration
2. La pensée construit un sens sur elle-même, produit une histoire à soi, une
spiritualité à vivre
Dans la refiguration
3. La pensée se critique et se Remet en question (récursivité)
Dans la transfiguration
4. La pensée se valide, elle advient et elle repart en mouvement rétrocausal, c’est une
pensée qui se reconnait

1- Un mouvement de récursivité

Le mouvement du soi des ISS se présente comme le mouvement de la connaissance


de Soi allant jusqu’à la prise de conscience de cette connaissance. La re-connaissance12 de
ce mouvement se présente comme la rétroaction de la Sophia qui s’opère par un
dépassement de soi à travers un détour critique sur le soi.
La récursivité est le Re qui s’adosse à la connaissance de Soi qui permet au sujet non
pas de se mettre en question mais plutôt de se « Remettre » en question. Selon ce qu’écrit
Morin (2004) dans sa Méthode VI, la gymnastique psychique renvoie à la récursivité qui
consiste à évaluer nos évaluations, à juger nos jugements, à critiquer nos critiques. Et pour
s’inscrire dans le monde, il doit y avoir un passage à l’acte entre les mondes subjectif et
objectif où loge la récursivité. Dans notre étude, elle permet le passage de l’autocritique

12
Le « Re » exprime la récursivité de la Sophia. Le sujet spirituel est l’objet de sa conscience
psychologique. La Sophia est la connaissance de la connaissance de Soi ; elle est la « Re »connaissance
de Soi.

145
par le lieu noétique de l’abstrait (l’idéal) – cette procédure permet au sujet de se prendre
pour objet de conscience – de manière à trouver sa place à la fois dans l’histoire individuelle
et dans l’histoire commune. Cette place qui est celle du bon moment et du bon endroit (le
Kairos) permet au sujet de se situer face à l’avenir incertain et de faire face au monde
commun avec résignation/acceptation afin de bâtir sa propre vie. En assumant
l’enchaînement de la causalité, le sujet exprime sa volonté créatrice de relier le passé, le
présent et le futur (Fiat).
La liaison entre cause et conséquence n’a pas vraiment de sens puisque tous les sujets
se trouvent enfermés dans cette boucle de causalité/rétrocausalité. Le sens du mouvement
de la connaissance de Soi est un sens qui n’a de direction qu’en lui-même étant donné que
les sujets s’engagent à construire un itinéraire individuel et poétique qui justifie le fait
d’être ISS.
Comme le sens du mouvement de la connaissance de soi consiste en un retour sur
la construction d’un savoir sur Soi, il est fondé sur un sens à définir a posteriori. Les sujets
définissent la connaissance de leurs limites affectives et intellectuelles par la mise à
l’épreuve de celles-ci au cours de leur expérience de la critique de soi (autocritique,
autoréflexivité ou auto-analyse). Les sujets s'en remettent à ce qu’ils connaissent d’eux-
mêmes et de leur éducation à défaut de pouvoir anticiper ce qu’il adviendra du soi au cours
de sa reconfiguration. C’est le processus du passage de la connaissance de soi à la
reconnaissance de soi qui devient central pour les sujets attentifs au mouvement de leur
être intérieur. Cette reconnaissance qui est rendue possible par la référence à la
connaissance des limites du Soi s’inscrit en parallèle à la question du destin des sujets qui
est préparé en amont par les connaissances du soi que le sujet a acquises. La marge de
manœuvre s’étendant de la connaissance à la reconnaissance est en fait une marge au sein
de laquelle peut éventuellement advenir l’expression du Fiat (en tant que volonté créatrice)
qui s’inscrit dans un inconnu porteur de reconfiguration voire de transformation. Cette
marge est aussi ce qui permet au sujet d’avancer dans la confiance sans se laisser
déterminer par les circonstances passées.
En somme, la Sophia se présente dans cette recherche comme le Savoir du sujet qui
s’exprime hors du temps pour ne pas dire dans l’infini ; construit dans le passé et structuré
en face des choix à venir, l’acte de volonté est l’indéterminé temporel dont le revers est

146
l’Un-déterminé atemporel, c’est-à-dire le Soi porteur d’une sagesse qui s’exprimait, qui
s’exprime et qui s’exprimera. Dans la mesure où la Sophia est fondée sur une expérience
de soi qui s’étend à la logique inductive, - le sujet part de soi pour penser le monde. Ainsi,
sa pensée reflète les conséquences des épreuves de la vie comme des étapes nécessaires à
un retour critique à Soi et à la recherche d’une vérité qu’ils connaissent déjà.
Le mouvement du Soi des ISS se présente alors comme un itinéraire commun qui
trace l’histoire d’un groupe d’individus qui cheminent conjointement vers l’inconnu. C’est
en quelque sorte l’histoire commune des sujets spirituels qui se dirigent tous vers l’inconnu
dans un voyage dans lequel leur Soi individuel est relié à celui des autres (leurs patients,
leur famille etc...). Les ISS de cette étude nous ont permis de tracer le mouvement du soi
qui donne du sens à un double mouvement de la psychologie spirituelle ; penser le Soi pour
penser le monde, penser le monde pour se penser Soi. L’éthique professionnelle s’accorde
avec leur spiritualité et avec ce qu’ils pensent être au fond d’eux-mêmes. Ce spirituel
partagé par les sujets de cette étude se retrouve divisé en deux et dirigé vers la même
finalité. Ils peuvent soit accepter les aléas de l’existence comme forgeant leur identité d’ISS
soit, ils se résigne à la compréhension des aléas et refuse de poser un sens fixe à leur
existence. Dans les deux cas, leur marche vers la cohérence interne est complexe et ne peut
être obtenue que par ceux et celles qui choisissent l’abandon face au destin en s’octroyant
le droit de penser le sens dans l’après coup.

2- Une thérapeutique de soi

La pratique de soi (la techné) de l’ISS est soutenue, chez le sujet, par sa propre
expérience du passage à travers la maladie créatrice (Caenepeel, 2005) et par le lien qu’il
établit entre le Soi et la Sophia. La maladie ne devient créatrice que dans la mesure où l’ISS
conscient de sa propre progression spirituelle arrive à la transformer en une expérience de
Soi qui est mise au service de l’autre. Les leçons de vie que chacun a pu tirer ont été vécues
comme la structure d’une pratique de soi en tant que thérapie. Ainsi, c’est par la poétique
de soi que l’ISS révèle une pratique du soin qui vient soigner ses blessures du passé.
Cette reconnaissance de Soi a alors été mise par les ISS au service d’une réflexion
pratique sur la relation à la personne souffrante et se présente sous la forme d’un processus
de conversion du soin pour Soi en un soin dirigé vers l’autre. C’est « parce que je me guéris

147
que je te guéris ; en conséquence, ta guérison est ma guérison », voilà le principe rétroactif
de la connaissance de Soi dont le processus est le mouvement qui soigne le soignant en
retour. Cela revient à ce que nous avons dit plus haut mais dit autrement : panser le soi
pour panser le monde, panser le monde pour se panser Soi. La compassion qui se développe
au cours de l’expérience individuelle de la fragilité existentielle semble pousser les ISS à
remédier à la souffrance spirituelle d’autrui. Ce désir se fait par la mise en pratique de soins
spirituels non-confessionnels. Cette pratique peut être régie au nom de leurs valeurs
individuelles d’universalité ou de leurs valeurs professionnelles de laïcité. Dans les deux
cas, la pratique des soins spirituels non-confessionnels assurent, immanquablement, aux
ISS une ouverture aux autres croyances. La conquête de leur espoir, de leur vérité, de leur
courage et de leurs valeurs fait avancer le sujet dans sa quête de sa guérison intérieure
laquelle devient finalement garante d’une psychologie spirituelle laïque.

3- La Sophia de l’expérience de Soi.

Nous avons vu dans la section sur « l’apprentissage » présentée dans le chapitre 1


que le Soi est une entité qui se structure dans l’après-coup et qui est soumis à un processus
de construction/déconstruction qui fait de la construction du soi, le processus de la
connaissance de soi. Ce processus a généré chez les sujets une confiance et une intuition
fondant le courage d’être Soi. La résistance du sujet à l’égard de sa propre transformation
et de son refus de se remettre en question n’a été que très peu abordée dans les discours des
ISS ; au contraire, les sujets se sont montrés aptes à l’autocritique en accordant à leur
volonté de changement une place éminente dans leur dynamique de dépassement de soi.
La lecture de type phénoménologique nous a permis de saisir le processus à l’œuvre
dans l’union de l’expérience de la vie et la construction de Soi. Les ISS, comme tous les
sujets qui développent une psychologie spirituelle, sont soumis à un processus de
construction/déconstruction qui fait que la conscience peut construire un soi sans que les
sujets en soient véritablement conscients. Et même s’il semble que ce soi le courage ou
l’espoir d’avancer sur leur voie spirituelle, ce courage est ce qui justifie la structure
inconsciente de la « conquête » de « Soi » ancrée dans une prise de « rôle spirituel »
assumée et en contraste avec l’espace commun moderne et sécularisé. Qu’ils aient eut

148
conscience de cette progression spirituelle du Soi, ou pas, leur psychologie spirituelle s’est
construite et structurée comme toutes les, une entité psychologies, dans l’après coup. Ainsi
la psychologie spirituelle s’apparente à une connaissance de soi qui a été déterminée par
les aléas des rencontres avec l’extérieur et l’intérieur et a été considérée à la lueur d’un
savoir prédéterminé par la capacité des sujets à se prendre pour objet de conscience dans
la critique de soi.
Les sujets de cette étude ont construit, confiants et dominés par l’intuition, leur
itinéraire de vie en s’étant remis à leur sagesse. Sagesse qui est elle-même le processus
résiduel d’une expérience de Soi fondée sur des cadres et des schèmes de pensée
préalablement déterminés par la biochimie et les relations interpersonnelles. L’expérience
de soi se révèle au cours d’un parcours de vie qui découvre le sujet à lui-même et le critique
dans la limite des connaissances constituant ses perceptions et sa compréhension de la
réalité. En somme la Sophia révèle l’expérience de Soi qui se questionne au sein d’un
cadre temporel rétroactif.

4- Une compréhension objective des fondements théoriques

En commençant cette recherche de terrain, nous ne savions pas exactement ce que


pouvait représenter, objectivement, la Sophia dans le mouvement du Soi ni même son
mouvement de causalité inversée. Désormais, il est possible de tracer une ligne définissant
le portrait des individus engagés dans une exploration spirituelle.

Aliénation [cause] Théopathologie--------SOI-------Théosis [conséquence] Sophia (Rétroaction)

On trouve à un extrême les imitateurs qui se questionnent dans le rapport


authentique à Soi, sur leurs valeurs culturelles et leur religion d’appartenance (ou sur leur
vie) qui répètent un rôle traditionnel dont ils s’inspirent pour donner un sens authentique à
soi. Tandis qu’à l’autre extrême, se trouvent les innovateurs qui ont cherché à questionner
une voie de sortie, de dépassement et de libération à travers un détour critique sur eux-
mêmes et une recherche personnelle. Les premiers se situent dans l’ordre de la répétition
et acceptent le statu quo ; les seconds s’engagent dans une voie créative à travers une
expérience d’autoréflexivité. Mais c’est l’autocritique qui guide leur recherche de la vérité
dans la construction de leur « être-au-monde ». Le déploiement de l’esprit critique qu’ils

149
mettent en œuvre permet à certains d’accéder à la libération de leur conscience peu importe
leur place sur la ligne. Toute cette distance qui sépare l’imitateur d’un Soi existant du
créateur innovateur de syncrétisme est ce qui permet de saisir les multiples incarnations du
Soi dans la construction d’une posture traditionnelle ou créatrice qui révèle une Sophia
individuelle. Seuls les mouvements de la logique rationnelle définissent la psychologie
spirituelle dans une forme authentique à elle-même, incluant la pensée du soi et du monde,
de monde et soi, l’un et l’autre s’expliquant mutuellement. Le sujet engagé dans une
construction de sens aboutie reconnaît, en effet, que la finalité de sa quête de sens est la
quête elle-même, est que cette quête n’en finit pas vraiment.

« Que j’ai construit ma vie autour de ça. Je te dirais que c’était mes nouvelles assises.
C’était là puis, même là on dirait qu’avec le temps, Dieu m’aime mais je ne sais même pas
c’est qui. Donc, aujourd’hui dans mon cheminement spirituel Dieu est plus une question
qu’une réponse. Je suis en quête perpétuelle, et je ne m’autorise plus tout à fait, pour
l’instant, enfin je m’autorise cette recherche, mais je ne veux pas m’arrêter à une vérité.
Avec laquelle je vais me dire ça y est, j’arrêterai d’avancer. Je vais être en quête, je veux
être en recherche ». Sujet.08

Finalement, cette recherche nous a permis de mettre à l’épreuve nos interrogations


sur le mouvement du soi dans sa conjonction avec la Sophia et de nous aider à comprendre
la récursivité entre causalité et rétrocausalité. Notre compréhension relevant de nos
résultats nous permet maintenant d’engager la construction théorico-clinique permettant au
clinicien de comprendre le déploiement de la psychologie spirituelle et d’orienter
l’itinéraire la quête de sens du sujet spirituel en direction d’un ancrage au double sens.

150
CHAPITRE IV : ARTICULATION THÉORICO-CLINIQUE
Nous nous sommes donnée pour objectif d’identifier les éléments principaux qui
sont mis au travail, chez les ISS rencontrés durant notre recherche, dans l’apprentissage de
leur profession et dans leur quête personnelle de spiritualité. Nous avons élargi notre
recherche à travers une réflexion portant d’un point de vue philosophique sur la place que
la quête de Sophia occupe chez l’Homo sapiens que nous sommes et d’un point de vue
clinique sur la forme que peut revêtir la prise en charge thérapeutique des personnes qui
vivent des problèmes de théopathologie. Face aux personnes vivant un conflit de
dissonance cognitive entre les valeurs imposées du dehors et les valeurs personnelles du
dedans, les thérapies les plus appropriées semblent être celles qui sont capables de rejoindre
le monde intérieur de ces personnes, à partir d’une écoute de leurs récits de souffrance et
dans un appui apporté à la conquête de l’autonomie des sujets qui veulent être les créateurs
de leur propre monde.
Pour corriger le déficit de la biomédecine contemporaine qui ne dispose plus d’un
vrai savoir fondé sur l’herméneutique qui l’a caractérisée dans le passé, nous avons
cherché, en nous appuyant sur les processus de subjectivation des sujets rencontrés dans
notre recherche, à définir ce que pourrait être une clinique située à l’interface de la
psychothérapie et des soins spirituels. Nous l’avons fait en nous appuyant sur un plan
concret de la forme plurielle que prend l’accompagnement chez les ISS et en nous
imprégnant sur un plan philosophique de l’esprit d’Hermès qui favorise, par la pratique de
la sagesse, l’union noétique de la raison « humaine » et de la raison « divine ». Qu’il
s’agisse des intervenants en soins spirituels ou des cliniciens psychologues, les pratiques
se ressemblent dans leur intentionnalité dans la mesure où elles vivent, dans le respect, à
favoriser l’activation du soi et son expression – confiance en soi, acceptation de soi,
gouvernement de soi, estime de soi, maîtrise de soi etc – chez les personnes auprès de qui
interviennent les ISS et les psychologues. L’approche d’intervention proposée est inspirée
des pratiques reliant la philosophie et la spiritualité qu’on trouvait durant l’Antiquité.
Il n’est pas facile de travailler de manière à aider les personnes fragilisées par des
situations d’aliénation pour qu’elles récupèrent leur droit de penser, de vouloir et d’agir, et
pour les soutenir dans leur engagement sur la voie de la libération de leur Sophia. Le sujet,

151
nous l’avons vu, doit être seul tout en étant guidé, dans son devoir de conquérir cette liberté.
Cette conquête du soi n’est pas sans rappeler les propos du philosophe Frédéric Nietzsche,
très présente dans la pensée de Foucault, qui a proclamé – à tort ou à raison – la mort de
Dieu. Ce qu’il a écrit (1908) : « Tu dois devenir l'homme que tu es. Fais ce que toi seul
peut faire. Deviens sans cesse celui que tu es, sois le maître et le sculpteur de toi-même ».
Cet impératif nietzschéen est progressivement en train de resurgir comme une partie
intégrante de l’Humain à la condition que l’Humain se dépasse, par l’articulation de la
liberté et de l’action dans le temps qui est le nôtre.
En plus de ce travail réflexif et introspectif, la question se pose de savoir à quel
modèle humaniste le « directeur de conscience ou de libération » doit se référer pour
pouvoir rendre compte de la diversité des histoires individuelles et de l’appropriation
langagière, conceptuelle et culturelle, et pouvoir aider le sujet auprès de qui se fait une
intervention de se gouverner lui-même en pleine connaissance de cause. L’individu engagé
dans un cheminement vers son identité profonde – que ce soit via le séculier ou via le
religieux – doit être conscient des dérives potentielles surgissant sur le chemin de toute
quête de libération complète et absolue. Dans ce contexte – c’est aussi vrai dans le cas
contraire –, les dérives associées à la non-maîtrise de soi peuvent aboutir à une perte de la
maîtrise intérieure. Dans ses tentatives de soigner et de guérir son soi profond, l’ISS est
alors projeté en direction de « la guérison de soi » qui passe par la construction du sens que
l’ISS choisi de se donner.
L’attention à l’herméneutique du sujet permet de situer l’observation et l’écoute à
l’intersection où les humains font la rencontre du spirituel. Elle permet aussi à l’ISS
d’ouvrir, dans le cadre de sa profession, sa propre conception du Soi en direction du soin à
apporter à l’autre. L’herméneutique de soi ouvre donc le sujet à la compréhension de soi à
un triple niveau : noétique, poétique et ontologique, comme cela a été expliqué dans les
deux chapitres précédents. Le présent chapitre vise à montrer comment se fait l’itinéraire
de la Sophia lorsqu’on l’examine à partir des mouvements singuliers de l’être tels qu’ils
sont expérimentés par des personnes concrètes, dans notre cas par des ISS. La réflexion
présentée dans les pages suivantes nous permettra aussi de discuter des articulations
principales qui organisent le mouvement du soi chez des sujets en quête de spiritualité. La

152
découverte de ces articulations fournira des éléments pouvant entrer dans la construction
d’une clinique sur le mode du raisonnement abductif.

153
I) Dépassement du Soi par la Sophia chez l’homo-sapiens

Les ISS en tant que sujets spirituels nous ont permis de comprendre l’itinéraire du
Soi engageant leur rapport à l’existence. En présentant dans cette section notre réflexion
sur trois modalités à travers lesquels l’Homo-sapiens s’exprime dans les moments forts de
son existence, nous esquissons ce que pourraient être les outils nécessaires à la
compréhension d’un mouvement de « dépassement du soi » (Hadot, 1993) dans ses liens à
la dimension de Sapience dans l’Homo-sapiens et plus précisément encore à la Sophia telle
qu’elle a été pensée dans la philosophie grecque de l’Antiquité. Les trois modalités
d’expression de l’Homo-sapiens serviront à penser les étapes qui vont de la praxis en tant
qu’ensemble d’actions déterminée de « soi à soi » jusqu’à la poiésis qui détermine le lien
de « soi à autrui ».
Pour essayer de comprendre comment la Sophia se développe au cours du processus
d’évolution spirituelle, nous avons en quelque déplié ce qui définit l’Homo-sapiens selon
ses trois principales formes d’expression et d’action.

Homo Sapiens
Homo-noeticus Homo-faber Homo-ludens
(HN) (HF) (HL)
Découvre le Soi Construit du Soi Exprime le Soi

L’Homo-noeticus renvoie à l’humain aux prises avec des réflexions métaphysiques,


voire spirituelles, dans sa découverte du soi ; l’Homo-faber est l’humain soucieux de
travailler sur lui pour donner une configuration particulière à son éthique personnelle,
comme étant une voie pour la connaissance de Soi ; et pour finir l’Homo-ludens renvoie à
l’humain dont l’intériorité est achevée. Libéré, le sujet est disposé à s’insérer, après avoir
constitué son éthique d’être pour les autres, au sein de l’espace social. La diffraction de la
Sophia est ici présentée selon trois instants de la construction du soi qui engage le sujet
dans un travail qui se fait à l’interface de son monde intérieur et du monde extérieur en
combinant trois outils : la parrêsia de l’Homo-noeticus ; le jeu indéfini de l’Homo-faber et
l’agonisme de l’Homo-Ludens.

154
1.1 L’outil du Jeu indéfini chez l’homo-faber

La notion d’Homo-faber qui est empruntée à Henri Bergson (1943) renvoie à un


aspect essentiel de l’histoire évolutive de l’être humain, celui qui définit l’humain comme
un sujet qui fabrique et construit des outils. Grâce à son intelligence, l’Homo-faber détient
la capacité de fabriquer des outils et d’en varier le mode de fabrication. Dans le cadre de
cette thèse, cet effort de fabrication d’outil est orienté vers la découverte du sujet lui-
même : ce que l’humain construit, c’est une forme de lui-même adéquatement disposée à
l’utilité sociale et conçue au fur et à mesure de la révélation de Soi. C’est la version
conventionnelle – protocolaire – de son identité. Dans le cas des ISS, elle engage la
connaissance de soi en faisant de l’intervenant l’habile outil d’un travail réalisé au contact
des patients, de ses pairs et de ses collègues, en un mot, un travail qui se fait auprès des
autres. En effet, l’ISS se fabrique lui-même à partir de sa compréhension individuelle de
sa profession, tant le métier est nouveau. Si certains se voient comme des instruments
herméneutiques, d’autres s’attachent plutôt à se définir à partir de l’attente socialement
acceptable.

« C’est ma façon de percevoir mon travail, j’essaie de me voir un peu comme un instrument
peut-être entre une volonté plus grande ou j’essaie de me faire le serviteur, si on peut dire
ça comme ça, de quelque chose de plus grand que moi. Le côté spirituel est intimement lié
au travail que je fais. » Sujet11

***

« Autre que d’essayer de correspondre avec mon look. C’était comme le pantalon brun du
professionnel chic, mais juste effacé. Il y avait des souliers noirs. Il y avait juste rien de
distinctif. C’était juste ne pas être remarquable. » Sujet.07

Le métier d’ISS reste flou pour la plupart des personnes auprès de qui ils
interviennent – voire pour les ISS eux-mêmes. Le caractère nouveau et relativement peu
défini de leur métier leur impose de puiser dans leur imagination en vue de développer une
description de ce qu’ils sont en tant que sujets individuels. Il leur faut notamment veiller à
se détacher de l’histoire commune des anciens aumôniers et de leur histoire individuelle à
travers laquelle s’exprime une personnalité.
« Comme c'est une profession en émergence, il faut un peu plus de temps pour notre
profession de se calibrer. » Sujet.03

155
***

« Et puis je ne voulais pas me briser moi non plus. Parce que pendant les interventions, on
est des outils de travail. » Sujet.05

***
« Et bien cette profession est en construction ça fait 10-15 ans que le terme professionnel
a changé que nous sommes passés de « pastoral » à « soin spirituel » et il reste encore
dans le réseau beaucoup de « pastoral », c'est des gens qui ont de très bonnes intentions,
mais souvent ils sont centrés sur les besoins religieux, catholiques chrétiens. Donc, il y a
plein d'autres besoins qu'on ne voit pas et qu'on pourrait améliorer la pratique. » Sujet.02
***
« Alors que c’est très différent même si ça se regroupe, on travaille ensemble. Une force ?
La force que j’aime le plus, c’est justement que les gens essayent de comprendre notre
travail. Mais c’est défini ça, on est dans l’indicible puis c’est vraiment un pied de nez à la
société et de ne pas être dans le quantitatif. De vraiment devoir expliquer notre métier. »
Sujet.03

Face à la nouveauté13 de leur métier, les ISS cherchent, à ce stade-ci de leur


implication existentielle, à cet instant de notre histoire commune, à alimenter d’un nouveau
savoir le sens qu’il convient de donner à leur profession. Ils le font d’une part en
apaisant/réhabilitant les maux/mots du passé québécois dans ses rapports avec l’église et
la religion et d’autre part, en travaillant directement sur l’imaginaire des patients, pour
réparer les séquelles du temps. En offrant une version remise à jour de la spiritualité et en
usant d’un nouveau discours,14 les ISS participent à la transformation du dire symbolique
puisé dans les systèmes de sens communs – anciens et contemporains.
En effet, ils visent à apporter aux personnes auprès desquelles ils interviennent un
nouveau discours sur la spiritualité qui vient remplacer les mots du passé catholique
québécois – ils donnent en quelque sorte de nouveaux signifiants à d’anciens signifiés. En
se plaçant dans une posture « d’innovation » et de « création », ils sont poussés à puiser
dans leur « imagination créatrice » et à inventer un « nouveau rôle » pour leur travail
d’ouverture à la spiritualité au sein d’institutions qui sont laïques. Ils empruntent les

13
Le métier est nouveau en ce sens que les individus ont fait en sorte de transformer le sens commun
appartenant à un « instant » de leur histoire. Cet instant du Kairos qui est celui qui permet aux
individus d’exprimer leur créativité vaut aussi, dans une certaine mesure, du point de vue de la
perspective collective.
14
Par exemple, aujourd’hui on aura tendance à aborder la transformation spirituelle du sujet avec des
mots appartenant au domaine des technologies – connexion, chargement, transfert – plutôt qu’avec les
éléments caractéristiques du discours hermétique – soufre, mercure... La spiritualité s’exprime dans
un discours qui s’ajuste à l’ère du temps : c’est ainsi qu’elle est toujours à la mode.

156
symboles et les métaphores qui alimentent nos courants d’idées à partir du recours à une
analyse herméneutique des formes de quête spirituelle dans le monde d’aujourd’hui. Ce
faisant, ils contribuent à l’apparition d’un nouveau langage sur la spiritualité.

« Je pense que je rajouterai juste une petite note sur la nature du travail qu’on fait
présentement. Tu me poses la question de la spiritualité, et puis je te disais je ne suis pas
clair tellement mais je ne sais pas comment le dire, c’est difficile mais je pense que ce que
j’aimerais rajouter c’est le fait que c’est pas clair pour les gens. Puis dans le fond c’est
d’essayer d’accompagner les gens face à la spiritualité, et que les gens ne savent pas, il
n’y a pas vraiment de vocabulaire pour décrire, et puis dans le fond moi j’ai peut-être un
petit peu plus de mots pour décrire. Et qu’on va cheminer et puis peut-être, que notre
profession va être plus claire dans 10 ans parce qu’on va avoir comme mieux définir les
termes. (…) » Sujet.07
***
« Donc je dois expliquer la base, non c'est pas religieux mais jamais on creuse. Je fais du
travail de sensibilisation, c'est quoi le travail et puis c'est important qu'on fasse ça. C'est
primordial mais un moment donné il faut oui un travail de fond il faut ça qu'on essaye,
entre collègues de se documenter et de faire des retours sur ce qu'on fait.» Sujet.03

Nous voyons qu’il est parfois difficile pour les ISS eux-mêmes de situer leur métier
compte tenu du caractère de leur travail qui est encore défini d’une manière assez
approximative.
« Il n’y a pas de réponse, c’est compliqué parce que on est laissé à soi. C’est un peu ça.
J’aurais pas pu le faire il y a 10 ans. Mais maintenant je peux parce qu’il n’y a pas de
façon de faire, les collègues ne sont pas d’accord sur : « qu’est-ce qu’on fait qu’est-ce
qu’un accompagnement. Et puis, on est constamment en train de se faire demander c’est
quoi? Ici, on écrit nutritionniste quand on rentre dans une chambre ou un psychologue ou
un travailleur social, alors que intervenants soins spirituels je passe mon temps à expliquer
qu’est-ce que ça veut dire. Il faut que j’explique quelle est la différence avec la religion. »
Sujet 06
***
« Donc on se présente, on dit ce que l’on fait et puis, simplement des fois ; je dis le médecin
regarde le corps, et moi je regarde le moral. Au moins, ça me permet de préciser au niveau
de l’approche relation d’aide. Et là je précise, le sens de la vie, de croyance, les valeurs,
j’apporte un soutien. » Sujet.08

Les ISS tendent à fonder leur travail sur une philosophie inspirée du « schématisme
de la métaphore » : ils cherchent en effet à ouvrir, à travers un nouveau langage, à la
question du sens des sujets qui paraissent parfois en être fort éloignés. Sur ce point,
l’intervention de l’ISS qui se déploie sur plan moral vient compléter celle du médecin qui
s’intéresse avant tout au corps. La configuration de la métaphore qui prévaut chez les ISS
s’ancre dans un imaginaire producteur de sens qui permet d’accorder leurs interventions

157
avec les trois niveaux de la réalité institutionnelle dans laquelle travaillent les ISS, à savoir
la perception des soins spirituels de la part des personnes, la prescription médicale faite par
les services de santé et la pratique réelle telle qu’elle est perçue par le commun des
hommes. Les ISS s’efforcent de repenser ces phénomènes en les examinant non seulement
du point de vue des outils – en relation à l’Homo-faber – mais aussi aux approches
associées à l’Homo-ludens et à l’Homo-noeticus.

1.2 L’agônisme de l’homo-ludens

L’Homo-faber qui n’a pas seulement l’objectif de donner naissance à des objets,
des procédés ou des techniques se transforme en un Homo-ludens lorsqu’il essaie de
correspondre, en tant qu’acteur du jeu et des relations sociales, à un besoin social. L’Homo-
ludens – l’homme-joueur – de Johan Huizinga (1872-1945) est un sujet qui joue en
connaissance de cause. L’Homo-ludens à la suite de l’Homo-faber nous aide à situer
l’Homo-sapiens dans la conquête de sa Sophia. Les besoins des populations ont
progressivement transformés les attentes des personnes relativement à la manière dont
devrait se faire la prise en charge de leur accompagnement spirituel. Les sujets de cette
étude qui occupent le rôle d’ISS au sein d’institutions séculières reconnaissent que leur
pratique a encore besoin d’être définie. Conscients du fait qu’ils se doivent de construire
leur spiritualité et d’améliorer leur connaissance de soi, les récits des ISS indiquent
clairement qu’ils travaillent à transformer leur soi, au fur et à mesure de leur implication
dans leur profession, et qu’ils le font avec l’objectif de se donner un nouveau rôle qui puisse
correspondre à ce qui est attendu d’eux dans les institutions où ils interviennent.
En tant qu’agôniste, l’Homo-ludens se présente comme un lutteur qui développe
ses compétences par des exercices gymniques en vue d’augmenter ses forces. Dans cette
thèse, l’agôn est définie comme une valeur qui est intrinsèque au dépassement de soi du
sujet qui mène un combat amical ou féroce avec lui-même. C’est le moment de la
configuration de Soi à travers un rééquilibrage de l’Égo qui passe par la modestie
appliquée à soi (section 2 de la partie 2/4 du mouvement du Soi) et qui vise à l’invention
d’une spiritualité (section 3 de la partie de 2/4 du mouvement du Soi) qui puisse soutenir
l’ISS dans sa pratique auprès des personnes qui s’adressent à lui. En d’autres mots, l’effort
de dépassement de Soi situe l’ISS dans un travail de lutte – avec soi et avec autrui – qui

158
devrait conduire à pouvoir inventer une pratique ancrée dans les trois dimensions de la
Sophia
En poursuivant l’esprit de compétition, l’Homo-ludens développe dans le sujet un
esprit agôniste qui le pousse à un constant souci d’amélioration de Soi jusqu’à arriver, si
possible, à la création poétique du Soi qui repose non pas sur le désir de faire mieux que
l’autre mais plutôt sur l’effort pour faire mieux que soi. Le dépassement du Soi implique
que le sujet travaille sur lui-même en vue d’offrir à autrui le meilleur de lui-même en
incarnant sa Sophia pour le bien-commun.

« Si on ne peut pas améliorer cette sagesse-là, je pense que le bonheur au quotidien c'est
une sagesse. Est-ce qu'on peut vraiment être meilleur que ça ? Je ne suis pas sûr. Je serai
prête à entendre quelqu'un qui a une meilleure idée. Mais je pense que ça peut être une
sagesse… toujours dans l'idée de se dire qu'il existe plusieurs sagesses. Il n'y a pas une
seule et même sagesse. Et puis je t'en ai parlé parce que j'essaye de l'enseigner à mes
enfants parce que je trouve que c'est un beau cadeau à leur faire. Est-ce que je l'intègre
dans ma pratique ? Pas tout le temps, je l'intègre à ce que je pense que ça leur ferait du
bien de recevoir ça, mais, c'est pas tout. » Sujet.09

Dans l’extrait précédent, ce mouvement est porté par l’espoir d’atteindre un jour
une amélioration sans pour autant souhaiter l’atteindre. Le sujet situe parfaitement la marge
qui laisse la possibilité au soi de revenir sur lui-même en vue de continuer sa quête du
meilleur de Soi. C’est l’exemple même de la Sophia en tant qu’elle est à la fois le processus
et la finalité qui maintiennent son état dans un mouvement de retour perpétuel à Soi.
Cette étape du mouvement de soi est rétroactif, il enclenche la créativité et introduit
le mouvement de dépassement de soi au sein du processus futur qui inclut le « devenir
ISS ». Les étapes de ce devenir laissent béante une large marge de créativité qui permet à
chacune et à chacun de travailler à être ce qu’elle/il pense devoir être bien qu’il/elle ne
sache pas pour autant comment l’être.
« Moi, je ne suis pas tellement pratiquante. Je ne le suis plus. Ça fait partie des constructions
qu’on peut, parce que la pratique la pratique dans le fond, c’est la rencontre. La vraie
pratique pour moi. Ce que moi dans le fond j’ai expérimenté dans ma vie. C’est la rencontre
et l’entretien de la relation que l’on a intérieurement, avec la présence, le grand tout. Et puis
nous autres, on est obligé de nommer. Je veux dire tantôt pour être capable de, dans notre
état humain, on a besoin de nommer les choses, mais en fin de compte ça n’a pas de nom. »
Sujet.10

159
Dans les faits, une manière d’être une/un ISS se construit en fonction des valeurs
éthiques que chacun se donne au cours du développement de sa psychologie spirituelle.
Ces valeurs se mêlent aux sentiments de joie, de peine ou de désillusion qui ont
accompagné leur expérience personnelle – ces sentiments peuvent même être associés à
des découvertes littéraires comme le Petit Prince, l’Alchimiste, la Bible ou la Torah.

« Et chaque expérience marquante que je vois à l’hôpital ou dans ma vie personnelle


amène un petit peu plus à des transformations de moi, pour finalement devenir une
meilleure personne. Moi, c’est ce que j’aspire, toujours devenir une meilleure personne.

Q : Est-ce que vous avez pu devenir cette personne que vous espériez?

R : Non, je ne crois pas que je l’atteindrai un jour, Non, non. Je pense que c’est toujours
en développement, je me sens très privilégié d’être en contact des patients qui vivent des
choses très difficiles, ou des gens très âgés parce que leur expérience de vie m’enrichit. Je
ne le dis pas de façon égoïste, parce que c’est un échange. J’apporte quelque chose et les
patients apportent quelque chose et c’est très bien comme ça. Ça entraide tout le monde.
Mais, ce travail-là me permet de contribuer à mon avancement personnel, à ma croissance
personnelle pour être plus en mesure de donner aux autres. C’est sûr que si je deviens une
meilleure personne, la qualité de ce que je vais ouvrir aux autres va augmenter. » Sujet12

Les rencontres qui propulsent le sujet, comme en écho et en résonnance, dans le


sens d’un réajustement pouvant confirmer la justesse de l’itinéraire poursuivi viennent
révéler la vérité du sujet qui se dévoile face à l’autre. Cette traversée est ce qui balise, tout
au long de leur « apprentissage », le parcours des ISS en direction de la Sophia. L’ISS
s’efforce d’ajuster le contenu de sa formation professionnelle et de la jumeler aux
découvertes qu’il fait sur lui-même. En dépassant le Soi, le sujet peut éventuellement
arriver à créer une version améliorée de lui-même. Ainsi, si l’agôn désigne la compétition
en vue d’être meilleur, c’est sous le regard personnel du dépassement de soi que l’ISS peut
avancer en franchissant les trois étapes qui appartiennent à la dynamique du mouvement
de l’être.
En dressant les contours du mystérieux rapport entre le moi et le Soi, la Sophia vient
expliquer ce qui peut accompagner la structuration d’une éthique personnelle et sa
constante transformation.

« Je dirais que, c’est sûr que je suis moins porté à voir la vie dans les faits extérieurs. Je
crois que le fait de devenir moi-même, et d’avoir mon propre intérieur, je pense que c’est
là que ça se situe plus. Ma spiritualité aujourd’hui. C’est d’être une bonne jardinière.

160
Intérieur, c’est de plus en relation, d’être une bonne observatrice. De ce qui se passe en
moi parce que je ne peux pas être avec l’autre, si je ne suis pas déjà présente à moi-même.,
C’est la présence dans le fond. Mais, je ne suis pas toujours présente. Je ne serai plus là
comme physiquement. » Sujet.14

En se connaissant lui-même et en se reconnaissant dans sa spiritualité, le sujet libère


l’expression de sa vérité – « une présence au fond de soi » – qui lui permet de devenir lui-
même. Pour l’atteindre, cela implique un combat contre soi, un recadrage et une
reconfiguration qui impliquent une action de la sagesse sur le soi.

Q. : Et avant ta rencontre avec Dieu ?

R : « Bien sûr, j’étais plein de préjugés. Je ne dirais pas de mon contexte familial, mais j’ai
été élevé dans une communauté sur la [zone] de Montréal où l’immigration c’était du jamais
vu. C’était juste des Caucasiens blancs qui parlaient français, des Québécois de souche.
Alors, j’ai dû être habitué aux contacts multiculturels. Mais, je regarde l’église [un lieu
précis], c’est une communauté multiculturelle. Il y a de l’amour, entre les Africains, les
Hispaniques. On a des Français, des médecins, des avocats, des ingénieurs des personnes
qui sont pauvres sur l’aide sociale, des familles monoparentales. Et toutes ces personnes sont
capables de venir se rassembler en commun. Et, on partage une même spiritualité qui se
traduit par l’amour qu’on a les uns pour les autres ». Sujet 10

Pour cet ISS qui a vécu cette étape du dépassement de Soi en lien avec les autres
formes de croyances issues de la diversité culturelle, sa rencontre avec le divin qu’il a
cherché en lui – un divin inséré dans le contexte de sa foi chrétienne – l’a ouvert à l’altérité
en l’éloignant des préjugés et des opinions fausses. En somme, la Sophia fournit
l’impulsion créatrice qui est nécessaire à la mise en marche d’une évolution personnelle
qui s’ancre dans un souci de transmettre aux autres l’expérience de Soi durement acquise
au cours d’un parcours individuel. Ce nouveau savoir permet aux sujets de prendre
conscience du fait qu’ils ont acquis le courage pour travailler à se dépasser malgré les
obstacles et à transmettre l’expérience qui est la leur à d’autres personnes.
Le passage vers l’étape finale de l’expérience de la rencontre avec la sagesse
transforme la seule culture de Soi – telle que défendue par Foucault – en une « culture de
l’agôn » qui est caractérisée par le dépassement de Soi discuté par Hadot en 1993 avec le
défunt Foucault. Pourtant, Foucault avait déjà pressentie cette idée de dépassement de Soi
sans pour autant avoir pu la mettre au travail. Pour Foucault, « la stricte agonistique qui
caractérise l’éthique ancienne ne disparaît pas, mais la forme du combat, les instruments

161
de victoire et les formes de la domination sont modifiés. Être plus fort que soi implique
qu’on soit et qu’on demeure aux aguets, qu’on se méfie sans cesse de soi-même et que soit
non seulement dans le cours de la vie quotidienne, mais dans le flux même des
représentations qu’on fasse jouer le contrôle et la maîtrise » (1982 : 516).
Cette culture de l’agôn pousse les sujets à rejoindre en eux ce qu’il y a de meilleur
pour en faire concrètement le meilleur de Soi. En se saisissant de la connaissance de Soi,
le sujet s’engage dans la sphère sociale en étant le porteur de valeurs puisées dans une
dimension transcendante qui permis de réaliser, en enrichissant l’instance protocolaire, un
engagement spirituel et politique au sein de la cité. Une fois transformé, le sujet peut
prendre part à l’espace social et s’engager, en tant que professionnel, dans une pratique qui
le transforme en un Homo-ludens.

1.3 La parrêsia de l’homo-noeticus

En proposant dans son dernier cours une lecture du cynisme ancien, Michel Foucault
(1984) met de l’avant une critique de soi qui permet d’échapper à la seule maladie grave –
celle des opinions fausses et des préjugés. Foucault part de la critique de soi pour critiquer
notre pensée occidentale du point de vue d’une perspective pratique qui interroge la forme,
parfois scandaleuse, de la vraie-vie. Il conclut sa réflexion en proposant une distinction
entre la philosophie antique (le cynisme) et le christianisme (mystique) qu’il pense sous le
prisme de la parrêsia. Le sujet qui parle et qui dit vrai pour gagner son combat agônal se
place précisément dans la position qui est celle du parrêsiatre.

Dans sa leçon du 28 mars 1984, Michel Foucault met de l’avant cette idée : «
La parrêsia demeure bien, en un sens, un dire, un dire-vrai, mais ce n’est même plus un
« dire » : c’est l’ouverture de l’âme qui se manifeste dans sa vérité à Dieu et porte cette
vérité jusqu’à Lui (...) Que c’est l’être même de Dieu dans sa manifestation qui est
appelé parrêsia. » (1984 : 298). Et il ajoute que la parrêsia est parrêsia de la sagesse elle-
même. C’est la parrêsia de Dieu, la présence débordante de Dieu, c’est sa présence en
quelque sorte pléthorique qui est désignée par la parrêsia. Cette parrêsia, c’est bien
l’articulation verbale de la voix de la sagesse qui la caractérise. La parrêsia peut cependant
être aussi – c’est ce qui apparaît au moins dans un autre texte – la présence de Dieu qui se

162
cache et se retient derrière la puissance de Dieu à laquelle l’homme fait appel quand il se
sent en proie au manque de confiance en Soi.

« La dernière fois [animation liturgique] que je l’ai fait en stage, ils m’ont dit j’ai l’air stressé
et puis ils sont vraiment attentifs à comment je me comporte au niveau du verbal. Il faut que
je sois détendu, j’étais honnête avec eux en leur disant que j’étais stressé. Que dans le fond
je voulais juste vivre un Beau moment ensemble. Et, je n’étais plus sur mes gardes. Et j’étais
quand même capable d’animer. C’est comme si on disait quelque chose et que l’autre et puis
après ça j’ai juste eu un petit feeling ; « pourquoi tu ne fais pas juste confiance à ça ? [au
feeling]. » Sujet.07

C’est en rompant avec leur habitude et leur compréhension que l’expression d’un
dire vrai sur soi-même est rendu possible : l’espace libéré dans le soi peut alors permettre
au sujet de vivre un instant une sorte d’animation intérieure qui lui permet d’innover. Le
principe de l’agôn intervient, lorsqu’il déploie dans le sujet une force de dépassement de
soi et d’affaissement de ses préjugés. Le « je n’étais plus sur mes gardes » s’obtient par la
maîtrise de la parrêsia qui se révèle capable d’animer le sujet en suscitant en lui une sorte
de feeling ou de sentiment. Le regard critique que le sujet pose sur son soi et son souci
d’arriver à une cohérence entre la pensée et l’action se conjuguent pour « animer » le sujet
et l’amener à se demander « pourquoi je ne fais pas confiance ? ».
Dans l’extrait suivant, c’est davantage le raisonnement logique de Soi à Soi qui
situe le lien que le sujet entretient avec la parresia. Dans ce cas, le sujet reconnaît que la
part du divin qu’il porte en soi tend à s’extérioriser pour toucher l’autre comme il l’a été
lui-même. L’ISS qui agit au nom de son éthique personnelle sous couvert de sa profession
exprime dans ses actions, une part de vérité qui est sa propre vérité.
« Moi je pense que quand je fais des bonnes actions, donc des actions qui sont en accord
avec les valeurs qui me sont chères, je pense que je ne risque pas le divin en moi. Elle [la
part de divin] m'aide quand j'en ai besoin bah des fois c'est moral je lui parle souvent et je
me réponds à moi-même, je suis bien conscient que c'est un exercice qui se passe dans ma
tête. Mais je pense que quand même la tête, y’a des choses qui se passent sur le plan
spirituel. Je pense que quand je connecte avec quelqu'un y a nos parts de divin qui se sont
accordées quelque part comme là on se rejoint et ça va bien, donc oui je pense que
spirituellement on se parle. On ne se parle pas avec des mots mais, oui je pense qu'on se
rejoint. Je pense que ça aussi ça nourrit le divin qu'il y a en nous ». Sujet.09

Or, cette volonté de dire-vrai se lie immanquablement à soi-même dans l’énoncé :


elle se fait alors révélatrice d’une vie philosophique où se rejoignent le bon, le beau et le
bien qui s’expriment via le goût du don – comme ces artistes qui peignent des œuvres pour

163
le plaisir de ceux qui les contemplent. C’est l’expression du processus de la révélation à
soi qui situe le sujet dans la parrêsia.

Q. : Et c'est quoi ce bien ?

R : « Ce bien ? Lorsque la personne vit sa vérité voilà, ça c'est mes forces et ça c'est mes
défis, et, voici mes blessures voici ce qui m'aide, voici le petit pont que je suis capable de
faire. Aujourd'hui est déjà là. C'est à travers sa couleur à la personne, c'est à travers sa
couleur sa traversée je me réjouis, on est ensemble et je le veux aussi, je le veux aussi. Et à
l'intérieur de ça, ces ressources je les réactualise, d'une certaine façon, à mes propres
ressources. Ce qu'il a été capable, dans ce moment de difficulté, qu'est-ce que ça veut dire
pour mon histoire à moi. Donc, parfois après certaines interventions. Certaines journées, je
m'arrête pour identifier ce qui était significatif, constructif ou les difficultés et pourquoi. Pour
avancer, comme être humain, comme personne dans ma spiritualité. »

Dans cet extrait, on voit que le mouvement de retour à soi à travers la rencontre de
l’autre constitue un élément central dans l’herméneutique du soi. Foucault écrit à ce sujet :
« Le souci de soi est donc traversé par la présence de l’Autre : l’autre comme directeur
d’existence, l’autre comme correspondant à qui l’on écrit et devant qui l’on se mesure à
soi. L’autre comme ami secourable, parent bienveillant » (1984 : 517)

« C’est bon parce que c’est le sens de ma vie. En fait même, je suis fier de mon expérience.
ça m’amène à réaliser à quel point j’ai réussi toutes ces étapes-là, de me tenir debout. Je ne
savais aucunement où j’allais et je voulais prendre pour moi. Donc je m’appuie aussi là-
dessus. Je suis fier de moi, je suis fier de ce que j’ai réalisé. De là où je suis rendu. Et puis
te dire et c’est ma vie, avant j’avais l’impression de marcher sur la trace de quelqu’un
d’autre. Où, c’était tout tracé d’avance. Là, je fais mon chemin. » Sujet.08

***

« Ça a été une quête de me trouver moi avec tout ce que j'ai reçu, je pense que je suis de
nature… depuis que je pense ça c'est que je crois, je suis de nature…j'ai la vocation religieuse
au sacré. Enfant j'étais très croyante, ma mère s'est convertie, j'ai cheminé chez les
protestants, les évangéliques… Puis moi comme un enfant, j'ai complètement changé là-
dedans, je ne sais pas. Des fois je me dis que j'avais la personnalité. Mais j'aimais vraiment
ça. Je lisais la Bible puis enfant ça été un parcours maladroit. » Sujet.04

Le cheminement en direction de soi représente la quête de la version authentique de


Soi, celle qui était présente avant que les déformations sur le soi liées à l’éducation ne
s’imposent. Dans les deux extraits du discours du sujet 08, il apparaît clairement que le
souci de soi s’articule plus largement sur l’effort fait pour laisser émerger la totalité du Soi

164
et du Monde qui est propre au sujet. Lorsque Foucault aborde la parrêsia, il l’envisage
comme l’impératif du sujet qui dit vrai, c’est-à-dire de celui/celle qui est capable de se
situer, par la logique, dans la vérité sur soi qui est la condition de la capacité du sujet à dire
vrai. Et dire ce vrai sur soi, c’est exprimer le mouvement de la pensée inductif du soi
qui tend vers la sagesse. Ainsi, entre dire le soi et la Sophia, on trouve la parrêsia qui
s’exprime dans la volonté du sujet d’accéder à l’espace spirituel qui peut le lier à l’autre.
Dans l’extrait suivant, la Sophia permet à l’ISS d’accomplir un retour vers le monde des
essences où se joue le don du savoir acquis pendant l’étape de l’autorisation noétique.

« Comme je l'expliquais, je n’en sais rien mais cette personne a un charisme puis c'est ça
on lui confie nos problèmes et elle a une écoute et elle va aussi, comme un médium mais
comme connecter à la communion, voilà Sophia. C'était vraiment bien, je me souviens dans
ma chambre noire le numineux est monté en moi. La troisième fois, comme quelque chose
qui est monté puis c'était le goût du don, de redonner tout ce que j'ai eu des années passées,
où je me suis fait accompagner spirituellement moi-même, et puis ça m'a aidé à cheminer
et puis à comprendre mes blessures, mes relations, mes mécanismes, pour acquérir la
liberté des individus spirituellement, j'ai voulu redonner ça puis aider. Et est monté en moi
le goût du don, dans ces moments d'extase. Des trois moments sont mes méditatifs et puis
c'est là que pour moi le déclic : il y a eu un avant et un après et puis c'était bien bâti au fil
des années ». Sujet. 02

C’est à l’intérieur d’un rapport ontologique du face-à-face et du vis-à-vis de Soi à Soi


que la parrêsia tend à déplacer jusqu’à un certain point l’évolution spirituelle du sujet. Elle
dynamise le courage de l’homme qui poursuit sa quête le portant jusqu’au Soi de l’autre.

« Je pense que je suis vraiment passionné par la connexion entre les personnes. Je pense
que c’est ma drogue. (…) Pour moi c’est la recherche. Si c’est pas là, je va, je vais essayer
de comprendre comme qu’est-ce qui met des barrières. Puis, pour moi tant que je me
connecte avec l’autre, tant que je sens quelque chose que c’est pas de l’ordre du cognitif,
affectif mais, j’imagine que tu vas …. que l’autre s’est senti entendu, et puis que moi j’ai
pu être moi là-dedans. Sujet.07

Le sujet se transforme, par son entrée dans la spiritualité, en un acteur qui s’engage
dans une lutte contre la société dominante et capitaliste - ce n’est pas sans nous rappeler la
conduite de Jésus face aux pharisiens. La spiritualité le soutient dans le combat qu’il mène
au nom de la sagesse qui l’habite. Lorsqu’ils travaillent dans des institutions qui sont
laïques, les ISS reconnaissent devoir adopter, en partie tout au moins, le discours dominant

165
tout en développant une pratique qui relève d’une toute autre réalité. Ils détournent en
quelque sorte la règle qui leur est imposée par le discours dominant de manière à exprimer
la pleine réalité de leur moi. En effet, tous sont unanimes à dire qu’ils fondent leurs
interventions sur leurs valeurs personnelles et sur leur spiritualité. Ils sont aussi d’accord
pour dire qu’ils agissent en prenant au sérieux le principe de la laïcité qui exclut les
expressions personnelles du religieux dans l’espace institutionnel. Ils ne ressentent
généralement aucune contradiction dans leur pratique ni même de dissonance cognitive ;
bien au contraire, ils démontrent une forme d’équilibre entre les valeurs qu’ils ont mises
au travail et leur pratique.
La sagesse que le sujet laisse apparaît démontre la capacité qui offre une forme de
rationalisation productrice d’une éthique soucieuse d’appartenir au monde commun et d’en
respecter les règles.

« Et puis, je devais animer des liturgies. Puis moi qui n’est plus pratiquant, c’était un peu
spécial. Mais par contre, je me m’étais plus dans la peau des gens qui étaient autour de
moi. En très grand respect pour leur foi. Je ne suis pas très croyant mais moi le message
de Jésus c’était un grand révolutionnaire qui est venu nous livrer un message. Et puis,
j’essaye de plus me coller sur le message de Jésus dans son message et moins dans ce qui
a été dit, compris ou quoi que ce soit. Je pense que j’ai rencontré plus Jésus-Christ dans
mon cheminement personnel que dans tous les écrits que j’ai pu lire que j’ai pu apprendre
dans la catéchèse quand j’étais jeune ou dans les textes. Ça fait, que j’essaie de sortir les
messages de la parole qui est. » Sujet.14

Cette attitude de l’homo-noeticus vient rehausser, chez l’ISS, le désir d’un


dépassement de soi qui est alimenté par son devoir de responsabilité le pousse à vouloir
répondre aux besoins d’autrui. Il en est ainsi pour les ISS non-croyants ou apostats – le
sujet.14 – tout comme pour les fervents disciples de Jésus – le sujet.10.

« Étudiant de Jésus, sans me raccrocher à l’église. Et c’était d’accepter Jésus comme


pédagogue, comme maître, comme guide, d’étudier sur comment enseigner, vivre notre vie.
Et tout ça faisait partie d’un cheminement spirituel. J’ai arrêté de mentir par amour pour
Dieu, parce qu’il y a quelque chose en moi qui me motive à devenir une meilleure
personne mais ça ne venait pas de moi. Je ne faisais rien de ça pour être aimé de Dieu ou
pour avoir une récompense. Ce qui m’attirait au christianisme plus que les autres religions,
l’impression que j’avais c’était que moi j’avais une responsabilité de faire, je devais agir
correctement ou faire de bonnes choses pour être agréé de Dieu tel qu’il était représenté. »
Sujet.10

166
L’homo-noeticus se laisse en quelque sorte guider par une force de remise en
question (c’est la récursivité) qui le dirige vers le Tout que représente la « mégalopsychia »,
laquelle lui fait accueillir la pluralité des visions du monde et le maintient dans un constant
souci de vérité et du dire-vrai. Le sujet arrête alors de se mentir à lui-même par fidélité à
l’idée qu’il se fait des valeurs enseignées par Jésus. Cette relation à la vérité absolue offre
aux ISS la connaissance qui leur est nécessaire pour le travail sur soi qu’ils doivent faire à
la manière de l’Homo-faber ; cette première étape franchie, ils peuvent devenir des
créateurs d’eux-mêmes en tant qu’Homo-ludens. Pour y arriver, les ISS doivent s’ouvrir
aux mouvements de leur pensée dans une attention aux liens entre le soi et la Sophia. C’est
la capacité des sujets humains à se défaire de leurs préjugés qui leur ouvre un chemin qui
relie, dans le respect et le dialogue, l’être en soi et l’être dans les autres.
« C’est de là qu’advient cette sagesse [de se comporter avec autrui], c’est d’avoir cette
espèce d’intuition là. Sujet.12

II) Comprendre l’inscription de la Sophia dans le dire sur Soi

« Je pense que la croissance intérieure finit à un moment donné, et on développe une


certaine sensibilité à savoir comment se comporter face à la situation, dans quel état la
personne est, de s’ajuster à cette énergie-là, à cet état-là. Et puis, on tombe dans le
domaine de l’intuition, on pourrait peut-être dire que c’est de là qu’advient cette sagesse,
c’est d’avoir cette espèce d’intuition là. Parce qu’à l’hôpital j’entre sur le territoire du
malade. Comment je vais entrer ? Je dois être attentif à ce que la personne dégage. C’est
dur à mettre des mots, ça me fait réfléchir… Malheureusement, j’ai pas toujours les mots
pour circonscrire. » Sujet.12

Nous venons de présenter l’itinéraire de la Sophia selon une diffraction de trois ordres
exprimés sous l’égide de l’Homo-sapiens : l’homo-noeticus du théologien québécois
Richard Bergeron (1933-2014) ; l’homo-faber du philosophe français Henri Bergson
(1849-1951) et l’homo-ludens de l’historien néerlandais Johan Huizinga (1872-1945).
Nous allons maintenant montrer comment ces trois dimensions de l’Homo-sapiens
concourent à fournir les principaux matériaux entrant dans l’itinéraire suivi par le sujet aux
différentes étapes de sa construction.
La Sophia qui agit à travers le dépassement des biais, des préjugés et des injustices
permet de se situer face aux autres dans des relations de respect et dans une position de
dialogue. Cette capacité à se dessaisir des différentes formes d’injustice a été identifiée

167
chez les ISS au moment de leur passage à une poétique du soi, laquelle leur permet de se
comporter en fonction du bien-être à apporter aux personnes auprès desquelles ils
interviennent. Pour respecter la pensée de Foucault, nous avons décidé de procéder à une
analyse de la culture de l'âgon – la culture du dépassement – du point de vue de la
dynamique de causalité et de rétrocausalité – en réalité, Foucault se limite à utiliser
l’expression « culture du Soi » qui englobe dans sa pensée la critique de soi qui se fait à
partir du rapport à l’autre.
Dans le cadre de ses stages cliniques, l’intervenant en soins spirituels se voit imposer
l’impératif de travailler sur lui-même, de se fabriquer un monde intérieur régi par une
cohérence et une logique entre ses pratiques rituelles et des règles précises quant aux façons
de se comporter en tant que professionnel responsable auprès des personnes dont il a la
charge, de ses pairs et de ses supérieurs.
Dans la section sur la poétique de Soi, nous avons vu que le sujet est invité dans cette
étape à recourir à l’art pour la création d’un soi qui se construit dans la relation à autrui et
dans l’ouverture à un espace accueillant la spiritualité. Chacun se doit de trouver l’outil
susceptible de l’aider à cheminer en direction de la conscience du Tout qu’il doit rejoindre
en se situant au sein de l’institution où il travaille et au milieu de ses relations avec les
autres. Ce cheminement ne peut se faire qu’à la condition que l’histoire individuelle du
sujet s’enroule dans l’histoire plus large de la société où il vit. Le sujet se voit forcé de
construire une éthique politique dont il trouve les éléments au fil de ses rencontres avec les
autres et dans la fidélité à ses valeurs personnelles.
L’effort fait pour reconnaître le travail de la sagesse – Sophia – en soi-même engage
le sujet dans une activité consciente de réalisation du Moi et de participation à l’existence
et à la réalisation d’autrui. Cela fait parfois intervenir le recours à des exercices spirituels
qui aident à la construction/déconstruction du Moi et qui permettent d’élever l’intellect en
direction de la part d’universel que le sujet porte au-dedans de lui-même. C’est ce qui
permet à des professionnels comme les ISS de transformer en des outils capables de réaliser
un travail qui s’accomplit sur l’horizon d’un regard objectif posé sur autrui. C’est le
développement spécifique de la force de penser l’équilibre en soi et de la force d’agir pour
ou contre une idéologie – ici l’idéologie consiste à prendre soin du patient – qui se
transforme en actions qui ont à voir avec le gouvernement des autres.

168
Ce cheminement se réalise en suivant un itinéraire de vie qui est imprégné de la
Sophia en tant qu’elle est porteuse de la paix de l’âme. C’est le mouvement du Soi à l’étape
de la maturité qui pose ses fondations au cœur d’une pratique professionnelle attentive à
la paix de l’âme pour autrui. Les ISS projettent leur finalité d’expérience de soi (le niveau
3 de l’étape 3 de l’autorisation noétique) sur autrui en souhaitant que les personnes dont ils
s’occupent, leurs enfants, leurs épouses et époux, et leurs amis bénéficient aussi de leurs
interventions. Les valeurs qu’ils s’efforcent d’incarner en tant qu’intervenants en soins
spirituels au niveau protocolaire dans leur travail quotidien illustrent les « Règles du jeu »
qu’il leur faut suivre lorsqu’ils s’occupent du bien-être spirituel des citoyens et qu’ils
travaillent pour le bien commun – cela implique une attitude qui est reliée à l’art de se bien
gouverner à travers le don de Soi.
Pour essayer de comprendre l’intérêt de comprendre l’itinéraire suivi par la Sophia,
on peut penser au jeune disciple de Socrate, Alcibiade, à qui l’injonction du « connais-toi »
était destinée. Alcibiade a dû travailler sur lui-même en vue de conquérir la Sophia lui
permettant de s’inscrire dans l’espace de la cité et d’agir comme un sujet politique et un
citoyen capable du gouvernement de Soi et du gouvernement des autres. Ce travail sur Soi
nécessaire à l’inscription du sujet au sein d’un espace commun est semblable au travail sur
soi qui inscrit l’ISS au sein du milieu des institutions de santé.

169
2.1 Éléments d’une clinique du mouvement du Soi

P = Protocolaire
T = Transcendant
E = Essentiel

HF = Homo-Faber
HL = Homo-Ludens
HN = Homo-Noeticus

Figure 1 L'évolution du mouvement du Soi dans la rétrocausalité

Il s’agit désormais de résumer le mouvement du Soi et de la Sophia que nous venons


de schématiser. Notre pratique clinique nous avait permis de distinguer trois instances ou
dimensions dans l’Égo, (c’est la rosace au centre du schéma) – à savoir le « protocolaire »,
l’« essentiel » et le « transcendantal » que nous avons placées au cœur de notre travail de
recherche en tant que concepts permettant de comprendre les rouages qui sont impliqués
dans le dépassement de Soi. Cette théorie trinitaire de l’Égo permet en effet de retracer le
mouvement de transformation des sujets à partir des étapes qu’ils suivent tout au long de
l’incessante reconfiguration de leur Égo en marche vers l’équilibre.
Ce cheminement s’accomplit en maintenant un lien constant à la Sophia – dans la
Figure 1, elle est représentée sous la forme de la spirale qui traverse l’ensemble du

170
mouvement du soi – qui oriente le sujet humain dans une triple direction : la conscience de
« faire partie » du monde – l’instance protocolaire – qui peut conduire, dans le temps
d’aujourd’hui, à l’intériorisation subjective d’un appel « rétroactif» à l’ajustement de soi ;
la conscience « d’être » celle ou celui que l’on est en profondeur – l’instance essentielle – ;
et la conscience de la nécessaire transformation de soi pour les autres et pour le monde –
l’instance transcendante. L’Égo réajuste ses trois instances en fonction des étapes de sa
traversée et chacun des virages du schéma est pour l’Homo-sapiens la diffraction de son
état (les cercles composant HN ; HL ; HF) le moment du dépassement qui lui permet de
conquérir et dépasser son intériorité. Atteindre le soi, le dépasser pour mieux s’y relier
implique que la sagesse – la connaissance de ce « soi » - soit mise au travail dans la création
d’une poétique du soi.
La pleine réalisation de soi permet au sujet de dépasser les étapes antérieures et
d’accéder à un langage intérieur positif et intuitif qui le transforme. Tantôt homo-faber
(HF), il conquiert la maturité de Soi dans un souci d’authenticité à l’égard de lui-même au
sein d’une pratique spirituelle qui lui convient. Tantôt homo-ludens (HL), il cherche à
investir ses rapports sociaux de manière à donner sens à son éthique personnelle qu’il
structure autour du bien spirituel qu’il peut apporter à autrui. Tantôt homo-noeticus (HN),
il veille à infuser du sens subjectif dans ses actions et à cheminer vers la pleine réalisation
de son être en passant par des étapes qui peuvent être différentes pour chacun et chacune.
Le mouvement du soi du sujet s’exprime en fonction de son histoire biographique
personnelle et de la forme de son cheminement sur les versants noétique, poétique et
ontologique. Le meilleur moyen pour qu’il puisse accéder à la compréhension de Soi est
celui qui lui permet de mettre sa pensée en perspective dans une sorte de détachement qui
l’engage dans un détour vers lui-même : c’est alors qu’il devient capable de saisir les
circonstances causales – cause/effet – de son existence et de mettre en mouvement les
éléments qui puissent lui permettre de comprendre les effets potentiellement négatifs
qu’elles produisent sur lui et d’en triompher.

171
2.2 L’expérience de Soi du sujet spirituel

En choisissant de recueillir les récits des ISS au sujet de leurs représentations de la


spiritualité et du sens qu’ils donnent à leur rôle social, à leur métier et à la manière dont
leur vision de la spiritualité et de l’humain modifie la perception de leur expérience
personnelle, nous nous sommes donné les outils nécessaires à l’élaboration d’une clinique
dédiée à l’accompagnement du mouvement du Soi dans ses différentes étapes. L’analyse
des données nous a permis d’extraire les situations et les thèmes qui nous aident à
comprendre et à envisager les étapes de l’herméneutique du sujet via le mouvement du soi
– les étapes qui le composent ont été identifiées à partir de l’analyse des récits de vie
présentée au chapitre III. Nous avons montré que tous les ISS rencontrés ont vécu une
transformation qui passe par les étapes de la figuration, de la configuration et de la
refiguration. Quelques ISS parviennent à la transfiguration et seul un sujet témoigne de
l’itinéraire complet du mouvement du Soi dans son lien avec la Sophia qui se décompose,
dans son récit, en deux moments différents.
Portée par l’idée de construire une clinique inspirée de l’herméneutique de Soi, nous
avons évalué le mouvement de transformation des ISS en le situant à la jonction du Soi et
de la Sophia et à travers la manière dont les trois instances de l’Égo sont mises au travail.
L’analyse a montré que la recherche d’un équilibre intérieur implique une mise en tension
de deux formes de polarité complémentaires, d’une part le pathos en tant que souffrance
qui vient éveiller le potentiel de sagesse du sujet et d’autre part la critique de soi en tant
que voie de dépassement emprunté par le sujet pour donner un sens à la création d’une
poétique de Soi.
L’analyse des récits que nous avons réalisée s’est faite du point de vue des quatre
modalités que nous avons présentées plus haut, à savoir : (1) l’auto-réflexivité ou
l’autocritique des ISS face à la rencontre avec le soi propre et face aux actes de soins
spirituels à poser, ce qui se fait à travers leur capacité imaginative à construire du sens ; (2)
leur expérience subjective de la spiritualité comme Homo-noeticus dans leur relation à soi
et à autrui via leur capacité à dire-vrai – parrêsia – qui caractérise la compréhension de soi
structurant une éthique personnelle ; (3) la construction de leur identité d’ISS à travers le
« jeu indéfini » de l’Homo-faber qui permet au sujet de situer sa responsabilité face aux

172
autorités ou aux personnes plus vulnérables en intervenant, à la manière d’un outil, dans
l’espace institutionnel ; (4) l’équilibre que le sujet s’efforce de mettre en place entre les
trois instances de son Égo – cet équilibre s’obtient par la compréhension rétroactive de la
Sophia qui permet au sujet de saisir le « divin en soi » et de l’incarner en lui-même.

La position ainsi acquise qui n’est pas sans rappeler le rôle d’Hermès en tant
qu’intermédiaire entre les dieux et les hommes définit l’utilité du mouvement du soi de
l’Homo-ludens qui s’investit concrètement en prenant sa place dans une institution et en se
dédiant à l’œuvre du gouvernement des autres. L’analyse des étapes à travers lesquelles
s’accomplit le mouvement du soi chez les ISS nous a permis de découvrir par quelle voie
éthique passe l’Homo-noeticus dans son effort pour l’auto-réaliser, totalement ou en partie,
à travers son entrée dans une forme de spiritualité qui lui est propre. Nous avons pu
constater que la trajectoire des ISS les plus affranchis de leur passion – ceux chez qui
l’abandon a remplacé la passion comme raison d’être de leur existence – s’organise selon
un processus qui fait passer l’Homo-sapiens par-delà les trois niveaux déjà mentionnés. En
effet, la trajectoire des sujets qui sont capables d’abandon tend à s’achever dans une
transfiguration du Moi : l’accès à la transfiguration est difficile car il exige que le sujet
s’engage dans une réflexion ontologique et dans la production d’un savoir destiné à être
transmis à d’autres comme une sorte de don. La connaissance de l’Ultime est alors
reconnue et définie par le sujet comme une expérience à contenu spirituel qui se rattache
éventuellement à un système religieux.

La transfiguration s’exprime dans la compassion ou la miséricorde (tout dépend du


langage), lesquelles s’incarnent dans le don de soi chez les intervenants les plus avancés
dans leur quête d’achèvement du mouvement de soi.. Ce que nous avons pu saisir de ce
don de soi se manifeste chez les intervenants à travers l’acquisition de la paix intérieure en
tant que contemplation ; il se traduit aussi dans le souci de la transmission à la manière de
ceux qui l’expriment à travers l’idée que la présence du divin en soi s’ouvre sur des
relations de transmission. L’atteinte de cette étape produit une félicité dans l’ISS qui est
alors en mesure de pratiquer sa profession spirituelle de manière à reconnaître – par un
devoir de neutralité – la légitimité de toutes les cosmovisions. Les ISS qui offrent des soins
« spirituels » laïques de type non-confessionnel sont placés en première ligne dans

173
l’accompagnement de personnes qui sont souvent dans les périodes les plus vulnérables de
leur existence. Cette ligne de travail se fait sur l’horizon d’un principe universel garanti
par la neutralité laïque des institutions.
Dans ce type de lecture d’inspiration phénoménologique et constructiviste, l’Égo
sert d’espace unificateur entre le Moi et le Soi, ce dernier pouvant être vu, par extension et
par l’application de la Sophia, comme une réalisation du moi universel (Hadot, 1993) qui
se déploie directement dans l’espace institutionnel où les ISS agissent. C’est la structure
triadique – protocolaire/transcendante et essentielle – qui s’harmonise au sein de de l’Égo
grâce au travail unificateur du Moi et du Soi. Nous appuyant sur les récits à travers lesquels
les ISS ont décrit les étapes à travers lesquelles ils/elles sont passés dans leur cheminement
spirituel, nous avons cherché à extraire ce qu’il en était du mouvement du Soi.
Nous avons vu que l’Égo en tant que dialectique du Moi (Jung, 1961) doit au
préalable subir une configuration, visant à compenser la distance qui le sépare du Moi et
du Soi dans l’inadéquation des paramètres – individuel, social et spirituel – du sujet. Le Soi
étant vraisemblablement constitué au niveau cérébral et la conscience n’étant que le reflet
interprétatif des phénomènes, c’est l’union des deux qui fait non pas ou le soi ou la
conscience mais bien plutôt les deux. Être ou ne-pas-être. Être conscient ou ne-pas-l’Être.
Être Soi, c’est avoir conscience de soi. Et ne pas avoir conscience de l’illusion
neuropsychologique du soi, c’est ne pas être conscient de Soi et donc ne pas être Soi. Dans
notre approche, le Soi est envisagé, par définition, du point de vue de ses rapports à la
conscience. Pour exprimer les modalités du soi, nous nous sommes appuyée sur le tableau
de nos résultats qui nous ont permis de décrire le mouvement du soi selon la chronologie
des diverses étapes – nous en avons identifié une douzaine – qui vont de la dissonance au
fiat : (étape, a, ; étape b; étape c … et étape l ). Nous les présentons dans le tableau clinique
suivant :

174
2.3 Tableau des étapes du développement de la psychologie spirituelle selon
l’expression du Soi

Figuration du Soi (1) Refiguration du Soi (3)


a) La dissonance cognitive g) Critique de Soi
b) La théopathologie h) Pratique spirituelle
c) Le pathique i) Finalité d’expérience
Configuration du Soi (2) Transfiguration du Moi (4)
d) Positionnement éthique j) Sagesse et rétroaction
e) Humilité et indulgence k) Contemplation Kairos
f) Spiritualité et paix l) Fiat

Nous appuyant sur les récurrences individuelles et communes présentes dans les
récits recueillis, nous avons cherché à dégager la forme de l’itinéraire type suivi par les ISS
tout au long du mouvement de conquête du Soi. Notre intérêt pour la clinique nous a
conduit à penser qu’il serait nécessaire de mener des études complémentaires afin de
pouvoir mettre en évidence les stratégies psychologiques et es exercices spirituels qui sont
déployés par les sujets pour leur permettre de passer d’une étape à l’autre.
2.2.1 Figuration

De manière générale, la dissonance cognitive est un inconfort mental qui fragilise


l’instance essentielle du sujet cherchant à cheminer vers l’équilibre de sa sensibilité
spirituelle et de son espace social. Cet état psychique renvoie à ce que les psychologues
sociaux ont voulu traduire par l’expression « dissonance cognitive » en tant qu’elle marque
un état d'indécision et d’inconfort psychologique qui place le sujet en face à face avec une
souffrance. Le sujet est alors dans l’ambivalence du rapport à l’autre, ne sachant pas
véritablement quel est leur rapport à soi. Il est alors réduit à un conflit intrinsèque nuisant
de manière consubstantielle à chacune des instances de l’Égo, dans une sorte de conflit
aliénant réduisant l’instance essentielle. En se cachant derrière des jugements de valeurs et
de préjugés renforçant le mal-être, les sujets s’expriment souvent à travers la version
protocolaire de leur Égo, laquelle renvoie à l’inauthenticité du rapport à Soi.
Face à une version conventionnelle, voire traditionnelle, de la religion, le sujet
cherche à réinvestir une vision individuelle de la spiritualité en se laissant en quelque sorte
aspirer par l’instance de la transcendance. Dans sa tentative d’arriver à un rééquilibrage, il

175
arrive au sujet de cheminer à distance de sa communauté de foi et de transformer son
instance protocolaire en s’éloignant du groupe dominant dont les valeurs peuvent ne pas
être en accord avec les siennes. Au cours de son cheminement, il peut rencontrer des
moments où les difficultés reliées à la théopathologie font surgir l’instance essentielle du
sujet – c’est alors que le sujet ressent le besoin de se transformer. Ce chemin vers le soi
essentiel peut être emprunté d’une manière inversée chez le sujet qui décide de revenir à sa
religion d’héritage et qui se détache alors du groupe dominant (sa société). Lorsque la
dimension protocolaire se révèle néfaste pour le sujet, seule une échappée vers la dimension
transcendante peut l’aider à reconfigurer la dimension protocolaire de son Égo.
Pour pouvoir faire face aux blessures et aux difficultés rencontrées au cours de leur
cheminement existentiel, les sujets se lancent dans une lecture attentive de leur monde
intérieur. La souffrance en tant que réaction au soi qui étouffe (étape c) traduit la réaction
du sujet face aux oppressions qu’il subit. Pour pouvoir s’en détacher, le sujet n’a d’autre
choix que d’opérer un premier virage dans la dynamique du mouvement du Soi – ce virage
fait passer le sujet à dans la configuration.
Les résultats de notre étude montrent que ce virage dans le cheminement du sujet
permet à celui-ci de s’extirper de l’errance et de la souffrance oppressante qui le détournent,
dans certains cas, du fondement spirituel qui le caractérise depuis l’enfance. C’est alors
que le sujet découvre, à la suite de ses épreuves, les limites de son moi.

2.2.2 Configuration

En réponse à la dissonance cognitive qui a engendré une souffrance dans le sujet,


celui-ci s’engage dans une transformation fondée sur un repositionnement éthique et
spirituel (étape d) qui lui permet de procéder à un réajustement du soi. Sa prise de
conscience du fait que les valeurs morales n’ont rien d’absolu fait apparaître dans le sujet
un relativisme qui lui permet de situer ses propres règles, limites et valeurs en direction de
la gouvernementalité du Soi. En devenant indulgent vis-à-vis de lui-même et en admettant
ses propres limites relativement à ce qu’il peut supporter, le sujet entreprend de modifier
et de réadapter certains acquis culturels ou religieux ; il les transforme et innove de manière
à créer en lui-même un monde intérieur davantage en accord avec ses valeurs et son
expérience de vie. Le sujet a alors l’impression que la pensée s’anime au-dedans de lui au

176
point de s’incarner sur un double plan, celui de la dynamique d’une recherche personnelle
de sens et celui de l’acceptation de ses limites émotives, affectives et intellectuelles. C’est
dans ce contexte que l’instance de la transcendance peut s’ouvrir et amorcer une
configuration autre de la spiritualité que le sujet peut orienter en direction de la guérison
de soi : on assiste à ce moment à l’entrée de la paix dans le sujet (étape, f).
Ce rééquilibrage du soi se fait à travers un réalignement du regard sur la spiritualité
qui entraîne une reconfiguration du soi à travers la découverte faite par le sujet de la part
du divin qui l’habite. Dans cette configuration, il reconnaît le rôle de l’instance
transcendante qui vient rehausser son instance essentielle en vue de lui donner un contenu
qui favorise le dépassement de soi.

2.2.3 Refiguration

La critique de soi (étape, g,1) initiée par le sujet fournit, à ce stade, les prémices
d’une conduite vertueuse qui transforme le sujet jusqu’à l’amener à se dépasser, en
échappant à la colère et à la dépression, et à s’élever vers un ailleurs. Le sujet cherche alors
à sortir de sa passivité en s’engageant sur la voie de l’entraide et de la réalisation d’une
autre manière d’être. Pour ce faire, les sujets s’appuient sur des moyens sociaux et
individuels qui les aident à s’émanciper, notamment par des rencontres en écho avec des
conjoint(e) et amis, avec des livres et revues et avec des mentors (étape g.2) qui leur
permettent d’opérer un réajustement de leurs acquis quant à leur manière de vivre leur
humanité. Cette refiguration les entraîne dans un virage qui les conduit tantôt en dehors de
leur communauté d’appartenance et tantôt vers un retour à leur religion d’origine.

Le sujet qui accède à une nouvelle pratique spirituelle (étape, h) peut amorcer
l’étape de la transfiguration qui produit dans le sujet un véritable « recadrage » de l’Égo.
Cette nouvelle pratique rehausse la maîtrise de soi dans le sujet grâce à l’ouverture vers le
haut que l’instance transcendante introduit dans l’instance essentielle en conférant une
maturité au soi et en aidant le sujet à échapper au trouble qui l’assaille (étape, i). Le courage
de surmonter les états d’âme qui font défaut au sujet – l’incompréhension ou la colère –
peut placer celui-ci dans une posture d’autant plus inconfortable qu’il n’arrive pas à trouver
en lui-même les ressources nécessaires pour dépasser les failles (la peine, la vulnérabilité
ou la fatigue) et les défauts qui tendent à s’enliser dans l’inconfort.

177
À ce stade-ci du mouvement du Soi, les instances de l’Égo ne peuvent plus vraiment
nous renseigner sur la réalité psychologique du sujet. L’analyse doit se tourner vers la
métaphysique si l’on veut pouvoir comprendre d’une part la manière dont s’établissent les
liens entre le Soi et la Sophia, et d’autre part l’influence de la Sophia sur la remodelage de
la spiritualité dans le sujet. La refiguration du soi se réalise à travers l’expression de
courage et de sagesse qui constitue une étape décisive menant vers la théosis. Le sujet qui
reprend la maîtrise de son existence pénètre dans un espace « plus grand » que le soi dans
lequel il peut se projeter dans la direction de l’idéal et du futur.
La « connaissance » et le « gouvernement » de soi s’entremêlent tout
particulièrement au moment où le sujet s’efforce d’atteindre une forme libre et achevée de
lui-même – ce qui équivaut à la conscience du Tout ou à la théosis – qui lui permet
d’accéder à un nouveau regard sur le monde. Pour le sujet, la maturité de soi est porteuse
d’une paix intérieure qui lui permet d’échapper aux troubles théopathologiques et aux
émotions négatives qu’il a pu rencontrer durant le temps de l’errance et dont il s’est éloigné
en ouvrant sa perception à plus grand que lui. La maturité acquise par le sujet transforme
son identité et consolide sa responsabilité à travers son adhésion à des règles de vie. En
effet, en établissant ses fondations morales à partir de l’autre, le sujet se dote d’une
psychologie qui l’ouvre de plus en plus à l’écoute des autres et au service altruiste.

2.2.4 Transfiguration

La connaissance « transfigurée » de soi réside dans le fait que le sujet devient


conscient de ce qui l’anime, sans qu’il soit forcément capable d’expliquer pourquoi telle
rencontre, tel écho en soi, tel ultimatum et tel dilemme viennent réveiller en lui l’action de
la « Sophia ». La Sophia en tant que cheminement et que point d’arrivée travaille à produire
la transfiguration du moi qui imprime un approfondissement du sujet par rapport à lui-
même. Pour le philosophe Paul Ricoeur, « l’achèvement de l’ontologie du sujet exige un
nouveau changement de méthode, l’accès à une sorte de poétique de la volonté accordée
aux nouvelles réalités à découvrir. Au sens radical du mot, la poésie est l’art de conjurer le
mode de la création. C’est en effet l’ordre de la création qui est tenu en suspens par la
description. Cet ordre de la création ne peut nous apparaître concrètement que comme une

178
mort et une résurrection. Il signifie pour nous la mort du Soi comme l’illusion de la position
de soi par soi, et le don de l’être qui répare les lésions de la liberté » (1950 : 32-33).
Ainsi, l’« achèvement ontologique du sujet » confère au Moi, en déployant la
volonté libre et créatrice (le fiat), la capacité de devenir le créateur de sa pleine existence
par l’exercice de cette force mystérieuse qui lui fait traverser les trois premières étapes –
errance, réajustement et maturité – de manière à faire le passage de la destruction à la
résurrection. La véritable psychologie spirituelle advient au terme d’un cheminement qui
ne peut s’ouvrir à la vérité que si le rapport à soi est pensé dans ses liens avec un projet
situé dans l’ordre de l’expression d’une Volonté libérée du contrôle et dans l’acceptation
de la causalité qui détermine la direction du sujet.
En découvrant la marque de la sagesse dans le fait qu’elle pousse le sujet à présenter
une bonne conduite et à s’engager dans le service des autres, le sujet s’accomplit dans une
version cohérente de lui-même, dans un être en accord avec ses valeurs et dans sa capacité
à se saisir de l’instant (étape, j). Il est capable de se rendre présent au « kairos » qui
l’appelle à se construire et à vivre conformément aux valeurs de son éthique personnelle.
L’étude a montré que les sujets se construisent en suivant quatre étapes qui s’échelonnent
tout au long d’un processus qui s’achève dans la création poétique de Soi. En s’ouvrant à
la poétique de Soi, le sujet se laisse traverser par une forme intuitive de Sophia qui rend
possible l’expression d’un dire-vrai sur soi-même (étape, k), rejoignant en cela la parrêsia
dont parle Foucault (1984). L’autocritique du sujet et son ouverture à la différence de
l’Autre se combinent pour permettre au sujet d’accéder à la « transfiguration » qui lui fait
lire et reconnaître chez autrui la dynamique de leur propre cheminement vers la pleine
réalisation de leur moi jusqu’au Fiat (étape, l) qui ouvre la personne à une poétique de
l’existence et à l’achèvement ontologique du Moi.

179
III) La Sophiatrie : une clinique de l’herméneutique du sujet

SOPHIATRIE

Nous voulions comprendre ce qui bloque et désoriente les individus dans leur
marche vers une vérité qui fasse sens pour eux en prenant en compte la problématique
tenant à distance les soins spirituels des approches de soins de santé. Pour ce faire, nous
nous sommes attachés à démontrer que l’herméneutique du Soi permet d’établir des liens
entre l’univers des soins et le monde de la spiritualité. Notre démarche nous a conduit à
élaborer une nouvelle approche du Soi à travers ce que nous nommons la « Sophiatrie »
considérée comme une sorte de « Psychiatrie de Soi » destinée à l’étude du Soi et à l’offre
de soins.
La sophiatrie se fonde sur deux théorisations émanant de notre pratique clinique,
celles de la théopathologie et de la théorie de l’Égo ; elle s’appuie aussi sur les résultats de
la présente recherche qui a permis de décrire le mouvement du Soi des ISS. Grâce à la
recherche phénoménologique menée auprès des ISS, nous avons pu situer le mouvement
du Soi entre deux modalités extrêmes du mouvement de construction du Soi, celle de la
théopathologie qui est négative et celle de la théosis qui est positive. Les résultats de cette
recherche ont servi d’amorce à la conceptualisation d’une clinique de l’herméneutique du
sujet qui pourrait être mise en place, entre autres, auprès des jeunes patients engagés dans
une quête spirituelle qui vivent souvent d’importantes dissonances cognitives. La
sophiatrie permet d’intervenir auprès de personnes connaissant une dérive psychologique
en en faisant des acteurs chargés d’infuser du sens dans leur propre existence.
La sophiatrie se fonde sur un type d’interprétation qui s’inspire de ce que les
exégètes appellent l’herméneutique du quatrième degré qui vise à découvrir comment une

180
lecture centrée sur l’anagogie permet de découvrir le sens profond d’un texte. Cette lecture
repose sur la conjonction du principe inductif et du principe déductif qui sont mis au
travail non seulement dans le mouvement de l’être qu’on trouve chez les sujets en quête de
spiritualité mais aussi dans la production des discours de souffrance des patients souffrant
de théopathologie. Ce double mouvement de ce que Foucault (1982) énonce selon deux
procédures :
1) Dans la pensée déductive de type théo, le sujet part du Tout pour atteindre le
Soi. Foucault écrit à ce sujet : « Avoir accès à la vérité (la conscience du Tout),
c’est avoir accès à l’être lui-même (le syllogisme de Dieu), accès qui est tel que
l’être auquel on a accès sera en même temps, et par contre-coup [la
contradiction], l’agent de transformation [la récursivité] de celui qui a accès
à lui » (1982 : 180).

2) Dans la pensée inductive de type sophia, on part de Soi pour atteindre le Tout.
Foucault y fait écho de la manière suivante : « En me connaissant moi-même
[syllogisme de Sophia], j’accède à un être qui est la vérité, et dont la vérité
transforme [la récursivité] l’être que je suis et m’assimile à Dieu [la conscience
du Tout]» (1982 : 180).

Pour Foucault, la parrêsia permet au sujet de raconter son expérience de Soi à


travers le recours à une sagesse capable d’assumer la contradiction qui existe dans le sujet,
contradiction tendue entre la nécessité d’une authenticité dans le rapport qu’il entretient
avec lui-même et le « dépassement de Soi » qui propulse le sujet en dehors de soi, vers
l’autre. À la « culture de Soi » mise de l’avant par Foucault, Hadot (1993) propose
la « culture du dépassement de Soi » qui rejoint la perspective adoptée dans le cadre
théorique de cette thèse. Cette culture du dépassement rejoint en effet le principe de la
pensée rétro-causale qui est mis en pratique par les ISS. Cette pensée rétro-causale
s’apparente quelque peu à la « critique de Soi » qui a été pensée brièvement par Foucault
(1982) sous la notion de l'Âgon et qui met en jeu la récursivité. En 2007, Frédéric Gros a
publié des extraits des brouillons de Foucault sur « l'herméneutique du Sujet » qui confirme
l’idée du combat agoniste contre soi.

181
3.1 L’approche sophiatrique

Le mouvement du Soi s’exprime, au niveau terminal, dans la transfiguration.


L’extrait suivant qui raconte le parcours suivi par un ISS illustre bien ce qui se passe chez
un bon nombre des ISS rencontrés durant la recherche.
« Il y avait [passé] des jeunes générations, qui avaient une manière différente de
voir la spiritualité [sa vérité] ou la tradition dans laquelle on était. Ils avaient une
façon de voir qui était plus ferme, limitée et qui divisait [vérité illogique], il y avait
cette façon-là qui était nous [conscience du tout] et contre les autres, les non-
croyants. Et ça entrait en conflit avec ce que moi je portais, [la contradiction révèle
sa vérité] qui était justement de faire des ponts, de créer [vérité abstraite] un
dialogue, de savoir que la foi et la spiritualité n’étaient pas des concepts ou un
domaine fermé, ça allait au-delà de la raison, qui était capable de s'expliquer. Alors
avec la venue de cette jeune génération, ça m'a permis de me remettre en question
[critique de soi], de prendre le temps d'arriver et puis de réfléchir sur ma place
dans la communauté [récursivité sa place entre soi et les autres]. Et mon avenir
[futur]. Et j'en ai conclu que c'était le moment de trouver un autre chemin pour
continuer de vivre, ma passion ma vocation tout ça. Tout ça. [présent être l’ISS
d’aujourd’hui ] » Sujet 06

La spiritualité peut se présenter sous une forme laïque – en dehors de tout cadre de
pensée religieux – tout en étant porteuse de sens pour le sujet. Nous sommes tous
condamnés, du moins en Occident, à nous soumettre à une organisation spécifique de
l’univers du sens qui s’affirme sans arrêt tout en s’abolissant sans répit. Cette oscillation
de la pensée favorise les points de rencontre entre le soi et l’autre, entre l’intérieur et
l’extérieur, et entre le dedans et le dehors. C’est précisément cet « entre » ouvrant sur la
dualité qui intéresse la Sophiatrie. Celle-ci travaille sur la récursivité alors que les autres
disciplines travaillent sur la subjectivation, l’individuation, la déification ou la conversion.
L’activité récursive de la pensée spirituelle se fait à travers la psychopédagogie du bien
penser, ce que cette thèse nous a permis de démontrer à travers l’étude des étapes du
cheminement du spirituel et les deux mouvements du Soi. Les résultats de la recherche
servent à équiper conceptuellement les thérapeutes pour mieux les amener à soutenir les
patients spirituels dans leur quête d’un ancrage au cœur du double sens.
Dans les cas de théopathologie, il s’agit d’amener les sujets à entreprendre une
critique du soi par une méthode historico-philosophique. Il s’agit de les aider à démêler les
structures de leur pensée à partir d’une fidélité au dire-Vrai et de la prise en compte de la

182
théorie de l’Égo. Concrètement, le Sophiatre accompagne le mouvement de cette pensée
en vue d’en éprouver sa validité, Dans l’extrait qui suit, la contradiction se révèle être au
cœur de la problématique du Sujet.04.

Ça a été une quête de me trouver moi [Culture de Soi] avec tout ce que j'ai reçu,
je pense que je suis [présent] de nature… depuis que je pense ça c'est que je crois,
je suis de nature, j'ai la vocation religieuse au sacré …[il n'y a pas d’inscription
au dire-Vrai ni de positionnement noétique]. Enfant [passé] j'étais très croyante,
ma mère s'est convertie, j'ai cheminé chez les protestants, les évangéliques… Puis
moi comme un enfant, j'ai complètement changé là-dedans, [Culture de Soi sortie
de la figuration] je ne sais pas [non reconnaissance de Soi/contradiction contre
soi]. Des fois, je me dis que j'avais [retour au passé] ; la personnalité. Mais j'aimais
vraiment ça. Je lisais la Bible puis enfant ça a été un parcours maladroit. [Sujet
non-advenu]» Sujet.04

Le défi principal qui se pose à la Sophiatrie consiste à savoir conjuguer le Soi et


la Sophia au sein de la théorie triadique de l’Égo de manière à pouvoir saisir l’itinéraire
qui relie théopathologie et théosis. En examinant le mouvement du Soi à travers les quatre
moments que sont la figuration, la configuration, la refiguration et la transfiguration, nous
nous sommes donné un cadre susceptible d’aider à comprendre quelque chose de la
dynamique qui se déploie dans les cas où le Soi rencontre la Sophia. Pour saisir ce
mouvement, nous avons veillé à appréhender les rouages de l’Égo qui se transforment et
se réajustent de manière à ce que le Soi corresponde au Moi. Nous l’avons fait à travers la
mise en évidence de la liaison entre la compétence de l’intervenant et la profondeur de son
expérience de vie. Le cadre a pu être conceptualisé en détaillant les passages intermédiaires
entre les différents degrés de figuration jusqu’à la construction du sujet authentique réalisé
dans la « poétique de Soi ».
La finalité d’une intervention axée sur la subjectivation des sujets spirituels consiste
à favoriser l'harmonisation entre la réalité extérieure et le monde subjectif du patient, et à
dynamiser le projet de construction identitaire du patient qui a choisi d’insérer une
dimension spirituelle dans son être le plus profond. L’intervention sophiatrique vise à
permettre à la personne de prendre conscience des sources potentielles de conflit qui
peuvent bloquer ses avancées dans sa quête de sens et l’entraîner dans des dérives
pathologiques qui l’empêchent d’atteindre la maîtrise de soi. Elle aide le sujet à s’unifier

183
dans le contrôle de ses pensées, en reconnaissant les étapes de sa re/con/ et trans/figuration,
et à renforcer son Soi dans une attention particulière aux aléas de l’existence. Le sophiatre
doit, concrètement, soutenir le sujet dans la lecture qu’il/elle fait de son expérience
subjective en tant que sujet cherchant du sens. C’est à ces conditions que le sujet arrivera
éventuellement à l’expression du Fiat, c’est-à-dire à la mise en œuvre d’une volonté libérée
et créatrice au sein d’une histoire qui l’engage avec les autres.
Cette dynamique peut être favorisée, chez le sujet, par la mise en lumière de ses
acquis et de ses souvenirs via des éléments convergents de sa personnalité, de ses choix
éthiques et de sa vie affective, toutes ces dimensions intervenant dans le conditionnement
des perceptions. Il s’agit de reconnaître avec le patient les éléments déclencheurs du
mouvement du soi qui peuvent être en rapport avec la souffrance ou avec la rencontre d’une
personne importante – un patient, un mentor, un amoureux – qui peut favoriser ou empêcher
l’émergence de la Sophia dans la personne. La Sophia intervient dans la capacité du sujet
à faire des compromis entre son éthique personnelle et les demandes spécifiques des
institutions – c’est la poétique du compromis.

3.2 L’objet du soin

La pathologie principale à soigner ou à guérir dans le cadre de la Sophiatrie est celle


des préjugés et des opinions fausses qui enferment le sujet dans une forme de non-
gouvernement de soi, d’aliénation ou de dérive psychologique. La tâche que s’est imposée
Foucault a consisté à vouloir se saisir, par le soin philosophique, des maux et des troubles
de la pensée qu’il considérait être reliés principalement aux fausses idées des discours et
des évidences trompeuses. Ses derniers cours sur « l’herméneutique du sujet », « le
gouvernement de soi et des autres » et « le courage de la vérité » visaient à soigner
l’épidémie des fausses représentations de la réalité produites par certaines opinions
communément adoptées par les gens dans le monde d’aujourd’hui. Il l’a fait en s’attachant
à décrire la critique que chaque personne devrait faire sur soi si elle veut pouvoir atteindre
une forme ontologique de son soi.
Une telle clinique vise en effet à faire en sorte que le sujet puisse renouer, à travers
son ancrage dans une ontologie du soi, avec son origine perdue de manière à ce qu’il se
détache du moi qui « s’impose sur fond d’erreurs, de déformation, de mauvaises habitudes,

184
de dépendances qui sont chosifiées depuis le commencement de la vie. De sorte qu’il ne
s’agit même pas de revenir à un état de jeunesse ou à un stade d’enfance, où l’être humain
aurait été encore ; mais de se référer plutôt à une « nature » […] qui n’a jamais eu
l’occasion de se manifester dans une vie aussitôt prise par un système d’éducation et de
croyances défectueuses. La pratique de soi a pour objectif de libérer le soi, en le faisant
coïncider avec une nature qui n’a jamais eu l’occasion de se manifester en lui » (Foucault,
1982 : 517). Il s’agit donc de repérer la dissonance cognitive et d’aider au réajustement
psychologique via la Sophia ou le Théo afin d’amener le sujet à devenir conscient de lui-
même et à dépasser par la critique de soi les préjugés qui habitent sa pensée.
L’approche sophiatrique peut être utilisée à des fins d’accompagnement
psychothérapeutique dans la mesure où elle vise à remodeler l’expression de la manière
d’être du sujet en le reconnectant avec une éthique de l’altérité conçue comme une
philosophie de vie. Cependant cette approche doit se concentrer sur le principe de
récursivité. Cette transformation du sujet s’opère lorsqu’il fait sien l’art de ne pas se laisser
gouverner par autre que soi, pas même par ses propres préjugés, stéréotypes ou autres
jugements de valeurs, injonctions formelles – religieuses ou professionnelles. L’objet
précis de cette clinique n’est pas la recherche de la « connaissance de soi » mais plutôt celle
de sa Reconnaissance à travers sa diffraction (HN ; HF ; HL) en vue de soigner les
théopathologies qui sont aujourd’hui des maladies émergentes.
En effet, les sujets font face à de plus en plus de facteurs de risque connus comme
le sont l’islamophobie, la christianophobie, la xénophobie et l’antisémitisme qui les
précipitent dans divers troubles et dans une sorte d’exil de la pensée les entraînant dans un
ailleurs (Mecheri, 2016 ; 2017). La sophiatrie trace une voie qui peut aider les sujets à
échapper à ces fléaux. En ce sens, Capernito-Moyet (2009) définit la détresse spirituelle
comme « l’état d’une personne ou d’un groupe dont le système de croyance ou de valeur
qui procure la force, l’espoir et un sens à la vie est perturbée » (2009 : 74). Cette perte de
sens qui surgit d’une certaine inconsistance psychologique engendre des psychalgies
associées à des facteurs de risques psychosociaux tels que l’anxiété, le stress, le faible
soutien social. La détresse spirituelle vécue par le sujet empêche celui-ci d’atteindre la
forme complète d’un moi achevé par l’incarnation du Soi en lui-même.

185
3.3 Les prescriptions

La clinique sophiatrique vise à permettre aux praticiens psychologues ou aux


intervenants en soins spirituels d’aider le patient spirituel à atteindre la maîtrise de sa
propre existence. Cela se fait en l’accompagnant dans sa lecture critique des circonstances
qui ont paralysé sa capacité à prendre des décisions adéquates, dans l’explication causale
de ses choix et dans l’interprétation phénoménologique de son histoire. Au terme du retour
conscient sur lui-même, le sujet se voit renforcé dans sa capacité à réagir à ce qui s’impose
à lui comme une prédestination grâce au fait que la thérapie opère en lui une ouverture à
l’ensemble des champs des possibles. Cela se fait dans la fidélité aux affinités
biographiques et neuropsychologiques qui sont celles du sujet.
Le neuropsychologue Rick Hanson et le neurologue Richard Mendius, créateurs de
l’Institut Wellspring des neurosciences et des sagesses contemplatives, ont fondé leur
méthode d’ajustement de la plasticité cérébrale sur la méditation de pleine conscience. Pour
ces thérapeutes, les activités de connaissance de Soi (ex : connaître ses peurs) peuvent en
effet modifier l’activité neuronale suite à l’importante plasticité cérébrale. Dans leurs
interventions, ils s’appuient sur les connaissances des exercices spirituels appartenant au
bouddhisme. Ainsi, dans leur ouvrage intitulé « Cerveau de Bouddha. Bonheur, amour et
sagesse au temps des neurosciences » (2009), ils notent que les techniques et les exercices
spirituels mis de l’avant concernent principalement l’effort que le sujet engage dans sa
concentration en vue de modifier les circuits neuronaux qui enferment sa pensée dans des
processus négatifs porteurs de souffrance. Tous deux préconisent un type d’intervention
qui permet d’agir sur le cerveau comme voie pour aider le sujet à atteindre la pleine
conscience et la sagesse. La question qui reste posée consiste à se demander s’il existe un
moment précis où il convient de prescrire des exercices spirituels et de quelles manières
ceux-ci peuvent modifier les circuits neuronaux.
La Sophiatrie retient de l’approche de Hanson et Mendius l’idée suivante : il faut
faire travailler le Moi par des exercices spirituels en vue d’une conjonction du Soi et de la
Sophia. C’est par ce travail que l’approche Sophiatrique peut reconnaître un sujet spirituel
dispersé dans ses pensées – entre un futur hypothétique et des souvenirs douloureux – qui
n’arriverait pas à la maîtrise de soi. Il faudra alors l’amener à créer en lui les conditions qui

186
puissent lui permettre de travailler les moments où Kairos – étape k – sont intervenus dans
sa vie. Pour ce faire, il s’agira de l’accompagner à la découverte de la sagesse (étape i) qu’il
a pu accumuler au cours de son existence et identifier avec lui les moments où il a su faire
appel à sa sagesse. Ainsi, en cherchant à aider le patient à accéder à l’étape k et à la
dépasser, le Sophiatre doit veiller à le faire retravailler ce qui se passe aux étapes
périphériques que sont l’étape d’avant l’impasse et celle qui la suit de manière à ce qu’il
arrive à une compréhension ontologique de son Soi.
Le thérapeute devra faire travailler le sujet sur les impasses qu’il ressent en lui tout
en lui faisant prendre conscience du fait que sa volonté est soumise aux aléas, qu’il lui faut
apprendre à lire et reconnaître la distance qui sépare ce qu’il sait de ce qu’il ne sait pas
relativement au futur. Des techniques de méditation focalisant l’attention dans l’instant
présent étaient déjà préconisées à l’époque de la Grèce et de la Rome antiques – pensons à
Épicure, Marc-Aurèle, etc. Or, ces techniques qui sont davantage connues de nos jours
peuvent être utilisées à la manière d’exercices favorisant l’atteinte de la pleine conscience
par le sujet. Certains penseurs contemporains – entre autres le médecin indien Deepak
Chopra (1994) et l’écrivain allemand Ulrich Léonard Eckhart Tolle (2010) – ont développé
et vulgarisé de nouvelles versions des exercices spirituels anciens que le Sophiatre peut
utiliser dans ses ordonnances en vue de favoriser la restructuration des circuits neuronaux
du sujet.
En favorisant chez la personne consultante une perception large de sa propre
condition, des facteurs environnementaux et de son histoire personnelle, le Sophiatre peut
l’aider à se révéler progressivement à elle-même et l’amener éventuellement à se détacher
de tout pathos et à se libérer de toute passion pouvant être reliée à sa relation au culturel
(Rousseau & Corin, 1997) ou au religieux freinant son ascension. Cela ne pourra advenir
que si le Sophiatre est en mesure d’amener le sujet à se situer face à ses propres limites en
donnant accès à la Sophia dont l’action est empêchée par les opinions fausses du sujet et
les dissonances cognitives que celles-ci entraînent. En prescrivant des exercices à contenu
spirituel au sujet, le sophiatre vise à le remettre en mouvement et à le conduire à se dépasser
– par le comportement agonal – pour qu’il puisse continuer son cheminement.
Dans les mondes grec et latin de l’Antiquité, il était fréquent que les personnes
s’entrainent à bien vieillir ou à mourir par la pratique d’exercices spirituels qui leur

187
apprenaient la sagesse leur permettant de concevoir leur existence à partir de leurs
expériences passées. Ce travail fait par la personne pour faire de son vieillissement une
expérience qui soit en continuité avec son histoire passée n’était possible que si la personne
avait commencé à travailler plus tôt dans sa vie son rapport à la transcendance. « La
transcendance authentique réside dans l’accomplissement immanent et tendu de soi. Cette
immanence se marque par la notion de conversion à soi prônée par la philosophie
helléniste et opposée aussi bien à l’epistrophê platonicienne qui propose le passage à une
réalité supérieure par la réminiscence à la métanoïa chrétienne, qui instaure une rupture
dans le soi de style sacrificiel. La conversion à soi, dans un mouvement de rétroversion, se
propose une autre finalité à laquelle la vieillesse permet d’accéder : la plénitude d’un
rapport achevé à soi » (Gros dans Foucault 1982 : 514). La vieillesse en tant que
connaissance de l’expérience de Soi est ce qui permet de tendre vers la maturité du Soi qui
s’obtient normalement au cours de l’expérience de vie.
En faisant le choix d’écouter leur soi, les sujets spirituels de cette étude se sont
inscrits dans des décisions les ayant libérés de leur passé difficile et douloureux. Ce n’est
cependant que dans l’après-coup – la boucle rétroactive qui resitue le soi au présent – qu’ils
se sont rendus compte que leur passé de souffrance était en fait la conséquence de ce qui
les avait amenés à la décision de vouloir se libérer du passé douloureux afin de mieux
accueillir leur futur avec les inconnus qu’il apportait. Ce mouvement qui les avait fait
parvenir à ce qu’ils étaient devenus manifestait la sagesse du regard qu’ils jetaient sur leur
passé et qui leur permettait d’envisager l’avenir en continuité avec ce qu’ils avaient été
dans le passé. Leur itinéraire de vie démontre comment ils ont été capables d’opérer du
discernement entre tempérance, sincérité, justice et authenticité et de reconnaître le travail
de la Sophia dans la conduite de leur Moi et dans la progressive régulation de leur pensée.
Dans la démarche sophiatrique le mouvement de dépassement de soi caractérisée
par la pratique d’une sagesse implique que toute ouverture à la pensée métaphysique
introduit l’éveil du souci de soi à l’intérieur même du sujet. Partant du principe que la
philosophie est un art de vivre (Hadot, 1993) qui engage l’existence, la réflexion menée
dans cette recherche s’appuie principalement sur l’idée que le rapport entre l’être du sujet
et la vérité de cet être ne peut être saisi qu’au sein d’une quête de sagesse jumelée au
cheminement psychologique souvent complexe du sujet sur la voie de la connaissance de

188
Soi. Le soin spirituel est envisagé par le sophiatre du point de vue de la guérison et se
présente comme une expérience subjective qui met l’accent sur le rétablissement au sein
d’une vie sociale détachée des stigmas et des étiquettes négatives projetées sur le monde.
On peut penser que le sophiatrie est en mesure d’aiguiller ceux et celles qui ne se verraient
pas aller consulter un guru, un psychologue, un rabbin, un imam ou un prêtre mais qui irait
peut-être voir un sophiatre pour se faire guider, par le moyen d’exercices spirituels
appropriés, dans le travail que ces personnes font sur elles-mêmes.

189
CONCLUSION
Cette recherche avait pour objectif de faire correspondre les savoirs
interdisciplinaires disponibles sur l’herméneutique du soi à une compréhension empirique
du phénomène. Nous avons été guidée par l’objectif de saisir la référence à une pensée
métaphysique commune qui oriente les ISS à la structuration de leur Égo. Cette analyse
s’est faite à travers une compréhension de leur conscience « d’être » (l’essentiel) et de
« faire partie » du monde (le protocolaire) conduisant, dans notre ère, à l’intériorisation
subjective d’un appel au dépassement de Soi (transcendant) qui ouvre en direction d’une
réflexion sur le développement de la psychologie spirituelle.
En phénoménologie interprétative, le chercheur est en mesure d’interroger le
processus des sujets de sa recherche et de se poser des questions pour recadrer son
interprétation par-delà les simples discours descriptifs. Il le fait de manière à prendre en
compte les processus conscients et inconscients du contenu manifeste et explicatif de la
progression scientifique. Cette recherche visait à proposer un paradigme de référence
prenant en compte les difficultés d’intégration des soins spirituels dans les institutions de
santé, du point de vue du malaise éthique et de la pertinence clinique. À l’aide d’une
perspective interdisciplinaire, nous avons fait émerger les points communs entre le concept
de Sophia et celui de Soi, révélateur d’un processus de transformation idéologique (de
l’Antiquité à aujourd’hui) qui restitue la spiritualité dans l’herméneutique de Soi, et la met
au service de la construction psychologique d’un sujet citoyen. Ainsi, l’herméneutique du
sujet acquiert une approche à visée clinique et sociale.
La démarche théorique et méthodologique mise en œuvre dans la construction de
cette clinique a permis d’interpréter le mouvement du soi des sujets engagés dans une
pratique de la spiritualité pour autrui qui peut nous renseigner sur la spiritualité pour eux-
mêmes. Cette recherche a permis de comprendre les étapes du mouvement du soi des
ISS passant à travers errance, configuration et maturité jusqu’à l’achèvement ontologique
du Soi. Nous avons élucidé le mouvement facilitant la correspondance entre leur Soi et leur
Sophia dans la compréhension du sens de leur vie qui s’exprime comme une vérité qui se
conçoit à la construction de valeurs authentiques à soi. En ayant compris comment sont
mis en œuvre les savoirs scientifiques des intervenants en soins spirituels face à une

190
pédagogie qu’ils ont d’abord conçu pour eux-mêmes, nous avons pu saisir quelque chose
du transfert de la construction d’une éthique individuelle projetée sur l’horizon du bien
social, dans une attention particulière à la mise en place d’un soin réciproque. La
compréhension théorique associée à une vision complète de la guérison et du soi spirituel
a permis la modélisation des connaissances empiriques découvertes dans ce projet et leur
application à des fins thérapeutiques.
Nous avons intégré cette compréhension d’ordre psychologique à une lecture
clinique des réalités métaphysiques et religieuses. Dans un souci d’accéder à une meilleure
compréhension du phénomène, nous avons opté pour une analyse de la spiritualité comme
étant un phénomène temporel – une dynamique existentielle – exprimant le mouvement du
Soi s’échelonnant de sa découverte, sa connaissance et sa maîtrise. Cette analyse nous a
permis d’accéder à une compréhension métaphysique de la réalité du sujet sans qu’il soit
nécessaire d’avoir des symboles religieux ou spirituels spécifiques. En effet, nous nous
sommes concentrée sur la dimension ontologique du sujet et sur son insertion dans la
compréhension de la causalité. Compréhension qui permet au sujet de l’inscrire au centre
de lui-même en vue de remplacer cette idée du divin en Soi par la reconnaissance de Soi
au sein d’un mouvement de cause et d’effet. Ceci nous permet de comprendre ce qui
transfigure le Moi et l’achève dans une parfaite maîtrise de Soi incluant la distance qui le
sépare du Moi et du Soi.
Pour saisir le caractère pluriel de la spiritualité, il nous a paru nécessaire de recourir
à de nombreuses disciplines – théologie, philosophie, anthropologie, psychologie – qui
dégagent, dans des langages à la fois différents et complémentaires, des voies en direction
de la compréhension de l’herméneutique du Soi. Le concept de Sophia mis ici en avant
contribue à dessiner un chemin sur lequel des sujets peuvent s’engager jusqu’à atteindre,
éventuellement, une authentique connaissance de leur être profond, dans une
autoréalisation du Moi à travers l’atteinte de la paix, de la liberté intérieure et de la
connaissance du Tout. Cette avancée qui permet l’accès à un regard authentique sur le souci
de l’autre, ne peut s’obtenir qu’à travers un mouvement de Soi qui s’achève dans une
réalisation de l’Homo sapiens soucieux de son rapport à sa Sophia qui l’engage pour le
monde. En effet, notre thèse a mis en évidence le fait que le mouvement du soi de l’Homo-
sapiens incarné par l’ISS spirituel se déploie au sein d’une tradition religieuse ou en dehors.

191
L’expression de la Sophia se présente dans leur cas comme un travail critique venant du
soi et agissant sur la structuration de l’Égo, comme une forme de pratique artistique de
création de soi. Cette arrivée témoigne de la capacité du sujet à se vivre dans sa vérité. En
effet, que la subjectivation de l’homo-sapiens se construit en dehors de toute institution ou
en référence à une religion ; la finalité poursuivie par le sujet est dans ces deux cas la même,
à savoir l’atteinte de la Sophia qui donne accès à la maturité du soi.
La Sophia s’est présentée dans notre étude comme un mouvement de dépassement
qui revient sur lui-même, une vérité qui se devance d’elle-même. Cette vérité permet au
sujet d’appliquer un retour à la configuration de Soi sur l’horizon de sa destinée. Ainsi, la
« découverte » de sa Sophia, disons plutôt sa reconnaissance, vise une prise de conscience
des dispositions acquises par le sujet (celles du passé et celles postérieures à la révélation
d’une éthique du soi – construction des valeurs). Le mouvement du soi dynamise par ce
processus la construction de l’être pour les autres afin qu’il sache saisir ses dispositions
présentes – des opportunités – relatives à ce qu’il est dans la perspective de prendre part à
l’avenir inconnu à travers ses prédispositions.
Ce mouvement de transfiguration peut être compris sous la forme de la conversion
telle qu’elle s’emploie dans le monde chrétien, laquelle intègre le principe de métanoïa –
penser au-delà de la pensée rationnelle caractéristique de l’instance « transcendantale ». En
fait, ce mouvement se présente dans les deux cas – accès à la Sophia et conversion – comme
un retour par soi qui fait du mouvement du soi une sorte de processus d’individuation. L’un
et l’autre empruntent un même itinéraire, simple, qui déploie la sagesse sur l’horizon de la
guérison et/ou de l’éducation de soi, qui situe la reconnaissance de Soi comme la forme
originelle de la quête du sujet.
En somme, regroupant la question de la pertinence clinique des modèles
biomédicaux et du malaise éthique liée au fondement laïc, la construction de cette
recherche relative à l’investigation du mouvement du soi visait à accéder en filigrane au
sens éthique que les ISS donnent de la création à leur identité professionnelle engageant la
spiritualité au sein d’un contexte biomédical et séculier. Nous l’avons fait en élucidant du
point de vue de la philosophie antique l’intérêt clinique d’approcher la spiritualité par le
Soi en vue de rendre compte de l’itinéraire de la psychologie spirituelle du sujet qui
chemine de sa propre compréhension de son rapport aux autres et de sa réalisation

192
personnelle intégré au contexte des institutions de soins hautement sécularisées et en
dehors des cadres des religions institutionnalisées.
Limites de la recherche

Au terme de cette recherche, nous avons proposée un modèle de compréhension du


sujet ouvert à la dimension spirituelle en cherchant à éviter au mieux les excès ou les
réductions de langage par la mobilisation interdisciplinaire de nombreuses disciplines. La
création scientifique a permis de dresser les limites de la recherche dans le fait d’engager
une thèse au sein d’une double disciplines impliquant de rendre compte de plusieurs
aspects. La première limite qui s’est imposée à notre recherche réside dans la
confidentialité des données qui s’est transformée en une demande totale d’anonymat de la
part des ISS eux- mêmes. Nous n’avons pu exploiter les données à notre guise et avons dû
les détacher des particularités qui aurait pu davantage éclairer notre élaboration clinique.
Une autre limite concerne le rapprochement des deux disciplines ; même si clinique
et spiritualité se sont historiquement éloignées l’une de l’autre pour des raisons d’ordre
scientifique, nous avons pris au sérieux que le langage et la mise en symbole sont tributaires
de l’ancrage culturel dans laquelle se construit la science. Comme le rappelle Kuhn (1957)
la vérité d’une théorie scientifique ne se limite pas à son adéquation avec la réalité mais
dépend plutôt de la langue dans laquelle elle est formulée. Nous devons être conscients du
fait que la pensée complexe qui envisage l’individu dans sa globalité est difficile à
appréhender et que la grande majorité des penseurs tendent souvent à adhérer à un concept
simplificateur, voire à une quête de pseudo-unité, pour des raisons de simplicité ou de
facilité (Claverie, 2010).
Une autre limite réside au niveau de la mise en symbole et de la traduction des
concepts utilisés qui sont tributaires, d’un côté, de l’ancrage culturel de la philosophie qui
conditionne notre géométrie mentale et de l’autre, de ce qu’il y a d’universel (dans le sens
piagétien du terme) dans l’humain. La faculté de percevoir ou de raisonner se développe
de la même manière pour tous les êtres humains au cours du développement. Cependant, il
y a une différence vis à vis des modes de raisonnement et des manières d’interpréter.
L’appréhension du monde en Occident est de type analytique alors que la pensée orientale
est de type holistique (Doigne, 2008). Doigne écrit, « beaucoup d’autres expériences

193
analogues ont été menées, et toutes confirment que les orientaux ont un mode de perception
holistique ; ils envisagent les objets en tant qu’ils sont liés les uns aux autres ou bien dans
leur contexte, tandis que les occidentaux perçoivent isolément. Les orientaux voient les
choses à travers une lentille grand angle ; celle des occidentaux est plus étroite avec un
foyer moins flou. Tout ce que nous savons de la plasticité indique que ces différents modes
de perception, massivement mis en œuvre des centaines de fois par jour, conduisent à des
changements dans des circuits neuronaux perceptuels et sensoriels. » (2008 : 334).
Le verbe « analyser » appartenant au monde helléniste signifie « décomposer un
tout en ses éléments », cela revient à décomposer, voire à fragmenter, les choses
mentalement. Par exemple il appartient au monde helléniste d’avoir décomposé la matière
jusqu’à l’atome (la pensée des atomistes de l’Antiquité). Résoudre ou penser un problème
consiste à l’isoler de son contexte en vue de l’étudier. Le monde oriental quant à lui a
davantage l’idée d’analyser le contexte de l’objet plutôt que l’objet seul et isolé. Les
savants chinois ont davantage aiguisé leur intuition relativement au magnétisme ou la
résonnance acoustique et on davantage creusé des thérapies de type holistique du corps
humain. De ce fait, on comprend qu’il soit difficile de trouver une vision objective et
adéquate sans tomber dans l’incompréhension des symboles qui se situerait au niveau
même de l’appréhension des savoirs.
Concrètement, nous pouvons prendre à titre d’exemple, la distance qui sépare les
langues sémitiques – araméen, hébreu, arabe – des langues latines – espagnol, italien,
français – dans la description du concept exprimant le fait de « porter la vie » pour une
femme. En arabe, le terme « hamla » indique le mouvement de l’être qui est « pleine ou
fourré » alors qu’en français l’expression « être enceinte » évoque plutôt le mouvement de
« l’être entourée ». Nous sommes tous d’accord pour affirmer que les logiques sous-
jacentes de « l’être rempli et fourré » et de « l’être entouré » ne correspondent pas
totalement l’une à l’autre. Pourtant, nous devons admettre que le concept traduisant le fait
de « porter la vie » est universellement issu d’une même réalité humaine. La linguistique
comparée montre que la « grossesse » peut se traduire différemment selon les langues et
que la logique sémantique qui s’impose aux locuteurs des langues oriente d’une manière
spécifique les représentations cognitives et les connotations émotives dans chacun de ces
univers linguistiques.

194
Ces connotations conceptuelles reprennent, dans un autre registre, les
représentations philosophiques de l’humain qui se réalise en théosis ou en félicité
intellectuelle, dans un mouvement d’individuation ou de subjectivation. Ces différences
traduisent les difficultés rencontrées par l’esprit humain lorsqu’il veut traduire les
mouvements et les formes de la pensée, et si nous nous arrêtons au seul univers des mots
et des concepts sans aller puiser aux sources géométriques de la pensée (la rationalité dans
la capacité à faire des liens), nous nous heurtons au risque de demeurer superficiel dans des
traductions littérales qui risquent de trahir le sens profond que les sujets cherchent à
exprimer.
Dans ce contexte, nous avions cherché à traduire par le concept de théopathologie
les difficultés inhérentes au principe de subjectivation spirituel en faisant le parallèle avec
le christianisme orthodoxe oriental russe qui se situe d’après nous entre raisonnement
sémitique et expression latine. Cette entité diagnostique a fait l’objet d’un classement
thématique par plusieurs réseaux de coopération documentaire dont « Ascodocpsy »
spécialisé en psychiatrie. Mais ce premier a été classé dans la rubrique « Fanatisme », ce
qui est loin de ce que nous souhaitions traduire des problématiques de nos patients. De
même, dans leur ouvrage « Mon enfant se radicalise ; des familles de djihadistes et des
jeunes témoignent » (2018) les sociologues cliniques Vincent de Gaulejac et Isabelle Seret
illustrent leur propos avec le concept de théopathologie pour justifier une « maladie de
l’idéalité » caractéristique du processus adolescent consolidant le lien que le sujet entretient
avec l’objet idéalisé. En fait, la théopathologie a vocation à être étudiée du point de vue de
la Sophiatrie et non de la psychiatrie puisqu’elle n’est pas une maladie, mais elle est plutôt
un état d’être préliminaire à la découverte de Soi qui décrit davantage les facteurs exogènes
au mal-être du sujet que sa réelle défaillance psychopathologique.
Il est évident que, si la subjectivation est étudiée du point de vue du paradigme de
la psychiatrie, que les termes employés prêtent à confusion dans l’esprit des praticiens. Le
pathos des sciences des religions n’est pas le même pathos que celui appartenant à la
psychiatrie. Nous souhaitons plutôt que la Sophiatrie puisse situer autrement des formes
fluides de compréhension de la dynamique formative des subjectivités engageant les
dérives du Soi ainsi que la thérapeutique qui lui revient de droit. Nous avons pensé la

195
Sophiatrie (une « médecine » de la sagesse) pour qu’elle soit à la sophiologie (science de
la sagesse) ce que la Psychiatrie (médecine de l’âme) est la psychologie (science de l’âme).
Son objet d’étude se présente être la récursivité quand d’autres disciplines
travaillent l’individuation ou la subjectivation. Ouverte aux soins spirituels, cette jeune
clinique engage nos réflexions au niveau thérapeutique en nous invitant à définir la santé
spirituelle en dehors du seul cadre des soins palliatifs comme stipulé par l’OMS. En effet,
l’OMS n’offre qu’une place à la dimension spirituelle lorsqu’elle définit les soins palliatifs,
alors que les demandes spirituelles des populations ne concernent pas la seule étape de la
proximité de la mort ou celle accompagnant une maladie grave mais qu’elles concernent
également, et davantage peut-être, toutes les étapes de la vie, chacune pouvant interpeler
les personnes quant au sens à donner à leur existence (Cherblanc, 2013 Foley, 2016 ;
Gagnon et col, 2013). La production scientifique sur la religion et/ou la spiritualité reste
prédéterminée par les contingences historiques et par les représentations de la culture
singulière qui l’encadre.
Le défi intellectuel à l’âge postmoderne consiste en la saisie de cette autonomie
créatrice de raison (de Certeau, 1987) qui dépasse les limites intellectuelles et temporelle
inhérente à la compréhension des choses, rendue accessible pour les sujets qui élaborent
un savoir et des pratiques en matière de soin qu’ils fondent consciemment sur des critères
qu’ils savent reconnaitre changeant dans la configuration symbolique. La science est bonne
pour expliquer le monde mais l’art est ce qui donne son sens au monde, dont la valeur était,
est et sera changeante au grès de la pensée dominante qui influence forcément, les combats,
les vagues et les courants d’idées, reflétant finalement les mouvements communs d’une
pensée limitée mais qui se renouvelle tout de même à la portée d’un langage sans mot.

Portée de la recherche

Malgré les limites évoquées plus haut, cette recherche entre psychologie et
spiritualités a permis d’opérationnaliser les savoirs sur l’herméneutique du sujet de Michel
Foucault. Nous avons détaillé empiriquement le développement du souci de soi dirigé vers
la constitution d’une poétique de soi et avons essayé d’apporter notre contribution fondée
sur la pensée occidentale helléniste qui cache, sous le mot philosophie, la spiritualité qui
fait tant débat dans les soins aujourd’hui.

196
De nombreux chercheurs psychologues et psychanalystes cités dans cette recherche
ont ouvert la voie depuis ces dernières décennies – en même temps que s’affinent nos
connaissances sur le cerveau humain – à la dimension de la sagesse et à son lien avec les
religions monothéistes, les philosophies du monde et les spiritualités orientales. En ce sens,
s’est imposée une relecture critique des paradigmes qui s’ancrent dans l’univers
herméneutique d’origine helléniste que nous avons mis à jour à travers la compréhension
de la Sophia et de sa mise au travail dans le mouvement du Soi.
Le Soi qui est aussi subjectif que le regard qui le porte devient pluriel lorsqu’il se
mêle à ce qui lui ressemble. Le Soi dans sa dimension sociocognitive représente l’objet
d’étude de nombreuses recherches liées au traitement des troubles de l’humeur destinées à
améliorer les aptitudes du sujet à réguler ses émotions en travaillant à leur reconnaissance.
En parallèle, la spiritualité s’inscrit dans le cadre des soins de santé en s’appuyant sur de
nombreux axiomes disciplinaires qui contribuent à reconfigurer l’individu dans sa
dimension holistique. L’étudier dans le cadre d’une approche thérapeutique destinée à
coordonner les exercices philosophiques et spirituels immuables dans le temps à ce qui se
fait en termes de pratiques scientifiques actuelles, ouvrira un espace novateur du soin qui
permettra de répondre aux besoins spirituels des patients appartenant à divers horizons.
Aussi, nous avons cherché à unir une compréhension plurielle du devenir sujet en
décrivant le mouvement du soi de l’antiquité avec les mots de la philosophie helléniste
permettant de repenser la spiritualité dans son lien à la Sophia. L’évolution de la Sophia
dans l’histoire de nos idées nous paraît pouvoir s’intégrer dans des modèles de
compréhension globale de l’humain poursuivant son infiltration dans l’histoire de nos
idées. À la suite de l’anthroposophie, la théosophie, la pathosophie nous avons étendu la
Sophia à la santé mentale et spirituelle. En positionnant la sagesse antique vers
l’élargissement des pratiques du soin, cette recherche accompagne non seulement
l’expansion des soins spirituels mais aussi leur intégration dans la santé mentale. Nous
avons fondé notre recherche sur les bases philosophique de la pensée Occidentale afin
d’éviter le risque que les soins spirituels soient taxés de constituer des dérives sectaires –
comme ce fut le cas avec l’Unité des Soins Spirituels en France – en démontrant qu’il est
possible de comprendre l’univers spirituel dans son apport épistémologique et empirique
selon un langage commun à la source de la pensée scientifique.

197
Cette recherche peut aussi s’ouvrir à la prévention des enjeux politique et sociaux.
En effet, les inégalités sociales, les événements stressants et les autres troubles
psychopathologiques se présentent comme des fléaux qu'il faut reconsidérer et critiquer
dans nos approches en sciences humaines et en santé au Québec en France mais aussi dans
le monde.
Pour mieux comprendre les causes des formes de détresse et de souffrance, de
préjugés ou de jugements, il nous faut saisir de plus en plus ce qui nous relie les uns les
autres plutôt que ce qui nous différencie culturellement. La détresse, la maladie et la
souffrance humaine sont des productions sociales façonnées par les rapports de pouvoir
structurels à l'œuvre dans l'ensemble des sociétés et la détresse spirituelle se retrouve aussi
en période de guerre où les exodes transforment les conceptions religieuses que nous avons
en tant que praticien le devoir de repenser (ex : recevoir les réfugiés syriens fuyant la
guerre).
La spiritualité participe à un retour positif de l’individu (Spaniol et al. 2002) au sein
duquel le sens donné à l’expérience se présente comme la redéfinition identitaire de
l’individu (Corin, 2002) qu’il importe aujourd’hui de considérer à juste titre. Les soins
spirituels d’aujourd’hui, en subsumant le culturel, offrent, nous l’avons vu, une vision
intégrée à la bienveillance, l’humanisme et la philanthropie qui permettent de penser une
réalité commune du soin. Un soin pensé comme une ontologie qui vise à définir une
application technologique de Soi. Prendre soin de Soi est alors l’éveil pour s’occuper de
soi jusqu’au gouvernement des autres dirigé vers la capacité d’insertion sociale
responsable.
Le « devenir sujet » engage une pratique du souci de Soi et de la spiritualité qu’il
faut désormais penser autour d’un contexte commun et partagé, qui tourne autour de
l’utilisation des Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication (NTIC).
L’homo-sapiens accède, en effet, à une nouvelle version de lui-même reconnaissant
l’étendue de ses nouvelles potentialités technologique. Pour l’historien israélien Yuval
Noah Harari l’« homo deus » (2015) appartient à la religion des Data (les données
informatiques) et veut atteindre le bonheur, en se hissant au rang omnipotente de Dieu. Sa
nouvelle religion est le dataïsme qu’Harari définit comme l’entité totalisant les Big Data,
une sorte de techno-religion fondée sur les algorithmes que chaque utilisateur de

198
l’intelligence artificielle nourrit, par ses connexions au réseau d’internet, en vue
d’alimenter le flux des datas. De cette collecte de données par Big-Brother15, le libre arbitre
est menacé par les algorithmes qui anticipent les comportements d’utilisateurs mieux que
l’utilisateur lui-même à défaut d’une véritable connaissance de Soi (cf : l’élection du
président Américain D.Trump ; les données Facebook de 50 millions d’utilisateurs ont été
analysés en vue de manipuler l’opinion publique et influencer les votes des électeurs (que
ce soit en Amérique ou dans le tiers-monde…). Les suggestions d’informations faites à
partir des données émises par les sujets eux-mêmes agissent à la manière d’influencer
inconsciemment la poétique des sujets qui prennent des décisions politiques engagent leur
rapport aux autres en étant scrupuleusement orientés dans leur prise de connaissance.
Socrate a voulu insister sur la cohérence intime devant exister entre la pensée et
l’action, en vue d’élever les Athéniens au rang de « philosophoi » capables de prendre des
décisions citoyennes et politiques qui sont en accord avec la connaissance acquise par
rapport à eux-mêmes. Socrate s’imposait une éthique stricte, en s’attachant à la délibération
démocratique et en visant l’équité communautaire, il invitait ses interlocuteurs à une forme
de « paideia » qu’il présentait comme une éducation fondée sur les soins à apporter à l’âme
dans la connaissance authentique et critique de Soi qui les engagent politiquement.
Rappelons ici que le jeune aristocrate Alcibiade âgé de 17 ans au moment où il
souhaitait devenir gouverneur de la cité (un homo-ludens) avait été enjoint par Socrate de
se connaître lui-même et de rechercher la sagesse (un homo-noeticus). Ce n’est qu’à la
suite d’un travail sur lui-même de transformation de son ignorance (homo-faber) qu’il
devient une version améliorée de lui-même dans le gouvernement de soi et qu’il en arriva
au gouvernement des autres. Mais ce mouvement du soi d’Alcibiade a été accompagné par
Socrate lui-même et n’était pas en face de cette nouveauté technologique : l’Intelligence
Artificielle16 (IA)). L’instantanéité des informations propagées par les nouvelles
technologies nous embarque à bord d’une conviction commune : notre appartenance à une
même humanité partageant au moins la même terre sans frontière et au mieux internet.

15
Personnage fictif qui désigne les pratiques ou les institutions qui portent atteintes à la liberté individuelle
et à la vie privée des sujets.
16
L’humanoïde nommée Sophia est le premier robot social de l’histoire de notre humanité a avoir reçu la
nationalité saoudienne en octobre 2017. Robot-citoyenne, de nombreuses questions éthique et religieuse se
posent, notamment celles en lien avec la hiérarchisation des libertés individuelles ; Peut-elle conduire (les
voitures autonomes) ? Doit-elle porter un voile ?

199
Alors pour finir cette thèse, nous reprendrons les mots de la psychanalyste-
anthropologue Ellen Corin ayant travaillé sur les impasses et les défis des psychothérapies
au sein des institutions de santé : « si l’on ne veut pas limiter les psychothérapies à une
élite de plus en plus restreinte et privilégiée et les garder en prise sur le mouvement des
sociétés, il me semble essentiel de chercher à comprendre comment, dans le contexte
contemporain, se pose la question du rapport entre le singulier et le collectif » (1996 : 340).
Considérer le mouvement des sociétés à l’interface du singulier et du collectif impose
toujours, vingt-cinq ans plus tard, le devoir de vigilance portée à la distinction élitiste de
ceux qui disposent d’un accès à l’accompagnement à la connaissance de soi de ceux qui ne
l’ont pas. L’approche de notre pratique de la santé mentale et spirituelle doit soutenir notre
souci à appréhender l’humain dans sa nouvelle « religion » qui est la sienne malgré lui.
C’est ce qui implique, il nous semble, l’accompagnement et la critique de soi face aux
autres et face à l’IA qui modifie progressivement la psychologie humaine (Tisseron, 2018).
Cette recherche aide à aiguiller les penseurs qui préviennent ces évolutions en
cherchant d’une part à maintenir le lien entre le gouvernement de soi et le gouvernement
des autres, et d’autre part, en aidant les sujets à la compréhension « des règles des jeux »
nécessaires à la structuration du lien herméneutique explicatif d’une existence commune.
Ces jeux sociaux des homo-ludens sont fondés, en majorité, sur le libre échange des
connaissances (synusie, en grec) via les transferts de vraies/fausses informations dont le
partage repose aujourd’hui sur le dataïsme. Ce partage de data transforme les relations aux
autres en reconfigurant notre ouverture à la connaissance et impose, du même coup, la
transformation de nos concepts définissant le passage de l’homo-sapiens à l’homo-deus.

HOMO-SAPIENS
HOMO-NOETICUS HOMO-FABER HOMO-LUDENS

HOMO-DEUS

En sachant qu’il y a une nécessité à changer nos paradigmes actuels dans les
sciences sociales appliquées à la santé, il faut prendre en compte la nouveauté des soins
spirituels qui nous invite à revoir notre système de valeurs occidentales en reconnaissant
que la santé spirituelle est un droit fondamental pour tous les êtres humains. En agissant
pour la prévention de l’ignorance et de la violence contre soi et contre autrui, de l’injustice

200
et de l’inégalité, afin de lutter contre elles, la Sophiatrie gagnera à s’ouvrir à d’autres
stratégies d’approches alliant, à la fois, les savoirs sociaux, politiques et médicaux
d’aujourd’hui en vue de la prise en charge du soin des populations les plus vulnérables à
l’existence dont le parcours biographique est influencé par des changements socio-
politique et technologique majeurs.

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Paris, Édition du Seuil.

213
ANNEXES
Formulaire d’information et de consentement

Étude phénoménologique et interprétative portant sur « l’herméneutique du sujet » menée


auprès des intervenants en soins spirituels en vue de penser la Sophiatrie – clinique de la
subjectivation – entre réflexivités et sagesses.

Chercheuse étudiante : Keira Mecheri, étudiante au doctorat, Université de Montréal & ,


Université Sorbonne-Paris-Cité (Diderot 7)
Directrices de recherche : Géraldine Mossière, professeure adjointe, Institut d’Études
religieuses, Université de Montréal
Rosa Caron, professeure, Psychopathologie et recherches en
psychanalyse, Université Sorbonne-Paris-Cité (Diderot 7)

Vous êtes invité à participer à un projet de recherche. Avant d’accepter, veuillez prendre le temps de
lire ce document présentant les conditions de participation au projet. N’hésitez pas à poser toutes les
questions que vous jugerez utiles à la personne qui vous présente ce document.

A) RENSEIGNEMENTS AUX PARTICIPANTS

1. Objectifs de la recherche

Ce projet vise à comprendre et saisir l’expé1rience personnelle de transformation subjective et morale


chez des soignants dont l’expertise intègre, à la jonction du souci de soi et du souci de l’autre, une
approche ouverte à la spiritualité. Il s’agit de comprendre comment cette approche thérapeutique
combine au sein même de l’intériorisation des valeurs dominantes des professionnels un
questionnement métaphysique conduisant à une réflexivité de type protocolaire (leur métier), à un
retour sur la dimension essentielle de leur être (leur humanité) et à une tension vers la transcendance
(leur désir de perfection) en vue de réfléchir à partir de l’altérité les fondements d’une « médecine des
soins spirituels ».

2. Participation à la recherche

Votre participation consiste à accorder une entrevue à la chercheuse étudiante qui vous demandera
comment votre conception spirituelle vous permet d’engager une prise en charge en soins spirituels
et comment cette dernière agit sur vous. Cette entrevue sera enregistrée, avec votre autorisation, sur
support audio afin d’en faciliter ensuite la transcription et devrait durer environ 90 minutes. Le lieu de
l’entretien se trouve dans les locaux à l’Institut d’Études Religieuse, dans le même bâtiment que la
Faculté des sciences infirmières (au 5ème étages). Le moment de l’entrevue sera déterminé avec
l’intervieweur, selon vos disponibilités.

3. Risques et inconvénients
Il n’y a pas de risque particulier à participer à ce projet. Il est possible cependant que certaines
questions puissent raviver des souvenirs liés à une expérience désagréable. Vous pourrez à tout
moment refuser de répondre à une question ou même mettre fin à l’entrevue. Même s’il existe un
risque de briser la confidentialité relativement au caractère unique des récits, la chercheure veillera à
éliminer les détails qui pourraient permettre une ré identification des participants.

4. Avantages et bénéfices
Il n’y a pas d’avantage particulier à participer à ce projet. Vous contribuerez cependant à une meilleure
compréhension des soins spirituels.

214
5. Confidentialité
Les renseignements personnels que vous nous donnerez demeureront confidentiels. Aucune
information permettant de vous identifier d’une façon ou d’une autre ne sera publiée. De plus, les
informations nominatives de chaque participant à la recherche seront détruites une fois les
transcriptions complétées et validées. Les enregistrements seront détruits après leur transcription.
Les données seront conservées dans un lieu sûr.

6. Compensation
Vous ne recevrez aucune compensation pour votre participation.

7. Droit de retrait
Votre participation à ce projet est entièrement volontaire une fois l’entretien terminé, les données
recueillies ne nous permettrons plus de vous identifier. En conséquence, si vous désirez vous retirer
de la recherche une fois les enregistrements complétés, les renseignements qui vous concernent ne
pourront pas être détruits.

8. Diffusion des résultats de recherche

Aussi, la chercheure s’engage à transmettre par mail, à la demande des participants, une copie de son
travail.

B) CONSENTEMENT

Déclaration du participant

• Je comprends que je peux prendre mon temps pour réfléchir avant de donner mon accord ou
non à participer à la recherche.
• Je peux poser des questions à la chercheuse principale de recherche et exiger des réponses
satisfaisantes.
• Je comprends qu’en participant à ce projet de recherche, je ne renonce à aucun de mes droits
ni ne dégage les chercheurs de leurs responsabilités.
• J’ai pris connaissance du présent formulaire d’information et de consentement et j’accepte de
participer au projet recherche.
• J’accepte que les entrevues soient enregistrées sous format audio : oui ( ) non ( )

Une copie du présent formulaire m’a été remise.


Signature du participant : _______________________________________ Date :
_____________________

Nom : __________________________________________ Prénom :


_______________________________

J’aimerais qu’un résumé des résultats de recherche me soit transmis à l’adresse suivante :
________________________________________________________________________________
__

Engagement de la chercheuse étudiante


J’ai expliqué au participant les conditions de participation au projet de recherche. J’ai répondu au
meilleur de ma connaissance aux questions posées et je me suis assurée de la compréhension du
participant. Je m’engage, avec l’équipe de recherche, à respecter ce qui a été convenu au présent
formulaire d’information et de consentement.

215
Signature de la chercheuse étudiante : _____________________________________ Date :
_____________________

Nom : __________________________________________ Prénom


:_______________________________

Pour toute question relative à l’étude, ou pour vous retirer de la recherche, veuillez
communiquer avec Keira Mecheri à l’adresse courriel kheira.mecheri@umontreal.ca.

Pour toute préoccupation sur vos droits ou sur les responsabilités des chercheurs concernant votre
participation à ce projet, vous pouvez contacter le Comité plurifacultaire d’éthique de la recherche par
courriel à l’adresse CPER@umontreal.ca ou par poste 1896 ou encore consulter le site Web
http://recherche.umontreal.ca/participants.

Toute plainte relative à votre participation à cette recherche peut être adressée à l’ombudsman de
l’Université de Montréal en appelant au numéro ou en communiquant par courriel à l’adresse
ombudsman@umontreal.ca (l’ombudsman accepte les appels à frais virés).

216

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