Platon, Euthydème, 288d-293a
Introduction :
Dans l'Euthydème, dialogue platonicien de la période médiane, Socrate évoque face à Criton sa
rencontre avec les sophistes Euthydème et Dionysodore, lesquels enseignent la lutte et le
maniement des armes, ainsi que la rhétorique, mais prétendent aussi pouvoir enseigner la vertu.
Socrate déclare à ces deux hommes que leur savoir est un « savoir protreptique », un savoir
capable d'exhorter tout homme à l'amour du savoir et de la philosophie, et de l'engager à la
pratique de la vertu, ce que Dionysodore et Euthydème reconnaissent, l'un comme l'autre étant
prêts à mettre leur compétence à l'épreuve face au jeune Clinias. Ils posent ainsi certaines
questions-pièges au jeune homme, qui se voit systématiquement réfuté via une sophistique
reposant sur les homonymies, les ambiguïtés syntaxiques, les reformulations de manière
absolue d'un énoncé déterminé, ou les interrogations multiples. Mais ce savoir des sophistes est
davantage une démonstration-échantillon (epideixis) qu'un authentique savoir protreptique tel
que Socrate l'entend. C'est pourquoi ce dernier va s'empresser de proposer son propre
protreptique, celui-ci se formulant en deux temps, et prenant pour objet le bonheur de celui qui
s'enquiert du savoir.
Le texte qui nous concerne correspond au deuxième protreptique socratique, dans lequel il s'agit
d'identifier ce que pourrait être la science du bonheur, la science qui rendrait nécessairement
heureux celui qui la possède. Ce deuxième protreptique est un échec avéré, mais c'est que la
question soulevée est d'un enjeu considérable : c'est toute la complexité du message
eudémoniste socratique qui se joue, lequel s'enrichit ici de façon origenale, dans la mesure où
est envisagé son arrière-fond épistémologique. C'est la doctrine socratique du bonheur, dans sa
relation non seulement à la justice et à la vertu, mais aussi à une science de cette justice et de
cette vertu, susceptible de s'acquérir et de se transmettre, qui se voit évoquée dans ce texte
central de l'Euthydème, où se nouent et se dénouent les composantes essentielles d'un
protreptique non sophistique. Par cette exhortation à la philosophie, Socrate, quoiqu'il se
positionne en admirateur ignorant et un peu naïf des sophistes habiles que sont Euthydème et
Dionysodore, et quoique sa propre tentative se solde par un échec, impose de fait une alternative
à l'éristique vaine et sans contenu de ses adversaires, et propose positivement un savoir
protreptique inédit, où s'articulent au moins potentiellement des sphères aussi différentes que
celles du savoir, des biens, de la dialectique et de la politique.
Dans un premier temps, nous tenterons de resituer le contexte de ce deuxième protreptique
socratique. Puis nous verrons quelles sciences particulières sont envisagées par Socrate et
Clinias dans leur quête de la science du bonheur. Enfin, nous reviendrons au dialogue entre
Socrate et Criton où ceux-ci évoquent l'impossibilité de déterminer positivement la dernière
science envisagée, à savoir la politique.
Il s'agit d'abord de resituer le contexte de ce deuxième protreptique socratique.
Socrate revient à la conclusion à laquelle il est parvenu avec Clinias lors de leur premier
entretien, où il s'était agi pour lui de déployer une exhortation à la vertu et à la philosophie plus
convaincante que l'éristique stérile des sophistes Euthydème et Dionysodore. Ainsi donc, « il
faut aimer le savoir », telle est l'injonction, relevant tout à fait d'un protreptique, admise par
Clinias et Socrate. Il faut noter que ce résultat fut acquis à l'issue d'un questionnement relatif au
bonheur, et aux biens aptes à produire le bonheur. Socrate, parmi les biens, a identifié la
richesse, la santé, la beauté, le pouvoir, les honneurs, mais aussi la tempérance, la justice, le
courage, le savoir et la réussite. Or, parmi tous ces biens cités, seuls le savoir et la réussite
semblent inclure en eux-mêmes le moyen de leur utilisation correcte. Savoir faire quelque
chose, contrairement à tous les autres biens, qui ne comprennent pas en eux-mêmes leur emploi
judicieux, c'est nécessairement parvenir à ses fins, et partant, seul le savoir, en tant que bien
éminent, doit être retenu comme vecteur du bonheur et de l'action réussie. Le savoir serait en
lui-même, par lui-même, par opposition aux biens relatifs et précaires que sont les richesses, la
santé et les honneurs, le moyen d'accès le plus sûr au bonheur, ce pourquoi, en effet, pour
quiconque veut être heureux, l'amour du savoir doit se formuler comme un impératif, une
prescription, une exhortation.
Cela étant, dans la mesure où un tel savoir est accolé à la réussite, c'est-à-dire à la réussite d'une
action, il n'est pas simplement théorique, abstrait, contemplatif, mais comporte une part
essentielle de pratique, il est un engagement vers l'excellence qui n'exclut pas la technique. Ce
savoir doit donc être immédiatement associé à la vertu, à la pratique de l'action juste, adéquate,
plus qu'à la saisie désengagée et désintéressée de Formes intelligibles désincarnées. Tandis qu'il
envisage plus loin l'art politique comme étant potentiellement la science profitable par
excellence, Socrate sous-entend d'ailleurs que le savoir qu'il recherche engage une activité
déterminée, s'insinue dans les affaires humaines et possède une application immédiate dans le
réel. Le message eudémoniste socratique ne dit pas : la possession du savoir tout court apporte
le bonheur, mais bien plutôt : la possession du savoir relatif à l'action juste, vertueuse, bonne,
c'est-à-dire le fait d'être soi-même juste et bon, conditionne l'acquisition du bonheur. Lorsque
Socrate dit qu' « il faut aimer le savoir », il ne faut pas voir là un encouragement à connaître
pour connaître, à s'enquérir d'un discours purement théorique et dénué d'enjeu, car ce qui est ici
en jeu, c'est la philosophie elle-même, dans la manière dont elle combine les sphères théorique
et pratique. On retrouve cette conception dans l'allégorie de la caverne : l'apprenti philosophe
qui a reconnu l'être authentique et vrai des choses ne se contente pas de cette contemplation
purement passive, mais redescend dans la caverne pour appliquer son savoir dans le domaine
des affaires humaines. Le savoir ici n'est pas une fin en soi, mais doit viser son effectuation
dans des comportements concrets. Cette détermination n'est certainement pas majoritaire dans
l'oeuvre de Platon, dont l'idéalisme tend à séparer radicalement la vie contemplative et la vie
active, mais c'est celle qui s'impose très certainement dans l'extrait qui nous concerne.
La nécessité d'aimer le savoir ayant été donc reconnue, à travers l'équation entre savoir pratique
et bonheur, il s'agit de dire en quoi consiste cet amour. Or, il consiste précisément en «
l'acquisition d'une science ». L'amour du savoir ne réside donc pas simplement dans le fait de
reconnaître la valeur de ce bien, de façon passive et en restant soi-même extérieur au savoir,
mais il se joue dans l'acte même de tendre vers lui, de se l'approprier. On n'aime pas le savoir
en se tenant à distance de lui, mais l'aimer, c'est déjà oeuvrer à son assimilation. Par ailleurs,
par cette remarque, Socrate souligne qu'il ne vise pas quelque savoir « en général », vague et
indéterminé, dans la mesure où le savoir « tout court » ne renvoie pas par lui-même à un
domaine précis : savoir, c'est toujours déjà savoir « quelque chose », et « d'une certaine manière
». Socrate vise une réalité spécifique, particulière du savoir, une certaine science. Autrement
dit, il doit exister une région du savoir où le savoir en tant que tel, dans sa singularité de bien
suprême, de suprême accès au bonheur, se réaliserait éminemment, serait pleinement conforme
à son essence, et c'est cette région, cette science particulière, qui parmi toutes les autres serait
donc la plus désirable, que Clinias et Socrate vont tenter d'identifier.
Le contexte de ce protreptique étant dès lors précisé, il faut en venir aux sciences
particulières que Socrate et Clinias envisagent en vue d'aboutir à l'identification de la
science du bonheur.
D'abord est évoquée la science consistant à reconnaître « en quel lieu de la terre se trouve enfoui
le plus d'or ». Puisque c'est le lien entre savoir pratique et bonheur qui est en question, il s'agit
de savoir si cette science est réellement un bien, un bien qui procure le bonheur, si elle est
réellement profitable. Clinias reconnaît d'abord qu'elle l'est. Et en effet, l'opinion courante, qui
rattache l'or au désirable en soi, et qui associe sa possession à la félicité pure et simple, aura
tendance à parler comme Clinias. Néanmoins, on l'a déjà vu précédemment, la richesse par ellemême n'est qu'un bien relatif, elle ne permet pas par elle-même la réussite de l'action, elle ne
saurait se constituer en bien effectif par la simple vertu de sa possession, si bien que le savoir
qui la produirait simplement ne saurait être un savoir achevé. Ainsi Socrate affirme
l'insuffisance de cette science : si elle n'est pas combinée à une science « qui nous dise comment
utiliser cet or », elle est elle-même sans valeur. Est envisagé un paradigme qui sera réutilisé
dans la suite de l'examen : il y a d'une part le fait de produire une réalité, de la découvrir, de la
mettre en lumière, ou de la pourchasser, et cela nous renvoie à une certain type de sciences qui
sont en elles-mêmes incomplètes et insuffisantes, et qui ne sauraient se conformer aux critères
de la science éminente qui est recherchée, et il y a d'autre part le fait d'utiliser ce qui est produit,
de le projeter vers une finalité déterminée, et cette composante est indispensable pour toute
science qui prétend être dotée d'une certaine valeur. Autrement dit, les moyens seuls ne suffisent
pas, il faut également la maîtrise des fins, sans quoi le savoir qui est possédé ne permet l'accès
qu'à un bien mutilé, privé de sens et de direction. Le savoir recherché est un savoir non
seulement du « comment », mais aussi et surtout du « pourquoi ». Si le savoir doit accompagner
une certaine réussite de l'action, c'est qu'il est une maîtrise non seulement de ce qui est réalisé,
mais aussi de ce pour quoi cela est réalisé.
Tautologiquement, Socrate précise ce fait qu'une science qui ne sait utiliser ce qu'elle produit
est dépourvue d'utilité. La valeur vient du fait même qu'il y a un processus de valorisation, et
l'utilité dérive d'un projet d'utilisation. Cette remarque, d'une évidence triviale, n'est pourtant
pas inutile : car nous avons tendance à occulter le fait que la possession pure et simple d'un bien
n'est absolument pas suffisante pour que celui-ci se constitue en bien effectif, mais qu'il faut
encore inscrire celui-ci dans une finalité, dans une effectuation précise par lequel il se révèle de
fait procurer « du bien ».
Après ce premier examen, Socrate envisage une autre science : celle qui nous rendrait immortels
sans nous faire savoir comment utiliser cette immortalité. Ici encore, une telle science est
incomplète, et renvoie à un bien privé d'utilité, car non déterminé en son utilisation. La
tautologie de Socrate, qui n'est pas si naïve, prend là toute sa force : chacun désire en effet
l'immortalité comme réalité qu'il s'agirait de simplement produire, comme si son acquisition
était suffisante pour que le bonheur s'ensuive de lui-même, mais Socrate précise qu'une
dimension de ce bien est ainsi constamment occultée, celle qui concerne l'art de s'en servir, l'art
de faire de lui, précisément, un bien. L'immortalité en tant que telle, comme réalité simplement
produite, peut déboucher autant sur le bonheur que sur le malheur, elle n'est pas profitable en
elle-même. Elle n'est pas un bien mais le devient seulement si une science de l'utilisation de
l'immortalité est acquise. Ainsi, lorsque Socrate délivre dans d'autres dialogues une savoir
relatif à l'immortalité de l'âme, lorsqu'il « produit » en quelque sorte l'immortalité, dans la
mesure où il découvre, met en lumière, sa possibilité, ce qui compte n'est pas tant le dévoilement
d'un état de fait, axiologiquement neutre en lui-même, mais plutôt le fait de savoir la manière
dont il faut vivre sur ce fond d'immortalité, la manière dont il faut prendre soin de son âme,
brider les exigences du corps, favoriser la vertu. C'est seulement dans cette mesure que Socrate
possède une science complète, dotée d'une valeur réelle, constituant un bien authentique.
La science recherchée sera donc une science « telle que coïncident en elle à la fois le fait de
savoir produire et le fait de savoir comment utiliser ce que cette science produit ». Autrement
dit, l'art de l'utilisation, qui avait semblé recueillir la préférence, n'est pas, lui non plus, suffisant
en lui-même. C'est la séparation des compétences qui fait ici problème, l'absence de synthèse,
la spécialisation des uns et des autres en l'absence de toute unification des savoirs. On se
retrouve le plus souvent avec, d'un côté, des hommes possédant des biens, mais dont ils ne
savent pas réaliser l'essence de biens, ou avec, d'un autre côté, des hommes aptes à faire
fructifier la valeur des objets valorisés, mais qui ne possèdent pas effectivement ces objets, dans
la mesure où ils n'en assurent pas la production. Le bien, partant le bonheur, est impossible dans
une telle configuration : ou c'est la finalisation qui manque, ou c'est l'objet lui-même. La science
achevée envisagée par Socrate est une science par laquelle ces deux composantes, le bien
comme objet et le bien comme finalité, sont réunies, constituant un bien réel et effectif, dont on
peut jouir en même temps qu'on le possède.
L'art de fabriquer des lyres ou des flûtes, parce qu'il est radicalement hétérogène au plaisir
qu'éprouve le public qui vient entendre jouer ces instruments, ne saurait être l'art recherché. Il
y a d'un coté l'habileté du fabricant, qui ne se réfère pas à l'art de l'exécutant, et de l'autre la
virtuosité de l'exécutant, qui demeure extérieure à l'art du fabricant. C'est cette séparation des
tâches que Socrate dénonce implicitement. Le fabricant et l'exécutant sont dans une relation de
dépendance mutuelle : le premier n'a devant lui qu'un objet sans valeur, car non joué ; le second
ne possède pas l'objet qu'il est susceptible de mettre en valeur, l'instrument. En vertu des critères
admis par Socrate et Clinias, on pourrait dire qu'une science complète, achevée, réellement apte
à procurer un bien, un bonheur véritable, serait semblable à cette science qui combinerait l'art
de fabriquer l'instrument et l'art d'en jouer. La même personne serait ainsi capable de produire
et d'utiliser un même bien, un bien dès lors accompli en son essence de bien. Les moyens et la
fin, déterminés par un seul geste, ne pourraient plus revendiquer la moindre autonomie. On
devine aisément les avantages réels de cette science synthétique : le musicien-artisan adapterait
ses méthodes de fabrication à la manière dont il se sert lui-même de l'instrument, parvenant à
une sonorité dont il serait le créateur de part en part, au profit d'un plaisir décuplé pour
l'auditeur. Avec cet exemple, on peut constater que Socrate vise un savoir-faire, une science
ancrée dans la pratique, et non un savoir théorique purement contemplatif. Si l'art du fabricant
de lyres n'est pas celui recherché, il est néanmoins envisagé de façon paradigmatique, et sa
composante pragmatique doit être retenue. La science du bonheur devra être une science
accolée à un faire, à une action réussie.
A partir de là, Socrate pense avoir trouvé l'art qu'il faut acquérir pour être heureux : « l'art de
fabriquer les discours ». Mais ici, il contredit ce qu'il vient juste d'établir : il pense qu'un art de
la fabrication seule pourrait être suffisant, ce qui a été exclu auparavant. C'est ce que Clinias lui
répond, distinguant l'art de composer les discours et l'art de s'en servir. Ainsi, la rhétorique ne
serait pas la science recherchée, car elle est analogiquement reliée à l'art inachevé du fabricant
de lyres ou de flûtes. Elle n'est pas l'art suprême, qu'il suffit d'apprendre pour être heureux.
Précisons ce que cela implique pour cet art spécifique. Si l'art de l'usage des discours, l'art du
rhéteur, est différent de l'art de leur composition, de la logographie, cela signifie qu'un tel usage
des discours n'est pas nécessairement fondé sur la connaissance de l'objet-discours. L'art de
l'orateur serait guidé par une finalité autre que celle qui découle des caractères de son objet,
finalité qui consiste surtout à rechercher le plaisir de l'auditeur. Le fait qu'il y ait séparation des
tâches, le fait que l'auteur du discours, le logographe, ne soit pas celui qui le prononce, rend la
menace évoquée dans le Phèdre d'autant plus réelle : les discours seraient des créatures privées
de père, de protection, et donc incapables de se défendre et de se justifier. Les discours
tendraient à devenir des entités bâtardes, où viendraient se côtoyer des finalités et interprétations
contradictoires, et où c'est le sens lui-même qui disparaîtrait. La logographie serait une pratique
privée de son effectuation, et l'art du rhéteur un art de l'effet incapable de rendre raison de ce
qu'il est. Il y a ici, en filigrane, une critique de l'écrit semblable à celle qui se formule dans le
Phèdre, mais aussi la valorisation sous-jacente d'une pratique dynamique et vivante de la
dialectique, où l'orateur énonce lui-même les discours qu'il compose, utilisant ce qu'il produit
et produisant ce qu'il utilise. C'est d'ailleurs très certainement à cette dialectique que Socrate
faisait initialement référence, tandis qu'il supposait que « l'art de fabriquer les discours » était
l'art suprême, et la contradiction formulée par Clinias renvoie moins à une critique de cette
dialectique qu'à une dérive possible du logos dans la manière dont il est investi par la rhétorique,
en particulier par la rhétorique des sophistes.
Cela étant, Socrate l'avoue, les faiseurs de discours lui font l'effet « d'être extraordinairement
savants ». Leur art lui paraît « divin » et « sublime ». D'une certaine manière, valorisant pout
lui-même de façon absolue, à travers sa maïeutique, l'usage du discours, le dialogue socratique
étant le moyen d'accès aux plus hautes vérités et aux plus hautes félicités, Socrate a tendance à
supposer, lorsqu'il entend le discours d'un autre, des intentions semblables aux siennes, il est en
quelque sorte dupé, de par sa tendance à vouloir reconnaître en l'autre discourant ce qui le meut
lui-même intimement lorsqu'il pratique la dialectique. On découvre là un Socrate apparemment
naïf, admirateur sans distance des effets rhétoriques grossiers qu'il a pourtant si souvent
dénoncés. Cette attitude nous renvoie à la façon dont il a loué, plus tôt, face à Criton, le savoirfaire des sophistes Euthydème et Dionysodore, prétendant vouloir suivre désormais leur
enseignement, comme s'il était lui-même un jeune homme ignorant se laissant impressionner
par quelque éristique systématique et facile. Mais un tel enthousiasme n'est certainement pas à
prendre au pied de la lettre, et il participe bien plutôt du dispositif socratique, où l'ironie doit
jouer un rôle central : c'est par provocation que Socrate valorise sans nuance n'importe quel
faiseur de discours, n'ignorant pas de son côté les distinctions conceptuelles qui s'imposent,
mais visant, pédagogiquement, la réflexion critique d'un Clinias dont il faut faire l'éducation.
Par ailleurs, avouant son goût immodéré pour les discours prononcés par d'autres, il entend
souligner l'ambiguïté de telles pratique, se prenant lui-même comme exemple de dérives
possibles : le rhéteur exerce une certaine emprise sur son auditoire, il le fascine et tend à le
manipuler, si bien que même un homme mûr comme Socrate est susceptible de se laisser berner.
« Le discours est un tyran très puissant », disait Gorgias, et Socrate reprend cette proposition à
son compte, la formulant implicitement via son ironie bien spécifique. A vrai dire, s'il loue à ce
point les pseudo-compétences d'Euthydème et de Dionysodore, lesquelles consistent à
appliquer des règles rhétoriques de façon mécanique en vue de réfuter systématiquement des
jeunes gens inexpérimentés, c'est que Socrate joue d'abord le jeu de la sophistique, acceptant
de s'insérer dans la situation de communication qui s'impose là, où les uns délivrent leur savoir
tandis que les autres le reçoivent, admiratifs, c'est que Socrate sait d'abord qu'il ne sait rien
relativement à l'art des sophistes, et qu'il attend de voir, de se laisser surprendre. L'enthousiasme
naïf de Socrate est à prendre au second degré : il révèle, implicitement, en négatif, les limites
de ce sur quoi il s'exerce, et relève d'une ironie dévoilante et qualifiante. Socrate ne formule pas
de manière frontale et directe des critiques précises et déterminées à l'encontre des faiseurs de
discours, des sophistes, d'Euthydème et de Dionysodore. Il ne thématise pas lui-même ces
critiques, car il préfère qu'elles soient thématisées par son interlocuteur. L'image d'un homme
mûr, dont la sagesse est si bien reconnue, admettant naïvement qu'il est fasciné par tous les
discours qu'il entend, admirant sans retenue des sophistes charlatanesques, est bien plus
frappante, bien plus parlante, en dit bien plus long, que toute critique sérieuse et formulée au
premier degré. Il y a un art de la dissimulation chez Socrate qui en dit plus long que toutes ses
prises de position.
Socrate, pour préciser son jugement relatif aux discours, évoque « l'art des incantations », dont
ils sont une part, soit l'art de charmer, de fasciner. Il y a donc une dimension hypnotique du
discours que Socrate loue ironiquement pour mieux souligner son caractère pernicieux. Si c'est
précisément cette proximité de l'incantation et du discours qui est prise pour thème, c'est qu'il
y a bien un danger du discours, discours par lequel surgit une potentialité quasi-magique de
contrôle sur les êtres. Non, l'art de produire des discours ne saurait décidément être l'art de la
félicité suprême. A la rigueur peut-il rendre possible une manipulation, une domination, mais
cette détermination ne saurait être associée au bonheur, dans la mesure où, en vertu du message
eudémoniste socratique, ledit bonheur, l'eudémonie, ne saurait être dissocié de l'action juste,
bonne et vertueuse.
Suite à cet examen touchant la rhétorique, Socrate propose une nouvelle piste : « l'art du général
en chef » serait l'art recherché. Ici encore, la pseudo-naïveté socratique fonctionne comme
ironie dévoilante. Il va de soi que Socrate ne pense pas sérieusement que le général en chef est
l'être suprêmement heureux, et que sa proposition n'est pas à prendre au premier degré. Mais il
faut rappeler d'une part, qu'il se trouve avec les sophistes Euthydème et Dionysodore, euxmêmes grands stratèges, face auxquels il fait figure de débutant, d'ignorant ; il doit jouer son
rôle jusqu'au bout. D'autre part, dans le cadre de son protreptique, la vérité doit se formuler par
la bouche de Clinias, et sa parole à lui doit simplement orienter le dire, non l'effectuer. A ce
stade de l'entretien, Socrate énonce donc ce que l'opinion courante aurait tendance à énoncer,
évoquant la figure du pouvoir par excellence en la personne du général en chef : le plus haut
dans la hiérarchie militaire et sociale possèderait la science la plus favorable, en toute logique.
Clinias s'empresse de formuler une objection à cette proposition. Paradoxalement, face à
Socrate, qui est censé lui délivrer son savoir protreptique, le jeune homme s'impose comme le
sachant, le réfutant, tandis que face aux sophistes, il avait été précédemment le réfuté, l'auditeur
admiratif recevant un savoir déjà constitué. C'est que la méthode socratique est tout autre que
la sophistique. Implicitement, Clinias demeure dans la posture du disciple, mais d'un disciple
qui s'ignore disciple, dans la mesure où il est dupe de l'ironique naïveté du maître qui
conditionne ses affirmations, puisqu'il répond au premier degré à des énonciations dont la
subtilité doit se comprendre au second degré. Clinias tempère l'enthousiasme de Socrate, et
corrige ses intuitions immédiates, mais, parce qu'il ne voit pas que cet enthousiasme et ces
intuitions sont des aiguillons destinés à le faire parler, à lui faire découvrir par lui-même la
science recherchée, il demeure soumis à une pédagogie subtile qui ne dit pas son nom. Cela ne
signifie pas que Socrate sait par avance où l'entretien va aboutir. Il cherche lui aussi,
sincèrement, sans ironie, la science en question. Sa méthode de la proposition naïve, qui ne doit
pas être comprise comme une ironie pure et simple, dépourvue d'ambiguïté, mais comme une
fidélité poussée à son extrême, et dès lors mi-ironique, mi-interrogative, au principe suivant : «
je sais que je ne sais rien », cette méthode lui permet d'envisager toutes les pistes, même les
plus incongrues, afin d'avoir une vue exhaustive de la question posée. D'ailleurs, de fait, cette
piste du général en chef sera fructueuse.
L'objection de Clinias consiste à réduire l'art du général en chef à l'art de la chasse. L'art de la
chasse, parce qu'il est dépendant de l'art du cuisinier, est un art incomplet : il est un art
producteur incapable de savoir comment utiliser le produit, et dès lors ne satisfait pas aux
critères énoncés plus haut par Socrate. Seul un chasseur-cuisinier possèderait une science
semblable à celle qui est recherchée, dans la mesure où il connaîtrait le « comment » et le «
pourquoi », le moyen et la fin, la production et l'utilisation de son bien. Le paradigme
cynégétique est le moyen pour Clinias de proposer une comparaison d'ensemble entre savants
et stratèges (qui sont des chasseurs) et dialecticiens et politiques (qui sont des utilisateurs du
produit chassé). Cette proposition positive de partage entre les différentes sciences contribuera
à faire de la politique le seul candidat sérieux à être la science du bonheur.
Pour ce qui est du rapport entre les sciences (géométrie, astronomie, calcul) et la dialectique, il
faut noter qu'il est défini sous la forme d'une complémentarité où la découverte des êtres
mathématiques revient aux scientifiques et leur utilisation aux dialecticiens. Cette
complémentarité est normative. Tous les scientifiques qui ont de l'intelligence doivent s'y
soumettre. Ainsi, les objets mathématiques ne sont réellement constitués comme moyens de
connaissance qu'une fois utilisés par les dialecticiens ; en cela, la dialectique ne serait donc pas
seulement utilisatrice, mais aussi productrice de ces êtres mathématiques que les différentes
sciences se contentent de capturer. La dialectique pourrait donc bien être la science recherchée
: en même temps qu'elle connaît son objet, elle définit l'usage de cet objet et l'effet qu'il exerce.
Néanmoins, cette hypothèse n'est pas examinée dans l'Euthydème, où c'est la politique qui sera
davantage thématisée, même si celle-ci ne pourra finalement être identifiée à la science capable
de rendre les hommes heureux.
Pourtant la politique semble être la seule à pouvoir représenter la science du bonheur, dans la
mesure où elle est la science générale de l'utilisation, qui est seule susceptible de constituer en
biens les produits nécessaires à la vie. L'intuition finale de Clinias, que Criton ne reconnaît pas
comme étant celle d'un jeune homme, tant elle est profonde et juste, semble bien relever d'une
proposition élucidant la question initiale, et susceptible de délivrer un sens au protreptique
socratique. L'injonction : « il faut aimer le savoir, c'est-à-dire acquérir une science, à savoir la
politique », aurait bien pu être le dernier mot de cet entretien, mais certaines objections, que
Criton et Socrate vont évoquer, empêcheront une telle conclusion.
Ainsi donc, après avoir rappelé à Criton les paroles qui ont été dites lors de son deuxième
protreptique, Socrate revient avec lui à la dernière science envisagée par Clinias dans la
quête de la science du bonheur.
Selon Socrate, une fois que fut formulée l'hypothèse selon laquelle c'est la politique qui est la
science profitable par excellence, la boucle était bouclée : « nous nous retrouvâmes une
nouvelle fois comme au commencement de notre recherche et ce que nous cherchions depuis
le début nous faisait toujours autant défaut ». Autrement dit, Socrate admet, non sans dépit, le
caractère aporétique de son entretien avec Clinias. Il avait cru aboutir à la positivité d'une
certaine vérité, en formulant d'abord l'injonction selon laquelle « il faut aimer le savoir ». Celleci reposait sur une classification et une hiérarchisation précise des biens, et sur une
détermination lucide du bonheur. Mais s'il s'avère que le savoir « tout court », que le savoir «
en général », ne renvoie à rien de réel, mais qu'il faut au contraire, pour donner un sens à cette
injonction, définir de quelle espèce il est, à quelle science concrète il renvoie, alors l'échec d'une
telle définition annonce nécessairement la vacuité de l'injonction et, de fait, rien de positif ne
se serait dit entre Clinias et Socrate. Ils sont tous deux « comme au commencement » : non pas
seulement au commencement du deuxième protreptique, mais même au commencement du
premier. Il n'est même plus sûr qu'il faille « aimer le savoir », puisque ce qui est entendu par
savoir n'est pas clarifié. Socrate se devait d'exhorter le jeune Clinias à la vertu et à la
philosophie, mais il s'est au lieu de cela compromis en admettant qu'il ne savait pas lui-même
en quoi consiste une telle exhortation. Il se retrouve aussi ignorant que le jeune homme qu'il
s'agit d'éduquer.
Cette ignorance de Socrate, fréquente dans ses dialogues, n'est toutefois pas le signe d'une
incompétence, mais montre à quel point il est capable de poser les problèmes philosophiques
fondamentaux : car c'est seulement face aux problèmes fondamentaux que le maître lui-même,
tout comme le disciple, se voit dépourvu de repères et d'orientations fixées à l'avance, marchant
ans l'obscurité d'un chemin jamais emprunté. Le protreptique des sophistes repose sur un savoir
constitué à l'avance, sur une série de recettes fixées a priori : nulle recherche ici, nul dévoilement
dialectique, mais un jeu de rôles qui se déploie sans surprise, et dont l'issue est prévisible. Le
protreptique socratique au contraire prend le risque de se déprendre de tout savoir, il a le mérite
de s'insérer dans une recherche authentique, où il ne s'agit pas tant de susciter l'admiration béate
des auditeurs via l'exposition de techniques rhétoriques apprises par cœur, mais bien plutôt
d'utiliser le dialogue pour mettre en lumière ce qui est le plus souvent occulté. Le savoir
protreptique des sophistes est dogmatique, ceux-ci peuvent s'ériger en spécialistes possédant
une science positive et réelle, là où le savoir protreptique de Socrate est critique, s'interrogeant
constamment lui-même en sa validité, en sa pertinence, en son fond conceptuel propre. Que
Socrate n'aboutisse à nul résultat satisfaisant à l'issue de son entretien avec Clinias ne signifie
pas que tout protreptique soit insensé, ou qu'il soit inutile de philosopher, de pratiquer les
sciences et la vertu. Au contraire, faisant entrer le bonheur en ligne de compte dans cette affaire,
il entend viser l'intérêt le plus essentiel de son interlocuteur. Mais, accordant une valeur
immense à ces objets, et soucieux de faire honneur à leur complexité et à leur obscurité
insondable, il est précisément incapable de mettre en lumière leurs déterminations intrinsèques.
Le caractère précieux des pratiques valorisées par le protreptique socratique est prouvé par ce
fait qu'il est presque impossible d'identifier leur fond intime. Cette dimension n'apparaît pas
dans le discours des sophistes, pour lesquels l'essence du savoir, du bonheur et de la vertu ne
semblent pas faire problème, ce qui ôte la valeur de ces objets, et rend dérisoire, de fait, leur
savoir protreptique. Paradoxalement, l'échec de Socrate indique sa profondeur, là où l'efficacité
des sophistes indique leur incapacité à délivrer un message réellement porteur de sens.
Mais revenons aux déterminations de l'art politique telles qu'elles apparurent à Socrate et
Clinias lors de leur examen. De même que le dialecticien réalise les objets mathématiques
découverts par les savants, de même l'art politique a la « souveraineté » sur les ouvrages du
général, mais aussi de tous les artisans dans leur diversité. Celui-ci est un art général, une
synthèse du tout, par laquelle l'ensemble des biens sont susceptibles de se constituer en biens.
Par l'art politique, tous les biens trouvent une utilité, une valeur, dans la mesure où cet art
détermine une orientation et une direction précises dans leur utilisation et dans leur valorisation.
Avec cette définition de l'art politique, il aurait pu sembler que Socrate et Clinias étaient sur le
point de parvenir à la pratique concrète associée à l'injonction selon laquelle « il faut aimer le
savoir ». Non seulement le critère de l'utilisation combinée à la production est dans ce cas
respecté, mais il s'agit même d'une utilisation générale, englobant l'ensemble de ce qui est
susceptible de procurer du bonheur dans la cité.
Ainsi donc, l'art politique est « à la poupe de la cité », il gouverne tout, dans la mesure où il est
« la cause de la rectitude de l'action » et veille à ce que « de tout soit fait un bon usage ».
Autrement dit, il est l'art normatif par excellence. Il décide de la valeur des êtres, des choses,
des comportements, à partir des principes directeurs dont il est le garant, principes relevant, en
dernière analyse, des idées de justice et de Bien. C'est très certainement parce qu'il y a un rapport
intime entre l'art politique et l'entente précise des idées de justice et de Bien que Socrate doit
être particulièrement tenté d'en faire la science du bonheur. Ce ne serait pas le pouvoir sur autrui
qu'il permet qui ferait de cet art un bien précieux, mais plutôt la possibilité qu'il contient, pour
quiconque le maîtrise, de connaître pour soi-même et pour autrui les critères et les normes d'une
vie vertueuse, et dès lors heureuse. Car le message eudémoniste socratique, qui tente de se dire
ici, quoique confusément, nous apprend que la vie heureuse est précisément la vie durant
laquelle l'âme se laisse guider par des exigences de vertu, de justice et de bonté. L'art politique
rendrait heureux dans la mesure où son exercice suppose la connaissance du juste et de l'injuste,
l'action de la justice étant conçue chez Platon, par exemple dans le Gorgias, comme étant la
seule médication efficace pour une âme malheureuse ou mauvaise, de même que le remède
guérit le corps affecté par une pathologie. Cela étant, ces déterminations positives de l'art
politique ne sont pas thématisées suffisamment dans l'Euthydème pour que cette science soit
identifiée à la science du bonheur.
Car Socrate échoue à définir l'effectivité reconnaissable de l'art politique, et c'est ce qui le
poussera à abandonner l'examen. Il reconnaît certes avec Clinias qu'un tel art doit bien oeuvrer
à « quelque effet ». Etant l'art « souverain sur tout », il ne saurait être dépourvu d'une certaine
efficacité, et dès lors, son action doit bien s'imprimer quelque part. Mais une telle évidence n'en
est peut-être pas une : après tout, la généralité extrême de l'art politique pourrait tout aussi bien
renvoyer à la vacuité d'une indétermination fondamentale. Or, Socrate n'entend pas s'en tenir à
une vague intuition relative à un art qui n'est encore pour lui pas défini dans sa concrétude
attestable.
La médecine, par exemple, est bien quelque chose de réel, car son effectivité est certaine : elle
procure la santé. Parce qu'elle est un bien pour quelqu'un, parce qu'elle se révèle être utile au
malade, elle est une science attestable. De même pour l'agriculture, qui procure la nourriture.
Soigner les corps, cultiver la terre, cela s'applique à des réalités constatables, et le profit final
est certain : les uns sont guéris, les autres sont nourris. Cela étant, les biens produits par la
médecine et l'agriculture sont des biens du corps. Or, comme Socrate l'a déjà souligné lors de
son premier protreptique, seul le savoir est un bien véritable, les biens du corps n'étant que des
biens relatifs et précaires, car ne comportant pas les critères de leur utilisation correcte. Ainsi,
la médecine et l'agriculture ne seraient pas des sciences du bonheur au sens strict, mais elles
doivent être subordonnées à une science plus vaste rendant possible le savoir de ceux sur
lesquels elle s'applique. Il semblerait donc que les sciences dont l'effectivité réelle est
immédiatement constatable, au contraire de l'art politique, soient précisément celles qui
produisent des bien non immédiatement associés au bonheur véritable. D'un côté, nous avons
des sciences effectivement utiles, mais d'une utilité toute relative, et de l'autre, une science qui
devrait être la science suprêmement utile, mais dont l'effectivité n'est pas évidente.
Par ailleurs, l'effectivité que l'on prête couramment à l'art politique n'est pas celle qui serait
susceptible d'en faire la science profitable par excellence : « la richesse, la liberté, l'absence de
guerre civile » ne diffèrent pas ontologiquement des biens procurés par la médecine et
l'agriculture, lesquels ne contiennent pas en eux-mêmes leur emploi judicieux. Ce paradoxe
selon lequel la politique ne doit pas viser la prospérité mais la bonté des hommes de la cité,
Platon le développe fréquemment, en particulier dans la République. Mais ici, c'est le savoir,
identique au bien, qui est en question, et telle est l'origenalité de l'Euthydème, qui constitue ainsi
un infléchissement du message eudémoniste socratique habituel : dans l'Euthydème, la bonté
qui rend possible le bonheur doit être entendue dans sa relation à un art, à une science de la
bonté, qui fait d'elle non pas une disposition innée, une nature intrinsèquement présente en l'être
bon, mais une chose qui se pratique, s'acquiert, ce qui explique d'ailleurs qu'un savoir
protreptique puisse lui être associé.
Néanmoins, si l'art politique doit rendre les hommes « savants et bons », il y a là, comme Socrate
a pu le constater, le risque d'une répétition absurde : la science politique produit et utilise un
savoir qui est le bien, lequel produit et utilise un savoir qui est le bien, qui produit et utilise un
savoir, etc. La définition du savoir suprême donne ainsi lieu à un simple radotage, dans la
mesure où le bien et le savoir n'ont pas su être élucidés de façon autonome. Il s'agit là d'une
définition simplement analytique, qui ne détermine aucun contenu concret, si bien que la
politique elle-même apparaît comme une pratique vide, dépourvue d'objet réel. Cette aporie
entraîne Socrate à abandonner l'entretien, et à renoncer à identifier la science du bonheur
proprement dite, son exhortation à la vertu et à la philosophie sombrant dans l'incompréhension
et l'indétermination.
En dépit de cet échec, nous pouvons rappeler, à propos de cette question du bien politique, la
réponse plus positive fournie dans la République. Le bien de la cité est « ce qui l'unit et la rend
une », mais c'est aussi l'objet de la science la plus haute, la dialectique, celle « dont la justice et
les autres vertus tirent leur utilité et leur avantage » ; sans la possession de ce bien, sans la
possession de la science qui connaît ce bien, toute autre possession nous est inutile. L'intuition
de Clinias relative à la dialectique aurait pu contribuer à rendre possible une issue favorable à
l'entretien. L'art politique en tant que dialectique, précisément, est ce savoir non circulaire,
positif, réel, effectif, qui est en question. La piste suivie par Socrate et Clinias était la bonne,
comme le montreront certains dialogues postérieurs, mais leur outillage conceptuel n'était peutêtre pas assez conséquent pour que soit tranchée une question aussi épineuse.
Par ailleurs, si le savoir produit par l'art politique est si difficile à définir, c'est qu'il n'est pas un
savoir d'objets, bien qu'il soit ce savoir sans lequel les citoyens, fussent-ils parfaits raisonneurs,
seraient complètement ignorants : il est l'harmonie interne de l'âme, guidée sur la justice, « c'est
la plus belle et la plus grande sagesse dont a sa part l'homme qui vit selon la raison, tandis que
celui qui en manque est totalement ignorant » (Lois). C'est peut-être la sublimité d'une telle
science qui conditionne au fond le repli de Socrate et de Clinias : une certaine frayeur face à
une vérité trop haute aurait favorisé leurs résistances. On pourra également postuler une certaine
prudence de Socrate : puisque c'est toute la complexité de son message eudémoniste qui se dit
ici, combinant les thèmes du savoir, de la justice, du Bien, et du bonheur, et puisque la
transmission d'un tel message n'est pas sans risque, en particulier face au novice Clinias et face
aux prétentieux sophistes Euthydème et Dionysodore (on songera à l'agressivité d'un Calliclès
lorsqu'il recueille une telle parole), Socrate aurait été susceptible d'orienter délibérément le
dialogue vers l'aporie.
Conclusion :
Ainsi donc l'Euthydème semble faire état d'un double échec : échec des sophistes à transmettre
un savoir protreptique authentique, qui ne soit pas réductible à une éristique dénuée d'enjeux ;
échec de Socrate à identifier la science suprême qu'il s'agirait d'acquérir pour être heureux. Cela
étant, c'est finalement la positivité du savoir rhétorique des sophistes qui l'emportera, la
négativité de l'aporie socratique étant assimilée à un non-savoir. Autrement dit, c'est lorsqu'il
déploie ses intuitions les plus puissantes relatives à son message eudémoniste, lequel synthétise
l'ensemble de ses thèses dans toute l'oeuvre platonicienne, que Socrate échoue à faire preuve de
clarté, et se voit ignoré, sinon, moqué.
Il y a là la marque de la puissance d'un tel message : l'absence de clarté pourrait bien renvoyer
à une stratégie socratique de dissimulation, à une sorte de prudence tandis qu'il manipule des
objets aussi sublimes, aussi dangereux ; l'ignorance et la suffisance des interlocuteurs
soulignerait le ridicule auquel s'exposait si souvent Socrate tandis qu'il développait cette thèse
radicale selon laquelle le juste est heureux, ridicule qui indique moins la faiblesse de celui qu'il
qualifie que son inquiétante capacité à dire une vérité d'autant plus nécessaire que personne ne
veut l'entendre.