Politique(s) de la lecture : le collectif à venir ?
Marta Hernandez Alonso, Elias Jabre
Enseignement de la politique et politique de l'enseignement,
le 19 novembre 2018 - CIPH
Mise en scène à plusieurs voix de
Otobiographies,
l’enseignement de Nietzsche et la politique du nom propre,
Conférence donnée en 1976 à l’Université de Virginie par
Jacques Derrida
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Ce qui me reste tout d’abord d’Otobiographies, O-T-O, c’est l’image d’une oreille,
disproportionnée du reste du corps. Une oreille comme une énorme machine de liaison. «
Comment l’étudiant est-il relié chez vous à l’université ? », demande l’étudiant étranger. Et
le philosophe, de répondre : « par l’oreille, c’est un auditoire ».
-
Tu cites Nietzsche, toujours facile à citer, mais impossible à suivre. Comment le suivre ?
L’homme révolté, dégoûté par tout ce que le pouvoir institutionnel représente. L’enseignant
universitaire n’est pour lui qu’un « haut-parleur » de l’État.
-
Oui, un des haut-parleurs à travers lesquels l’État – ce « chien hypocrite », l’appelle-t-il,
nous aboie à l’oreille. Et il aboie à travers des machines acoustiques qui font grandir nos
oreilles, jusqu’à nous transformer en « oreillards ».
-
Derrida le souligne, d’accord, mais n’affirme-t-il pas aussi, malgré tout – malgré et contre
toutes les machines qui dressent l’oreille – la possibilité d’une « liberté académique » ?
D’une certaine liberté… Moi, ce qui m’intéresse, c’est de savoir de quoi cette liberté, dite
« académique », est faite… comment la rendre possible ?
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Mais cette liberté académique n’en est pas une. Ou peut-être pas encore. Nietzsche te répond
: les oreillards, la situation paradoxale de ce collectif aux oreilles bien dressées, c’est
justement de se croire libres et autonomes. Libres de choisir leur maître, libres de l’écouter
et de le suivre. Ils n’ont pas conscience de leur soumission. Non, les oreillards ne se
prennent pas pour des esclaves, au contraire. Leurs oreilles se sont tant agrandies qu’ils ont
fini par incorporer le phonographe, au point de s’identifier à ce que le « chien hypocrite »
veut leur faire croire. A savoir qu’ils sont libres d’ouvrir et fermer leurs oreilles comme bon
leur semble, comme s’ils avaient l’interrupteur ou la télécommande… Écoute ce que dit
Nietzsche, et Derrida contresigne, il me semble : « Devenus tout ouïe par ce chien de
phonographe, vous vous transformez en poste récepteur à haute-fidélité, et l’oreille, la vôtre
qui est aussi celle de l’autre, se met à occuper dans votre corps la place disproportionnée de
l’"estropié à rebours" ». (p.107).
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Je te l’accorde aussi, Derrida contresigne, et en effet, pour nous le faire entendre, il nous
parle à travers la voix de Nietzsche.
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Exactement. Et que se passe-t-il pour ces estropiés, ces corps diminués, ces petits corps
rabougris greffés à de grandes oreilles qui les écrasent ? Leur oreille immense prend la place
des autres sens : du goût à la vue, en passant par le toucher et l’odorat, les sens des oreillards
s’atrophient, l’oreille qu’ils croient télé-commander, commande tout… Ils n’entendent et
ne prennent goût qu’à ce que le discours qu’ils croient écouter volontairement les autorise…
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Ça me fait penser à un homoncule, cette version miniature d'un être humain que les
alchimistes passaient leur vie à créer, qu’on retrouve avec l’homoncule du neurologue
Wilder Penfield. Un gnome à la caboche démesurée, la langue immense, les mains
gigantesques, mais avec un tout petit tronc, et des jambes toutes petites. Penfield avait établi
une correspondance sensorielle entre la peau et le cortex moteur, et entre les muscles et le
cortex sensitif, pour représenter les parties du corps en proportion de leur surface prise dans
les aires cérébrales : sentir avec la langue, la mouvoir avec finesse pour parler exige plus de
contrôle que bouger le coude.
-
Oui, mais c’est ici une toute autre lecture et une toute autre science. Qui enseigne comment
le corps, le corps enseignant et de l’enseignant, le corps des élèves, le corpus académique
sont reliés par l’oreille, à travers un emboîtement d’appareils acoustiques, et dans la
direction d’un seul discours : celui de l'État, et de cet appareil d’État qui est l’appareil
scolaire. Et comme Derrida précise « qu’il soit aujourd’hui en passe d’être en partie
remplacé par les médias, en partie associé à eux, voilà qui rend encore plus saisissante la
critique du journalisme que Nietzsche n’en dissocie jamais. » (p.104). Ce discours, diffusé
aussi par des chaînes de grande écoute, l’enseignement l’injecte, comme un poison, dans
les veines des étudiants. Il se sert d’une langue morte qui ne dit plus rien par elle-même,
seulement ce que le discours de l’État lui fait dire. Comme un ventriloque qui, selon
Nietzsche, use de la langue maternelle « comme si c’était une langue morte et comme si on
n’avait aucune obligation envers le présent et l’avenir de cette langue... » Et ceci, au nom
de quoi ? D’une science et d’un savoir qui tue, comme si le père sacrifiait le corps vivant
de la mère, la cédant à bas prix aux « études anatomiques ». Les oreillards sont imbibés du
discours qu’ils reproduisent, avec d’autant plus de conviction qu’ils se sentent libres, libres
comme des oiseaux, de l’écouter et de s’envoler avec…
-
« Les oreillards et le chien hypocrite », ça pourrait être le titre d’une fable ou d’un conte
qu’on raconte aux enfants. Un chien, qui serait en réalité un ogre, et qui subjugue les êtres
qu’il capture en les tenant par l’oreille. L’oreille qu’il étire, en aboyant, pour qu’elle
devienne géante, jusqu’à les réduire en esclavage. Et ils ne se rendent compte de rien, ou
n’entendent plus rien, deviennent sourds et disciplinés. Une histoire pour faire peur aux
enfants.
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Peut-être leur propre histoire.
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Peut-être. Mais moi, la toute première chose qui m’est venue à l’esprit en t’écoutant parler
de l’oreille, à travers ma propre oreille, c’est l’image d’un grand nombril : labyrinthique,
comme le tympan, et mémoire d’un lien toujours un peu mal coupé et mal cousu, nous
reliant à un tout premier corps. Mais aussi à une toute première voix. On ne sait pas bien
laquelle. La voix de la mère ? Celle du père ? Laquelle des deux entendrait-on en premier ?
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Tout revient à une scène de famille en somme, tout se passe entre papa et maman : entre un
père qui occupe la place du mort, et une mère qui, porteuse de vie, est profanée, maltraitée,
traitée n’importe comment…
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Mais cela n’a rien de révolutionnaire. Ni de nouveau. C’est le mythe de la langue maternelle,
de la patrie perdue de la pensée, infiniment rejouée par tous les nationalismes et les utopies
dites régressives. A supposer que toute utopie ne le soit pas, et ne suppose le retour à la
mère avant sa profanation. Car au fond, le bon maître, que doit-il faire ?
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Se comporter comme un bon père.
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Oui, et si tu développes ?
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Quand le maître ne maltraite pas la langue, quand le bon père ne maltraite pas la mère, il se
fait obéir en se soumettant à sa loi. C’est pour elle qu’il se fait obéir en apprenant à ses
élèves – comme à ses enfants – à bien traiter la mère (ou la langue), à agir correctement
envers la mère (ou la langue), à respecter sa mère (comme sa langue).
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Comme si, pour Nietzsche, tout revenait à bien choisir la loi à laquelle on veut obéir, en
espérant que cette loi soit bonne, comme une bonne mère.
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Et cela ne peut se chercher, se trouver qu’en dehors de l’Université.
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Selon lui.
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En tout cas de cette Université qu’il côtoie, décadente et dégénérée. Derrida note cette image
du cordon ombilical qui t’évoque le nombril : « Rêvez de cet ombilic, il vous tient par
l’oreille mais une oreille qui vous dicte ce que présentement vous écrivez quand vous le
faites selon ce mode qui s’appelle "prendre des notes". En fait la mère, la mauvaise ou la
fausse, celle que l’enseignant, fonctionnaire de l’État, ne peut que simuler, vous dicte cela
même qui, passant par votre oreille, suit le cordon jusqu’à votre sténographie. Celle-ci vous
relie, comme une laisse en forme de cordon ombilical, au ventre paternel de l’État. » (p.109).
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En effet, Derrida relève bien le motif nietzschéen de la dégénérescence et de la destruction
qui appelle à la renaissance.
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Le malheur des étudiants viendrait de ce qu’ils n’ont pas trouvé le « bon père » ou le « bon
maître », voire le guide ou le Führer (p.91) à qui obéir.
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Derrida le note, c’est vrai, comme s’il ne s’agissait pour Nietzsche que d’opposer une
obéissance à une autre.
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Oui, écoute ce qu’il dit : « Et voilà ce qui à jamais doit être récité (…) à l’étudiant pour sa
gloire. Sur les champs de bataille (…) il a pu apprendre ce qu’il a le moins pu apprendre
dans la sphère de la "liberté académique" : que l’on a besoin de "grosse Führer" et que toute
formation commence avec l’obéissance. » (p.91).
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J’écoute, mais j’entends que Derrida explique aussi, et ce n’est pas accessoire, que
l’obéissance au führer que Nietzsche revendique, et oppose à cette autre obéissance que la
liberté académique dissimule, est, plus profondément et plus radicalement que la
subordination à une personne, l’acceptation et l’affirmation de la vie. Une vie survivant à
sa destruction grâce à un « sursaut régénérateur » (p.90). C’est la vie qui se protège ellemême, par un renversement des valeurs, lorsqu’« […] un principe hostile et réactif devient
proprement l’ennemi actif de la vie. » (p.90). C’est la loi de l’éternel retour comme éternel
retour du combat de la vie contre la mort.
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Exactement. Et la question que pose Nietzsche et ce qu’il nous enseigne, c’est de savoir
choisir la bande sur laquelle se ranger pour jouer la partie.
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Peut-être que Nietzsche semble le croire... Mais qui choisit ? Peut-on choisir entre deux
bandes ?
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Oui. Comme le bon maître, le führer pour lui, est celui qui se fait obéir, certes, mais en
obéissant lui-même à la loi de l’éternel retour, en se rangeant du côté de la vie… c’est-àdire du changement, du renouvellement des forces, de l’invention, bref, du renouveau. Alors
aujourd’hui, comment imaginer une politique qui se donne pour but d’agir sur notre
situation et de la transformer sans l’intermédiaire de maîtres ou de guides ? N’est-ce pas
l’absence de maîtres, ce vide de pouvoir transformateur laissé par la technocratie qui
explique le retour dans la scène occidentale de forces réactionnaires, prêtes à occuper la
place soi-disant déserte du politique ?
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D’accord, mais même en laissant de côté la question controversée du führer, si l’on prête
l’oreille aux discours sur l’actualité – des discours journalistiques aux discours savants –
n’appellent-ils pas un peu partout, et contre ce resurgissement des forces réactionnaires, et
même destructrices, à la nécessité d’une régénération ? Ta question ou ton appel résonnent
avec ces discours, il me semble, et même avec ceux qu’ils combattent. Ces forces
réactionnaires que tu évoques ne puisent-elles pas, elles aussi, dans ce répertoire ?
Régénération du politique, de l’Europe, de la démocratie, même l’armée et l’église doivent
aujourd’hui se régénérer… Le mot régénération circule partout…
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Justement. Comment comprendre cet appel à la régénération ou à la régénérescence en
dehors d’un discours de type nietzschéen ?
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Voire en dehors d’un discours qui, par peu qu’on l’explique, ne soit pas conduit à reproduire
les présupposés les plus élémentaires de l’enseignement de Nietzsche ?
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C’est-à-dire ?
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S’il est difficile de contourner Nietzsche, je pense qu’il est également beaucoup plus
difficile et risqué de le citer aujourd’hui que de le suivre, puisqu’on le suit de toute façon,
me semble-t-il. On le suit sans le savoir…
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Je ne comprends pas.
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Écoute, Derrida rappelle que ce discours sur le guide aura porté les évènements les plus
funestes, et il met en garde contre ce procès qu’on fait aux mauvais lecteurs de Nietzsche
d’avoir corrompu sa pensée en la faisant basculer dans le nazisme.
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Tu veux dire qu’il n’y a pas de mauvaises lectures de Nietzsche ?
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Il y a des lectures multiples, et les procureurs qui condamnent ceux qui feraient un
contresens de ses textes, ne savent peut-être pas, eux-mêmes, bien lire et écouter. Derrida
pointe d’ailleurs le cas de Heidegger qui nous rappelle à plus de prudence. La bonne
conscience est sourde à cette machine où « un même énoncé » peut s’inverser dans une
perversion mimétique (p.97), et Derrida formalise la question qui se pose à nous de savoir
s’il n’y a pas une machine à produire des énoncés qui programme à la fois les mouvements
de deux forces contraires et qui les couple, les conjure et les marie comme la vie-la mort
(p.94). Et il précise que la machine qui l’intéresse n’en appelle pas à un simple
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déchiffrement de texte, et il exclut de la sorte tout une série de dispositifs ayant cours
habituellement : les livres, cours ou conférences sur les écrits de Nietzsche et Hitler, les
études sur les idéologues nazis.
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Je ne vois pas bien ce qu’il entend en opérant ce geste de démarcation avec tout un champ
de savoir. Que veut-il dire, d’ailleurs, lorsqu’il affirme : « Je ne crois pas que nous sachions
encore penser ce qu’est le nazisme. Cette tâche reste devant nous et la lecture politique du
corps et du corpus nietzschéen en fait partie ». (p.99)
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Derrida refuse d’identifier certains passages du texte de Nietzsche à l’idéologie nazie. Non
pour l’innocenter, mais c’est sa manière d’indiquer que, loin de pouvoir se rassembler
autour d’un nom propre (celui de Nietzsche, de Heidegger, ou même Hitler), ce qui a donné
lieu à quelque chose comme le nazisme, se trouve disséminé partout, et alors également
dans les textes de Nietzsche. Et on n’en finira jamais. Si la tâche de penser ce qu’est le
nazisme reste devant nous, c’est parce que ce qu’on appelle « nazisme » pour l’attribuer à
un nom, un lieu et une date, n’est pas plus derrière que devant nous. Même s’il se rapporte
à un événement dans une configuration historico-politique singulière, cela se répète – sous
d’autres noms, dans d’autres contextes, avec d’autres conséquences – un peu tous les jours,
peut-être à chaque instant.
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Mais alors… comment le repérer ?
-
Il faut exercer son oreille. Écoute par exemple, ce que Derrida dit sur la conception
nietzschéenne de la dégénérescence. Qu’est-ce qu’une vie dégénérée ? Il ne pose pas
explicitement la question, mais, au fond, semble-il dire, si on lit de plus près le texte de
Nietzsche, on découvre que ce n’est pas tant l’opposition entre la vie et la mort qui articule
son discours, mais plutôt le combat d’une vie contre une autre. J’évoquais un peu la même
idée plus tôt, au sujet de l’obéissance, quand je disais que pour Nietzsche, il ne s’agit pas
de choisir entre obéissance et liberté, mais entre deux formes d’obéissance. Eh bien ici, c’est
un peu pareil. Tout se passe pour Nietzsche comme si deux formes de vie se disputaient.
-
Oui. Ce qui s’oppose à la vie comme principe vital de régénérescence et de renouvellement,
ce n’est pas la mort, mais une autre vie, affaiblie, une vie sans force, malade, s’administrant
son propre poison. « Le dégénéré, écrit Derrida, n’est pas une moindre vitalité, il est hostile
à la vie, c’est un principe de vie hostile à la vie. » (p.90)
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Et qui décide de ce qui est hostile à la vie ? A partir de quel savoir ?
-
...
-
D’où la difficulté, et surtout le danger, de fonder, fût-ce implicitement un discours politique
sur l’opposition, introuvable comme telle, entre la vie et la mort. Puisque de la mort, on ne
sait rien, puisque sur la mort, on ne peut fonder aucun savoir, cette opposition ne peut
conduire qu’à choisir entre une forme de vie – sinon un mode de vie – contre une autre,
considérée inférieure. Tout le problème du vitalisme, comme de toute idéologie ou système
de croyances faisant appel à la vie, la vie elle-même comme principe, est là. Il conduit
toujours à privilégier certaines vies ou certaines formes de vie considérées meilleures, plus
pures, plus aptes, plus authentiques…
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Tu veux dire que la logique de ces discours vitalistes conduit au sacrifice de vies par une
sorte de fantasme de réparation, au nom de sa propre vie, en vue d’un regain de vitalité ?
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A peu près.
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Pourtant, n’y a-t-il pas du sacrifice, partout et à chaque instant ?
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Certes, mais qui peut dire sur quel critère une vie peut en valoir plus qu’une autre et en faire
un programme ? On ne peut instituer aucun privilège à partir de cette croyance, à moins
d’accepter – et c’est ce que Derrida souligne – que tout système politique est théologique,
et que la croyance même au politique – en tant que forme sociale d’organisation de la vie
(et la mort) – ne tient, en dernière instance, que de la croyance en ces critères qu’on fait
porter à Dieu. Et si chacun est pris dans une logique sacrificielle dans chacune de ses
décisions, si le sacrifice est la structure même de la décision, on n’aura pour autant produit
de discours politique qu’en produisant Dieu, ne fût-ce comme effet du discours.
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Mais lorsque Nietzsche recommande de détruire une « université dégénérée », ne le fait-il
pas au nom d’une Université nouvelle, d’une autre Université, non contaminée par le
discours de son époque, et justement ces discours au nom de Dieu ?
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S’il y a ça chez Nietzsche, il y a aussi le contraire. Il y a les deux. Derrida le souligne, et
c’est pourquoi son mode de lecture n’appelle pas au simple déchiffrement. Il ne s’agit pas
de savoir ce que Nietzsche voulait dire, sauf à en faire un père, un maître, un guide, un
führer, ce que Derrida ne veut surtout pas. Raison pour laquelle il exclut de cette réécriture
du texte nietzschéen les dispositifs ayant cours habituellement, ces livres, conférences,
écrits sur Nietzsche et le nazisme. Il ne s’agit pas de trancher pour une interprétation de
Nietzsche contre l’autre : « Une décision interprétative n’a pas à trancher entre deux
vouloir-dire, entre deux contenus politiques. Les interprétations ne seront pas des lectures
herméneutiques ou exégétiques mais des interventions performatives dans la réécriture
politique du texte et de sa destination. » (p101, 102).
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Mais n’est-ce pas justement ce qu’on reproche à la déconstruction ? De ne jamais dire quoi
faire ? De nous laisser éternellement suspendus dans l’aporie ? Quid du politique dans cette
situation ?
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La déconstruction ne nous dit pas quoi faire, et c’est précisément pour cela qu’elle engage
une politique. La question n’est pas de savoir quoi faire pour être en mesure d’agir. Au
contraire, en toutes circonstances, nous sommes contraints à décider de toute façon, parfois
dans l’urgence, là où il n’y a pas de savoir préétabli, ni de règles. Et pas de règle
d’interprétation qui ne puisse se retourner contre elle-même en produisant son opposé. En
dévoilant ce mécanisme, la déconstruction reformule et transforme de fond en comble le
champ politique dans lequel, traditionnellement, les discours, de droite comme de gauche,
parlent toujours au nom de la vérité (sociale, historique, économique, etc.), qu’ils se
disputent. Ce que Derrida pointe, me semble-t-il, c’est que ces discours contraires qui
essaient de s’arracher l’un à l’autre la vérité, dont chacun se croit l’émissaire, sont au fond
– et malgré leurs différences –, répétons-le, l’effet d’« une puissante machine » (p. 94) qui
programme, à la fois, le mouvement de deux forces contraires. Une machine qui, si on ne
l’analyse pas, ne laisse d’autre choix que celui du « oui » ou du « non », du « blanc » ou du
« noir », « de « ceci » ou « cela », nous empêchant, puisque l’ordre établi en dépend, de
voir, sinon d’entendre, ce qui se passe au milieu, entre les deux, là où la confrontation est
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toujours possible, mais aussi les complicités, les accords, les alliances, les pactes. C’est
pourquoi ce qui intéresse Derrida n’engage pas seulement au « déchiffrement » mais surtout
« à la transformation, à la réécriture pratique selon un rapport théorie/pratique qui, (...) ne
fasse plus partie du programme. » (p.97). De ce point de vue, la politique, me semble-il,
consiste moins à trancher entre le « pour » et le « contre » qu’à mettre en place une manière
de décider qui n’est jamais donnée ni assurée par la logique du programme, qui tienne
compte de cet entre-deux.
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Je ne vois toujours pas bien comment cette sorte d’archi-analyse transforme le politique...
-
C’est que cette logique aporétique dont elle tient, fait appel à une force toute autre (et
pourtant la même) que celle des jeux d’opposition où il s’agit d’occuper et défendre une
place déterminée. Et cette force ou dynamis, comme l’appelle ici Derrida, engage aussi à se
demander comment elle s’intègre dans une institution par exemple, comment elle la
transforme pour qu’elle soit en mesure d’être à l’écoute de ce qui vient. Chaque contexte
appelle à une analyse qui met en place cet enjeu en conduisant à sa réécriture. Comme le
CIPH qui a été pensé à partir de la promesse d’accueillir les travaux de chercheurs au-delà
d’enjeux propres aux universités traditionnelles plus verrouillées.
-
Très bien, mais je répète alors ma question : comment se passer de maîtres ?
-
Est-ce que Derrida dit ou écrit quelque part qu’on peut ou qu’on doit se passer de maîtres ?
Ce qu’il fait, me semble-t-il, c’est qu’il opère dans les textes pour montrer que le maître est
toujours défaillant quand il s’agit de produire un savoir sur la vie et la mort… Au-delà d’un
certain savoir – de ce savoir formalisable qu’on peut convenir d’appeler « académique » ou
« scientifique » – le maître n’en sait pas beaucoup plus que ses élèves. Et, pour ce qui touche
à l’essentiel, il ne sait rien. Rien, en tout cas, qui puisse être enseigné, dicté et copié, point
par point, « selon ce mode qui s’appelle "prendre des notes" ».
-
Mais alors, qui sait ? Et si l’enseignant lui-même ne sait pas, qu’est-ce qui s’enseigne encore
? A quelles fins ? Et à qui ?
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Dis-moi, toi. Qui sait ?
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S’il est impossible de le dire, et si je te suis, peut-être faut-il repartir de ce supposé savoir
du maître pour montrer a contrario que cette production d’un savoir sur la vie et la mort
repose sur de fausses croyances ? Ce qui ouvrirait peut-être un autre rapport au savoir et à
l’enseignement ?
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Une croyance n’est ni vraie ni fausse. Pour reprendre le titre d’un autre texte de Derrida, il
ne s’agit pas pour la déconstruction de dénoncer « L’histoire d’un mensonge ». Chez
Nietzsche, il y a toujours un peu cela : un Dieu supposé savoir qui nous aurait trompés, et
le « nous » que nous sommes serait la conséquence d’une fausse croyance en de fausses
idoles… Pour Derrida, il ne s’agit pas de cela. Il se moque parfois de sa naïveté, lorsqu’il
n’engage qu’un simple renversement du platonisme. Je me souviens d’une lettre dans La
Carte postale où il évoque une photo de Nietzsche en décrivant son côté « bon gros ». Mais
bon, pour arriver à penser qu’une croyance n’est ni vraie, ni fausse, il faut s’extirper de
l’idée qu’une croyance serait vraie ou fausse au nom d’une vérité appuyée sur un savoir,
qui n’est jamais qu’une autre croyance, une quasi-vérité quasi-fausse en somme, parce
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qu’appuyée sur un savoir infondé, et quasi-vraie, parce que ce « savoir » sert malgré tout
de fondation. La logique de l’aporie chez Derrida transforme la notion même de vérité.
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D’accord, mais, vérité ou quasi-vérité ou croyance ni vraie ni fausse, on peut tout de même
se demander comment le savoir nous est-il administré ? Ces croyances qui nous sont aboyés
dans les oreilles pour nous les faire signer aveuglément... Si, en nous rendant sourds, nous
devenons aveugles, au-delà du conte effrayant des oreillards et du chien hypocrite, comment
se déroule cette administration du savoir ?
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N’est-ce pas ça, aussi, ce que fait Derrida dans la 1ère partie d’Otobiographies au sujet de
la Déclaration d’indépendance des États-Unis, qui précède les parties sur Nietzsche, où il
s’intéresse à la fondation d’un corps politique avec ses jeux de signatures ? Pourquoi
propose-t-il une analyse du texte de Nietzsche dans une conférence où il est invité à parler
de la Déclaration d’indépendance américaine ?
-
J’imagine qu’il y a un lien avec le chien hypocrite de l'État.
-
D’accord, mais n’est-ce pas aussi pour nous dire que ce que le texte de Nietzsche montre
de plus à vif n’est pas un simple effet littéraire, mais un acte de fondation dans lequel il y a
toujours la fiction d’une signature ?
-
C’est-à-dire ?
-
Nietzsche signe en prenant son autonomie de l’université, comme aura été signée la
déclaration d’indépendance qui annule ou rend caduque le corps politique précédent. Mais
qui la signe, cette déclaration ? Et pour qui ? Au nom de qui ou de quoi ?
-
Bon. Si je reprends les étapes que cite Derrida, d’une part, il y a celui qui écrit le texte,
Jefferson, mais il n’en est pas le producteur, simplement son rédacteur « comme on dit d’un
secrétaire qu’il rédige une lettre dont l’esprit lui est soufflé. » (p 18).
-
Comme s’il obéissait à une loi dont il est seulement le transcripteur.
-
Ensuite, la Déclaration est signée par les représentants, « qui en droit, ne signent pas
seulement pour eux-mêmes mais aussi pour d’autres. » (p 19), c’est-à-dire le « bon peuple
», ce dernier étant en droit le vrai signataire.
-
C’est le coup de force de l’acte instituteur et sa rétroactivité fabuleuse (effet de fable), ce «
peuple » n’existant pas avant cette déclaration, et qui « se donne naissance, en tant que sujet
libre et indépendant, en tant que signataire possible (…). La signature invente le signataire
» (p 22) dans un coup de force qui fait le droit et efface les signatures antérieures. La
signature se donne un nom et s’ouvre un crédit, son propre crédit d’elle-même à elle-même.
-
Ce qui n’est donc ni un peuple, ni même des représentants, qui ne prendront eux-mêmes
consistance que par le dispositif de pouvoir qui crée le langage instituant en produisant ces
corps politiques par l’effet d’après-coup.
-
Oui, et une fois créé, ce dispositif assurera le lien des citoyens inventés par le pacte, et qui
seront constitués en sujets autonomes et souverains, libres de leurs décisions, alors qu’il ne
s’agit que de l’effet de fiction de l’acte instituteur.
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-
Mais alors, si tous ces corps sont inventés, au fond, qui est-ce qui signe ?
-
Derrida parle de la scène derrière la scène : « une autre subjectivité » qui vient garantir cette
production de signatures, où « il n’y a en somme que des contresignatures dans ce processus.
» Si le bon peuple « se déclare indépendant » et « s’invente une identité signante », « il
signe au nom des lois de la nature et au nom de Dieu » (p.25). Encore une fois, quant à
savoir qui signe, celui qui décide et fonde les coordonnées de cet ordre juridico-politique,
ce n’est pas un peuple préexistant. C’est un dispositif de pouvoir singulier qui émerge dans
un contexte où le qui ne se détermine que par le jeu de renvois entre signataires,
contresignataires et la rétroaction, le tout garanti par un fondateur et un fondement... Dieu.
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Et lorsque Nietzsche conteste le dispositif de l’enseignement, il vise alors cette chaîne
d’assurances qui remonte au fondement de l’État et jusqu’à Dieu.
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Oui, car Dieu est le grand témoin, l’assureur en chef, le garant de ce peuple qui, en son nom,
dispose de papiers, par exemple, pour voyager ou signer des chèques. Mais il est aussi le
paradigme du savoir absolu et de l’identité parfaite. C’est pourquoi cette machine, dont le
ressort ultime est Dieu, produit aussi la croyance en soi-même comme vérité de soi et
comme identité. La croyance que le collectif est une addition d’identités reposant sur cette
vérité, ce savoir. Croyance que tout acte instituteur comme la déclaration d’indépendance
ne fait que redoubler. Derrida rappelle, d’ailleurs, qu’en posant Dieu à l’origene : « On peut
entendre cette déclaration comme un vibrant acte de foi ».
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Dieu, bien sûr, qui est le seul à tout voir, à tout savoir, mais aussi tout entendre. C’est une
oreille clairvoyante, omniprésente, une immense oreille à l’écoute de nos pensées
silencieuses, les plus enfouies, et même celles que nous nous cachons. J’ai toujours trouvé
cette fable terrifiante.
-
Mais elle dépasse bien entendu la croyance en Dieu au sens strictement religieux. Celui-ci
se déplace à travers une multitude de noms, sinon de pseudonymes : l’État, le peuple ou la
nation, même ceux qui s’estiment les plus laïques sont croyants. Or, ce que révèle Derrida,
en dévoilant le fonctionnement de cette machine qui, elle-même écoute et nous surveille,
c’est que ce Dieu-témoin présupposé dans la fondation de l’identité d’un sujet politique,
n’est qu’un effet textuel, tout aussi bien que le concept de « peuple » dont il est le garant.
Et ce savoir qu’il porte est en réalité un simulacre, un savoir fissuré qui crée une disjonction
avec les sujets qu’il produit, il ne peut tenir les identités dans une liaison assurée, continue,
pleine.
-
Veux-tu dire que le peuple (au sens politique, historique, culturel, même
linguistique) n’existe pas ?
-
N’existe pas en dehors d’une interprétation théologique du collectif, et même lorsqu’il s’agit
d’une conception du peuple athée ou antireligieuse. Et cette rupture est peut-être
insupportable pour ceux qui revendiquent ou s’en revendiquent comme s’il était
présupposé. Ça touche à sa propre croyance, à la croyance en soi.
-
Ça m’évoque le doute hyperbolique de Descartes.
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Politique(s) de la lecture : le collectif à venir ?
Marta Hernandez Alonso, Elias Jabre
-
Or Nietzsche n’est-il pas justement l’un des rares penseurs en Occident à nous apprendre à
se passer de Dieu ? Pas forcément lorsqu’il critique de manière un peu conventionnelle le
christianisme et la croyance en Dieu, mais, là où il s’engage « à traiter de la philosophie et
de la vie, avec son nom, en son nom. » (p.43). Autrement dit, à assumer qu’il n’est plus lié
à cette signature, ni à un certain rapport à la vérité ou à une science qui saurait ce qu’il en
est de la vie au nom d’un supposé savoir. Car, pour ne pas répéter la fiction de la signature
divine – seule signature à pouvoir souscrire et valider un discours se produisant au nom de
la vérité – ne faut-il pas se risquer à mettre un peu plus de soi ? Autrement dit, s’engager
au-delà de ce rapport assuré à soi, garanti par cette chaîne de réassurance qui remonte
jusqu’à Dieu ? Et, ça signifie, comme Derrida le montre avec Nietzsche, mettre « […] en
jeu son nom - ses noms - et ses biographies. Avec presque tous les risques que cela comporte
: pour “lui”, pour “eux”, pour ses vies, ses noms et leur avenir, l’avenir politique,
singulièrement de ce qu’il a laissé signer. » (p.43) ?
-
Et comment Nietzsche engage-t-il son nom ?
-
Rappelle-toi qu’il fait un procès à l’enseignement de plusieurs lieux. Dans l’université et en
dehors de l’université, et à travers plusieurs textes. Mais qu’advient-il de son propre
enseignement ? Renoncer à la vérité universelle, n’implique-t-il pas, aussi bien, de renoncer
à la vérité de soi ou sur soi ? D’abandonner la possibilité et la recherche d’une vérité
dernière pour mettre en scène de quelque manière – et d’une manière qui n’est jamais donné
ni définitive – une pluralité de vies, comme une pluralité de voix (une chorale de voix) dont
aucune ne se laisserait entendre plus que les autres ?
-
J’avoue que j’ai un peu du mal à suivre.
-
Suivons alors la troisième partie de la conférence de Derrida qui se greffe à la cinquième
conférence de Nietzsche de 1872, un texte de jeunesse sur l’Avenir de nos établissements
d’enseignement, avant que Nietzsche n'interrompe ce discours en cours de route (p.84), et
l’enseignement lui-même. Derrida fait le lien entre cette conférence et Ecce Homo, l’ultime
livre de Nietzsche, qui lui sert de protocole de lecture (p.80, 81). Que s’est-il passé entre
ses deux signatures ?
-
Eh bien Derrida rappelle que Nietzsche ne veut pas publier sa conférence. Il la considère
comme une forme inférieure, et il est tourmenté par le désir de trouver une autre forme,
mais, comme il l’écrit à Wagner (p.84), « la soif de pensées et de propositions neuves se
perdent en pure négativité et en digressions ». Et ce qu’il s’est proposé pour cette conférence
qui annonce ses textes à venir, « une série d’illuminations nocturnes pleines d’extravagance
et de couleurs », comme il le décrit, ne convient pas à son public de Bâle (p 86, 87). C’est
le public lui-même qu’il met en cause.
-
Mais c’est aussi le rapport d’un universitaire à des universitaires et des étudiants. Ce n’est
pas quelqu’un de l’extérieur qui vient critiquer l’Université, ça se passe à l’Université
même, c’est une ouverture de l’intérieur. C’est à noter, car si Nietzsche peut mettre en cause
son public, c’est qu’il n’abandonne pas la position de celui qui sait. Il sait même quelque
chose de très important. Quelque chose qui l’engage, non seulement en son nom, comme
enseignant ou philosophe, mais qui engage l’avenir, l’avenir même.
-
Il sait que l’enseignement est impossible.
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Politique(s) de la lecture : le collectif à venir ?
Marta Hernandez Alonso, Elias Jabre
-
Pire que ça. Il sait que la machine scolaire de son temps rend tout enseignement impossible,
s’il n’est pas programmé et légitimé par des dispositifs et des discours étatiques. Tout autre
enseignement, pour survivre, ne peut que se promettre à l’avenir.
-
Derrida ne nous invite-t-il pas à le penser en nous interrogeant sur notre propre situation ?
Parce que… n’est-ce pas aussi la nôtre ?
-
Avant d’y arriver, écoutons encore un peu ce qu’il nous dit, ce passage où il propose une
quasi-définition de l’enseignant en ventriloquant Nietzsche. Qui est l’enseignant ? A quel
trait le reconnaît-on ?
-
L’enseignant est « une bouche qui lit », une bouche qui émet le discours, que les étudiants
transcrivent. L’enseignant est une grande bouche, tout comme l’étudiant est une grande
oreille, l’un et l’autre reliés à un texte qui les précède – l’un comme lecteur, l’autre comme
transcripteur – et auquel ils sont suspendus « par un même cordon ombilical. » (p.110-112)
-
Et si tu ajoutes le passage où il cite Nietzsche ?
-
« Quant au professeur, il parle à ces étudiants qui l’écoutent. Ce qu’il pense ou fait par
ailleurs est séparé par un gouffre immense de la perception de ses étudiants. »
-
Comme si le professeur et les étudiants habitaient deux mondes séparés par un abîme.
-
Oui, c’est ce qu’il ajoute un peu plus loin : « Une bouche qui parle, beaucoup d’oreilles et
moitié de mains qui écrivent – voilà l’appareil académique extérieur, voilà en activité la
machine à culture de l’Université. Pour tout le reste, le possesseur de cette bouche est séparé
et indépendant des détenteurs de nombreuses oreilles : et cette double autonomie est louée
avec exaltation sous le nom de "liberté académique" ». (p.112)
-
Comme si cette liberté qui passe pour de l’indépendance dissimulait et présupposait un autre
attachement, un lien peut-être d’autant plus despotique qu’il dépend d’une chose à laquelle
on obéit comme à une loi qui ne se dit pas…
-
Cette loi, pour Nietzsche, c’est l’État. Derrida le précise : « Derrière ses deux groupes, à
une distance réglée se tient l'État pour rappeler qu’il est le but et la fin de l’ensemble. »
-
L’État se tient derrière, en dehors d’une scène qui n’aurait pas lieu sans lui, et, donc aussi
en dedans, dedans-dehors, comme un surveillant à l’écoute, s’assurant que l’enseignant et
ses élèves restent bien à leur place… et qu’ils occupent des places bien séparés. En assurant
ce lien dissimulé entre les enseignants et les élèves, il s’assure aussi qu’entre eux, le lien,
un autre lien, ne se crée pas…
-
D’où la rupture de Nietzsche qui pronostique un « temps où de nouveaux législateurs de
l’éducation, au service d’une culture totalement nouvelle, seront nés” entraînant peut-être «
la destruction de l’université ou tout au moins une transformation si totale de ces
établissements d’enseignements que leurs tableaux anciens à des yeux à venir paraîtront
comme des restes d’une civilisation lacustre. » (p.87, 88).
-
Oui mais plutôt que ce discours régénérationistes, plutôt que le contenu même de ses
énoncés, l’enseignement de Nietzsche serait peut-être une alternative à l’appareil scolaire,
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bien qu’elle s’y greffe tout aussi bien, comme semble l’entendre Derrida. Pour autant, plutôt
qu’un dispositif où l’enseignant n’est pas engagé en son nom, de la même façon qu’il n’est
pas lié à ses étudiants, tout en étant est lié à un savoir par un non-lien, un corpus dissocié
de sa vie et de son corps, Derrida, à travers Nietzsche, élabore une machine à enchevêtrer
les signatures : celle de l’enseignant et des étudiants, mais aussi celle de l’enseignant avec
lui-même. Plutôt que de songer à « régénérer » le lien entre les deux, plutôt que d’idéaliser
la possibilité d’un autre lien, plus harmonieux, ou à renverser la hiérarchie, ce texte enseigne
le crédit ouvert à une signature. Entre les deux signatures de Nietzsche, celle de sa
conférence de 1872 et celle de Ecce homo, entre un moi et un moi, mais aussi entre l’œuvre
et celle de tous les contresignataires qui la relisent. Et la chaîne ne finit pas là, bien au
contraire. L’avenir se joue dans la survie des textes signés et contre-signés au-delà d’un
nom. Derrida donne à lire, ou à entendre, qu’un nom est toujours pris lui-même dans ce qui
excède la signature, toujours pris par la division qui le fait autre que lui-même, et qui conduit
chacun à écrire, lire et contre-signer en son nom, mais aussi au nom d'un autre qu’il ne
connaît pas, ou pas très bien ou pas encore… comme un crédit ouvert à celui qui entend
l’appel, comme une réserve de force inépuisable.
-
Il faudrait alors repenser ce qu’enseigner veut dire ? Ça implique la vie même de celui qui
s’y engage, son autobiographie...
-
Oui, car qui saurait écrire et parler à la place de tout le monde à partir d’un savoir universel
? Tout autrement, Nietzsche affirme son écriture comme sa vie. Il affirme sa vie en
l’écrivant, en se la racontant, et en s’adressant à lui-même, mais à lui-même comme un
autre, dans une position dédoublée entre lui et lui-même, entre sa bouche et son oreille,
entre sa vie (qu’il se raconte) et la mort que l’écriture anticipe et diffère.
-
Il enseigne en se donnant à lui-même le crédit dont l’appareil scolaire de son époque le
prive. C’est là sa liberté. Il ne s’engage que sur son propre crédit et sur la crédibilité qu’il
s’accorde à lui-même. Derrida le précise d’ailleurs : son « […] récit n’est pas
autobiographique parce que le signataire raconte sa vie », mais parce qu’il « se » la raconte
et se place lui-même en destinataire de ce qu’il a à raconter.
-
Manque d’auditoire, il se fait son auditoire. Il tend l’oreille vers ce qu’il a à dire en s’y
intéressant. « Cette vie, écrit Derrida, il se la raconte, il est le premier sinon le seul
destinataire de la narration » (p.56).
-
Mais qui signe alors ? Celui qui parle ? Celui qui écoute ? A supposer qu’il s’agisse d’un
qui, d’un sujet, et pas d’un quoi ? N’est-ce pas la vie même qui sort de soi, qui se sort d’ellemême comme pour s’adresser à soi ou à un « moi » pour s’affirmer au-delà de sa finitude ?
-
Oui, au-delà d’une vie biologique à laquelle on se réfère qui n’entend la mort que comme
son contraire. Nietzsche multiplie les positions, les voix, les masques. Ce n’est plus l’État,
ni Dieu, « C’est le retour éternel qui signe ou scelle » (p.57), et, se promet, au-delà de la
mort, comme ce qui doit éternellement revenir. La vie la mort revenant à chaque fois
différemment comme l’éternel retour du même, mais divisé et entrelacé selon une stratégie
qui tisse un nœud entre les deux : un contrat, un compromis, une intrication au-delà des
oppositions : « La signature de l’autobiographie s’écrit de ce pas. Elle reste un crédit ouvert
sur l’éternité et ne renvoie à aucun des deux je, contractants sans nom, que selon l’anneau
de l’éternel retour. » (p.73.)
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Politique(s) de la lecture : le collectif à venir ?
Marta Hernandez Alonso, Elias Jabre
-
Nietzsche, le nom propre de Nietzsche, ne serait qu’un des noms de cet entrelacement
abyssal entre l’un et l’autre ?
-
Mais pour que cela s’écrive et revienne, il faut l’entendre.
-
Il faut écouter l’autre, et il faut une oreille qui en est capable. Fût-ce la sienne comme celle
d’un autre qui va venir et qui viendra.
-
Ou pas. Tel et le risque et le pari. Ce que Nietzsche nous aurait donné à penser, c’est cela :
que la tâche de la pensée reste toujours devant nous, que le « nous » reste toujours à penser.
Et à inventer, comme une sorte de pacte entre soi et soi. Pour penser à commencer un «
nous », ne faut-t-il pas, d’abord, commencer à penser, et à accepter, que chacun est plusieurs
? Que le « Je » est déjà un « Nous » qu’il faut inventer ?
-
Comme on invente un compromis…
-
Qui ne va jamais sans fiction. La vérité n’est peut-être que cette fiction partagée entre moi
et moi, entre moi et l’autre…
-
Ce qui ouvre à une toute autre fabulation du « Nous », de la « Communauté » ou du «
Collectif » que celle d’un pacte fondateur, origenaire, immuable… qui invente des sujets
libres et indépendants pour mieux les assujettir.
-
Pour mieux leur dresser l’oreille. Apprivoiser l’oreille et apprivoiser la langue, dresser
l’oreille au sens du maître qui impose une forme, un sens, une direction…
-
Ou dresser l’oreille comme l’animal aux aguets dont l’écoute est une question de vie ou de
mort.
-
Je ne l’avais pas entendu comme ça, mais c’est cela : l’écoute, toujours une question de vie
ou de mort. De survie. Ça me rappelle ce que Derrida, en racontant sa vie, lui-même nous
racontant sa vie, dit de l’antisémitisme : « De ça j’ai une expérience très riche et très
douloureuse qui m’a rendu, naturellement, toujours, jusqu’à maintenant, extrêmement
sensible au racisme et à l’antisémitisme. Je suis très… j’ai un regard et une oreille très
exercée pour déceler l’antisémitisme et même quand il est très dissimulé ou converti en
d’autre chose. »
-
Oui, il évoque son enfance en Algérie, quand il a été chassé de l’école. Et il dit que le plus
douloureux n’était pas, pour lui, le fait d’être chassé de l’école par les autorités (politiques
ou académiques) ; le plus douloureux, ce qui l’a le plus marqué, était la persécution des
enfants par les enfants. A quel âge commence le dressage ?
Marta Hernandez Alonso,
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