Oeuvres, Tome XVII, Commentaire Genèse 1-11
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MARTIN LUTHER
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TOME xvII
LABOR ET FIDES GENEVE
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TOME XVII
COMMENTAIRE DU LIVRE DE LA GENESE Chapitres I it I I
MARTIN LUTHER
mUVRES
TOME XVII
Publiees sous les auspices de l' Alliance nationale des Eglises lutheriennes de France et de 1a revue «Positions Iutheriennes»
LABOR ET FIDES GENEVE
Le portrait de Luther ornant la page de titre est d'Etienne Lovy
Tous droits reserves LABOR ET FIDES, Geneve, 197J
INTRODUCTION
C'est avec ce cours sur le livre de la Genese que Martin Luther devait achever son ceuvre de commentateur de l'Ecriture sainte. Entrepris en 1535, ce supreme effort de «lecture» biblique prit fin le 17 novembre 1545, trois mois avant la mort du Reformateur. L'ceuvre qui devait resulter de ce long travail plusieurs fois interrompu est considerable. Son importance ne tient pas seulement a l'ampleur : trois volumes du Corpus de Weimar 1, mais ce texte reflete l'enseignernent de Luther alors qu'il parvient a la fin de sa carriere. On voit I'interer exceptionnel, pour la connaissance de la pensee reforrnatrice, d'en posseder des temoins qui appartiennent a tous les moments de cette carriere et, notamment, aux combats de la derniere maturation comme au puissant essor des debuts.
On ne traduit ici qu'une partie de ce cours: le commentaire des onze premiers chapitres de la Genese, qui parut en volume separe en decernbre 1543. C'est le seul dont Luther put suivre la composition et revoir le texte, auquel il ajouta une preface et un post-scriptum 2. Ces dernieres circonstances sont d'autant plus appreciables que ce cornmentaire, comme d'autres ceuvres de Luther, a ete publie par des tiers, sur des notes d'auditeurs. Qu'on se rassure: ces eleves etaient de ceux a qui tout professeur souhaiterait s'adresser. Il y avait la Georges Rorer et Gaspard Cruciger, theologiens et hommes d'Eglise tres proches de Luther et dont un merite, non des moindres, grace a leurs dons de tachygraphes, a ete de conserver pour la posterite une partie appreciable de l'enseignement de Luther dans sa predication comme dans ses cours. Veit Dietrich, un autre theologien, longtemps familier et commensal du Reformateur, est l'auteur de la mise en forme definitive. Il etait egalement, et peut-etre surtout, disciple de Melanchthon, ce que certaines nuances de la pensee pourraient reveler ici ou Ia, Melanchthon lui en a fait Ie rep roche a l'occasion d'un autre texte 3. Cependant, la grandeur merne de l'entreprise, la veneration connue de Veit Dietrich pour le Reformateur et son souci tant pastoral que theologique repondent de son travail, sans compter I'appreciation portee par Luther, texte en mains, dans la preface 4.
Bien que ne constituant qu'une fraction du cours sur la Genese, ce commentaire des onze premiers chapitres presentes ici en premiere traduction etait trop long pour entrer dans les limites d'un volume de cette edition des ceuvres de Luther en version francaise, Pour la premiere fois il a done fallu proceder a des coupures dans Ie texte. Le traducteur, responsable de cette realisation, s'est applique a la rendre acceptable, en mettant a profit pour cela les repetitions frequentes - un des aspects de la uerbositas avouee de Luther - et, pour Ie reste, partout ou cette verbosite ne dispensait pas le lecteur d'une attention [ustifiee, en resumant le passage sup prime dans une note. Quand il Ie faut, une telle note est introduite par la majuscule R. Ces precautions ont sans doute permis de ne rien sacrifier de la pensee de Luther telIe que la refletent ces onze chapitres du cours sur la Genese.
I Edition de Weimar, tt. 42, 43 et 44.
2 Edition de Weimar (= W A), t. 42, pp. I a 428.
3 II ne semble pas qu'il ait pu ajouter plus que quelques notes personnelles d'auditeur aux deux manuscrits dont il disposait: voyez P. MEINHOLD, Die Genesisoorlesung Lutbers und ihre Herausgeber, 1936, en particulier sur Ie probleme que pose un troisieme manuscrit tres incomplet: pp. 202-211. Voyez pour l'ensemble de la question: Ibid., id., pp. 36-41, 44-105, 370-428.
4 P. 13.
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Tome XVII
II etait d'autant plus important d'y veiller que, dans son ensemble, cette ceuvre a pu etre consideree comme le premier en date des grands commentaires protestants de la Bible 1. II ne faudrait pas donner a cette appreciation - pour ce qui concerne Luther - une portee qui ferait tort au grand commentaire de I'Epitre aux Galates 2 mais la motivation en est significative: c'est que l'on trouve ici, reunis dans une mesure inedite, et le souci d'unerigoureuse connaissance philologique et celui de la theologie,
Tout en retenant 1'essentiel de ce jugement, on n'attendra pas, sans doute, que ce commentaire reponde aux exigences actuelles d'une critique des textes et de l'histoire. Il n' est pas dans l' esprit de ces exigences de cornmettre un tel anachronisme, Il va de soi - s'en offusque qui voudra - que, pour Luther, les origines du monde rernontent a six mille ans et que la localisation du jardin d'Eden ne constitue un problerne finalement deraisonnable que parce que le cataclysme du deluge a bouleverse la configuration de l'ecorce terrestre, En tout cela Luther est de son temps.
Cependant, c'est bien dans le dynamisme de son temps que le situent d'autre part de rernarquables qualites de sa pensee et de son explication du texte. On a souligne a quel point le recours a l'original hebreu, approfondi et affine au cours de la traduction de l' Ancien Testament, debouche ici dans une reflexion terrninologique lucide. Luther critique l'astrologie: elle n'est pas une science, car ses observations sont partielles et orientees (p. 57). A cette rigueur qu'il demande a l'observation correspondent les dons qu'il possede a cet egard ainsi que celui d'une perception vive et sensible qui echappe a l'assoupissement de l'accoutumance (p. 61). Ces dispositions, qui attestent I'ouverture scientifique de son esprit, se confirrnent dans la place qu'il reconnait aux connaissances humaines, dont le domaine s'etend a toute la creation animee et inanimee. «Vaille que vaille, dit-il en parlant de la science astronomique, c'est une entreprise digne de tout eloge que d'apprendre a connaitre le mouvement des corps celestes.» 3 Et s'il ne voit que trop combien l'homme sait faire de la seience le piedestal de sa propre gloire en reniant celle du Createur, Luther n'en situe pas moins la poursuite de la ronnaissance dans le sillage de la splendeur humaine originelle, bien loin de l'entourer de suspicion 4.
A ce moment relativement tardif de sa carriere, on retrouve doncici la vigueur et la liberte d'une lecture biblique qui a ete proprement I'evenement reforrnateur. Un element capital en est le constant attachement au sens litteral du texte, a 1'encontre de I'interpretation allegorique, a laquelle, parmi d'autres attaques, Luther consacre un interessant excursus 6. Le sens Iitteral, c'est le respect de l'histoire que Moise a entendu raconter 6. Et cette histoire n'etant autre que «ce qui s'est passe de grand entre Dieu, l'homme ... et Satan ... » 7, le traitement allegorique du texte revient 11 tracer un «chemin d'evasion » 8 loin de la seule rencontre salutaire de Dieu vers de subtiles abstractions qui ne sont que de creuses envolees, Luther se rappelle ici le temps ou il «pourchassait des ombres inconsistantes, negligeant le sue meme de l'Evangile et sa moelle » 9. Le «sue et la moelle »: ces images avaient autrefois hante son attente d'une theologie assuree en Dieu 10. Elles repondent a cette attente, apres une epoque capitale de toute l'histoire de la theologie, en relation essentielle avec la lecture sans artifice de I'Ecriture,
En considerant ainsi, en accord avec l'intention du texte meme, le livre de la Genese comme une histoire, Luther ouvre une vaste carriere 11 la science historique et ce n'est pas en y avancant que l'on deborde les larges perspectives ouvertes par cette demarche reforrnatrice. Toutefois, c'est precisernent l'ouverture meme de ces perspectives qui impose une retenue, voire des limites aux conclusions d'une telle recherche
1 MEINHOLD, op. cit., p. 369.
2 MARTIN LUTHER, (Euores, tt. XV et XVI. 3 P. 42•
4 Pp. 54, 120, 270. 5 Pp. 361 11 369.
6 Pp. 33,94, 171, 198-199, 398. 7 P. 166.
B P. 368.
9 P. 361.
101509: (Euvres, t. VIII, p. 9.
Introduction
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historique. Car 1'histoire dont il s'agit etant «ce qui s'est passe de grand entre Dieu et les hommes ... » n'est histoire qu'au sens Ie plus eminent du terme, ce qui fait que 1'Ecriture, qui la retrace, est a la fois a la disposition de notre connaissance et en dispose.
C'est sans doute une telle lecture de 1'Ecriture, inseparablernent libre et dependante, active et passive 1 qui inspire les appreciations que Luther porte sur son cornmentaire de la Genese. Cette entreprise represente a ses yeux Ie ref us qu'il se sent contraint d'opposer a I'oisivete de la vieillesse, restant jusqu'au bout annonciateur de la gloire de Dieu 2. II a ete rente d'interrompre cet effort, sans doute, et il en a deplore l'insuffisance. On ne rendrait pas compte de ces perplexites et n'y voyant que l'effet d'une fatigue, d'ailleurs bien explicable et certaine. II y avait la, davantage encore, au gre des meditations theologiques et des combats ecclesiastiques longuement poursuivis, sans cesse a la pointe de I'action, l'affrontement d'une Ecriture qui s'est irnposee toujours plus grande a ses yeux 3. C'est quelques semaines a peine apres avoir terrnine ce cours sur la Genese qu'il ecrit ses ultima verba bien connus: « ... Que nul ne s'imagine avoir assez goute la saveur de l'Ecriture sainte si, avec les prophetes, il n'a gouverne les Eglises pendant cent ans en en portant la responsabilite.» 4
On comprend que cette grandeur de la Bible se reflete dans un respect du texte que seule semblerait justifier I'infaillibilite de la lettre: « ... II nous faut... garder l'Ecriture sainte comme eIle s'exprime et rester attaches aux paroles du Saint-Esprit ... » 5 Ainsi, lorsqu'il precise qu'il a affaire a l'Ecriture du Saint-Esprit 6, Luther exclut donc decidernent toute lecture biblique qui procederait par coupures et eliminations pour parvenir a un residu garanti pur. Mais il est tout aussi evident qu'il ecarte avec la merne decision toute lecture qui chercherait sa securite dans une autorite formelle suffisante du texte. Dans un cas comme dans 1'autre, il y aurait la, en effet, une demarche qui n'erige une autorite que pour passer a cote de la seule autorite ou pour s'elever contre elle: celIe qui authentifie la lecture de l'Ecriture, quelle que soit d'ailleurs la coloration subjective de cette demarche: ignorance, peur ou orgueil de la raison, qui peut se retrouver aussi bien ici que la.
La vigilance de Luther est rigoureuse a cet egard car la rencontre reforrnatrice de la Bible pourrait deboucher ici dans de nouvelles evasions: « ... ceux qui manquent d'esprit critique, dit-il, sont induits en erreur lorsqu'ils preterit l'oreille aux propos habiles d'hommes qui masquent les distinctions et mettent tout dans Ie rnerne sac, qui fraudent l'Ecriture tout autant en rapprochant des textes qu'en les isolant et qui les mutilent ... » 7 C'est en reconnaissant et en affirmant sans cesse au cours de ce commentaire I'unite de l'Ecriture, vue tout entiere et dans la totalite de son horizon, que Luther revele la nature et I'identite de son respect des «paroles du Saint-Esprit»: c'est le respect emerveille de paroles devenues presentes dans leur accomplissement et dont cet accomplissement en Jesus-Christ scelle precisernent I'unite car il est anticipe des les origines dans la Promesse.
Luther, ainsi, fait une lecture chretierine de la Genese et l'on dirait aujourd'hui qu'il ne craint pas d'exposer cette lecture au soupcon - et c'est peu dire - d'un prealable qui decide de tout ce qu'il pourra lire. Pour lui, on l'a dit, « Moise est un maitre 8 des chretiens ; en lisant et en traduisant l' Ancien Testament il J'impregne d'Evangile jusque dans les moindres recoins» 9. Mais si l'accomplissement de l'Ecriture en Jesus-Christ
1 Passive, dans un sens proche de l'etymologie et nullement dans Ie sens banal d'inactivite, Ici, sans doute, s'ouvrent les perspectives dans lesquelles est place Luther quand il parle de l'experientia quae soia ... facit theologum, WATR I; 16, 13, N° 46.
2 P. 13.
3 P. 61.
4 WA 48,241. 5 P. 44.
6 P. 14.
7 P. IIO.
SUn «docteur» des chretiens, Voyez H. BORNKAMM, Luther and the Old Testament, p. 151, citant WA 54, 84, 31 sq.
9 Ibid id., p. 220.
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Tome XVII
s'avere dans la foi, Luther n'est-il pas fonde a dire que le prealable allegue est peut-etre le seul qui n'en soit pas un? Le seul qui ne soit pasetranger a l'affrontement meme de l'Ecriture? Et l'on doit se demander si ce n'est pas pour cette raison que sa lecture de la Bible est a la fois humblement confiante et irresistiblement libre 1.
Dans sa preface a l'Ancien Testament, en 1523, done douze ans avant de commencer le cours sur la Genese, Luther avait ainsi presente ce premier livre de la Bible: « ... Moise (y) ens eigne comment toutes choses ont ete creees et - ce qui plus que tout l'a incite a ecrire - d'ou sont venus le peche et la mort: par la chute d'Adam et la rnalignite de Satan. Mais tout aussitot, avant que vint la loi de Moise, il enseigne d'ou devait venir le secours qui abolirait le peche et la mort: [ce ne serait] ni par la loi ni par les ceuvres ... mais par le Descendant de la femme, Christ, promis a Adam et a Abraham. C'etait afin que la foi fUt celebree des le debut de I'Ecriture ... Le premier livre de Moise ne contient done presque que des exemples de foi et d'incredulite ainsi que de leurs fruits. La Genese est done presque un livre evangelique.» 2
Ce qu'il y a de remarquablement positif dans cette appreciation - «un livre ... evangBlique» - s'explique sans peine: bien que les hommes d'alors ne fussent pas sans loi 3, ces premiers temps de l'histoire sont cependant anterieurs au regne de la loi. La grandeur des patriarches, quand il y a grandeur, est done celle de la foi, elle ne tient pas a la qualite d'observateurs de la loi, anachronique en l'occurrence. Mais la reserve - «presque evangelique » - s'explique tout aussi bien. La foi des origines est foi en la promesse du Descendant a uenir, La foi de l'Evangile est foi en la promesse accomplie. Telle est la nuance qu'exprime le jugement de Luther. Elle n'infirme pas I'unite de l'Ecriture! Elle invite plutot a en considerer le mouvement et la vie memes: «II faut que nous gardions present le sens propre de I'Ecriture sainte, cette lumiere vraiment admirable qui nous montre l'Immensite de la divine bonte. Elle apparait lorsque l'Ecriture nous revele l'Inimitie qui devait opposer la femme et le Serpent, inimitie telle que le Descendant de la femme ecrasera Ie Serpent avec toute sa puissance. Satan cornprit bien cette menace et c'est pourquoi il s'acharna avec tant de haine contre la nature humaine, Stimules par cette promesse, Adam et Eve s'ouvrirent tout entiers a I'esperance ... » 4
Si le Comrnentaire souligne tres fortement, dans la Genese, l'histoire originelle du peche - ce qui s'accorde bien avec Ia Preface de 1523 a l' Ancien Testament - il est non rnoins significatif que cette histoire originelle du peche soit indissolublement associee a I'histoire originelle de I'esperance. C'est dans ce sens que Luther degage ce qu'il appelle la somme des quatre premiers chapitres de Ia Genese et qui est la foi au don de la vie eternelle par le descendant prornis 6. Ce jugement de l'auteur Iui-rneme du commentaire etant posterieur a celui de la Preface, il est important de constater
1 Liberte et confiance s'expriment tour a tour et parfois caracterisent ensemble une merne affirmation. Ce dernier cas se presente souvent: par exemple lorsque certain passage particulier est considere par lui comme une somme de l'Ecriture tout entiere : voyez p. 164 (<<Je voudrais bien en effet que mon cornmentaire fut digne de ce texte qui contient tout ce que l'Ecriture a de plus excellent»). Les exemples pourraient etre multiplies: on en trouve le type fondamental dans des declarations comme celle-ci : «Ote le Christ des Ecritures, qu'y trouveras-tu d'autre?» (Tr, du Serf-arbitre, (]]uvres, t. 5, p. 27) W A 18,606, 29. Cf. (]]uvres, t. XV, p. 299. On sait d'autre part la maniere dont Luther a considere la canonicite de certains livres du Nouveau Testament, pour ne rien dire de la declaration remarquable selon laquelle «I'Evangile devrait etre, a proprement parler, non point une Ecriture rnais une Parole orale issue de l'Ecriture », c'est-a-dire de l' Ancien Testament, qui, «lui seul, porte le nom d'Ecriture sainte », (Euores, t. 10, p. 22. En revanche, ce passage ou Luther declare que «Ies hommes peuvent mentir », qu'«il faut se garder de preferer leur autorite a celle de I'Ecriture », «que la Parole de Dieu est la sagesse de Dieu et la verite Ia plus assuree » (p. 121).
2 Lutbers Vorreden zur Bibel, hgg. v. H. Bornkamm, 1967, p. 33. 3 Voyez pp. I II et 143.
4 P. I7I.
5 P. 262.
Introduction
I I
ainsi que le livre de Ia Genese se revele I! lui et peut-etre de plus en plus comme le manifeste de l'esperance. Ce n'est pas que Ie peche ne soit plus aux yeux de Luther ce qu'il etait auparavant. Comme ill'avait fait autrefois en expliquant I'epitre aux Romains il repete ici qu'il faut voir la realite du peche dans toute son ampleur 1, utilisant encore une fois pour ce!a l'expression paradoxale: i! faut «amplifier» cette realite 2. Mais c'est de II! que vient la grandeur de I'esperance dont Ie commentaire suit Ia ligne de force tout au long de Ia Genese. Car Ia promesse qui en est le fondement assume pour en triompher Ia faute et la misere de I'hornme tom be, dans toute leur etendue et leur profondeur secrete. Ce n'est pas sans raison, d'autre part, que dans ses appreciations generales, Luther insiste moins sur Ia Genese consideree comme Ie livre de Ia creation. Car si I'esperance assume Ie peche pour en triompher, e!Ie assume du meme coup Ia creation pour Ia restaurer et lui rouvrir en Christ Ia voie de son parfait achevernent 3. La lecture du commentaire suggere ainsi de rnaniere etonnante I! que! point Ia description d'ailleurs remarquable de Ia creation appartient moins I! notre curiosite qu'a Ia connaissance de I'esperance. Combien, aussi, I'evocation du peche origineI, bouleversante de verite actuelle, en est inseparable e!Ie aussi. Une question retient de plus en plus I'attention: I! moins de prendre Ie commentaire en defaut, peut-on se reclarner de la nature originelle, c' est-a-dire de Ia creation, en ignorant Ia realite du peche? Ou peut-on se prevaloir de I'esperance en fermant deliberement Ies yeux sur Ie drame au cceur duquel e!Ie prend naissance comme un don d'amour reparateur? Car c'est bien en conduisant Ie Iecteur en pleine tragedie humaine originelle, entraine lui-merne par I'Ecriture, que le commentateur s'affirme temoin de l'eminente dignite de l'homme, donnee, perdue et redonnee,
Redonnee : c'est, malgre Ie peche, Ie maintien d'une relation qui puisse etre celie de Ia Parole entendue et echangee et d'un partage de la domination au sein du monde cree. Cette relation ne demeure authentique que si elle est reconnue comme un don souverain du Createur I! Ia creature. Mais une telle association est element constitutif d'Eglise: c'est ainsi que Luther trouve dans Ia Genese l'histoire de Ia premiere Eglise 4. Elle inaugure sa carriere en Eden, autour de l'arbre de Ia connaissance du bien et du mal; elle Ia poursuit - continuite remarquable - dans Ies conditions nouvelles instaurees par Ia chute. A partir d' Abel et de Cain, elle pourrait se refugier dans Ia lignee des croyants: Luther Ia voit au contraire se dedoubler. II y a, d'une part, l'Eglise qui dans sa faiblesse, au travers des contradictions et des epreuves, accomplit sa tache terrestre en vivant dans Ia foi I! Ia Promesse; il y a, d'autre part, celle qui revendique Ia possession du temps present et qui cherche son assurance en elle-meme, Pour etre de I' Ancien Testament, I'Eglise des croyants n'en est pas moins celle des «amis de I'Epoux» 5. C'est encore une coritinuite remarquable que Luther apercoit, cette fois avec Ie temps de Ia promesse accomplie et de I'Esperance scellee en Jesus-Christ. Dans Ie mystere de la grace fidele, l'unite de I'Ecriture repond ainsi I! la continuire de I'Eglise.
1 Voyez WA 56,3,7-9 et 157, 5-6; et p. 134.
2 Dans Ie cours sur l'Epitre aux Romains: statuere, augere et magnificare peccata (i. e. facere ut agnoscantur adhuc stare et multa et magna esse} ; plantare ac constituere et magnificare peccatum. lci: amplificare. Cf.I'extraordinaire declaration de Ia page 227: «Car si nous ne sommes rien de plus que des hommes, c'est-a-dire si nous ne saisissons pas par Ia foi Ie Descendant beni, nous sommes tous semblables I! Cain ... »
3 P. 74. <P.4I8.
5 P. 276, cit. de Jean 3: 29.
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Tome XVIl
Le Cours sur la Genese reste un temoin important de la lecture que Martin Luther a faite de la Bible. 11 s'agit done bien ici, pour I'essentiel, de la lecture biblique ref ormatrice. Si, a ce titre, il revendique une portee actuelle, outre I'interet que l'historien lui reconnait, il ne le fait pas sans que soient nombreux ceux qui ressentiront cette lecture comme un deli. Longtemps a l'avance Luther allait humblement a leur rencontre lorsqu'il disait, au terme de la derniere lecon ; «Voila done ce bon livre de la Genese. Veuille le Seigneur qu' on l' explique mieux apres moi.» 1 Cependant, si le serviteur de la Parole ne peut etre qu'un contestateur et un perturbateur, Luther ne renierait pas absolument le deli apporte a ses lointains lecteurs, car, dit-il, l'Esprit de Dieu est tel qu'il con teste avec les hommes ... » 2
RENE-H. ESNAULT.
1 Voyez Kostlin & Kawerau, Martin Luther und seine Schriften, 1903, t. 2, p. 613. 2 P. 269.
LE DOCTEUR MARTIN LUTHER AU LECTEUR BIENVEILLANT
En entreprenant ce cours sur la Genese,je n'ai pas envisage de Ie publier un jOllr ni de lui procurer une large diffusion: je ne pensais qu' au service que je puis rendre a'1/ourd' hui et pour le moment a I' enseignement universitaire, exerian» tant mon auditoire que ma propre personne a [I 'intelligence de] la Parole de Dieu. je ne voulais pas que ma mort corporelle mit fin a une vieillesse oisive et tOttt a fait inutile, incite d' ailleurs par Ie psaume: «je chanterai posr mon Dieu tant que j' existerai.» 1 En pensant ainsi a ma fin,je desirais me trouver dans Ie petit troupeau, qui est aussi celtti des petits et de la bouche de qui Dieu tire sa lottange parfaite, detrttisant par elle I' ennemi et Ie rebeile 2. N'y a-t-il pas dija, dans le monde, assez grande abondance de monstres et de diables qui blasphement la Parole de Dieu, qui la denaturent et la pervertissent, ne voulant pas qtte Dieu soit revetu de sa gloire mais que Satan soit adore!
Mais ce cours est tombe sur deux auditeurs, excellents et pieux personnages : le docteur Gaspard Cruciger, de qtti les propres auures temoignent assez a quel point il est anime de I' Esprit de Dieu et de zele, ainsi que Georges Roerer, pretre de notre Eglise. Veit Dietrich, predicateur de I' Eglise de Nuremberg, prit la suite de leur travail, en en faisant aussi sa part 3. Ce sont autant de fideles et savants ministres de la Parole de Dieu: ils se sont tous accordes a juger que ce cours devait etre publie. je ne m' oppose pas a ce qu'ils abondent dans lettr sens, pour m' ex primer comme le fait Paul; je les vois portes d'un zele pieu» pottr le bien des Eglises de Dieu,j'approuvefort leur propos etj'implore sur eux une riche benediction divine.
j'eusse prifere, cependant, que des efforts si devoues et qu'un temps si precieux fussent consacres a ttn meilleur azaeur. Au demeurant,je ne suis pas, moi, I' homme de qui I' on pourrait dire: c' est lui qui a fait [cette aeure], ni meme celui de qui I' on pourrait dire: il avait tout pour la faire 4. je suis a la derniere place, oil I' on ose d peine dire: je voulais faire ... Puisse-je, au surplus, etre digne de me dire Ie tout dernier d cette place. Car, ici, tout est improvise, en langage popttlaire, comme les mots se pressaient sur mes levres, non sans que des termes allemands ne s'y me/ent, assurement avec plus de prolixite que je n' eusse voultt.
Ce n'est pas, d mon sens, que j'aie dit des faassetes ; je n'ai voulu qu'une chose: c' est, aut ant que je puis, d' eviter I' obscurite et d' exprimer clairement ce que
1 Ps. 146: 2.
2 Ps. 8: 3.
3 Voir introduction p. 7.
4 Jeu de mots qui fait intervenir successivement deux significations du verbe latin facio: faire et s1(/jire a.
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Tame XVII
2. je voulais faire com prendre, en y appliquant toutes Ies ressosrces de mon esprit. J' ai bien assez le sentiment, il est urai, pour ne pas dire plus, d'auoir traite de choses grandes plus petitement qu'i! n' etait convenable ou necessaire. Mais je me console a I' aide du proverbe connu: Malheur a celui qui fait mieux qu'il ne peut 1. Et de cet autre: Dies ne veut pas que I' on exige ce qui passe le pouvoir de I' homme 2.
Trtoe de paroles. Est-ce bien de I' Ecriture que nous traitons? J' entends I' Ecriture qui est celle du Saint-Esprit. Qui donc pourrait suJlire pour elle, au temoignage de Paul? Comme le dit Gregoire, c'est un fleuve ou I'agneau a pied et ou I'elephant s'enfonce 3. Elle est sagesse de Dieu, qui, des sages de ce monde et du prince de ce fHonde lui-meme, fait des insenses, qui rend diserts les en/ants et puerils ceux qui manient I' eloquence.
En fin de compte, le meilleur n'est pas celui qui comprend tout ou qui n'est jamais en difaut (un tel homme n'ajamais existe et n'existerajamais), mais celui qui aime le plus. C'est ce que dit le premier psaume: «Heureux celui qui aime et qui mMite la Loi du Seigneur!» 4 11 suJlit que cette sagesse nous plaise plus que tout, que nous I'aimions et la mMitionsjour et nuit.
Considerons les Comment aires des Peres: la volonte d' aboutir ne leur manqua pas, assurement, a eux non plus, mais ils n'y reussirent pas. Et qu'ils sont derisoires, [pour le lectear d' Jaqjourd' bai, ceux qui, en la paraphrasant, s' efforcerent d' accorder les chases de I' Ecriture a la plus exquise latinite, cette pure latinite qu'ils ambt'tionnaient, eux qui etaient entierement depourvus de I' Esprit et d'intelligence I C' etaient, comme I' on dit, des anes qui accompagnent une !Jre ! 5
Saint Jerome a raison de dire que chacun apporte ce qu'il peut au tabernacle du Seigneur, les uns de l'or, de I'argent, des pierres precieuses, les autres des peaux ou des poils de cheore. Le Seigneur a besoin de tout cela et il prend un plaisir egal au dessein de ceux de qui les offrandes sont inegales.
C' est pourquoi je consens a faire voir ces maigres poils de mes chevres, que j'offre a Dieu en sacrifice. Je le prie, en Christ notre Seigneur, de vouloir bien que par mot' une occasion soit ainsi donnee aux autres de faire de meilleures choses o«, du mains, de toutfaire mieux [que moi J 6. Car, non sans fierte ni sans en tirer
1 Note de WAin loc.: Gatt gebe dem den riiten, der besser macht denn er kann. 2 Id.: originellement: Ultra passe nema tenetur. Cf. W A 40, 19, 1.
3 Litteralement : OU l'elephant nage, Le texte de Gregoire le Grand est celui-ci : Quasi qttidem quippe est jluvius, ut dixerim planus et altus, in qua et agnus ambulet et elephas natet (Maralia in Jab, Sources chretiennes N° 32, p. 121). On peut se demander si Luther n'a pas un peu inflechi le sens que Gregoire donnait a ces mots: il s'agit de la grandeur de I'Ecriture, qui est telle qu'elle s'ouvre aussi bien aux grands esprits qu'aux plus petits des croyants (d'une part I'eau n'est pas trop profonde pour que l'agneau y ait pied et, d'autre part, elle l'est au point que I'elephant y nage a son aise). Pour Luther, le sens est plutot que la grandeur de I'Ecriture defie la sagesse des grands esprits et qu'elle n'est accessible qu'aux humbles.
4 Ps. 1: 2.
5 Varron. Un jeu de mots n'est pas exclu, resultant, dans l'esprit de Luther, d'une comparaison fugitive entre les Peres qu'il incrimine ici et Nicolas de Lyre, qui viendrait doubler la signification premiere de cette «citation »,
8 Le ton est irouique.
Preface
gloire dans le Seigneur,j'espere avoir donne ames aduersaires et au diable, leur die«, d' assez nombreuses occasions de calomnier et de se moquer, ce que, de bon caur, j' ai fait sans cesse et des le commencement. C'est Id ce qu'ils meritent et sont dignes de faire, des lors qu'ils ne veulent ni ne peuvent rien accomplir de bien, comme le dit Paul en Tite r : «d'esprit souil/e et incapables d'aucune bonne euure» 1.
Veuille notre Seigneur jesus-Christ acbeuer 1'(Cuvre qu'il a commencee en nous, hatant le jour de notre redemption, ce jour uers lequel nos yeux sont leves et apres lequel nous soupirons, I' attendant dans la purete de la foi et la bonne conscience, par quoi nous avons he au service d' un monde ingrat, ennemi incorrigible de son propre salut, pour ne rien dire du notre. Viens Seigneur Jesus! Et que celui qui t' aime dise:
Viens Seigneur jesus! Amen 2.
Fait lejour de la Nativitfi du Christ, I'an MDXLlllf3.
1 Tite r : 15-r6, cite librement. 2 Apoc. 22: 20.
3 1543.
COMMENTAIRE
DU PREMIER CHAPlTRE DE LA GENESE, PAR [NOTRE] PERE ET MAITRE VENERE, LE DOCTEUR MARTIN LUTHER, [DONNE] EN L'ECOLE DE WITTENBERG
3
Le premier chapitre est ecrit en termes tres simples, a la verite, mais son contenu n'en est pas moins Ie plus considerable et le plus obscur qui soit. C'est pourquoi chez les Hebreux - saint Jerome en temoigne - il etait defendu a qui que ce soit de le lire ou de l'expliquer a d'autres avant l'age de trente ans. Ils voulurent en effet que l'Ecriture fUt tout entiere bien connue avant que l'on en vint a ce chapitre. Mais les rabbins des Juifs n'en furent pas plus avances, car, merne s'ils ont deux fois trente ans, et davantage encore, leurs commentaires en restent a de puerils bavardages.
Dans l'Eglise elle-merne, personne ne s'est trouve, [usqu'a present, qui flit assez fort en tout point pour tout expliquer. En effet, les interpretes ont souleve, pele-mele et a I'infini, des questions tellement variees et diverses que l'on voit bien que Dieu s'est reserve a lui seul cette majestueuse sagesse et l'intelligence de ce chapitre, en ne no us laissant que cette connaissance generale que no us avons: savoir que le monde a commence et que Dieu l'a cree a partir du neant 1. Cette connaissance generale res sort clairement du texte. Quant aux points particuliers, bien nombreux sont ceux qui preterit a discussion et qui donnent naissance a des problemes sans nombre.
Nous apprenons de Moise qu'il y a six mille ans, le monde n'existait pas encore. De cela l'homme adonne a la philosophie ne saurait nullement se persuader, car, selon Aristote, il ne peut y avoir de premier homme
ni de dernier. Quoique, pour Aristote, le probleme de I'eternite du monde 4 reste sans solution, il est cependant enclin a penser que le monde est eternel.
Et la raison humaine ne peut pas aller plus loin que cette affirmation: le monde est eternel, et des hommes en nombre infini nous ont precedes et nous suivront. La raison est contrainte de s'arrete r lao Mais, de cette affirmation decoule une opinion tres dangereuse: c'est que I'ame est mortelle, car la philosophie ignore une pluralite d'infinis. II faut donc bien que la raison de l'homme s'achoppe aces choses et qu'elle en soit accablee,
II est possible, a ce qu'il semble, que Platon ait eu quelque connaissance des paroles des Patriarches et des Prophetes 2: il en aurait recueilli des etincelles et aurait donc fait un pas de plus. II pose, quant a lui, une matiere et une idee eternelles. II dit que le monde a eu un commencement
1 Ex nibilo,
2 Co/legit scintillas, quasi ex Patrum et Prophetarum sermonibus,
18
Tome XVII
et qu'il a ete fait de la matiere. Mais [e renonce a faire etat des opinions des philosophes, car on les trouve chez [Nicolas de] Lyre, bien que cet auteur ne les explique pas.
II n'y a donc ni chez les Hebreux, ni chez les Latins, ni chez les Grecs un guide que nous puissions suivre en toute securite dans ces [vastes] espaces [de nos origines]. C'est pourquoi l'on nous pardonnera si no us faisons [simplement] tout ce que nous pouvons. Parmi les theologiens, en effet, il n'y a d'accord general que sur un point unique, ou presque: c'est a partir du neant que le monde a commence d'etre,
Hilaire et Augustin, consideres comme de tres grandes lumieres de l'Eglise, pensent que le monde a ete cree en un instant et tout a la fois plutot que successivement, tout au long de six [ours. Et Augustin joue admirablement de ce sujet des six [ours, dont il fait des [ours figures 1 et non des jours au sens propre du terme 2: des etapes de la connaissance des anges. D' OU l'usage, dans l'Ecole comme dans les Eglises, des discussions sur la connaissance du matin et celie du soir: Augustin en est I'initiateur et Nicolas de Lyre les expose avec soin. Si que1qu'un desire les connaitre, qu'il s'adresse done a lui.
Lors rneme que ces discussions soient subtiles, elies ne font rien a l'affaire. Est-il besoin de nous parler d'une double connaissance? Et il n'est pas utile de commencer par se faire de Moise I'idee d'un auteur si allegorique 3. En effet, il n'entend pas nous donner un enseignement sur des creatures et un monde allegoriques, mais bel et bien sur des creatures reelles, sur un monde visible et offert a nos sens. C'est pourquoi il appelle brebis une brebis et barque une barque 4, ce qui veut dire qu'il parle du jour et du soir comme nous avons coutume de le faire, sans allegoric. De la meme maniere, l'evangeliste Matthieu retient lui aussi cette maniere de parler, lorsqu'il ecrit, en son dernier chapitre, que Christ est ressuscite le soir du sabbat, au moment ou se levait le premier jour de la semaine. Quoique nous ne saisissions pas bien ce que signifient ces jours 5 et que nous ne comprenions pas pourquoi Dieu a voulu se servir de ces divisions du temps, confessons notre ignorance plutot que de tordre le sens des mots pour leur faire dire des choses etrangeres a leur signification reelle.
Quant a l'affirmation d'Augustin, deja mentionnee, nous soutenons que Moise a dit en termes propres, et nullement allegoriques ni figures, que le monde a ete cree en six [ours, avec toutes ses creatures, et que c'est la ce que les mots veulent dire. Si nous n'en comprenons pas la raison, restons des disciples et laissons Ie magistere au Saint-Esprit. Or, ces [ours
1 Mysticos dies cognitionis in angel is, non naturales. 2 Non naturales.
3 Nee etiam utile est, Mosen in principia tam facere Mysticum et allegoricum.
4 Luther fait apparemment ici un jeu de mots: appellat schapham scapham, ce nom signifiant a la fois nacelle et brebis,
5 Non satis assequimur rationem dierum.
Commentaire
sont clistincts en ceci que la masse informe des cieux et de la terre fut creee en premier lieu, a quoi vint s'ajouter ensuite la lumiere ; Ie firmament fut cree Ie second jour; Ie troisieme, la terre, issue des eaux avec ses fruits; Ie quatrierne, la creation du soleil, de la lune et des etoiles vint embellir Ie ciel; Ie cinquierne, ce fut Ie tour des poissons de la mer et des oiseaux du ciel; Ie sixieme, les animaux de la terre et l'homme furent crees, Je laisse de cote les distinctions que I'on trouve [dans les commentaires] entre l'acte createur, celui qui separe et celui qui orne, car je ne sais pas si de telles precisions sont partout a leur place. Cependant, que celui qu'elles interessent consulte Nicolas de Lyre.
Quant a savoir ce que les philosophes pensent de la matiere - ce qui est necessaire si l'on en croit N. de Lyre - j'ignore si cet auteur a bien cornpris ce qu'Aristote entendait par matiere. Ce n'est pas Ie chaos informe et brut qu' Aristote appelle de ce nom, comme Ie fait Ovide ', C'estpourquoi, negligeons ces choses secondaires et venons-en a Moise qui est un meilleur docteur. Nous Ie suivrons avec plus de securite, plutot que les philosophes qui discourent de choses inconnues sans [Ie secours de] la Parole.
1 Metamorphoses I: 6.
CHAPITRE I
L'ceuvre du premier jour
Ch. I, V. I
Au commencement} Dieu crea Ie cie! et la terre
On ne peut esquiver ici un point assez obscur: en rappelant la creation du del et de Ia terre, en effet, Moise ne fait mention ni du jour de cette creation ni de la Parole par laquelle ils furent crees. On se demande pourquoi Moise ne s'est pas plutot exprime comme il le fait plus loin, OU il fait mention de Ia Parole, ce qui donnerait ceci: Au commencement Dieu dit:
Que le del et la terre soient! Au lieu de cela il parle du ciel et de la terre 6 comme s'ils etaient crees avant que Dieu ait parle, alors que le Decalogue 1
et toute I'Ecriture attestent que c'est en six [ours que Dieu fit le ciel et la terre et tout ce qu'ils contiennent. Mais je viens de dire que nous entreprenons notre marche sans guide: nous laisserons done aux autres leur propre appreciation et, quant a nous, nous exposerons notre sentiment.
Ce qu'il appelle le del et la terre ne res semble pas a ce que nous voyons aujourd'hui: ce sont encore des corps bruts et informes. L'eau etait tenebreuse et, de nature plus Iegere, telle un limon ou tel1e un broui11ard epais, elle entourait une terre elle-meme informe. Cette matiere premiere de I'ceuvre qui allait suivre, pour m'exprirner ainsi, Dieu ne la crea pas en dehors des six jours, selon les paroles explicites du Decalogue 1, mais au commencement du premier jour.
Pour autant que je vois, si Moise ne park pas encore du premier jour, c'est que ces corps, [encore] tout confondus, d'un del et d'une terre informes ne furent formes et acheves qu'apres cela. Car ce qu'ensuite il appelle I'abime et l'eau (l'eau informe et brute, avant toute intervention ordonnatrice qui procure une forme determinee) il Ie designe ici comme le del. Si, en effet, Moise s'etait exprime autrement et qu'il avait dit: Au commencement Dieu rut: Que Ie del soit, etc., il n'y eut pas eu lieu de repeter 11 dit lorsqu'il est question de la creation de la lumiere venant eclairer les eaux informes.
Void done l'affirmation tres simple de Moise: tout ce qui existe a ere cree par Dieu, et, au commencement du premier jour, fut creee une masse 1 Decalogue: cf. Ex. 20: I I.
2.2.
Tome XVII
Ch. I, V. 1-2.
brute de limon ou de terre, de brouillard ou d'eau, sur lesquels, au cours du premier jour, Dieu repandit ensuite la lumiere, faisant ainsi paraitre le jour. A sa clarte, cette masse informe du del et de la terre ne differait pas d'une semence rudimentaire mais propre a produire quelque chose.
Ch. I, V. 2.
Or la terre itait informe et vide
Les termes hebralques Tohu et Bohu ont un sens qui defie toute traduction. Ils sont frequemment utilises dans les saintes Ecritures. Tohu y est mis pour neant 1; ainsi, la terre est Tohu, n'etant d'elle-rneme qu'une chose informe, OU den ne conduit nulle part 2, sans. distinction de lieux, OU it n'y a ni colline ni vallee, ni herbes ni [d'autres] plantes, ni anirnaux ni hommes. Car tel fat le premier visage de la terre inculte. Comme elle etait limon et terre rneles, on n'y pouvait relever aucune des distinctions que l'on peut y noter aujourd'hui apres qu'elle a ete elaboree.
Ainsi, Esaie dit au chapitre 34, en menacant Ie monde de devastation: «On y etendra le cordeau tohu et le niveau bohu» 3, ce qui veut dire qu'elle sera devastee au point qu'il n'y restera ni hommes ni betes de somme,
7 que les maisons seront desertes et que tout sera bouleverse. Tel est le sort de Jerusalem, qui fut plus tard detruite par les Romains, comme Rome par les Goths, tellement que l'on n'y peut montrer de vestiges de la tres celebre ville d'autrefois,
De meme que l'on voit maintenant la terre s'elevant au-dessus des eaux, le del orne d'etoiles, les camp agnes d'arbres, les cites de maisons, etc., ainsi, lorsque tout cela a ete supprime et reduit en une masse confuse et informe, ce qui reste est appele tob« et bohu 4.
Or, de meme que la terre etait enveloppee de tenebres, ou d'eaux tenebreuses, ainsi le del etait-il egalement informe: il etait Tohu, non seulement parce qu'il etait [encore] prive de I'ornernent des etoiles, et Bohu parce qu'il ri'etait pas encore distinct de la terre, mais parce qu'il etait encore sans lumiere: un abime obscur et profond qui, comme un brouillard tres dense, environnait la terre, ce limon deja mentionne, Car, dans la suite, il va encore etre question de la distinction des eaux.
Nous avons donc deja ce premier point de l'enseignement de Moise: c'est que Ie del et la terre furent crees le premier jour. Mais il s'agit d'un del rudimentaire, dont les eaux ne sont pas encore distinctes, et encore sans hauteur. II s'agit de meme d'une terre rudimentaire, sans animaux ni £leuves ni montagnes.
1 Ponitur pro nihilo. 2 Ubi nulla via.
3 Es. 34: II.
4 Litteralernent: il l'appelle tohu, etc., le pronom se rapportant probablement it Esaie.
Ch. I, V. 2
Livre de fa Genese
Je n'approuve nullement les discussions de Nicolas de Lyre, ou 1'on demande si la matiere est simple potentialite, devenant substance par un pouvoir qui lui soit propre; ou encore ce que dit Augustin dans le livre de ses Confessions: que la matiere n'est rien, pour ainsi dire, et qu'elle ne peut pas etre imaginee comme un moyen terme ", Car comment pourrait-on appeler un pur neant ce qui, a sa maniere, est une realite et une substance, que Moise appelle del et terre? A moins que l'on n'entende la matiere a la maniere d'un artisan 2, en pensant, par exemple, au bois, avant qu'on en ait fait un coffre ou un escabeau. Mais les philosophes parlent alors de seconde matiere.
II convient plutot de considerer ce que dit Pierre parlant des impies: «Ils ignorent de plein gre, dit-il, qu'il y eut autrefois des deux et une terre tires de l'eau et tenant d'elle leur consistance, grace a la Parole de Dieu,
ce qui fait que le monde qui etait alors perit, inonde par les eaux.» 3 Car Pierre, dans ce texte, semble indiquer que la terre a ete tiree de l'eau et constituee par elle et, ensuite, qu'elle a emerge de l'eau et qu'elle a ete mise en lumiere, en quelque sorte, paraissant, comme aujourd'hui, flotter sur la mer. Cela, dit-il, les impies le savaient, et ces conditions leur inspiraient confiance a l'endroit de l'eau: ils n'en craignaient pas les dangers, puisqu'ils savaient qu'elle est le fondement de la terre. Et, cependant, l'eau fut aussi
la perte de cette terre qu'elle conservait et portait, de meme qu'a la fin Ia terre perira par le feu. Ainsi I'allusion de saint Pierre semble bien etre que la 8 terre a ete tiree de l'eau 4. En voila assez au sujet de Ia matiere car, a supposer qu'il se trouve un discuteur plus subtiI, je ne sais s'il parlerait encore avec quelque fruit.
Et les ttinebres couuraient la face de I' abime
L'eau, I'abirne et le del designant ici Ia meme chose, savoir cette matiere tenebreuse et rudimentaire qui fut ensuite illuminee et ordonnee par la Parole. Mais c'est la I'office d'une autre Personne, Christ, Fils de Dieu, que d'orner et d'ordonner la masse informe creee 5 du neant. Telle peut aussi avoir ete la pen see de Moise, ce qui expliquerait pourquoi il n'a pas mis, au debut, le verbe Il dit. II en est qui adoptent cette raison.
1 Saint Augustin, Confessions, XII, 27-32. 2 Artificialiter.
3 II Pierre 3: 5.
4 ••• terra in aqua et ex aqua producta sit. 5 Ex nibifo productam.
Tome XVII
Ch. I, V. 2
Et I' Esprit de Dies planait sur les eaux
Selon I'interpretation de certains, I'Esprit du Seigneur n'est ici pas autre chose que le vent. Mais, quant a moi, s'il fallait entendre ici I'Esprit dans un sens materiel, j'aimerais mieux que cela soit cornpris du mouvement qui commencait, comme il s'est ensuite poursuivi, cette matiere rudimentaire du del et de la terre que [Moise] appelle l'abime. En effet, l'eau ne demeure pas immobile, mais elle est toujours en mouvement a la surface.
Mais, de preference, nous comprenons qu'il s'agit ici du Saint-Esprit.
Car le vent appartient a la creation et il n'existait donc pas encore lorsque la masse du del et de la terre gisait dans sa confusion [initiale]. Et un accord considerable regne dans l'Eglise au sujet du mystere de la Trinite qui se presente ici. Par le Fils, que Moiseappelle la Parole, Ie Pere cree du neant Ie del et la terre et le Saint-Esprit les couve. En effet, de meme que la poule couve ses ceufs pour en faire sortir Ies poussins, en les rechauffant et, pour ainsi dire, en les animant de sa chaleur, ainsi, dit I'Ecriture sainte, le Saint-Esprit couvait Ies eaux, si l'on peut dire, pour donner vie a cette matiere 1 qui devait etre animee et ordonnee 2. Car tel est l'office du Saint-Esprit: donner la vie.
En voila assez, a mon sens, pour qu'en rejetant toute autre opinion, nous affirmions ceci: du neant, Dieu a cree le del et la terre, masse primitive ou une terre informe etait enveloppee de cieux informes comme d'un brouillard,
Mais il nous reste a discuter encore quelques termes, II s'est toujours trouve des gens pour chercher Ies explications les plus diverses et subtiles de I'expression: «au commencement ». IIs expliquerent ce «commencement» comme s'il designait le Fils - «au commencement» signifiant donc: «dans le Fils» - a cause du passage de Jean ou Christ, en reponse a Ia question des Juifs, leur dit qui il est: «Pour commencer, moi, celui qui vous parle » 3. Et encore a cause du Psaume IIO: «Avec toi le commencement, dans Ie jour de ta force.» 4 Presque tous expliquent ce passage comme suit: Avec toi
9 le Fils en puissance divine. Mais ceux qui connaissent le grec savent que, dans [les ecrits de] Jean, ,,;i}v aQX'I}v doit etre interprete comme un adverbe, ce qui est [d'ailleurs] une maniere de dire frequente chez les Grecs, Que ceux qui le veulent jouent done ici [au plus fin]: ce qui me plait, a moi, c'est ce qui est le plus simple et que les ignorants peuvent comprendre,
1 Ista corpora.
2 Animanda et ornanda.
3 Selon la version allemande de Luther, qui donne ici la signification du texte telle que la suppose le commentaire: Jean 8: 25.
4 Ps. 110: 3: Luther suit ici le texte traditionnel de la Vulgate (cf, la LXX).
Ch. I, V. 2
Livre de fa Genese
C'est pourquoi je pense que Moise a voulu designer ici Ie debut du temps, de telle sorte que «au commencement» signifie cela meme, II pourrait dire: Alors que Ie temps n'etait pas, ou: Quand Ie monde commenca, Dieu crea du neant tout d'abord Ie ciel et la terre sous une forme rudimentaire et sans qu'ils fussent encore ordonnes comme ils Ie sont aujourd'hui. Mais ils ne demeurerent pas longtemps en cet etat car, tout aussitot, des Ie premier jour, ils commencerent a prendre forme par la lumiere.
Les ariens se sont imagine que les anges et que Ie Fils de Dieu avaient ere crees 1 avant Ie commencement. Negligeons ces propos blasphematoires, Negligeons aussi une autre question: [ce besoin] de savoir ce que Dieu pouvait bien faire avant le commencement du monde, s'il se tenait en repos ou non? Augustin rapporte que quelqu'un repondit ainsi a cette question: que Dieu preparait alors l'enfer pour les curieux 2. II entendait ainsi se derober a I'indiscretion de cette question, si l'on en croit Augustin.
C'est dire que la modestie d'Augustin no us plait, lui qui, devant des questions de ce genre, declare qu'«il cargue les voiles de son intelligence ». On peut bien, en effet, speculer et dis cuter a I'infini, ces choses n' en demeurent pas moins insaisissables. Si nous ne comprenons meme pas comme il faut ce que nous voyons et faisons, combien moins ces choses! Pent-on imaginer ce qui aurait ete en dehors du temps et avant Ie temps? Ou peut-on penser ce que Dieu aurait fait avant que Ie temps fut? Laissons done ces choses et bornons-nous a penser qu'avant la creation du monde, Dieu etait hors de toute comprehension, en son repos eternel, Et que, maintenant, apres la creation, il est au-dedans, au-dehors et au-dessus de to utes les creatures, c'est-a-dire qu'il est encore insaisissable. On ne peut rien dire de plus, car notre intelligence ne saisit pas ce qui est en dehors du temps.
C'est aussi la raison pour laquelle Dieu ne se manifeste que dans ses ceuvres et par la Parole, car ce sont la choses de quelque rnaniere saisissables; les autres, qui sont Ie propre de la divinite, ne peuvent etre ni saisies ni comprises 3 telles qu'elles sont: elles sont en dehors du temps et avant Ie monde ... Peut-etre Dieu se rnontra-t-il a decouvert au premier homme 4 mais, apres Ie peche, il se manifesta par un bruissement, dans Iequel il s'enveloppait comme dans un voile. Plus tard, dans le tabernacle, il s'enveloppa du propitiatoire et, dans le desert, d'une nuee et de feu. C'est pourquoi Moise parle a ce sujet de la «face» de Dieu, car c'est par ce moyen que Dieu s'est rnanifeste. Et Cain appelle face de Dieu le lieu OU i1 avait auparavant offert le sacrifice. Car cette nature est en effet deformee
par le peche - bien plus, corrompue et perdue - au point qu'elle ne peut 10
1 Conditos fuisse.
2 Deum praeparasse infernum curiosa scrutantibus. 3 Capi aut intelligi non possunt,
4 Adae apparuit nudus.
26
Tome XVII
Ch. I, V. 2
connaitre ou comprenclre Dieu a decouvert 1 ret] tel qu'il est. C'est pourquoi ces voiles sont necessaires.
C'est done folie que de beaucoup dis cuter de [ce que] Dieu [etait ou faisait] hors du temps et avant le temps: c'est vouloir comprendre la divinite en soi 2, la pure essence divine. C'est impossible, et c'est pourquoi Dieu s'est enveloppe dans des ceuvres et dans certaines formes 3, comme i1 le fait aujourd'hui dans Ie bapterne, dans l'absolution, etc. Pour peu qu'on s'en ecarte, l'on s'evade hors de toute mesure, hors de l'espace et hors du temps 4, et proprement dans le neant: le philosophe sait qu'il n'y a pas la de connaissance possible. N ous faisons done bien de negliger cette question et, pour l'expression discutee: «au commencement», nous nous contentons de notre simple explication.
Par contre, i1 est plus important de remarquer que Moise ne dit pas:
Au commencement Adoni 5 crea le eiel et la terre, mais il se sert du pluriel Elohim. Or, Moise et d'autres appellent de ce nom tantot les anges, tantot les juges, ou magistrats, par exemple au Psaume 82: «J'ai dit: Vous etes des dieux.» 6 11 est certain qu'ici, ce terme designe le Dieu unique et veritable qui a cree toutes choses. Pourquoi, alors, se servir d'un pluriel?
Les J uifs font preuve, a propos de ce texte de Moise, d'une subtilite variee. A notre sens, il est clair qu'il voulait designer a mots couverts la 'I'rinite ou la pluralite des personnes, dans une seule nature divine. S'agissant en effet de I'operation creatrice, il s'ensuit de toute evidence qu'il ne saurait etre ici question des anges. La contradiction demeure donc:
Dieu est un et, cependant, cette unite, plus une que toute autre unite, est aussi une tres authentique pluralite. Sinon, pourquoi Moiseaurait-il besoin de se servir du pluriel?
11 faut rejeter une subtile derobade des Juifs: le pluriel serait iei simplement reverenciel, Mais pourquoi precisernent dans ce passage? D'autant plus que ce n'est pas un usage commun a toutes les langues que d'exprimer le respect par Ie pluriel, quand il s'agit d'une personne seule, comme nous le faisons, nous autres Allemands.
Au surplus, bien qu'ils s'evertuent a crier que ce terme s'applique aussi bien aux anges et aux hommes, il n'en reste pas moins que le pluriel se trouve ici dans un passage OU il ne peut etre entendu que de Dieu, puisqu'il s'agit de l'acte createur. Et il existait bien d'autres termes au singulier: Moise eut pu s'en servir, s'il n'avait pas deliberement voulu faire entendre a ceux qui ont l'Esprit que, dans la nature divine, en dehors
1 Deum nudum.
2 Nudam divinitatem.
3 In opera et certas species.
4 Extra mensuram, locum, tempus.
5 Nous respectons la graphic du texte (W A). 6 Ps. 82: 6.
Ch.I,v.2
Livre de fa Genese
[du domaine] de la creation 1, il Y a pluralite de personnes. Sans doute ne dit-il pas explicitement que Ie Dieu un et veritable est Pere, qu'il est Fils, qu'il est Saint-Esprit. C'est a l'Evangile que cet enseignement etait reserve. Moise s'en tenait a ce terme au pluriel, qui continue ensuite a s'offrir aux hommes pour designer cette pluralite des personnes.
Nous n'avons pas, pour autant, a nous etonner de voir ensuite Ie merne terme applique aux creatures. Pourquoi Dieu ne nous communiquerait-il pas son nom, des lors qu'il nous communique pouvoirs et offices? 2 Car remettre les peches, retenir les peches, donner la vie: ces ceuvres appartiennent a la majeste divine seule et, cependant, ces memes ceuvres sont confiees aux hommes et e1les ont lieu par la parole que les hommes enseignent. Comme dit Paul: «Pour que je sauve un grand nombre
de ceux de ma race.» 3 Et encore: «Je me suis fait tout a tous, pour les sauver tous.» 4 De merne done que ces ceuvres sont veritablement des ceuvres de Dieu, bien qu'elles soient aussi confiees aux hommes et qu'elles soient faites par des hommes, ainsi Ie nom de Dieu signifie-t-il vraiment I I Dieu, bien qu'il soit egalement applique a des hommes.
Arius ne put pas nier que Christ eut ere cree 5 avant Ie monde, car Christ dit Iui-meme : «Avant qu' Abraham flit, je suis.» 6 Et il est ecrit dans [Ie livre des] Proverbes: «Avant que les cieux fussent, je suis.» 7 II prend done Ie parti de dire que Christ - ou la Parole - avait ete cree avant to utes choses et qu'il les avait ensuite creees ; qu'il etait une creature toute parfaite, bien qu'il n'eut pas toujours existe, Mais a cette opinion fanatique et impie, il faut opposer que Moise dit: «au commencement», ne mettant rien d'autre avant ce commencement que Dieu [seul], qu'il designe en usant du pluriel.
C'est dans ces opinions absurdes que tombent les esprits lorsqu'ils pretendent penser a de si grandes choses sans [Ie secours de] la Parole. Nous ne savons pas davantage ce que nous sommes nons-memes, comme Ie dit Lucrece: «On ignore encore ce qu'est la nature de I'ame.» 8 Nous pensons pouvoir juger, compter, discerner en fait de quantite et dans Ie domaine de la creation spirituelle - pour m'exprimer ainsi - [c'est-a-dire] du vrai et du faux, et nous ne pouvons cependant pas encore definir ce qu'est I'ame: combien moins comprendrons-nous Ia nature divine? Nous ignorons ce qu'est le mouvement de notre volonte: sa mesure n'est ni la
1 Creatura.
2 Potestatem et officium. 3 Rom. I I: I4.
4 I Cor. 9: 22.
5 Ante mundum conditus. II va de soi que cette concession d' Arius ne satisfait Luther que
dans Ia mesure OU elle exaite Christ mais nullement dans Ia mesure OU elle Ie ferait assez. 6Jean8:58.
7 Provo 8: 22.
8 Lucretius Carus: De rerum nat. I, I I 3.
Tome XVII
Ch. I, V. 2
qualite ni la quantite et, cependant, il s'agit bien d'un certain mouvement. Que pouvons-nous done savoir des choses divines?
C'est donc pur delire que de pretendre discuter de Dieu et de la nature divine sans la Parole et sans qu'elle se manifeste 1, comme le font tous les heretiques: ils parlent de Dieu tout aussi tranquillement qu'ils le font d'un porc ou d'une vache. Ils remportent done le prix qui convient a leur temerite, en courant si dangereusement le risque d'un tel affrontement. En effet, si quelqu'un veut etre en securite et s'appliquer sans danger a de si grandes choses, qu'il se borne aux manifestations 2, aux signes et aux voiles 3 dont se sert la divinite, tels que sa Parole et ses ceuvres, Car c'est par la Parole et dans des ceuvres que Dieu se montre a nous. Ceux qui s'y tiennent 4 sont gueris, comme la femme qui souffrait d'une perte de sang le fut au contact du vetemenr de Christ.
Mais ceux qui entendent toucher a Dieu en negligeant les manifestations dans lesquelles il s'enveloppe 5 sont des gens qui s'efforcent de monter au del sans echelle (c' est-a-dire sans la Parole): ils retombent done, accables par la majeste [de Dieu] qu'ils s'efforcent de saisir a decouvert 6, et ils perissent, Tel fut le sort d'Arius. II pensait qu'il y avait quelque chose d'intermediaire entre le Createur et la creature, et que toutes choses avaient ete creees par cet interrnediaire. II ne pouvait qu'en venir la, des lors qu'a l'encontre de I'Ecriture, il niait la pluralite des Personnes dans la divinite, Mais, discutant de ces choses sans la Parole, a laquelle i1 faussait compagnie, fonde seulement sur ses propres cogitations, il ne pouvait manquer de s'y achopper.
Ainsi [encore] le moine: il ne suit pas la Parole, ce qui fait qu'il imagine, siegeant la-haut dans le del, un Dieu qui sauvera les encapuchonnes, les observateurs d'une regle particuliere de vie. II entend, lui a ussi, faire l' ascension du del sans prendre garde a ce qui est offert a sa vue 7, sans que «la face de Dieu aille devant lui». Les Juifs, eux aussi, avaient leurs idoles et des hauts lieux. Ils trebuchaient tous et leur ruine est la meme, car c'est leur pierre d'achoppement que d'abandonner la Parole et de suivre, chacun de son cote, leurs prop res cogitations.
12 Si nous voulons done marcher en surete, retenons les avertissements
de la Parole et ce que Dieu lui-meme a voulu que nous sachions. Laissons les autres choses qui ne nous sont pas presentees par la Parole. Que
1 Sine involucra. 2 Species.
3 Involucra.
4 Qui haec attingunt.
5 Extra ista involucra. 6 Nudus.
7 Litteralernent ; extra apparentiam. Luther designe ainsi les manifestations sensibles de Dieu, par lesquelles il se donne a connaitre. Elles expriment, d'une part, la volonte de ne pas accabler l'homme par la majeste d'une revelation directe (Deus nudus} et, d'autre part, l'initiative de Dieu, souveraine et secourable.
Ch. I, v . 2
Livre de la Genese
m'importe ce que Dieu faisait avant que le monde flit cree, ou comment pourrais-je, moi, le toucher du doigt? C'est la une curiosite qui cherche a scruter le secret de la divinite ": celle des J uifs, par exemple, qui se laissent detourner du texte pour ne pas croire a plusieurs Personnes 2, bien que Moise se serve clairement du pluriel.
Le Dccrer condamne Ies rW{}Qo.m;0fJ-oQso1]rUr; 3, parce qu'ils parlent de Dieu comme d'un homme, lui pretant des yeux, des oreilles, des bras, etc. Cette raison de [Ies] condamner est injuste. Comment done, entre eux, des hommes parleraient-ils autrement de Dieu? Si c'est heresie que de penser ainsi de Dieu, c'en est fait du salut de tous les enfants qui ne pensent pas autrement, et s'expriment de maniere enfantine. Mais Iaissons Ia Ies enfants et pensons a un docteur des plus savants: quel autre enseignement ce dernier pourrait-il donner de Dieu et comment pourrait-il parler autrement de lui?
On a done fait grand tort a de braves gens qui croyaient a Dieu, Ie Tout-Puissant et Ie Sauveur, et que l'on n'en a pas moins condamnes parce qu'ils disaient que Dieu avait des yeux pour voir Ies pauvres, qu'il avait des oreilles pour entendre ceux qui prient, etc. Notre nature, telle que no us Ia connaissons, saurait-elle comprendre une substance spirituelle? L'Ecriture elle-merne, un peu partout, tient un langage de ce genre. C'est done a tort que ces gens sont condamnes et il convient plutot de louer le gout de Ia simplicite qui n'est nulle part plus necessaire qu'en matiere de doctrine. II faut done bien que, Iorsqu'il se revele a nous, Dieu Ie fasse sous un voile et en s'enveloppant en quelque chose et qu'il dise: Void comment 4 tu vas me saisir vraiment, En saisissant cet enveloppement, en y adorant, en y priant, en y sacrifiant, nous pouvons dire tres justement que nous avons invoque Dieu, que no us avons offert un sacrifice a Dieu.
Ainsi, il n'est pas douteux que nos premiers ancetres adoraient Dieu le marin, lorsque Ie solei! se leve, admirant Ie Createur dans la creation 5, ou, pour parler plus clairement, instruits par Ia creation 5. Leurs descendants retinrent l'usage, mais sans le comprendre et c'est ainsi qu'il degenera en idolatrie. La cause n'en est pas le soIeiI lui-meme, qui est une bonne creation, mais I'extinction progressive d'une doctrine que Satan ne peut supporter. C'est ce qui arriva lorsque Satan detourna Eve de Ia Parole: elle tomba tout aussitot dans Ie peche.
Pour en revenir aux anthropomorphites 6, je pense qu'il ne faut nullement Ies condamner puisque Ies prophetes eux-memes depeignent Dieu comme siegeant sur un trone. Lorsque les esprits simples entendent cela,
1 Cogirationes nadae divinitatis.
2 Luther parle ici des personnes de la Trinite divine.
3 Les «anthropomorphites »: ceux qui pretent a Dieu des formes et qualites humaines. 4 Sub hoc involucro: sous cette enveloppe (voile).
5 Ou: dans la creature.
• Voir ci-dessus.
Tome XVII
Ch. I, V. 2-3
ils pensent aussitot a un trone d'or admirablement ouvrage, bien qu'ils sachent qu'il n'y a rien de materiellement tel dans Ie del. Esaie dit ainsi qu'il vit le Seigneur revetu d'une robe tres ample: c'est que Dieu ne saurait etre depeint ni aper<,;:u d'une vue parfaite et directe 1. C'est pourquoi des images [comme celles qui ont ete mentionnees] plaisent au Saint-Esprit et qu'elles nous sont presentees comme des ceuvres de Dieu pour que nous les saisissions. Par exemple, que Dieu crea le del et la terre, qu'il envoys
13 son Fils, qu'il parle par son Fils, qu'il baptise, qu'il nous delivre de nos peches par la Parole 2. Qui ne saisit pas ces choses ne saisira [amais Dieu. Mais je m'arrete, car j'ai discute souvent avec abondance de tout cela. 11 fallait cependant y toucher maintenant, a cause de Moise que les Juifs maltraitent si pitoyablement dans ce passage par lequel nous prouvons qu'il y a plusieurs personnes en la divinite, A vans:ons maintenant dans notre texte.
Ch. I, V. 3
Et Dieu dit: Que fa fumiere soit, et fa fumiere Jut
J'ai [deja] dit qu'au commencement fut creee par la Parole cette masse elementaire de la terre et du del (que [l'auteur] appelle les eaux, ou aussi I'abirne): il faut entendre cela de I'ceuvre du premier jour, bien que ce soit ici pour la premiere fois que l' on trouve cette tournure de Moise: «Dieu dit: Que la lumiere soit», etc. Etrange affirmation, a la verite, et que les autres langues ne connaissent pas, quels que soient les ecrivains: qu'en disant ce qui n'etait pas, Dieu en fasse quelque chose. C'est done ici que Moise commence a parler du moyen ou de l'instrument dont Dieu le Pere s'est servi pour son ceuvre: savoir la Parole.
Mais il convient de bien remarquer la difference que les Hebreux font entre Amar et Dabar. Nous rendons l'un et l'autre de ces termes par les verbes «dire» ou «parler », alors que les Hebreux se servent d'Amar pour signifier la parole dans l'acte meme de son emission, a la difference de Dabar, qui a egalement une portee substantive. Ainsi, lorsque les prophetes disent: void la Parole du Seigneur, ils se servent de l'expression Dabar et non de Amar. Mais, aujourd'hui, les nouveaux ariens trompent ceux qui ne savent pas I'hebreu: la parole, disent-ils, signifie une chose creee et c'est dans ce sens que l'on dit de Christ qu'il est parole. A l'encontre de cette alteration impie et absurde, on avertit ici honnetement le lecteur que le sens du verbe Amar, tel que Moise l'entend, est simplement et proprement celui de l'acte qu'est I'emission de la Parole 3, tellement que si elle est bien quelque chose de distinct de celui qui dit, cette distinction est [simplement] entre celui qui dit et ce qui est dit.
lEs. 6: 1.
2 Litteralement: qu'il nous absout. 3 Litteralernent : la Parole emise.
Ch. I, V. 3
Livre de la Genese
31
D'apres Ie texte merne, nous avons pu prouver plus haut la pluralite des personnes: il est clair, du meme coup, que les personnes sont distinctes. Selon Ie texte, Dieu est, en quelque sorte, celui qui dit 1: il cree sans utiliser de matiere, mais , par la seule parole qu'il prononce, il fait Ie ciel et la terre a partir du nean t.
Tournons-nous ici vers l'Evangile de Jean: «Au commencement etait la Parole» 2 (il est parfaitement d'accord avec Moise). Avant que Dieu fit Ie monde, dit-il ainsi, rien de cree n'existait, mais Dieu possedait la Parole. Mais, cette Parole, qu'est-elle done, ou que fait-elle? Ecoutons Moise. Il nous dit que la lumiere n'existait pas encore mais que, de leur non-etre,
les tenebres sont changees en cette prestigieuse creature qu'est la lumiere. I4 Par que1 moyen? Par la Parole. La Parole est donc au commencement
et avant toute creature: e1le est une Parole si puissante que, du neant, elle
fait to utes choses. La consequence est irrefutable et Jean l'exprime clairement: cette Parole est Dieu et, neanmoins, une personne distincte de Dieu
le Pere, comme sont choses distinctes la parole et ce1ui qui prononce la parole. Et, pourtant, cette distinction est telle que I'unite essentielle demeure totale 3.
Ces verites sont ardues et il n'est pas sur d'aller plus loin que l'Esprit ne nous conduit. Restons-en done Ia : lorsqu'un ciel et une terre rudimentaires, l'un et l'autre obscurs et tenebreux, eurent ete tires du neant par la Parole, par la Parole aussi la lumiere fut tiree du neant, c'est-a-dire des tenebres memes. Paul mentionne cette premiere ceuvre du Createur comme une ceuvre remarquable: «Celui qui a ordonne que la lumiere resplendit du sein des tenebres », etc. 4. C'est un ordre, dit-il, qui fit [exister] cette lumiere, Il sufEt done, pour la fermete de notre foi, que Christ soit vrai Dieu, avec le Pere, de toute eternite, avant que Ie monde fur, et que le Pere ait fait to utes choses par lui, qui est la sagesse et la Parole du Pere, n faut cependant noter encore ceci, dans ce texte de Paul: La nouvelle ceuvre creatrice [est celIe qui] opere la conversions des pecheurs 5 qui se fait egalement par la Parole.
Mais voici que la raison se met a multiplier ses questions impies et ineptes. Si la Parole a toujours existe, dit-elle, comment se fait-il que par elle Dieu n'ait pas cree Ie ciel et la terre plus tot? Ou encore, poursuit-elle, puisque la terre et Ie ciel n'existent qu'a partir du moment ou Dieu commence a parler, il s'ensuit, semble-t-il, que la Parole a commence [d'etre] lorsque la creation [elle-meme] a commence. Et ainsi de suite. Mais ces pensees impies doivent etre chassees: Ie domaine en echappe a
1 Une traduction litterale : le Diseur au le Parleur ne peut que trahir la pensee de Luther. 2 Jean I: 1.
3 Unissima.
4 II Cor. 4: 6. 5lmpiorum.
Tome XVII
Ch. r, v. 3
nos affirmations et a notre reflexion, car, en dehors du commencement de la creation, il n'y a que la pure essence divine, il n'y a que Dieu en sa nudite. Or, comme Dieu est au-dessus de toute comprehension, ce qui etait avant le monde est aussi hors de toute comprehension, n'etant pas autre chose que Dieu 1.
II nous semble, a nous, que Dieu commence a parler puisque nous ne pouvons pas remonter plus haut que le commencement du temps. Mais Jean et Moise disent que la Parole est au commencement et avant toute creature: il s'ensuit necessairement qu'elle a toujours existe dans le Createur et dans la pure essence de Dieu. Elle est done vrai Dieu, avec cette precision: le Pere engendre et le Fils est engendre. Car Moise etablit cette difference en parlant du Pere, qui dit, et de la Parole, qui est dite. Cela suffit a Moise, Car une explication plus claire de ce mystere etait plus proprement reservee au Nouveau Testament 2 et au Fils qui est dans le sein du Pere. Nous y entendons des noms bien definis de personnes: le Pere, le Fils et le Saint-Esprit 3, comme ils se trouvent aussi tres discretement indiques dans certains Psaumes et parfois par les prophetes.
15 De cette expression: Dieu «dit » Augustin donne une explication
legerement differente et il I'interprete de la maniere suivante: [Dieu] «dit », c'est-a-dire qu'il en fut ainsi eternellement decide dans le Verbe du Pere ; que cela fut ainsi etabli en Dieu, car le Fils est la raison, l'image et la sagesse du Pere. Mais, ce qu'il faut retenir, c'est tout simplement l'authentique declaration: Dieu dit, c'est-a-dire que, par la Parole, il a cree et fait toutes choses. C'est ce que confirme I'apotre lorsqu'il dit: «[lui] par qui il a fait le monde » 4. Et encore: «Tout a ete cree en lui et pour lui.» 5 Et c'est dans ces limites que nous devons contenir notre reflexion quand il s'agit de la creation. N'allons pas errer plus loin: nous nous enfoncerions surement dans de mortelles tenebres,
Lors done que l'on s'enquiert du monde et de sa creation, contentonsnous de ces deux affirmations: quant a sa matiere, Ie monde a ete fait du neant, et c'est ainsi que la lumiere a ete faite de ce qui n'etait pas lumiere et que le ciel et la terre ont ete faits du neant, Comme le dit Paul: «II appelle les choses qui ne sont point afin qu'elles soient.» 6 Quant a l'Instrument ou au moyen dont Dieu s'est servi, c'est sa Parole toute-puissante qui etait avec lui des le commencement et, comme le dit Paul, avant la creation du
lOU encore: puisqu'il n'a den d'autre que Dieu. • Ou: a la nouvelle alliance.
S Certa nomina Personarum, quod sit Pater, Filius et Spiritus Sanctus. 4 H6b. r: a,
5 Col. r: r6.
6 Rom. 4: 17. Cette lecon est celie de la version allemande de Luther (cund rufet dem, das nicht ist, dass es sei »), a quoi correspond sa correction du texte de la Vulgate (et vocat ea quae non sunt ut sint, au lieu du texte traditionnel: et vocat ea quae non sunt tanquam ea quae sunt},
Ch. r , v. 3
Livre de fa Genese
33
monde 1. C'est done de ce texte de Moise qu'est tire ce que dit Paul: «Par lui tout a ete cree.» 2 [L'apotre] se sert ici de la preposition in a la place de per 3, comme Ie font les Hebreux, car c'est dans ce sens que ceux-ci se servent de la lettre Beth. lei done, comme ailleurs aussi, Paul suit Moise qui, dans ce passage, parle de la Parole dans l'acte merne qui ordonne et prescrit quelque chose.
Cette Parole est Dieu: elle est Parole toute-puissante, prononcee au sein de l'essence divine. Personne n'a pers:u cet acte d'emission, hormis Dieu Iui-meme, c'est-a-dire Dieu Ie Pere, Dieu Ie Fils et Dieu Ie Saint-Esprit. Mais il suffit qu'elle ait ete prononcee pour que la lumiere fUt creee, non de la matiere de la Parole, ni de la nature de celui qui disait [la Parole] mais des tenebres memes. Ainsi, le Pere dit [la Parole] en lui-meme et, tout aussitot, au-dehors, la lumiere vient a l'existence. Et telle fut aussi, dans la suite, la creation de toutes choses. En voila assez, je le repete, sur la maniere dont eut lieu la creation.
Mais une question bien connue est soulevee iei: quelle fut, en effet, la lumiere qui illumina cette masse informe du del et de la terre, alors que ni le soleil ni les etoiles n'avaient encore ere crees, bien que Ie texte affirme qu'Il s'agissait d'une lumiere au sens propre et corporel du terme? 4 C'est bien cela qui a fourni a certains l'occasion de chercher ici une allegoric et d'expliquer que le Fiat lux doit s'entendre de la creation des anges. De meme, la parole: «il separe la lumiere des tenebres », signifie que Dieu separa les anges bons des mauvais. C'est la, en verite, pur jeu d'allegories deplacees: ce n'est pas une interpretation des Ecritures. Car Moise raconte proprement une histoire, Au surplus, Moise a ecrit pour des hommes simples et pour qu'ils aient un temoignage clair sur la creation. II ne faut done pas avancer ici de si grandes absurdites.
Apres cela, l'on demande encore si cette lumiere etait animee d'un mouvement cyclique. J'avoue, quant a moi, mon entiere ignorance sur ce point. Si pourtant quelqu'un desire savoir ce qui me parait vraisemblable, je pense que cette lumiere etait variable 5, donnant lieu a un jour normal qui se leve et qui finit, Bien qu'il soit diffieile de dire la qualite de cette lumiere, H me deplait que, sans raison, nous nous ecartions du sens grammatical 6 ou que nous fassions violence aux mots. Car Moise dit clairement que la lumiere etait la et i1 compte ici le premier jour de la creation.
Je pense done qu'il s'agissait d'une lumiere veritable, animee d'un 16 mouvement cyclique, comme l'est aussi la lumiere du soleil, bien qu'elle
1 Ante constitutionem mundi. 2 Col. r : r6.
3 Le texte de Paul dit en effet: «En lui tout a ete cree.» 4 Lux vera et corporalis,
5 Istam fucem fuisse mobifem.
6 Ut sine causa discedamus a grammatica.
34
Tome XVII
Ch. I, v. ;-5
ne flit pas aussi brillante et resplendissante qu'apres cela, lorsqu'elle fut enrichie, embellie et parfaite par l' eclat du soleil. Les Ecritures saintes attestent de meme qu'au dernier jour, Dieu rendra plus resplendissante et plus brillante la lumiere presente du soleil, lumiere chetive au regard de la splendeur a venir, De meme done que, comparee a la Iumiere future, celle d'aujourd'hui n'est a tout prendre qu'une masse rudimentaire et imparfaite de lumiere, ainsi la lumiere primitive etait-elle rudimentaire comparee a celle d'aujourd'hui. Voila ce que je pense de ces deux questions. Moise poursuit:
Ch. I, v. 5
Et il Y eut te soir et Ie matin: [ce Jut] te premier jour
11 convient de preciser ici que les Juifs ne delimitent pas Ie jour comme nous le faisons; pour eux, le jour commence le soir, lorsque le soleil se couche et il finit le soir suivant. Nous faisons commencer le jour avec le soleillevant 1 •••
Apres nous avoir ainsi depeint le premier jour, Moise, nous le verrons, continue a se servir de la meme tournure pour [presenter] la creation des autres choses: «Dieu dit: Qu'il y ait un firmament, etc.» 2 Nous devons vraiment lui savoir gre de cette repetition: elle soutient grandement notre foi, en effet, en attestant qu'au sein du mystere divin le Fils est vrai Dieu et qu'il y a, en quelque sorte, pluralite de personnes dans I'unite de la divinite. Car celui qui dit est une personne et la Parole, ou ),01'0£, en est une autre.
C'est ainsi qu'un p~aume dit aussi: «Les eieux ont ete crees par la Parole du Seigneur.» 3 Salomon a egalement en vue le langage de Moise lorsqu'il dit que la sagesse divine etait en quelque sorte l'ouvriere de la creation: «Avant qu'il eut rien fait a I'origine, j'ai ete constituee de toute eremite »; «Lorsqu' il disposait les deux, j' etais la; lorsqu'il imposait une loi ferme a I'abime, l'entourant de remparts, etc.» 4 Salomon fait voir iei qu'il avait compris cet enseignement de notre foi que Moise avait annonce, toutefois de telle maniere que, dans son ignorance, le peuple l'entendit et le lut, mais sans le comprendre. Car si Salomon n'avait pas compris ce mystere, il n'eut pas ete en mesure de parler ainsi, Mais c'est de Moise
1 R. Et nous Ies approuvons de faire deriver le nom du soir- qui se dit Arif(Ereb) chez
les Hebreux - d' Araj (Arab), qui signifie melanger, confondre, de meme que de ce terme ils vdeduisent Aroj (Arob), que la Vulgqte appelle Cynomia, ce qui pourrait faire penser a l'image brouillee d'une mouche, parce que, le soir, l'aspect des choses est brouille et qu'en I'absence de la lurniere on ne peut rien distinguer avec nettete, L' Arob hebreu est traduit ]{vv6p,v~a par la LXX. C'est le terme employe pour designer la quatrieme plaie d'Egypte: les mouches venimeuses, «rnouches a chiens» ou taons.
2 I: 6.
3 Ps. 33: 6.
4 Provo 8: 2.2. et 2.7.
Ch.1,V·5
Livre de fa Genese
35
qu'il a tout tire, comme cette parole du livre des Proverbes, [chap.] 30: «Quel est son nom, ou Ie nom de son Fils, si tu Ie connais?» 1
Je pense que d'autres saints personnages encore ont laisse de semblables ecrits, tels Enoch et Elie, et qu'il devait s'y trouver beaucoup de temoignages de ce genre. Mais, de meme que, de nos [ours, ces verites derneurent [pour ainsi dire] cachees, bien qu'elles soient clairement revelees dans Ie Nouveau Testament, et que Ie plus grand nombre ne les accueillent pas mais les combattent, ainsi en etait-il a plus forte raison chez les Juifs, alors que les ecrivains sacres 2 presentaient avec beaucoup de subtilite, a l'intention des esprits avertis, les enseignements discretement nuances qu'ils avaient re<;us.
C'est pour nous une grande consolation de savoir que ce qui s'est 17 passe aux origines du monde exprime qu'il y a pluralite de personnes au
sein du [mystere] divin et que, cependant, il ya unite de nature et de l'etre meme de Dieu 3. Que nous importe s'il y en a qui ne croient pas cela et
qui Ie nient? Abraham regarde, et en void trois: il adore, et il n'y en a qu'Un. L'Esprit Saint dit de meme, dans Ie livre de la Genese: «Et Ie Seigneur fit pleuvoir le feu du del venant du Seigneur.» 4 Lors merne que
les obstines ne comprennent pas ces paroles ni ne s'y tiennent, no us savons pourtant qu'elles ne sont pas des propos d'ivresse mais paroles de Dieu.
II nous reste un grand nornbre de ces temoignages: Hilaire, cet homme excellent, les a recueillis avec beaucoup de diligence. S'ils paraissent obscurs ou incertains, c'est pour les impies et pour les incredules ; pour les croyants ils sont devoiles et ouverts, ils sont assures et bien assez clairs. Les croyants savent, en effet, que le Dieu qui «dit» est une Personne, et que la Parole est une autre personne - bien qu'elle ne soit pas d'une autre nature - par qui toutes choses ont ete creees et subsistent encore aujourd'hui, comme le dit I'auteur [de I'epitre] aux Hebreux: « ... soutenant toutes choses de sa Parole puissante » 5.
II convient toutefois de bien preciser encore que le Fiat lux n'est pas parole d'homme, mais Parole de Dieu, donc chose reelle 6. Dieu appelle les choses qui ne sont pas de telle maniere qu'elles soient: il ne prononce pas des mots, a la maniere des grammairiens, mais des realites veri tables et qui sont 7. Ainsi, ce qui, venant de nous, n' est que son de voix, venant de Dieu est une realite, Et tant le soleil que la lune, le del, la terre, Pierre, Paul, moi, toi, etc., nous sommes des mots que Dieu prononce et, plus exactement, une syllabe ou une lettre, au regard de la creation tout
1 Provo 30: 4. 2 Saneti Faires.
a Diuinae naturae et essentiae unitas, 4 Gen. 19: 24.
5 Heb. I: 3.
6 Res.
7 Et loquitur non grammatica voeabula sed teras et subsistentes res.
Tome XVII
Ch. I, V. 5-6
entiere, Nous parlons, nous aussi, mais ce n'est que grammaticalement, ce qui veut dire que nous attribuons des noms aux choses creees, Mais la grammaire divine est tout autre et lorsque Dieu dit: Soleil, resplendis! le soleil est la, tout aussitot, et il resplendit. Les paroles de Dieu sont done bien des realites et non de simples mots.
Mais void que l' on a fait une difference .entre la Parole increee et la parole creee. La parole creee a ete faite par la Parole increee. Qu'est done en effet la creation entiere si ce n'est une parole de Dieu, prononcee par Dieu, c'est-a-dire produite au-dehors. Mais la Parole increee est pensee divine, imperatif interieur 1, demeurant en Dieu, identique aDieu et cependant Personne distincte. Dieu se revele done a nous comme Celuiqui-dit 2, ayant aupres de lui la Parole increee, par laquelle il a cree le monde et toutes choses: operation aisee et qu'il accomplit en «disant», sans plus de peine pour lui que nous n'en avons a donner des noms. A de telles reflexions ont aussi pris plaisir Augustin et Hilaire, ces Peres d'heureuse rnemoire 3.
L'ceuvre du deuxieme jour
Ch. I, V. 6
Et Dies dit: Qu'il y ait un firmament au milieu des eaux et qu'il separe les eau» des eaux
11 semble que Moise n'ait pas pense a traiter ici deux sujets de premiere importance: la creation des anges et leur chute. 11 ne s'attache qu'a la creation materielle 4 alors que, sans nul doute, les anges aussi ont ete crees, Rien ne subsiste dans l'Ecriture de leur creation, de leur combat et de leur chute, hormis ce que dit Christ: «11 n'est pas teste dans la verite» 5, et ce
18 que rapporte Moise, plus bas, au chapitre 3, en rappelant la triste histoire du serpent. En matiere si grave, le silence de Moise surprend.
11 en est resulte que, ne sachant rien de sur, les hommes se sont mis a inventer, imaginant [par exemple] neuf chceurs angeliques et une multitude telle que la chute des anges se serait poursuivie pendant neuf jours. I1s imaginerent aussi une grande bataille, et comment les anges bons resisterent aux mauvais anges. Je suppose que tout cela est deduit du combat de l'Eglise: de meme, en effet, que les docteurs fideles affrontent les docteurs 1 Dioina cogitatio, iussio interna.
2 Dictor,
3 Boni Patres Auguslinus et Hilarius quoque se oblectarunt. 4 Tantum corpora/ium rerum conditionem persequitur.
5 Jean 8: 44.
Ch. I, V. 6
Livre de fa Genese
37
mauvais et fanatiques, ainsi, pensent-ils, y a-t-il eu parmi les anges un combat contre les mechants qui voulaient usurper la divinite. Mais, le plus souvent, c'est lorsque de clairs temoignages font defaut que des hommes terneraires se croient permis de tout imaginer,
C'est ainsi que leur meditation se charge de crainte, devant Ie danger des anges, lorsqu'ils lisent Ie passage d'Esai'e, ou Lucifer dit: «Je monterai au ciel et j'etablirai mon trone au-des sus des astres de Diem> 1, bien que le prophete annonce ici l'orgueil du roi des Babyloniens. Bernard pense que Lucifer avait connu la volonte de Dieu, selon laqueUe l'homme devait etre eleve au-des sus de la nature des anges et que, jaloux de cet heureux destin des hommes, il avait ainsi sombre. Laissons a de teUes pensees la valeur qu'eUes peuvent meriter: je me garde, pour mon compte, de forcer l'assentiment de qui que ce soit a l'endroit de semblables opinions. II est certain, cependant, que des anges sont tombes et que, de l'ange de lumiere qu'il etait, le diable est devenu l'ange des tenebres, Et peut-etre aussi y a-t-il eu affrontement entre les bons et les mauvais anges.
Mais, ecrivant pour un peuple ignorant et jeune, Moise n'a voulu mettre par ecrit que ce qu'il fallait necessairement savoir et ce qui est utile. II a neglige d'autres choses, telles que la nature des anges et autres semblables: il n'etait pas necessaire de les connaitre. C'est pourquoi nous ne devons pas non plus nous attendre a de plus amples clartes en tout cela, d'autant moins que, lorsqu'il arrive au Nouveau Testament d'aborder ce sujet, il n'ajoute rien, si ce n'est que [ces anges] sont condamnes et qu'ils sont enchaines, comme en une prison, jusqu'au jour du jugement. II no us suffit done de savoir qu'il y a des anges bons et mauvais, que Dieu les a crees to us egalemenr bons, d' ou il suit necessairement que les anges rnauvais ont dechu et ne sont pas demeures dans la verite. Si l'on ignore de queUe maniere cela s'est fait, il est cependant vraisemblable que leur chute est imputable a l'orgueiI, qu'ils ont meprise la Parole - le Fils de Dieu - voulant se preferer a lui. Je ne sais rien de plus. Revenons maintenant a Moise.
Nous avons vu quelle a ete I'ceuvre du premier jour: un ciel et une terre rudimentaires, que Dieu eclaira d'une lumiere imprecise et regalement] rudimentaire. Mais voici I'ceuvre du deuxieme jour, savoir comment, de cette nuee informe qu'il appelait le ciel, il fit surgir un ciel tout de beaute,
tel qu'il est a present, horrnis toutefois les etoiles et les plus grands luminaires. Et les Hebreux font deriver Ie nom du ciel - Schamaim -
de Maim, qui designe les eaux. En effet, la lettre Schin, en composition, exprime souvent un rapport, de telle sorte que Schamaiin signifie «aqueux», 19 ou «dont la nature est aqueuse». C'est aussi ce que montre la couleur et
ce qu'enseigne I'experience: par nature, l'air est humide. Les philosophes,
de leur cote, disent que, faute de soleil, l'air serait perpetuellement Iiquide.
II est humide et chaud, sans doute, mais c'est par nature qu'il est humide,
1 Es. 14: 13.
"Tome XVII
Ch. I. V. 6
car c'est d'eau que le del a ete fait. C'est pourquoi il pleut et cette eau est salutaire. Mais la lumiere du soleil intervenant, cette humidite de nature est temperee, a telle enseigne que l' air est egalement chaud.
Cette masse rudimentaire de la nuee creee le premier jour, Dieu la saisit par sa Parole et il ordonne qu'elle se deploie "en forme de sphere 1. Car le terme Rakia, chez les Hebreux, designe une certaine etendue, d'apres le verbe Raka, qui signifie «etendre» ou «deployer ». Car le del etait tel que cette masse elementaire s' est deployee comme se deploie une vessie de porc pour prendre une forme arrondie lorsqu'on la gonfle: je me permets de recourir a cette comparaison banale pour plus de clarte.
S'il est vrai que Job parle de deux fermes comme Ie fer 2, il ne pense pas a la matiere mais a la' Parole qui d'une chose naturellement tres malleable en fait une autre tres dure. Qu'y a-t-il en effet de plus fluide que l'eau et de plus insaisissable et subtil que l'air? Et pourtant, quelque subtils et fluides qu'ils soient, ils n'en gardent pas moins imperturbablement leur apparence et leur mouvement, parce que la Parole les a faits tels. Si le del etait fait de diamant ou d'une matiere infiniment plus dure, 11 n'en serait pas moins brise et liquefie a la faveur du mouvement si rapide, si prolonge et continuel qui est le sien. Si le soleil etait fait de matiere tres dure, il se dissoudrait en un jour a cause de son deplacement rapide. Car le mouvement rechauffe considerablement, comme le cons tate Aristote lorsqu'il dit que le plomb d'une fleche fond par l'effet du mouvement rapide.
Voila done bien des miracles de Dieu, OU se voit la route-puissance de la Parole: plus fluide 3 et plus subtil que l'eau, le del, tout anime qu'il est d'un mouvement tres rap ide, (d'ailleurs) divers comme les corps eux-memes, n'est nulle part degrade ou affaibli, depuis tant de milliers d'annees que ce1a dure. C'est ce que Job entend dire: on croirait que les deux sont nes de la fusion du bronze bien qu'ils soient de consistance tres fluide 4. Nous connaissons bien la mesure de la subtilite de l'air au sein duquelnous vivons: non seulement, en effet, on ne peut le saisir, mais il ne se voit meme pas. Mais le del est de nature encore plus subtile et tenue que l'air. Sa couleur bleue n'est pas une preuve de sa densite mais elle releve plutot de I'immensite 5 et de la termite. En comparaison, la masse des nuages est comme la fumee d'un feu de bois humide, C'est
20 d'une telle nature subtile 6 que Job releve la persistance etonnante et durable.
Les philosophes affirment, c'est bien connu, qu'un fluide 7 n'est pas borne par des limites qui lui soient propres.
1 In modum spberae. 2 Job 37: 18.
3 Moflius.
4 Cum sint natura mollissimi,
5 Longinquitatis: tout le developpernent interdit ici de traduire par distance. 6 Subtilitas.
7 Humidum.
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Le ciel done, qui ne saurait etre maintenu par des limites qui lui soient propres (car il est de nature aqueuse) recoit sa consistance de la Parole de Dieu que nous entendons ici: «Qu'il y ait un firmament.» Les plus perspicaces des philosophes en ant tire un argument de poids pour dire que ce n'est pas Ie hasard mais la divine providence qui fait toutes choses et les conduit. Quelle n'est pas, en effet, la surete et la regularite du mouvement des corps celestes et des cieux! Dira-t-on qu'il s'agit de chases fortuites au de faits tout bonnement naturels? alors que les choses qui prennent corps entre les mains des ouvriers ne sont pas fortuites mais qu'elles partent d'un dessein precis et relevent de l'art 1, telles que les colonnes rondes, triangulaires, ou hexagonales.
11 s'agit done vraiment des eeuvres de la divine majeste: Ie soleil poursuit sa course avec tant de precision et de regularite assuree que nulle part, dans son parcours celeste, il ne devie de la ligne droite, ne fut-ce que de l'epaisseur d'un cheveu 2. Cette course, au sein de I'air infiniment subtil ou il se trouve, ilIa poursuit sans etre soutenu par des appuis solides 3, mais a la maniere d'une feuille que 1'air porte. 11 est vrai que cette comparaison est moins appropriee, car le mouvement de la feuille est hesitant et capricieux alors que celui du soleil est fermement assure, et cela dans un milieu beaucoup plus sub til 4 que l'air au sein duquel nous nous mouvons et nous vivons.
Moise appelle firmament cette extraordinaire dilatation 5 de la nuee elementaire: ce milieu infiniment subtil OU le soleil et les planetes 6 se meuvent autour de la terre. Mais qui done a pu donner cette ferme consistance a une substance insaisissable et £Iuide? Qui en est l'auteur? Ce n'est assurement pas la nature, incapable qu'elle est de Ie faire quand tout est plus facile. 11 s'agit done de celui qui dit au ciel et a cette substance inconsistante: Sois firmament! et qui, par cette Parole, affermit toutes choses et les maintient en vertu de sa route-puissance. Cette Parole fait en sorte que 1'air infiniment tenu soit plus dur que n'importe quel diamant et qu'il air des limites propres; par contre, il fait aussi en sorte que le diamant soit plus liquide 7 que l'eau afin que de telles ceuvres no us apprennent quel est notre Dieu: Ie Dieu tout-puissant qui, du ciel rudimentaire, a fait un ciel merveilleux et qui a tout opere par 1'effet de sa volonte.
J'ai dit, en outre, que firmament, chez les Hebreux, tire son nom de l' etendue: la comparaison d' ordre militaire des tentes de campement, au
1 Ex certo consilio et arte profecta.
2 Litteralernent : de la Iargeur d'un ongle. 3 Non suffuftus solidis corporibus,
4 Jdque in aiire longe subtiliore.
5 Extensio: il s'agit de l'acte createur second, tel que Luther I'interprete plus haut, p. 38. 6 Sol cum reliquis planetis: la traduction tout d'abord suggeree par ces mots serait : Ie
solei! avec les autres planetes, Elle est loin de s'imposer. 7 Mollior.
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Psaume 104, evoque aussi tres clairement ce terme: « Il deploie [ou: etend] les deux comme une tente.» 1 Car, de meme que l'on deroule une tente roulee 2 et qu'on la plante dans un champ, ainsi, dit-il ", tu deploies et, pour ainsi dire, tu deroules le del primitif 4 OU tu sieges, dans toute la creation, invisiblement, a I'interieur et a l'exterieur de toutes choses.
Mais ce qui est Ie plus etonnant, c'est que Moise fait manifestement etat de trois parties et qu'il place le firmament au milieu, entre les eaux. A vrai dire, j'imaginerais volontiers, pour mon compte, que le firmament est le plus eleve de tous les corps et que les eaux suspendues sous les deux et non pas au-des sus, et qui y planent, sont les nuages que nous voyons. Ainsi, parlant des eaux separees des eaux, I'on comprendrait qu'il s'agit des nuages, qui sont separes des eaux sur la terre. Mais Moise dit clairement qu'il y a des eaux au-dessus et au-dessous du firmament. J e contiens donc mon sentiment propre et je donne mon accord, bien que je ne comprenne pas.
2 I Mais une question se pose ici: que sont ces eaux et comment les
corps d'en haut sont-ils distincts? Nul n'ignore la division qu'ont etablie les philosophes. Ils statuent I'existence de quatre elements, en effet, en les situant et les distinguant selon leurs qualites. Ils assignent la place la plus basse a la terre, la deuxieme a I'eau, la troisieme a Pair, la derniere et la plus haute au feu. D'autres comptent en outre une cinquieme essence, qui est l'ether. Apres cela, ils comptent sept spheres ou les sept cercles des planetes, et une huitieme sphere, qui est celie des etoiles fixes. Mais ils s'accordent presque tous a dire qu'il y a quatre spheres OU leschoses naissent et se corrompent et huit autres OU elles ne naissent ni ne se corrompent.
Discutant de la nature du del, Aristote dit qu'il ne se compose pas d'elements 5 mais que le del a une nature qui lui est propre. En effet, si cette nature etait composee d'elements, elle serait corruptible, car ces corps meles se corrompraient entre eux, soit en agissant soit en subissant, Aristote refuse done a tous les corps celestes les qualites premieres et il dit qu'elles sont des natures simples, ayant une lumiere coeternelle et une qualite connative 6.
Bien que tout cela ne soit pas sur, il serait toutefois barbare de pretendre le negliger ou le mepriser, car les principes des beaux-arts y sont contenus 7, tires des raisons les plus vraisemblables; il est utile
1 Ps. 104: 2..
2 Castrum complicalum. 3 Le Psalmiste.
4 Rude coelum.
5 Litteralernent: elle (la nature).
6 Simul nata. Cette traduction par connatise est preferee ici a I'utilisation du terme connie, dont I'avantage n'est que de figurer dans le dictionnaire.
1 Aries, pulcherrimae artes : les arts, les arts liberaux. On sait qu'il s'agit des divisions faites par le Moyen Age, a la suite de l' Antiquite, dans le programme de la connaissance, et dont l'Irruprion de I'aristotelisme n'avait pas elimine le cadre schemarique, pas plus que ne Ie faisait encore la part progressivement accrue de I'observation directe,
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d'enseigner tout cela, d'autant plus que l'on s'accorde ici de quelque maniere avec I'experience. Car I'experience nous apprend que la nature du feu le porte vers le haut et l'on constate, d'autre part, que les eclairs et autres phenomenes celestes ont l'eclat du feu. Ce sont de tels principes, conn us par I'experience, qui ont pousse les philosophes a donner au feu la place la plus haute, au-dessous de quoi vient l'air, puis l'eau, en troisieme lieu, et, a la place la plus basse, la terre, qui l'emporte en pesanteur.
Ces choses pas sent pour etre des connaissances elementaires : lors meme qu'on ne leur reconnaitrait pas une verite universelle, elles n'en sont pas moins verite commune et elles sont utiles pour la pratique legitime des arts dont il a ete question et pour les transmettre. Car merne si le feu jaillit du silex ce n'est pas pour autant, toutefois, que le feu n'occupe pas les regions les plus elevees. A cet egard, la theologie ajoute une regle a celles des arts deja mentionnes. Void cette regle, qui n'est pas assez connue des philosophes: bien que Dieu ait tout ordonne et cree par sa Parole, il ne s'ensuit pas qu'il soit prisonnier de ces regles au point de ne pouvoir les modifier au gre de sa volonte. Nous savons, en effet, que ni la grammaire ni les autres arts ne sont soumis a des regles tellement rigides qu' elles ne souffriraient pas d'exception. Les lois de la cite sont elles aussi temperees par l'smstxBw 1. A plus forte raison en est-il de meme des operations divines. Ainsi, bien que nous constations que les quatre elements sont ordonnes et disposes de la maniere que nous avons dite, il est toutefois possible a Dieu, a l'encontre de cette disposition, de placer Ie feu au cceur de la mer et de l'y conserver, tout comme nous constatons qu'il se cache dans le silex.
Les philosophes ont aussi assigne un nombre arrete aux spheres, mais ce n'est pas que les choses soient necessairement telles. II est certain, par contre, que l' on ne peut pas en communiquer la moindre connaissance si l'on ne distingue pas une sphere d'une autre, a cause de la diversite des mouvements, inexplicables, si je puis dire, sans un tel effort d'imagination. C'est comme cela, en effet, que les ouvriers eux-memes s'expriment: si nous donnons des exemples, disent-ils, ce n'est pas que les choses soient telles mais parce qu'on ne peut les presenter autrement 2.
Ce serait une insigne sottise que d'en rire, a l'exemple de certains, sous pretexte que ces choses ne sont pas tellement sures qu'elles ne puissent etre autrement. Mais tout cela est approprie a la communication de la connaissance 3, ce qui peut suffire.
Ce sont presque to us les philosophes qui, en gros, enseignent ainsi, 22 auxquels se joignent des theologiens plus recents, et ils ajoutent encore
1 Maitre mot de I'ethique de Luther: il designe ce qu'on appellerait aujourd'hui une humanisation comprehensive du comportement, par opposition it I'application invariable et rigide de la regie.
2 Litteralement: enseigner.
3 Ad tradendas artes,
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deux autres spheres a celles qui ont ete deja mentionnees: un ciel cristallin, ou glacial, ou aqueux, et le ciel empyree. Mais les Grecs ant beaucoup parle de ces choses et avec plus de discernement et de sagesse que les notres. Car les considerations d' Ambroise et d' Augustin ne laissent pas d'etre pueriles, C'est pourquoi je loue fort Jerome d'avoir garde le silence a ce sujet. 11 en est qui designent le ciel cristallin sous le nom de ciel aqueux, pensant qu'il s'agit des eaux dont Moise parle iciet qui entourent la huitieme sphere, pour empecher une conflagration due a l'intensite excessive du mouvement. Ce sont la de purs enfantillages. Pour moi, je prefere avouer que je ne comprends pas ce que Moise veut dire, dans ceo passage, plutot que d'approuver ces produits de I'ignorance.
Au dixie me ciel lis donnent le nom d'empyree, non qu'ils le fassent consister en un feu ardent, mais a cause de la lumiere [qui en rayonne et] parce qu'il est lumineux et resplendissant, I1s en font lademeure de Dieu et des bienheureux: [c'est parce qu'[il aurait ete peuple d'anges des la creation. I1s affirment, en outre, que c'est de ce ciel qu'aurait eu lieu la chute de Lucifer. Voila ce que les theologiens ajoutent ordinairement aux opinions des philosophes.
Ceux qui, parmi nous 1, ont pratique les arts 2 et ont traite d' astronomic sont alles encore plus loin en parlarit de ces spheres. I1s en voient douze, en effet, et parlent d'un triple mouvement de la huitieme sphere: un mouvement qu'elle subit, entrainee, un mouvement propre et un mouvement desordonne 3. Cela non plus, on ne peut l'enseigner, a moins qu'une sphere particuliere ne soit assignee aux mouvements respectifs.
D'autres considerations, plus absurdes et trop conformes a la raison appartiennent a A verroes, II pense, en effet, que chaque sphere est une intelligence ou une nature intelligente. C'est Ie mouvement imperturbable et parfaitement regIe des corps celestes 4 qui lui fournit l'occasion de ces sottes pensees, C'est pourquoi il pensa que les spheres sont des substances intelligentes, dont chacune se deplace d'un mouvement rationnel, invariable et perpetuel. Mais ces considerations attestent une entiere ignorance a I'egard de Dieu, et c'est pour cela que nous repudions Averroes, Quant a celles que j'ai indiquees, nous les approuvons dans la mesure OU elles se preterit a l'enseignement. Car, vaille que vaille, c'est une entreprise digne de to ute louange que d'apprendre a connaitre le mouvement des corps celestes.
Moise evite toute complication et il nous parle du ciel en ne mentionnant que trois parties: les eaux d'en haut, celles d'en bas et, au milieu, le firmament. Et quand il dit: les cieux, il designe par ce mot la totalite du corps dans lequel les philosophes distinguent huit spheres, le
1 Les penseurs occidentaux.
2 Qui apud nos artifices juerunt. 3 Ou encore: un tremblement. 4 Superiorum corporum,
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feu et l'air. Car ce n'est qu'avec le troisieme jour qu'il mentionne les eaux courantes. Et il est evident que l'air OU nous respirons est appele ciel dans l'Ecriture sainte, puisqu'elle parle des oiseaux du ciel. Elle dit aussi que le ciel est ferme quand il ne pleut pas; et encore qu'il pleut du ciel \ toutes choses qui se pas sent dans le domaine aerien 2 et nullement dans la sphere lunaire ou dans celles des planetes. Ce n'est done ni Moise ni l'Ecriture [en general] qui font cette distinction entre les spheres: ce sont les savants qui l'ont imaginee en vue de l'enseignement et nous devons [d'ailleurs] y reconnaitre un grand avantage.
Est-il juste de qualifier les elements de corruptibles? J'en doute aussi
car je cons tate leur permanence. Car rneme s'ils sont affectes partiellement
par Ie changement, il ne s'ensuit pas que ce changement s'etende a la totalite, Or, dans les elements, les changements ne sont que partiels. C'est ainsi que s'affirme la permanence de l'air dans lequel vivent et volent les 23 oiseaux et qu'il en va de meme de la terre OU poussent les arbres, entre autres, bien que l'on y constate des changements partiels.
Que si Aristote parle du moteur primordial comme de la cause de to utes choses, et qu' A verroes voit dans les formes assistantes les causes des mouvements, quant a nous, nous suivons Moise et nous disons que tout est fait et regi par la Parole de Dieu. II dit et c'est fait. II n'a pas confie les choses 3 aux anges pour qu'ils les gouvernent, de meme que nous ne sommes pas, nous non plus, gouvernes par les anges, bien que nous soyons gardes par eux.
Ainsi, c'est [encore] l'ceuvre de Dieu que le mouvement des planetes soit retrograde, c'est la une creation de la Parole, c'est une oeuvre qui appartient a Dieu et bien trop considerable pour qu'on puisse l'attribuer aux anges. C'est Dieu qui a fait de telles differences entre les choses, qui les gouverne et les maintient de la sorte et celui-la me me qui a donne au solei! l'ordre de s'elancer et qui impose la stabilite au firmament a dit aussi a Mercure: toi qui es planere 4, voici ce que sera ton mouvement, etc. La Parole fait cela pour que Ie mouvement [apparemment] Ie moins assure soit Ie plus assure, bien que ces corps [celestes] ne se deplacent pas dans un secteur determine du ciel ou le long d'une ligne solide mais dans son immensite indefinie. Comme les poissons, au cceur de la mer, et les oiseaux dans Ie ciel sans bornes, ainsi se meuvent les etoiles en leur lieu: mais c'est d'un mouvement fermement assure et vraiment merveilleux. Le cours perseverant et infatigable de l'Elbe en notre pays et Ie long de ses rives n'a pas d'autre cause. De telles eeuvres sont toutes des ceuvres de la Parole que Moise proclame ici: «II dit », etc.
1 Litteralement : que Ie ciel pleut. 2 ld.: dans I'air.
3 Litteralernent: ces corps.
4 Stella: Ie mot sert aussi bien a designer une planete.
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II faut done que, nous autres chretiens, nous voyions les causes de toutes ces choses autrement que ne le font les philosophes et, si notre intelligence se trouve parfois depassee (comme a propos des eaux qui sont au-dessus des deux) il vaut rnieux croire, tout en confessant notre ignorance, que de nier insolemment 1, ou que de pretendre interpreter a la mesure de notre intelligence. II nous faut done garder I'Ecriture sainte comme elle s'exprime et rester attaches aux paroles du Saint-Esprit, a qui il a plu de repartir la creation de maniere qu'au milieu se trouve le firmament surgi du del et de Ia terre [encore] informes et deploye par la Parole, et, ensuite, au-dessus et au-dessous du firmament, qu'il y eut des eaux, elles aussi tirees de cette masse informe. C'est tout cela que Ie Saint-Esprit appelle Ie del, avec les sept spheres et tout l'espace aerien, OU se produisent des phenomenes lumineux 2 et dans lequel s'ebattent les oiseaux.
Nous ne nions pas pour autant ce qui est evident pour tout le monde: que ce qui est lourd, par exemple, tend a se placer plus bas et ce qui est leger plus haut (bien que les vapeurs denses se portent elles aussi vers le haut, mais c'est la chaleur qui les entraine). Nous disons seulement que c'est ainsi que la Parole a cree et qu'elle conserve Ies choses, cette meme Parole ayant toujours Ie pouvoir de les changer. Et il est vrai que cette nature tout entiere sera finalement changee, II est donc contraire a Ia regle qui vient d'etre mentionnee qu'il y ait encore des eaux au-dessus des deux, ou du firmament, et Ie texte I'affirme cependant.
Pour en revenir a la question posee, on ne peut nier que ces eaux soient au-dessus des deux, comme le dit Moise, mais, si l'on s'enquiert de la nature des eaux et que l'on demande a quoi elles ressemblent, j'avoue franchement mon ignorance. Car I'Ecriture elle-meme ne les mentionne nulle part que dans ce passage et dans le Cantique des trois jeunes gens 3, et, de notre cote, nous ne pouvons rien dire de sur de tout cela. Nous ne Ie pouvons pas davantage quand il s'agit du del, ou les anges et Dieu ont
24 leur demeure avec les bienheureux, ni des autres choses qui seront revelees au dernier jour, lorsque nous serons revetus d'une nouvelle chair.
Mais j'ajouterai encore une remarque a l'intention des esprits simples:
I'Ecriture vient souvent a parler de I'horizon en le designant sous le nom de del. De la vient que I'etendue du firmament tout entier est appelee deux des cieux. II s'agit de cette etendue ou se trouvent ensemble les deux - c'est-a-dire Ies horizons de tous les hommes. C'est ainsi que, dans nos contrees, nous avons d'autres deux 4 que ceux que l'on a en France ou en
lImpie.
2 In qua fiunt impressiones : voir p. 55 ou ce terme imprecis, a notre sens, se retrouve dans un contexte plus suggestif.
3 Une des «additions» au livre de Daniel, classee parmi les textes apocryphes de l' Ancien Testament, et que ne contiennent pas nos editions de la Bible, depuis que ces derniers en ont ete exclus. Elle est intercalee entre les versets 23 et 24 du chapitre 3.
4 Au singulier dans le texte.
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Italie. Mais cet usage verbal n'a rien a faire avec I'interpretation de notre texte. [Revenons-y.] Les theologiens, comme nous l'avons montre plus haut, ont donc presque tous explique ces eaux [d'en haut] comme etant ce qu'ils appellent le ciel glacial, place la pour humecter et refroidir, de quelque maniere, les spheres situees au-dessous, de peur qu'elles ne se consument par I'exces de I'echauffement du a la si grande rapidite de leur mouvement. Raisonnent-ils correctement? je ne sais trop. Pour mon compte [encore une fois] j'avouerai ne pas savoir ce que sont ces eaux. Dans I'ancienne Eglise, Ies auteurs ne se sont pas beau coup occupes de cela. C'est ainsi, a ce que nous voyons, qu'Augustin meprise toute astrologie 1. Cependant, bien que celle-ci ne soit pas du tout exempte de superstitions, il ne faut pas Ia dedaigner plus que de raison, car elle se voue a I'observation et a Ia consideration des ceuvres de Dieu, ce qui, pour l'homme, est Ie soin le plus digne qui soit. C'est bien pour cette raison que les plus grands esprits s'y sont exerces et complu.
En voila assez sur ce passage ou no us est rapportee l'ceuvre du deuxieme jour: comment Ie ciel a ete constitue, dans sa position distincte entre Ies eaux.
Mais il y a [pourtant] ici un autre probleme qui surgit. Apres Ia description de I'ceuvre de tous Ies autres jours, Ie texte ajoute ces mots: «Et Dieu vit que cela etait tres bon.» Pourquoi n'en est-II rien ici alors qu'il s'agit de Ia plus grande et de Ia plus belle partie de toute Ia creation? On peut repondre que cette clause est mise a Ia fin de Ia description du sixieme jour, c'est-a-dire apres que toutes choses ont ere creees. C'est la que I'Ecriture dit: «Et Dieu vit tout ce qu'il avait fait, et cela etait tres bon.» Le ciel est egalernent compris dans cette appreciation.
N. de Lyre approuve I'opinion de Rabbi Salomon 2. Celui-ci remarque que Ia declaration: «Et Dieu vit que cela etait tres bon», se trouve deux fois dans Ia description du troisieme jour. L'une d'elles s'appIique donc a I'ceuvre du deuxieme jour, qui s'acheve Ie troisieme jour Iorsque les eaux qui sont sous Ie ciel sont plus distinctement separees.
D'autres font assaut de philosophie, en se reclamant de je ne sais quelles raisons: ainsi, que Ie nombre deux serait de mauvais augure, etant Ie premier qui s'ecarte de I'unite ; or Dieu hait une telle division et il approuve Ia concorde. C'est pourquoi cet eloge ne serait pas ajoute a Ia mention du deuxieme jour. Mais Lyre dit fort justement que c'est Ia une glose fallacieuse, car tous Ies autres nombres s'ecartent eux aussi de l'unite,
Ici [encore], il est plus sur de ne pas etre trop curieux, car ces choses pas sent notre comprehension. Comment nous y prendre, en effet, pour discerner I'ordre que Dieu approuve? II faut, bien plutot, que notre raison soit confondue, car ce qui est ordre aux yeux de Dieu n'est a notre jugement
1 Correspond ici, toute proportion gardee, a ce que nous appelons aujourd'hui l'astronomie. 2 Rabbi Salomon Raschi, celebre exegete juif du XIe siecle, ne a Troyes.
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que la confusion prenant la place de cet ordre.Ainsi les etoiles semblent-elles [etees au hasard, celles qui sont brillantes etant melees a celles qui le sont moins 1 et les plus petites aux plus grandes. Qui jugerait done qu'il y ait ici un ordre? Et, cependant, il s'agit d'un ordre au sens le plus eleve du terme, cons:u par la sagesse la plus haute. Ailleurs, nous ne jugeons pas
2. 5 autrement: que l'Elbe, cefleuve de chez nous, se porte vers son embouchure au gre d'un cours si capricieux, nous parait etre le contraire d'un ordre, et l'on peut en dire autant de tous les fleuves. Le rneme desordre semble affecter les arbres ainsi que l'homme et la femme: nul ordre ne s'impose ici aux regards. Mais tout cela prouve que Dieu pense et juge de l'ordre autrement que nous.
Laissons done la cette curiosite et ne nous demandons plus pourquoi l'Ecriture dit a deux reprises, a propos du troisieme jour: «Et Dieu vit que», etc., alors qu'elle omet cette mention a propos du deuxieme jour. Et que l'ceuvre du deuxieme jour se soit achevee le troisieme ou non, de cela non plus nous ne saurions decider a la legere. Les philosophes nous ont transmis les rudiments du savoir, et c'est pourquoi ils ont distingue les spheres celestes. Quant a nous, notre pensee est plus simple, car ce mot: «II dit», nous conduit a confesser un Dieu directement createur de toutes choses.
L' ceuvre du troisieme jour
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Et Dieu dit:
Que les eaux qui sont soes le ciel se rassemblent en un seul lieu et que le sec apparaisse !
J'ai dit plus haut ;que nous ne comprenons pas I'ordre qui est propre aux ceuvres de Dieu. S'il nous avait done admis en son conseil, nous eussions suggere que la mention debattue plus haut qualifiat l'ceuvre du deuxieme jour. Mais il entend ~tre lui-meme le maitre de l'ordre et le souverain de la terre. Il ne faut done pas que nous soyons trop curieux. Que les eaux qui sont sous le ciel serassemblent: tel est l' ordre de Dieu et Ie texte le dit clairement, Il n'est pas question du firmament, comme ci-dessus: «Qu'il y ait une separation entre les eaux qui sont au-dessus et au-dessous du firmament.» Car, dans la langue de l'Ecriture, le ciel designe l'ensemble de I'edifice superieur, avec toute I'etendue de l'air et toutes les spheres, et il tient son nom hebraique de la matiere dont il a ete tire, par extension ou par multiplication, savoir cette eau primitive dont on a deja traite. 1 Litteralement : celles qui sont plus obscures.
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Car cette eau primitive et informe n'avait pas d'amples dimensions: c'est la Parole qui les lui donna. II en est comme de Jesus-Christ qui, dans I'EvangiIe, muitipIie quelques pains, au point qu'un grand nombre d'hommes en ont en suffisance.
Ainsi, ce que l'homme se represente comme l'air, avec toutes Ies spheres, Ie texte le designe ici comme Ie del. Les eaux sont pour lui celles que nous savons: Ies mers et les fleuves, qui, eux aussi, proviennent de l'eau primitive et elementaire: celie qui en subsiste en quelque sorte comme le residu apres que Ie del a ete tire d'elle par Ia Parole. Je crois cependant que l'energie de cette eau est bien moindre que celle des eaux superieures. Car ces eaux que nous voyons sont bien, pour ainsi dire, des residus, a telle enseigne, peut-on dire, que ce n'est pas Ie lieu seul qui les rassemble, mais aussi leur consistance, car ces eaux sont plus epaisses que celles de l'air. De fait, au sein de l'air, nous pouvons respirer, alors que nous ne Ie pouvons pas dans I'eau,
Dans I'expression [qui, en verite est] collective: «en un seul Iieu», il importe d'entendre Ia signification distributive et de pluralite, On pourrait dire: '«dans des lieux particuliers », ou «en plusieurs lieux differents»: toute Ia masse n'est pas concentree dans un ocean et ne se trouve pas en un seuilieu, mais les mers et fleuves sont nombreux, et divers 1.
Et q"e Ie sec apparaisse
II ne faut pas perdre de vue que la terre etait Tob« et Bobs, comme
il a ete dit plus haut, c'est-a-dire inculte, informe, diffuse de toutes parts et entierement melee aux eaux. Ici encore Ie texte dit que cette masse de la 2.6 terre est submergee et plongee dans les eaux. Sinon, pourquoi dirait-il: «[qu'elle] apparaisse », si elle n'avait ete enveloppee de I'abime et toute recouverte des eaux primitives et nebuleuses P Void done encore confirme
ce que nous avons deja montre plus d'une fois: c'est que le monde cree tout d'abord n'etait rien de plus qu'une eau et qu'une terre rudimentaires. C'est le troisieme jour seulement que la terre est mise en evidence de telle sorte qu'on puisse la voir. Ainsi, de meme qu'auparavant la Iumiere a lui
sur les eaux, cette parure de Ia lumiere est maintenant aussi repandue sur
la terre. II fallait ces deux choses, en effet, pour que Ia terre fut habitable: qu'elle fut seche et dans la lumiere,
[Le texte] parle done du sec, a propos de Ia terre, parce que les eaux se sont retirees. Nous voyons la mer s'agiter furieusemenr, comme si elle allait engloutir la terre entiere. Car la mer domine manifestement Ies terres 2. Mais elle ne peut pas depasser ses limites. Car cette frontiere est celle de la
1 Litteralemenr: l'un inferieur, l'autre superieur, l'un plus grand, l'autre plus petit. sOu: car la mer est manifestement plus haute que les terres.
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Ch. I, v. 9-10
premiere creation: elle oppose a la mer la plus solide des barrieres. Job et le Psaume [104] 1 l'attestent: bien que la mer soit plus puis sante et qu'elle ne soit pas enferrnee dans des limites qui lui appartiennent en propre, elle ne peut pas aller plus loin qu'elle ne doit. La terre devrait etre envahie et recouverte par la mer jusqu'en son milieu mais, de sa Parole, Dieu repousse la mer et fait surgir la plaine autant qu'il le faut pour l'habitat et la vie.
C' est done a la puissance de Dieu que nous devons de ne pas etre assaillis par les eaux et Dieu accomplit encore aujourd'hui et jusqu'a la fin du monde en notre faveur le miracle qu'il fit en faveur du peuple d'Israel au. passage de la mer Rouge. Or si, ce jour-ill, il revela sa puissance par un miracle si manifeste, ce fut pour que les hommes simples 2 s'appliquent a mieux I'honorer. Notte vie serait-elle autre chose, en effet, que ce passage par la mer Rouge, ou la mer se dressait de part et d'autre comme une haute muraille? Car s'il est vrai que la mer est plus haute que la terre, Dieu commande encore aujourd'hui aux eaux de demeurer en suspens et il les retient par sa Parole pour qu' elles ne fondent pas sur nous comme elles le firent lors du deluge. Des signes nous sont parfois donnes d'en haut: des lles tout entieres sont aneanties par les eaux. Dieu fait voir ainsi que la mer est dans sa main: il peut tout aussi bien la retenir et la dechainer sur les ingrats et les mechants.
Dans leurs discussions, les philosophes se preoccupent aussi du centre de l'univers et de l'eau qui I'environne. Et il est bien remarquable qu'ils en soient arrives a faire de la terre le centre de la creation tout entiere. Car ils en concluent que la terre ne peut pas tomber puis que, de toutes parts, les autres spheres la contiennent a I'interieur, Ainsi, prenant appui au centre, le ciel aussi et les autres spheres sont durablement fermes. Tout cela vaut qu'on le sache. Mais ce que les philosophes ignorent, c'est que cette stabilite decoule toute de la puissante Parole de Dieu. C'est pourquoi, meme si l'eau domine 3, elle ne peut pas, pour autant, franchir ses 1irnites et couvrir la terre. Mais, comme les enfants d'Israel, nous vivons et nous respirons au cceur de la mer Rouge.
Ch. I, v. 10
Et Dieu vi! que cela etai! bon
[Le texte] ajoute ici cette appreciation, bien que rien ne soit encore fait, horrnis cette separation des eaux et I'apparition d'une petite portion de terre. Il n'a rien dit de tel plus haut, a l'occasion de la partie la plus belle des ceuvres de Dieu 4. Peut-etre Dieu voulait-il nous faire comprendre
1 Job 38: 10; Ps. 104: 9.
2 Litteralement: le petit peuple. 3 Ou: est plus haute.
4 Le firmament, I'etendue des deux.
Ch. I, V. Ie-II
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qu'il a plus de sollicitude pour notre demeure que pour la sienne, afin 27 que nous soyons d'autant plus fervents a lui rendre graces. Car nous n'etions pas destines a vivre dans les airs ou dans le del mais bien sur la terre, ou nous devions manger et boire pour entretenir notre vie.
Ainsi, apres avoir dispose Ie toit de cette demeure: le del, et avoir ajoute la lumiere, il pourvoit maintenant encore au sol et il fait apparaitre une terre que les hommes pourront habiter et qui soit propre a leur travail. S'il va [usqu'a dire deux fois que cette ceuvre lui plait, c'est a cause de nous. 11 prend tellement soin de nous qu'il nous donne une confirmation. En effet, cette ceuvre qu'il a edifiee avec tant de soin ne finira pas, en suite, de lui tenir a cceur ; il Ia defendra et la tiendra a I'abri de I'ennemi et d'une mort certaine, c'est-a-dire de l'eau. Fondations et toit: il a done bien commence [la construction de] cette maison. V oyons maintenant comment il I'amenage encore.
Ch. I,V. II
Et Dieu dit:
Que la terre fasse germer I' berbe verte et portant semence, ainsi que I' arbre fruitier, etc.
V oila mises en place les premieres parties de la demeure: elle possede un toit magnifique bien qu'encore inacheve: c'est le del. La terre est le fondement et, tout autour, les clotures sont les mers, 11 pourvoit maintenant a notre nourriture en faisant que la terre produise des plantes et des arbres de toute espece, Ici encore on comprend pourquoi, plus haut, il disait de la terre qu'elle etait Tohu et Bobu, car elle n'etait pas seulement penetree de tenebres et confondue avec les eaux mais aussi depourvue de tout fruit et sterile.
Mais considerons la nourriture qu'il no us prepare: ce sont des plantes et les produits des arbres, Je pense done que notre corps eut joui d'une beaucoup plus longue duree sl, apres le deluge, la polyphagie 1 n'avait pas ete introduite, et particulierement la consommation de la viande. Car, bien que la terre soit maudite apres Ie peche d'Adam et qu'elle ait ete, plus tard, encore profondement corrompue a la suite du deluge, l'alimentation vegetale serait encore de nos [ours beaucoup plus legere que la viande. 11 est bien manifeste qu'au commencement du monde les herbes etaient [nos] vivres et que l'usage pour lequel elles furent creees etait de servir a l'alimentation des hommes.
Voila done l' ceuvre de ce jour: la terre produit des cereales, des arbres et toute sorte d'herbages. Toutes ces plantes naissent aujourd'hui de leur semence respective. Mais la premiere creation eut lieu sans sernence,
1 Ce terme ne doit pas etre entendu au sens que donnent le Littre ou Ie Larousse, c'est-
a-dire celui de faim insatiable ; il designe ici Ie regime alimentaire des omnivores.
Tome XVII
Ch. I, V. II
tout simplement par la puissance de la Parole. Cependant, la production des semences, telle que nous la voyons aujourd'hui, est elle-meme une ceuvre creatrice digne de toute admiration. N'est-ce pas hl une vertu singuIiere que le grain tombe en terre leve a son heure et produise du fruit selon son espece? Que les semblables naissent des semblables: il y a dans cet ordre permanent l'indice certain d'une creation qui n'est pas Ie fait du hasard mais que c'est la I'ceuvre eminente d'une providence divine. Du ble il ne provient ainsi que du ble, de Forge que de Forge et du froment que du seul froment 1. Toutes les especes conservent ainsi a perpetuite leur nature, leur regle, leur particularite propres,
28 La philosophie en ignore la cause et attribue tout cela a la nature.
Mais nous savons que la Parole a cree la nature de maniere que la semence et la variete des choses fussent conservees ...
L'on demande a ce propos a quelle saison de I'annee ~e monde a ete cree: est-ce Ie printemps ou Fautomne? Et, bien que les avis soient varies, il y a des raisons pour tous. Ceux qui penchent pour l'automne alleguent que les arbres produisaient [justement] des fruits, puis que Adam et Eve en mangerent, Pour preuve, ils avancent encore que les oeuvres de Dieu sont parfaites, D'autres' preferent I'epoque du printemps, car c'est alors que l'annee est la plus belle et que, pour ainsi dire, le monde est dans sa premiere enfance. C'est ce que res sent aussi le poete 2.
Mais aucun de ces raisonnements n'est concluant: Ie texte, en effet, les justifie l'un et I'autre, soit qu'il dise qu~ la terre germa - ce qui est Ie propre du printemps, non de l'automne - soit que les fruits apparurent alors. Nous disons done que le miracle des origines fut que tout arriva en un instant: la terre germa, les arbres se couvrirent de f1.eurs et les fruits suivirent tout aussitot, Mais ce miracle cessa des Iors, Car les especes, telles qu'elles furent creees alors, se prop agent par leur semence. C'est done bien mal raisonner que de passer du naturel au surnaturel. Car c' est au Createur et a l'ceuvre originelle de la creation qu'il faut attribuer la maturation des plantes et des fruits 3 tout ensemble du printemps et de l'automne.
C'est bien pour cette raison qu'Hilaire, et d'autres aussi, ont affirme que le monde a ete acheve en un instant, et que Dieu n'a pas mis six [ours naturels a accomplir son ceuvre creatrice. Le texte nous force a reconnaitre que les arbres etaient Ia~ avec leurs fruits, Ie jour OU Adam fut cree, Bien que tout cela se fit en moins de temps que ce n'est Ie cas aujourd'hui - car, de nos jours, il y faut environ un semestre - ce n'est pas seulement de fructification qu'il est question dans Ie texte mais aussi de germination.
Quant a la question posee plus haut, il est plus que vraisemblable que Ie monde commence au printemps, de meme que les Juifs aussi font
1 Siligo: signifie aussi seigle, au Moyen Age, par assimilation 11 secale.
2 Vere natus orbis est: PeroigiiVeneris v. 2, voir RIESE, Anthol. Lat. N0 200, 2 (WA). 3 Litteralemenr: les fruits des arbres.
Ch.r,v.rr
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commencer leur annee au printemps en y placant le premier mois, alors que la terre s'epanouit et que tout abonde.
On demande encore, a ce propos, quand ont ere crees les arbres qui 29 ne portent pas de fruit, de meme que toutes les plantes steriles, Bien que
je n'affirme rien je ne cacherai cependant pas mon sentiment. Je pense qu'a I'origine tous les arbres etaient bons et feconds, que les betes des champs faisaient en quelque sorte table commune avec Adam et se nourrissaient de ble, de froment ainsi que d'autres fruits excellents. Et la creation tout entiere etait d'une plantureuse richesse,
Mais, apres Ie premier peche d' Adam, il fut dit a la terre de produire des epines. II n'est done pas douteux que c'est en punition du peche que nous avons tant d'arbres et de plantes qui ne servent pas a l'alimentation. Partant de la, certains disent que Ie Paradis n'etait rien de moins que la terre entiere, tant la creation originelle etait benie et opulente. Etre expulse du Paradis, ce rr'etait pas autre chose, pour Adam, que de ne plus vivre dans un monde facile, et de se retrouver parmi les epines ou meme un grand labeur reste souvent sans aucun profit. Mais il sera debattu de cela plus loin. Quant a la question posee, je penserais volontiers, pour mon compte, qu'a I'origine tous les arbres portaient des fruits.
Notre curiosite humaine est gratuite 1. On est alle [usqu'a se demander pourquoi Dieu a orne la terre de fruits le troisieme jour [deja], avant de parer le del d'etoiles. C'eut ere plutot l'affaire du sixieme jour [dit-on] et s'il etait con venable que le del fut deploye avant que la terre apparut, it convenait de meme que le del fut orne avant la terre, dont le tour ne devait normalernent intervenir que le sixieme jour. N. de Lyre opere une distinction subtile et pretend qu'il s'agit ici de la forme et non de I'ornement. Cela suffit-il ou non? J'en doute. II me parait plus juste, je le repete, de ne pas considerer l' ordonnance de ces choses au gre de notre jugement. Au surplus, le del n'etait-il pas deja pare d'une lumiere creee le premier jour? C'etait bien le plus bel ornement de la creation tout entiere l
II me plait done bien davantage de voir quel soin et quelle bienveillance Dieu nous a temoignes en edifiant pour l'homme une demeure si belle, avant meme qu'il fur, afin qu'une fois cree, il trouvat une maison toute prete, ou Dieu I'introduirait, en lui ordonnant de jouir de toutes les richesses de cette immense demeure. Le troisieme jour il pourvoit a la table et aux aliments et, le quatrieme, ce sont Ie soleil et la lune qui sont donnes a l'homme pour etre attaches a son service. Le cinquieme jour I'empire lui est donne sur les poissons et les volatiles et, le sixieme, sur tous les animaux. Tout cela pour qu'il [ouisse gratuitement de tous ces biens, au gre de ses besoins et a la seule fin que, voyant une telle liberalite, l'homme reconnaisse la bonte de Dieu et qu'il vive dans sa crainte, II est
1 Le Corpus de Weimar adopte la lecon odiosa tandis que l'edition d'Erlangen lit otiosa,
Nous avons choisi cette derniere lecture.
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Ch. I, V. II-I4
juste et utile de considerer ici ce soin et cette sollicitude de Dieu, manifestes deja avant que nous fussions crees: le reste est inutile et, au surplus, hasardeux.
C'est une semblable bienfaisance que Dieu exerce envers nous en nous accordant les biens spirituels. Car, avant meme que nous nous convertissions a la foi, Christ, notre Redempteur, est la-haut dans la maison
30 du Pere, et il y prepare nos demeures, afin que, lorsque nous serons arrives, nous trouvions le ciel tout pare de joie. N'etant pas encore cree, Adam n'a pas pu penser aux bienfaits qui l'attendaient, alors que nous pouvons le faire ... car nous entendons la Parole de Dieu nous en faire la promesse. Considerons donc la premiere creation de ce monde comme type et figure du monde a venir, et apprenons ainsi a reconnaitre la bienveillance de Dieu qui nous enrichit et nous comble avant que nous puissions prendre conscience de notre existence. En considerant et admirant cette sollicitude, ce soin, cette generosite, cette bienfaisance de Dieu, tant en cette vie que dans la vie a venir, nous nous livrons a une meditation bien meilleure qu'en nous demandant pourquoi Dieu a pare la terre [de verdure] des le troisieme jour.
Je n'en dirai pas davantage de cette oeuvre du troisieme jour, par quoi Dieu a prepare une demeure pour l'homme. Voici maintenant les jours suivants, au cours desquels nous sommes faits seigneurs et maitres de toute la creation.
L'ceuvre du quatrieme jour
Ch. I, V. 14
Dieu dit: QU'il y ait des luminaires dans le ciel et qu'ils separent le jour de la nuit, etc.
Voila l'reuvre du quatrieme jour, OU ont ere faites ces creatures magnifiques entre toutes: le soleil et la lune, ainsi que toutes les autres etoiles, Et il ne s'agit pas seulement de la creation substantielle et corporelle [de ces astres] mais de la benediction qu'ils representent, c'est-a-dire de leur efficacite, de leur vertu, de leur energie.
Mais vous avez entendu 1 plus haut que la lumiere avait ete creee le premier jour. Jusqu'au quatrieme jour, cette lumiere tint lieu de solei! et de lune et des autres etoiles, en attendant que, le quatrieme jour, les auteurs et princes du jour et de la nuit fussent eux-memes crees,
Cette premiere lumiere suscite donc une question: s'est-elle dissipee ensuite, des que le solei! et la lune furent crees, ou a-t-elle persiste, [brillant]
1 La redaction se ressent de l'enonce oral du cours.
Ch. I, V. 14
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avec le soleil? II y a une grande diversite d'opinions sur ce point. Pour ma part, je crois qu'il y a une merne pen see dans toutes les ceuvres de Dieu. Ainsi, de meme que, le premier jour, un del et une terre rudimentaires furent crees et qu'ils furent ensuite ornes et acheves, le del etant deploye et pare de lumiere, et la terre, surgie des eaux, etant reverue d'arbres et de plantes, ainsi je crois que la lumiere, nee le premier jour, fut portee a son achevement Ie quatrieme jour, quand la creation s'augmenta de ces nouveaux venus qu'etaient le soleil, la lune, les etoiles.
D'autres disent que cette premiere lurniere dure encore aujourd'hui, mais qu'elle est eclipsee par la clarte du soleil, comme il arrive a la lune et aux etoiles d'etre eclipsees par le soleil. II peut etre vrai tout a la fois que cette premiere Iumiere ait persiste et qu'elle n'en ait pas moins ete, pour ainsi dire, la semence du soleil et de la lune.
Mais Moise etablit une distinction et parle du solei! et de la lune comme des grands luminaires. Les astronomes discutent de la grandeur
de ces astres 1, mais ce qu'ils disent est sans interet pour notre propos.
Ce qui a de l'importance, par contre, c'est de remarquer que I'Ecriture
ne loue pas ces corps celestes en raison de leurs dimensions mais bien de leur luminosite car, a comparer le soleil avec les etoiles et lors meme que toutes les etoiles seraient reduites en un seul corps, ce corps serait certainement beaucoup plus grand que le soleil, mais to utes les etoiles ainsi reunies n'egaleraient nullement sa lumiere. A l'inverse, si le soleil etait decoupe 3 I en parts minuscules, la clarte de ces menues particules l'emporterait de loin sur les etoiles ... Car ces corps celestes ont ete crees differents les uns
des autres comme Paul le dit: autre est la clarte du soleil, autre celle de la lune, autre celle des etoiles comparees entre elles, etc. 2 La difference ne releve pas des corps, mais de l'ceuvre creatrice et cette ceuvre en est d'autant plus admirable. Et c'est assurement une chose digne d'emerveillement que
les rayons se propagent de toutes parts, d'un mouvement si rapide et propres a rechaufler si fort les corps exposes a leur ardeur.
Les astronomes disent aussi que tout se passe comme si les etoiles etaient allumees par Ie soleil. IIs disent, ainsi, que la lune lui emprunte sa lumiere, Et il est vrai qu'il n'est pas sot de prouver cette opinion en alleguant I'eclipse lunaire, ou la terre se trouve exactement interposee entre le solei! et la lune, empechant ainsi que la lumiere du soleil se transmette ala lune 3. Pour moi, je ne rue ni ne condamne de telles vues, mais je pense que si le soleil fait resplendir la lune et les etoiles et si la lune et les etoiles sont propres a recevoir la lumiere que le soleil projette, c'est que ce pouvoir a ere donne au solei! et que la lune ainsi que les etoiles ont ete creees pour cela.
1 Litteralement ; de ces corps. 21 Cor. 15: 41.
3 Litteralernent: et ne transmettant pas la lumiere,
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Ch. I, v. 14
Au debut [de son commentaire] du Psaume IZ 1, Augustin mentionne deux opinions au sujet de la lune et, de cette discussion, il tire une allegoric qui touche a l'Eglise, bien qu'il ne conclue pas, pour son compte. Mais j'abandonne tout cela a qui voudra: il est tres facile de s'adresser aux astronomes et aux personnages cornpetents pour savoir ce qu'on peut en dire. II me suffit que, dans la beaute de ces corps celestes et dans leur utilite, nous reconnaissions 1a bonte et la puissance de Dieu, car c'est par sa Parole qu'il a cree de si grandes choses et qu'il les conserve encore aujourd'hui pour notre usage. C'est cela qu'il nous appartient d'enseigner, ce qui veut dire que ce sont la les verites theologiques et qui ont le pouvoir d'affermir les cceurs,
Quant a dis cuter de la nature des choses creees, quand bien meme l' on demeure dans la vraisemblance et que l'on tire profit de ce qui est dit, je n'en crois pas moins que la raison est trop infirme pour parvenir reellement a une telie connaissance. C'est pourquoi les plus grands esprits, depasses par la majeste de ces creations 2, ne purent faire plus que d'affirmer qu'elies sont eternelles et, en quelque sorte, des divinites. Si les philosophes enseignent que l' etoile est la partie la plus dense de son cercle, nous disons, nous, avec plus de surete, que 1a lumiere a ete creee par Dieu, au moyen de la Parole. Et il est tres vraisemblable que les etoiles sont des corps arrondis, fixes au firmament, en forme de globes, pour qu'elles brillent dans la nuit, chacune a la mesure du don recu a sa creation.
Et qu'ils soient des signes [pour marquerJ les saisons 3, les jours et les annees
En disant: «et qu'ils separent le jour de la nuit », Moise suggerait une distinction que les astronomes aussi font souvent: celie du jour nature! et du jour conventionnel. Car il avait dit, plus haut: «Et il y eut le soir et le matin; [ce fut] le premier [our.» La, il parle du jour naturel, qui compte vingt-quatre heures 4 ••• Ici, en disant: «Et qu'ils separent le jour de la nuit», il parle du jour conventionnel, marque par la presence du solei! au-dessus de I'horizon 6.
32 Le premier office du solei! et de la lune est done de regner sur le
jour et sur la nuit. Les etoiles ne sont pas preposees a cette tache. Mais le soleil apporte Ie jour a son lever, meme sans Ie concours des autres etoiles qui se levent alors. Semblablement, la lune preside a la nuit, meme sans
1 Enarrat in ps. LV, 62, P. L.
2 Litteralement ; creatures. II s'agit du soleil, de la lune et des astres en general. 3 Tempora: traduit aussi bien par saisons que par fetes.
4 Le texte ajoute quibus circumvolvitur primum mobile ab oriente ad occidentem,
6 Luther applique le terme conventionnel la OU d'autres diraient nature! et vice versa.
Ch. I, v. 14
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les etoiles, Dieu l'a ainsi creee qu'elle marque Ila nuit. Quant a la succession de la nuit et du jour, elle a lieu pour procurer aux corps un repos restaurateur. Le soleil brille pour que nous accomplissions notre tache; la lumiere de la lune est plus douce: elle est done plus appropriee au sommeil qu'au travail.
Mais que signifient ces mots: «qu'ils soient des signes»? Lyre explique qu'il s'agit des signes [annonciateurs] des pluies et des ternpetes. Je ne m'y oppose pas a tout prix bien que je doute que l'on ait ici des signes avant-coureurs, comme Virgile et d'autres l'entendent 2. Pour l'Evangile, c'est une aurore rougeoyante qui annonce la pluie alors qu'un soir clair est annonciateur d'un temps clair 3. Quant a ce que l'on dit des Pleiades, dont Ie lever annoncerait la pluie, sans compter d'autres dires semblables, je ne l'exclus pas totalement mais ne Ie soutiens pas sans autre: je constate en effet que cela ne se verifie pas toujours.
Ce qu'on peut dire de plus simple, c'est que ce texte ne se rapporte pas a des signes tout ordinaires mais a des signes plus considerables, telles les eclipses ou les grandes conjonctions d'astres. II en serait comme d'un prodige, d'un fleau, d'un miracle, par lesquels Dieu annonce au monde sa colere ou un malheur. Si cela peut paraitre par trop rudimentaire, souvenonsnous que Moise ecrivait pour un peuple inculte.
C'est ici qu'il convient de parler des meteores et des phenomenes qui se produisent dans les airs, lorsque les etoiles paraissent tomber, lorsque le halo 4, lorsque I'arc-en-ciel et autres choses semblables se produisent 5. Car Moise appelle ciel toute la masse f1.uide au sein de laquelle les astres et les planetes se deplacent, y compris les regions aeriennes les plus hautes. Car l'explication par les spheres a ere imaginee posterieurement, en vue de l'enseignement. L'Ecriture l'ignore et se borne a dire que la lune ainsi que le soleil et les etoiles ont ete places au firmament celeste 6 - et non dans leurs spheres respectives - pour servir de signes des evenements a venir. Et c'est ce que I'experience no us apprend des eclipses, des grandes conjonctions [d'astres] et parfois aussi des meteores.
II convient aussi de remarquer le terme <des temps », Lemoedim.
Car Moed signifie «temps decide, fixe et determine », d'ou, dans la Bible, l'application courante de ce nom au tabernacle de l'alliance, parce que c'etait Ii que devaient avoir lieu des solennites donnees, en un lieu, a un moment et avec des rites donnes, Le texte dit ainsi que le soleil et la lune marquent les temps, non seulement parce que les temps sont regis et visiblement determines par le soleil (de merne que nous voyons autour de
1 Le latin est plus fort: elle fait. 2 VIRGILE: Eneide 3, 516.
3 Mat. 16: 2.
4 Le plurie! balones est irregulier. K. & R. renvoient a Seneque, Quest. nat. 1,2,1. 5 Le texte ajoute: dans les airs.
6 Le texte ajoute: ciel au-dessous et au-des sus duque! sont les eaux.
Tome XVII
Ch. I, v. 14
nous des changements s'operer dans les choses par la proximite ou par l'eloignement plus ou moins grands du soleil, car la qualite de l'air varie avec l'hiver, I'ete, l'automne et Ie printemps, ce qui fait que notre corps aussi change) mais, i ce que nous voyons, parce que la vie dela cite a, elle aussi, ses temps particuliers, qui sont lies au mouvement des corps celestes. C'est ainsi i un moment determine de l'annee qu'on loue les maisons,
33 qu'on accomplit les travaux serviles, qu'on exige les paiements, etc. Ce sont Ii autant de services que nous rendent le soleil et la lune, i telle enseigne que nous divisons Ie temps au gre de notre travail et d'autres convenances. C'est ainsi que nous avons les semaines, les mois, les quatretemps 1 (pour parler comme tout le monde).
Et lorsque le texte dit ensuite: «et les jours», il fait mention du jour naturel, determine par la circonvolution du soleil autour de la terre. Si done nous comptons les jours, et aussi les annees, c'est Ii un bienfait qui releve de la creation et de l'ordre voulu de Dieu. C'est i cela que se rattache le temps, que les philosophes definissent comme le compte du mouvement. Ce compte ne pourrait pas avoir lieu si les corps celestes ne se mouvaient pas ainsi, sous l'effet d'une loi donnee, mais qu'ils demeuraient imrnobiles en un lieu fixe. Or, Ii OU le nombre n'est pas, il n'y a pas de temps non plus. S'il arrive donc i quelqu'un d'etre surpris par le sommeil, il ignorera combien de temps il a dormi, parce qu'il n'a pu compter.
C'est ainsi que nous nous rappelons notre enfance, i certains egards, mais que nous ne sommes pas conscients d'avoir suce Ie sein maternel, quoique nous fussions alors bien vivants. C'est que nous ne comptions pas. De Ii vient que les betes ne connaissent pas le temps, pas plus que les enfants ne le connaissent, Le nombre montre done bien que l'homme est une creature particuliere entre toutes. Nous savons qu'Augustin se plait i exalter ce don qui nous est propre 2 et i tirer de Ii une preuve de I'immortalite des esprits, car l'homme est seul i compter le temps et a le comprendre,
En pensant i la vie future, on demande [parfois] si le ministere des corps celestes aura une fin. Mais il n'y aura pas de temps dans la vie i venir. Et les croyants auront [en partage] un jour eternel, alors que les incredules 3 auront une nuit et des tenebres eternelles. Le soleil ne fait pas seulement le jour en ce sens qu'il brille et repand sa Iurniere, mais parce qu'il se meut, de l'orient i l'occident, pour reparaitre apres vingt-quatre heures et nous redonner ainsi un autre jour. C'est pour cette raison que les philosophes enumerent trois formes d'utilite propres au soleil: son action, ou influence, le mouvement et la lumiere. Je ne me perdrai pas en subtilites au sujet
1 Angaria. On pourrait aussi traduire: les temps de corvee, mais, en depit du singulier, le sens que nous avons retenu est preferable dans ce contexte.
2 Litteralemenr: ce don de notre nature.
S Litteralement: les pieux et les impies.
Ch. 1, V. 14
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de l'influence. II me suffit de savoir que les corps celestes ont ete crees pour notre usage, destines qu'ils sont a nous servir de signes, soit de la colere soit de la bienveillance [divines], ainsi qu'a marquer les temps, pour que, dans le deroulement [de notre vie], nous tenions compte des divisions qu'ils instituent. C'est ce que nous transmettent les saintes Ecritures: voila donc qui est sur. Le reste n'est pas aussi certain, meme si l'on prend appui sur I'experience. II arrive, en effet, que I'experience nous abuse.
Mais on pose souvent ici Ie probleme des predictions astrologiques, que l'on allegue et entend prouver en se reclamant de notre texte. II ne me repugne pas absolument que l'on en prenne moderement la defense. II convient, en effet, que l' on accorde quelque divertissement aux intelligences. Si done, a l'exception de toute superstition, l'on fait son jeu de ces predictions, pour Ie plaisir de l'intelligence, je n'en prends pas ombrage.
Quant au fond, cependant, l'on ne me persuadera jamais qu'il faille mettre l'astrologie au nombre des sciences. Aucune vraie demonstration
ne l'accompagne et c'est la raison a laquelle je me range. On allegue I'experience, mais je n'en suis guere touche. Car toutes les experiences 34 astrologiques sont partielles 1. Les temoins se sont artificieusement bornes
a noter et a mettre par ecrit celles qui ne trompaient pas [leur attente]; les autres, qui les decevaient, les predictions n'etant pas suivies d'effet, ils n'en prenaient pas note. Or, de meme que, selon Aristote, une hirondelle ne
fait pas le printemps, je ne pense pas non plus, quant a moi, qu'une science puisse decouler d'observations si incompletes. Les chasseurs disent couramment que la chasse peut avoir lieu tous les jours mais que la chasse n'est
pas heureuse tous les jours. C'est ce qu'on peut dire des astrologues et de leurs predictions, car elles sont tres souvent decevantes,
Mais, lors meme qu'elles seraient relativement sures, quelle folie ne serait-ce pas que de se tourmenter a la pensee de l'avenir? Supposons que les predictions astrologiques puis sent nous faire connaitre l'avenir: si cet avenir est mauvais, i1 vaut mieux l'ignorer que Ie connaitre, pour bien des raisons. Ciceron est de cet avis. Et il vaut mieux demeurer en la crainte de Dieu et prier que de se laisser torturer par la peur des evenements a venir. Mais nous parlerons de cela une autre fois.
J'estime donc que les predictions astrologiques n'ont pas un fondement sur dans ce texte: elles ne sont que des indications theoriques, pour m'exprimer ainsi, c'est-a-dire des indications recueillies par la raison. II est plus convenable de penser que Moise parle ici en general des signes que Dieu montre aux hommes pour les avertir ou leur inspirer une crainte [salutaire].
1 Experientiae particulares: on pourrait traduire par experiences particles si ce n'ctait pas s'eloigner quelque peu de la lettre.
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Ch. I, V. 14
Voila pour le quatrieme jour. C'est ici cependant que I'immortalite des esprits commence a se decouvrir a nous, car, hormis l'homme, aucune creature ne peut comprendre le mouvement du ciel ou mesurer les corps celestes. Le pore, ni la vache, ni le chien ne peuvent mesurer l'eau qu'ils boivent, alors que l'homme mesure le del et tous les corps celestes. Ainsi jaillit ici une etincelle de vie eternelle: c'est que l'homme puisse naturellement s'adonner a cette connaissance de la nature. Car cet interet signifie que les hommes n'ont pas ete crees pour vivre toujours dans cette partie infime de l'univers, mais pour qu'ils possedent le ciel qu'ils admirent en cette vie et qu'ils soient habites par le zele et l'amour des choses d'en haut 1.
Et s'il n'en etait rien, a quoi servirait-il- et au nom de quel besoinque ces connaissances soient si genereusement accordees a l'homme, de qui la position du corps et la beaute prouvent l'appartenance au monde celeste, bien qu'il soit de pauvre et basse origine? C'est de la terre que Dieu a tire le premier homme. Apres cela, le genre humain commenca a se propager a partir de la semence de l'homme et de la femme. C' est ainsi que I'embryon se forme petit a petit avec ses membres divers et qu'il croit, jusqu'au moment OU I'accouchement l'amene a Ia lumiere du ciel. La vie des sens est alors bientot suivie de l'action et du mouvement.
Enfin, apres que Ie corps s'est affermi et lorsque l'ame et la raison sont en pleine force, dans un corps sain, jaillit alors la vie de l'intelligence, que l'on ne trouve pas chez les autres creatures, afin qu'a l'aide des disciplines mathematiques, dont personne ne pourrait nier que Dieu les
; 5 a fait apparaitre 2, l'homme s'envole en esprit 3 de la terre vers les hauteurs et que, laissant ce qui est sur terre, il s'occupe des choses celestes et qu'il les etudie, Cela, ni les vaches, ni les pores, ni les autres betes ne le font: l'homme est Ie seul. L'homme est done une creature faite pour quitter la terre et pour habiter un jour le monde celeste et vivre la vie eternelle, Car cela, ce n' est pas seulement que l'homme soh en mesure d' en parler ou de Ie publier - ce qui est le fait de la dialectique et de la rethorique - mais qu'il puisse aussi penetrer profondement dans tout le domaine de la connaissance 4.
A partir du quatrieme jour, ce qui fait notre gloire commence done a se montrer. II s'agit de ce que, dans la pensee de Dieu, une telle creature est destinee a faire: comprendre le mouvement des corps celestes qui ont ete crees le quatrieme jour, se complaire dans cette connaissance comme dans une activite propre a sa nature. Tout cela doit nous inciter a rendre graces: c'est, en effet, en qualite de citoyens que nous appartenons a cette pattie qu'aujourd'hui nous voyons, que nous contemplons et que nous 1 Celestium rerum.
2 Disinitus ostensas esse. 3 Animo.
4 Sed qt/od etiam Mathemata omnia perdiscit. Il s'agit toujours d'une connaissance portant sur la creation.
Ch. 1, v. 14
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comprenons. Mais nous Ie faisons comme des pelerins et des exiles, nous qui, apres cette vie, la verrons de plus pres: ce jour-la nous comprendrons parfaitement.
Jusqu'a present nous n'avons entendu parler que d'une creation depourvue de vie et de sentiment, bien que certains philosophes aient parle des etoiles et des corps celestes comme s'il s'agissait de corps animes et doues de raison. Mais je pense qu'ils l'ont fait a cause du mouvement rationnel de ces corps, et si bien defini qu'il n'y a rien de comparable dans les autres natures. IIs ont done pretendu que ces corps etaient [en realite] composes d'un corps et d'une intelligence et que, cependant, leur corps n'etait pas elemental I. Platon, lui aussi, raisonne comme cela dans son Timee.
Mais il faut decidement rejeter cette opinion et accorder notre intelligence avec la Parole de Dieu et avec l'Ecriture sainte. Celle-ci enseigne clairement que Dieu a cree toutes ces choses afin de preparer une maison et un accueil pour l'homme qui allait survenir; elle enseigne encore que ces choses sont gouvernees et conservees par la puissance de la Parole par laquelle elles ont ete creees, Ainsi, quand tout ce qui fait une maison habitable est pret, l'homme y est introduit comme dans sa propriete: nous apprenons donc que la divine providence qui s'exerce en notre faveur est plus grande que toute notre sollicitude et tous nos soins propres. Quant aux autres opinions, que l'on avance a l'encontre de l'Ecriture et de son autorite, il faut les repousser.
Mais je pense qu'il convient de redire ici la regIe que j'ai deja prop osee plusieurs fois: il faut s'habituer aussi a la maniere de parler du Saint-Esprit, de meme que dans d'autres activites personne ne sera competent a moins d'avoir commence par en bien connaitre la terminologie particuliere, Les juristes ont ainsi un vocabulaire que le medecin et que les philosophes ignorent. Ces derniers parlent aussi ce qui est presque une langue, inconnue dans d'autres professions. II ne faut pas qu'un art en empeche un autre, mais chacun doit suivre son chemin et se servir de son Iangage.
Nous voyons ainsi que Ie Saint-Esprit a son langage et sa maniere
de s'exprimer, savoir que c'est en parlant que Dieu a cree toutes choses, qu'il les a faites par sa Parole et que toutes ses ceuvres sont en quelque sorte des paroles de Dieu, creees par la Parole increee de Dieu. De meme
que le philosophe se sert de ses mots, le Saint-Esprit se sert egalement
des siens. L'astronome fait bien de parler de spheres, de rayons 2, d'epicycles, bien que cela ne soit bon que dans le cadre de sa profession, afin d'instruire les autres plus commodement, Par contre, le Saint-Esprit et 36 1 Efementalis.
2 Rayonnement: la traduction sert mal le propos de Luther, qui est de defendre la specificite du langage propre aux modes respectifs de connaissance. Mais la transcription latine: auges, que donne le texte, du grec avy1J~ (WA in loc.), est evidernment malvenue en francais,
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Tome XVII
Ch. 1, v. 14-20
l'Ecriture sainte ignorent ces appellations et ils donnent le nom de ciel a tout ce qui est au-dessus de 'nous. Mais ce n'est pas une raison pour faire un reproche a l'astronome: chacun s'exprime a l'aide de ses propres mots.
C'est ainsi qu'il faut comprendre ce terme: le temps, dans notre passage. En effet, Ie temps ne represente pas la meme chose pour I'Hebreu et pour le philosophe. Pour les Hebreux, sa signification theologique est celIe de fetes etablies et aussi de la duree des jours qui, additionnes, font l'annee. C'est pourquoi on le rend presque partout par jete, ou jestivite, sauf quand il signifie tabernacle. Je pense qu'il fallait donner cet avertissement avant de poursuivre. Je crois qu'il n'est pas inutile de prescrire que tout art se serve de son langage et qu'aucun ne condamne un autre ou ne se moque de lui, mais que les uns et les autres se rendent service mutuellement. C'est ainsi que font les maitres d'reuvre afin que la cite soit maintenue, laquelle - Aristote Ie dit ~ ne peut etre faite d'un medecin et encore d'un medecin, mais du rnedecin et du laboureur.
L'ceuvre du cinquieme jour
Ch. 1, v. 20 Dieu dit encore:
Qtfe les eaux produisent I' animal rampant vivant et I' oiseau volant, etc. 1
Nous voyons que Moise reste fidele a sa maniere de parler et se sert [encore] du verbe «dire». jusqu'a present, il a mentionne les creations des regions superieures 2: le ciel avec toute la multitude des planetes et des autres etoiles 3, ces creations que Dieu a fait jaillir de l'eau et qu'il a penetrees de lumiere. C'est ainsi que nous voyons l'air [qui nous entoure] transparent par l'effet de la lumiere primitive.
II en vient maintenant a une nouvelle creation tiree des eaux: les volatiles et les poissons. II traite en meme temps de ces deux especes, leur nature n'etant pas dissemblable. En effet, l'oiseau vole dans les airs cornme le poisson nage dans l'eau et si leur chair est differente, ils ont neanmoins une meme origine. Car le texte est clair: issus de l'eau, les oiseaux ont gagne les airs, OU ils vivent ...
1 Traduction litterale du latin (texte de la Vulgate partielle editee en 1529 par Luther et son equipe et qui est une version latine corrigee sur la base du texte hebreu ainsi que de la version allemande de ce texte). Nos versions manifestent l'embarras des traducteurs. Le commentaire qui suit fait etat des oiseaux et des poissons: il anticipe done sur la suite du texte.
2 Superiores creaturas.
3 Ou: I'armee des autres planetes et etoiles.
Ch. 1, V. 20
Livre de fa Genese
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II vaut la peine de remarquer que si les oiseaux et les poissons ont ete crees de la meme matiere, l'oiseau ne peut pas vivre dans l'eau plus que les poissons ne peuvent resister durablement dans l'air. Et les medecins discutent fort de la qualite de leur chair: celle des oiseaux est plus saine que celle des poissons (oo.), parce qu'ils vivent dans les airs, qui sont plus subtils, et dont les eaux sont comme la lie plus epaisse, OU naissent et vivent les poissons. Mais les philosophes ne pensent pas ainsi. Quant a nous, nous aimons mieux croire a la sainte Ecriture 1: elle affirme [simplement] que la nature des uns et des autres est la meme.
Cela aussi convient a la grandeur d'un livre qui nous montre, sous 37 tant d'aspects, la puissance de Dieu operant dans la creation universelle
et qui surpasse toute raison et toute intelligence. Car qui pourrait imaginer
que de l'eau put etre tiree une nature impropre a supporter l'eau? Dieu
ne fait que prononcer la Parole et tout aussitot les oiseaux surgissent de l'eau. Si donc la Parole retentit, tout est possible: par exemple que les oiseaux soient tires de l'eau aussi bien que les poissons. Tant les oiseaux
que les poissons, quels qu'ils soient, ne sont autre chose que des noms dans la divine grammaire. Par cette grammaire, ce qui est impossible devient tres facile et ce qui contraste le plus devient tout semblable et vice versa.
Or, tout cela est ecrit - et il importe de bien le savoir - pour que nous apprenions a admirer la puissance de la majeste divine et qu'[a I'ouie] de ces faits remarquables notre foi soit edifice. Rien n'est comparable a cette oeuvre merveilleuse qui, de l'eau, fait surgir l'oiseau, fut-ce l'exploit d'un homme qui ressusciterait des morts. Nous n'admirons pas, cependant, parce que la vue quotidienne nous a fait perdre la faculte d'admirer 2. Mais celui qui croit ces choses et les considere avec soin se trouve contraint d'admirer, et l'admiration affermit progressivement sa foi. Car si, de l'eau, Dieu peut faire le ciel et les etoiles, dont la dimension surpasse parfois ou egale celle de la terre, et si, d'une goutte d'eau, il peut creer le soleil et la lune, ne peut-il pas aussi defendre mon corps contre mes ennemis et contre Satan ou, apres que j'aurai ete depose dans le sepulcre, me ressusciter pour la vie nouvelle? C'est done la puissance de Dieu qu'il faut apprendre a connaitre ici, afin que jamais nous ne doutions de ce que Dieu nous promet dans sa Parole. Ici se trouve, en effet, une pleine confirmation des promesses : il n'y a rien de si difficile, voire d'impossible, qu'il ne puisse faire par sa Parole, comme le demontrent le ciel, la terre, la mer et tout ce qui s'y trouve.
Mais il convient aussi de relever ici - comme l' ont fait les saints Peres, et surtout Augustin - que Moise se sert de trois verbes: «Dieu dit », [Dieu] «fit», [Dieu] «vit», comme si, par la, il avait voulu designer les
1 Nobis autem potior est fides sacrae scripturae. On notera ces derniers mots.
2 Litteralement : parce que par l'usage quotidien [ces choses] ont perdu notre admiration.
62
Tome XVII
Ch. 1, V. 2.0-2.1
trois personnes de la divine majeste. Par le verbe «II dit», c'est Ie Pere qui est signifie, C'est lui qui, eternellement, engendre Ia Parole et qui, dans le temps, cree Ie monde par cette Parole. [Les Peres] ont rapporte le verbe «II fit» a la personne du Fils. Car le Fils porte en lui-meme non seulement l'image de la majeste divine mais aussi l'image de toutes les choses creees, C'est pourquoi il donne l'existence aux choses, Et, de rneme que les choses sont dites par Ie Pere, ainsi subsistent-elles toutes par celui qui est Fils et Parole du Pere 1. La troisieme Personne, le Saint-Esprit, leur est associee: elle «voit» les choses creees et les eprouve 2.
Ces considerations tendent a une plus claire intelligence de l'article de la Trinite, moyennant une application appropriee et de bon aloi. C'etait le seul souci des saints Peres lorsqu'ils etayaient si minutieusement [leur penseej ; que des choses incomprehensibles en elles-memes puissent etre saisies de quelque maniere, C'est pourquoi je ne desapprouve pas ces pensees: elles sont analogues a la foi 3 et propres autant qu'utiles a l'enseigner.
Hilaire opere les memes distinctions pour d'autres attributs. C'est dans Ie Pere qu'est l'etemite, dans l'image qu'est la vue et dans la fonction qu'est l'usage. n dit que le Saint-Esprit est un don qui se deploie dans
38 I'usage, car il donne l'usage des choses pour qu'elles ne perissent pas: il gouverne Ies choses et Ies conserve. lIs 4 disent [encore]: le Pere est l'esprit 6, le Fils est l'intellect, Ie Saint-Esprit la volonte, Non que le Pere soit depourvu d'intellect, ni Ie Fils de volonte, mais ce sont la des attributs, qui, enonces separement, ne sont pas attribues a chacune des personnes mais a des personnes differentes. II reste que Ie Pere n'est pas sans la sagesse mais c' est ainsi que nous nous representons ces choses pour saisir et expliquer l'article de la Trinite.
Lorsque le texte dit: «Et Dieu vit que [cela] etait tres bon», c'est done a Ia conservation qu'il fait allusion car la creation ne pourrait subsister si I'Esprit saint ne l'aimait pas et si Dieu ne la conservait par Ie plaisir qu'il prend a son ceuvre. Car Dieu n'a pas cree Ies choses pour les abandonner, une fois creees, mais ilies aime et il s'y complait. II faut done dire en meme temps que Dieu conceit, met en mouvement et conserve toutes choses de maniere appropriee, J'ai pense qu'il convenait de toucher brievement a cela: les refiexions si pieuses des hommes qui ont couru avant nous dans l'arene meritent en effet d'etre connues.
1 Ita per Filittm et Verbttm illttd Patres res omnes sttbsistttnt. 11 faut lire Patris : la lecon Patres rend ce texte incoherent.
2 Ou: approuve.
3 L'analogie de la foi ; principe de la connaissance «theologique », selon Remains I2: 6, laquelle est vraie dans la mesure de son harmonie avec la revelation de Dieu en Jesus-Christ.
4 Us, c'est-a-dire les Peres. 6 Mens.
Ch. I, V. 2O-2I
Livre de la Genese
Ce que Jerome traduit par animal rampant vivant se dit Nephesch chez les Hebreux, ce qui signifie ame, ou aussi un eire vivant. Ce sont [id] les poissons qu'il appelie de ce nom. Quant aux oiseaux, on sait qu'ils sont aussi a'_upi(3ta 1, puisqu'ils vivent sur la terre et dans les airs.
Ch. I, V. 2I
Et Dies crea les grands cetaces
On peut se demander pourquoi seuls les cetaces sont nommernent designes. Du reste, l'Ecriture ne fait mention que des poissons les plus grands. On connait Ie leviathan et les dragons, mentionnes dans [Ie livre de] Job, et ailleurs dans I'Ecriture, Ce sont assurement les baleines, les orques et d'autres poissons [parmi les] plus grands que l'on appelie ainsi: certains sont munis d'ailerons, comme le dauphin, qui est en quelque sorte le roi de la mer, bien que sa grandeur ne surpasse pas celie des autres. D'ailleurs, ni l'aigle, Ie roi des oiseaux, ni le lion, roi des quadrupedes, ne se distinguent [surtout] par leur taille,
Amon sens, les cetacea sont rnentionnes afin que nous sachions que ces animaux si grands sont, eux aussi, I' ceuvre de Dieu, et pour que nous ne les croyions pas irreels, impressionnes par leur grandeur. Et, des lors que de si grands corps ont ete crees par Dieu, il est ensuite plus facile de conjecturer que les poissons plus petits, tels les ... 2, les dorades, les brochets et d'autres, ont ete crees par Dieu, eux aussi. Qu'on lise, si l'on veut, le chapitre 41 du livre de Job. On y voit bien comment, par la plume de ce poete, le Saint-Esprit fait I'eloge du monstre etonnant qu'est le leviathan, dont la vigueur et l'assurance sont si grandes qu'il va jusqu'a mepriser les fleches, De telies descriptions nous ouvrent les yeux et animent notre foi en Dieu: no us croyons plus facilement qu'il peut nous garder, no us aussi, bien que nous soyons beaucoup plus petits.
On se demande encore d'ou viennent les souris et les loirs, et comment ils naissent. L'experience nous apprend en effet que les navires eux-memes ne sont pas a I'abri des souris, bien qu'ils soient toujours dans l'eau. Et il n' est pas de maison si proprement tenue que les souris n'y fassent leur apparition. On peut de meme se demander comment les mouches s'engendrent. Et ou les oiseaux s'envolent-ils done quand vient l'automne?
En traitant des mouches, Aristote rut que certains animaux sont 39 Op,Dtoysvfj 3 et d'autres 87:8QOYSVfj 4. Les souris sont ainsi du genre 87:SQOYSV8WV S, car elies ne naissent pas seulement d'autres souris mais
1 Amphibies.
2 Les corvi, qui ne sont pas ici les corbeaux mais une variete de poissons de mer. 8 O{kOWYsvij, qui naissent de leurs semblables.
48TSQOYS'Vij, qui naissent de choses dissemblables.
5 hSPOYS'VEO)'jl; de ceux qui naissent de choses dissemblables.
Tome XVII
Ch. I, V. 21-22
aussi de la putrefaction des choses qui perissent et se transforment peu a peu en souris.
Si l'on cherche a savoir par quel pouvoir se fait cette generation, Aristote repond que ces humeurs putrefiees sont echauffees par le soleil et qu'ainsi se trouve produit un animal vivant. Les scarabees engendres dans le fumier de cheval en sont un exemple. J e doute cependant que ce soit Ii une explication suffisante. Car le soleil rechauffe mais il n'engendrerait rien si, dans sa divine puissance, Dieu ne disait: que la pourriture donne naissance a la souris. La souris est done, elle aussi, une creature de Dieu et, i mon sens, de nature aqueuse et analogue a celIe des oiseaux de la terre: elle aurait, autrement, une apparence monstrueuse et l'espece ne s'en conserverait pas. Car, dans son genre, cette forme est tres belle: ses pattes sont si j olies et son poil si bien arrange que, de toute evidence, c'est ainsi que Dieu a entendu les creer pat sa Parole. lei encore, c'est done la creation et I'ceuvre de Dieu que nous admirons. On peut en dire autant des mouches.
Quant aux oiseaux, je ne sais que dire, car il n'est pas vraisemblable qu'ils s'en aillent dans des contrees plus meridionales puisque le fait miraculeux que presente la destinee des hirondelles est connu: tant que dure l'hiver, elles gisent sans vie dans les eaux, pour revivre a I'entree de l'ete, C'est 1::1. un signe frappant de notre resurrection ... Car ces ceuvres de la divine majeste sont toutes dignes d'admiration et c'est bien pour cette raison que nous les voyons sans les comprendre. Aussi, j'estime que si une espece quelconque venait a disparaitre - bien que je mette en doute cette possibilite - Dieu la restaurerait ...
Ch. I, v. 22
Et Dieu vit que cela etait bon et il les benit
Pourquoi Moise ne s'est-il pas servi du verbe bCnir quand il s'agissait des corps inanimes P Dans ce cas, il dit seulement que ces chases lui plaisaient mais il ne mentionne pas la benediction. Mais des que l'on en vient a la generation des corps vivants, il constate un mode nouveau de croissance et de multiplication. Car, nous le voyons, ni le soleil ni les etoiles n'engendrent des corps qui leur soient semblables et qui sortiraient d'eux. Or, les herbes et les arbres croissent et portent des fruits; c'est leur benediction. Mais rien ne ressemble a la benediction des corps vivants dont nous parlons ici,
C' est pourquoi, en parlant de benediction, Moise fait une difference entre les corps dont la creation vient d'etre rapportee et les autres, crees ce meme cinquieme jour. 11 ya la, en effet, un nouveau mode de generation. Car d'un corps vivant naissent des rejetons separes qui sont vivants, eux aussi. Ce n' est assurement pas ce qui se passe pour les arbres ni pour les
Ch. I, V. 22
Livre de fa Genese
herbes, car, s'ils ne sont pas semes une nouvelle fois, ils ne portent pas de fruit: ce n'est pas directement de la semence que nait la semence mais de
la plante. Or, dans l'autre cas, c'est de corps vivant a corps vivant qu'a
lieu la generation. C'est done bien Ia une ceuvre nouvelle: Ie corps animal croit et se multiplie du corps meme, Le poirier ne produit pas un poirier 40 mais une poire. Mais c'est un oiseau que produit l'oiseau et Ie poisson produit aussi un poisson. Et la multiplication de l'une et de l'autre especes
et leur fecondite sont infiniment etonnantes et nombreuses, surtout chez
les animaux marins et aquatiques.
Quelle est la cause de ce pouvoir generateur surprenant? La poule pond un ceuf, elle Ie rechauffe jusqu'a ce qu'un corps vivant naisse dans I'ceuf et que la mere aide ensuite ce corps a sortir de la coquille. Les philosophes alleguent l'action [conjointe] du soleil et du ventre. Je l'accorde. Mais les theologiens ont un langage plus approprie. Tout cela se fait par I'operation de la Parole qui est alleguee iei: «Illes benit et dit: croissez et mulripliez ». Cette parole est presente dans Ie corps lui-meme : c'est vrai pour la poule comme pour tous les corps animes, Et la chaleur par quoi la poule rechauffe les ceufs vient de la parole divine, car, si elle etait privee de la parole, cette chaleur serait inutile et inefficace.
C'est donc a la vue de cette merveilleuse creation et pour que ces corps soient feconds, que Dieu ajoute encore sa benediction. L'on apercoit alors ce qu'est, [dans Ie fond], la benediction: c'est une multiplication. Quand nous benissons no us ne faisons rien de plus que de bien prier. Mais ce que nous demandons, nous ne pouvons pas Ie faire. La benediction de Dieu, par contre, retentit en multiplication: elle est immediatement efficace. La malediction, en revanche, est un amoindrissement: mais elle est aussi efficace.
Ici encore, il faut done prendre garde au langage de Moise. Ce qu'il appelle benediction, les philosophes l'appellent fecondite: cette production de corps vigoureux et vivants par des corps vigoureux et vivants. Rien de tel quand il s'agit des arbres. L'arbre n'engendre rien qui lui ressemble, mais une semence. C'est un grand miracle mais l'habitude l'a banalise, une fois de plus.
On se pose iei des questions au sujet des vers et d'autres bestioles nuisibles, telles que les crapauds, les mouches, les papillons, etc., dont la fecondite est surprenante, tellement qu'on pourrait dire qu'elle est d'autant plus grande que ces insectes sont nuisibles. Mais il convient d'ajourner cette question au troisieme chapitre. Car je crois qu'au temps dont nous parlons ces creatures desagreables et nuisibles n'existaient pas encore, mais qu'elles ont ete procreees ensuite, en chatiment du peche, par une terre maudite et pour no us tourmenter et nous forcer a invoquer Dieu. On en reparlera,
Nous savons done deja quels sont les corps animes crees Ie cinquieme
66
Tome XVII
Ch, I, v. ZZ-Z4
jour. Or, nous voyons que la parole prononcee ce jour-Is est efficace au point que l'eau engendre les poissons qui viennent directement d'elle-meme, Car les viviers et les lacs engendrent les poissons, Nous voyons en effet des brochets nes dans des viviers OU il n'y en avait pas auparavant, On raconte que des poissons attrapes en I'air par des oiseaux alors qu'ils sautaient emettent d'en haut une semence qui tombe dans les mares et les lacs, OU elle fructifie ensuite dans l'eau. Mais la seule et la veritable cause est qu'un ordre est donne et qu'en vertu de cet ordre, l'eau produit des poissons. Telle est l'efficacite de la Parole: c'est elle qui opere ces choses.
4I Le sixieme jour
Ch. I, v. Z4 Et Dieu dit:
Que la terre produise des etres vivants selon leur espece
Nous avons deja Ie del avec ses armees, le soleil, la lune, les etoiles, et aussi la mer avec les poissons, et les volatiles. De meme que les poissons nagent dans I'eau, ainsi les oiseaux semblent-ils nager dans les airs. La terre a ete embellie, dotee qu'elle est de fruits, d'arbres et de plantes, etc. Et, deja avant que I'homme soh introduit dans ce qui est en quelque sorte sa demeure, les betes de la terre viennent s'y ajouter, les betes de somme et les reptiles, apres quoi c'est l'homme qui est enfin cree, II n'a pas ete fait pour voler avec les oiseaux ni pour nager avec les poissons. Mais la nature qu'il a pour une part en commun avec d'autres etres animes, c'est de vivre sur la terre. II est vrai que l'homme s'efforce d'imiter les poissons et les oiseaux. Car les navires font l'une et l'autre chose: ils fendent I'air et ils parcourent les eaux. Mais l'usage des navires releve de l'art alors qu'ici nous parlons des choses de la nature: nous ne nous occupons pas
de l'art. .
Les Hebreux font une difference entre les noms: ils nomment Behemah les betes de somme et aussi les animaux plus petits, tels que les cerfs, les chevres, les lievres et tous ceux qui se nourrissent comme nous, s'alimentant de plantes et des fruits des arbres, Haieso erez \ par contre (cequ'on traduit correctement par «betes de la terre »), ce sont, a leur sens, les betes carnivores, comme les loups, les lions, les ours. J'ignore cependant si cette distinction est constante. A la verite" il ne me semble pas qu' elle soh toujours observee. Ce qui est sur, c'est que Moise a voulu designer ainsi l'ensemble des animaux terrestres, qu'ils mangent de la viande ou des
lOU plutot : Haieto erer.
Ch. I, V. 24-26
Livre de /a Genese
vegetaux, II dit que la terre est leur mere a tous: c'est elle qui les a tires d'elle-meme par la Parole, comme la mer l'a fait pour les poissons.
Nous avons entendu plus haut que Dieu avait dit a l'eau: «Que l'eau s'agite», etc., afin que, par Ie moyen de ce mouvement, la mer fut remplie de poissons et les airs d'oiseaux et qu'ensuite seulement, ces animaux fussent amenes a proliferer. En parlant ici des animaux de la terre, Moise se sert d'un autre mot: «Que la terre produise » dit-il, et non: «Qu'elle s'agite.» Car la terre est un corps immobile. C'est ainsi que, Ie quatrieme jour, il dit encore: «Que la terre produise des vegetaux», car il veut que, sans mouvement, elle donne des animaux et des vegetaux.
Ces animaux sont-ils formes de terre, a l'instar de l'homme, apparaissent-ils soudainement? Bien que I'Ecriture ne precise den, cependant, comme Moise insiste particulierernent sur la creation de l'homme, je pense que les animaux de la terre sont apparus comme les poissons qui sont nes inopinement dans la mer. On voit qu'il ne parle pas de benediction car elle est incluse, plus bas, avec celle de l'homme, et il suffisait de dire ici: «Dieu vit que cela etait bon.» Mais venons-en main tenant a la derniere et a la plus belle ceuvre de Dieu: la creation de l'homme.
Ch. I, v. 26
Faisons I' hOmlJle a notre image et a notre ressersblasce
lei encore, Moise s'exprime autrement. II ne dit pas: Que la mer s'agite, que la terre produise des vegetaux 1, mais: «Faisons 1» II fait done
etat d'une volonte deliberee manifeste et d'un dessein: den de tel pour les 42 creatures precedentes. Sans mentionner de deliberation ni de dessein, il avait dit: «Que la mer s'agite, que la terre produise», etc. Mais ici, voulant creer l'homme, Dieu entre en conseil avec lui-meme, il ordonne, en quelque sorte, une deliberation.
Ce qui est par la signifie, c'est, tout d'abord, la difference insigne qui distingue l'homme de toutes les autres creatures. II y a une grande ressemblance entre l'homme et Ies betes. I1s vont jusqu'a partager leur nourriture, leur demeure et leur repos ...
Mais c'est une difference insigne entre ces animaux et l'homme que Moise montre ici en disant que Dieu a cree l'homme en vertu d'un dessein particulier et en y veillant tout specialement. II signifie ainsi que l'homme est une creature qui surpasse de loin Ie reste des etres animes 2 qui vivent une vie physique 3, surtout lorsque la nature n'etait pas encore corrompue. Epicure pense que l'homme n'a ete procree que pour manger et boire, Mais c'est Ii ne pas separer l'homme des autres betes, qui ont elles aussi
1 Terra berbescat et producat. 2 Anima/ia.
3 Vita corporalis,
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Tome XVII
Ch. I, v. 26
.leurs desirs et qui leur obeissent. Or, notre texte °distingue ici I'homme de Ia maniere Ia plus forte en disant que Dieu a pense a Ia creation de l'homme avec une intention precise. Et, davantage, qu'il a pense a la creation d'un homme fait a I'image de Dieu. Cette image n'a rien a voir avec le soin du ventre, la nourriture et la boisson, toutes choses que les betes entendent et desirent, elles aussi.
C'est pourquoi, par des allusions spirituelles 1, Moise signifie que nous avons ete crees pour une vie plus excellente que n'eut ete cette vie du corps, ret cela meme] dans une nature encore intacte. L'opinion des docteurs est juste: si Adam n'avait pas chute par le peche, Dieu I'eut fait passer de la vie animale a la vie spirituelle, une fois atteint Ie nombre predetermine des saints. II etait impossible qu' Adam vecut sans manger, sans boire et sans engendrer. Mais, une fois atteint le nombre des saints prevu, ces fonctions corporelles eussent cesse, au temps fixe et, avec sa posterite, Adam eut ete promu a la vie eternelle et spirituelle. [En attendant], les ceuvres de la vie corporelle: Ie manger, le boire, la procreation, etc., eussent ete un service agreable aDieu et c'est aussi pour Dieu que nous l'eussions accompli. II n'eut pas ete vicie par la convoitise qui regne aujourd'hui, apres Ie peche; nous l'eussions accompli sans peche aucun et sans craindre la mort. Une telle vie eut ete heureuse et douce, assurement; mais s'il nous est permis d'y penser aujourd'hui, il ne nous l'est pas d'y parvenir 2. Nous avons cependant une chose: c'est qu'au-dela de cette vie, nous croyons et nous attendons fermement Ia vie spirituelle par le merite de Christ: c'est l'accomplissement 3 de notre vie: Dieu Fa pense pour nous et il nous I'a destine dans le paradis.
II faut done prendre garde a ce texte, OU l'Esprit-Saint pare la nature humaine de tant de magnificence et la distingue de toutes les autres creatures. II est vrai que la vie corporelle ou animale de l'homme devait ressembler a la vie des betes, Car, de meme que les betes ont besoin de manger, de boire et de se reposer pour restaurer leurs forces 4, Adam aussi devait le
43 faire en toute innocence. Mais que, dans la vie animale qui est la sienne, I'homme fut cependant cree a l'image et a Ia res semblance de Dieu, cette precision signifie une vie autre et meilleure que Ia vie animale.
La vie d' Adam etait done double: animale et immortelle; cependant, elle n'etait pas encore entierement revelee: elle etait seulement en esperance. Dans cette attente, 11 fallait manger, boire, travailler, engendrer, etc. J e dis cela pour attirer l' attention sur la difference que Dieu a etablie, en vertu du dessein par lequel 11 nous distingue des autres animaux associes par lui a notre vie. Nous y reviendrons souvent.
1 Spiritualibus.
2 Litteralement : dans cette vie. 3 Finis: le but.
4 Litteralement ; leur corps.
Ch. I, v. 26
Livre de fa Genese
En deuxieme lieu ce verbe: «Faisons », tend a confirmer le mystere de notre foi en un Dieu eternellernent Un et dans la divinite unique duquel cette foi affirme trois Personnes: le Pere, le Fils et Ie Saint-Esprit. Les Juifs s'efforcent diversement d'eluder ce passage, mais ils n'avancent den de solide a l'encontre. Car ce texte les tourmente mortellement, pour m'exprimer comme Occam, qui qualifie ainsi les questions embarrassantes et insolubles pour lui.
Les Juifs disent que Dieu parle ainsi parce qu'il s'assode les anges, sans compter la terre et les autres creatures. J e demande, pour ma part, pourquoi, alors, il ne l'aurait pas fait plus tot? Au surplus, que viennent faire les anges dans la creation de l'homme? D'ailleurs, Dieu ne dit rien des anges dans ce texte; il dit simplement: «nous », et il designe ainsi ceux qui creent. On ne peut entendre cela des anges.
Ajoutons encore qu'il n'est pas possible de dire que nous avons ete crees a l'image des anges. D'ailleurs, on trouve ici les deux formes: Ie pluriel et le singulier: «Faisons » et: «11 fit ». MOIse laisse donc entendre fort clairement que, dans l'economie interne de la divinite et dans l'essence creatrice, il y a une pluralite indissociable et eternelle, Contre cela, les portes de l'enfer merne ne prevaudront pas.
II est frivole de penser, comme le font les Juifs, que Dieu parlerait ici en s'assodant la terre. Ce n'est pas la terre qui nous a faits. Et pourquoi ne s'agirait-il pas plutot du soleil, puisque, a entendre Aristote, c'est l'homme et Ie soleil qui engendrent l'homme. Rien de cela ne convient, car nous n'avons pas ete crees a l'image de la terre, mais bien a l'image de ces createurs qui disent: «Faisons l » Ces createurs sont trois Personnes distinctes en une substance divine. C'est de ces trois Personnes que nous sommes l'image, comme nous le verrons ensuite.
II est du plus haut ridicule de pretendre, toujours avec les Juifs, que, comme Ie font habituellement les princes, Dieu parle de Iui-rneme en recourant au pluriel de reverence. L'Esprit saint n'irnite pas Ie langage des chancelleries: I'Ecriture sainte en ignore le style. C'est donc assurernent la Trinite qui est signifiee dans ce texte ... et I'unite des trois Personnes est affirrnee jusque dans leur operation, car ce sont les trois Personnes qui concourent ici a une merne ceuvre et qui disent: «Faisons! » ... Ie Pere, le
Fils et le Saint-Esprit, un seul et me me Dieu, creent ensemble Ie meme 44 homme.
Ainsi Dieu ne peut-il etre divise, fUt-ce objectivement 1. Car on ne connait le Pere que dans le Fils et par le Saint-Esprit. Done, de merne que, dans ses operations et objectivement 2, il n'y a qu'un seul Dieu, ainsi, en lui-meme, quant a la substance, ou essentiellement, il est Pere, Fils et Saint-Esprit, trois Personnes distinctes en une seule divinite.
1 C'est-a-dire : fut-ce dans ses ceuvres, 2Id.
Tome XVII
Ch. I, v. 26
Ces attestations nous sont cheres et nous en sommes reconnaissants.
Car les Juifs et les Turcs peuvent bien rire de notre pensee: ... il faut bien qu'ils se rangent a notre opinion s'ils n'ont pas I'impudence de nier l'autorite de l'Ecriture... Un aiguillon leur reste plante dans le cceur: pourquoi Dieu dit-il: «Faisons », et pourquoi Moise se sert-il du pluriel Elohim? 1
44
Mais, dira-t-on, ces allusions sont trop vagues pour servir de preuve a un article de foi si important. Je reponds qu'en ce temps-Ia, la volonte de Dieu etait que tout fut dit en termes voiles ou, du moins, que tout fUt reserve pour le temps du Seigneur qui devait venir et de qui la venue serait la recapitulation de toutes choses, de to ute connaissance et de toute revelation. Car ce qui nous etait auparavant presente pour ainsi dire sous forme d'enigmes, Christ l'a manifeste et a ordonne de Ie precher en toute clarte, Le Saint-Esprit a instruit les hommes de cette epoque lointaine 2, bien que ce ne fut pas aussi clairement qu'aujourd'hui, OU nous voyons le Nouveau Testament nommer Ie Pere, le Fils et le Saint-Esprit... Si le Saint-Esprit n'avait pas differe le temps de cette claire connaissance ... les ariens eussent existe bien avant la naissance de. Christ ...
45 C'est vraiment une mer de questions qui s'agite iei. Quelle est cette
image de Dieu qui intervient dans la creation de l'homme? Augustin explique longuement ce texte, surtout dans son livre sur la Trinite, Les autres docteurs suivent presque tous Augustin et celui-ci retient la division aristotelicienne: il s'agit des facultes de l'ame, c'est-a-dire la memoire, l'intelligence et la volonte. C'est en cela, disent-ils, que consiste l'image de Dieu, qui est le partage de tous les hommes. De merne qu'en Dieu la Parole nait de la substance du Pere et que Ie Saint-Esprit est le bon plaisir du Pere, ainsi, dans l'homme, la parole du cceur, qui est l'esprit 4, precede de la memoire; apres cela surgit la volonte, qui contemple l'esprit 5 et y prend son plaisir. .
Quant a la res semblance, elle consiste, disent-ils, dans les dons gratuits. La res semblance est une perfection de l'image: la grace porte ainsi Ia nature a sa perfection. C'est pourquoi la res semblance de Dieu, c'est I'espoir ornant Ia memoire, la foi ornant l'intelligence et Ia charite ornant la volonte, Ainsi, I'homme cree a I'image de Dieu, c'est l'homme
1 Nom commun hebralque qui pourrait done se traduire: les dieux. Notre explication de ce vocable, peut erre differente de celie que l'on trouve iei, n'appellant pas la lecture theologique qu'en fait Luther mais elie ne I'exclut pas davantage en son ordre propre.
2 Sancti Patres.
3 Mens vel intellectus. 4 Mens.
5 Mentem.
Ch. I, v. 26
Livre de fa Genese
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dote de I'esprit, de la mernoire et de la volonte, De merne, l'homme cree ala ressemblance de Dieu, c'est l'intelligence eclairee par la foi, la memoire fortifiee par I'esperance et la perseverance, et ~a volonte ornee de charite,
On avance aussi d'autres divisions: la memoire serait l'image de la puissance de Dieu, l'esprit l'image de la sage sse, et la volonte celle de la justice. II se trouve ainsi qu'Augustin, au premier chef, et d'autres apres lui, en sont venus a imaginer plusieurs trinites dans l'homme: ils pensaient qu'il serait ainsi plus facile de se faire une idee de l'image de Dieu. Mais autant ces speculations inoffensives den on cent une intelligence vive, quoique desceuvree, autant sont-elles incapables de bien elucider l'image de Dieu. Et, bien que je ne reprouve pas ces efforts qui ramenent tout a la Trinite, je ne saurais dire s'ils sont bien utiles, surtout si l'on considere leurs developpements, Car la encore rebondit Ie debar sur Ie libre arbitre, tel que Ie suscite cette [notion de l']image. lIs disent, en effet, que si Dieu est libre, l'homme, cree a l'image de Dieu, possede aussi une mernoire, une intelligence et une volonte libres. On laisse ainsi echapper bien des propos inapplicables ou auxquels on prete ensuite une signification malheureuse. C'est ainsi qu'est nee leur affirmation dangereuse selon laquelle le gouvernement de Dieu est tel qu'illaisse les hommes agir de leur propre mouvement. Beaucoup d'opinions malencontreuses en sont decoulees. Tel est, par exemple, le propos que l'on cite: Dieu qui t'a cree sans toi ne te sauvera pas sans toi. C'est dire que Ie libre arbitre concourt au salut en qualite de cause precedente et efficiente. II en va de meme de l'affirmation de Denys \ plus dangereuse encore que les premieres: malgre la chute des demons et de l'homme, les facultes naturelIes, l'esprit 2, la memoire, la volonte, etc., demeurent en leur integrite. Mais si cette affirmation est vraie, il s'ensuit que, par ses moyens naturels, l'homme peut faire en sorte qu'il soit sauve,
Ces declarations si dangereuses des Peres ont ere discutees dans toutes les Eglises et toutes les eccles, mais je ne vois pas tres bien a quoi les Peres voulaient en venir en s'exprimant ainsi, Je conseille done qu'on
les lise avec jugement. Elles partent souvent d'un sentiment et sont chargees 46 d'une signification propre que nous ne connaissons ni ne pouvons connaitre, etrangers que nous sommes a leurs situations. Les ignorants prennent tout sans jugement dans leur propre sens, et non dans le sens qui etait celui des Peres. Mais laissons cela et revenons a notre sujet.
Or, je crains qu'apres avoir perdu cette image, a cause du peche, nous ne puissions pas bien la cornprendre. II est vrai que nous avons une memoire, un esprit et une volonte, mais ils sont gravement corrompus et affaiblis, pour ne pas dire, plus clairement, que ces facultes sont lepreuses
et impures... '
1 Le pseudo-Denys Areopagite, auteur du ve siecle, 2 Alms.
Tome XVII
Ch. I, v. 2.6
[Mais] ... l'image de Dieu d'apres laquelIe I'homme fut cree etait de loin la plus prestigieuse et la plus noble qui fut, La lepre du peche n'entachait alors nulIement ni sa raison ni sa volonte. Tous les sens, tant interieurs qu'exterieurs, etaient entierernent purs. L'intelligence etait sans aucune tache, la memoire excel1ente et la volonte toute de droiture, dans une magnifique securite, sans crainte de la mort et sans soudaucun. Aces qualites interieures s'ajoutaient celIes du corps, tout' aussi remarquables et excellentes, par quoi la nature de l'homme surpasse celIe de tous les autres etres vivants. Je pense qu'avant Ie peche, les yeux d'Adam etaient plus pers:ants et clairs que ceux du lynx et de I'aigle. Plus fort, il ne traitait pas les lions et les ours a l'apogee de leur vigueur autrement que nous ne traitons leurs petits. La douceur et la vertu des fruits dont il se nourrissait etaient beaucoup plus grandes que maintenant 1.
Mais, apres la chute, telIe la lepre, la mort envahit tous les sens, au point que notre intelligence meme est dans I'incapacite d'evoquer cette image. Avant la chute, Adam se flit uni a sa femme sans rien perdre de sa pleine assurance devant Dieu: c'eut ete obeissance de sa part, sans pensee reprehensible. Maintenant, apres Ie peche, tout Ie monde sait que I'ardeur
47 de la chair est grande et qu'elIe ne se borne pas a tourmenter [l'homme] par la convoitise, mais encore par Ie degout qu'elle inspire quand elle a obtenu ce qu'elIe voulait. OU que l'on regarde, la raison ni la volonte ne se revelent intactes: on n'apercoit qu'une frenesie plus que bestiale. N'est-elle pas malfaisante et funeste, cette lepre, dont Adam etait indemne avant Ie peche? Sans compter qu'il avait des forces superieures, avec des sens plus affines que ceux des autres creatures vivantes. Aujourd'hui, I'oule des sangliers, la vue de I'aigle et la vigueur du lion en remontrent de loin a I'homme. Nul ne peut done s'imaginer combien la nature etait alors meilleure qu'a present.
Void donc comment je comprends I'image de Dieu: c'est qu'Adam la possedait en sa propre substance; c'est non seulement qu'il connaissait Dieu et croyait en sa bonte mais encore qu'Il vivait d'une vie divine, sans craindre la mort ni aucun peril, content de la grace de Dieu. C'est ce que
1 Le Corpus de Weimar ajoute ici une note redigee par Rorer (un pasteur de l'Eglise de Wittenberg et l'un des responsables de la publication de ce cours) dont le titre est: De I'image et de la ressemblance de Dieu. La ressemblance et l'image de Dieu est une veritable et parfaite connaissance de Dieu, un immense amour de Dieu, la vie eternelle, le bonheur eternel, une securite eternelle. Car, de merne que la crainte de la mort ou la tristesse ne sauraient convenir a Dieu, ainsi I'homme, non plus, ri'eut pu etre assailli par la crainte de la mort ou par la tristesse, s'il ne fut tombe, Mais, s'il n'eut pas existe en lui de crainte, c'eut ete la vie assuree, un plein bonheur, l'amour Ie plus grand. II n'eut redoute ni Ie peche, ni la maladie, ni la cruaute des betes fauves, qui eussent toutes fait preuve de la plus grande douceur, fut-ce les plus feroces. En somme, de meme qu'il efrt ete soumis a Dieu comme a son souverain, les animaux lui eussent tous ete soumis comme a leur souverain. Voila done ce qu'est la veritable ressemblance et I'image de Dieu: c'est jouir de la vie eternelle, de l'eternelle securite, c'est la joie, et c'est exercer I'empire sur toute la creation.
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fait voir Eve, qui converse avec le serpent comme nous le faisons avec un agneau ou un chien. C'est pourquoi, pour le cas ou ils viendraient a transgresser son commandement, Dieu leur annonce ce chatiment: «Le jour 1 ou tu mangeras [du fruit] de cet arbre, tu mourras de male mort.» 2 C'est comme s'il disait: Adam et Eve, vous vivez maintenant en surete, vous ne sentez ni ne voyez la mort. C'est la mon image: par elle vous vivez, ainsi que Dieu vito Mais s'il vous arrivait de pecher, vous perdrez cette image et vous mourrez.
C'est pourquoi, aujourd'hui, nous voyons to us les dangers, to utes les morts et les menaces mortelles que notre miserable nature est contrainte de subir, en plus d'une honteuse convoitise, des ardeurs du peche et des mouvements desordonnes que tous connaissent en leur coeur. Nous ne jouissons jamais de la securite en Dieu; la crainte et la terreur nous tourmentent jusque dans notre sommeil. Ces maux, et d'autres semblables, sont l'image du diable: il nous en a marques ...
Minimise qui veut la realite du peche originel: il ne s'en manifeste pas moins, dans toute sa grandeur, autant dans les [autres] peches que dans les peines subies, A lui seul, Ie de sir charnel n'est-il pas immense, que ce soit dans la convoitise ou dans le degout? Et que dire de la haine de Dieu et des blasphemes? Voila les fautes insignes ou il se demontre vraiment que l'image de Dieu est perdue.
Lors donc qu'il est question de cette image, nous parlons de ce que nous ne connaissons pas. Non seulement nous n'en avons pas fait I'experience mais nous ne cessons d'experimenter Ie contraire: nous n'entendons ici qu'une parole privee de sens. En Adam, la raison etait eclairee, il avait une vraie connaissance de Dieu et une volonte droitement portee a l'amour de Dieu et du prochain. C'est ainsi qu'Adam aima Eve sa femme et qu'il la reconnut tout aussit6t comme sa propre chair. Sans compter d'autres [perfections], rnoins importantes, bien qu' elles soient tres grandes en comparaison de nos limites: je veux dire une parfaite connaissance de la nature des animaux, des herbes, des fruits, des arbres et des autres creatures.
Toutes ces choses reunies ne constituent-elles pas un homme tel que
tu voies resplendir en lui l'image de Dieu? Et, plus encore, si l'on ajoute l'empire sur les autres creatures: de meme en effet qu' Adam et Eve reconnurent Dieu comme leur Seigneur, ainsi exercerent-ils ensuite la domination sur les autres creatures, dans les airs, dans l'eau et sur la terre 48 ferme. Ou sont les mots qui puissent evoquer une telle majeste P Car je crois, pour rna part, que, d'un mot, Adam pouvait imposer sa volonte au lion, comme nous donnons un ordre au chien dresse. S'il cultivait la terre,
1 La Vulgate (texte de WAD B 5, I 5, 32), comme aussi la version des Septante (Gen. 3: 5), pourrait se traduire: « quel que soit le jour OU ..• » nuance que Luther a retenue dans la version allemande).
2 Cette citation de Genese 3 est une libre combinaison partielle des versets 3 et 5.
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il lui etait possible de faire croitre ce qu'il voulait. Car la suite du texte montrera que les plantes epineuses n'existaient pas encore. Et je ne pense pas non plus qu'il existat des betes aussi feroces que maintenant.
Mais c'est par la faute du peche originel ~ue tout le reste de la creation a ete vicie: je pense done qu'avant le peche, le soleil etait plus resplendissant, l'eau plus pure, que les arbres portaient plus de fruits et que les champs etaient plus fertiles. Ce n'est done pas seulement la chair que la lepre du peche a defiguree, par la faute de cette terrible chute, mais tout ce qui concourt a cette vie a ete corrompu, comme nous le dirons mieux plus loin.
Ce dont il s'agit, avec l'Evangile, c'est de la restauration de cette image. II est vrai que l'intelligence et la volonte subsistent, mais elles sont, l'une et l'autre, profondement deteriorees. L'Evangile fait done que nous soyons formes de nouveau a cette image. A une image meilleure [encore], il est vrai, car, par la foi, nous renaissons a la vie eternelle ou, plutot, a I'esperance de la vie eternelle, ann de vivre en Dieu et avec Dieu et que nous soyons un avec lui, comme le dit Jesus-Christ.
Mais ce n'est pas seulement a la vie que nous renaissons: c'est aussi a la justice, car la foi saisit Ie merite de Christ et nous declare affranchis par sa mort. C'est de Ia que provient en nous une autre justice, la nouveaute de vie 1, par quoi nous nous efforcons d'obeir a Dleu, insrruits par la Parole et secourus par Ie Saint-Esprit. Mais, dans Ie cours de cette vie, une telle justice ne fait que commencer: elle ne peut parvenir a I'achevement tant que nous sommes en cette chair. Mais elle plait aDieu, nullement comme justice parfaite ou comme prix [verse] pour les peches mais parce qu'elle vient d'un cceur assure en la misericorde de Dieu qui est donnee en Christ. L'Evangile fait aussi que l'Esprit saint nous est confere ; il resiste en nous a l'incredulite, a l'envie et aux autres vices, de telle sorte que nous sommes remplis du desir d'honorer le nom du Seigneur et sa Parole.
Cette image de la nouvelle creature connait ainsi en cette vie un commencement de reparation par l'Evangile, mais elle ne parvient pas encore a la perfection. Lorsqu'elle y parviendra, dans Ie Royaume du Pere, la volonte sera alors veritablement libre et bonne, I'intelligence 2 vraiment eclairee et la memoire fidele, II arrivera alors que toutes les autres creatures nous seront soumises plus que, dans le Paradis [terrestre], elles ne le furent a Adam.
Avant que tout cela s'accomplisse en nous, il ne nous est pas possible de bien savoir ce qu'a ete cette image de Dieu que le peche a fait perdre [a l'homme] dans le Paradis [terrestre], Mais ce que nous disons nous est ens eigne par la foi et la Parole, qui nous font voir de loin la gloire de cette image divine. Or, comme aux origines le ciel et la terre etaient en quelque
1 Ou: la vie nouvelle.
2 Mens.
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sorte des corps rudimentaires, avant que la lumiere vint les eclairer, ainsi les croyants ont-ils en eux une image rudimentaire, que Dieu parachevera au dernier jour en ceux qui ont cru a la Parole.
C'etait donc chose eminente entre toutes que cette image de Dieu OU etaient indus la vie eternelle, une eternelle securite et to us les biens. Mais cette image a ere tellement obscurcie et viciee par Ie peche, que nous ne pouvons merne pas nous la representer 1. Bien que nous en articulions Ie 49 nom, qui donc est en mesure de comprendre ce que c'est que d'etre en securite dans cette vie, Iibre de toute crainte et a I'abri du danger, sage, bon, droit et affranchi de toute calamite, tant spirituelle que materielleP Mais, ce qui etait encore plus grand, c'est que I'homme fut apte a la vie eternelle 2. Car il avait ete cree tel que, pour toute la duree de cette vie corporelle, il cultiverait la terre, sans que ce fut pour lui un travail desagreable et fatigant, mais bien une parfaite jouissance, non pour tromper
Ie temps mais en obeissant a Dieu et en accomplissant sa volonte,
A cette vie corporelle devait succeder une vie spirituelle, dans laquelle l'homme ne ferait pas usage d'aliments materiels ni d'autres choses habituelles en cette vie: ce devait etre vraiment une vie spirituelle, semblable a celIe des anges. Car c'est ainsi que, dans I'Ecriture sainte, nous est depeinte la vie a venir: nous ne boirons ni ne mangerons ... C'est pourquoi Paul dit: «Le premier homme a ete fait arne vivante »: c'est dire qu'il vit d'une vie animale, qu'il a besoin de manger, de boire, de dormir, etc. Mais «Ie second homme sera renouvele en un esprit vivifiant» 3: c'est dire qu'il sera un homme spirituel, il en sera revenu a l'image de Dieu, II sera semblab le a Dieu par sa vie, par la justice, la saintete, la sagesse, etc. Mais poursuivons:
Qu'i! regne sur les poissons de la mer, etc.
Le regne est ici attribue a la creature magnifique qui connait Dieu et qui est l'image de Dieu, dans laquelle, eclairee par la raison, la justice et la sagesse, brille la res semblance de la nature divine. Adam et Eve sont faits regisseurs 4 de la terre, de la mer et des airs. Cette charge 5 ne leur est pas devolue seulement dans les intentions [divines] mais par un ordre expres. Considerons bien cette particularite: il n'est dit a aucune bete qu'elle exerce Ie pouvoir 6, mais tous les animaux, que dis-je, la terre, avec tout ce qui en provient, sont soumis a Adam, que, par un ordre
1 Litteralernent : la saisir par l'intelligence. 2 Vitae aeternae capax.
3I Cor. 15:45.
4 En latin: rectores, 5 Hoc dominium.
6 Ut dominetur.
Tome XVII
Ch. I, v. 26
expres de sa bouche, Dieu a etabli roi de toute la creation animee, Car c'est de leurs propres oreilles qu'Adam et Eve ont entendu Dieu leur dire: «Regnez l » Ainsi I'homme, sans armes ni remparts, sans vetement aucun, et dans la nudite de sa chair, a regne sur tous les oiseaux, sur les betes de la terre et sur Ies poissons.
Qui done peut se representer cette partie - si l'on peut dire - de la nature divine: Ia connaissance qu' Adam et Eve possedaient de tous Ies etres animes ? .. Qu'eut ete leur regne s'ils ne l'avaient pas eue? On trouve sans doute chez les saints, en cette vie, une certaine connaissance de Dieu, qui leur vient de la Parole et du Saint-Esprit. Mais cette connaissance de la nature... ne peut nullement etre restauree en cette vie.
Si done nous entendions celebrer un philosophe insigne, celebrons nos premiers parents, alors qu'ils etaient encore purs de tout peche, Car ils eurent, eux, une parfaite connaissance de Dieu. Comment, en effet, 50 n'eussent-ils pas connu celui de qui ils avaient et sentaient en eux-memes la ressemblance? Ils avaient aussi une sure intelligence des etoiles et de l'astronomie.
Nous n'avons aujourd'hui que des traces presque entierement effacees de cette connaissance 1. Les autres creatures animees en sont toutes depourvues, elles ignorent leur createur, leur origine et leur fin... Elles sont done entierement privees de Ia res semblance de Dieu. D'ou I'exhortation du psaume: «Ne soyez pas comme le cheval et le mulet.» 2
Bien que cette image soit presque entierement perdue, il reste cependant une difference immense entre l'homme et les autres creatures animees. Mais alors, avant le peche, la difference etait beaucoup plus grande et plus manifeste: Adam et Eve connaissaient Dieu et toutes les creatures, et iis etaient pour ainsi dire tout absorbes dans la bonte et dans Ia justice de Dieu. II en decoulait qu'entre eux l'unite d'esprit et de volonte etait remarquable, Pour Adam, rien au monde n'etait plus doux ni plus beau que son Eve. Maintenant, les paiens disent que I'epouse est un mal necessaire. On voit bien pourquoi ils parlent d'un mal, mais ils n'en connaissent pas la cause:
Satan, qui a ainsi deprave et corrompu cette nature.
Ce que nous faisons en cette vie ne se realise pas par le pouvoir qu'avait Adam mais a grand renfort de labeur et de technique 3. II faut
1 Hebetes et quasi mortuas reliquias. 2 Ps. 32: 9.
3 Per industriam et artem.
Ch. I, V. 26-27
Livre de /a Genese
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de la ruse pour capturer les oiseaux et les poissons et, de meme, c'est par artifice 1 que les animaux sont apprivoises, Car ceux qui sont Ie plus domestiques, comme les oies et les poules, sont d'eux-memes et par nature des betes sauvages. Dieu accorde donc encore a ce corps malade qui est le notre le bienfait de quelque apparence de pouvoir sur les autres creatures. Mais ce pouvoir est extremement reduit et tres inferieur au premier. La, il n'etait besoin ni d'artifice ni de ruse 2: la creature obeissait tout simplement ala voix de Dieu, car Adam et Eve avaient re<;u l'ordre de regner sur elles 3.
En parlant de cette domination, nous conservons done Ie nom, mais ce n'est qu'une simple appellation et la realite elle-meme est presque entierement perdue. II n'en est pas moins bon de savoir ces choses et de les mediter, afin de soupirer apres le jour a venir OU ce que nous avons perdu par le peche dans le Paradis [terrestre] nous sera rendu, Car nous attendons la vie qu' Adam eut attendue, lui aussi. Nous en sommes emerveilles, a bon droit, et no us rendons graces a Dieu, que, deformes comme nous Ie sommes par le peche, hebetes, diminues et presque morts nous attendions, par l'ceuvre salutaire de Christ, la meme vie spirituelle glorieuse qu' Adam eut attendue s'il avait persiste dans une vie 4 qui etait riche de l'image de Dieu.
Ch. I, v. 27
Et Dieu cria /' homme d son image: if Ie crea d l' image de Dieu 5
On dit des autres etres animes qu'ils sont des traces de Dieu; l'homme est seull'image de Dieu ... car en l'homme Dieu est veritablement reconnu: en lui se trouvent une sagesse, une justice et une connaissance de toutes choses qui permettent de I'appeler justement un f.lt'XQO'XOC1,UOr; 6 ••• Dieu se rejouit done d'avoir fait une si noble creature.
Sans aucun doute, si Dieu s'est rejoui de la creation de l'homme, il ne prend pas un moindre plaisir, aujourd'hui, a restaurer son ceuvre par
1 .Arte.
2 Non arte, non do/is opus fuit. 3 Dominari eis,
4 Si mansisset in sua anlmali vita.
5 Les notes de Luther preparant ce cours presentenr ici une nuance qu'il parait important de signaler: ««A notre image ressemblante.» La ressemblance est double: publique et personnelle. Paul parle d'une ressemblance personnelle (les editeurs du Corpus de Weimar pensent que Luther se refere ici a I Cor. 15: 49), mais Ie texte (Genese) semble indiquer la ressemblance publique, c'est-a-dire celle qui concerne le gouvernement des choses. Cette res semblance persiste encore sous le peche, Adam n'en a pas ete prive. Mais Paul voit plus loin: le peche a ate cette ressemblance, savoir la bonte, la justice. Or, je crois, pour rna part, que Moise parle proprement de la ressemblance publique. »
G Microcosme: un monde en raccourci.
Tome XVII
Ch. I, v. 27-28
son Fils, Jesus-Christ, notre liberateur. 11 nous est utile de penser que Dieu se rejouit en son dessein, qui est d'appeler a la vie spirituelle, par la resurrection des morts, ceux qui ont cru en Christ.
Illes crsa homme ef femme
Moise parle ici des deux sexes reunis: il ne faut pas que la femme paraisse exclue de toute gloire dans la vie a venir. Car cet etre anime qu'est la femme semble differer de l'homme 1 •.• Et bien qu'Eve fut une creature remarquablement belle, faite comme Adam a 1'image de Dieu, pour ce qui touche a la justice, a la sagesse et au salut, elle etait femme ...
52 Moise signifie done qu'Eve est, elle aussi, creation de Dieu, et qu'elle
participe a l'image et a la res semblance de Dieu et au regne d' Adam sur toute chose. Comme Ie dit Pierre, elle est, aujourd'hui encore, heritiere de la vie a venir, coheritiere avec l'homme de la meme grace 2. Dans la gestion des biens 3, l' epouse partage la domination: la descendance et les biens lui appartiennent en commun avec l'homme. II y a cependant une grande difference entre les sexes: l'homme est comme Ie soleil dans Ie ciel,
53 la femme comme la lune et les animaux sont comme les etoiles, auxquelles president Ie soleil et la lune 4 •••
Ch. I, v. 28
Et il les bini!
II n'a[vait] pas dit celades animaux: illes sous-entend done ici.
1 R. Membres dissemblables et intelligence tres inferieure (!). 2 I Pierre 3: 7.
s In oeconomia.
4 R. Luther voit dans ce texte une preuve contre Hilaire (et d'autres) qui affirme que Dieu a cree toutes choses en un instant. I1 se voit confirrne dans la pensee qu'il s'agit de six jours naturels, Adam et Eve etant crees le sixieme jour. I1 remarque [en passant] que, selon nombre de docteurs, Adam pecha le sixieme jour, qui est aussi le jour OU Christ souffrit. I1 lui parait plus vraisemblable de penser qu' Adam pecha le septieme jour, comme Satan attaque aujourd'hui encore le sabbat de l'Eglise, lorsqu'elle enseigne la Parole ... Luther s'en prend en outre a la «fable judalque » mentionnee par N. de Lyre, et qui se trouve aussi quelque part chez Platon, selon laquelle, a l'origine, l'homme etait dote des deux sexes, que Dieu dissocia ensuite. Le chapitre suivant refute ces propos futiles et talmudiques... qui montrent la malice de Satan
par les absurdites qu'il suggere, . .
Ch. I, V. 28
Livre de la Genese
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Frtlctiftez 1
Tel est I'ordre, inseparable de Ia creature 2. Mais, Dieu de misericorde l savons-nous bien ce que Ie peche nous a fait perdre P Qu'elle etait heureuse, la condition de I'homme, lorsque la fonction generatrice s'accomplissait en toute reverence et en toute sagesse! Et aussi en toute connaissance de Dieu! A present, la chair est si accablee, e1Ie est si maIade de desir charnel que Ie corps s'abrutit dans I'exercice de Ia fonction generatdce et qu'iI ne peut engendrer dans Ia lumiere de Ia connaissance de Dieu ... 3
... II s'y ajoute Ies perils de Ia gestation et de l'enfantement, 1a 54 difficulte de bien nourrir Ies enfants et d'autres maux innombrables qui nous decouvrent Ia grandeur du peche originel, Ainsi, la benediction qui demeure encore attachee a la nature est pour ainsi dire une benediction maudite et humiliee en comparaison de la premiere. Et, cependant, Dieu
l'a donnee et il la conserve. En en rendant graces, reconnaissons done cette benediction, bien qu'elle soit defiguree au point d'etre comme Ia lepre
de notre chair, pure desobeissance, hideur qui affecte le corps et I'ame ; comprenons que telle est la peine du peche. Mais attendons dans I'esperance
Ia mort de cette chair, pour etre affranchis de ces hideurs et pour connaitre
une restauration superieure meme a la premiere creation d' Adam.
Et dominez sur les poissons de la mer
Nous ne sommes pas en mesure de bien savoir que1 etait l'usage des quadrupedes, des poissons et des autres animaux dans I'etat d'integrite qui etait ce1ui de Ia premiere creation, si lourde est notre ignorance de Dieu et de la creature. II est clair que nous mangeons aujourd'hui de la viande et des legumes. Si telle n'en etait pas l'utilisation, nous ignorerions [quand me me] le secret de leur creation car nous n'en avons ni n'en voyons un autre usage. Mais, sauf pour la nourriture - e1le consistait en d'autres fruits, beaucoup plus riches que Ies notres - Adam ne faisait pas le meme usage de ces creatures qu'aujourd'hui: il n'avait besoin ni de vetement ni d'argent, lui a qui toutes choses etaient soumises, L'avidite ne guettait pas sa posterite, Horrnis leur alimentation, les descendants du premier
1 Luther ne suit pas ici le texte de son edition de la Vulgate (1529, W A DB 5, 14, 28: crescite et multiplicamini). La Iecon adoptee correspond it la traduction allemande (1523 et 1545: W A DB 8, 38 et 39: seyt (seid) fruchtbar und mebre: eucb,
2 Litteralement : l'ordre ajoute it la creature.
S Misere it peine plus moderee que celle des betes brutes.
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Tome XVII
Ch. I, V. z8-Z9
homme ne devaient trouver dans les creatures qu'un sujet d'emerveillement divin et une sainte jouissance que nous voile maintenant la corruption de notre nature. Aujourd'hui, par contre, et dans tous les temps qui ont suivi, toutes les creatures, ou presque, suffisent a peine a fournir aux hommes leur nourriture et ce dont ils ont besoin, Nous ne pouvons done pas meme nous representer ce qu'etait la domination que mentionne ce texte.
Ch. I, v. Z9
Et Dieu dit : Voici.]« vous ai donne toute berbe port ant setsenoe
55
Et tous les arbres (fruitiers), etc.
Adam, n'en doutons point, n'eut pas pris gout a la viande, alors que den ne nous plait davantage: cet aliment eut ete pour lui incomparablement moins savoureux que ne I'etaient en ce temps-la les fruits de la terre ...
Et Dies vit tout ce qu'il avait fait, et tout etait bon.
Le soir vint et le matin,' [ce fut} le sixieme jour
Apres avoir accompli cette ceuvre, Dieu parle a la maniere d'un [homme] fatigue, comme s'il voulait dire: Void, j'ai tout fait a merveille:
Ie del comme un toit, la terre est le sol; les biens et les richesses, ce sont les animaux ainsi que tout l'appareil de la terre, de la mer et des airs; les semences, les racines et les herbes sont la nourriture. Le maitre de ces choses, l'homme, est cree, lui aussi: il connait [ son] Dieu et i1 a la disposition des creatures, au gre de sa volonte, en toute securite, dans la justice et avec sagesse. Rien ne manque: tout est cree en abondance pour la vie animee, Je vais done celebrer le sabbat, etc.
56 Ces biens excellents ont tous presque entierement ete perdus par la
faute du peche et nous ne sommes aujourd'hui que comme le cadavre du premier homme, nous qui ne conservons que l' ombre de son regne, pour ne pas dire moins 1. Ne devons-nous pas penser qu'il a tout perdu, celui qui d'immortel a ete fait mortel, de juste pecheur, d'un homme approuve
1 Qui pix umbram istius regni retinemus.
Ch. I, V. 31
Livre de fa Genese
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de Dieu et qui lui etait agreable, un condamne? Car l'homme est main tenant mortel et pecheur. Or, si ces choses ne nous conduisent pas a l'esperance et a l'attente du jour a venir et de la vie future, rien d'autre ne saurait no us y engager. Mais en voila assez pour I'explication du premier chapitre. Le deuxieme entrera dans Ie detail de l'ceuvre du sixieme jour, en nous enseignant comment l'homme a ere cree.
CHAPITRE II
Ch. 2, V. I
Et les deux et la terre furent achevCs, ainsi que toute leur armee
Notte «version» 1 dit: «Et toute leur parure.» Mais, en hebreu, il est question de «leur armee» ou de «leur milice»: Zebaam. Les prophetes ont adopte cette maniere de dire: ils ont appele les etoiles et les planetes la milice du del. Ainsi jeremie 192, lorsqu'il dit que les Juifs adorerent «route la milice celeste», c'est-a-dire le soleil, la lune et les autres etoiles, et Sophonie I: «J e detruirai ceux qui, sur les terrasses, adorent la milice du ciel.» 3 Et ce que dit Etienne: «Ils ont servi la milice du del. » 4
C'est a Moise que les prophetes ont emprunte cette maniere de parler car, usant ici d'une expression militaire, il appelle les etoiles et les luminaires celestes une armee, ou la milice des deux. Les hommes, les betes et les arbres, ils les appelle la milice de la terre. Peut-etre est-ce en vue de l'avenir, car, dans la suite, Dieu se designe comme Ie Dieu des armees ou des milices, ce qui ne concerne pas seulement les anges ou les esprits, mais toute creature qui combat pour lui et qui le sert. Car, apres avoir ete rejete de Dieu a cause de son peche, Satan a ete rempli d'une haine telle envers Dieu et les hommes qu'il viderait en un instant la mer de poissons, les airs d'oiseaux et la terre de toute espece de fruit, s'ille pouvait, et il ruinerait tout. Mais Dieu a cree toutes ces creatures pour qu' e1les constituent une milice et combattent sans cesse contre le diable [et] pour nous, en nous servant et en nous etant utiles, et aussi contre ·les hommes [impies].
Ch. 2, v. 2
Dies, Ie septiemejour, acheva toute l'eaore qu'il avait faite et il se reposa, le septieme jour, de toute I' (£uvre qu'il avait faite
Une question se pose ici. Moise dit que Dieu s'est repose le septieme jour de l'ceuvre qu'il avait faite et qu'il avait done cesse de travailler le 57 septieme jour. Par contre, Jesus-Christ dit: «Mon Pere travaille [usqu'a present et je travaille, moi aussi.» 5 Ce que dit l'Epitre aux Hebreux,
1 Il s'agit du texte traditionnel de la Vulgate. La version revisee de 1529 donne deja exercitus, conformement a la version allemande de 1523 et, a plus forte raison, a celie de 1545.
2 jer, I9: I3. S Soph. I: 5. 4 Actes 7: 42. 5 Jean 5: 17.
Ch. 2, V. 2
Livre de fa Genese
chapitres 3 et 4, en parlant du repos, s'applique a notre texte: «Ils n'entreront pas dans mon repos» (3: 13; 4: 3). II ne dit pas: dans le pays de la promesse.
Pour notre compte, nous repondons simplement que la solution est donnee par le texte lui-meme. II dit que «Ie del et la terre furent acheves ». Le sabbat ou le repos du sabbat signifie que Dieu s'est arrete, mais en ce sens qu'il n'a pas cree un autre del et une autre terre; cette affirmation ne veut pas dire que Dieu a cesse de conserver et de gouverner les deux et la terre qui venaient d'etre crees. Car, au chapitre precedent, Moise nous a tres clairement ens eigne comment la creation avait eu lieu: que Dieu avait cree toute chose par sa Parole ... Ces paroles sont dites encore aujourd'hui 1 et c'est pourquoi [toutes choses] se multiplient sans relache. Et si le monde devait avoir une existence sans fin, la vertu de cette Parole ne s' evanouirait pas: la force de cette Parole ne cesserait de se multiplier perpetuellement. C'est, pour m'exprimer ainsi, la puissance de la creation originelle,
Dieu s'est done arrete de creer, mais il n'a pas cesse de gouverner ...
II s'ensuit manifestement que la Parole demeure et qu'elle n'est pas morte. Ce que nous lisons: «Dieu se reposa de son ceuvre », ne se rapporte pas au deroulement des choses, a leur conservation et a la main qui les gouverne. Cela signifie que Dieu s'est arrete de creer des ordres nouveaux, comme on dit cornmunement, ou de nouvelles especes,
A considerer rna personne, je suis bien, moi, quelque chose de nouveau, car je n'etais rien il y a soixante ans. C'est [du moins] comme cela que le monde en juge. Mais le jugement de Dieu est different car, a ses yeux, j'ai ete engendre et [meme] multiplie instantanement, au commencement du monde, car la Parole: «Et Dieu dit: faisons l'homme!» m'a cree, moi aussi. C'est alors, en le disant, que Dieu a cree tout ce qu'il voulait creer. Ce n'est pas immediatement que toutes ces choses se montrerent a nos yeux. En effet, de meme qu'une fleche ou qu'un boulet de bombarde semblent atteindre l'objectif instantanement, alors qu'il y a
un intervalle, ainsi en est-il de la Parole de Dieu : elle s'elance des origines 58 et court [usqu'a la fin du monde. En Dieu, il n'y a ni anteriorite ill posteriorite, ni rapidite ou lenteur, mais, a ses yeux, tout est present. Tout simplement, Dieu est en dehors du cadre du temps.
Mais on fait alors une autre objection: comment peut-on dire, en verite, que Dieu n'a rien cree de nouveau quand on sait que I'arc-en-ciel fut cree au temps de Noe? C'est egalement apres la chute d' Adam que Dieu brandit la menace des epines et des ronces que la terre n'eut pas
1 Litteralernent : durent jusqu'a aujourd'hui.
Tome XVII
Ch.2,V.2
produites si Adam n'avait pas peche. II est dit encore du serpent qu'il devra ramper au ras du sol, lui qui, a n'en pas douter, se tenait et se deplacait debout, comme le font aujourd'hui les cerfs et les paons, et parce qu'il avait ete ainsi cree. II s'agit bien la d'une nouvelle creation, due a une parole nouvelle. En outre, si Adam n'etait pas tombe dans le peche, la ferocite bien connue des loups, des lions et des ours n'eut pas existe. Rien n'eut ete desagreable ou nuisible dans toute la creation. Car le texte dit clairement que tout ce que Dieu avait fait etait bon... Mais tout cela n'est den en comparaison de ce fait nouveau, assurement le plus grand: une vierge enfante le Fils de Dieu! Dieu n'a done pas cesse d'eeuvrer, le septieme jour, car il agit non seulement en conservant la creation mais encore en la modifiant et en innovant. Ce que nous avons dit plus haut n'est done pas exact: Dieu ne s'est pas abstenu de creer dans de nouvelles perspectives 1.
Je reponds que Moise parle ici de la nature encore integre; si l'homme avait donc persiste dans l'innocence OU il avait ete cree, les plantes epineuses, les maladies ni la cruaute des betes n'eussent existe. Preuve en soit qu'Eve converse avec le serpent sans plus de crainte que nons-memes avec un paisible oiselet ou un jeune animal caressant, Je ne doute pas non plus que le serpent fut une splendide creature, que distinguait entre toutes les autres betes le don d'une remarquable et astucieuse finesse, astuce que l' on vante aussi chez les renards et les belettes.
Aussi longtemps qu' Adam fut saint et innocent, tous les etres animes cohabiterent done avec lui en y prenant le plus grand plaisir, disposes a lui rendre tous les services possibles. S'il eut persiste dans cet etat, il n'y aurait pas eu lieu de craindre le deluge et, par voie de consequence, l'arcen-ciel n'aurait pas existe. Mais, par la faute du peche, Dieu fit bon nombre d'autres choses. Et, au dernier jour, beaucoup plus grands seront le changement et le renouvellement de toute la creation qui, ainsi que Ie dit Paul, est maintenant assujettie a la vanite, a cause du peche 2.
59
II y a un propos qui est courant parmi les theologiens et dans leurs eccles: sache distinguer les temps, disent-ils, et tu mettras les Ecritures d'accord. II faut que nous parlions du monde tel qu'il est, apres la pitoyable corruption intervenue par la faute du peche, tout autrement que nous ne parlons du monde originel, encore pur et integre. Considerons un exemple qui nous tombe sous les yeux. Ceux qui, de nos [ours, ont vu le pays de la promesse nous disentque den n'y res semble a l'image dont les Ecritures nous font I'eloge, Apres l'avoir parcouru attentivement et en tout sens, Ie
1 .Abstinuisse Deus a nouis ordinibus condendis. 2 Rom. 8: 20.
Ch. 2, V. 2-3
Livre de fa Genese
comte de Stolberg declara qu'il preferait les terres 1 qu'il possedait en Allemagne. Car, a cause du peche, de I'irnpiete et de la malice des hommes, la terre a ete transformee en desert de sel, comme le dit le Psaume 1072. On sait aussi que Sodome, avant de perir sous le feu du del, fut une sorte de paradis 3.
Ainsi, en general, la malediction suit le peche, mais la malediction change les choses et, des meilleures, elle fait les pires. Moise nous parle donc de la creation telle qu'elle fut achevee avant le peche, Car si l'homme n'avait pas peche, tous les animaux auraient persiste dans I'obeissance, [usqu'a ce que Dieu fit passer l'homme du paradis, c'est-a-dire de Ia terre, [au del]. Mais apres le peche, toutes choses furent chan gees en pire.
Ainsi, Ia solution proposee plus haut reste valabIe: savoir qu'en six jours Dieu a consomme son ceuvre, ce qui veut dire qu'il a cesse de creer des especes [nouvelles] 4 et que c'est alors qu'il acheva ce qu'il avait voulu faire. II ne dit pas, encore une fois: Qu'advienne une nouvelle terre, qu'advienne une mer nouvelle, etc. Et si la vierge Marie a enfante le Fils de Dieu, il est evident que la cause de ce bienfait a encore ere la detresse dans laquelle nous sommes tombes par notre faute. Mais Dieu n'a pas accompli cette ceuvre admirable et puissante sans avoir revele auparavant par sa Parole qu'il allait Ia faire, ce qui est aussi vrai pour d'autres miracles .
... II faut maintenant expliquer, pour notre instruction, ce qu'est le sabbat, le repos de Dieu, et aussi comment Dieu l'a sanctifie, comme le dit Ie texte.
Ch. 2, v. 3
Dieu binit Ie septieme jour et il le sanctijia en se reposant de toute I'muvre qu'il avait creee pour en etre I'auteur
Christ dit que le sabbat a ete fait pour I'homme et non l'homme pour le sabbat. Mais, ici, Moise ne dit rien de I'homme, car il ne dit pas en propres termes que le sabbat soit prescrit a l'homme. II dit, en revanche, que Dieu a beni Ie sabbat et qu'il l'a sanctifie 5. II ne l'a certes fait pour aucune autre de ses creations: il n'a sanctifie ni le del ni la terre, ni aucune autre creature, mais il a sanctifie le septieme jour. C'est dire - et nous devons le comprendre ainsi - que le septieme jour doit etre, en premier lieu, consacre au culte de Dieu 6. II est saint parce qu'il est donne a Dieu 7
1 Agrum.
2 Ps. 107: 34. 3 Gen. 13: 10.
4 Desiit a constituendis ordinibus,
5 Litteralement: sanctifie pour lui (Dieu). Dans cette tournure transparait Ie sens que Luther prete au verbe sanctifier: mettre a part, ce qui prejuge deja du sens non sacral du terme sacer utilise plus loin.
6 Meme remarque, ce qui nous permet de traduire applicandum par doit etre consacre. 7 Deo appropriatum.
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Tome XVII
Ch. z,v. 3
et separe de tout usage profane. De hI. le terme sanctifier: mettre a part pour un saint usage 1, pour le culte de Dieu, Moise se sert souvent de cette expression, en particulier pour les ustensiles sacres,
II decoule de ce passage que si Adam avait persiste dans son innocence, il eut egalement respecte la saintete de ce jour: il eut done, ce jour-la, fait connaitre a sa posterite la volonte de Dieu et comment le servir, il eut loue Dieu, rendu graces, apporte ses offrandes. Les autres jours, il eut cultive ses terres et pris soin de. son betail. Apres la chute surtout, le septieme jour fut saint a ses yeux et il enseigna les siens a le tenir pour tel, ce qu'atteste bien l'offrande de ses fils Cain et Abel. Le sabbat a done ete destine au culte de Dieu des les origines du monde.
Ainsi, en l' etat de nature innocente, les hommes eussent annonce la gloire et les bienfaits de Dieu: le jour du sabbat,ils se fussent entretenus de la bonte indicible du Createur, ils eussent apporte leurs offrandes, ils eussent prie, etc. Voila ce que veut dire le verbe sanctifier.
II faut ajouter que l'immortalite du genre humain se trouve impliquee ici, conformement aux remarques profondes que fait l'Epitre aux Hebreux en traitant du repos de Dieu, en accord avec le Psaume 95: «Ils n'entreront pas dans mon repos.» 2 En effet, le repos de Dieu est eternel, Car Adam eut vecu un certain temps dans le paradis, autant que Dieu I'eut bien voulu; il eut ensuite ete enleve dans le repos de Dieu, que Dieu ne s'est pas borne a signifier, par la sanctification du sabbat, mais qu'il a aussi voulu communiquer par elle, Ainsi, la vie eut ere d'une part heureuse et sainte, d'autre part spirituelle et eternelle. A present, pauvres que nous sommes, le peche nous a fait perdre la Felicite de la vie presente 3 et nous sommes en pleine mort tout au long de notre vie. Cependant, la prescription du sabbat etant maintenue pour l'Eglise, il nous est signifie par la que la vie spirituelle elle-meme nous sera rendue par Christ. C'est ainsi que les prophetes ont diligemment explique les textes dans lesquels Moise fait entrevoir, a mots converts, la resurrection de la chair et la vie immortelle.
Notre verset nous montre ensuite que l'homme a ete cree principalement pour connaitre Dieu et pour le servir, Le sabbat n'a pas ete institue pour les brebis et pour les bceufs mais pour les hommes, et pour qu'ils s'exercent et progressent dans la connaissance de Dieu. C'est pourquoi, bien que, par la faute du peche, l'homme ait perdu la connaissance de Dieu, Dieu a voulu cependant que la sanctification du sabbat demeure prescrite; il a voulu que nous pratiquions tant la Parole que les autres formes de culte
61 instituees par lui, afin que notre premier souci soit de mediter sur notre
1 Deligo : choisir, mettre a part. 2 Heb, 3: 16; Ps. 95: II.
3 Islam feNcilatem animal is vitae.
Ch. 2,V. 3
Livre de fa Genese
condition: celie d'une nature creee tout d'abord pour connaitre et glorifier Dieu; et ensuite, afin que nous gardions en notre cceur I'esperance de la vie eternelle a venir. Car tout ce que Dieu a voulu que l'on fit le jour du sabbat est signe evident d'une autre vie apres celle-ci, Pourquoi faudrait-il que Dieu s'adresse a nous par sa Parole si no us ne devons pas vivre eternellement? 1 Car, si nous ne devons pas esperer la vie eternelle, pourquoi ne vivons-nous pas comme ceux a qui Dieu ne parle pas et qui ne le reconnaissent pas? Mais, des lors que la divine majeste s'adresse a l'homme seul et que, seul, l'homme reconnait et saisit Dieu, il s'ensuit necessairernent qu'une autre vie suit cette vie et que pour y atteindre il nous faut la Parole et la connaissance de Dieu. Car la vie temporelle que nous vivons presentement est une vie animale, telle que la vivent toutes les betes: elles ne connaissent pas la Parole, elies ignorent Dieu.
V oila done ce que signifie Ie sabbat, Ie repos de Dieu: Dieu s'y adresse a nous par sa Parole et, a notre tour, no us nous adressons a lui par l'invocation et par la foL. notre condition est [done] meilleure, a nous qui entendons Dieu, qui connaissons sa volonte et qui sommes appeles a la ferme esperance de I'immortalite. C'est ce qu'attestent les claires promesses de la vie eternelle que Dieu nous a faites par sa Parole, apres nous les avoir signifiees de maniere [plus] obscure en nous parlant du repos de Dieu et de la sanctification du sabbat. Imaginons qu'il n'y ait pas de vie apres celle-ci: n'en decoulerait-il pas que nous n'aurions nul besoin de Dieu et de sa Parole? Ce que nous recherchons et faisons dans cette vie, nous pouvons l'avoir meme sans la Parole ... Quel besoin est-il de la Parole pour une nourriture qui est deja creeeP
... L'homme est done cree non seulement pour la vie qu'il mene dans ce corps mais pour la vie eternelle, comme Dieu est eternel, lui qui en a ainsi dispose .
... Le matin de ce septieme jour sanctifie par le Seigneur, Dieu s'adresse a Adam, lui donnant ses ordres au sujet de son service, et il lui interdit de toucher a l'arbre de la connaissance du bien et du mal et de manger de son fruit. Car l'affectation propre du septieme jour est que la Parole de Dieu y soit annoncee et entendue. D'ou l'usage scripturaire de consacrer les heures matinales a la priere et aux assernblees, conforrnement a ce qu'en dit le Psaume 5: «Des le matin je me tiendrai devant toi et je preterai l'oreille.» 2
11 semble done bien qu'au matin du septieme jour Adam entend 62 l' ordre du Seigneur qui lui confie le soin de veiller sur la creation et sur
la vie publique 3 et qui lui interdit le fruit [de l'arbre 4]. C'est pourquoi,
1 Litteralernent : si nous ne devons pas vivre dans la vie future et eternelle P 2 Ps. 5: 4, d'apres la version de Luther.
3 Videtur Adam audiuisse Dominum mandantem curam oeconomicam et pofiticam. 4 De la connaissance du bien er du mal.
88
Tome XVII
supportant mal la beaute et l'ordre de la creation, envieux du bonheur d'un homme a qui, sur la terre, toutes choses s'offraient en abondance et a qui, apres une vie terrestre 1 si heureuse, s'offrait, en ferme esperance, la vie eternelle, Satan, qui avait lui-meme perdu cette vie, rencontre Eve, peut-etre a la douzieme heure, apres qu'elle eut rencontre Dieu, au matin du septieme jour. C'est ce qu'il fait encore habituellement: la OU retentit la Parole de Dieu, il s'efforce, pour son compte, de semer Ie mensonge et les heresies, car c'est pour lui une souffrance que, par la Parole, comme Adam au Paradis, nous devenions citoyens des cieux. II trouble donc Eve en l'attirant vers le peche et il y reussit 2. Et le texte dit clairement que Dieu vient alors que la chaleur du jour decline deja et qu'il voue Adam a la mort, avec toute sa posterite. Je m'assure sans peine que toutes ces choses arriverent Ie seul jour de sabbat, d'ailleurs inacheve, qu' Adam vecut dans le Paradis [terrestre] et OU il jouit de ses fruits.
Ainsi, par le peche, l'homme perdit ce bonheur. Mais si Adam etait reste au Paradis pour y vivre en toute innocence, il ne fut pas demeure oisif. Le jour du sabbat, il eut ens eigne ses enfants, il eut honore Dieu en Ie louant comme il sied par la predication publique, et, en contemplant les ceuvres de Dieu, il se fut dispose, avec les autres, a rendre graces. Les autres jours, il eut travaille en cultivant Ia terre ou en chassant 3, mais tout autrement qu'il ne Ie fait actuellement. Pour nous, Ie travail est un fardeau: pour Adam il eut ete la plus grande jouissance, plus agreable que n'importe quel loisir. C'est pourquoi, de meme que les autres maux de cette vie nous rendentconscients du peche et de la colere de Dieu, Ie travail aussi, avec la peine que nous eprouvons a nous procurer les vivres, doivent nous rendre attentifs au peche et nous inviter a la repentance.
Moise poursuit alors son recit en presentant l'homme avec plus de precisions, tout en repetant auparavant ce qu'il a deja dit. Pour qui veut suivre [toute] l'histoire, cette repetition n'est pas entierement inutile.
Ch. 2, v. 4-5
C'est ainsi que les deux et la terre sont nes, lorsqu'ils furent crees,
le jour ou le Seigneur Dieu fit la terre et Ies deux,avant qu' aucun arbuste ne poussat sur la terre ou qu'aucune berbe ne germat dans les champs
L'expression: «Ie jour», doit etre entendue au sens d'un temps indetermine 4 ••• L'intention de Moise est de suivre de plus pres Ia creation de I'homme.
1 Litteralemenr: vie corporelle. 2 Ou: ilia lie.
S II est difficile d'admettre une distraction de Luther ou du redacteur. II ne I'est guere moins de donner un sens different au verbe senor, Alors?
4 Pro tempore infinite.
Ch. 2, v. 5-6, 7
Livre de fa Genese
Ch. 2, v . 5-6
Car Ie Seigneur Dieu n' avait pas encore fait tomber la pluie sur la terre et il n'y avait pas d'homme pour cultiuer la terre,
mais une vapettr montait du sol et arrosait toute la surface de la terre
... Ces precisions se rapportent au troisieme jour.
Ch. 2, V. 7
Ainsi, le Seigneur Dieu forma l'homme de la poussiere de la terre 63
et soujJ!a sur sa face un soujJ!e de vie, et l'homme devint une ame vivante
Moise revient ici a l'ceuvre du sixieme jour et il montre d'ou est venu celui qui cultive la terre. Car Dieu ne dit pas: Que la terre produise un homme, comme il s'etait exprime en parlant des autres creatures. Mais, des lors que Dieu forma l'homme de la terre, comme le potier prend de l'argile et, de sa main, en fait un vase, il rut: «Faisons I'homme », montrant ainsi l'excellence du genre humain et revelant le dessein particulier qu'il mit en ceuvre en creant l'homme, meme si, apres cela, l'homme croit et se multiplie de la meme maniere que le reste des etres animes ...
Cette dissemblance, qui caracterise l'origine de l'homme comparee a celIe des betes, met aussi en evidence I'irnmortalite de I'ame, de laquelle il a ete question plus haut. La creation de l'homme repond a un dessein et se fait d'une nouvelle maniere ...
Si Aristote entendait cela, il eclaterait de rire : ce ne serait a ses yeux qu'une fable sinon deplaisante du moins tout a fait absurde... car, si quelques philosophes - Socrate et d'autres - ont affirme l'immortalite
des ames, les autres les ont tournes en derision et peu s'en faut qu'ils les aient condamnes. Mais ri'est-ce pas pure folie que la raison s'achoppe ainsi, alors qu'aujourd'hui encore la generation de l'homme sus cite une telle plenitude d'admiration? Ne serait-il pas absurde de penser que, destine a 64 vivre eternellement, l'homme nait tout bonnement d'une goutte de semence paternelle? L'absurdite n'est pas rnoins grande que celle de Moise disant
que l'homme a ete forme de la terre [et qu'il est l'ceuvre] du doigt de Dieu. Mais la raison montre ainsi qu'elle ne sait rien de Dieu ...
Quant a la generation ulterieure de l'homme, qui, comme les autres creatures, nait du sang de ses parents par la benediction divine, elle n'abolit pas la gloire de notre origine premiere: nous sommes des vases de Dieu, formes par Dieu lui-meme ; il est le potier qui nous a faits et nous sommes son argile, comme le dit Esaie 64. Et cela ne regarde pas seulement notre origine, mais c'est toute notre vie durant, jusqu'a la mort et dans le sepulcre meme, que nous sommes encore l'argile du divin Potier.
Tome XVII
Ch. 2, v. 7
Mais voila qui nous permet d'apprendre quelle est la portee de ce libre arbitre que nos adversaires exaltent tellement. II est vrai que, d'une certaine maniere, nous avons un libre arbitre pour tout ce qui est au-dessous de nous. Par commandement divin, nous sommes constitues maitres des poissons de la mer, des oiseaux du del et des betes des champs. Nous les mettons a mort a notre gre, nous tirons profit de la nourriture et des autres avantages qu'ils nous fournissent. Mais, pour tout ce qui touche aDieu et qui est au-dessus de nous, l'homme ne possede pas de libre arbitre: il est vraiment comme I'argile dans la main du potier; sa vertu n'est pas active mais purement passive. La, ce n'est pas nous qui choisissons et qui faisons quelque chose: nous sommes choisis, nous sommes destines 1, nous sommes regeneres, nous recevons, ainsi que Ie dit Esaie: « Tu es Ie Potier, nous sommes ton argile. » 2
Une nouvelle question surgit ici. Car alors que Moise, parlant de l'homme, dit que «Dieu Ie forma du limon de la terre », bien qu'il ne l'ait pas dit plus haut des autres etres animes, il indique encore ici une particularite de I'hornme, en disant que «Dieu souffla sur sa face un souffie de vie», ce qu'il ne dit pas des betes 3, bien que toutes les betes aient un souffie dans leurs narines. Pourquoi done, demande-r-on, Moise a-t-il voulu s'exprimer ainsi? En second lieu, on demande, d'ailleurs dans Ie meme sens, pourquoi il n'est dit que de I'homme seul qu'il est devenu ame vivante alors que, partout, l'Ecriture appelle tous les animaux des ames vivantes? Moise avait dit plus haut: «Que Ia terre produise des ames vivantes, chacune en son espece.» 4 Mais c'est tout autrement qu'il s'exprime ici: « L'homme devint une ame vivante. »
Qu'en s'exprimant de maniere si particuliere Moise ait entendu dire quelque chose de remarquable, voila sans nul doute ce qui .a pousse les patriarches, les saints peres et les prophetes a sonder avec plus de soin des passages comme celui-ci. Car, a considerer la vie animale dont parle Moise, l'on ne voit pas de difference entre I'homme et l'ane. En effet, la vie animale a besoin de nourriture et de boisson, de sommeil et de repos; c' est grace a la nourriture et a la boisson que, de part et d'autre, Ie corps est rassasie et grandit, alors qu'il s'affaiblit et perit par la disette. L'estomac recoit l'aliment et Ie trans met, digere, au foie, qui donne naissance au sang par lequel tous les membres sont restaures, Et Moise distingue pourtant la vie de l'homme en disant que seul il est devenu ame vivante. II ne le dit pas au sens banal du terme: il s'agit d'une ame vivante au niveau de l'excellence, parce que l'homme a ete cree a l'image de Dieu. Dans la condition d'inno-
1 Paramur. 2 Es. 64: 8.
3 Litteralement: des autres betes,
4 Traduit plus haut: que la terre produise des etres vivants selon leur espece, Voyez p.66.
Ch. 2, V. 7
Livre de fa Genese
cence, cette image, a n'en pas douter, devait singulierement resplendir sur la face d' Adam et d'Eve. De meme, bien que ce HIt apres la chute, cons iderant la station du corps, et que l'homme est seul a marcher en position verticale, levant les yeux vers le ciel, les paiens conclurent que l'homme est la plus eminente de to utes les creatures.
C'est ce que Paul considere lorsqu'il cite ce passage en I Corinthiens 15. «Le premier homme, dit-il, a ete fait arne vivante, mais Ie dernier, Adam, un esprit vivifiant.» 1 Ce qu'il appelle arne vivante, c'est la vie animale: manger, boire, engendrer, croitre, toutes choses que partagent egalement les betes brutes. Mais il affirme, par antithese, que Ie dernier Adam a ete fait esprit vivifiant, et il s'agit alors d'une vie qui, dIe, n'est pas sujette aux conditions de notre existence animale. Paul enseigne, avec cela, que meme si Adam n'avait pas peche, il n'en eut pas moins vecu d'une vie corporelle dependance de la nourriture, de la boisson, sujette a la croissance et a la generation, jusqu'a ce que Dieu I'eut fait passer a la vie spirituelle. La il eut vecu depouille de son animalite, si je puis dire, c'est-a-dire qu'il eut vecu du dedans 2, de Dieu seul, et non du dehors, d'herbes et de fruits, comme auparavant. L'homme n'en eut cependant pas moins possede chair et os et il n'eut pas ete pur esprit comme les anges.
V oici done rna reponse a la question posee: par la bouche de Moise, dans ce passage, comme ill'avait deja fait, Dieu a voulu mettre en evidence I'esperance de la vie future et eternelle, qui devait appartenir a Adam apres cette vie animale, s'il avait persiste dans l'innocence. Moise pourrait aussi bien dire que si l'homme a ete fait ame vivante 3 ce n'etait pas qu'il dut vivre comme les betes, mais pour etre [en suite] vivifie d'une vie [nouvelle] qui 66 ne serait pas animale. Cette esperance de I'immortalite, nous l'avons, nous aussi, par Christ, bien qu'a cause du peche nous ayons ete assujettis a la mort et a tous les maux possibles. La condition d' Adam devait etre meilleure.
Sur terre, i1 eut mene une vie agreable, au comble du bonheur, et son passage de la vie animale a la vie spirituelle eut ere ensuite exempt de tourments. Pour nous, Ie prix de ce passage, c'est la mort, ce sont d'infinis dangers, c'est une croix et encore une croix.
Avec les saints prop heres, nous devons done prendre bien garde aux paroles de Moise et a son intention precise lorsqu'il parle de l'homme autrement qu'il ne le fait des autres etres animes, II s'agit d'affermir en nous I'esperance de I'immortalite car, s'il est vrai que sa vie animale ne Ie distingue pas de ces etres rudimentaires, l'homme a cependant I'esperance d'imrnortalite que les autres creatures animees ne possedent pas: il porte l'image et la res semblance de Dieu, que ne portent pas les autres.
q Cor. 15: 45.
2 Ab intra ... ab extra.
3 Voyez I Cor. 15: 45.
Tome XVII
Ch. 2, v. 7-8
Au surplus, sous le voile d'une tres belle allegoric - ou plutot d'une anagogie 1 - Moise a voulu signifier que Dieu s'incarnerait, En effet, dire que, cree a l'image de Dieu, I'homme ne differe nullement des betes par sa vie animale, c'est une affirmation contradictoire ou, comme on dit dans le langage de I'ecole, c'est un oppositum in acijecto 2. Quoi qu'il en soit, l'homme etant done cree a l'image de Dieu, il nous est signifie, sous le voile de cette affirmation, que Dieu devait se reveler au monde dans I'homme Christ, ce que nous verrons encore. II y a la, si je puis dire, les semences des choses les plus grandes: les prophetes les ont soigneusement recueillies et observees dans les ecrits de Moise 3.
Ch. 2, V. 8
Et le Seigneur Dietl planta un Jardin en Eden, du cote de I' Orient:
II y mit I' homme qu'il avait forme
Voici deferler un fleuve de questions au sujet du Paradis. Le mot lui-meme, pour commencer, est d'origine hebraique, ou chaldeenne ou perse - car je ne pense pas qu'il vienne du grec, en depit de Suidas 4 -
1 Reminiscence du quadruple sens de l'Ecriture que la premiere formation exegetique de Luther lui avait appris a distinguer et a I'egard de quoi il s'etait affranchi tres tot (voyez ce qu'il en dit Comm. Gal. O. T.XVI, pp. 154-155). Luther prefere ici anagogie a allegoric, sans doute parce que la premiere se rapporte a I'esperance et qu'elle convient done, sous la plume de «Moise», ala prophetic de l'Incarnation.
2 Cf. Contradictio in adjecto: ici, contradiction entre la qualification fondamentale de l'homme et une autre.
3 Les notes preparatoires du cours sont significatives et eclairent cette discussion de la notion d'ame vivante, dans l'utilisation biblique de laquelle Luther voit a la fois un element d'identite et l'indication d'une difference entre l'animal et l'homme. Les notes soulignent la difference: « «Ainsi le Seigneur forma » ... Il forme tout d'abord et, ensuite, il vivifie l'homme. Ainsi, aujourd'hui encore, une masse est formee dans I'uterus, puis elle est vivifiee. - «Et il souffla (inspiravit) ... » ... Moise efrt bien pu dire: II crea en lui un esprit. Mais il dit: «II souffla (inspiravit)), afin de signifier l'Esprit [saint] par lequel il [Dieu] vivifia l'homme. C'est comme s'il disait: il vivifia l'homme par le Saint-Esprit. Cette definition de l'ame est done plus vraie et plus claire que chez Aristote [pour qui] l'ame est un esprit cree injecte (infusus) dans Ie corps. Car, avant ce souffle sur lui, ist Adam gelegen wie ein todt mensch (Adam gisait comme un homme mort). Plus haut, en parlant des animaux, il ne dit rien de tel de l'Esprit. Mais il les a crees corps vivants; dans l'homme, cependant, il y a quelque chose de particulier. Paul dit aussi que l'Esprit vivifiant fut des le commencement, ainsi donnera-t-il aussi la vie au dernier jour. - On demande OU l'ame est ernportee apres la mort. Je ne le sais pas. Nous voyons que le corps repose; l'ame des fideles est entre les mains de Dieu, da schlelft sie auf das aller best ([je dirais au mieux) qu']elle [y] dort, Il ne faut cependant pas [s'acharner a] defendre ce point de vue, il faut se borner a dire qu'on ne peut rien dire de sur. L'Ecriture parle d'un sommeil de l'ame et du corps. Le sommeil des [ustes est-il accompagne de reves agreables et celui des impies de reves horribles? Je n'en sais rien. Je m'en tiens au texte d'Esaie: «Les justes marchent en paix»» (Es. 57: 2: citation de memoire, ou Luther s' ecarte de la lettre sans trahir Ie sens).
4 Savant auteur byzantin d'un lexique encyclopedique. Epoque incertaine: probablement du xe siecle.
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et il signifiejardin 1. Moise dit que ce jardin fut plante Be Eden 2, c'est-a-dire
en Eden. 11 s'agit bien du nom d'un lieu plutot que d'une indication qualificative 3, en depit de notre version traditionnelle 4 qui traduit: «Paradis de volupte.» 11 est vrai qu' Eden signifie voiupte ou delices et le mot grec YjOO'lJ1} 5 en derive sans doute. Mais la presence de la preposition prouve qu' Eden est iei le nom propre d'un lieu, ce qu'indique aussi la localisation: ce jardin est situe du cote de l'Orient. On a egalement 67 mal traduit Mikedem 6: il ne fallait pas dire: des le commencement, mais:
du cote anterieur, ce que nous exprimons par: du cote de i'Orient. C'est
en effet un adverbe de lieu qui ne situe pas Ie Paradis dans le temps mais dans l'espace.
N ous voiei a la question debattue de la localisation: ou est le Paradis?
Les interpretes se demenent de plus belle. Certains se plaisent a le placer entre les deux tropiques, dans la zone equinoxiale". D'autres pensent qu'une telle fecondite exige un climat plus tempere. Mais pourquoi multiplier les exemples: on ne saurait compter les opinions.
Ma reponse est breve: un debar est oisif des lors que l'objet n'en existe plus. Car Moise rapporte des choses qui se sont passees avant le peche et avant le deluge. Nous, en revanche, ce n'est que des choses telles qu'elles sont apres le peche et apres Ie deluge que nous pouvons parler. Au demeurant, je crois que ce site a ete appele Eden soit par Adam lui-meme, soit de son temps, a cause de la fecondite et du charme infini qu' Adam y decouvrait, Le nom de ce qui avait disparu persista par la suite, de meme que subsistent aujourd'hui le nom de Rome, celui d' Athenes ou de Carthage, bien qu'on n'apercoive plus guere que des vestiges de ces grandes republiques. Car Ie temps et la malediction qui est le salaire du peche consument tout. Ainsi, tout comme le monde a ete detruit pat Ie deluge, hommes et betes compris, le fameux jardin a subi le meme sort et a peri. Ce sont done de vaines et absurdes discussions que celles d'Origene, entre autres. Sans compter que le texte dit aussi que le jardin fut [ensuite] garde par un ange, afin que nul n'y puisse entrer. Ainsi, meme si le jardin n'avait pas peri par la malediction survenue, I'acces n'en est pas moins entierement interdit a l'homme, ce qui veut dire qu'il n'est pas possible d'en decouvrir l'emplacement. Telle est la reponse que l'on pourrait encore donner, bien que, pour ma part, je croie la premiere - celle du deluge - mieux etablie,
1 Litteralement : et latine significat bortum. 2 Luther transcrit ici I'hebreu,
3 Non est appellalivum.
4 Nostra translatio (la Vulgate). 5 Plaisir.
6 Texte traditionnel de la Vulgate: a principia. 7 Regions equatoriales, ou pres de I'equateur.
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Mais que devons-nons penser de ce texte du Nouveau Testament: «Aujourd'hui tu seras avec moi dans Ie Paradis»? 1 Et de 2 Corinthiens 12: «J'ai ete enleve jusqu'au Paradis»? 2 Je n'hesite pas a affirmer, pour mon compte, que ce n'est pas au sens materiel qu'il faut entendre le lieu OU Christ se retrouva avec le brigand. Quant a Paul, en effet, la chose est claire car il dit qu'il ignore si ce fut en son corps ou hors de son corps. Je pense done que, dans un cas comme dans l'autre, on appelle du nom de Paradis la condition dans laquelle Adam se trouvait au Paradis: plenitude de paix, de securite et de tous les dons qui se trouvent la OU il n'y a pas de peche, C'est comme si Christ disait: Tu seras aujourd'hui avec moi au Paradis, c'est-a-dire affranchi du peche et a I'abri de la mort (si ce n'est que nous devons encore attendre le jour supreme OU tout cela sera revele), de la meme maniere que, dans le Paradis, Adam etait surement garde du peche, de la mort et de toute malediction et qu'il vivait cependant dans I'esperance de la vie a venir, eternelle et spirituelle. Ainsi, Paradis doit etre en quelque sorte compris au sens allegorique, de meme encore que l'Ecriture, en parlant du sein d' Abraham, ne designe pas son manteau, mais, allegoriquement, dans la foi, la vie qui est dans les ames defuntes, Elles ont la paix, en effet, et elles se reposent, attendant en ce repos la vie et la gloire a venir 3.
68 Je reponds done que Moise raconte ici une histoire, parlant d'un
lieu situe du cote de l'Odent et qu'il y avait la un jardin enchanteur. L'expression Mikedem, [e l'ai dit, designe en effet un lieu plutot qu'un moment. De Ii vient que le vent d'Orient est appele Kadim: c'est un vent sec et froid, qui brule les champs. C'est dans cette region du monde que se trouvait le jardin: II n'y poussait pas d'arbres improductifs, tels que tilleuls, chenes, yeuses, etc., mais toute sorte de fruits reputes, qu'aujourd'hui nous rangeons parmi les plus distingues: ceux qui donnent la cannelle, le giro flier 4, etc. Meme si la terre entiere etsit alors-plantureuse (il n'y avait encore ni epines ni chardons 5), l'opulence de ce lieu etait plus grande encore, tellement qu'Eden etait un [ardin de choix, compare a la beaute de Ia terre entiere, Et pourtant celle-ci etait elle-meme un Paradis, au regard de la misere actuelle.
C'est dans ce [ardin, auquel il avait lui-meme voue rant de soin, que le Seigneur placa l'homme. Tout cela, [e Ie repete, c'est de l'histoire. II est done vain de demander aujourd'hui OU se trouvait et ce qu'etait ce jardin, Les fleuves, dont Moise parlera peu apres, prouvent qu'il s'agit de la
1 Luc 23: 43.
2 II Cor. 12: 4.
3 Cet enseignement du sommeil des ames apres la mort et jusqu'a la resurrection au dernier jour est reste la doctrine classique du Iutheranisme (voir plus haut p. 92, n. 3). 4 Ce que le redacteur du commentaire ecrit chariophylla doit etre le caryophyllus aromaticus, ou giroflier.
5 Tribuli, spinae.
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Syrie, de la Mesopotamie, de Damas et de l'Egypte, parmi lesquels J erusalem occupe une position centrale. Des Iors que Ie jardin etait destine a l'homme ainsi qu'a sa posterite, on se tromperait en imaginant un site res serre dans les limites de quelques milles. C'etait la part la plus importante et la rneilleure de la terre. Amon jugement, ce jardin existait jusqu'au deluge; avant ce temps, Dieu l'avait protege en Ie confiant a Ia garde d'anges. Bien qu'inaccessible, ce lieu etait connu de la posterite d'Adam, jusqu'au moment OU il fut detruit par Ie deluge. Voila ce que je soutiens et c'est ainsi que je reponds a toutes les questions que Ies hommes curieux posent au sujet de ce qui n'existe plus nulle part depuis Ie peche et Ie deluge.
La distance qui separe les fleuves contrarie Origene, car il pense a un [ardin qui ne serait pas plus grand que Ies notres. C'est ce qui Ie pousse vers l'allegorie. II se represente que le paradis, c'est le del, que Ies arbres sont des anges, les fleuves etant la sagesse. De telles frivolites conviendraient peut-etre a Ia fantaisie d'un poete: elles sont indignes du theologien. Origene ne vit pas que Moise ecrivait une histoire, et une histoire de faits passes depuis longtemps.
II en va de meme des sottes discussions de nos adversaires actuels:
ils pretendent que l'image et la res semblance de Dieu persistent encore chez I'homme impie. lIs parleraient beau coup plus justement, a mon sens,
s'ils disaient que l'image de Dieu dans I'homme a ete abolie apres Ie peche,
de la meme maniere qu' ont peri Ie monde des origines et Ie paradis. Au commencement l'homme etait juste, Ie monde etait d'une grande beaute, Eden etait veritablement le [ardin des delices et du bonheur. Tout cela
a ete degrade a la suite du peche, au point que toutes les creatures, soleil
et lune compris, paraissent s'etre couvertes d'un sac et que de bonnes qu'elles etaient, elles ont ete rendues nocives a cause du peche, Apres cela survint Ia malediction encore plus grande du deluge, qui acheva la mine
du paradis et du genre humain tout entier 1. Car si, aujourd'hui, les fleuves
qui debordent causent tant de ravages parmi les hommes, Ies betes et les terres, imagine-t-on ce que pouvait faire un deluge universel P Maintenant 69 done, apres Ie deluge, quand nous avons a parler du paradis, nous parlons
de ce paradis historique qui etait et qui n'est plus. C'est egalement ainsi
que nous sommes accules a discuter de l'innocence de I'homme: nous pouvons rappeler en gemissant notre innocence perdue, mais nous ne pouvons pas Ia restaurer en cette vie.
II faut ajouter que si Moise a deja distingue plus haut l'homme des betes brutes (quoiqu'il tire son origine de la terre tout comme elles), il met ici en evidence particuliere Ie site et la demeure que Dieu a disposes pour l'homme et qu'il a dresses bien plus splendides, au prix de soins plus attentifs qu'il n'a fait pour tout Ie reste de la terre. II importe fort a Moise,
1 Difuvium, quod euertit penitus Paradisum et universum genus humanum.
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en effet, de faire comprendre que l'homme est de loin une creature plus noble et distinguee que les autres. Les animaux avaient la terre, de laquelle ils recevraient leur nourriture. Quant a l'homme, c'est le Seigneur lui-meme qui lui prepare une demeure plus excellente: son plaisir sera de l'entretenir et de l'orner; il y trouvera sa nourriture, a I'ecart des animaux, qui, sur toute la terre, lui sont cependant assujettis. Origene, Jerome et les autres allegoristes ecrivent done hors propos. Parce qu'ils ne decouvrent plus le paradis sur la terre, ils pensent devoir chercher une autre interpretation. Mais, dire que le paradis a existe, ce n'est pas dire qu'il existe: ce n'est pas la meme affirmation. Comme il le fait dans les [autres] recits, Moise se borne a rappeler que le paradis a existe, 11 en va de meme du pouvoir sur tous les animaux. Adam pouvait appeler le lion et lui donner des ordres: il n'en est rien aujourd'hui ...
On demande aussi en quel lieu de la terre Dieu a cree l'homme.
Et il se trouve des gens pour affirmer, a grand renfort d'arguments, qu'il a ete cree dans Ia contree de Damas, parce qu'ils ont entendu dire que la terre y est rouge et fertile. Pour ma part, je fuis ces questions vaines et oiseuses. 11 nous suffit de savoir que, tire de la terre, I'homme a ete cree le sixieme jour, apres Ies autres etres animes, et qu'il a et~ place dans le jardin d'Eden. A quoi bon savoir en queIlieu il a ete cree? C'etait [en tout cas] hors du paradis, car le texte precise qu'il a ete transfere [ou place] au paradis avant qu'Eve fUt creee: Moise montre bien ici qu'elle a ere formee dans le paradis ...
Ch. 2, V. 9
Le Seigneur Die« fit pousser de fa terre toute sorte d'arbres beaux a voir et doux au pafais
C'est du paradis qu'il s'agit ici. Car si Ia terre entiere etait faite pour produire des arbres avec leurs fruits, des plantes et leur semence, Eden n'en etait pas moins un lieu privilegie. Nous avons une comparaison dans
70 ce qui se passe chez nous: Ies forets et les terres ont leurs arbres, rnais, lorsque nous choisissons un terrain pour le cultiver particulierement, les fruits de ce verger I'emportent toujours sur ceux des forets ... Quand [Dieu] dit: «Je vous ai donne toute planteet tout arbre », i1 s'agissait de la nourriture necessaire, Mais c'est aussi pour la jouissance que le paradis fournit des fruits plus recherches, meilleurs et plus agreables que ne le font ailleurs les arbres de la terre, et dont les betes aussi se nourrissent.
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Et I' arbre de vie, au milieu du paradis,
et I' arbre de la connaissance du bien et du mal
Dans la description que fait Moise, Dieu est comme un [ardinier qui, ayant plante un jardin selon son bon plaisir et avec une particuliere diligence, fait Ie choix d'un premier arbre et d'un second, qu'il soigne et aime plus que les autres. L'un d'eux etait I'arbre de vie, cree pour qu'en en consommant l'homme fut maintenu dans toute I'integrite de son corps, sans maladies et sans fatigue.
Ce n'est done pas seulement par Ie lieu de son sejour que l'homme se distingue des betes, mais encore par Ie privilege d'une vie plus longue et qui reste toujours la meme, alors que les corps des autres etres animes croissent et sont plus forts durant leur jeunesse, mais languissent et meurent quand survient la vieillesse, La condition de l'homme devait etre differente: il devait manger et boire et les aliments devaient se transformer dans son corps, mais d'une transformation qui n'etait pas repoussante comme elle l'est a present. Cet arbre de vie [nous] eut conserve une jeunesse perpetuelle et l'on n'eut jamais ressenti les incommodites de la vieillesse: Ie front ne se fut pas ride, les pieds, les mains et les autres parties du corps ne se fussent ni affaiblis ni fatigues. Le fruit de I'arbre [de vie] eut conserve intact a l'homme Ie pouvoir d'engendrer et d'accomplir tous ses travaux, [usqu'a son passage final de la vie corporelle a la vie spirituelle. Les autres arbres eussent procure une nourriture excellente et choisie, tandis que I'arbre de vie eut ete un elixir grace auquel la vie et les forces eussent ete conservees a perpetuite en leur pleine vigueur.
Une nouvelle question surgit ici: comment un aliment corporel - un fruit - peut-il preserver Ie corps au point que le temps serait impuissant a le fatiguer ou a I'affaiblir? La reponse est facile: «II dit et les choses existent.» Car, des lors que Dieu peut faire d'une pierre un pain, pourquoi done ne pourrait-il pas conserver [nos] forces au moyen d'un fruit? Que de ressources ne voir-on pas contenues aujourd'hui dans les plantes les plus minuscules et dans les semences, alors que Ie peche regne l Et, a considerer notre corps, ne doit-on pas se demander par quel effet Ie pain, une fois consomme, est traite par une chaleur naturelle et se convertit en sang, dont Ie corps entier tire force et croissance? ..
Tout cela releve done de I'histoire et j'y insiste pour qu'un lecteur 71 irreflechi ne soit pas surpris par I'autorite des Peres, qui s'ecartent de I'histoire et recherchent I'allegorie. Pour mon compte, si j'aime [Nicolas de] Lyre et si je Ie place parmi les meilleurs [interpretes], c'est parce qu'il s'en tient a I'histoire et s'y attache, bien qu'iI se laisse [lui aussi] lier par l'autorite
des Peres et que leur exemple Ie fasse parfois devier du sens propre vers d'ineptes allegories.
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Plus frappant est encore ce qui nous est dit de l'arbre de la connaissance du bien et du mal. On se demande, en effet, de quel arbre il pouvait bien s'agir, pour quelle raison il etait ainsi nomme et ce qui serait arrive s'il n'avait pas existe dans le Paradis. Augustin et ses emules disent fort justement que cette appellation s'explique par ce qui devait arriver. Adam avait ete cree tel que si que1que incommodite naturelle venait a lui echoir, il trouverait le secours [approprie] dans l'arbre de vie, qui lui conserverait forces et parfaite sante en tout temps. Ainsi donc, s'il avait persiste dans son innocence, environne et penetre de la bonte du Createur et le reconnaissant comme tel, il eut, a son gre, etendu sa domination sur les animaux; il I'eut fait sans peine, et meme pour sa jouissance la plus grande. Toutes choses etaient done telles qu'elles ne pouvaient pas nuire a l'homme mais qu'elles devaient, au contraire, lui procurer tout l'agrement possible.
L'homme etant cree tel qu'il fut pour ainsi dire ivre de bonheur en Dieu 1, tirant aussi sa jouissance de to utes les creatures, void, au surplus, la creation d'un nouvel arbre, donne pour le discernement du bien et du mal. C'etait afin qu' Adam eut ainsi une indication sure du service et de l'honneur qui sont dus aDieu. Alors que tout lui etait donne pour qu'il en satisfit a sa guise ses besoins et en tirat son plaisir, Dieu lui demande encore que, par cet arbre de la connaissance du bien et du mal, il rende honneur et obeissance a son Createur et qu'en s'abstenant de gouter de son fruit il s'exerce et s'attache au service de Dieu.
Ce que Moise avait dit [usqu'alors touchait au domaine de la nature, a celui du travail organise, aux affaires publiques ou au droit, a la medecine. Mais c'est affaire theologique qu'Adam receive ici instruction au sujet de cet arbre et qu'il ait un signe materiel du service et de I'obeissance qu'il
72 doit a Dieu dans une demarche visible et exterieure 2. Pareillement, le sabbat, dont nous avons parle plus haut, concerne tout particulierement le culte interieur et spirituel que nous devons aDieu: la foi, I'amour, la priere, etc.
Mais, helas I cette obeissance exterieure si bien instituee a connu la pire des suites, comme il en advient aujourd'hui de la Parole - la plus sainte et la meilleure des choses - qui est une occasion de chute pour les impies, Christ a institue Ie bapteme pour qu'il soit un bain de regeneration. Mais les sectes n'en ont-elles pas fait une grande pierre d'achoppement? Et tout l'enseignement du bapteme ne se trouve-t-il pas tristement devoye? Et pourtant, y a-t-il quelque chose qui nous soit plus necessaire que cette institution? De meme, il etait necessaire que l'homme animal eut unculte exterieur 2, par quoi il fut exerce corporellement a I'obeissance envers Dieu.
Ce texte releve done bien de l'Eglise et de la theologie. Apres avoir
1 Erga Deum.
2 Litteralement ; un culte animal ou exterieur, Luther parle iei de l'homme en tant que creature anlmee, avant la condition spirituelle a laquelle i1 est destinercf, p. 79.
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donne a l'homme une ordonnance pour sa vie associee 1 ainsi que pour sa charge domestique 2, et qu'il eut fait de lui le roi des creatures, lui dispensant en plus l'arbre de vie pour sa protection et la conservation de son existence, il en vient a lui construire un temple, pour qu'il rende honneur et actions de graces a Dieu, qui, dans sa bonte, l'a ainsi comble de toutes chases. Dans les eglises 3, nous avons aujourd'hui l'autel pour la communion eucharistique, nous avons des ambons ou des chaires pour enseigner Ie peuple. On a fait tout cela parce qu'il fallait, mais aussi avec Ie souci de la solennite attachee au culte. Mais l'eglise 3, l'autel et l'ambon d'Adam n'etaient autres que cet arbre de la connaissance du bien et du mal: c'est la qu'il devaitrendre a Dieu I'obeissance due, c'est la qu'il devait reconnaitre la Parole et la volonte de Dieu et lui rendre graces. Bien plus, c'est tourne vers cet arbre qu'il devait invoquer Dieu contre la tentation.
II est vrai que la creation de cet arbre irrite la raison, car c'est a cet arbre que se rattachent notre peche et la chute qui nous ont livres a la colere de Dieu et a la mort. Mais pourquoi ne s'irrite-t-elle pas aussi parce que c'est par Dieu que la loi a ete manifestee et que c'est par Ie Fils de Dieu que l'Evangile a ere ensuite revele? Les scandales, les erreurs et les heresies qui en ont ete la suite ne sont-ils pas en nombre infini? Apprenons done qu'il fallait bien que l'homme fut ainsi cree, qu'il eut en main toutes les autres creatures vivantes, qu'il connut son Createur, qu'il lui rendit graces et qu'il eut [a s'acquitter] visiblement d'un service divin et a rendre une obeissance active bien precise 4. Si donc Adam n'etait pas tombe, on eut pu considerer cet arbre comme Ie temple de tous, et comme une basilique ou les hommes se fussent assembles. De merne, apres cela, dans le monde corrompu [de la chute], un lieu particulier a ete destine au culte divin:
Ie tabernacle, et Jerusalem. Des lors, apres l'horrible chute dont cet arbre a ete l'oecasion, c'est a bon droit qu'en raison de eet evenement lamentable Moise l'a appele l'arbre de la eonnaissanee du bien et du mal.
On peut se demander, a ee point, s'il s'agissait d'un seul arbre ou de plusieurs et si nous devons ici entendre le singu1ier au sens du pluriel, de meme que nous disons Ie poirier, le pommier au sens eollectif, en designant ainsi I'espece plut6t que l'exemplaire. II ne me parait pas trap absurde d'entendre par l'arbre de vie un certain emplacement au centre du paradis,
un pare, OU les arbres de la meme espece qui s'y trouvaient etaient appeles
du nom d'arbre de vie. II est egalement possible que l'arbre de la eonnaissanee du bien et du mal doive etre entendu au sens colleetif: un bois, ou 73 un pare, qui etait en quelque sorte un lieu sacre, ou se trouvaient nombre d'arbres de la meme espece.i. dont le Seigneur avait defendu qu' Adam
1 Politia.
g Oeconomia. 3 Temp/a.
4 Litteralernent : et a accomplir une ceuvre donnee d'obeissance.
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mangeat, si peu que ce fut, sous peine de mourir, Non que la nature de cet arbre fut de donner la mort, mais parce que la Parole de Dieu en avait ainsi decide. C'est la Parole qui confere son efficacite a toutes les creatures et qui les conserve et les empeche de degenerer, pour que certaines [d'entre elles] se conservent en se propageant a l'infini.
Ainsi, c'est par la Parole que, dans Ie desert, Ie rocher fournit de l'eau en abondance, que Ie serpent d' airain guerit ceux qui Ie regardaient, etc. C'est de la meme maniere qu'un seul arbre, ou qu'une espece donnee d'arbres situes au centre du paradis, donna la mort a Adam, parce qu'il desobeissait a la Parole de Dieu, Ce n'etait pas affaire de nature, mais parce qu'i! en etait ainsi decide par la Parole de Dieu. C'est aussi ce que nous pensons de l'arbre de vie: Dieu avait ordonne qu'Adam s'en nourrit et c'etait bien en vertu de la Parole que l'arbre s'y prerait, Raisonnablement, rien n'est plus risible que la pensee d'un fruit, qui, a lui tout seul, pourrait etre nuisible au point de vouer indefiniment Ie genre humain tout entier a une perte qui serait, au surplus, la mort eternelle. Mais ce n'etait pas la le pouvoir d'un fruit. C'est dans un fruit, il est vrai, que mordit Adam mais, en fait, une pointe aceree y etait cachee: I'interdiction divine et la desobeissance envers Dieu. Telle est la vraie cause du mal: Adam peche contre Dieu, il dedaigne son commandement et il obeit a Satan. C'etait un bon arbre que celui de la connaissance du bien et du mal, et Il portait des fruits excellents. Mais l'interdiction prononcee et la desobeissance de l'homme rendent cet arbre plus nocif que n'importe quel poison.
Ainsi, comme I'etablit la Parole de Dieu en disant: «Tu ne deroberas pas », celui qui touche au bien d'autrui commet un peche, En Egypte, lorsqu'il fut ordonne aux Juifs de demander des objets d'argent a leurs voisins et de les emporter avec eux, ce ne fut pas un peche: ils etaient excuses par l'ordre de Dieu, a qui l'on doit obeissance quoi qu'il arrive. Lorsqu'un pretendant aime une jeune fille, qu'illa convoite au point d'en faire sa femme et qu'il I'epouse, il ne commet pas d'adultere, bien que la loi interdise la convoitise. Le mariage, en effet, a ete divinement institue et il est ordonne a ceux qui ne peuvent pas vivre dans la chastete s'ils ne se marient pas. Telle est done toute la signification de ces arbres: l'arbre de vie donne la vie en vertu de la Parole qui promet; l'arbre de la connaissance du bien et du mal donne la mort en vertu de la Parole qui interdit.
Ce dernier s'appelle l'arbre de la connaissance du bien et du mal, selon Augustin, parce que, apres qu'il eut peche, Adam vit et connut d'experience de que! bien il avait fait la perte, mais encore dans quelle grande detresse il s'etait jete par sa desobeissance. De lui-meme, l'arbre etait bon et il en etait de meme de l'ordre donne: Que cet arbre fut pour Adam celui de l'honneur rendu aDieu, et par quoi il fit preuve de son obeissance, jusque dans ses actes exterieurs, Mais, a cause du peche survenu, i1 devint l'arbre de malediction ...