JOOSTEN - Critique Textuelle

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J.

Joosten La critique textuelle 1


La critique textuelle

I La recherche du texte original

A. Les tmoins du texte de lAncien Testament
1. Le Texte Massortique
a) Les consonnes
b) Les points voyelles
c) Autres lments
Les accents massortiques
Les ketiv qer
La massore
2. Le Pentateuque Samaritain
3. Les textes retrouvs prs de la Mer Morte
4. La Septante
5. La Peshitta
6. Les Targums
7. La Vulgate
8. Autres tmoins
a) Traductions anciennes de la Septante
b) Rvisions de la Septante
c) Citations dans la littrature juive

B. La mthode de critique textuelle
1. Les causes de lvolution textuelle
a) Les erreurs de copiage
b) Linfluence de passages parallles
c) Les changements intentionnels
2. Lectio brevior et lectio difficilior
3. Cas dcidables et cas indcidables
4. Critres externes et internes
5. Les conjectures

C. La critique textuelle et lhistoire de la rdaction


II Le texte, miroir de lhistoire de linterprtation

A. Lintrt pour le phnomne du Targum
B. Une rvolution dans lapproche de la Septante
C. Tendances exgtiques dans les rouleaux de Qumran
D. Les corrections des scribes et la rvision thologique du Texte Massortique
E. Conclusion
J. Joosten La critique textuelle 2
La critique textuelle
La critique textuelle en tant que discipline scientifique est ne de la reconnaissance de ce que
les textes anciens ne nous sont pas parvenus de faon inaltre. Nous ne disposons pas, pour
les textes littraires anciens, des autographes originaux, mais de copies crites la main.
La transmission manuscrite cre des changements, accidentels ou voulus : une copie
manuscrite nest jamais entirement identique son modle. La discipline sapplique aussi
bien aux textes classiques quaux textes bibliques, aussi bien lAncien quau Nouveau
Testament. Cependant, chaque texte pose des problmes spcifiques.
Le point de dpart sera donc le constat que le texte de lAncien Testament nexiste
pas. On est plutt confront une pluralit textuelle. Chaque manuscrit ancien diffre sur
certains points de tous les autres ; les manuscrits se regroupent en familles textuelles qui,
elles, divergent souvent de faon importante. Les traductions anciennes apportent galement
leur lot de variantes. Cette pluralit a sa pertinence pour lexgse : selon que lon se fonde
sur lune ou lautre tradition textuelle, lexgse peut sinflchir diffremment.
Traditionnellement, la critique textuelle sest donn pour objectif didentifier les
erreurs et de les corriger . Dans cette perspective, la pluralit est considre comme
secondaire. Tous les tmoins textuels manuscrits, traductions, citations descendent dun
texte unique. Par la confrontation des diffrences entre les tmoins, on peut esprer remonter
le courant et tablir un texte plus ancien, plus proche de loriginal. Les lments de ce texte ne
se trouveront pas toujours dans le mme manuscrit, ni dans la mme famille. Le texte
reconstruit par les critiques sera donc un texte clectique , empruntant chaque tradition ce
quelle a de meilleur, et rejetant le reste. La critique textuelle traditionnelle montre peu de
respect pour ce qui nest pas jug original.
Depuis une trentaine dannes, les chercheurs ralisent toutefois que ce qui relve de
laltration secondaire nest pas forcment de moindre valeur. Tous les changements textuels
ne sont pas des erreurs ; et mme les erreurs, linstar de lapsus freudiens, peuvent avoir
un sens. Ainsi, les critiques textuels apprennent le respect pour la cohrence de chaque
tradition textuelle, pour chaque manuscrit ancien. Les variantes textuelles montrent souvent
comment un passage biblique a t interprt dans tel milieu, par telle communaut. Les
tmoins textuels les traductions anciennes avant tout, mais les traditions hbraques
galement se rvlent tre autant de jalons de lhistoire de linterprtation.
On a parfois oppos lancienne critique textuelle la nouvelle : la polmique fait rage.
Mais tout bien considrer, les deux approches se compltent. Cest travers lhistoire du
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texte quon peut esprer remonter un stade plus ancien de la tradition ; en mme temps,
lhistoire du texte tmoigne du foisonnement des interprtations.
Dans ce qui suit, nous prsenterons dabord la critique textuelle dans son acception
traditionnelle. Ensuite, nous consacrerons une section aux nouveaux questionnements. En
pratique, les deux approches se combinent souvent et sinterpntrent presque toujours. Sur le
plan thorique, elles gagnent toutefois tre distingues.

Bibliographie
D. Barthlemy, Critique textuelle de lAncien Testament 1 (OBO 50/1), Fribourg/Gttingen,
1982, p. *1-*114.
D. Barthlemy, Critique textuelle de lAncien Testament 3 (OBO 50/3), Fribourg/Gttingen,
1992, p. i-ccxxxvii.
E. Tov, Textual Criticism of the Hebrew Bible, Minneapolis/Assen, 1992.

I La recherche du texte original
Les fragments les plus anciens du texte vtrotestamentaires remontent au dbut du II
e
sicle
avant J.-C. Pour les manuscrits complets, il faut attendre le IV
e
sicle aprs J.-C. pour la
traduction grecque, le XI
e
sicle pour les manuscrits hbreux. Les crits eux-mmes sont
notoirement difficiles dater. Il est cependant raisonnable de supposer que la plupart des
livres de lAncien Testament ont t composs bien avant le II
e
sicle av. J.-C. Il existe donc
une grande intervalle entre la rdaction des livres et leur attestation la plus ancienne. Durant
un, deux, trois ou jusqu dix sicles (selon les hypothses), les textes ont t transmis par
crit sans laisser de traces. Il faut penser que, durant cette priode, des changements,
accidentels ou voulus, se sont introduits dans la tradition manuscrite. Mme le caractre sacr
des textes na pas pu les prserver des erreurs humaines de transcription. Au contraire, le
caractre sacr a pu pousser certains copistes changer le texte, afin de le conformer aux
ides religieuses de leur temps.
La probabilit thorique de ce que le texte biblique aurait t altr se confirme par les
divergences entre les tmoins. Les textes hbreux les plus anciens, retrouvs depuis 1947
Qumran et environs, diffrent entre eux et diffrent des textes hbreux du Moyen Age. Tous
ces manuscrits viennent dun milieu o primait le respect pour le texte de lcriture. Et
pourtant il y a des diffrences. On peut dcider dignorer ce problme, mais on ne peut pas le
rsoudre dune faon simple. Il ny a aucune raison de privilgier une tradition textuelle aux
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dpens des autres, ni, a fortiori, de prfrer un manuscrit unique. Les erreurs de transcription,
comme les ajustements doctrinaires, ont pu affecter le Texte Massortique autant que les
textes de Qumran, le Pentateuque Samaritain, ou le modle hbreu de la Septante.
Il convient donc de dresser une comparaison entre les tmoins textuels, dinventorier
les variantes et de slectionner dans chaque cas la leon la plus ancienne, pour autant quon
puisse lidentifier. Parfois mme, il sera ncessaire de proposer des amendements textuels
purement conjecturaux. Le point de fuite de ce travail est le texte original, concept idal
qui ne correspond aucune ralit concrte. Pour de nombreux livres bibliques, les choses se
compliquent encore du fait quil est difficile de dire o sarrte lhistoire de la rdaction, et o
commence lhistoire du texte.
Dans ce qui suit, les principaux tmoins du texte seront dabord prsents brivement.
Ensuite, les grandes lignes de la mthode seront dessines. Finalement, une section sera
consacre aux cas o la critique textuelle empite sur le domaine de la critique rdactionnelle.

A. Les tmoins du texte de lAncien Testament
1. Le Texte Massortique
La forme textuelle la mieux connue de la Bible hbraque est celle qui est devenue
traditionnelle dans le Judasme depuis le I
er
sicle de lre chrtienne environ. On lappelle
couramment Texte Massortique. Au sens restreint, cette appellation sapplique aux
manuscrits vocaliss et pourvus daccents et notes marginales ; ces manuscrits forment une
minorit. Au sens large, le terme dsigne le type de texte transmis dans le judasme jusqu
nos jours, quil soit vocalis ou non : la plupart des manuscrits massortiques noffrent
que le texte consonantique. La Massore , du mot hbreu :c: (interprt comme
tradition ), englobe tout ce qui a trait la transmission du texte reu par les juifs : la
transcription du texte consonantique, la notation des voyelles et des accents, lapparat critique
portant sur lorthographe et la frquence des formes.
Le Texte Massortique (TM), au sens large, est reprsent par plusieurs milliers de
manuscrits, dont les plus anciens ceux que lon a retrouvs dans la Geniza du Caire
1

sont fragmentaires. A travers la multiplicit des manuscrits, on dcle une trs grande
homognit de la tradition : les variantes touchant le texte consonantique sont infimes, celles
qui concernent la vocalisation ou laccentuation, peu nombreuses. Cette unit est due au fait

1
Pour la Geniza, voir lexcursus ci-dessous.
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que le texte biblique adopt par le Judasme aprs les catastrophes de 70 et de 135 aprs J.-C.
a t entour dun soin absolument remarquable. En effet, les dcouvertes faites Qumran ont
montr que le TM transmet de faon fidle un type de texte remontant au moins la fin de
lpoque du second Temple (voir ci-dessous).
Le TM forme le texte de base de toutes les ditions existantes du texte hbreu de lAT.
La Biblia hebraica stuttgartensia (BHS) et la nouvelle Biblia hebraica quinta (BHQ) se
fondent sur le manuscrit B19
A
de la bibliothque publique de St Petersbourg, crit en 1008
selon le colophon, et dont le sigle est L (codex Leningrad). Ldition de lUniversit
Hbraque (HUBP) se fonde sur le codex dAlep
2
. Il ny a cependant aucune raison
scientifique de prfrer le TM a priori toute autre tradition. Comme dans le domaine de la
critique textuelle du Nouveau Testament, il faudra un jour envisager labandon du textus
receptus et la production dun texte critique : cest l le projet de la Oxford Hebrew Bible
(OHB) entreprise rcemment par une quipe internationale
3
.
Notre discussion de la valeur du TM pour la critique textuelle abordera sparment le
texte consonantique, les voyelles et les autres lments paratextuels.

a) Les consonnes
Lossature consonantique forme la partie la plus ancienne du TM. Comme cela a dj t dit,
elle est tonnamment homogne : parmi les nombreux manuscrits du TM, on dcle
relativement peu de variantes touchant aux consonnes. Cela ne signifie pas, videmment, que
de telles variantes font dfaut. Des collections de variantes ont t dites par Kennicott et par
de Rossi
4
. Occasionnellement, elles sont rpercutes dans la BHS. Parmi les spcialistes, elles
jouissent cependant de peu destime. La plupart semblent remonter aux copistes mdivaux.
Exemple 1 :
Nb 12,8 :: : :: c c
Le texte hbreu du codex L et de la majorit des manuscrits massortiques est difficile :
bouche vers bouche je-parle en-lui et-vision et non en-nigmes . On ne comprend
pas comment le nom vision sinsre dans la phrase. Deux manuscrits de Qumran et

2
On appelle diplomatique ldition reproduisant un manuscrit donn avec les variantes des autres tmoins
relgues dans lapparat critique.
3
Ldition dun texte compos partir de leons prises dans diffrents tmoins sappelle dition clectique .
4
B. Kennicott, Vetus Testamentum hebraicum cum variis lectionibus, vol. I-II, Oxford, 1776-1780 ; J. B. de
Rossi, Variae lectiones Veteris Testamenti, vol. I-IV, Parma, 1784-1788.
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le texte samaritain, soutenus par la Septante et quelques autres versions, substituent la
conjonction , et , la prposition :, en . La variante ::, en vision , est
contextuellement prfrable et saccorde bien avec la suite : et non pas en nigmes .
Sans doute reprsente-t-elle le texte original. La leon : sexplique par la confusion
de et : due la similarit phonique des deux consonnes (labiales toutes deux).
Or, comme lindique la BHS, la leon :: est atteste galement par quelques
manuscrits massortiques. Que devons-nous penser dans un tel cas ? Le texte original a-
t-il t prserv dans une poigne de manuscrits mdivaux, contre la leon errone qui
stait rpandue dans tous les autres manuscrits massortiques ? Ce nest pas
impossible. Il est cependant plus probable que la bonne leon des manuscrits
mdivaux reflte une correction secondaire, opre de faon inconsciente par un
copiste tardif.
En tout cas, il serait imprudent de sappuyer uniquement sur le tmoignage de quelques
manuscrits massortiques pour proposer un changement dans le texte.
Si le texte consonantique du TM est homogne en soi, il diverge trs souvent du
Pentateuque Samaritain, des rouleaux bibliques de Qumran et du modle hbreu suppos par
la Septante. Ainsi, le TM se dessine comme un courant textuel parmi dautres. Toutefois, la
comparaison des traditions textuelles a fait prendre conscience du fait que le TM reprsente,
en gnral, une tradition trs fiable. Son attestation tardive a t fortement relativise par la
dcouverte de manuscrits proto-massortiques Qumran (p. ex., 1QIsa
b
) : ces manuscrits,
crits avant lre chrtienne, offrent un texte consonantique pratiquement identique au TM.
On suppose que ce texte est celui auquel stait attache une lite religieuse depuis le II
er

sicle av. J-C. au moins. Conserv Jrusalem et copi de faon soigneuse, il a fini par
supplanter tous les autres courants textuels au sein du judasme palestinien. Aprs la
destruction du second temple et la dispersion des juifs il sest impos partout dans le judasme
rabbinique.

b) Les points voyelles
Cest au V
e
sicle de notre re ou peu aprs, que les premiers efforts pour noter la vocalisation
du texte biblique se sont dploys. Les premiers systmes sont rudimentaires : un point en
haut de la lettre signifie quelle est prononce avec la voyelle a (p. ex., ba, :), un point en bas
signifie quil ny a pas de voyelle pleine (p. ex., b
e
, :). Ce principe semble avoir t invent
par les grammairiens syriaques. Au fil du temps, les juifs ont dvelopp plusieurs systmes
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sophistiqus, comportant un nombre important de signes. Quatre ou cinq systmes sont
connus, mais seul le systme tibrien (dvelopp Tibriade en Galile) est encore en usage.
Les autres systmes babylonien, palestinien, mixte se rencontrent dans certains
manuscrits massortiques retrouvs dans la Geniza du Caire. Ils reposent sur une
prononciation lgrement diffrente de lhbreu. Ils refltent cependant grosso modo la mme
tradition de lecture et la mme interprtation que les manuscrits tibriens. Lcole tibrienne a
fleuri au 10
e
et 11
e
sicles de notre re. Le codex Leningrad en est un fruit remarquable, le
codex dAlep en est un autre (avec un systme lgrement diffrent).
La vocalisation des manuscrits massortiques sappuie sur une tradition de lecture
haute voix. Les naqdanim ceux qui ont apport le niqqud, les points voyelles se sont
efforcs de noter ce quils entendaient de la bouche des lecteurs synagogaux. Il nest donc pas
correct de parler dune thorie grammaticale des massortes . Quant la tradition de
lecture haute voix, elle est certainement composite :
1) Pour la plus grande part, il sagit dune authentique tradition qui remonte lpoque du
Second Temple, au moins. Les preuves dauthenticit sont multiples. Beaucoup de dtails
phonologiques et grammaticaux ne pouvaient pas tre connus au Moyen ge, moins quon
dispose dune tradition. Par exemple, la distinction entre sin (:) et shin (:) est
systmatiquement note de faon correcte, alors que le texte consonantique ne lindique pas
(: pouvant se lire des deux faons)
5
. On peut donc gnralement se fier au texte vocalis
comme tant le reflet fidle de ce que les auteurs bibliques (ou plutt les rdacteurs finaux)
ont voulu exprimer. La vocalisation a moins dautorit que le texte consonantique, puisque la
tradition manuscrite est plus fiable que la transmission orale, mais elle nest pas dpourvue
de valeur. Ceci, bien sr, sans parti pris dogmatique.

2) Il faut cependant reconnatre que des facteurs exgtiques et thologiques ont pu influencer
la lecture liturgique. L o le nom de Dieu tait crit dans le texte (), on a substitu dans
la lecture le nom commun avec suffixe, :, mon Seigneur (litt., mes seigneurs) . Dans
dautres cas, les changements sont plus subtils.
Exemple 2 :

5
La diffrence entre sin et shin ne concerne pas la vocalisation, mais le point qui les distingue a t introduit
dans le mme processus qui visait codifier en dtail la prononciation du texte.
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Eccl 3,21 :: : c :: : :
c: : ::
lorigine, la particule prfixe aux participes :, montant , et :,
descendant , devait tre le interrogatif (:, :). La pense exprime par
Qohleth tait : Qui sait si le souffle des humains slve vers les hauteurs, et si le
souffle des btes descend vers le bas, vers la terre ? (Nouvelle Bible Segond). Cette
lecture est confirme par lensemble des versions anciennes. Dans la tradition
synagogale, une poque inconnue, le doute exprim sur la vie future a cependant t
limin par une modification des voyelles : la particule interrogative est change en
article dfini. La traduction du texte vocalis est : Qui connat le souffle des humains
lequel monte en haut, et le souffle des btes lequel descend en bas vers la terre ?
(Colombe).
Ce genre de changement reste relativement exceptionnel. Nombre dautres affirmations qui
semblent tre en porte--faux avec lorthodoxie juive (et chrtienne) nont pas subi
daltrations. Linterprtation pouvait se charger de rtablir lorthodoxie !

3) Une autre source de changements dans la tradition de lecture est linfluence de lhbreu
tardif, de laramen, voire de larabe. Les langues que les juifs parlaient dans la vie de tous les
jours ont pu affecter la faon de lire le texte biblique. Illustrons ce cas de figure par un autre
exemple. Dans lhbreu ancien, il existait un passif du Qal. On pouvait former, p. ex., partir
du verbe ;, il prit , un passif *; (la vocalisation est incertaine), il fut pris . Dans
lvolution de la langue hbraque, ce passif du Qal a disparu. Les lecteurs de la Bible, ne
connaissant plus de forme *;, lui ont substitu une forme usite, savoir le Pual ; (p.
ex., sa 52,5). Cest donc le Pual qui a t codifi dans le texte vocalis. Ce type daltration
montre, une fois de plus, que la tradition orale est plus fragile que la tradition par crit.
Dans lensemble on retiendra que la vocalisation massortique apporte un tmoignage
prcieux qui doit tre valu de faon critique.

c) Autres lments
Le texte massortique sassortit dun apparat scribal qui dpasse de loin la simple notation des
voyelles. Les lments les plus importants peuvent tre voqus rapidement.

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Les accents massortiques
Chaque mot du texte massortique est pourvu dun accent (cependant, deux mots joints par le
maqqeph ne reoivent normalement quun seul accent). Les accents indiquent en principe la
syllabe accentue au sein du mot. De plus, au niveau du verset, ils introduisent une sorte de
ponctuation, divisant le texte en versets, et les versets en units de sens. En troisime lieu, les
accents codifient la cantillation, une faon de chanter le texte biblique. Il existe plusieurs
systmes daccentuation babylonien, palestinien, tibrien mais seul le systme tibrien,
le plus labor, est encore en usage aujourdhui.
Comme la vocalisation, les accents sappuient sur la tradition de lecture. On leur
accordera le mme crdit qu la vocalisation, et on leur appliquera les mmes rserves. Dans
la majorit des cas, laccentuation se prsente comme un guide fidle vers une interprtation
adquate. Cependant, ici et l, les accents refltent linfluence de la thologie ou de lexgse
juive (p. ex., Lv 18,28 ; Dt 26,5).

Bibliographie
I. YEIVIN, Introduction to the Tiberian Masorah, English translation by J. Revell, Missoula,
1980.

Les ketiv qer
La lecture traditionnelle vhicule quelques lments correspondant un texte consonantique
diffrent du texte transmis par crit. Dans ces cas, le Texte Massortique donne le texte crit
(le ketiv) avec les voyelles du mot lu, tandis que les consonnes du mot lu (le qer) figurent
dans la marge. Les cas de ketiv qer sont varis. Parfois il sagit dun euphmisme
remplaant le texte original jug trop cr (p. ex., Is 36,12 : ketiv , fces , remplac par
le qer :, salet ) ; en dautre cas il sagit de variantes textuelles (p. ex., Jos 6,13
j, infinitif absolu, remplac par le participe j) ; il y a aussi quelques exemples de
variantes orthographiques (p. ex., en Nb 12,3 :: ::, le sens reste le mme). Le cas de
lu : appartient la catgorie des ketiv qer : on lappelle qer perpetuum, qer
perptuel.
Parfois le ketiv reprsente le texte original tandis que le qer est secondaire, mais ce
nest pas la rgle gnrale. Il faut tudier chaque passage pour lui-mme.

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La massore
Dans les marges des manuscrits massortiques complets figurent des notes textuelles dont la
fonction principale est de veiller la transcription correcte du texte. On note combien de fois
un mot est attest dans la forme prcise quil a dans le passage concern. On signale des
passages parallles. La massora parva (petite massore), figure dans les marges gauche et
droite dans les manuscrits. Elle est intgralement reproduite dans la BHS. La massora magna
(grande massore) est place en haut et en bas. La BHS ne la reproduit pas, mais sy rfre par
un ensemble de notes figurant immdiatement sous le texte. Les notes renvoient louvrage
de G. E. Weil, Massorah Gedolah iuxta codicem Leningradensem B19a, vol. 1, Rome 1971,
o on trouvera le texte intgral.

NB La numrotation des chapitres et des versets ne se trouve dans aucun manuscrit hbreu ancien. Ce sont des
lments qui ont t introduits dabord par des savants chrtiens dans les manuscrits de la Vulgate, vers la fin du
Moyen ge. cause de leur commodit, ils se sont ensuite imposs aux juifs (p. ex., dans les ditions imprimes
de la Bible rabbinique, partir du XVI
e
sicle).

Excursus : La Geniza du Caire
Vers la fin du XIXe sicle, quelque 200.000 fragments de manuscrits, dont les plus anciens
remontent jusquau IXe sicle aprs J.-C., furent dcouverts dans la geniza une espce de
dpt pour manuscrits endommags ou inusits de la synagogue Qarate du Vieux Caire.
Le gros de la collection se trouve aujourdhui lUniversit de Cambridge (collection Taylor-
Schechter), mais des lots relativement importants ont trouv leur chemin vers dautres
bibliothques de par le monde. La collection est extrmement diverse, comprenant des
manuscrits bibliques et non bibliques en plusieurs langues (hbreu, aramen, arabe, grec).
Seule une minorit de ces fragments a t publie.

2. Le Pentateuque Samaritain
Les Samaritains forment une communaut religieuse dont le centre se trouve Naplouse (la
Sichem biblique) et dont les origines demeurent assez obscures
6
. Ils possdent une version de
la Torah reprsente par une tradition manuscrite qui remonte jusquau XII
e
sicle aprs J.-C.
Cest au XVII
e
sicle que ce Pentateuque Samaritain vient lattention des savants

6
Pour de plus amples informations, voir M. Baillet, Samaritains , Supplment au Dictionnaire de la Bible XI,
Paris, 1990, p. 773-1047.
J. Joosten La critique textuelle 11
occidentaux. Son texte est publi pour la premire fois dans la Polyglotte de Paris (1629-
1654).
La comparaison du Pentateuque Samaritain avec le Texte Massortique a montr quil
existe des milliers de divergences entre les deux textes (6000 selon un dcompte souvent cit,
mais difficile vrifier). Ces diffrences concernent toutes le texte consonantique, le
Pentateuque Samaritain ntant pas vocalis. Il est important de reconnatre plusieurs
catgories parmi les variantes du Pentateuque Samaritain. Trois groupes de variantes se
distinguent. Premirement, on reconnat un petit nombre de variantes dont la vise est celle
dtablir le point de vue samaritain contre le point de vue juif. Ainsi, la fin du dcalogue, en
Ex 20 et Dt 5, le Pentateuque Samaritain ajoute un commandement imposant la
construction dun autel sur le Mont Garizim, prs de la ville de Sichem. Il sagit clairement
dune altration du texte primitif sinscrivant dans une polmique concernant le lieu lgitime
du sanctuaire : Jrusalem, selon les prtentions juives, le Mont Garizim, selon les Samaritains.
Deuximement, on trouve un grand nombre de variantes qui caractrisent le
Pentateuque Samaritain comme un texte vulgaris . Lorthographe a t rgularise. Ainsi,
le pronom personnel de la troisime personne du fminin, , elle , dans le TM, est
partout crit dans le Pentateuque Samaritain. La forme du TM est probablement
primitive, la forme samaritaine est adapte lhbreu tardif. Le langage a parfois t
simplifi, surtout dans les passages o le texte primitif comportait des archasmes. On
rencontre galement un trs grand nombre de changements qui harmonisent le texte de la
Bible. Ainsi, en Nb 12, on trouve un long ajout aprs le v. 16, reprenant le texte de Dt 1,20-23
et dont le but est dharmoniser le rcit des Nombres avec celui du Deutronome. Les variantes
de ce deuxime type ne sont pas propres au texte samaritain. Parmi les manuscrits dcouverts
Qumran, on a identifi un groupe de textes pr-samaritains , comportant les mmes
changements linguistiques et les mmes ajouts harmonisateurs (p. ex., 4QpaleoExod
m
)
mais pas les changements sectaires signals ci-dessus
7
! Ces manuscrits qumraniens
rvlent lorigine du Pentateuque Samaritain : il sagit dun texte rpandu au sein du judasme
lpoque hellnistique, texte auquel quelques changements sectaires ont t ajouts durant
ou aprs le second sicle av. J.-C.

7
Lajout en Nb 12,16 dun passage correspondant Dt 1,20-23 pourrait se trouver galement dans le manuscrit
4QNum
b
: le manuscrit est lacunaire, mais daprs le calcul de lespace disponible, quelques phrases ont d
figurer aprs le v. 16.
J. Joosten La critique textuelle 12
En troisime lieu, le Pentateuque Samaritain comporte des variantes qui ne procdent
ni dune idologie samaritaine, ni de la volont dadapter le texte biblique aux besoins du
peuple. Dans ce dernier groupe, il y a des leons qui sont suprieures celles du TM et
dautres qui paraissent tre secondaires. Il est dailleurs souvent difficile de trancher.
Exemple 3 :
Nb 12,6 TM : : je me fais connatre (1
re
personne singulier de limparfait)
Sam :: il sest fait connatre (3
e
personne singulier du parfait)
Chacune de ces variantes a une certaine plausibilit. La 1
re
personne du TM saccorde
avec la forme verbale suivante (:, je parle ) ; la 3
e
personne du texte samaritain
se combine plus facilement avec le sujet exprim en dbut de phrase ( Lternel
sest fait connatre ). En fait, le verset est difficile quelque soit le texte adopt.

Les trois catgories numres ci-dessus leons idologiques, adaptations vulgarisatrices et
variantes anciennes peuvent tre distingues sur le plan thorique. Dans la pratique il nest
pas toujours possible de classifier une variante donne dans lune des catgories.

ditions du Pentateuque Samaritain
A. von Gall, Der hebrische Pentateuch der Samaritaner, vol. I-V, Giessen, 1914-1918.
A. et R. Sadaqa, Jewish and Samaritan Version of the Pentateuch, Tel Aviv, 1961-1965.
Bibliographie
J. Margain, Samaritain (Pentateuque) , SDB XI, 1991, col. 762-774.

NB Le Pentateuque Samaritain saccompagne dune tradition de lecture transmise de faon orale. Celle-ci a t
enregistre et translittre par Z. Ben-Hayyim, The Literary and Oral Tradition of Hebrew and Aramaic amongst
the Samaritans, vol. IV, Jrusalem, 1977, p. 353-554. Outre son intrt linguistique, cette tradition possde une
importance pour la critique textuelle. Une tude systmatique de lapport potentiel de cette tradition est propose
par S. Schorch, Die Vokale des Gesetzes. Die samaritanischen Lesetradition als Textzeugin der Tora, 1. Das
Buch Genesis (BZAW 339), Berlin, 2004 (dautres volumes suivront).

3. Les textes retrouvs prs de la Mer Morte
Jusquau XXe sicle, le texte hbreu de lAncien Testament ntait connu que par des
manuscrits datant du Moyen ge. En 1902, on fit la dcouverte dune feuille de papyrus
portant le texte hbreu du dcalogue et le dbut du Shema Isral : le papyrus Nash. peine
un demi-sicle plus tard, partir de 1947, un grand nombre de manuscrits hbreux furent
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trouvs dans les grottes situes prs du site de Qumran et dans les environs (Murabaat,
Massada, Nahal Hever). Tout porte croire que ces manuscrits ont fait partie de la
bibliothque dune communaut essnienne, installe Qumran.
Les manuscrits qumraniens sont presque tous fragmentaires. Sur les quelques 800
documents reprsents, presque le quart consiste en rouleaux bibliques. Tous les livres du
canon hbreu sont attests, sauf le livre dEsther (ce qui est peut-tre d un hasard). On
trouve aussi des copies de livres apocryphes, tels Tobie ou Ben Sira, et dcrits
pseudpigraphiques tels Hnoch ou les Testaments des Douze Patriarches. Certains livres
bibliques semblent avoir t plus lus que dautres : on a retrouv des fragments de 16 copies
de la Gense, de 20 copies dsae dont le fameux manuscrit de la grotte 1, seul rouleau
complet dun livre biblique (1QIsa
a
) , de 25 copies du Deutronome et de 34 copies des
Psaumes ! Dautres livres ne sont reprsents que par quelques copies (p. ex., Nombres,
Juges, Job), voire, par une seule (Esdras-Nhmie, Chroniques). Tous ces manuscrits
bibliques datent davant lan 68 aprs J.-C., date de la destruction du site. La datation par
carbone 14 et par les mthodes palographiques indique quils stalent sur une priode allant
du deuxime sicle av. J.-C. jusquau premier sicle aprs. Ainsi, au regard du TM, les textes
de Qumran et environs nous rapprochent du texte hbreu original de 1000 ans peu prs.
Ce qui surprend lorsquon tudie les textes bibliques retrouvs Qumran est leur
diversit. Le plus grand groupe de manuscrits reprsente un texte proto-massortique (p. ex.,
1QIsa
b
). Mais on trouve galement des textes sapparentant de prs au Pentateuque Samaritain
(p. ex., 4QNum
b
) ou avec le modle hbreu employ par les traducteurs de la Septante (p. ex.,
4QJer
b
). Un cinquime environ des fragments provient de rouleaux crits selon un mode
particulier qui pourrait reflter le scriptorium de la secte (p. ex., 1QIsa
a
). Textuellement, les
rouleaux crits selon ce mode reprsentent une approche assez libre du texte biblique : le
vocabulaire est modernis et la syntaxe allge, lorthographe se caractrise par de
nombreuses lettres voyelles (matres lectionis). Enfin, on trouve un certain nombre de textes
non-aligns , reprsentant des familles textuelles jusque l inconnues. Il est impossible de
savoir si tous ces textes taient lus dans la communaut essnienne et, si oui, dans quelle
mesure on tait conscient des variantes textuelles.
Le matriau textuel en provenance de Qumran et de quelques autres sites prs de la
Mer Morte occupe une place primordiale dans la critique textuelle de lAncien Testament. Les
rouleaux de la Mer Morte offrent un grand nombre de leons prfrables, plus proches du
texte original que le Texte Massortique. Beaucoup de conjectures textuelles mises avant la
dcouverte des rouleaux ont t confirmes par ces textes. Dans quelques cas, notamment
J. Joosten La critique textuelle 14
celui de Jrmie, le texte de Qumran jette une lumire sur lhistoire de la rdaction du livre
biblique (voir ci-dessous).

ditions des manuscrits bibliques de la Mer Morte
Un grand projet est en cours pour publier lensemble des textes bibliques retrouvs dans le
dsert de Juda, Biblia Qumranica, Leiden (sous la direction dE. Ulrich). En attendant, il faut
utiliser ldition de la srie Discoveries in the Judaean Desert, Oxford.

4. La Septante
Lancienne version grecque de la Bible hbraque, communment nomme Septante, occupe
une place toute particulire dans la discipline de la critique textuelle. Dune part, la Septante
donne lespoir daccder une phase dans le dveloppement du texte de lAT antrieure
celle que reprsentent les manuscrits hbreux disponibles (TM et Qumran). Dautre part,
sagissant dune traduction, on ne peut pratiquement jamais recouvrer avec certitude la forme
textuelle hbraque reflte par la Septante.
Un faisceau dindices permet de situer la traduction du Pentateuque Alexandrie vers
le dbut de lre hellnistique, autour de 280 av. J.-C. La finalit de la traduction est sujette
dbat. Certains pensent que la Torah servait de code juridique aux Juifs gyptiens : il fallait
que les juges grecs puissent consulter les lois juives. Dautres acceptent le rcit transmis par
lpitre dAriste, crit juif pseudpigraphique de date incertaine, selon lequel la Septante
devait assouvir la curiosit du roi Ptolme pour les lois juives. Dautres encore ont mis
lide selon laquelle le texte grec tait dabord destin, la faon dune traduction
interlinaire, lenseignement du texte hbreu dans les coles juives de la diaspora. Quoiquil
en soit, la Septante a d devenir trs vite la Bible des Juifs alexandrins, lue dans le culte
hebdomadaire et tudie dans les coles et peut-tre sagit-il l de sa raison dtre
originale.
Les livres historiques, les prophtes et les crits ont t traduits plus tard et ont subi
linfluence du Pentateuque grec, tant dans le vocabulaire que dans la technique de traduction.
Daprs le tmoignage du prologue de la version grecque du Siracide, la loi, les prophtes et
les autres livres existent en traduction grecque la fin du II
me
sicle av. J.-C. Certains
livres, comme lEcclsiaste, le Cantique des Cantiques et Esdras-Nhmie ont cependant t
traduits bien plus tard, peut-tre durant le II
me
sicle aprs J.-C. La version grecque de la
plupart des livres reflte un arrire-plan alexandrin, mais lun ou lautre crit a pu tre traduit
en Palestine (notamment le livre dEsther).
J. Joosten La critique textuelle 15
Les plus anciens manuscrits de la Septante, tous partiels et lacunaires, remontent au II
e

sicle av. J.-C. Les plus anciens manuscrits complets remontent au IV
e
sicle aprs J.-C. et
relvent de la tradition chrtienne. Le judasme a largement abandonn la Septante aprs les
guerres juives. En mme temps, mais sans lien de cause effet, elle est devenue lAncien
Testament des Chrtiens. Elle est parvenue jusqu nous grce sa transmission en milieu
chrtien
8
.
La Septante se caractrise dans lensemble comme une traduction littrale : chaque
mot hbreu du texte source correspond un seul mot grec, lordre des mots est respect, les
quivalents lexicaux sont constants, on imite les locutions hbraques. Quelques livres sont
toutefois traduits librement, notamment sae, Job, Proverbes, Daniel et Esther. En aucun cas
la Septante ne peut tre considr comme le simple dcalque dun texte hbreu : la libert du
traducteur reste un facteur dont il faut tenir compte.
Exemple 4 :
Nb 12,4TM c: :: () :
Et YHWH dit () Mose, Aaron et Miryam
LXX xoirirrvxpio()rpoMcoqvxoiMopioxoiAopcv
Et le Seigneur dit () Mose, Miryam et Aaron
La Septante semble reflter un texte hbreu avec lordre Miryam Aaron, comme au
v. 1 :
Nrha Myrm :: () :. Il demeure cependant possible quun tel
texte hbreu nait jamais exist (au verset 4), et que cest le traducteur qui est lorigine
de linversion. Si linversion remonte au modle hbreu ce qui est plus probable
un nouveau dilemme se prsente : lequel des deux textes hbreux, le TM ou le modle
de la Septante, est original ? Les lments manquent pour rpondre de manire
dfinitive cette question.
Le travail de critique textuelle passe donc toujours, en ce qui concerne la Septante, par deux
tapes. Pour chaque variante, on cherchera dabord dterminer si elle a t cre par le
traducteur ou si elle remonte au modle hbreu (la Vorlage). Si on opte pour le deuxime cas
de figure, on tentera de reconstruire la forme hbraque de la variante. Ensuite seulement, on
comparera la leon hbraque reconstruite avec celle du texte hbreu reu afin de dterminer

8
Des vicissitudes semblables ont touch beaucoup d crits juifs de lpoque intertestamentaire, tant les
deutrocanoniques qui figurent dans le canon de la Septante que les pseudpigraphes qui ont t transmis
sparment.
J. Joosten La critique textuelle 16
laquelle est plus ancienne. Il arrive parfois quune divergence dans la Septante va de pair avec
un texte hbreu non massortique, le Pentateuque samaritain ou un manuscrit de Qumran.
Dans ce cas, la premire phase du travail peut tre facilite.
On estime gnralement, et juste titre, que la Septante vhicule un grand nombre de
variantes suprieures au texte Massortique, plus proches du texte primitif. Cela tient dabord
au fait que la version grecque a t faite a une poque qui prcde la standardisation du texte
hbreu de lAT dont est issu le TM et au terme de laquelle le TM est rest pratiquement le
seul texte hbreu attest. En deuxime lieu, lorigine gyptienne a pu galement y contribuer.
Manifestement, le texte hbreu connu dans la priphrie, Alexandrie, ntait pas du mme
type que celui qui sest impos dans le centre du judasme, Jrusalem. Dans le dtail, le
rapport entre la Septante et les autres tmoins textuels est susceptible de varier selon les
livres. Ainsi, par exemple, une variante ne sera pas value de la mme manire selon quelle
se rencontre dans 1 Samuel ou dans les Petits Prophtes. En 1 Samuel, la Septante, Qumran et
le TM divergent souvent, tandis que dans les Douze, tous les tmoins connus appartiennent
la mme famille textuelle.

ditions de la Septante
A. Rahlfs, Septuaginta, id est Vetus Testamentum Graece iuxta LXX interpretes, volumes I &
II, Stuttgart, 1935.
Vetus Testamentum Graecum Auctoritate Societatis Litterarum Gottingensis editum (dition
dite de Gttingen , en plusieurs tomes, incomplte jusquaujourdhui).

Bibliographie
M. Harl, G. Dorival, O. Munnich, La bible grecque des Septante. Du judasme hellnistique
au christianisme ancien, Cerf, Paris, 1988.
E. Tov, Emanuel, The Text-Critical Use of the Septuagint in Biblical Research, Simor,
Jrusalem, 1997
2
.

5. La Peshitta
Les autres traductions anciennes de lAT ont beaucoup moins dimportance que la Septante,
puisquelle refltent toutes lpoque, aprs les guerres juives de 70 et 132 aprs J.-C., o le
texte massortique sest impos peu prs partout. Lancienne version syriaque de lAncien
Testament remonte la seconde moiti du II
me
sicle aprs J.-C. environ. Il sagit
probablement dune traduction juive adopte ensuite par lglise chrtienne dorient. La
J. Joosten La critique textuelle 17
Peshitta a certainement t faite sur un texte hbreu, mme si on peut constater, dans certains
livres, une influence de la Septante.
La Peshitta contient un nombre modeste de variantes quon peut attribuer sa Vorlage.
Il est cependant peu frquent que les critiques du texte se fondent sur la seule version syriaque
pour proposer un changement du texte hbreu.

Editions
The Old Testament in Syriac According to the Peshitta Version, Leiden, 1966- (plusieurs
volumes sont encore en prparation).

Bibliographie
J. Joosten, La Peshitta de lAncien Testament dans la recherche rcente , Revue d'Histoire
et de Philosophie Religieuses 76 (1996), 385-395.

6. Les Targums
Comme la Peshitta, les Targums sont des traductions aramennes de lAT faites par des juifs.
Mais la diffrence de la Peshitta, les Targums ont ds lorigine t conus pour tre
employs en conjonction avec le texte hbreu. La juxtaposition de la traduction avec son texte
source donne la premire une libert beaucoup plus grande que celle des autres traductions
anciennes de lAT.
Dans un premier temps, la traduction traditionnelle du texte hbreu en aramen sest
dveloppe de faon orale. Ses origines remontent peut-tre au I
er
sicle av. J.-C. et se
trouvent certainement dans un milieu palestinien. Le Targum rpond un besoin
dactualisation de lcriture. Mme en Palestine, o lhbreu est encore parl, lhbreu
biblique est devenu archaque et ncessite une explication. De plus, la religion juive a volu
par rapport la religion de la Bible hbraque. La traduction se prsente alors comme le
moyen le plus efficace et le plus concis pour assortir le texte biblique entier dun commentaire
la fois linguistique et thologique. Le Targum a probablement pris son origine dans lcole
juive. Plus tard le texte a t lu dans le culte : on lisait la synagogue un verset de la Torah
suivi de son Targum, trois versets des prophtes suivis du Targum.
Plongeant leurs racines dans une tradition orale, les textes Targumiques sont multiples.
Notamment pour le Pentateuque, on dispose de plusieurs textes : le Targum dOnqelos, de
Neofiti, du Pseudo-Jonathan, des Fragments, en plus de quelques textes lacunaires retrouvs
dans la Geniza du Caire. Pour les autres livres, il nexiste en gnral quun seul Targum. Il
J. Joosten La critique textuelle 18
ny a pas de Targum de Daniel ni dEsdras-Nhmie (sans doute parce que ces livres sont
partiellement crits en aramen).
Les Targums ont t mis par crit entre le II
e
sicle aprs J.-C. et lpoque islamique.
Leur importance est bien plus grande dans la perspective de lhistoire de linterprtation que
dans le cadre de la critique textuelle au sens restreint. Il arrive cependant que le Targum
permette de reconstruire une leon ancienne.
Parmi les rouleaux de Qumran figurent des fragments dune traduction aramenne du
Lvitique et du livre de Job. Le rapport entre ces textes et la tradition targumique codifie
bien plus tard nest pas lucid.
Signalons encore quil existe une ancienne traduction aramenne du Pentateuque
Samaritain quon peut assimiler aux Targums juifs.

Bibliographie
R. Le Daut, Introduction la littrature targumique, I. Premire partie, Rome, Institut
Biblique Pontifical, 1966.

7. La Vulgate
Les plus anciennes traductions latines de lAncien Testament se fondent sur la Septante : on
leur a donn le nom de Vetus Latina. Vers la fin du IV
me
sicle, Jrme se rend compte des
grandes diffrences entre le texte latin en usage dans les glises et le texte hbreu lu par les
juifs. Il dcide donc de produire une nouvelle traduction latine, fonde sur le texte original.
laide de docteurs juifs, il mne son projet bien durant les annes 390-405. Aprs une longue
priode dadaptation, sa traduction simpose partout en occident, au point dtre appele
vulgata , la traduction commune.
La Vulgate transmet rarement des variantes de faon indpendante. On la consultera
surtout pour connatre linterprtation de la Bible de son poque.

Edition
R. Weber, Biblia sacra iuxta Vulgatam versionem, Stuttgart, 1975
2
.

8. Autres tmoins
Outre les tmoins numrs ci-dessus, quon doit considrer comme primaires, il existe un
grand nombre dautres tmoins textuels dont lapport la reconstruction du texte hbreu est
mineur. Il convient cependant de les numrer et de les classifier rapidement.
J. Joosten La critique textuelle 19

a) Traductions anciennes de la Septante
Ayant t adopte comme Bible de lglise chrtienne, la Septante a elle-mme t traduite en
plusieurs langues, dont les plus importantes sont : le latin (voir ci-dessus), le copte,
larmnien, le syriaque, lthiopien et larabe. Les traductions ont une importance pour
ltablissement du texte de la Septante. Elles figurent donc dans lapparat critique de la grande
dition de la Septante de Gttingen. Pour ltablissement du texte hbreu, elles nont de
limportance que lorsquelles attestent un tat de texte conserv dans aucun manuscrit grec de
la Septante. Ce cas de figure se prsente notamment en lien avec la vieille version latine.

b) Rvisions de la Septante
Au sein du Judasme, les carts importants entre la Septante et le texte proto-massortique ont
conduit, dans un premier temps, la rvision du texte grec. Plusieurs rvisions sont connues,
gnralement sous forme de fragments ou de citations. Les rvisions les plus importantes sont
celles de Thodotion, dAquila et de Symmaque. Traditionnellement, elles sont situes toutes
les trois au II
me
sicle aprs J.C. Cependant, luvre de Thodotion a laiss des traces dj
dans le Nouveau Testament . En outre, un rouleau des Petits Prophtes retrouv au Nahal
Hever, prs de la Mer Morte, prsente un texte grec de la Septante rvis selon des procds
proches de ceux quemploie Thodotion . Ce rouleau date du I
er
sicle av. J.-C. Ainsi,
Thodotion pourrait reprsenter une cole dont lactivit stale sur une priode assez longue.
Il ny a pas de texte courant des rvisions (sauf pour le livre de Daniel, ou Thodotion
est connu intgralement). Les citations transmises par les Pres de lglise ou contenues dans
la marge de certains manuscrits de la Septante sont gnralement de grande valeur. Daprs
leur tmoignage, le texte de la Septante a t corrig l o il ne correspondait pas au texte
proto-massortique. Les rvisions documentent ainsi un moment important dans lhistoire du
texte. Il est cependant assez rare que les spcialistes proposent de reconstituer le texte hbreu
original laide des rvisions quand elles ne sont pas soutenues par dautres tmoins.

Bibliographie
F. Field, Origenis Hexaplorum quae supersunt, Oxford, 1875.
D. Barthlemy, Les Devanciers dAquila, SVT 10, Leiden, 1963.

J. Joosten La critique textuelle 20
Excursus : Les Hexaples dOrigne
Entre 220 et 250 aprs J.-C., Origne compose un ouvrage norme dont limpact sur
lhistoire du texte de lAT a t sans pareil. Dans le but de corriger le texte de la Septante, il
met en colonnes verticales : 1) le texte hbreu non vocalis ; 2) une transcription de lhbreu
en lettres grecques ; 3) Aquila ; 4) Symmaque ; 5) la Septante ; 6) Thodotion. Les six
colonnes donnent luvre le nom dHexaples. Cependant, dans certains livres, Origne
ajoute des colonnes supplmentaires. Le texte de la cinquime colonne est une version de la
Septante corrige daprs lhbreu et pourvue de signes indiquant les ajouts et les omissions
en regard du texte hbreu. Ce texte hexaplaire a beaucoup influenc la tradition
manuscrite de la Septante. La cinquime colonne a t traduite en syriaque au VII sicle :
cest la Syrohexaplaire.

c) Citations dans la littrature juive
Dans les rouleaux non bibliques de Qumran et dans la littrature rabbinique, on rencontre un
grand nombre de citations de la Bible hbraque. Ces citations transmettent souvent un tat de
texte lgrement aberrant. Elles mritent donc lattention de la critique textuelle
9
. Mais la
prudence est de mise : une variante dans une citation ne reflte pas toujours une tradition
textuelle ; bien plus souvent, elle dcoule des intentions de lauteur qui cite le verset biblique.
Ces rserves valent dautant plus pour les citations en langue grecque (p. ex., les citations de
lAT dans le NT).

B. La mthode de critique textuelle
La critique textuelle nest pas une technique qui consisterait dans lapplication stricte de
certaines rgles. Il sagit dune science humaine qui fait intervenir le jugement subjectif.
Beaucoup dpendra de lexprience du chercheur, et de son bon sens. Lexercice principal de
la critique textuelle est celui dcrire des scnarios dvolution textuelle. Il sagit dexpliquer
les diffrentes leons par une reconstruction de lhistoire du texte. La variante qui se situe au
plus prs du dbut de lhistoire sera considre comme la plus ancienne, celles qui suivent
comme secondaires. Toutefois, dans un autre scnario, lordre de prfrence des variantes
peut tre renvers.

9
La seule dition critique du texte de lAT qui tienne compte des citations est la HUBP, o elles sont
rassembles dans un apparat spcifique.
J. Joosten La critique textuelle 21
Il ne sensuit pas que la critique textuelle serait une entreprise futile et arbitraire.
Certains scnarios sont plus persuasifs que dautres, parce quils arrivent mieux intgrer
lensemble des donnes textuelles. De plus, il y a tout de mme quelques rgles, dont la
fonction est surtout celle de garde-fou.
Le principe directeur est celui dtudier les variantes dans leur contexte : la pratique,
induite par la BHS et par les apparats critiques en gnral, qui consiste valuer des leons
isoles est lamentable. Dans la mesure du possible, il faut tudier une variante du texte
Samaritain dans le contexte du Pentateuque Samaritain, une variante de la version grecque
dans le contexte de la version grecque, et ainsi de suite, tout comme il faut tudier les donnes
du TM dans leur contexte.

1. Les causes de lvolution textuelle
Ci-dessus il a t signal que la critique textuelle se fonde sur la notion dvolution textuelle :
dans une tradition manuscrite, les copies ne sont jamais entirement conformes au modle. La
pluralit des formes textuelles attestes remonte une forme unique qui na pas t conserve.
Les causes de lclatement sont multiples. Nous en distinguerons ici trois :

a) Les erreurs de copiage
Un scribe qui copie un texte manuscrit, en le lisant ou en se le faisant dicter par un autre, est
susceptible de commettre des erreurs. Pour un scribe hbreu copiant la Bible, on peut voquer
en particulier les possibilits suivantes :
Au niveau des consonnes individuelles, le copiste peut crire une fois deux consonnes
identiques qui se suivent (haplographie), ou, inversement, il peut crire deux fois une
consonne de son texte source (dittographie). Il peut renverser lordre de deux consonnes. Il
peut confondre des consonnes dont la forme est semblable (p. ex., waw et yod, dalet et resh,
kaph et beth), voire confondre des consonnes dont la prononciation est semblable (p. ex., h et
aleph, waw et beth). Notons encore que les textes bibliques les plus anciens ont sans doute
connu une phase o ils taient crits en alphabet palo-hbraque. Dans cet alphabet, il existait
dautres possibilits de confusion (p. ex., entre aleph et taw, yod et tsad, nun et p).
Au niveau des mots, le copiste peut crire une fois une suite de deux mots identiques
(haplographie), ou, inversement, il peut crire deux fois un mot de son texte source
(dittographie). Il peut scinder un mot en deux, ou combiner deux mots distincts en un seul.
Au niveau des units textuelles plus grandes, outre les possibilits dhaplographie et de
dittographie, le copiste peut sauter du mme au mme en omettant ce quil y a entre les deux.
J. Joosten La critique textuelle 22
Ainsi, il arrive que le copiste omette un passage qui commence par le mme mot que le
passage suivant (homoiarcton), ou bien quil omette un passage qui se termine par le mme
mot que le passage suivant (homoioteleuton).
Ce petit catalogue derreurs nest pas exhaustif. Il numre simplement quelques cas
de figure frquents et facilement imaginables
10
.

b) Linfluence de passages parallles
Il arrive trs souvent quun passage biblique soit altr dans le processus de copiage cause
de linfluence exerce par un autre passage plus ou moins parallle. Le passage dont mane
linfluence peut se trouver dans la mme pricope, dans une pricope proche ou dans une
pricope loigne les copistes connaissaient bien leur Bible. Il est souvent difficile de dire
si ces altrations sont conscientes ou non. Dans certains cas, le copiste a pu vouloir aligner le
texte sur celui dun passage parallle afin dharmoniser lcriture. Dans dautres cas, le
copiste, a pu suivre la formulation parallle sans se rendre compte quil ne reproduisait pas
exactement son modle.

c) Les changements intentionnels
Finalement, les copistes interviennent parfois de manire consciente dans leur texte, par des
altrations, par des ajouts voire, plus exceptionnellement, par des omissions intentionnelles.
Certaines altrations sont de nature linguistique. Un copiste est capable de moderniser une
forme archaque, de remplacer un mot rare par un mot bien connu, ou de changer lgrement
la syntaxe de son modle.
Exemple 5 :
Nb 12,15 TM :c: c: Mais le peuple ne partit pas
Sam :c: c:
Dans le TM, le mot c:, peuple , est construit comme un singulier, dans le
Pentateuque Samaritain il est trait comme un pluriel. La construction des noms
collectifs au pluriel est une caractristique de lhbreu biblique tardif, ce qui indique
que la tradition samaritaine est secondaire dans le prsent verset.

10
F. Delitzsch, Die Lese- und Schreibfehler im Alten Testament. Nebst den dem Schrifttexte einverleibten
Randnoten klassifiziert, Berlin und Leipzig, 1920.
J. Joosten La critique textuelle 23
Dautres changements ont un caractre plus expressment exgtique. Un mot difficile ou
inattendu peut tre expliqu par une glose. En dautres cas, le copiste peut ajouter un lment
qui lui semble manquer dans le contexte.
Parfois, la motivation dun changement textuel semble tre thologique. Daprs une
tradition rabbinique, les scribes auraient chang le texte biblique en 18 passages : ce sont le
tiqqun sopherim (corrections des scribes). Par exemple, en Za 2,12 le TM donne Celui qui
vous touche, touche la prunelle de son il ; daprs la tradition, il sagit dun tiqqun
sopherim, alors que le texte original lisait : Celui qui vous touche, touche la prunelle de mon
il . La correction avait ici le but dloigner lide que lon puisse toucher la prunelle de
Dieu. Il est difficile de dterminer la fiabilit de cette tradition. Parmi les cas cits, un certain
nombre ne semblent pas reprsenter des cas rels de changements textuels. Inversement, il
existe des exemples possibles de corrections thologiques qui ne sont pas repris dans les listes
rabbiniques.
Exemple 6 :
Dt 9,24 TM c:: yI:: c: c: c: c::
Vous avez t rebelles contre YHWH depuis le jour o je vous ai connus
Sam c:: :: c: c: c: c::
Vous avez t rebelles contre YHWH depuis le jour o il vous a connus
Cet exemple pourrait tre class comme une simple erreur due la confusion de yod et
waw. Mais il est possible quune considration thologique ait jou un rle. Le
Pentateuque Samaritain, qui reflte ici sans doute ltat de texte le plus ancien, pouvait
suggrer quil y avait eu une poque o YHWH ne connaissait pas Isral. Cette
suggestion pouvait porter atteinte la notion domniscience divine. Le TM reflte un
tat de texte secondaire o la difficult thologique a t carte par un changement
minime.
Le scnario propos ici est confirm par la Septante qui lit : orri0ov:rq:r
:orpoxpiovoro:qqrpoqr vco0qiv, Vous avez t rebelles
contre YHWH depuis le jour o il sest fait connatre vous . Cette version se
comprend comme l interprtation dun texte hbreu conforme au Pentateuque
Samaritain ( partir du TM, la Septante reste inexplicable). De faon analogue, la
traduction arabe du Pentateuque Samaritain donne : Vous avez t rebelles contre
YHWH depuis le jour o il est entr dans une relation de confiance avec vous (mundu
munjtihi iyykum) .
J. Joosten La critique textuelle 24
Ce cas de figure est relativement peu frquent. Il ne faudra en aucun cas imaginer une
rcriture systmatique selon certains principes thologiques.

Bibliographie pour les corrections thologiques
D. Barthlemy, Les tiqqun sopherim et la critique textuelle de l'Ancien Testament , in G.
W. Anderson et al., d., Congress Volume - Bonn 1962 (SVT 9), Leiden, 1963, p. 285-304.

2. Lectio brevior et lectio difficilior
Deux recommandations gnrales sont souvent donnes aux critiques du texte novices. Dune
part, on propose de privilgier la leon la plus courte aux dpens de leons plus longues :
lectio brevior, potior (une leon plus brve est meilleure). Dautre part, on conseille dadopter
la leon la plus difficile plutt que des leons plus faciles : lectio difficilior, potior (une leon
plus difficile est meilleure). Ces rgles sont valables, mais elles demandent tre appliques
de faon intelligente, en respectant leur logique propre. Lectio brevior et lectio difficilior ne
sont prfrables que dans la mesure o elles expliquent lectio longior et lectio facilior
respectivement.
La formule de lectio brevior se fonde sur lide que, toutes autres choses tant gales,
un copiste fera un ajout son texte source plus facilement quil nen retranchera une partie.
Cette ide est certainement correcte. Le texte biblique tait considr comme tant sacr : il
fallait le transmettre intgralement, sans en omettre le moindre dtail. Mais on pouvait
envisager dy ajouter, par exemple pour expliquer le sens de la phrase, pour clairer la
signification dun mot, ou pour harmoniser le passage avec un parallle. Dans certains cas,
des gloses figuraient dans la marge du manuscrit, ou entre les lignes. Les copistes postrieurs
ont parfois regard ces lments supplmentaires comme faisant partie du texte biblique :
plutt inclure trop que trop peu.
Dautre part, la rgle de lectio brevior a des limites manifestes. Quand un copiste en se
trompant saute du mme au mme (homoiarcton ou homoioteleuton), il produira un texte plus
court qui est nanmoins secondaire. De mme, lerreur dhaplographie aboutit forcment
une omission. En de tels cas, la formule ne peut pas tre applique.
Les choses ne se prsentent pas autrement pour la seconde formule. Lide de la rgle
de lectio difficilior est quun copiste est susceptible de simplifier un texte jug difficile, plutt
quil ne rendra incomprhensible un texte lisse et sans asprit. En rgle gnrale, ceci est
exact. Nous avons dj prsent quelques procds par lesquels le texte biblique tait liss et
allg pour les lecteurs. Mais un texte difficile peut tout aussi bien tre le rsultat dune
J. Joosten La critique textuelle 25
corruption textuelle : la confusion des consonnes, lomission accidentelle dun mot,
lharmonisation mcanique avec un passage parallle, peuvent crer un texte difficile et
nanmoins secondaire.
On pourrait remplacer les rgles voques par une autre : la leon la meilleure est celle
qui explique les autres leons attestes. Souvent, les leons secondaires seront plus longues,
ou plus simples, que la leon originale, selon la logique retrace ci-dessus. Mais en dautres
cas cest la leon longue qui explique la gense de la leon brve, la leon limpide qui
explique lorigine de la leon opaque.

3. Cas dcidables et cas indcidables
La discussion des variantes naboutit pas toujours une dcision nette. Parfois la gense des
diverses leons reste inexplique. On constate simplement que diffrents tmoins textuels ne
saccordent pas. Parfois, par contre, plusieurs explications se prsentent, sans quil soit
possible de trancher (cf., p. ex., Nb 12,6, exemple 3). Un tas de petites variations frquentes
lajout ou lomission de , et , ou de :, tout , le changement de nombre
grammatical, lajout ou lomission dun sujet explicite du verbe ne doivent pas tre
rsolues dans tous les cas. Souvent, elles naffectent gure linterprtation du passage
concern.
Quelle que soit la raison de lindcidabilit, dans tous les cas o la leon originale ne
peut pas tre identifie avec une certitude raisonnable, il est lgitime de se rabattre sur le texte
massortique. La prfrence pour le TM en cas de doute se fonde sur plusieurs lments :
dans les cas dcidables , cest souvent le TM qui transmet la leon la plus ancienne ; le TM
est connu par une tradition solide et ancienne ; le TM est le texte hbreu le plus rpandu et le
mieux connu. Ainsi, dans la pratique, le TM forme en quelque sorte le texte de base du
travail de critique textuelle.

4. Critres externes et internes
En critique textuelle, on appelle critres externes les lments objectifs qui qualifient une
leon donne. Il sagit notamment de lge et de la quantit des manuscrits attestant la leon,
ainsi que de la qualit de la tradition concerne. La distinction entre textes hbreux et
traductions, aussi, qualifie objectivement une leon. Un tmoin hbreu a plus dautorit
quune traduction ; un texte dont la tradition remonte plus loin dans le temps vaut mieux
quune tradition plus rcente ; lattestation par plusieurs traditions indpendantes est
J. Joosten La critique textuelle 26
prfrable lattestation par une seule tradition. Les critres internes correspondent tous les
arguments logiques et contextuels quon peut mettre en rapport avec une leon donne. Les
critres internes ont presque toujours un caractre subjectif. Les deux types de critres
interviennent dans le jugement de critique textuelle.
Dans le meilleur cas, ils saccordent : la variante la mieux atteste (critre externe) est
prfrable du point de vue contextuel et explique la gense des autres leons (critres
internes). Cest le cas de figure qui se prsente en Nb 12,8 (Exemple 1). La leon :: est
atteste par deux manuscrits de Qumran, par le Pentateuque Samaritain et par la Septante, la
leon : par le seul TM. Les critres externes font donc pencher la balance du ct de la
premire : plusieurs traditions anciennes, parmi lesquelles des traditions en hbreu, lattestent.
Les critres internes confirment loriginalit de la leon :: : elle sinsre mieux dans le
contexte ; de plus, on peut expliquer comment la variante atteste par le TM en drive.
Toutefois, les critres externes et internes se trouvent parfois en conflit. Dans ce cas, la
leon la mieux atteste se prsente nanmoins comme secondaire au vu des critres internes.
Ou inversement, une leon suprieure selon les critres internes nest atteste que par une
tradition textuelle tardive.
Exemple 7 :
Nb 12,12 TM ::: : : Oh ! quelle (Myriam) ne soit pas comme un mort
Sam ::: : : mme traduction
LXX qrvq:oic o ri ioov0ovo:c Quelle ne soit pas comme lgale
de la mort
Peshitta atym Kya awhn alw Que nous ne soyons pas comme
un mort
Une leon atteste uniquement dans la Peshitta une version, qui reflte une poque
relativement tardive a moins de chances dtre originale quune leon transmise par le
TM, le Pentateuque Samaritain et la Septante la fois. Les critres externes sont donc
favorables la leon Quelle ne soit pas . Mais les critres internes pointent dans une
autre direction. Pourtant, la leon majoritaire ne pose pas de problmes. La lpre est
souvent associe la mort dans la Bible (cf., p. ex., Nb 5,2). Myriam, lpreuse , est
donc comme un mort : Quelle ne soit pas comme un mort est une prire pour changer
le sort de Myriam. Nanmoins, la leon de la Peshitta pourrait tre suprieure. Il faut ici
J. Joosten La critique textuelle 27
procder par tapes (voit ci-dessus, section A 4). Premire tape : le changement de
elle en nous nest pas de nature exgtique et semble bien reflter un modle
hbreu divergent : : au lieu de : . Deuxime tape : dans la comparaison
avec la leon majoritaire, la variante de la Peshitta se prsente comme la lectio difficilior :
on comprend quun copiste change la 1
re
en la 3
me
personne, tant donne que seule
Myriam est atteinte, mais on ne comprend pas le changement inverse. Le contexte
confirme la supriorit de la variante de la Peshitta. En effet, la leon Ne soyons pas
est intressante : il sagirait dune circonlocution dont leffet est de suggrer que la maladie
qui ronge la peau de Myriam porte atteinte aussi Aaron, et Mose
11
.
En cas de conflit entre les critres externes et internes, beaucoup de critiques prfrent risquer
lerreur avec le TM. Ce parti pris reflte sans doute un degr de traditionalisme. En mme
temps, il sagit dune option recommande par la prudence.

5. Les conjectures
En gnral la critique du texte se limite la recension des variantes et ladjudication entre
elles. Il existe cependant des passages o lensemble des tmoins textuels saccorde sur une
leon qui parat difficilement dfendable pour une raison ou une autre. Dans ce cas, on peut
proposer une leon nouvelle, non atteste.
Exemple 8 :
Am 6,12 c;:: :c ccc :c: : Est-ce que les chevaux courent
sur la rocaille ? Est-ce quon laboure avec des bufs ?
Daprs le contexte, le prophte voque ici des choses impossibles (adunata). Bien sr
quon ne fait pas courir des chevaux sur la rocaille ! Dans cette perspective, le deuxime
hmistiche tonne : quoi de plus naturel que de labourer avec des bufs ? En outre, il y a
un problme grammatical : ;:, gros btail , est un nom collectif qui ne se met pas au
pluriel. Au vu de ces difficults, on a propos de scinder le mot c;: en deux et de lire :
c ;:: : c, Laboure-t-on avec des bufs la mer ? . La proposition est
brillante et a t adopte par beaucoup dexgtes. Elle ne sappuie cependant sur aucun
tmoignage textuel ancien.

11
Voir A. Cooper, The "Euphemism" in Numbers 12:12 : A Study in the History of Interpretation , Journal of
Jewish Studies 32 (1981), p. 56-64.
J. Joosten La critique textuelle 28
Un certain nombre de conjectures prennent leur point de dpart dans les observations
philologiques. Certains mots hbreux ont vraisemblablement t oublis dans la tradition et
peuvent tre recouvrs par un recours aux langues smitiques anciennes, par exemple,
lakkadien ou lougaritique
12
.
Quelques critiques du texte refusent absolument de recourir aux conjectures. Une telle
attitude est dpourvue de tout fondement thorique. Il est clair que le texte de lAT a pu subir
un changement une date recule de sorte que la leon originale nest plus prserve nulle
part. Pour la retrouver, il faut alors oser la conjecture. Dans la pratique, mme les conjectures
les plus brillantes ont beaucoup de peine simposer.

C. La critique textuelle et lhistoire de la rdaction
En critique textuelle, on discute gnralement une variante la fois, tout au plus deux ou trois
se trouvant dans le mme passage. Toutefois, dans certains livres bibliques, les chercheurs ont
constat un lien de parent entre un grand nombre de variantes. En ce cas, on quitte
videmment le domaine de la critique textuelle pure pour aborder des questions de lhistoire
de rdaction. On comprend de mieux en mieux, et ce depuis une gnration environ, que la
confrontation des tmoins textuels de lAncien Testament ne conduit pas seulement la
correction de telle ou telle leon corrompue dans le texte hbreu, mais quelle laisse parfois
entrevoir de vritables tats de texte au niveau dun livre entier.
Les dcouvertes sur le livre de Jrmie ont ouvert ici la voie nouvelle. La Septante de
Jrmie passe sous silence un grand nombre dlments du TM. Des mots, des versets et des
pricopes entires, prsents dans le TM ne se retrouvent pas dans le texte grec. En plus,
lordre des chapitres nest pas le mme dans la Septante et dans le TM. On avait souvent
attribu les divergences du texte grec au traducteur. Or, parmi les rouleaux bibliques de
Qumran, il sen est trouv un qui offre exactement le mme type de texte que la Septante
(4QJr
b
). Cette dcouverte a permis de conforter lhypothse selon laquelle le texte court
de Jrmie, reprsent par la Septante et 4QJr
b
, reflte un stade plus ancien dans lvolution
du livre que le texte long du TM et des autres versions.
Des phnomnes semblables ont t constats dans les livres de Daniel et des Rois et,
dans une mesure plus modeste, dans les livres dzkiel, de Josu et des Proverbes. Pour tous
ces livres, il est probable que le modle hbreu des traducteurs grec reprsente une autre

12
Un grand nombre dexemples sont discuts dans le livre de J. Barr, Comparative Philology and the Text of the
Old Testament, dition revue et corrige, Winona Lake, 1987.
J. Joosten La critique textuelle 29
dition que le TM. Bien sr, la priorit historique nappartient pas forcment au texte
gyptien : en Jrmie le modle de la Septante est plus ancien que le TM, mais en dautres
livres le rapport peut tre invers.

Bibliographie
P.-M. Bogaert, Le livre de Jrmie en perspective : les deux rdactions antiques selon les
travaux en cours , Revue biblique 101 (1994), p. 363-406.

II Le texte, miroir de lhistoire de linterprtation
Lorsque la critique textuelle de lAT nat en tant que discipline scientifique, au XVII
e
sicle,
son seul objectif est ltablissement du texte original. Progressivement, les chercheurs ont
ralis que ce but ne pouvait tre ralis : on peut, en certains cas, atteindre un stade du texte
plus ancien que celui quattestent les manuscrits, mais le texte original reste hors de porte.
Cette relativisation de la recherche du texte original va de pair avec une curiosit pour
les facteurs susceptibles daltrer le texte. Le texte biblique est vivant. Et ce nest pas du seul
fait derreurs mcaniques de transcription quil volue. Certains changements tmoignent
dune prise de position thologique ou idologique : les scribes anciens ont adapt le texte la
comprhension quils en avaient. Ces changements, bien que secondaires, jettent une lumire
sur la rception du texte et sur le sens quil a pu avoir pour des gnrations de lecteurs. Les
lectiones faciliores et longiores, longtemps rejets au nom de la recherche du texte
authentique, se rvlent tre dignes dintrt.
La nouvelle approche en critique textuelle se dessine surtout depuis la seconde moiti
du XX
e
sicle, avec quelques prcurseurs au XIX
e
(notamment Abraham Geiger). Elle va de
pair avec un mouvement plus gnral dans la recherche exgtique, savoir lapprciation
renouvele pour lhistoire de linterprtation. Au crpuscule de lre moderne, les biblistes
sintressent nouveau aux interprtations juives anciennes, aux commentaires patristiques.
Les tmoins du texte biblique plongent leurs racines dans les mmes poques et dans les
mmes milieux que les premiers exgtes bibliques
13
.

13
Voir Magne Sb, (d.) Hebrew Bible / Old Testament. The History of Its Interpretation. Volume I : From the
Beginnings to the Middle Ages (Until 1300). Part 1 : Antiquity, Gttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1996. On
trouvera ici un aperu des diffrents tmoins textuels dans la perspective de lhistoire de linterprtation : p. 49-
66, les textes hbreux (E. Tov) ; p. 84-107, la Septante (J. Wevers) ; p. 323-331, les Targums (Z. Levine) ; p.
587-611, la Peshitta (M. Weitzman) ; p. 652-656, la Vulgate (E. Schulz-Flgel).
J. Joosten La critique textuelle 30
Nous prsenterons brivement quelques dveloppements rcents dans la discipline de
la critique textuelle, qui la transforment de lintrieur et lenrichissent.

A. Lintrt pour le phnomne du Targum
Les Targums juifs se situent consciemment dans le sillage du TM, ils sont attests par une
tradition manuscrite relativement tardive, et ils offrent souvent une paraphrase assez lche du
texte hbreu. Pour toutes ces raisons, lapport des Targums la recherche du texte original,
sans tre nul, est du moins trs restreint.
Par contre, si on quitte le point de vue de la critique textuelle classique, le Targum se
prsente comme un phnomne fascinant. Les Targumistes ragissent aux moindres asprits
du texte, par lexplication de mots peu connus, par la paraphrase dune syntaxe difficile.
Exemple 9 :
Nb 12,6 :: :: c::: c
Litt. : Sil y a votre prophte, YHWH dans une vision lui je me fais connatre
Tg Onkelos ::: : : : :: : c
Si vous avez des prophtes, moi YHWH je me rvle eux par des visions .
Le TM est difficile, surtout cause du passage brusque de la 3
e
la 1
re
personne. Le
Targum rsout le problme en ajoutant un pronom personnel de la 1
re
personne marquant
le passage.
Le Targum harmonise constamment le texte avec son contexte proche et lointain. Il
veille transmettre une comprhension du texte qui soit en adquation avec la doctrine
officielle. Il actualise le texte en introduisant des rfrences des vnements ou des ides
connus des lecteurs.
Exemple 10 :
Nb 12,10 :::: : c: c ::: :::: c: :
Et voici que Miryam tait lpreuse, comme la neige. Aaron se tourna vers elle et voici,
elle tait lpreuse.
Tg Onkelos :c c: : :c: ::: c:
Et voici que Miryam tait blanche comme la neige. Aaron se tourna vers elle et voici,
elle tait exclure (c. d., elle devait tre mise en quarantaine).
Ladjectif lpreuse a t traduit par deux quivalents diffrents pour accorder le verset
avec la halakha. Tant que la lpre na pas t constate par un prtre, le diagnostic nest
J. Joosten La critique textuelle 31
pas certain ; on nobserve que les symptmes. Cest pourquoi on traduit, Miryam tait
blanche comme la neige . Ensuite, Aaron, le prtre, fait sa constatation : il sagit bien de
la lpre. Or ce jugement vaut exclusion du camp. La deuxime occurrence du mot est donc
traduite, voici, elle tait exclure .
Bien sr, les solutions proposes par le Targum ne correspondent pas toujours au sens
original du texte hbreu. Par contre, les problmes textuels auxquels ragissent les
Targumistes sont bien rels. Le Targum aide lexgte formuler les questions poses par le
texte.
Les Targums incorporent souvent des lments lgendaires pris dans les midrashim.
Ainsi, au dbut du rcit de Nb 12, le Targum Onkelos relate que Mose avait renvoy sa
femme. Il faut consulter le midrash pour comprendre quoi il est fait rfrence : Mose stait
spar de sa femme pour se consacrer son ministre prophtique
14
; Miryam, loin de
critiquer, a voulu simplement mettre en garde son frre qui ngligeait le commandement :
soyez fconds et multipliez-vous . Ce roman ne trouve pas dassise dans le texte (voir
cependant Ex 18,2, le divorce de Mose), mais il sert relier les thmes htroclites
juxtaposs dans ce chapitre, celui de la femme de Mose et celui de la prophtie. En mme
temps, on arrive excuser partiellement Miryam : elle navait pas agi par jalousie, mais par
un souci lgitime.

Bibliographie
R. Le Daut, J. Robert, Targum du Pentateuque, tomes I-V (Sources chrtiennes), Paris, Cerf,
1978-1981.
Pour les Targums des prophtes et des crits on peut consulter la traduction anglaise dite
dans la srie The Aramaic Bible, Collegeville, Minnesota, Liturgical Press, 1967-.

B. Une rvolution dans lapproche de la Septante
Au contraire du Targum, la Septante sest depuis longtemps rvle comme une source trs
fconde de leons potentiellement plus anciennes que celles des autres tmoins textuels.

14
Comment Myriam a-t-elle su ce qui se passe dans lintimit entre Mose et Zippora ? Le midrash raconte que
Myriam se trouvait ct de sa belle-sur au moment o un jeune homme est venu dire quEldad et Medad
prophtisaient dans le camp (Nb 11,27). Zippora se serait exclam : Malheur aux femmes de ces gens-l ,
do Zippora aurait dduit que Mose ne soccupait pas bien de sa femme. Voir Siphr Bammidbar, d. H. S.
Horovitz, Leipzig, 1917, p. 98.
J. Joosten La critique textuelle 32
Pourtant, dans la recherche rcente on a tendance souligner un autre aspect de la Septante.
Lancienne traduction grecque explique son texte source, ladapte son lectorat, lactualise.
En somme, la Septante montre une parent typologique avec le Targum. La Septante, un
Targum ? , sintitule un article de Roger Le Daut qui a fait date
15
. Les variantes les plus
intressantes de la Septante ne sont pas des leons originales, mais des interprtations.
Exemple 11
Nb 12,8 c: :::: Et il contemple la forme de YHWH
LXX xoi:qvooovxpioriorv Et il a vu la gloire du Seigneur
La Septante traduit le mot :::, forme , par ooo, gloire , pour rsoudre un
problme thologique. En effet, la Bible dclare que : Nul homme qui voit Dieu ne peut
rester en vie (Ex 33,20). Selon le texte grec, Mose ne voit pas Dieu, ni sa forme, mais
seulement sa gloire. Notons encore que le verbe voir est mis au pass. De la vision
mystique rcurrente du TM, on est pass dans la LXX un vnement unique. Le texte
grec fait certainement rfrence ce qui est racont en Ex 33,18-23 : Dieu montre sa gloire
Mose.
Dans ces deux dtails, la Septante targumise . Il nest donc gure tonnant de trouver les
mmes interprtations dans les Targums : la traduction de ::: par gloire se trouve
dans lensemble des Targums, la rfrence Ex 31,18 se lit clairement dans le Targum du
Pseudo-Jonathan.
Les leons interprtatives sont nombreuses dans la Septante. Certains spcialistes ont essay
de les rassembler et de les mettre en systme. Certains voudraient crire une thologie de la
Septante . Le succs dune telle entreprise est loin dtre assur. Chaque livre de la Bible a
t traduit par un autre traducteur, voire par une autre quipe. Il est donc difficile de
gnraliser. On notera aussi une diffrence importante entre la Septante et le Targum : le
Targum volue aux cts du TM, tandis que la Septante est venu le remplacer. Les
Targumistes peuvent se permettre des liberts, puisque le texte hbreu est l pour corriger les
aberrations ; les traducteurs grecs essaient en gnral de donner leurs lecteurs une version
aussi prcise et aussi complte que possible.
Dans la rcente traduction annote de la Septante labore dans la srie La Bible
dAlexandrie, trs peu de place est accorde la recherche du texte primitif. Tout leffort de

15
R. Le Daut, La Septante, un Targum? , in: R. Kuntzmann, J. Schlosser, (d.), tudes sur le Judasme
hellnistique. Congrs de Strasbourg 1983 (Lectio Divina 119), Paris, 1984, p. 147-195.
J. Joosten La critique textuelle 33
lentreprise se dirige vers la lecture de la Bible que font les traducteurs, et quamplifient dans
bien des cas les Pres de lglise.

Bibliographie
La Bible dAlexandrie, Paris, Cerf, 1986-.

C. Tendances exgtiques dans les rouleaux de Qumran
La prsence dlments exgtiques, voire homiltiques, dans une traduction ntonne gure.
Toute traduction est en mme temps une interprtation. Il en va autrement des traditions
textuelles transmises en hbreu : sil sagit ici dditions du texte, on ne sattend pas a priori
trouver des lments interprtatifs. Nanmoins, lexemple du Pentateuque Samaritain montre
quune dition hbraque peut proposer une lecture trs oriente du texte. Comme cela a t
dit ci-dessus, le Pentateuque Samaritain donne rellement une version samaritaine de la
Torah. Le phnomne pose la question de savoir si dautres traditions hbraques nauraient
pas, elles aussi, donn une version particulire du texte.
Pour les rouleaux de Qumran, on a pass au peigne fin les textes bibliques afin de
trouver des variantes sectaires , induites par le systme thologique particulier du groupe
producteur. Le rsultat de ces recherches reste assez maigre. Le texte biblique est transmis
avec une grande fidlit dans les rouleaux de Qumran, malgr un certain nombre de variantes.
Les pesharim, commentaires sectaires consacrs certains livres bibliques, montrent
laudace et loriginalit de lexgse qumranienne. Mais justement, loriginalit sexprime
dans le commentaire et naffecte pas, ou trs peu, le texte biblique lui-mme. Quelques
exemples seulement, montrent que la thologie des scribes pouvait entraner et l des
modifications textuelles.
Exemple 12
s 53,11 ::: :c: :::
Aprs les tourments de son me, il verra et sera rassasi
1QIsa
a
::: :c: :::
Aprs les tourments de son me, il verra la lumire et sera rassasi
J. Joosten La critique textuelle 34
Le nom lumire se lit aussi en 1QIsa
b
et dans la Septante. Beaucoup de chercheurs
pensent quil reflte le texte original. Un avis contraire est exprim par Seeligmann
16
.
Celui-ci observe que la Bible hbraque nassocie jamais la lumire la connaissance (cf.
la suite du verset : par sa connaissance mon serviteur justifiera beaucoup d'hommes ).
Ensuite, il montre que la conception de lillumination intellectuelle se rencontre dans
certains textes pr-gnostiques, dans la Septante et dans les crits de la secte de Qumran.
Lajout de la lumire en s 53,11 constitue donc, pour Seeligmann, une modification
tendancieuse du texte hbreu.
Aprs la publication de lensemble des manuscrits, acheve rcemment, il faudrait reprendre
ce dossier.

D. Les corrections des scribes et la rvision thologique du texte massortique
Finalement, la mme question se pose par rapport au Texte Massortique. Nest-il pas
probable que ce texte aussi a t modifi dans certains passages en accord avec la thologie
du groupe qui la transmis ? Le TM merge durant lpoque du second temple. Peut-on
montrer que les scribes de cette poque ont pris des liberts avec le texte biblique quils ont
transmis ? La rponse cette question parat tre : oui, mais pas beaucoup. Depuis les jours
dAbraham Geiger, on a inventori un certain nombre de passages o la confrontation des
tmoins textuels montre lexistence de corrections thologiques dans le TM
17
.
Exemple 13
Pr 14:32 ;: ::: c
Le juste trouve un refuge (mme) dans sa mort
oorrrroi0c:qro:oooio:q:ioi xoio
Le juste se confie en sa propre intgrit (= ::)
La Septante reflte probablement le texte original (cf. Pr 20,7, Le juste marche dans son
intgrit ). Le TM rsulte dune inversion des consonnes du mot c: (c:), intgrit .
La variante pourrait tre due une erreur de copiste. Mais Geiger a observ que la version
du TM correspond un thologoumne pharisien bien connu, celui de la rsurrection des

16
I. L. Seeligmann, ori oio:cc , Textus 21 (2002), p. 107-128 (version anglaise dun article publi en
hbreu en 1958).
17
Voir A. Geiger, Urschrift und bersetzungen der Bibel in ihrer Abhngigkeit von der innern Entwicklung des
Judentums, 1857.
J. Joosten La critique textuelle 35
justes (cf., p. ex., Psaumes de Salomon 3,11-12). Plutt quune erreur alatoire le TM
serait le rsultat dune modification plus ou moins consciente en accord avec la thologie
des scribes.
Un autre exemple a t signal ci-dessus (Dt 9,24, Exemple 6). Dans ces deux cas, le
dsaccord des tmoins montre que le texte a pu tre bricol . En dautres cas, on peut
souponner une correction malgr lunanimit des tmoins textuels.
Exemple 14
Ps 58,2 :: ;: c c::
En vrit est-ce en vous taisant que vous rendez la justice ?
Proposition de correction :: ;: c c::
En vrit, Dieux, est-ce la justice que vous rendez ?
Le TM est grammaticalement difficile. Les versions ne sont daucun secours. Beaucoup
dexgtes estiment que le texte original sadressait aux dieux, garants de la justice, la
manire du Ps 82,1-2. Mme si le verset exprimait une critique envers les dieux, le
polythisme quil implique a pu poser problme une poque o le monothisme dest
impos. En omettant le yod du pluriel, on a cr un texte obscur mais sans trace de
polythisme.
De tels cas tmoignent dun processus quon pourrait qualifier, daprs une formulation de
Bart Ehrman, de corruption orthodoxe de lcriture
18
. Les religions du livre dveloppent
un rapport dialectique aux textes : la communaut croyante se conforme lcriture, mais en
mme temps il faut que lcriture se conforme aux ides de la communaut. Dun autre point
de vue, on dira aussi que les corrections des scribes montrent que la rception et lexplication
de la Bible commence dans son histoire textuelle, mme au niveau de lhbreu.
Ce quon ne peut pas prouver cest quun travail systmatique ait t entrepris afin
daligner le texte hbreu pr-massortique sur un systme thologique quelconque. Les
corrections qui ont t apportes tmoignent plutt dun processus alatoire et non
systmatique. ct des passages corrigs, on trouve des passages prsentant le mme
problme thologique qui sont nanmoins transmis tels quels.


18
Voir B. D. Ehrman, The Orthodox Corruption of Scripture, Oxford, 1993. Ehrmann montre comment le texte
du Nouveau Testament a t modifi par les polmiques doctrinaires des trois premiers sicles chrtiens.
J. Joosten La critique textuelle 36
E. Conclusion
Dans la perspective nouvelle, qui valorise les leons secondaires comme autant de
tmoignages dune rception vivante de lcriture, lindcidabilit foncire de beaucoup de
questions de critique textuelle devient moins gnante. Plutt que de viser toujours
reconstruire le texte original unique, on se rend lvidence dune certaine pluralit textuelle.
Un tel constat nest pas irrconciliable avec la doctrine de linspiration de lcriture. Mais ce
nest pas le lieu ici daborder des questions de dogmatique.
Sur le plan pratique, lobservation des leons variantes peut attirer lattention sur un
nud dans le texte. Quelque soit le texte original, la simple existence de leons
divergentes peut indiquer que le passage en question pose problme. Pour lexgte, ces
passages formeront souvent le point dentre qui permet daborder le message profond et
original. Les options qui soffrent au critique du texte correspondent souvent aux options
fondamentales qui soffrent lexgte.

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