1958 Lâ ™homme Et Lâ ™atome

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 439

@

RENCONTRES INTERNATIONALES DE GENVE

TOME XIII
(1958)

LHOMME ET LATOME

Louis LEPRINCE-RINGUET Werner HEISENBERG Maria OSSOW SKA Emmanuel dASTIER Daniel BOVET Marc BOEGNER R.P. DUBARLE

Lhomme et latome

dition lectronique ralise partir du tome XIII (1958) des Textes des confrences et des entretiens organiss par les Rencontres Internationales de Genve. Les ditions de la Baconnire, Neuchtel, 1958, 368 pages. Collection : Histoire et socit d'aujourd'hui.

Promenade du Pin 1, CH-1204 Genve

Lhomme et latome

deuxime de couverture
La science, aujourdhui, donne lhomme lillusion dtre le matre de la terre et un jour, peut-tre, celui des espaces interplantaires. Illusion ou ralit, et au prix de quelles alinations ? Certes, on peut dnoncer dans lnergie atomique, mme utilise des fins pacifiques, la perdition de lhomme. Mais aucun dtracteur de la technique na pu contester celle-ci laspect positif dune victoire sur lhostilit de la nature, donc dun effort de libration de lhomme. Il nest pas moins vrai que la science moderne tend ne plus voir dans le monde naturel quun objet de conqute, un rservoir de ressources exploiter, et quelle alimente la prtention de lhomme dominer et planifier la terre. Ses exploits ont un air de dfi jet la nature, somme de fournir des nergies toujours plus puissantes. Et de ces nergies, celle de latome parat infinie. Aussi les gnrations actuelles doivent-elles assumer une responsabilit sans prcdent. Parviendront-elles supprimer la misre, surmonter le fanatisme et la violence ? Lnergie nuclaire signifiera-t-elle
e

pour

lhumanit sa destruction ou sa libration ? I

Lhomme et latome

TABLE DES MATIRES


(Les tomes)

Avertissement - Introduction

DISCOURS DOUVERTURE : Alfred Borel Antony Babel : Lhomme et latome. * Louis LEPRINCE-RINGUET : Psychologie nouvelle du chercheur scientifique. Confrence du 3 septembre. PREMIER ENTRETIEN PUBLIC : Conditions de la recherche, le 4 septembre. Werner HEISENBERG : Die Plancksche Entdeckung und die philosophischen Probleme der Atomphysik Rsum franais. Confrence du 4 septembre. DEUXIME ENTRETIEN PUBLIC : Science moderne et philosophie, le 5 septembre. Marie OSSOWSKA : Physique moderne et attitudes morales. Confrence du 5 septembre. TROISIME ENTRETIEN PUBLIC : Une gnration angoisse, le 6 septembre. ENTRETIEN PRIV : Les menaces de la science, le 6 septembre. Emmanuel dASTIER : Lhomme de la rue devant lre atomique. Confrence du 8 septembre. QUATRIME ENTRETIEN PUBLIC : Que peut lopinion publique ?, le 9 septembre. Daniel BOVET : Recherche scientifique et Progrs humain. Confrence du 9 septembre. CINQUIME ENTRETIEN PUBLIC : Les conditions de lespoir, le 10 septembre. SIXIME ENTRETIEN PUBLIC : La science est-elle coupable ?, le 11 septembre. R.P. DUBARLE : Promesses ou menaces de latome. Confrence du 11 septembre. Pasteur Marc BOEGNER : Que rpond la foi chrtienne ? Confrence du 11 septembre. SEPTIME ENTRETIEN PUBLIC : Le christianisme dans le monde moderne, le 12 septembre. HUITIME ENTRETIEN PUBLIC : Linitiative de la raison, le 13 septembre. * Index : Participants aux confrences et entretiens.

Lhomme et latome

AVERTISSEMENT
@
p.007

A linstar des volumes consacrs aux Rencontres des annes

prcdentes, celui-ci vise restituer fidlement les dbats de Genve. On trouvera, en tte, lIntroduction par laquelle le Comit dorganisation des R.I.G. a propos lattention des participants et du public le thme retenu, savoir : LHomme et latome. Les textes des confrences sont publis ici in extenso. Ils sont suivis du compte rendu stnographique de tous les entretiens, allgs de certaines digressions sans rapport avec le droulement organique du dialogue. Nous nous sommes efforcs de conserver au texte des entretiens, autant que possible, son caractre oral. La relation des entretiens est prcde de lallocution prononce au djeuner douverture par M. le Prsident du Dpartement de lInstruction publique Alfred Borel, et du discours prononc en cette mme circonstance par M. le professeur Antony Babel, Prsident du Comit des R.I.G. Dans lindex alphabtique plac la fin du volume, le lecteur trouvera les noms des participants aux entretiens avec la rfrence de leurs interventions.

Lhomme et latome

Le Comit dorganisation des Rencontres Internationales de Genve est heureux de pouvoir exprimer ici sa gratitude ceux dont lappui gnreux lui a permis dassurer le succs de ces XIIIes R.I.G., et tout particulirement lUNESCO et aux autorits cantonales et municipales de Genve.

Lhomme et latome

INTRODUCTION
@
p.009

Sur lnergie atomique, on imagine sans peine un tel dialogue : En face des progrs inous raliss depuis les travaux de

Roentgen, de Becquerel, de Pierre et de Marie Curie, comment ne pas tre confondu dtonnement et dadmiration ? Voici lhomme en mesure, grce la science nouvelle, de connatre enfin la nature ultime de la matire... Et quelles magnifiques perspectives lui sont dsormais ouvertes ! Lnergie libre par les racteurs nuclaires va transformer compltement son existence ; elle lui assure la possibilit dune amlioration continue. Laide des radio-isotopes, nen pas douter, sera toujours plus prcieuse en mdecine, dans lindustrie, dans lagriculture... Les perspectives ouvertes, je les trouve sinistres. Vous oubliez que lnergie nuclaire a t rvle au monde par les tragdies dHiroshima et de Nagasaki ; que les recherches ont t depuis lors orientes essentiellement vers des buts militaires. Vous oubliez quaujourdhui dj, mme si lon carte leffroyable ventualit dune guerre atomique, la source mme de la vie se trouve menace... De tels contrastes ne changent rien ce fait capital : la technique napparat plus comme un choix que lon puisse remettre en question, mais comme un destin. Elle est aujourdhui vraiment la situation de lhomme contraint de poursuivre ce qui se rvle dans lhorizon de ses calculs, avec lillusion dtre le matre de la terre et un jour, peut-tre, celui des espaces interplantaires. Mais au prix de quelle alination ? Dans lre o nous sommes de la dsintgration de latome, napparat-il pas que tout le reste (culture, art, philosophie, religion) marche derrire en boitant , selon le mot de Heidegger ? Certes, on peut estimer que le philosophe allemand va trop loin en dnonant dans lnergie atomique, mme utilise des fins pacifiques, la perdition de lhomme, qui aurait pour tche dhabiter potiquement et non pas techniquement la terre. Aucun dtracteur de la technique na pu contester valablement celle-ci laspect positif dune victoire sur lhostilit de la nature,

Lhomme et latome

dun refus du monde comme donne brute, dun effort donc de libration humaine. Mais il nest pas moins vrai que la science moderne, hritire dun procs historique plac sous le signe de la volont de puissance, tend ne plus voir dans le monde naturel quun objet de conqute, un rservoir de ressources exploiter, et quelle alimente la prtention de lhomme dominer et planifier la terre. Ses exploits ont un air de dfi jet la nature, somme de fournir des nergies toujours plus puissantes. Et de ces nergies, celle de latome apparat infinie. Aussi les gnrations actuelles doivent-elles assumer une responsabilit sans prcdent. Parviendront-elles supprimer la misre, surmonter le fanatisme et la violence ? Lnergie nuclaire signifiera-t-elle pour lhumanit sa destruction ou sa libration ? Les Rencontres Internationales de Genve nont jamais voulu consacrer une vulgarisation les discussions quelles proposent. La runion de septembre 1958, qui concidera avec celle de la grande confrence des spcialistes LAtome pour la Paix, ne portera donc pas sur les dcouvertes atomiques elles-mmes, mais sur leurs consquences pour la vie des hommes, dans la mesure o ces consquences sont dj constatables ou prvisibles. En dautres termes, elle aura essentiellement pour objet les implications biologiques, sociales, morales, philosophiques, spirituelles, religieuses... des nouvelles dcouvertes. De tels problmes tourmentent aujourdhui les plus grands esprits. Il suffit de rappeler, aprs celui de Heidegger, les noms dAlbert Schweitzer, de Bertrand Russell, de Karl Jaspers, parmi ceux qui ont jet, chacun leur manire, un cri dalarme. Dans son tout rcent ouvrage sur lavenir de lhomme dans lre atomique, Jaspers veut terminer par un acte de foi : Que lutopique soit possible, cest une confiance en nous qui nous lassure, confiance qui nest pas fonde en ce monde, mais qui nest donne pourtant qu celui qui fait ici ce quil peut. Cest une prise de conscience positive et peut-tre rgnratrice que souhaite le Comit des XIIIes R.I.G., en remerciant chaleureusement tous ceux qui veulent bien apporter cette confrontation le fruit de leur exprience et de leur rflexion.

Lhomme et latome

LOUIS LEPRINCE-RINGUET PSYCHOLOGIE NOUVELLE DU CHERCHEUR SCIENTIFIQUE 1


@
p.011

Ceux qui ont eu la chance de commencer un travail

scientifique avant guerre et de le poursuivre aprs la libration, ont vcu deux poques profondment diffrentes. En physique en particulier, et plus spcialement dans le domaine si vivant de la physique nuclaire, les annes de guerre ont creus un foss profond : la recherche autour de 1935 avait ses lois, ses rgles de vie, ses traditions ; celle de 1950 seffectue dans des conditions toutes nouvelles qui vont naturellement marquer la pense des chercheurs correspondants. Je vais essayer ce soir de dgager les caractres principaux du physicien actuel et les comparer ceux de ses ans. La physique nuclaire est dailleurs un exemple particulirement favorable : cest une des disciplines les plus jeunes et sans doute aussi les plus puissantes, une de celles qui exercent sur le savant lemprise la plus neuve et la plus forte. Pour son dveloppement, on a d construire des cits entires absolument nouvelles et exclusivement destines ce but : cest l un phnomne remarquable dont lobservation est dune importance primordiale pour qui veut comprendre le mouvement de la science : cest dans ces cits quil nous faudra nous rendre pour trouver un des types les plus volus du scientifique moderne.

1 Confrence du 3 septembre 1958.

Lhomme et latome

p.012

Mais reprenons tout dabord un exemple du pass, ce pass

nuclaire encore proche et dj trs lointain, celui de nos premires recherches. Tous les grands laboratoires de physique se ressemblaient autour de 1930. Quil me soit permis de retrouver celui du duc de Broglie Paris, o jai fait mes premires armes, et do sont sortis beaucoup de bons travaux de physique atomique et nuclaire. Laspect artisanal de la recherche tait frappant : dans chaque pice, un ou deux physiciens, accompagns dun trs petit nombre de techniciens, travaillaient au milieu dune installation complexe, prsentant souvent lapparence du dsordre ; dans lune delles, une petite chambre de Wilson avec une bobine magntique de quelques kilowatts seulement, une faible source radioactive mergeait parmi de nombreux fils pars, quelques compteurs peu srs et dune stabilit douteuse, quelques amplificateurs ou slecteurs donnant limpression de maquettes inacheves. Parfois, dans un local isol des vibrations de la rue, on pouvait voir un amplificateur proportionnel ultrasensible, suspendu avec les prcautions les plus extraordinaires : on avait bien de la peine distinguer, parmi ses fragiles indications, une dsintgration nuclaire dun coup de marteau ltage voisin. Les tout petits groupes correspondants vivaient le plus souvent en circuit ferm, avec peu de facilits extrieures, que dailleurs ils ne semblaient pas toujours souhaiter. Tout se passait dans le mme local, prparation dexpriences, dessin et construction dappareils rudimentaires, utilisation de ces dispositifs dans des conditions parfois acrobatiques, discussion du rsultat de lexprience et prparation des comptes rendus. Le soir on quittait son laboratoire en le fermant cl ; il y avait parfois peu de contacts entre les

10

Lhomme et latome

quelques groupes dun grand laboratoire, on ne savait pas toujours ce qui se passait dans la salle voisine ; pourtant quelques colloques permettaient davoir une information plus gnrale, de discuter les ides et les programmes de travail. Tous les principaux centres do sont sortis tant de belles dcouvertes, la matrialisation des lectrons, le rayonnement dannihilation, les neutrons, la radioactivit artificielle, les lois des dsintgrations nuclaires, le phnomne de fission, se
p.013

ressemblaient beaucoup. Si lon pouvait revoir maintenant laspect matriel de ces centres, on serait extrmement frapp, jen suis sr, par une sorte de cloisonnement, de dsordre, dapparence artisanale, auquel on nest plus habitu actuellement. Pourtant, quelques centres existaient dj, amorce de nos grandes installations nuclaires actuelles ; ainsi llectro-aimant de lAcadmie des Sciences Bellevue exigeait une organisation bien dfinie, autour dun appareil dutilit gnrale : la puissance de cet aimant attirait les physiciens de tous pays qui se succdaient pour excuter Nancy, des les expriences phnomnes prpares dans les laboratoires trs basses particuliers : leffet Zeeman tait tudi par les physiciens de magntiques aux tempratures par ceux dOxford, les niveaux nuclaires par ceux de lInstitut du Radium, les rayons cosmiques par le groupe de lEcole Polytechnique. Nous sommes maintenant bien habitus aux grands acclrateurs, qui sont un peu comme le puissant dveloppement de ces appareils importants dont le service est assur localement et dont lexploitation scientifique seffectue un peu partout dans le monde. Un des caractres du travail davant-guerre est aussi quil pouvait seffectuer sans bruit : presque personne ne soccupait de

11

Lhomme et latome

nous, il fallait vraiment une vocation scientifique particulire pour se lancer dans une recherche incertaine, parfois dcevante et isolante. Le physicien de cette poque ntait pas entran par tout un mouvement dopinion : nous tions considrs un peu comme daimables fantaisistes que lon regardait avec curiosit et scepticisme : souvent, jai ressenti cette incrdulit souriante auprs de certains de mes ans, mme parmi les plus intelligents. On tait bien loin de lpoque actuelle o les journalistes sont aux aguets des moindres dcouvertes quils claironnent ds quils le peuvent travers le monde avant mme leur tablissement solide. Refermons maintenant la fentre du pass pour nous diriger vers les cits atomiques modernes et pntrons dans ces centres imposants de la science et de la technique nuclaire, munis des autorisations qui nous permettront de franchir les postes de police que nous ne manquerons pas de trouver. A vrai dire, il y a beaucoup de catgories de cits atomiques ; certaines sont dune approche
p.014

difficile, environne de barbels comme de grands

camps de concentration, mais dautres, moins hostiles, peuvent, moyennant quelques rfrences, devenir accueillantes. Ainsi le laboratoire des radiations de Berkeley nest pas exactement une cit atomique. Construit progressivement depuis 1930 sur une des collines qui font face la baie de San Francisco, il domine lagglomration universitaire de Berkeley laquelle il se rattache. Son personnel vit la ville et monte chaque jour au laboratoire afin dtudier la rupture des noyaux atomiques. Il faut un pass pour pntrer, certaines activits tant secrtes. Actuellement, cest un des grands ples dattraction du monde de la physique nuclaire, les meilleurs physiciens de tous les pays y dfilent longueur danne. Lon pouvait constater, en effet, au

12

Lhomme et latome

dernier congrs de Genve sur les hautes nergies, il y a deux mois, quune part trs importante des exposs se rapportait aux expriences faites grce Berkeley, et mme la plus grande partie de la physique nuclaire europenne des grandes nergies sest effectue en 1958 grce Berkeley. Le grand synchrotron de six milliards dlectrons-volts, celui qui permit de crer lanti-proton et lanti-neutron, est maintenant le dieu de ce grand centre. Comme le Nil pour lEgypte, cest lui qui donne la prosprit aux nombreux laboratoires rigs tout autour pour dtecter les dsintgrations produites par les bombardements de particules rapides et pour en trouver les lois. Il a, en 1955, dtrn le cyclotron de cinq mille tonnes et de prs de quatre cents millions dlectrons-volts qui avait t construit dans le mme centre ds la fin de la guerre, et qui subsiste encore, petite divinit proche de la grande. Non seulement des techniciens, mais des exprimentateurs nombreux se relaient pour toutes les tches du fonctionnement du synchrotron et des laboratoires adjacents, mais une vritable quipe de thoriciens est aussi prsente tout au long de la journe. Lappareil lui-mme est dune extraordinaire majest. Un immense cercle magntique de plusieurs dizaines de mtres de diamtre donne une impression de calme puissance. Le hall qui le contient est dune architecture lgante, les poutres mtalliques aux formes gracieuses se dispersent partir du centre.
p.015

Cest lintrieur du cercle des aimants que le faisceau de

particules est acclr. A chaque impulsion dix milliards de protons prennent le dpart, tournent de plus en plus vite et finissent par franchir plus de deux cent mille kilomtres le long de la mme piste, avant dtre projets sur la cible dont ils vont dsintgrer

13

Lhomme et latome

quelques milliards de noyaux ; toutes les cinq secondes la mme opration recommence. Il y a beaucoup de bton autour de lappareil, car il faut des protections autour des rayonnements que cette puissante divinit est capable dmettre. Dautres blocs, extrieurs au cercle, entourent les trajectoires des faisceaux qui vont sortir, projets grande vitesse dans le hall, et destins des exprimentations particulires. Dimmenses ponts roulants manipulent avec lenteur les grosses masses de protection, les lourds aimants et les appareils dexprimentation. Le dpart des protons est indiqu par un timbre qui tinte et quantit de lampes sallument priodiquement pour ponctuer la course des particules. La pice de commande est trs impressionnante : les

techniciens chargs de la marche de la machine ont devant eux un immense pupitre o des centaines de petits tmoins sallument, puis steignent, o quantit doscilloscopes et dappareils indicateurs contrlent la marche du faisceau. Trs peu de techniciens, les hommes de quart seulement, occupent ce poste de commandement. Un visiteur, mme physicien, ne comprend pratiquement rien aux dtails de toute cette complexit subtile et mouvante. Les ateliers, les laboratoires particuliers o lon prpare les expriences, les bureaux de calcul, les salles de dessinateurs, sont installs mont sur pour un une vaste cercle extrieur, dfinie. Le spar du cercle du magntique par un grand espace annulaire o lappareillage est exprience responsable synchrotron, le Dr Lofgren doit assurer la marche de cet ensemble infiniment prcis et prvoir lordonnance des exprimentations successives. On fait la queue Berkeley : non seulement les

14

Lhomme et latome

chercheurs appartenant ce centre, mais galement ceux qui proviennent des universits voisines, ou mme de ltranger peuvent profiter de lappareil. Nous sommes venus plusieurs reprises irradier de lourds blocs dmulsion
p.016

photographique

nuclaire pour y recevoir la trace de centaines de millions de protons provoquant des phnomnes intressants. Berkeley est un vritable centre dinsmination artificielle usage datomes. Si je me suis tourn vers Berkeley, cest parce que son acclrateur est actuellement le seul parmi les grands synchrotrons fonctionner de faon rgulire. Mais les autres grands centres analogues, Brookhaven, Doubna, prsentent les mmes caractres. Lacclrateur de Saclay est en train de prendre sa place juste en ce moment parmi ces quelques units majestueuses et bientt ce sera le tour de Genve dont la grande machine permettra sous peu dannes desprer une nouvelle et trs abondante moisson de rsultats scientifiques de premire importance. A vrai dire, la recherche effectue avec les acclrateurs de particules se prsente dans des conditions trs bien dfinies : les centres possdant un gros synchrotron sont peu nombreux, les expriences ne sont pas secrtes, la fraternit internationale y est vraiment complte, les physiciens annoncent ds quils sont acquis les rsultats leurs collgues et lexcellente habitude des prprints permet aux spcialistes dun domaine dfini de suivre rapidement lvolution de leur science. Mais beaucoup dautres recherches seffectuent dans des conditions plus complexes, et nous dirons un mot tout lheure des problmes lis au secret qui entoure bon nombre de travaux scientifiques dans certains des centres atomiques. Il y a en effet souvent un mlange de secret et

15

Lhomme et latome

de non-secret ; cest le cas pour Saclay, cest galement le cas pour Brookhaven, Harwell et bien dautres cits. Lorsquil ny a pas que des acclrateurs de particules, quand le centre comporte galement des racteurs atomiques, cest alors un foisonnement de recherches, en neutronique, mtallurgie, chimie-physique, gntique, biologie, etc. Ainsi il peut arriver que lon puisse visiter facilement lune des faces dun racteur mais se voir refuser laccs la face oppose o les neutrons symtriques se livrent des jeux plus secrets. Aussi lun des caractres assez nouveaux de ces groupements est une rserve bien dfinie dans les conversations. Lorsque lon se retrouve pour le djeuner par exemple, entre groupes dont certains sont astreints au secret, on ne doit pas parler de son travail : des pancartes bien
p.017

places

le rappellent dailleurs. Et pourtant le lunch est une sorte de courte pause entre deux moments dun mme labeur : un besoin intrieur pousserait au contraire chacun voquer ses proccupations de la journe. Je pense que la police, bien organise dans ces centres, veille limiter les fuites : il est peu probable quelle y parvienne totalement et quelle puisse empcher les espions atomiques de remplir convenablement leur mission. Certaines cits atomiques beaucoup plus secrtes et plus loignes des grands centres correspondent une vie plus dure ; les hommes y sont souvent passionns par leur travail, mais la situation des femmes semble tre la longue terriblement prouvante. Deux caractres fondamentaux se dgagent trs nettement pour qui participe la vie de ces centres : dune part le travail

16

Lhomme et latome

seffectue en grande partie en commun, et dautre part la spcialisation est trs pousse. Travail en commun : il sagit dune uvre immense et chacun en excute une petite partie. Spcialisation : car chacun doit, dans son domaine trs limit, parvenir la perfection. Dans ce vritable couvent moderne lev la gloire de latome, tous apportent leur participation luvre collective, et quand, la suite de patients efforts, aprs des succs et des checs partiels, un nouveau synchrotron fonctionne enfin, lorsquune chambre bulles de grande dimension donne ses premires bonnes traces, cest une joie partage par tous devant cette russite merveilleuse de la technique la plus volue et une fiert dappartenir lquipe la plus forte. Il est vrai que dautres centres de travail ne prsentent pas tous les caractres rigoureux de ces monastres scientifiques, mais lessentiel sy retrouve. Cest le cas des Instituts de presque toutes les grandes Universits. La dcouverte en physique nuclaire ne semble pas pouvoir jaillir tant que les conditions dont nous parlons ne sont pas ralises. Je voudrais insister sur ces deux caractres fondamentaux qui impriment leur puissante marque sur le scientifique moderne et proposer quelques rflexions inspires par ces constatations.
p.018

Tout dabord il sagit bien de la quasi totalit des

exprimentateurs. Un cavalier seul na plus de sens en physique nuclaire. Le jeune homme qui sengage dans cette voie entre ncessairement pour un grand nombre dannes dans un des centres dont nous voquons la vie, et gagne laborieusement ses galons par un travail de longue dure. Sans doute objectera-t-on

17

Lhomme et latome

quil existe dans beaucoup de pays des centres de bien moindre importance o des chercheurs se forment quasi seuls, o les conditions sont beaucoup moins rigoureuses, o le gnie doit pouvoir spanouir plus vite ; mais ces jeunes gens nauront pas, en gnral, une mais formation bien peu suffisante se pour les dcouvertes la grande importantes, prsenteront

comptition mondiale avec quelque chance de succs. Revenons aux conditions correspondant au niveau international. Il faut mettre des nuances dans des affirmations que nous venons de poser aussi catgoriquement. Si elles sont valables pour la physique nuclaire, on ne peut sans doute pas les tendre avec autant de nettet aux physiciens des autres branches, ni aux thoriciens dont je connais moins bien les murs. Nous savons certes que de grands penseurs peuvent dvelopper leur vision de la physique sans pour cela participer troitement la vie dune des grandes centrales mondiales, mais il sagit l de gnies exceptionnels ; la plupart vivent et travaillent ensemble, moins assujettis une prsence continue que les exprimentateurs rivs aux appareils, mais unissant comme eux une spcialisation souvent trs troite un labeur commun jalonn de frquents sminaires. Ici mme, Genve, dans cette grande confrence, se runissent des hommes extrmement spcialiss dans un domaine trs dfini, capables davoir des conversations puissamment intressantes avec parfois deux ou trois personnes seulement attaches comme eux au mme travail. Et mme dans le domaine qui semble plus gnral de la physique des particules lmentaires, nous savons bien qu la belle confrence de juillet dernier nous devions nous adresser, pour obtenir des informations sur lhypron sigma, sur le mson lourd neutre ou sur le moment

18

Lhomme et latome

magntique des msons mu, des physiciens bien dfinis au nombre de deux ou trois au plus par sujet. Chaque
p.019

spcialiste

passe les meilleures annes de sa vie explorer une troite rgion de la science, mais lexplorer fond. Il semble que la spcialisation soit dans la nature mme des choses. Prenant progressivement possession du monde, lhomme dveloppe sans rpit les sciences et les techniques, mais ltendue mme de ce dveloppement, la richesse des dcouvertes et la complexit parfois extrme des ralisations lui impose des limites : la connaissance devient de plus en plus troite du fait quelle ne peut seffectuer sans sa participation personnelle. Pour savoir quel est le comportement des neutrons dans latmosphre, il faut dj une telle somme de connaissances de base, suivie dune exprimentation si difficile, quun homme peut peine embrasser un tel sujet pourtant bien dlimit. Nous devenons de plus en plus des spcialistes ; la considration et le respect viennent dailleurs ceux qui ont su explorer leur domaine avec exactitude et profondeur. Le travail en quipe est une consquence de cette donne. Sa ncessit est lie au caractre complexe des ralisations. Une exprience importante de physique exige la collaboration de bon nombre de spcialistes aux tempraments souvent trs divers : mme en dehors des techniciens qui sunissent pour la mise au point dappareils, grande chambre bulles par exemple, le nombre des physiciens qui vont exprimenter en quipe est lev. Il nest pas rare de voir le compte rendu dune exprience sign de cinq ou six noms ou davantage, des remerciements en fin darticle dsignant en plus les autres techniciens du groupe. Nous assistons mme un phnomne plus rcent : on effectue

19

Lhomme et latome

des expriences sur les rayons cosmiques en envoyant des mulsions nuclaires grande altitude par le moyen de gros ballons capables de les faire plafonner dans la haute atmosphre. Aprs rcupration et dveloppement des mulsions, les physiciens se mettent au travail pour dbrouiller les phnomnes complexes qui montrent les interactions nuclaires des rayons cosmiques primaires de grande nergie. Cest un travail tellement long et difficile que lon a pu former le G Stack (paquet gant), quipe de plus de trente physiciens, appartenant aux Universits de Bristol, Padoue, Milan, Berne, aux deux Universits de Dublin, lUniversit libre de
p.020

Bruxelles, etc., si bien que les rsultats

sont seulement signs G Stack , et si dans un congrs on fait mention dun phnomne trouv par ce groupe, on najoute mme plus le nom des physiciens qui ont particip au travail. Un phnomne analogue commence apparatre avec

lutilisation des grandes machines : une exprience avec un gros paquet dmulsion ou avec une chambre bulles place auprs dun synchrotron fournit une telle complexit de rsultats que le dpouillement exprimental est effectu en commun par plusieurs centres. Ce nest plus tel physicien particulier, comme avantguerre, qui dcouvre un phnomne, cest bien souvent un ensemble duniversits appartenant des pays ou mme des continents diffrents. Et pourtant le chercheur se plie difficilement cette discipline indispensable. Celui qui se lance dans laventure scientifique et oriente ses facults dans la dcouverte du monde physique nest pas en gnral un bon garon calme et obissant. Indpendant de caractre, parfois personnel et fier, il rpugne limiter trop

20

Lhomme et latome

troitement le champ de son investigation, il naccepte pas volontiers non plus les obligations dun travail en commun. Pourtant le succs vient ce prix. Lapprentissage peut dvelopper les qualits les plus diverses : il est suivi dune participation de plus en plus importante aux recherches du groupe, avec un champ de travail personnel troitement dfini, avec aussi lapport total la communaut avec laquelle le chercheur passe sa vie, non seulement de ses qualits intellectuelles, mais aussi de sa comprhension, de sa bienveillance, de ses meilleures qualits humaines. Cest alors divers, que lquipe, fragile association par de des tempraments facilement strilise

incomprhensions ou des hostilits internes, peut devenir une admirable ralisation sur le double plan scientifique et humain. En regardant prs de nous, quelque vingt ans de distance, la spcialisation tait bien moins exigeante. Les hommes avaient plus de temps et de loisir intellectuel pour se cultiver dans bon nombre de domaines. Il y a l un charme de lexistence qui est en voie de disparition.
p.021

Mais est-ce seulement un charme, ou autre chose de plus

profond ? Va-t-on vivre une existence moins complte et moins cultive parce que plus spcialise ? Il est indniable que beaucoup de ceux qui ont got lexistence ancienne et sont maintenant engags dans une spcialit compltement absorbante ont parfois quelques regrets. Il est galement certain que pour se spcialiser il faut sengager assez jeune dans une voie troite borde de murs levs ; ce choix ne permet pas lagrable dispersion desprit laquelle nous sommes particulirement sensibles ; est-il mme compatible avec lacquisition dune culture gnrale de grande tendue, souhaitable bien entendu ?

21

Lhomme et latome

Mais il ne faut pas penser quun spcialiste est ncessairement un primaire : ralise dune faon parfaite, une uvre limite exige la mise en jeu dun grand nombre de qualits. Lhomme qui est le meilleur dans un domaine possde un lment authentique de valeur humaine, on peut mme dire de culture. Il est coup sr trs suprieur ceux dont le champ est plus tendu mais dont la connaissance est superficielle. Lexprience montre dailleurs que sil existe des spcialistes qui poursuivent leur vie sans jamais largir leur pense, dautres slvent un niveau suprieur et deviennent capables de remplir admirablement des fonctions dorientation ou de direction. Cest en effet un problme dont la solution physicien nest pas vidente : parvenir comment, dvelopper au un travers de la spcialisation trs absorbante laquelle il est astreint, le jeune peut-il temprament personnel : comment, alors quil est guid comme sur des rails pendant les premires annes de sa formation de chercheur, peutil sen librer pour dominer une rgion plus ouverte de sa science ? Pour rpondre cette question, penchons-nous sur la formation du jeune chercheur. Pour qui veut commencer une carrire scientifique il faut, dans quelque pays que ce soit, une formation de base quivalente une licence s sciences ou un diplme de Grande Ecole. En France, le Centre National de la Recherche Scientifique sest donn comme rgle daccepter, au titre de stagiaire de recherches, les seuls candidats ayant cette formation de base, sauf cas exceptionnels. Le jeune
p.022

homme fait ses premires armes en assistant les

physiciens dun groupe dj constitu dans leur besogne parfois fort peu intellectuelle : comptage de grains dans les mulsions nuclaires, le long des traces, mesures de scattering,

22

Lhomme et latome

dpouillement des clichs de chambre de Wilson et calcul des angles et des rayons de courbure. Par ce travail modeste et rgulier, le jeune stagiaire sinitie progressivement aux techniques utilises. Il connat peu peu les ordres de grandeur, les difficults exprimentales, il apprend viter certaines confusions et mme tenir compte des biais dobservation : il saura progressivement avec quelle rigueur les oprations successives doivent tre effectues sous peine de ruiner toute possibilit de mesure. Et il dcouvrira que si tous ces travaux ne sont pas raliss avec une propret technique parfaite, si tous les contrles ne se font pas avec une prcision presque hargneuse, si un seul dentre eux est imparfait, alors on confondra un mson pi avec un mson lourd, on prendra pour un nouveau phnomne ce qui nest quune banale toile de dsintgration sigma. Cet apprentissage est trs long, il ncessite une sorte dducation complmentaire pousse : par exemple une tude srieuse des lois de la statistique simposera pour connatre les prcisions et savoir si un rsultat est compatible avec un autre. Chaque srie de mesures auxquelles participera le jeune homme provoquera des rflexions, dclenchera des tudes. Merveilleuse priode de lexistence quil ne faut pas chercher rduire : au sein mme de son groupe, orient dans une direction bien dfinie, il se spcialise peu peu ; le voil bientt capable de donner certains avis, dacqurir ses connaissances particulires ; on fera appel lui pour les problmes sur lesquels il aura port longuement son attention. Les colloques habituels du laboratoire lui montreront lintrt et les difficults des autres techniques appliques aux mmes problmes, lui permettant dorienter sa pense vers certaines expriences nouvelles ; sa personnalit scientifique

23

Lhomme et latome

saffirmera progressivement. Le jeune chercheur sera presque automatiquement, par les circonstances et son temprament particulier, inflchi dans une direction qui lui conviendra. Au bout de quatre ou cinq ans, sa thse de doctorat, aboutissement normal des annes de
p.023

formation, se prcisera, mais elle naura pas un

caractre exclusivement personnel comme autrefois : lacquisition des principaux rsultats, leur interprtation, il aura seulement particip de faon majeure. Une thse, dans un grand centre de physique nuclaire, est un travail collectif dont une partie fait lobjet dune mditation plus profonde, dune digestion plus complte de la part de lun des membres du groupe. Avec la thse on franchit un palier, mais on nest pas encore un bon physicien. Peut-tre cette poque de son existence le jeune docteur va-t-il changer de technique pour acqurir plus duniversalit, peut-tre au contraire va-t-il poursuivre, avec celle quil possde maintenant, des recherches largies qui pourront attirer sur lui lattention de ses collgues trangers. Cest seulement plusieurs annes aprs la thse quon peut considrer un chercheur comme un physicien bien dfini. Les meilleurs possdent alors une bonne cote. Leurs communications dans les congrs sont coutes avec attention, cest souvent le moment pour eux daller faire des stages dans dautres pays. De tels sjours, pour une ou deux annes, sont en gnral extrmement profitables, et le jeune homme dont lesprit a t ouvert dautres formes de travail, dautres modes de pense, parfois des techniques diffrentes, sera apte devenir son tour un jeune matre. Il restera dailleurs toujours un lve, car nous devons nous rajeunir sans cesse : qui ne sait pas se rajeunir touche la mort. Ainsi ltroite spcialisation du dpart nest pas ncessairement

24

Lhomme et latome

une gne pour lpanouissement ; au contraire elle permet datteindre une certaine perfection et dtre capable ensuite de jauger les difficults. Elle correspond une ascse longue et exigeante : un temprament vivant et riche aura toute facilit pour slever des vues plus larges, pour tre capable de devenir un matre. Au contraire, le chercheur dont le temprament est plus pauvre se contentera probablement de suivre longtemps la voie dans laquelle il a t orient au dpart ; il restera un spcialiste. Peut-tre aura-t-il dailleurs la possibilit de faire un travail important, la continuit et la tnacit ayant un rle fondamental dans la dcouverte. Si sa culture gnrale ne prend pas une grande extension, il aura nanmoins le mrite de connatre trs bien son domaine : la
p.024

spcialisation lui aura permis davoir la

meilleure efficacit dans lensemble auquel il appartient. La voie que nous venons dvoquer pour le jeune chercheur correspond au cas le plus frquent, le plus normal, dans un pays sans perturbation majeure. Mais il est dautres cas bien diffrents, plus rares il est vrai, concernant certains chercheurs venant de pays o la recherche na pu se dvelopper en atmosphre paisible. Ils ont d lutter avec foi et tnacit pour leur idal scientifique, ils ont fait preuve dune grande fiert, de beaucoup de dsintressement, en ne restant pas chez eux effectuer une tche qui leur semblait indigne de leur vocation. La plupart sont apatrides. Leurs dbuts sont presque toujours difficiles ; ils vivent dans une grande pauvret, avec un attachement leur travail, un amour scientifique exclusifs. Ils vont de pays en pays, souvent mal orients ; parfois on leur donne des besognes secondaires, mais certains dentre eux parviennent percer et finissent mme par simposer grce leur intelligence, leur tnacit et leur vidente bonne volont.

25

Lhomme et latome

Cest alors que se produit le grand revirement leur gard : on les estime et on les recherche ; les pays forts sintressent eux et brusquement, en quelques mois plusieurs situations importantes leur sont parfois proposes. Nous en connaissons tous, de ces physiciens dracins : inquiets, sensibles, souvent susceptibles, parfois peu leur aise dans le pays qui les reoit provisoirement, lasss souvent par les difficults policires et les problmes de visa ou de sjour, ils apportent tant de potentiel de travail et souvent daffection, ils transportent un amour tellement vif de la science que nous prouvons envers eux une tendresse, une reconnaissance, voire un respect particuliers pour la grande leon quils nous donnent sans le savoir. Un des traits majeurs de la psychologie du chercheur est son amour de la libert. Aussi le problme de la libert du scientifique et de celle de la recherche est lun de ceux qui nous proccupent de la faon la plus angoissante. Il est trs complexe ; pour le dbrouiller et en observer les principaux aspects en fonction des p.025 conditions de travail, nous prendrons des exemples dans la physique nuclaire car il sy pose de manire particulirement aigu. Faut-il raffirmer ds labord que le scientifique est un homme qui possde un sens profond, affin, de la libert ? Il a pour elle un attachement quasi religieux, il dsire de toute son me pouvoir travailler sans entrave ; il est aid par la soif de connatre et il y trouve sans doute la plus grande de ses joies. Il se sait plac sur la terre pour explorer lunivers et lui arracher progressivement ses secrets. Pour raliser cette mission il faut une certaine indpendance de pense ; dabord parce que lesprit souffle o il veut, parce quon

26

Lhomme et latome

ne se trouve pas devant une tache scolaire, parce quon est guid, parfois au jour le jour, au gr des exprimentations, vers des problmes que lon na pas toujours envisags ds labord. Et puis lhomme de science est solidaire de tous ses frres dans le travail, il a besoin de leur communiquer ses ides, dchanger frquemment avec eux, dans une atmosphre aussi libre que possible, les lments dinformation et de rflexion do jailliront les dcouvertes. Cest prcisment le passage dune simple connaissance une possibilit de puissance qui a provoqu les difficults actuelles. Les sciences et les techniques nuclaires sont maintenant intgres dans les activits essentielles des Etats ; la puissance atomique est un lment fondamental de force, sous langle non seulement des armements possibles, mais encore de lconomie gnrale : le succs clatant de cette confrence le montre bien. Aussi les nations claires prtent-elles dornavant la plus grande attention aux valeurs scientifiques et sefforcent-elles de les attirer, de les dvelopper et de les utiliser au mieux. Il nest pas utile de rappeler les exemples, que nous connaissons tous, de pays qui ont t singulirement punis au moment de la guerre pour navoir pas pris en considration ces donnes fondamentales. Leurs meilleurs savants, jaloux de leur libert de pense, peu enclins se laisser enrgimenter et dominer par certaines idologies, ont fui leurs pays pour gagner le plus souvent lAmrique o ils pensaient trouver une plus grande libert, essentielle leur vocation. Reus bras ouverts, ils furent engags non comme de simples chercheurs qui on confie
p.026

des tches secondaires, mais

souvent comme des matres capables de prendre en main de grands projets. Cest en grande partie grce eux que lAmrique

27

Lhomme et latome

a pu dvelopper si rapidement son audacieux programme et ne pas tre distance dans lutilisation de lnergie atomique par les Etats totalitaires en guerre ouverte avec elle. Ces savants furent prts alors aliner une part de leur libert en sengageant dans lquipe atomique amricaine, mais ils acceptrent cette alination partielle comme le font des combattants. Douze ans ont pass depuis la fin de cette priode : lnergie nuclaire a pris un dveloppement insouponnable. De quelle libert jouit un homme de science lintrieur dun grand pays, quelle est limportance de lentrave qui va provenir de lEtat ? En dehors des centres ouverts ventuellement aux travailleurs trangers, voici le centre de science nuclaire o les recherches sont surveilles et dj partiellement secrtes. L seffectuent certains travaux, comme des essais mtallurgiques sur luranium ou sur les mtaux ou alliages utiliss dans les racteurs, dautres sur certaines donnes physiques et plus gnralement tous travaux ayant une incidence assez directe sur la construction dun racteur nouveau et sur les ralisations intressant la dfense nationale. Poussons plus loin ; dautres centres sont compltement

interdits ; ce sont en gnral ceux plus directement lis aux problmes darmements atomiques. Il y a ainsi une sorte de chane continue depuis le laboratoire ouvert tous jusquau lieu de travail le plus secret. Un difficile problme se pose alors ; en fait tout peut intresser la dfense, et mme le laboratoire le plus ouvert peut faire une dcouverte dont les applications sont de grande importance pour lEtat. Ce dernier pense donc presque instinctivement : Il nous

28

Lhomme et latome

faut des gens de confiance tous les chelons, dautant plus que cest partir des scientifiques des laboratoires ouverts que nous alimenterons les centres plus secrets. Assurons-nous de la loyaut de tous ces travailleurs par une investigation policire et organisons celle-ci pour que nul ne puisse faire de la recherche si sa pense nest conforme celle du gouvernement. Chaque chercheur doit tre contrl.
p.027

A loppos le scientifique rpond : Vous avez tort

dintroduire la police dans tous les centres de travail. Nous comprenons bien que pour certaines besognes militaires, pour tout ce qui est li trs directement la dfense nationale, vous tablissiez un contrle, mais nous demandons une libert maximum pour les recherches scientifiques de base et mme pour certaines applications. Si vous restreignez cette libert, vous attentez une des prrogatives les plus essentielles du chercheur, vous introduisez un esprit de dfense et de dlation ; vous strilisez la recherche en ne louvrant pas tous et en liminant les savants qui dans une atmosphre de libert augmenteraient de toutes faons le potentiel intellectuel du pays. Cest un pch contre la science et une faute psychologique. Et le problme est l qui sest pos avec acuit rcemment encore pour certains pays ou certaines universits : tmoin le livre lAnne du Serment, reflet de ces proccupations. Il sagit dailleurs plus que dun problme, il sagit dun drame et les nombreux articles qui se succdent chaque mois depuis des annes dans le bulletin des Atomic Scientists en sont le saisissant tmoignage. Lquilibre entre secret et non secret est, dans certains pays, trs fluctuant, les conditions politiques pouvant le modifier

29

Lhomme et latome

considrablement. Ainsi, en temps de guerre, la recherche de base est-elle rduite ; les applications militaires terme plus ou moins long doivent ncessairement rester caches et exigent le plus grand effort. Mais la difficult, lanxit actuelles proviennent du fait que certains grands pays sont partiellement en guerre et prparent une mobilisation inavoue de leurs forces. Dans une telle priode, la tendance dun gouvernement est de mettre lindication secret au-del de la limite o elle devrait se situer rellement. Les priodes de guerre froide, avec leurs oscillations politiques souvent spectaculaires, donnent ces problmes une actualit constante. On ne saurait trop insister sur les inconvnients de toutes sortes quun secret abusif comporte. Si linvestigation policire rduit ncessairement le nombre des chercheurs, bien dautres effets psychologiques se manifestent. On ne peut gure travailler amicalement dans une atmosphre de dlation possible et les quipes nauront pas louverture indispensable une parfaite confiance, p.028 condition de russite. Par ailleurs, dans le cadre des recherches secrtes, les contacts seffectuent par le haut et sont souvent lents et mous, rarement efficaces ; parfois un travail dj fait et parfaitement termin est repris ailleurs cause du cloisonnement : beaucoup de gaspillage peut sensuivre. Enfin les carrires scientifiques se dveloppent mal sans publications ouvertes ; on ne peut juger correctement les jeunes physiciens, jauger leurs progrs, connatre leur valeur, comparer les meilleurs et leur proposer au bon moment ce qui leur convient le mieux. Ce nest pas l un des moindres dfauts du secret. Nous venons dvoquer le domaine intrieur dune grande nation du monde occidental. Sur le plan international, on se doute

30

Lhomme et latome

bien que des complications vont surgir et entraver la libert des changes. Les annes daprs guerre nont pas toujours t trs favorables et toutes les difficults ne sont pas rsolues. Mais tous les scientifiques du monde entier se rjouissent de voir actuellement se renouer, entre lEst et lOuest en particulier, des liens conformes aux traditions les plus anciennes ; ils souhaitent vivement leur dveloppement ; puissent-ils ntre jamais troubls par aucun nouveau retournement. Il ne mest gure facile danalyser les conditions de travail scientifique et la psychologie du chercheur en U.R.S.S. Ce travail semble nanmoins caractris par certains critres. Tout dabord un nombre considrable de jeunes gens est appel y participer et cela dans un esprit de labeur et denthousiasme. Autour des gros acclrateurs russes fourmillent chercheurs et techniciens. Il semble ensuite quune assez grande libert rgne lintrieur de vastes zones de travail, compte tenu dune communaut de vues ou dune soumission de pense notre pralable qui rpugnerait dOccidental. probablement davantage temprament

Malgr cela, on sait que des difficults srieuses proviennent de certaines idologies imposes ; on en a vu des exemples au moment de laffaire Lyssenko, et, dans des domaines plus proches de la physique, avec lattitude marxiste relative au dterminisme, lvolution de lunivers. Les participations des savants russes aux dernires runions montrent combien la science est lhonneur en Russie, mais le rideau de fer
p.029

qui se soulve depuis peu

seulement ne nous permet pas dexercer sur le travail scientifique russe une critique analogue celle quune information plus complte nous permet de donner sur les pays occidentaux. *

31

Lhomme et latome

Lun des principaux moteurs de lactivit scientifique est le dsir de connaissance : la joie de connatre a souvent t voque en termes merveilleux par les plus potes de nos grands hommes de science, et cette joie nous lavons tous ressentie certains moments de notre existence de scientifiques. Il est en effet des moments o nous sommes seuls possder une donne nouvelle, o nous apprhendons pour la premire fois une ralit que nul na encore observe ; nous perons un secret, en tous cas nous le pressentons, si lvidence nest pas encore complte. Joie de connatre galement quand nous assistons une dcouverte faite par dautres dans un domaine voisin du ntre, ce qui nous permet den mesurer toute limportance, den sonder la difficult, de participer par le dedans au travail et aux motions, aux inquitudes et aux espoirs alterns du groupe de nos collgues. Cette joie de connatre est toujours, comme au temps de Termier, lun des grands moteurs du progrs dans la science ; elle est intimement lie la contemplation du monde. Cest une joie et une souffrance tout la fois, car linconnaissable sentrevoit plus complexe et plus merveilleux chaque jour. La multiplicit des dcouvertes est dpasse par la grandeur de linconnu qui se rvle progressivement comme plus vaste et plus difficile explorer. Le dsir inassouvi, la souffrance, font partie de cette joie, stimulant limagination, provoquant llaboration de techniques perfectionnes intensment et que de nouvelles de hypothses. science ne On sera ressent jamais lhomme

confortablement install dans un univers o tout est dfinitivement en place. Lunivers nest pas prs dtre expliqu. Lhomme se lassera plutt dimaginer que la nature de fournir. Mais il y a plus que la joie de connatre. Une autre force aussi

32

Lhomme et latome

fondamentale anime le scientifique. La connaissance nest pas uniquement contemplative. Elle doit servir la possession du monde.
p.030

La science donne des outils pour agir sur lunivers.

Cette pense nest dailleurs pas nouvelle ; Descartes parlait de lhomme matre et possesseur de la nature ; Auguste Comte disait : Savoir afin de pouvoir. Mais ce qui est nouveau, cest le caractre universel et puissant de cette conception. Les hommes de science, crivait Langevin, abandonnent la conception dsintresse de la vrit scientifique accompagne dune sublime indiffrence quant aux consquences de leurs dcouvertes. Un regard en arrire nous permet de comprendre limportance de cette pense. Il y a deux ou trois sicles, la bouteille de Leyde rassemblait dans les salons des gens curieux de ressentir une secousse. Lexprience nallait souvent gure plus loin. Les hommes de science, mme ceux dont les inventions devaient transformer le monde, ntaient en gnral soutenus ni par lEtat ou les groupes organiss disposant dune puissance, ni mme par leurs concitoyens. Le peuple tait souvent hostile aux dcouvertes et bien des inventeurs comme Denis Papin, Chappe ou le marquis de Jouffroy, ont vu leurs appareils mis mal par la population. Mais actuellement la science est devenue chose srieuse, parfois dramatique. On sen aperoit dailleurs par -coups. On a compris que les savants pouvaient influer de faon profonde sur les destines de lhumanit, aussi sur sur les destines matrielles gnral, naturellement, mais son comportement

intellectuel, social et mme spirituel. Aussi des millions dhommes soutiennent-ils de leur intrt leffort scientifique et lui permettent de saccomplir. Cette foule suit avec une curiosit souvent passionne, non seulement la science qui peut agir directement

33

Lhomme et latome

sur son existence, mais encore celle qui se dveloppe de faon plus dsintresse, pressentiment du lien troit qui stablit entre les deux ordres : la science de base est bien lbauche dun instrument de conqute. Joie de connatre 235 permet et de prendre saisir les possession du monde la

simbriquent troitement dans la science moderne. Lexemple de luranium den enchevtrements : connaissance des isotopes, ltude plus particulire de ceux de luranium, na-t-elle pas t au dpart le rsultat dun dsir de connaissance plus pousse : la sparation des isotopes quon effectue depuis quelques
p.031

dcades sur tous les lments, cest

vraiment de la pure dcouverte, celle qui correspond la contemplation de nouveaux phnomnes, une sorte de dissection des complexits naturelles. La cration nous a cach les isotopes en les dotant des mmes proprits ; des sicles de science et de technique ont t ncessaires pour permettre la dcouverte de leur existence et leur sparation. Fort heureusement, les isotopes de luranium ne sont pas spars dans la nature : le physicien capable de slectionner les plus lgers parmi les noyaux duranium et de les mettre de ct atome par atome ne sapercevrait pas du caractre particulier du petit tas quil difie ; continuant son uvre de patience, il en amassera quelques grammes, puis quelques kilogrammes ; gare lui ! La masse critique risque dtre dpasse, lapprenti-sorcier prira et tout son entourage avec lui. Et voil que lon passe de la simple contemplation, active, il est vrai, la pense dune puissance nouvelle. Dans la conqute du monde, cet explosif que lon vient de dcouvrir jouera un rle

34

Lhomme et latome

fondamental : le noyau procure une immense nergie dont le monde a besoin. Progressivement vont slaborer les divers instruments de puissance, entre le calme et majestueux racteur neutrons lents et la terrible et brutale bombe atomique. Mais si le travail scientifique fournit une admirable occasion de servir lhumanit, nous savons que tout nest pas simple dans cette vision. Il ny a pas seulement les bienfaits de la pnicilline agissant directement sur le corps, ceux de lnergie atomique permettant dobtenir un accroissement de richesse matrielle et de provoquer une rgression de la misre du monde en des rgions o elle est encore si grave. Nous fabriquons aussi les armes atomiques avec leurs possibilits de destruction brutale, instantane et surtout incontrle. Chaque progrs de la science apporte avec lui son potentiel de bonheur et de malheur, de progrs et de rgression. Le caractre le plus tragique de larmement atomique, ce qui le diffrencie de la plupart des autres certaines armes biologiques ou chimiques se rapprochent cet gard des armes atomiques est prcisment laspect incontrlable des immenses ravages quelle permet deffectuer. Il ne sagit plus dun combattant luttant avec
p.032

un combattant, ni

mme dune arme luttant avec une autre arme, mais de masses humaines entirement solidaires dans une annihilation dont les effets peuvent se prolonger pendant des gnrations. Il est certain quune telle possibilit, si effrayante, ne se serait pas manifeste sans les progrs de la science. Si les pays chrtiens avaient depuis quelques sicles men la vie des autres contres, qui nont pratiquement apport aucune contribution au progrs scientifique, nous naurions pas aujourdhui nous poser ces problmes ; probablement serions-nous dailleurs plus ou

35

Lhomme et latome

moins

extermins

par

dautres

flaux

qui

interdisent

un

panouissement vraiment humain et nous ne pourrions pas jouir des bienfaits positifs du progrs. Les possibilits de mfaits de la science interviennent

considrablement dans la psychologie du chercheur. Pour lui, la science est ncessaire et doit se poursuivre : elle est une des activits les plus fondamentales, que largument dune mauvaise utilisation possible ne saurait disqualifier. Les applications napparaissent dailleurs pas souvent au moment de la dcouverte et lon ne peut savoir comment elles sorienteront, pour le bien ou pour le mal, dans un avenir plus ou moins proche. Les exemples fourmillent : le plutonium, luranium 235 sont parmi les plus caractristiques ; on peut les extraire et en faire des bombes, on peut galement grce eux enrichir dautres racteurs, les rendre plus mobiles, plus utilisables, plus adapts certains usages pacifiques. Le choix est faire entre ces orientations. Il est dordre gouvernemental, il peut mme dpendre dinstances plus leves. Nanmoins la possibilit du mal existe, et lhomme de science est profondment inquiet devant cette possibilit : il a conscience de la lourde responsabilit des savants et cette conscience a dict certains de nos meilleurs reprsentants des options qui ont eu un immense retentissement. Dans les grands centres o vivent ensemble des centaines de chercheurs, cest un bouillonnement de penses constant : chaque vnement dchanges important provoque des discussions vives, des fermentations, parfois des ractions ardentes. Cette possibilit
p.033

intellectuels constamment renouvels, enrichis par

la diversit des lments humains, se traduisant en certaines occasions par le soulvement dune puissante expression

36

Lhomme et latome

commune, nest pas un des moindres attraits des nouveaux organismes scientifiques. Je voudrais clore ces considrations sur la psychologie du chercheur scientifique par quelques rflexions plus personnelles se rapportant aux problmes religieux chez le chercheur chrtien. Il y a, coup sr, parmi les scientifiques, un trs large ventail doptions philosophiques et religieuses. Pour ceux qui mnent une existence de savant et de croyant, disons tout dabord que la notion dun monde en volution ne les gne pas. Il est bon pour un chrtien de participer la dcouverte du monde, car il est une part de la cration laquelle nous sommes amens nous associer. Nous sommes tous invits collaborer lavenir de lunivers ; lunivers a un sens dont lhomme est la cl : Ce que lhomme peut faire, Dieu ne le lui ravit pas. On comprend bien ce que peut signifier lexpression participer la cration par lexemple, cit tout lheure, de cet uranium 235 tellement cach, dans limmense complexit, dans la richesse inoue des choses cres, et tellement puissant, riche de possibilits nouvelles, pour qui parvient le dgager, le sparer. Devant les deux aspects principaux de la science moderne, contemplation et prise de possession du monde, le chercheur chrtien se sent son aise ; ces deux caractres correspondent de profondes rsonances de sa foi, ils sinscrivent dans la ligne mme de sa vocation. Toute la tradition biblique et chrtienne nous incite contempler luvre du crateur, aussi bien dans les cratures animes que dans la nature ; la prise de possession du monde est galement inscrite dans la pense judo-chrtienne.

37

Lhomme et latome

A peine le fis-tu moindre quun dieu Le couronnant de gloire et de splendeur Tu ttablis sur luvre de tes mains Tout fut mis par Toi sous ses pieds. (Psaume 8.)
p.034

Mais cette orientation implique tout un travail, une attitude

de pense, une ascse. Nous devons voir le monde tel quil est au moment o nous participons son mouvement, nous devons comprendre les conditions requises pour le mouvement. Il nous est demand de mettre en jeu toutes nos virtualits pour dbrouiller lextraordinaire richesse de la nature, et pour en prendre possession et lutiliser. Comment stonner alors de voir cet immense ensemble apparatre de plus en plus difficile saisir et denvisager pour chaque homme, qui ne peut tout embrasser, une spcialisation croissant avec lge de la connaissance. Le chrtien naura pas de regret devant ces lois normales de la nature. Le chercheur chrtien ne sera pas en dfiance priori. Il sait quil serait mauvais dtre comme un migr devant le mouvement scientifique, tout comme il sait quil serait vain de gmir sur le dveloppement des grandes usines. Le christianisme demande ses adeptes dtre des ferments au milieu de leurs frres. La participation la vie scientifique permet de saisir les aspirations des hommes engags dans ce mouvement, de distinguer parmi leurs aspirations les meilleures et les moins bonnes. Une telle sagesse ne peut gure sacqurir si lon nest pas soi-mme dans la course ; elle ne peut se dfinir partir dun autre monde, statique et apeur, un monde o le regret et lamertume prdomineraient.

38

Lhomme et latome

Le chercheur ne peut russir que sil manifeste une attitude particulire devant son travail. Elle est caractrise par lhumilit profonde en face du fait scientifique, par un esprit daccueil, de bienveillance, une attention particulire tous les signes que lexprience peut prsenter. Tous les chercheurs, quelle que soit leur option philosophique et religieuse, doivent ncessairement possder cet tat desprit sils veulent dcouvrir. Pour le chercheur chrtien, nest-elle pas le complment, laboutissement normal de celle qui lui est propose pour lensemble de son existence, pour son comportement parmi les autres hommes. Il sait que ces qualits sacquirent par un long apprentissage et quelles sont des conditions dquilibre et de grandeur pour son existence dhomme. La
p.035

beaut de la recherche tient en partie ce quelle

dveloppe harmonieusement ses possibilits humaines. Mais le chercheur chrtien, laise dans le mouvement scientifique, peut-il adhrer tout un corps de doctrine, des dogmes en particulier ? Nous ne croyons pas quil y ait l une attitude antiscientifique. Sans tre des philosophes ou des thologiens, nous ne pensons pas que la science, malgr ses clatants dveloppements, apporte des lments de rponse aux grands problmes que pose la rflexion depuis que lhomme existe : alors mme que nous irions promener notre angoisse dans la lune, notre angoisse resterait la mme. Enfin, devant les possibilits bnfiques et malfiques de la science, le chercheur chrtien ne se sent pas dsempar. Il sait quil lui faut, dans sa vision du monde, introduire un lment fondamental inhrent lhomme, qui est la condition mme de son libre arbitre, la notion du pch sans laquelle il ny a pas de libert. Il doit prendre trs au srieux le mal sans chercher le

39

Lhomme et latome

minimiser. Il sait que le mal apparat parfois avec une intensit singulirement inquitante et la conscience de cette ralit lui impose des rserves dans des jugements trop optimistes sur ltat actuel du monde et le mouvement qui lanime. En introduisant la notion du pch et de la grce, le chercheur chrtien parvient une vue qui prend une tonnante profondeur, une vision admirable de ce monde moderne qui marche vers la fin la plus excellente travers la contrarit, la douleur, les conflits, ce monde moderne si riche de mouvement et de possibilits, et qui a tant besoin dattention et damour.

40

Lhomme et latome

WERNER HEISENBERG DIE PLANCKSCHE ENTDECKUNG UND DIE PHILOSOPHISCHEN PROBLEME DER ATOMPHYSIK 1
@
p.037

Wenn man auf einer Weltkonferenz ber Atomenergie, wie

sie jetzt hier in Genf stattfindet, die enorme Arbeit betrachtet, die in den verschiedensten Lndern in die Entwicklung der Atomphysik gesteckt wird, wenn man von den hunderten von Projekten hrt, mit denen versucht wird, die Erkenntnisse der Atomphysik fr wirtschaftliche Zwecke nutzbar zu machen, so gert man in die Gefahr, ber dieser Flle von Einzelheiten zu bersehen, dass, was wir heute tun, zugleich die Lsung von Problemen anstrebt, die den Menschen schon vor sehr langer Zeit gestellt worden sind, und dass die geistige Arbeit unserer Tage im Zusammenhang steht mit Anstrengungen, die schon vor Jahrtausenden von den Menschen unternommen worden sind. lm heutigen Vortrag soli von diesen weiten historischen Zusammenhngen gesprochen werden. Diese Zusammenhnge sind zwar sicher zunchst fr den Historiker interessanter als fr den Physiker, aber auch der Physiker kann bei ihrer Betrachtung gewisse ordnende Strukturen wahrnehmen, die ihm wertvolle Einsichten in seine eigenen heutigen Probleme vermitteln. Die moderne Physik und insbesondere die Quantentheorie also die Entdeckung Max Plancks, dessen hundertster Geburtstag
p.038

in diesem Jahr gefeiert wird haben eine Reihe von sehr

1 Confrence du 4 septembre 1958. Voir p. 55 le rsum franais de cette confrence.

41

Lhomme et latome

allgemeinen Fragen aufgeworfen, die nicht nur die engeren Probleme der Physik sondern die Methode der exakten Naturwissenschaften berhaupt und das Wesen der Materie zum Gegenstand haben. Diese Fragen haben die Physiker gezwungen, sich wieder mit philosophischen Problemen zu beschftigen, die in dem strengen Lehrgebude der klassischen Physik scheinbar schon eine endgltige Antwort gefunden hatten. Es sind vor allem zwei Problemkreise, die durch die Plancksche Entdeckung neu aufgeworfen worden sind und die den Gegenstand des heutigen Vortrags bilden sollen. Der eine betrifft das Wesen der Materie, oder, genauer gesagt, die alte Frage der griechischen Philosophen, wie man die bunte Vielfalt der an der Materie sich abspielenden Erscheinungen auf einfache Prinzipien zurckfhren und dadurch verstndlich insbesondere machen seit knnte. Kant Der immer andere handelt von der wieder oder d. aufgeworfenen die h. sinnlichen von den

erkenntnistheoretischen Frage, inwieweit es mglich sei, die naturwissenschaftlichen Erfahrungen berhaupt Erfahrungen zu objektivieren,

beobachteten Phnomenen auf einen objektiven, vom Beobachter unabhngig ablaufenden Vorgang zu schliessen. Kant hatte vom Ding an sich gesprochen. Es ist ihm auch von philosophischer Seite spter oft der Vorwurf gemacht worden, dass dieser Begriff des Dinges an sich in seiner Philosophie nicht konsequent sei. In der Quantentheorie hat sich die Frage nach dem objektiven Hintergrund der Erscheinungen in einer sehr berraschenden Weise neu gestellt. Diese Frage kann daher vom Standpunkt der modernen Naturwissenschaften aus auch neu besprochen werden.

42

Lhomme et latome

I.

Im

heutigen

Vortrag

soll

zuerst

von

jenen

naturphilosophischen Problemen die Rede sein, die sich beim Suchen nach einem einheitlichen Verstndnis der materiellen Erscheinungen ergeben haben. Schon die griechischen Naturphilosophen waren beim Nachdenken ber die einheitliche Wurzel der sichtbaren Erscheinungen auf die Frage nach den kleinsten Teilen der Materie gestossen. Als Ergebnis dieser Untersuchungen standen sich am Ende jener Epoche menschlichen Denkens zwei Auffassungen
p.039

gegenber, die auf die sptere

Entwicklung der Philosophie die strksten Einflsse ausgebt haben, und die man mit den Schlagworten Materialismus und Idealismus gekennzeichnet hat. Die von Leukippos die und Demokrit Teile der begrndete Materie als Atomlehre das im

betrachtete

kleinsten

eigentlichsten Sinne Existierende. Die kleinsten Teile wurden als unteilbar und unvernderlich angesehen, sie waren ewige, letzte Einheiten, sie hiessen eben deshalb Atome und waren keiner weiteren Erklrung fhig oder bedrftig. Es kamen ihnen keine anderen Eigenschaften zu als die geometrischen. Sie hatten nach Ansicht der Philosophen zwar eine Gestalt, waren durch den leeren Raum von einander getrennt und konnten durch ihre verschiedene Lagerung oder Bewegung im leeren Raum die bunte Vielfalt der Erscheinungen hervorbringen ; aber sie hatten weder Farbe noch Geruch oder Geschmack, ebenso wenig etwa Temperatur oder andere uns sonst gelufige physikalische Eigenschaften. Die Eigenschaften der Dinge, die wir wahrnehmen, wurden durch die verschiedenartige Anordnung und Bewegung der Atome indirekt bewirkt. hnlich wie die Tragdie und die Komdie mit den gleichen Buchstaben geschrieben werden knnen, so kann nach

43

Lhomme et latome

der Lehre Demokrits auch sehr verschiedenartiges Geschehen in der Welt durch die gleichen Atome verwirklicht werden. Die Atome waren also der eigentliche, objektiv reale Kern der Materie und damit der Erscheinungen. Sie waren, wie schon gesagt, das im eigentlichsten Sinn Existierende, whrend die bunte Vielfalt der Erscheinungen erst indirekt von den Atomen hervorgebracht wurde. Daher wird diese Auffassung als Materialismus bezeichnet. Bei Plato andererseits sind die kleinsten Teile der Materie gewissermassen nur geometrische Formen. Plato identifiziert die kleinsten Teilchen der Elemente mit den regulren Krpern der Geometrie. Da er, hnlich wie Empedokles, die vier Elemente Erde, Wasser, Luft und Feuer annimmt, kann er die kleinsten Teilchen des Elements Erde als Wrfel, die kleinsten Teilchen des Elements Wasser als Ikosaeder auffassen ; in hnlicher Weise werden die Elementarteilchen des Feuers als Tetraeder, die der Luft als Oktaeder vorgestellt. Die Gestalt ist charakteristisch fr
p.040

die

Eigenschaften des Elements. Im Gegensatz zu Demokrit sind aber diese kleinsten Teile bei Plato nicht unvernderlich und unzerstrbar ; sie knnen im Gegenteil in Dreiecke zerlegt und aus Dreiecken wiederaufgebaut werden. Daher heissen sie hier auch nicht Atome. Die Dreiecke selbst sind nicht mehr Materie, denn sie haben ja keine rumliche Ausdehnung. Am untersten Ende der Reihe der materiellen Gebilde steht daher bei Plato eigentlich nicht mehr etwas Materielles, sondern eine mathematische Form ; also, wenn man so will, eine geistige Struktur. Die letzte Wurzel, von der die Welt einheitlich verstanden werden kann, ist bi Plato die mathematische Symmetrie, das Bild, die Idee ; und daher wird diese Auffassung als Idealismus bezeichnet. Merkwrdigerweise ist nun diese alte Frage nach Materialismus

44

Lhomme et latome

und Idealismus in einer sehr bestimmten Form von Neuem durch die moderne Atomphysik und insbesondere durch die Quantentheorie aufgeworfen worden. Bis zur Entdeckung des Planckschen Wirkungsquantums war die exakte Naturwissenschaft der Neuzeit, Physik und Chemie materialistisch orientiert. Man betrachtete im 19. Jahrhundert die Atome der Chemie und ihre Bestandteile, die wir heute Elementarteilchen nennen, als das eigentlich Wirkliche, als das reale Substrat aller Materie. Die Existenz der Atome schien keiner Erklrung mehr fhig oder bedrftig. Planck aber hatte in den Strahlungserscheinungen einen Zug von Unstetigkeit, von Diskontinuitt entdeckt, der in einer berraschenden Weise verwandt schien mit der Existenz der Atome, der aber doch nicht aus dieser Existenz erklrt werden konnte. Der durch als das Wirkungsquantum die Existenz aufgedeckte der Atome Zug von

Unstetigkeit legte daher den Gedanken nahe, dass sowohl diese Unstetigkeit Auswirkungen auch eines gemeinsame einer die die fundamentalen jenes einheitliche Naturgesetzes,

mathematischen Struktur in der Natur sein k5nnten, deren Formulierung zugleich Struktur der Materie Verstndnis fr nach dem erschliessen knnte,

griechischen Philosophen gesucht hatten. Vielleicht war also doch die Existenz der Atome nicht ein letzter, nicht weiter erklrbarer Tatbestand, sondern diese Existenz konnte hnlich wie bei Plato auf die Wirkung mathematisch p.041 formulierbarer Naturgesetze, also auf die Wirkung mathematischer Symmetrien zurckgefhrt werden. Das Plancksche Strahlungsgesetz unterschied sich auch in einer

45

Lhomme et latome

sehr

charakteristischen

Weise

von

den

frher

formulierten

Naturgesetzen. Wenn die frheren Naturgesetze, z. B. die der Newtonschen Mechanik, sogenannte Konstanten enthielten, so bezeichneten diese Konstanten die Eigenschaften von Dingen, z. B. deren Masse oder die Strke der zwischen zwei Krpern wirkenden Kraft oder dergleichen ; das Plancksche Wirkungsquantum aber, das als die charakteristischeKonstante in seinem Strahlungsgesetz erscheint, bezeichnet nicht die Eigenschaft von Dingen sondern eine Eigenschaft der Natur. Sie setzt einen Massstab in der Natur und zeigt damit zugleich, dass die Naturerscheinungen in Bereichen, in denen die auftretenden Wirkungen sehr gross gegen das Plancksche Wirkungsquantum sind wie in allen Erscheinungen des tglichen Lebens anders ablaufen als dort, wo sie von atomarer Grssenordnung, also eben von der Grssenordnung des Planckschen Wirkungsquantums, sind. Whrend die Gesetze der frheren Physik, z. B. der Newtonschen Mechanik, grundstzlich in allen Grssenbereichen in gleicher Weise gelten sollten die Bewegung des Mondes um die Erde sollte nach den gleichen Gesetzen erfolgen wie das Fallen des Apfels vom Baum oder wie die Ablenkung eines -Teilchens, das an einem Atomkern vorbeifliegt so zeigt das Plancksche Strahlungsgesetz zum ersten Mal, dass es Massstbe in der Natur gibt, dass das Geschehen in verschiedenen Grssenbereichen keineswegs gleichartig zu sein braucht. Schon wenige Jahre nach der Planckschen Entdeckung ist eine zweite derartige Massstabskonstante in ihrer Bedeutung verstanden worden. Die spezielle Relativittstheorie Einsteins machte den Physikern klar, dass die Lichtgeschwindigkeit nicht, wie man frher in der Elektrodynamik vermutet hatte, die

46

Lhomme et latome

Eigenschaft eines speziellen Stoffes ther bezeichnet, der die Lichtfortpflanzung Eigenschaft der leistet, Natur sondern handelt, dass die es sich mit um eine Eigenschaft von Raum und Zeit, also um eine ganz allgemeine nichts speziellen Gegenstnden oder Dingen in der Natur zu tun hat. Auch die Lichtgeschwindigkeit kann daher
p.042

als eine Massstabskonstante

der Natur angesehen werden. Unsere anschaulichen Begriffe von Raum und Zeit knnen nur bei den Phnomenen angewendet werden, bei denen die vorkommenden Geschwindigkeiten klein gegen die Lichtgeschwindigkeit sind. Die bekannten Paradoxien der Relativittstheorie beruhen umgekehrt mit gerade unseren darauf, dass Erscheinungen, bei denen Geschwindigkeiten in der Nhe der Lichtgeschwindigkeit vorkommen, gewhnlichen Raum- und Zeitbegriffen nicht richtig gedeutet werden knnen. Ich erinnere etwa an das bekannte Uhrenparadoxon, also an die Tatsache, dass fr einen schnell bewegten Beobachter die Zeit scheinbar langsamer abluft als fr den ruhenden. Nachdem die mathematische Struktur der speziellen Relativittstheorie klargestellt war, ist es im 1. Jahrzehnt unseres Jahrhunderts verhlnismssig rasch gelungen, die physikalische Bedeutung der in dieser Mathematik dargestellten Zusammenhnge so grndlich zu analysieren, dass die mit Zwar diesem der der Massstabskonstante Natur vllig die dass klar vielen unsere manche Lichtgeschwindigkeit verstanden Diskussionen eingewurzelten werden um verknpften konnten. die Zge

beweisen

Relativittstheorie,

Vorstellungen

Verstndnis

Schwierigkeiten in den Weg legen, aber die Einwnde wurden doch schnell entkrftet.

47

Lhomme et latome

II. Sehr viel schwieriger war es aber, die physikalischen Zusammenhnge zu verstehen, die mit der Existenz des Planckschen Wirkungsquantums verknpft waren. Schon in einer Arbeit Einsteins aus dem Jahre 1918 war wahrscheinlich gemacht worden, dass es sich bei den quantentheoretischen Gesetzen in irgendeiner Weise um statistische Zusammenhnge handeln musse. Der erste Versuch aber, mit der statistischen Natur der quantentheoretischen Gesetze ernstzumachen, wurde im Jahre 1924 der von Bohr, Kramers Physik seit und Slater unternommen. als und in so die Trger Der der Zusammenhang zwischen den elektromagnetischen Feldern, die in klassischen Maxwell wurden, wurde Lichterscheinungen und angesehen der den von folgender Planck Weise

postulierten diskontinuierlichen, d. h. quantenhaften, AbsorptionsEmissionsakten und Atome interpretiert : Das elektromagnetische Wellenfeld, das fr die InferenzBeugungserscheinungen offensichtlich
p.043

massgebend ist, soli nur die Wahrscheinlichkeit dafr bestimmen, dass ein Atom an der betreffenden Stelle des Raumes Lichtenergie quantenhaft absorbiert oder emittiert. Das elektromagnetische Feld wurde also nicht mehr unmittelbar ais Kraftfeld gedacht, das an den elektrischen Ladungen des Atoms angreift und Bewegungen auslst, sondern diese Einwirkung sollte sich in einer mehr indirekten Weise vollziehen, dafr ganz indem das dass Feld nur die oder Wahrscheinlichkeit als noch nicht bestimmt, EmissionsDie

Absorptionsakte stattfinden. Diese Deutung hat sich zwar spter richtig herausgestellt. wirklichen Zusammenhnge waren noch etwas unanschaulicher und sind spter von Born richtig formuliert worden. Aber die Bohr-KramersSlatersche Arbeit enthielt doch den entscheidenden Gedanken,

48

Lhomme et latome

dass die Naturgesetze nicht das Eintreten eines Ereignisses, sondern die Wahrscheinlichkeit fr das Eintreten eines Ereignisses bestimmen, und dass die Wahrscheinlichkeit mit einem Wellenfeld in Verbindung gebracht werden muss, das einer mathematisch formulierbaren Wellengleichung gengt. Damit war ein entscheidender Schritt von der klassischen Physik weg vollzogen, und im Grunde war damit auf eine Begriffsbildung zurckgegriffen, die schon in der Philosophie des Aristoteles eine wichtige Rolle gespielt hatte. Man kann die Wahrscheinlichkeitswellen der Bohr-Kramers-Slaterschen Deutung ais eine quantitative Fassung des Begriffs der , der Mglichkeit, oder in der spteren lateinischen Fassung der potentia in der Philosophie des Aristoteles interpretieren. Der Gedanke, dass das Geschehen selbst nicht zwangslufig bestimmt sei, sondern dass die Mglichkeit oder die Tendenz zu einem Geschehen selbst eine Art von Wirklichkeit besitze, eine gewisse Zwischenschicht von Wirklichkeit, die in der Mitte steht zwischen der massiven Wirklichkeit der Materie und der geistigen Wirklichkeit der Idee oder des Bildes dieser Gedanke spielt in der Philosophie des Aristoteles eine entscheidende Rolle. In der modernen Quantentheorie gewinnt er eine neue Gestalt, indem man eben diesen Begriff der Mglichkeit quantitativ ais Wahrscheinlichkeit formuliert und ihn mathematisch fassbaren Naturgesetzen unterwirft. formulierten
p.044

Die in der Sprache der Mathematik hier nicht mehr das

Naturgesetze

bestimmen

Geschehen selbst, sondern die Mglichkeit zum Geschehen, die Wahrscheinlichkeit dafr, dass etwas geschieht. Diese Einfhrung der Wahrscheinlichkeit entsprach zunchst sehr genau der Situation, die man in den Experimenten beim

49

Lhomme et latome

Studium der atomaren Erscheinungen vorfand. Wenn der Physiker etwa die Strke einer radioaktiven Strahlung dadurch bestimmt, dass er zhlt, wie oft diese Strahlung in einem bestimmten Zeitintervall das Zhlrohr zur Auslsung bringt, so setzt er dabei von selbst voraus, dass die Intensitt der radioaktiven Strahlung die Wahrscheinlichkeit fr das Ansprechen des Zhlrohrs regelt. Die genauen Zeitintervalle zwischen den Impulsen interessieren den Physiker nicht er sagt, sie seien statistisch verteilt wichtig ist nur die mittlere Hufigkeit der Impulse. Dass diese statistische Deutung die experimentelle Situation genau wiedergibt, ist durch viele Untersuchungen sichergestellt worden. Auch hat die Quantenmechanik dort, wo sie quantitative Aussagen etwa ber die Wellenlngen von Spektrallinien oder ber die Bindungsenergien von Moleklen, erlaubt, durch die Experimente ein przise Besttigung erfahren. An der Richtigkeit dieser Theorie konnte man also nicht zweifeln. Schwieriger aber war die Frage, wie diese statistische Deutung mit dem grossen Erfahrungsschatz zusammenpasst, der in der sogenannten klassischen Physik zusammengefasst war. Alle Experimente beruhen ja darauf, dass es einen eindeutigen Zusammenhang zwischen der Beobachtung und dem zugrunde liegenden physikalischen Geschehen gibt. Wenn wir z. B. mit dem Beugungsgitter eine Spektrallinie einer bestimmten Frequenz messen, so setzen wir als selbstverstndlich voraus, dass die Atome des strahlenden Stoffes dann auch Licht eben dieser Frequenz ausgestrahlt haben mssen. Oder : Wenn die photographische Platte eine Schwrzung zeigt, setzen wir voraus, dass sie eben dort von Strahlen oder Materieteilchen getroffen worden ist usw. Die Physik bentzt also die eindeutige Determiniertheit der Vorgnge zum Sammeln der experimentellen

50

Lhomme et latome

Erfahrungen und gert dadurch scheinbar in einen gewissen Gegensatz zu der


p.045

experimentellen Situation im atomaren

Bereich und zur Quantentheorie, wo eben diese eindeutige Determiniertheit der Vorgnge in Frage gestellt scheint. Der innere Widerspruch, der hier vorzuliegen scheint, wird in der modernen Physik dadurch beseitigt, dass man feststellt : die Determiniertheit der Vorgnge besteht nur insoweit, als die Vorgnge mit den Begriffen der klassischen Physik beschrieben werden knnen. Die Anwendung dieser Begriffe andererseits wird eingeschrnkt durch die sogenannten Unbestimmtheitsrelationen ; diese enthalten quantitative Angaben ber die Grenzen, die der Anwendung klassischer Begriffe gesetzt sind. Der Physiker weiss also, wo er die Vorgnge als determiniert ansehen darf und wo nicht ; und er kann daher bei der Beobachtung und ihrer physikalischen Interpretation sich einer in sich widerspruchsfreien Methode bedienen. Allerdings entsteht dabei die Frage, warum es hier berhaupt ntig ist, noch die Begriffe der klassischen Physik zu verwenden ; warum auf ein man nicht die ganze physikalische Beschreibung neues quantentheoretisches

Begriffssystem umstellen kann. Hier ist zunchst hervorzuheben, wie von Weizscker betont hat, dass die Begriffe der klassischen Physik bei der Interpretation der Quantentheorie eine hnliche Rolle spielen wie die a priorischen Anschauungsformen der Kantschen Philosophie.

hnlich wie Kant die Begriffe Raum und Zeit oder Kausalitt als a priori erklrt, da sie schon die Voraussetzung aller Erfahrung bildeten und daher nicht als das Ergebnis von Erfahrung betrachtet werden knnten, so sind die Begriffe der klassischen Physik eine Grundlage a priori der quantentheoretischen Erfahrungen, da wir

51

Lhomme et latome

die Experimente im atomaren Bereich doch nur unter Bentzung dieser Begriffe der klassischen Physik durchfhren knnen. Freilich wird durch eine solche Auffassung auch dem Kantschen a priori ein gewisser Absolutheitsanspruch genommen, den er in Kants Philosophie hatte. Whrend Kant noch annehmen konnte, dass unsere a priorischen Anschauungsformen Raum und Zeit auch die fr alle Zeiten unvernderliche Grundlage der Physik bilden mssten, wissen wir jetzt, dass dies keineswegs der Fall ist.
p.046

Zum Beispiel ist die unserer Anschauung selbstverstndliche voile Unabhngigkeit von Raum und Zeit in der Natur bei sehr genauen Beobachtungen gar nicht vorhanden. Unsere Anschauungsformen obwohl sie a priori sind passen nicht auf die nur mit den subtilsten technischen Einrichtungen zu gewinnenden Erfahrungen ber Vorgnge, bei denen Geschwindigkeiten nahe der Lichtgeschwindigkeit auftreten. Unsere Aussagen ber Raum und Zeit mssen also verschieden ausfallen, je nachdem wir die uns angeborenen a priorischen Anschauungsformen meinen oder jene in der Natur unabhngig von aller menschlichen Beobachtung vorhandenen Ordnungsschemata, in denen das objektive Geschehen der Welt gewissermassen aufgespannt erscheint. In hnlicher Weise ist die klassische Physik zwar die a priorische Grundlage der Atomphysik und der Quantentheorie, aber sie ist nicht berall richtig, d. h. es gibt grosse Bereiche von Erscheinungen, die mit den Begriffen der klassischen Physik auch nicht annhernd beschrieben werden knnen. In diesen Bereichen der Atomphysik geht dann allerdings sehr viel von der frheren anschaulichen Physik verloren. Nicht nur die Anwendbarkeit der Begriffe und Gesetze jener Physik, sondern eigentlich die ganze Wirklichkeitsvorstellung, die der exakten

52

Lhomme et latome

Naturwissenschaft bis zur heutigen Atomphysik zu Grunde gelegen hat. Mit dem Wort Wirklichkeitsvorstellung ist hier die Auffassung gemeint, dass es objektive Vorgnge gebe, die in Raum und Zeit in einer bestimmten Weise ablaufen, ganz unabhngig davon, ob sie beobachtet werden oder nicht. In der Atomphysik lassen sich die Beobachtungen nicht mehr in dieser einfachen Weise objektivieren, d. h. auf einen objektiven, beschreibbaren Ablauf in Raum und Zeit zurckfhren. Hier bleibt ein Rest davon brig, dass es sich in der Naturwissenschaft nicht um die Natur selbst, sondern eben um die Naturwissenschaft, d. h. um die vom Menschen durchdachte und beschriebene Natur, handelt. Damit wird zwar nicht ein Element von Subjektivitt in die Naturwissenschaft eingefhrt es wird keineswegs behauptet, dass das Geschehen in der Welt von unserer Beobachtung abhinge aber es wird darauf hingewiesen, dass die Naturwissenschaft zwischen der
p.047

Natur und dem

Menschen steht und dass wir auf die Verwendung der den Menschen anschaulich gegebenen oder angeborenen Begriffe nicht verzichten knnen. Dieser Zug der Quantentheorie macht es bereits schwierig, dem Programm der materialistischen Philosophie ganz zu folgen und die kleinsten Teilchen der Materie, die Elementarteilchen, als das eigentlich Wirkliche zu bezeichnen. Denn diese Elementarteilchen sind, wenn die Quantentheorie zurecht besteht, eben nicht mehr in dem gleichen Sinne wirklich, wie die Dinge des tglichen Lebens, die Bume oder die Steine, sondern sie erscheinen eher als Abstraktionen, die aus dem im eingentlichen Sinne wirklichen Beobachtungsmaterial gewonnen sind. Wenn es aber unmglich wird, den Elementarteilchen diese Existenz im eigentlichsten Sinne zuzusprechen, so wird es auch schwierig, die Materie als das eigentlich Wirkliche aufzufassen.

53

Lhomme et latome

Daher sind in den vergangenen Jahren gelegentlich aus dem Lager des dialektischen Materialismus Bedenken gegen die heute bliche Deutung der Quantentheorie angemeldet worden. Eine grundstzlich andere Deutung hat allerdings auch von dieser Seite nicht vorgeschlagen werden knnen. Nur einen Versuch der Neuinterpretation mchte ich erwhnen. Es ist versucht worden zu sagen, dass die Zugehrigkeit eines Dings, also z. B. eines Elektrons, zu einem Kollektiv, d. h. einer Gesamtheit von Elektronen, ein objektiver Tatbestand sei, der nichts mit der Frage zu tun habe, ob der Gegenstand beobachtet worden sei oder nicht, der also vom Beobachter vllig unabhngig sei. Eine solche Formulierung wre aber nur dann berechtigt, wenn das Kollektiv in der Wirklichkeit vorhanden wre. Tatschlich aber hat man es in der Regel nur mit dem einen Gegenstand, etwa mit dem einen Elektron, um das es sich gerade handelt, zu tun, whrend das Kollektiv nur in unserer Vorstellung besteht, indem wir uns den Versuch mit diesem einen Gegenstand beliebig oft wiederholt denken. Die Zugehrigkeit zu einem nur gedachten Kollektiv aber als objektiven Tatbestand zu bezeichnen, scheint uns kaum mglich. Wir kommen also wohl nicht um den Schluss herum, dass unsere frhere Wirklichkeitsvorstellung im Gebiete der Atome nicht mehr anwendbar ist, und dass wir in sehr schwierige Abstraktionen
p.048

hereingerieten, wenn wir die Atome

als das eigentlich Wirkliche bezeichnen wollten. Im Grunde ist durch die moderne Physik schon der Begriff des eigentlich Wirklichen diskreditiert worden, und schon an dieser Stelle muss der Ausgangspunkt der materialistischen Philosophie modifiziert werden.

54

Lhomme et latome

III. Inzwischen hat die Entwicklung der Atomphysik in den letzten zwei Jahrzehnten noch weiter von den Grundvorstellungen der im antiken Sinne materialistischen Philosophie weggefhrt. Die Experimente haben nmlich gezeigt, dass die Gebilde, die wir zweifellos als die kleinsten. Teile der Materie bezeichnen mssen, die sogenannten Elementarteilchen, nicht ewig und unvernderlich sind, wie Demokrit angenommen hatte, sondern dass sie ineinander umgewandelt werden knnen. Hier muss allerdings zunchst eine Begrndung dafr gegeben werden, dass wir die Elementarteilchen wirklich als die kleinsten Teile der Materie betrachten drfen. Es knnte ja sonst sein, dass die Elementarteilchen aus kleineren Gebilden zusammengesetzt sind, die selbst dann doch ewig und unvernderlich sind. Wodurch kann der Physiker die Mglichkeit ausschliessen, dass die Elementarteilchen selbst wieder aus kleineren Gebilden bestehen, die sich bisher aus irgendwelchen Grnden unserer Beobachtung entzogen haben ? Die Antwort, die die heutige Physik auf diese Frage gibt, mchte ich ausfhrlich darlegen, da sie den unanschaulichen Charakter der modernen Atomphysik deutlich in Erscheinung treten lsst. Wenn man experimentell entscheiden will, ob ein Elementarteilchen einfach oder zusammengesetzt ist, so muss man offenbar versuchen, es mit den strksten zur Verfgung stehenden Mitteln zu zerschlagen. Da es natrlich keine Messer oder Werkzeuge mehr gibt, mit denen man die Elementarteilchen angreifen knnte, bleibt als einzige Mglichkeit, die Teilchen mit sehr grosser Energie aufeinanderprallen zu lassen, um zu sehen, ob sie sich dabei etwa zerlegen. Die grossen Beschleunigungsmaschinen, die heute in verschiedenen Teilen der Welt betrieben werden oder noch im Bau

55

Lhomme et latome

sind, dienen eben diesem Zweck. Eine der grssten Maschinen dieser Art wird ja, wie Sie wissen, von der europischen
p.049

Organisation CERN hier in Genf gebaut. Mit solchen Maschinen kann man also Elementarteilchen meistens handelt es sich dabei um Protonen auf hchste Geschwindigkeit beschleunigen, sie auf andere Elementarteilchen, nmlich die kleinsten Teile irgend eines als Auffnger benutzten Stoffes, treffen lassen und dann im einzelnen studieren, was bei solchen Zusammenst issen geschieht. Obwohl noch viel experimentelles Material ber die Einzelheiten der Zusammenstsse gesammelt werden muss, bevor man hoffen kann, volle Klarheit in dieses Gebiet der Physik zu bringen, so kann man doch qualitativ schon jetzt recht gut sagen, wie solche Stossprozesse ablaufen. Es hat sich herausgestellt : eine Zerlegung der Elementarteilchen kann zweifellos stattfinden ; manchmal entstehen sogar sehr viele Teile bei einem solchen Zusammenstoss, aber und das ist das berraschende und zunchst entstehen, Paradoxon Paradoxe sind klrt die Teile, die beim Zusammenstoss nicht kleiner sich als die auf, man eine grosse Elementarteilchen, die dass mit ja nach Hilfe der der Energie

zerschlagen wurden. Sie sind selbst wieder Elementarteilchen. Das dadurch Relativittstheorie Energie in Masse verwandelt werden kann. Die Elementarteilchen, denen Beschleunigungsmaschinen kinetische

gegeben hat, knnen eben mit Hilfe dieser Energie, die sich in Masse verwandeln kann, neue Elementarteilchen hervorbringen. Daher sind die Elementarteilchen wirklich die letzten Einheiten der Materie, eben jene Einheiten, in die die Materie bei Anwendung usserster Krfte zerfllt. Man kann diesen Sachverhalt auch so ausdrcken : Alle

56

Lhomme et latome

Elementarteilchen sind aus dem gleichen Stoff gemacht, nmlich aus Energie. Sie sind die verschiedenen Formen, in die sich die Energie begeben muss, um zur Materie zu werden. Hier tritt wieder das Begriffspaar Inhalt und Form oder Stoff und Form aus der Philosophie des Aristoteles in Erscheinung. Die Energie ist nicht nur die Kraft, die das All in dauernder Bewegung erhlt, sie ist hnlich wie das Feuer in der Philosophie des Heraklit auch der Grundstoff, aus dem die Welt besteht. Die Materie entsteht dadurch, dass der Stoff Energie sich in die Form des Elementarteilchens begibt. Nach unserer heutigen Kenntnis gibt es verschiedene solche
p.050

Formen, wir kennen jetzt etwa 25

verschiedene Sorten von Elementarteilchen, und wir haben gute Grnde fr die Annahme, dass alle diese Formen Ausprgungen gewisser grundlegender mathematischer Strukturen sind, also Folgen eines in mathematischer Sprache ausdrckbaren Grundgesetzes, aus dem die Elementarteilchen in hnlicher Weise ais Lsung folgen, wie etwa die verschiedenen Energiezustnde des Wasserstoffatoms als Lsung der Schrdingerschen Differentialgleichung gewonnen werden. Die Elementarteilchen sind also die Grundformen, in die der Stoff Energie sich begeben muss, um Materie zu werden, und diese Grundformen mssen in irgendeiner sein. Dieses Grundgesetz, nach dem die heutige Physik sucht, muss zwei Bedingungen erfllen, die beide unmittelbar aus der experimentellen Erfahrung folgen. Bei den Untersuchungen ber die Elementarteilchen, zum Beispiel bei denen, die mit Hilfe der grossen Beschleunigungsmaschinen angestellt werden, haben sich Weise durch ein Naturgesetz, durch ein in mathematischer Sprache ausdrckbares Grundgesetz bestimmt

57

Lhomme et latome

sogenannte Auswahlregeln ergeben fr die bergnge, die bei Stossprozessen oder bei radioaktivem Zerfall von Teilchen vorkommen. Diese Auswahlregeln, die man dann mathematisch mittels geeignet gewhlter Quantenzahlen formulieren kann, sind der unmittelbare Ausdruck von Symmetrieeigenschaften, die der Grundgleichung der Materie oder ihren Lsungen anhaften. Das Grundgesetz muss also diese beobachteten Symmetrien in irgend einer Form enthalten, es muss sie, wie man sagt, mathematisch darstellen. Zweitens muss die Grundgleichung der Materie, wenn wir einmal annehmen drfen, dass es eine solche einfache Formulierung gibt, neben den Konstanten Lichtgeschwindigkeit und Plancksches Wirkungsquantum, ber die schon gesprochen wurde, noch mindestens eine weitere Massstabskonstante hnlicher Art enthalten ; denn die Massen der Elementarteilchen knnen aus der Grundgleichung rein aus Dimensionsgrnden nur dann folgen, wenn man neben den bekannten Massstabskonstanten, die ich schon besprochen habe, noch mindestens eine weitere einfhrt. Beobachtungen an den Atomkernen und den Elementarteilchen
p.051

legen es nahe, diese dritte Massstabskonstante als eine

universelle Lnge darzustellen, deren Grssenordnung dann etwa bei 10-13 cm liegen sollte. In dem grundlegenden Naturgesetz, das die Formen der Materie, die Elementarteilchen also, bestimmt, mssen demnach drei Grundkonstanten vorkommen, wobei der Zahlwert der drei Massstabskonstanten eigentlich keine physikalische Aussage mehr enthlt. Vielmehr bedeutet der Zahlwert nur noch eine Aussage eben ber die Massstbe, mit denen wir das Geschehen in der Natur messen wollen. Den eigentlichen begrifflichen Kern des Grundgesetzes aber mssen die mathematischen

58

Lhomme et latome

Symmetrieeigenschaften

bilden,

die

durch

dieses

Gesetz

dargestellt werden. Auch die wichtigsten Symmetrieeigenschaften der noch zu suchenden Grundgleichung sind aus der Erfahrung schon jetzt bekannt. Ich mchte sie kurz aufzhlen : Zunchst muss in dem Grundgesetz sicher die sogenannte Lorentz-Gruppe enthalten sein, die als eine Darstellung der von der speziellen Relativittstheorie geforderten Eigenschaften von Raum und Zeit gelten kann. Ferner muss die Grundgleichung gegen eine zumindest von nherungsweise invariant sein Gruppe

Transformationen, die man mathematisch als die Gruppe der unitren Transformationen zweier komplexer Variablen bezeichnen kann. Der physikalische Grund fr diese Transformationseigenschaft ist eine schon seit ber zwanzig Jahren aus den Beobachtungen erschlossene Quantenzahl, die Neutronen und Protonen voneinander unterscheidet, und die allgemein jetzt als Isospin bezeichnet wird. Dass diese Quantenzahl mit der genannten mathematischen Transformationseigenschaft dargestellt werden kann, hat sich in den letzten Jahren aus Untersuchungen von Pauli und Grsey ergeben. Daneben gibt es noch einige weitere Gruppeneigenschaften, Spiegelungssymmetrien im Raum und in der Zeit, auf die hier aber nicht weiter eingegangen werden soll. Bisher ist fr die Grundgleichung der Materie ein Vorschlag gemacht worden, der die eben genannten Bedingungen befriedigt und ausserdem sehr einfach ist. Die einfachste und mit der hchsten Symmetrie begabte nichtlineare Wellengleichung fr einen als
p.052

Spinor aufgefassten Feldoperator erfllt nmlich

gerade die erwhnten Bedingungen. Ob sie aber schon die richtige Formulierung des Naturgesetzes gibt, kann sich erst auf Grund der

59

Lhomme et latome

recht schwierigen mathematischen Analyse in den nchsten Jahren herausstellen. Ich mchte hier hervorheben, dass es auch viele Physiker gibt, die nicht so optimistisch hinsichtlich der Einfachheit der mathematischen Form der Grundgesetze sind. In Anbetracht des recht komplizierten Systems der beobachteten Elementarteilchen nehmen sie vielmehr an, dass es eine Anzahl verschiedener, grundlegender Feldoperatoren geben msse es wird teils von mindestens vier, teils von mindestens sechs solchen Feldgrssen gesprochen zwischen denen dann ein entsprechend komplizierteres System mathematischer Beziehungen bestehen msse. Die Frage, wie einfach oder kompliziert dieses Grundgesetz formuliert werden kann, ist also noch nicht entschieden, und man kann hoffen, dass das Beobachtungsmaterial, das in den kommenden Jahren mit Hilfe der grossen Beschleunigungsanlagen gesammelt werden wird, bald eine sichere Grundlage fr die Beantwortung dieser Fragen schaffen wird. Unabhngig davon, wie diese Entscheidung schliesslich

ausfallen mag, kann man aber wohl schon jetzt sagen, dass die endgltige Antwort hier der philosophischen Auffassung, wie sie etwa im Dialog Timaios von Plato dargestellt ist, nher stehen wird als der Auffassung der antiken Materialisten. Diese Feststellung darf nicht als eine allzu bequeme Ablehnung der Gedanken des modernen Materialismus des 19. Jahrhunderts missverstanden werden, der ja dadurch, dass er die ganze Naturwissenschaft des 17. und 18. Jahrhunderts mitverarbeiten konnte, viele wichtige Erkenntnisse enthielt, die in der antiken Naturphilosophie fehlten. Trotzdem bleibt es aber wohl richtig, dass die Elementarteilchen der heutigen Physik den platonischen Krpern viel nher verwandt sind, als den Atomen des Demokrit.

60

Lhomme et latome

Die Elementarteilchen der modernen Physik sind, hnlich wie jene regulren Krper der platonischen Philosophie, durch mathematische Symmetrieforderungen bestimmt, sie sind nicht ewig und unvernderlich, und sie sind daher kaum das, was man im
p.053

eigentlichen Sinn als wirklich bezeichnen knnte. Vielmehr sie einfache Darstellungen jener mathematischen

sind

Grundstrukturen, zu denen man kommt, wenn man die Materie immer weiter zu teilen versucht, und die eben den Inhalt der grundlegenden Naturgesetze bilden. Fr die moderne Naturwissenschaft steht also am Anfang nicht das materielle Ding, sondern die Form, die mathematische Symmetrie. Und da die mathematische Struktur letzten Endes ein geistiger Inhalt ist, knnte man auch mit den Worten von Goethes Faust sagen : Am Angang war der Sinn. Diesen voiler Klarheit zu erkennen, ist Sinn, soweit die Aufgabe er eben der die Grundstruktur der Materie betrifft, in allen Einzelheiten und in heutigen Atomphysik und ihrer leider of recht komplizierten Apparaturen. Es scheint mir faszinierend sich vorzustellen, dass heute in den verschiedensten Teilen der Erde und mit den strksten der heutigen Technik zu Gebote stehenden Mitteln gemeinsam um die Lsung von Problemen gerungen wird, die schon vor 2 Jahrtausenden von den griechischen Philosophen gestellt wurden, und dass wir die Antwort vielleicht in einigen Jahren oder sptestens in ein oder zwei Jahrzehnten wissen werden.

61

Lhomme et latome

WERNER HEISENBERG LA DCOUVERTE DE PLANCK ET LES PROBLMES PHILOSOPHIQUES DE LA PHYSIQUE CLASSIQUE 1


@
p.054

A considrer limmense labeur qui entoure les recherches et

les tudes dapplications atomistiques, on pourrait tre tent doublier que les solutions donnes des problmes modernes rpondent des interrogations dj poses dans lAntiquit. Et la confrence de ce soir a prcisment pour objet ces larges confrontations historiques, qui peuvent paratre plus proches des proccupations de lhistorien, mais dont les physiciens, leur tour, peuvent retirer certains principes structurels et quelques intuitions valables pour leur domaine de recherche. La physique moderne, et en particulier la thorie des quanta donc la dcouverte de Max Planck ont soulev une srie de problmes trs gnraux dordre strictement physique, mais qui, par surcrot, obligrent les physiciens sortir du cadre troit de leur discipline et reprendre leur compte certaines grandes questions philosophiques. Lune concerne la structure de la matire, ou plus exactement la rduction des phnomnes multiples du monde matriel des principes simples, susceptibles de rendre intelligible cette multiplicit. Une autre porte sur un problme pistmologique classique depuis Kant : savoir la possibilit dobjectiver les phnomnes naturels, les objets de la connaissance sensible en

1 Rsum de la confrence du 4 septembre 1958.

62

Lhomme et latome

gnral,

et

de

conclure

des

processus

indpendants

de

lobservateur. Dans la thorie des quanta, cette question sest trouve pose dune manire toute nouvelle ; elle put tre reprise sur des bases rnoves par les sciences de la nature. I. Considrons dabord les problmes issus de la recherche

p.055

dun principe dintelligibilit radicale des phnomnes de la nature, donc, en termes dj utiliss par les philosophes grecs, des plus petites particules de la matire. Les spculations des Grecs avaient abouti deux rsultats opposs : une conception idaliste et une conception matrialiste, qui marqurent dune manire dcisive toute lvolution de la pense philosophique. Pour Leucippe et Dmocrite, les plus petites particules de la matire sont lexistant au sens strict. Indivisibles et invariables, elles sont intelligibles en soi. Dous daucune qualit autre que gomtrique, et spars entre eux par le vide, les atomes constituent par leurs assemblages les divers phnomnes de la nature et leurs proprits. Cette thorie, parce quelle considre les atomes comme les vritables noyaux de la matire, et comme la seule ralit existante intelligible et dfinitive, peut tre nomme matrialiste. Chez Platon, par contre, les plus petites particules de la matire ne sont que des formes gomtriques de type variable, diffrentes dans chaque type de matire : des cubes pour la terre ; des icosadres pour leau ; des ttradres pour le feu ; des octadres pour lair. Contrairement latomisme de Dmocrite, Platon affirme que les particules ne sont ni invariables, ni indivisibles. Aussi ne les appelle-t-il pas des atomes. Elles peuvent se dcomposer en triangles et se recomposer partir de ceux-ci. Ces

63

Lhomme et latome

triangles eux-mmes ne sont que des formes mathmatiques, des structures immatrielles. Cest donc une ide mathmatique qui fonde lintelligibilit unitaire du monde ; cette thorie sera appele idaliste. Il est remarquable de voir le problme de lidalisme renouvel par la physique moderne et plus particulirement par la physique des quanta alors que les sciences de la nature ressortissaient jusquici une vision plutt matrialiste des choses. Ce renversement est d en grande partie Max Planck. Il avait, en effet, observ dans les phnomnes de radiation un lment de discontinuit qui lui semblait li lexistence des atomes, mais que ceux-ci ne suffisaient pas expliquer. Do lide de Planck que lune et lautre, cette discontinuit et lexistence des atomes, pourraient tre les manifestations dune seule et mme loi de la nature : celle, prcisment, que les Grecs avaient cherch dfinir. La loi du rayonnement de Planck se diffrencie nettement des lois de la nature formules antrieurement. Dans la mcanique newtonienne,
p.056

par exemple, les constantes dsignaient des

proprits des choses ; le quantum daction de Planck, par contre, une constante caractristique de la loi du rayonnement nest pas une proprit des choses, mais une proprit de la nature. Alors que les lois de la physique classique valaient pour tous les phnomnes, de quelque ordre de grandeur quils soient, la loi du rayonnement de Planck rvlait pour la premire fois qu des chelles de grandeur diffrentes, les univers ntaient pas tous rgis par les mmes lois. Dune manire analogue, Einstein, quelques annes aprs

64

Lhomme et latome

Planck, pouvait montrer par la relativit restreinte que la vitesse de la lumire nest pas la proprit dune matire particulire, mais une proprit de lespace et du temps, donc une constante de mesure de la nature elle-mme. La mise en vidence de la structure mathmatique de la thorie de la relativit restreinte permit ensuite dappliquer la physique les rapports mathmatiques ainsi analyss, de manire rendre parfaitement claire la fonction de la vitesse de la lumire comme constante de mesure, ainsi que les structures de la nature qui sy rattachent. II. Il fut beaucoup plus difficile de relier les phnomnes physiques au quantum daction de Planck. Einstein, en 1918, pensait pouvoir tablir que les lois quantiques reprsentaient des relations statiques. Cette hypothse fut reprise en 1924 par Bohr, Kramers et Slater, qui interprtrent les relations entre les champs magntiques et le caractre discontinu de labsorption et de lmission de latome de la manire suivante : le champ lectromagntique ondulatoire ne peut dfinir que la probabilit quun atome absorbe ou met de lnergie lumineuse tel endroit prcis sur un mode quantique. Le champ lectromagntique napparaissait donc plus comme un champ de force, mais comme un indice de probabilit. Quoique inexacte et redresse plus tard par Born , cette hypothse repose sur une intuition juste et trs importante : les lois de la nature ne dfinissent pas lactualit dun vnement, mais la probabilit quun vnement a eu lieu, cette probabilit devant tre rattache un champ ondulatoire, susceptible dtre formul mathmatiquement par une quation donde. Ainsi se trouvait ractualise par la physique la notion

65

Lhomme et latome

aristotlicienne de (virtualit) ou scolastique de potentia. La mise en place dune forme intermdiaire entre lactualit du fait matriel et la fixit mtaphysique de lIde, conue comme une tendance ltre, est capitale dans la philosophie dAristote. Dans la physique quantique, cette
p.057

virtualit

est

formule

quantitativement en termes de probabilit, soumis des lois naturelles mathmatisables qui indiquent la possibilit dun fait physique. Il se trouve que la notion de probabilit correspondait trs bien aux types dexpriences entreprises en physique nuclaire : par exemple, la dtermination de lintensit dun rayonnement radioactif, o lon procde par donnes statistiques qui indiquent la frquence moyenne dun phnomne. Il fallut nanmoins se demander comment de semblables donnes statistiques pouvaient entrer dans le cadre de la physique classique fonde sur la concidence de lobservation et du phnomne observ. Comment le dterminisme de la physique classique pouvait-il saccorder avec lindtermination introduite en physique par lexprimentation atomique et la thorie des quanta ? Cette difficult fut leve lorsquon interprta le caractre dtermin des processus physiques comme li la physique classique, elle-mme voyant son champ limit par la relation dindtermination. Ainsi le physicien savait lintrieur de quelles limites il pouvait considrer un phnomne comme dtermin. Cette distinction appela toutefois la question de savoir pourquoi on ninterprterait pas toute la ralit physique selon un systme quantique. On peut dire, dune part, la suite de Weizscker, que les concepts de la physique classique jouent un rle analogue celui des formes a priori de Kant : temps, espace, causalit... et que lexprimentation en matire nuclaire nest possible quau

66

Lhomme et latome

travers des catgories de la physique classique. Mais dautre part, il sagit l dune sorte de dsabsolutisation de la priori kantien, car notre conception de lespace et du temps est trs diffrente selon que nous fondons une observation sur les formes a priori de notre sensibilit, ou quil sagit de rendre compte de phnomnes appartenant un monde inaccessible notre perception (par exemple les phnomnes dont la vitesse est de lordre de c 1). Il est vrai que la physique classique apparat comme le fondement a priori de la physique nuclaire et de la thorie des quanta, mais ses lois ne se vrifient pas partout. Il est de nombreux domaines o elles sont invalides. En physique atomique, la complte objectivation des

phnomnes nest plus possible. Les phnomnes qui sy droulent ne sont pas rductibles des processus inscrits dans un temps et dans un espace objectifs ; la science de la nature nest plus la science dune nature autonome,
p.058

mais une modalit de nos

rapports avec la nature. Ceci signifie que la science se situe entre lhomme et la nature : ni connaissance dune nature parfaitement objective, ni observation subjective. Le caractre conceptuel de la thorie des quanta interdit de considrer, la manire des matrialistes, les particules lmentaires comme la ralit. Ce sont bien plus des abstractions, mises en vidence au moyen dun matriel dobservation qui, lui, est rel. Et de ce fait, la matire perd son tour son statut de ralit premire. La physique moderne a fait clater la notion du rel absolu , ce qui entrane une rvision radicale de la philosophie matrialiste.

1 Vitesse de la lumire.

67

Lhomme et latome

III. Le dveloppement de la physique nuclaire durant les vingt dernires annes nous a encore loigns dune conception matrialiste (au sens des philosophes antiques), en prouvant que les particules lmentaires ne sont ni immuables, ni ternelles, mais transformables. Cette affirmation, il est vrai, prsuppose la preuve faite du caractre divisible ou indivisible de ces particules, sans quoi elles ne pourraient pas tre dites lmentaires . Or, la seule technique dont dispose le physicien pour prouver si une particule atomique est divisible ou non, est de la soumettre au bombardement dune autre particule doue dune grande puissance nergtique le plus souvent un proton et danalyser le rsultat de la collision produite. Les rsultats recueillis jusquici sont les suivants : la division dune particule lmentaire en dautres particules est parfaitement possible, mais les fractions de la particule ne sont jamais plus petites que la particule fractionne. Ce rsultat surprenant sexplique par la transmutation de lnergie en matire : lnergie cintique dune particule laquelle on imprime une trs grande acclration produit la masse des particules quelle met. On peut donc dire que toutes les particules sont constitues par de lnergie et reprsentent, dans leur diversit, les diffrentes formes que doit emprunter lnergie pour devenir de la matire. On retrouve donc ici le couple forme-matire, classique dans la philosophie aristotlicienne qui, traduite en termes de physique, signifie : lnergie nest pas que la puissance, cause de tout mouvement ; elle est galement la matire premire du monde, informe dans les particules lmentaires. Nous connaissons actuellement environ vingt-cinq formes de particules, et pouvons supposer que chacune de celles-ci doit tre

68

Lhomme et latome

lexpression

dune

loi

fondamentale

mathmatiquement

formulable. Mais cette loi fondamentale, dont les physiciens cherchent encore le principe, doit
p.059

remplir deux conditions

rsultant immdiatement dun constat exprimental : 1 Les grands acclrateurs ont permis de dceler des rgles de slection qui prsident, par exemple, Ces aux processus de de transmutation radioactive. rgles slection,

mathmatiquement formulables au moyen de nombres quantiques appropris, sont lexpression immdiate des symtries propres lquation de la matire ou ses solutions. La loi fondamentale doit donc exposer ces symtries sous une forme mathmatique quelconque. 2 Lquation fondamentale de la matire en admettant quelle existe doit contenir, outre les constantes : vitesse de la lumire et quantum daction de Planck, une constante de mesure de nature semblable et dune grandeur de lordre de 10-13 cm. Il est vrai que les valeurs numriques de ces constantes nont plus une signification physique ; elles nindiquent que des chelles de mesure utilises dans lobservation des phnomnes naturels. De ceci rsulte que le principe intelligible de la loi fondamentale doit rsider dans les symtries mathmatiques qui procdent de cette loi. Nous en connaissons un certain nombre : le groupe de Lorentz, qui est une description des proprits du temps et de lespace requise par la thorie de la relativit restreinte ; un invariant du groupe des transformations unitaires de deux variables complexes (dont le fondement physique est un nombre quantique appel isospin ou spin isotopique) ; les symtries de reflet du temps et de lespace, etc. On a pu tablir une quation fondamentale de la matire qui

69

Lhomme et latome

rponde toutes ces exigences. Cest lquation donde nonlinaire la plus simple et la plus symtrique appliques un oprateur de champ considr comme un spineur. Mais quant savoir si cette quation est rellement la formule de la loi fondamentale pas une de la nature, seules aussi de longues mais analyses plusieurs permettront de laffirmer. Certains physiciens supposent quil ny a forme mathmatique simple, oprateurs de champ qui sinterpntrent selon un systme complexe de relations mathmatiques. Mais quelle que soit cette forme, une ou multiple, on peut en dire quelle relve plutt dune conception platonicienne (cf. le Time) que de la doctrine des matrialistes antiques. Sans induire de ce trait idaliste un antimatrialisme troit noublions pas ce que la science doit au matrialisme du XIXe sicle , on peut nanmoins tablir que les particules lmentaires dcrites par la physique moderne ressemblent plus ceux quimagina Platon quaux atomes de Dmocrite. Elles sont dtermines par des exigences de symtrie mathmatique ; p.060 elles ne sont ni ternelles ni invariables ; cest peine si on peut leur attribuer une ralit. Elles sont bien plus lexpression des structures mathmatiques radicales auxquelles on aboutit en divisant la matire en ses plus petites parties, et forment le contenu des lois fondamentales de la nature. Pour les sciences modernes de la nature, il ny a pas dabord la matire, mais la forme, une symtrie mathmatique. Tout a donc son origine dans un concept. Et la physique atomique a prcisment pour tche de dcouvrir le sens de ce concept dans la mesure o il recouvre la structure fondamentale de la matire. Nest-il pas exaltant de penser quaujourdhui, avec les moyens techniques les plus volus dont dispose la science, on cherche

70

Lhomme et latome

rpondre des questions poses il y a plus de deux mille ans par les philosophes grecs, et que la solution de leurs problmes sera peut-tre donne dans quelques annes, au plus dans un sicle ou deux ? Adaptation franaise de Ph. Secrtan.

71

Lhomme et latome

MARIE OSSOWSKA PHYSIQUE MODERNE ET ATTITUDES MORALES 1


@
p.061

Les dcouvertes de la science moderne en gnral et celles

de la physique nouvelle en particulier, ont contribu raliser des changements techniques qui mritent le nom de rvolution industrielle. Comme chaque rvolution industrielle, cette rvolution comporte elle aussi des menaces et des promesses. Les dcouvertes du XVIIIe sicle, qui contriburent transformer compltement la production textile, causrent de lanxit aux ouvriers, leur faisant craindre le chmage. Au XIXe sicle, Ruskin sopposait au dveloppement de lindustrie de crainte que lindustrialisation ne plonget le monde dans la laideur. Cette opposition avait profondment impressionn Gandhi et lavait pouss encourager les Hindous tisser leurs vtements chez eux. Dans les annes qui ont prcd la dernire guerre, Irving Babbitt protestait aux Etats-Unis contre le machinisme croissant qui, selon son opinion, menaait que le le dveloppement du de la personnalit humaine. Il y a quelques dizaines dannes, les pessimistes prvoyaient dveloppement cinma entranerait le dclin du thtre apprhension que, fort heureusement, les faits nont pas confirme. Au cours des Rencontres Internationales de Genve de 1955, on a discut des dangers que prsentaient pour notre culture la radio, la tlvision et lusage du magntophone.

1 Confrence du 5 septembre 1958.

72

Lhomme et latome

p.062

A lheure actuelle, les promesses de la science sont une fois

encore accompagnes de menaces, mais leurs dimensions sont diffrentes. Dun ct la vision magnifique dun monde riche en nouvelles sources dnergie, le niveau dexistence de lhomme plus lev, son labeur rduit, son instruction plus tendue, ses loisirs plus frquents et plus varis, et de lautre, le danger dune dgnrescence biologique, dune destruction partielle et peut-tre totale du genre humain et de la terre elle-mme. La situation nous autorise aussi bien faire de beaux rves qu prvoir des catastrophes. Arrtons-nous sur ces dernires. On sait que chaque gnration juge sa situation exceptionnelle. Pour se rendre compte combien cette opinion est justifie, consultons le pass et examinons les enseignements qui en dcoulent. Lide dune catastrophe englobant le monde entier na pas t rare dans le pass de lEurope. Tantt elle tait lie un pass trs lointain, tantt elle avait trait lavenir. Le plus souvent on croyait quune catastrophe serait cause par le feu ou par leau. Selon les stociens, le monde devait tre consum par le feu. Cette conflagration () devait se produire rgulirement, annonant un renouveau. Cicron avait ensuite adopt cette opinion, drive dailleurs dHraclite. Mais le dluge reprsentait le type de catastrophe le plus frquent, cette mme ide se rptant avec une rgularit frappante dans diverses parties du globe. Ctait toujours une pluie torrentielle qui inondait la terre. Et ctait toujours un couple lu qui vitait le sort de ses semblables et repeuplait la terre. Ainsi Zeus avait inond le monde et navait permis qu Deucalion et Pyrrha de se sauver en dbarquant au sommet du Parnasse. Dhabitude le feu et leau jouaient dans ces mythes un double rle : celui dlment de

73

Lhomme et latome

reprsailles et celui dlment de purification. Puni de ses mfaits, le monde mergeait purifi par cette destruction. Mais ce qui nous intresse ici, ce ne sont pas les catastrophes dun pass mythique, mais celles quon attendait dans lavenir. Arrtons-nous un instant sur lan 1000 qui a suscit tant de querelles. Cest Michelet, auquel on a souvent reproch une vision exagre du moyen ge, que nous devons la description la
p.063

plus pathtique de la terreur qui rgnait pendant les annes

prcdant cette date. Cette fin dun monde si triste, tait tout ensemble lespoir et leffroi du moyen ge , crit Michelet dans le second volume de son Histoire de France. Voyez ces vieilles statues dans les cathdrales du dixime et du onzime sicles, maigres, muettes et grimaantes dans leur laideur contracte, lair souffrant comme la vie, et laides comme la mort. Voyez comme elles implorent les mains jointes, ce moment souhait et terrible, cette seconde mort de la rsurrection, qui doit les faire sortir de leurs ineffables tristesses, et les faire passer du nant ltre, du tombeau en Dieu. Selon cet auteur, toute lEurope occidentale attendait alors la fin du monde. ...Le captif attendait dans le noir donjon... le serf attendait sur son sillon... le moine attendait dans les abstinences du clotre... Depuis que Michelet a trac ces lignes, il a servi de cible diverses critiques. On lui reprochait de navoir pas suffisamment de faits lappui de ses affirmations. Il est vrai que le chroniqueur de lpoque, Raoul Glaber, moine de Cluny, auquel se rfrait Michelet, avait crit : On croyait que lordre des saisons et les lois des lments qui jusqualors avaient gouvern le monde,

74

Lhomme et latome

taient retombs dans le chaos ternel et lon craignait la fin du genre humain
1

; cependant ces mots se rapportaient non lan

1000, mais la grande famine de 1033. Quand on eut mang les btes et les oiseaux, les racines des arbres, largile mle au son, nous raconte le mme chroniqueur en parlant de lan 1033, on sen prit aux cadavres. Le voyageur tait assailli sur les chemins par des cannibales, mais tout tait vain, car il nest dautre refuge contre la vengeance de Dieu que Dieu mme . La terreur seme par la famine fut renforce par un phnomne inattendu. ... Le 29 juin 1033, le soleil sclipsa et devint couleur de safran... Les hommes crit Glaber en se regardant les uns les autres se voyaient ples comme des morts ; tous les objets en plein air prirent une teinte livide. La curs : on sattendait
p.064

stupeur remplit alors tous les catastrophe gnrale de

quelque

lhumanit 2. Comme argument contre une vision exagre de la panique rgnant, soi-disant, avant lan 1000, on nous fait remarquer non seulement que ces mots se rattachent des vnements ultrieurs, mais aussi que les nombreuses bulles pontificales dcrtes de 970 lan 1000 ne mentionnent pas la prochaine fin du monde. Toutefois cet argument nest pas jug dcisif. Les autorits pontificales ne pouvaient en effet risquer de dchaner des sentiments qui auraient pu tre difficiles matriser. Dj en 936, des moines staient rvolts et, aprs avoir tu leur prieur, avaient pris des pouses. En outre, lEglise ne pouvait se hasarder de fixer une date la fin du monde, une date que les faits

1 E. GEBHART, Ltat dme dun moine de lan 1000. Le chroniqueur Raoul 2 E. GEBHART, Op. cit.

Glaber , Revue des Deux Mondes, octobre 1891.

75

Lhomme et latome

pouvaient dmentir. Aussi gardait-elle le silence ce sujet, sabstenant aussi bien de confirmer que de nier la catastrophe prvue. Si les critiques de Michelet paraissent avoir raison en lui reprochant dexagrer limportance de lan 1000, il nen est pas moins vrai que la vision de la fin du monde tait familire aux gens du moyen ge. Chaque famine, la peste, une clipse, lruption dun volcan, taient interprtes comme des signes funestes. Pour les chrtiens, la vie tait un combat continu opposant Dieu Satan. Plus dune fois le chroniqueur Glaber avait vu ce dernier de ses propres yeux. Parfois, en se rveillant, il le voyait assis au chevet de son lit. Personne ne doutait de la victoire de Dieu, mais les dernires convulsions de Satan promettaient dtre terribles. La pense de lApocalypse escorte le moyen ge tout entier , soutient dernirement Focillon dans son livre sur lAn Mil, non dans les replis de lhrsie, dans le secret de petites sectes caches, mais au grand jour et pour lenseignement de tous. Chaque fois que lhumanit est secoue dans ses profondeurs par un cataclysme politique, militaire ou moral dune ampleur inusite crit plus loin le mme auteur elle pense la fin des Temps, elle voque lApocalypse 1.
p.065

Si lon peut se rfrer au chroniqueur Glaber pour diminuer

limportance de la fameuse date de lan 1000, il faut dire que ses chroniques confirment les mots de Focillon que nous venons de citer. Le moyen ge vivait dans lattente dune catastrophe. Auraiton pu reprsenter le Jugement Dernier avec un ralisme si poignant, si son ide navait pas t familire lesprit humain ?

1 H. F0CILLON, LAn Mil, Paris, A. Colin, 1952.

76

Lhomme et latome

Dans les temps modernes, la vision de lavenir est visiblement modifie. Aux yeux de la bourgeoisie triomphante du XVIIIe sicle, lavenir est reprsent par une ligne toujours ascendante qui se perd dans linconnu toujours meilleur. Les pestes et les famines sont de plus en plus rares. Franklin enlve la foudre son caractre terrifiant en lui donnant une explication scientifique. Les physiciens de lpoque font de mme par rapport divers phnomnes jugs auparavant surnaturels. Le dveloppement des moyens de destruction nest pas en visible dsaccord avec le dveloppement des facults humaines. Les crivains anglais du XVIIIe sicle vantent leur poque. Linfirmit dAlexandre Pope ne lempche pas de rpter dans son pome Essay on Man que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Whatever is, is right. Selon son avis, lunivers est harmonieux, et mme le vice contribue au triomphe de la vertu. Lintrt personnel et lintrt social sidentifient thse quAdam Smith reprendra ensuite. Dans ce concours de loptimisme, la voix amre de Swift est isole. La majorit des crivains franais de la mme poque entrevoit un avenir meilleur. Bien que la Rvolution franaise ait t prcde de la panique dcrite par Georges Lefebvre dans son livre La grande peur de 1789, ce nest plus la peur de la fin du monde, cause par une intervention divine qui se manifeste alors, mais cest la peur des brigands ou des aristocrates quon souponne de vouloir dtruire les rcoltes. Au XIXe sicle, et jusqu la dernire guerre du XXe sicle, il y avait, certes, des voix qui prdisaient tantt la fin de la race blanche au profit de la race jaune, tantt la fin dune civilisation. Cest ainsi quOswald Spengler prdisait la fin du monde occidental, traitant selon un modle biologique les civilisations

77

Lhomme et latome

comme des tres vivants qui croissent, fleurissent et meurent. Mais ce ntait monde. Quand
p.066

que le dclin dune culture et non la fin du Der Untergang des Abendlandes, les

parut

contemporains de Spengler sadonnaient diverses occupations qui impliquaient la croyance en une continuit de dveloppement. Ils conomisaient en pensant leurs enfants et leurs petitsenfants, ils plantaient des arbres qui exigeaient un temps prolong pour crotre et ne devaient apporter des fruits quaux gnrations venir. La comte de Halley avait fait parler de la fin du monde, qui serait cause par un choc possible, mais la curiosit avec laquelle on lattendait en 1908 ne rappelait pas la peur que faisaient natre dans le pass les catastrophes attendues. Pendant de longues annes lattente dune catastrophe nest reste vivace que dans les sectes. Celles-ci sont gnralement fondes par des personnes qui ne savent pas sadapter aux conditions dans lesquelles elle vivent. Elles fondent des sectes par esprit dopposition et il est intressant de constater que les membres de ces sectes cherchent une satisfaction dans lanantissement dun monde qui leur parat hostile. Lintervention surnaturelle qui causera cette destruction saura reconnatre, selon leur avis, les fidles parmi les pcheurs et les fidles seront lus pour avoir accs un monde meilleur. La vie religieuse est extrmement peu diffrencie dans mon pays o les catholiques sont en majorit. Mais, nous aussi, nous avons des sectes qui brandissent des menaces de catastrophe. Les Tmoins de Jhovah parcouraient les villes frappant toutes les portes et conjurant les gens de se ranger au plus vite du ct de Dieu ou du ct de Satan, car lheure de la fin du monde approche. Avant den finir avec les prvisions de catastrophes suscites

78

Lhomme et latome

par lapprhension dune intervention divine et de passer lanxit actuelle due des raisons diffrentes, je tiens dire encore quelques mots sur une secte contemporaine, o lancien mythe du dluge se manifeste encore une fois, associ de faon intressante lnergie atomique. Dans une des villes des Etats-Unis dont le vrai nom na pas t rvl par les sociologues qui, en qualit dadeptes, ont tudi le dveloppement et la dissolution de cette secte, au cours du mois
p.067

de septembre 1955, une personne ge dune cinquantaine

dannes eut, par voie dcriture automatique, une rvlation. Elle apprit quune grande catastrophe aurait lieu le 21 dcembre 1955. LAmrique du Nord et en partie celle du Sud, devaient tre inondes par le dluge. Ltre mystrieux qui avait dict cette information que la main de la personne lue avait note dune criture qui ntait pas la sienne, se prsentait comme un tre protecteur, venu dans une soucoupe volante dune plante inconnue des astronomes. Il navait pu prvenir plus tt la personne lue du dsastre, car ce nest quaprs les explosions des bombes atomiques que son vol avait t possible. Ces explosions avaient notamment dchir une vote qui sparait la terre de la plante en question, et ce nest qualors que les soucoupes volantes avaient pu faire leur apparition au-dessus de notre globe. Les tres protecteurs reviendront dsormais plus souvent en confirmant chaque fois leur message. La personne laquelle ils lavaient confi, ainsi que les autres membres du groupe, devaient tre sauvs par la mme voie de communication, cest--dire dans des soucoupes volantes. Installs sur la plante protectrice, ils devaient passer par une rducation qui les rendrait aptes une vie nouvelle. Ensuite ils pourraient revenir et repeupler la terre.

79

Lhomme et latome

La vie de ce groupe fut de courte dure, car la date du dsastre tait proche et, quelques mois plus tard, elle fut dmentie par les faits. Mais il ne faut pas croire quaprs une premire dception les sectes soient ncessairement dissoutes. Les mmes sociologues amricains qui tudiaient ce groupe, dmontrent que souvent les sectes sobstinent dans leur croyance. Si la fin du monde na pas lieu la date fixe, elles russissent toujours trouver quelque erreur de calcul ou quelque faute dans linterprtation de lEcriture Sainte. La secte se ranime et trouve de nombreux proslytes. Cest ainsi que se ranima plusieurs fois une secte fonde au XIXe sicle par William Miller dans la Nouvelle-Angleterre. Attendant la fin du monde en 1843, les fidles, persuads que largent serait dsormais inutile, avaient dj vendu leurs biens pour financer les publications du groupe et pour payer les dettes de leurs prochains. La dception quapporta lan 1843 ne les p.068 dcouragea pas et ce nest quaprs trois dlais successifs prouvs faux que la secte se dispersa 1. Pardonnez-moi davoir abus de votre patience pour vous donner un coup dil trs superficiel sur les prvisions de catastrophes de notre pass europen. Jai abord ce sujet dans le but de rpondre la question par laquelle javais commenc ces rflexions, cest--dire la question : quels sont les traits spcifiques des prvisions de catastrophes de notre poque, prvisions qui viennent nous hanter, aprs une priode assez paisible de quelques sicles. 1. Les prophties du pass qui concernaient une catastrophe

1 L. FESTINGER, H. W. RIECKEN and S. SCHACHTER, When Prophecy Fails, An account of a modern group that predicted the destruction of the world, Univ. of Minnesota Press, Minneapolis, 1956.

80

Lhomme et latome

mondiale taient fondes tantt sur des rves ou des visions, tantt sur des calculs tirs des livres sacrs, tantt sur des interprtations naves dclipses ou des mtores, tantt enfin sur des calamits telles que pestes et famines interprtes comme des manifestations de la colre de Dieu. Aujourdhui ce nest pas la superstition, cest la science qui parle de catastrophe. 2. Ce trait est li un autre. Il sagit notamment des milieux dans lesquels la crainte dune catastrophe se manifeste. Les prophties du pass taient les plus terrifiantes l o elles taient lies la plus qui, grande se ignorance. Aujourdhui, compte cest du llite intellectuelle rendant le mieux danger,

manifeste la plus grande anxit et ce sont les messages dun Albert Einstein ou dun Albert Schweitzer qui sont les plus impressionnants. 3. Les terreurs de jadis taient limites plusieurs provinces ou plusieurs pays. Celles daujourdhui se rpandent simultanment sur divers continents. LInde semble comparativement loigne des centres de production des bombes atomiques. Nanmoins, les journaux du mois de mai nous ont communiqu quun des plus fidles disciples de Ghandi a entrepris un jene de soixante-six jours pour implorer Dieu de sauver lhumanit dune catastrophe cause par une explosion nuclaire. 4.
p.069

Les catastrophes prvues dans le pass taient conues

nous venons de le dire comme les dernires convulsions de Satan. Lenfantement dun nouveau monde sannonait terrible, mais reprsentait le passage une vie nouvelle. La catastrophe qui nous menace aujourdhui est dfinitive et sans espoir. 5. Le cinquime trait spcifique que je tiens souligner, et qui a

81

Lhomme et latome

des consquences importantes pour nos attitudes morales, est d au fait que la fin de notre monde serait provoque non par une divinit courrouce mais par lhomme lui-mme. Quand les dcrets divins entraient en jeu, lhomme navait qu se rsigner. Ici, en principe, sil a le pouvoir de provoquer une catastrophe, il a aussi le pouvoir de larrter. Mais il nest pas facile darrter les processus dchans. Cest comme dans le Zauberlehrling de Goethe, o lapprenti ne sait comment arrter les flots quil a librs en se servant de la formule de son matre sorcier. La vie de lhomme est visiblement influence par limage quil se fait du dveloppement humain. Celui qui, dans le pass, vivait en respectant avec ferveur le monde antique et en se posant pour tche unique dapprofondir ses connaissances sur lAntiquit et de les commenter, vivait une autre vie que celui qui envisage non une culture dj ptrifie, mais un long avenir caractris par un perfectionnement continu. Notre poque est oriente vers lavenir, mais son horizon est restreint, parce quon entrevoit la possibilit dune catastrophe qui, dun jour lautre, peut mettre fin notre destine. Il est impossible de ne pas voir aujourdhui combien lavenir est faonn par la science, et le dveloppement de cette dernire est tellement rapide et tellement imprvu, quil serait imprudent de se prononcer mme sur les annes les plus proches. Nous ne pouvons anticiper aujourdhui, ce que nous ne saurons que demain dit K. Popper dans son livre The Poverty of Historicism. Ce dveloppement, toujours imprvu, constitue pour lauteur un argument contre tous les prognostiques contenus dans les lois de lHistoire, considres comme inexorables. Le XIXe sicle croyait connatre lavenir, parfois en dtail. Notre poque est bien plus modeste.

82

Lhomme et latome

Dans le pass, la foi en la puissance de lesprit humain, qui se manifestait dans les grandes dcouvertes, tait lie la confiance
p.070

en un progrs moral continu. Le progrs technique, si vident,

suggrait lide dun progrs moral parallle. Cette confiance ne caractrise plus lge des crmatoires, lge de lanantissement de peuples entiers, lge des bombes atomiques apportant la destruction des villes entires. Charles Darwin ne mettait pas en doute que le progrs moral serait ralis automatiquement au cours de lvolution. La slection naturelle assurait selon lui la survivance des tres particulirement dous dinstincts sociaux, car ctaient ces tres qui taient le mieux adapts la vie en socit. Ntaient pourvus dinstincts sociaux que ceux qui taient capables de sacrifice, ceux qui se montraient solidaires et qui ragissaient vivement au blme. Lvolution non seulement privilgiait la vertu, mais liminait aussi le vice. Les criminels crivait Darwin dans son livre The Descent of Man sont condamns mort, ou bien lemprisonnement limite leur possibilit de procration. Les prostitues ont rarement des enfants. La vie de lhomme intemprant est plus courte et moindres sont par l mme ses possibilits de lguer ses tendances ses enfants. Il est vrai, concdait Darwin, que ceux qui sont capables de sacrifice prissent en plus grand nombre dans les combats. Il est vrai aussi que les gens exceptionnels, les hommes de gnie ont gnralement des familles peu nombreuses. Mais en somme le fait dtre moral donne lindividu de meilleures chances de survie, donc la vertu doit ncessairement triompher. La confiance de Darwin ne parat pas aujourdhui suffisamment fonde. Certains auteurs nous persuadent que lide dune volution visant toujours le meilleur nest quun vestige de la

83

Lhomme et latome

pense thologique. Cest ainsi que le philosophe viennois, E. Topitsch, dans son livre rcemment publi et intitul Vom Ursprung und Ende der Metaphysik, voit dans la foi en une ralisation automatique de la justice au cours de lvolution, une application des schmes intentionnels dorigine religieuse. De mme R. Aron dans son livre LOpium des intellectuels, considre que ce nest que lHistoire, avec une majuscule, qui peut nous mener vers un but dfini et que lHistoire, ainsi conue, nest quune fiction difie.
p.071

Passons aux effets que les changements trs rapides et

imprvus, provoqus par la science en gnral et la physique en particulier, exercent sur la vie des individus. Examinons les effets dune vie menace par une mort violente, dune vie o la confiance en un progrs moral fait dfaut. Divers pays ont entrepris dernirement des tudes sur la jeunesse en gnral et la jeunesse universitaire en particulier. Il est trs intressant de confronter les rsultats obtenus et de retrouver les analogies qui se manifestent dans des pays diffrents par leur pass, par leur structure conomique et politique et par leur niveau dexistence : tantt trs bas et tantt trs lev. Dans son livre, publi en 1957, sur la jeunesse de lAllemagne occidentale, Die Skeptische Generation, Helmut Schelski, sociologue de Hamburg, souligne le besoin de scurit qui se manifeste dans la jeunesse allemande. Cette jeunesse na pas de grandes ambitions. Elle tient surtout organiser le mieux possible sa petite vie personnelle. A laide dune bonne matrise de la profession choisie, elle dsire se garantir une certaine aisance, une vie tranquille dans un petit groupe damis, lcart de la politique, des grands mots, des grands programmes et des grandes

84

Lhomme et latome

organisations. La vie de famille lui sert de refuge. Dans une des enqutes, 62 % des jeunes se sont dclars indiffrents aux questions politiques. On raconte que les mots de Horace gravs sur le fronton de lUniversit de Munich : Dulce et decorum est pro patria mori, ont t changs par les tudiants en Turpe et insanum est pro amentia mori. Cette jeunesse veut avant tout survivre et elle na pas lintention de se sacrifier : Diese Generation opfert sich nicht. Elle est soucieuse de son bien-tre, elle est pratique et prudente, apte au conformisme parce quil rend la vie plus facile. Des caractristiques analogues concernent la jeunesse dautres pays. Les Cahiers pdagogiques publis en France consacrent entirement le numro de dcembre 1957 ce quon appelle la crise de la jeunesse. Nous y trouvons, comme rsultat de la collaboration de divers auteurs, un grand nombre dinformations se rapportant la jeunesse franaise. Cette jeunesse, elle aussi, est trs sensible lincertitude gnrale et cherche la scurit. Les auteurs attribuent
p.072

cette

incertitude,

entre

autres,

aux

changements continuels, ce quils appellent lacclration de lhistoire. Les professions se modifient avec une grande rapidit. Ce quon a tudi hier, en se prparant exercer telle ou telle profession, peut ne pas tre utilisable demain. Il faut continuellement se rajuster aux situations nouvelles cres par le dveloppement technique. Lpargne na plus de sens. La guerre atomique hante les cerveaux. Le fait que nous sommes entrs dans la priode de la destruction presse-bouton possible, comme dit lun des auteurs, est ressenti par les jeunes de faon ontologique. En France, comme en Allemagne, on aime sorganiser en petits groupes. Avant 1939, comme le souligne un des auteurs, le fait de se sentir membre dun vaste mouvement

85

Lhomme et latome

organis tait un stimulant. Actuellement, cest un obstacle. En rponse une enqute organise par lInstitut Franais dOpinion Publique, 96 % des personnes questionnes considrent que la politique est un mal. Cette jeunesse comme celle de lAllemagne est mfiante et critique lgard des grands mots. Ce sont les adultes qui ont des illusions ; les jeunes en sont compltement dpourvus. Ils nont plus de grands modles imiter. Dans le domaine de la morale, ce qui compte avant tout cest la loyaut envers le groupe quon sest choisi. Plus de buts lointains. On veut vivre le prsent sans envisager lavenir. En 1954, le sociologue franais Jean Stoetzel publia les rsultats des tudes quil a poursuivies au Japon vers la fin de lanne 1951 et au cours des premiers mois de 1952, sur linitiative de lUnesco. Le titre de son livre est Jeunesse sans chrysanthme ni sabre, cest--dire sans le chrysanthme qui tait lemblme de lempereur et sans sabre, car il sagit dun Japon dmilitaris 1. Les jeunes Japonais cherchaient surtout la stabilit conomique et llvation du niveau de vie. A la question : Quelle est la chose de caractre personnel ou autre qui actuellement vous proccupe et vous rend le plus malheureux ? , la rponse qui, par ordre de frquence, se plaait immdiatement aprs les soucis conomiques, tait la crainte de la guerre. A lUniversit de Kyoto environ 50 %
p.073

des tudiants interrogs

prvoyaient une destruction totale dans le cas dune nouvelle guerre quils jugeaient en majorit inutile et vitable. A la question, si en 1975 lnergie atomique serait utilise des fins industrielles bien plus qu des fins militaires, 59 % des tudiants

1 Le titre de ce livre fait allusion au livre de R. Benedict, The Chrysanthemum and the

Sword, paru aux Etats-Unis en 1946.

86

Lhomme et latome

et 68 % des tudiantes ont rpondu que lnergie atomique serait utilise surtout des fins destructrices. Ce sont l les rponses dune gnration qui se souvenait bien des vnements de Hiroshima et de Nagasaki. Les informations que je possde sur la jeunesse universitaire anglaise et celle des Etats-Unis napportent, dans leurs traits essentiels, rien de nouveau. Les professeurs amricains dplorent le manque de vertus civiques, caractristique de la jeunesse tudiante. Ici aussi les jeunes voudraient vivre une vie en famille, une vie tranquille et stabilise. Les modles que proposait autrefois ses contemporains Benjamin Franklin ne paraissent plus actuels. Dans une tude rcemment parue sur la stratification sociale des Etats-Unis, Talcott Parsons, le sociologue de Harvard, considre que dans la classe moyenne, le dsir de senrichir nest plus aussi rpandu quauparavant. Actuellement on pense plutt la scurit, avoir une occupation quon aime, tre heureux en famille et dans un petit cercle damis 1. Voil donc des tendances que nous avons dj signales plus haut. Je voudrais encore consacrer quelques mots au pays que je connais le mieux, cest--dire la Pologne. En 1957 un des journaux de la jeunesse avait publi une enqute en vue de savoir quels taient les gots et les ambitions de ses lecteurs. Les rponses, dont les auteurs taient pour la plupart gs de 17 25 ans, faisaient preuve dun minimalisme daspirations , selon lexpression des commentateurs des rsultats obtenus. Au mois de juin dernier, le centre sociologique de lUniversit de Varsovie a entrepris un sondage dopinions dans la jeunesse universitaire de
1 T. PARSONS, A Revised Analytical Approach to the Theory of Social Stratification, Glencoe, Illinois, 1953, The Free Press.

87

Lhomme et latome

la capitale laide de la mthode dchantillonnage reprsentatif. Chaque trentime tudiant des 25 000 qui frquentent les coles suprieures de Varsovie a t pri de rpondre un questionnaire
p.074

trs dtaill. Le portrait de ltudiant qui merge de ces

rponses diffre par certains traits des portraits de ses camarades de ltranger, mais il leur ressemble par dautres. Comme leurs collgues de lOccident, les tudiants polonais veulent se tenir loin de la politique et un petit nombre seulement a lambition dinfluencer les vnements qui se droulent dans le pays. Il est vrai qu la question de savoir si, notre poque, lide de patrie ne parat pas suranne, ils soutiennent en majorit la ngative et se dclarent, pour plus de 80 %, prts des sacrifices si la dfense de la patrie lexige. Mais lidal dominant de ltudiant est, encore une fois, celui dorganiser le mieux possible sa vie personnelle, dexercer tranquillement une profession qui lintresse et de passer son temps libre dans un cercle damis. Le sage napprochera point des affaires publiques, moins que quelque circonstance ne ly oblige disait Epicure. Vivre lcart dans un petit groupe damis, cest bien le programme de ce philosophe, exprim dans sa formule clbre Cache ta vie . Ce genre de vie devait selon lui assurer lhomme le bonheur condition quil se dlivre de ses craintes. Epicure disposait de remdes contre les craintes nes de la superstition. Les craintes que suscite la science, qui se dveloppe dans une atmosphre de tension politique, paraissent plus difficiles dissiper. On a souvent attribu ce minimalisme daspirations des conditions de vie difficiles ou dautres facteurs dordre local. Mais le fait que les mmes tendances se rptent dans divers pays, vivant dans des conditions trs diffrentes, permet de supposer

88

Lhomme et latome

que des facteurs dordre gnral peuvent aussi entrer en jeu. Jai cru les voir dans une vie sans avenir, une vie menace et empreinte de scepticisme, quant lide dun progrs moral. En effet, il est difficile de parler de progrs moral une poque o, en toute conscience, on fabrique des bombes atomiques et on discute avec sang-froid leur efficacit. Lattitude dEpicure envers la vie publique a souvent t attribue au sentiment dimpuissance que devait ressentir un citoyen grec incorpor dans un grand empire. Le sentiment dimpuissance semble jouer un rle important dans lattitude de
p.075

la jeunesse contemporaine. Lnergie atomique donne un

pouvoir immense lEtat qui en dispose. Lhomme voit le grand jeu politique se drouler, sans avoir le moindre espoir que son activit puisse influer sur les grands vnements. Quand on se croit impuissant on choisit dhabitude entre deux voies qui se prsentent : on se replie sur soi-mme et on cherche se dtacher du monde ou bien on tente de se faire illusion sur sa puissance. Cette dernire voie semble tre celle quont choisie les groupes de jeunesse asociale qui existent dans divers pays et causent tant dinquitude aux ducateurs. Les Halbstarken dAllemagne occidentale, les Teddy boys et les Teddy girls dAngleterre, les zazous franais, les houligans polonais, tous se font remarquer par des actes de violence irraisonne : voitures attaques coups de pierre, magasins dmolis, vitres brises, etc. On a certainement connu des phnomnes semblables dans le pass. Les Anglais, au dbut du XVIIIe sicle se plaignaient des bandes composes pour la plupart de jeunesse dore et appeles les Mohocks. Ces bandes samusaient attaquer les voitures en les perant de leurs pes, et molestaient les passants qui

89

Lhomme et latome

sattardaient la nuit dans les rues. Mais les phnomnes que nous observons lheure actuelle diffrent de ceux du pass en quantit aussi bien quen qualit. Ils naissent dune situation sociale trs complexe. On ne peut les expliquer par des facteurs dordre conomique, puisque cette jeunesse rvolte appartient tantt des milieux trs pauvres et tantt des classes privilgies. Les uns sont les enfants de hauts fonctionnaires, dautres se recrutent parmi les ouvriers. Ce ne sont ni les difficults conomiques ni la crise de logement qui poussent la jeunesse de Sude courir les rues et former des gangs. Ce qui constitue un trait commun de cette cume sociale , cest que cette jeunesse, nayant dautres moyens pour sopposer son milieu et pour affirmer sa volont, a recours des provocations. Les parents et les instituteurs sont dj las comme le remarque Schelski , et se montrent trop indiffrents ces provocations. Par consquent, il faut provoquer ceux qui, en raison de leur profession, sont obligs de ragir il faut provoquer la police. Ces provocations donnent une illusion du pouvoir, alors quelles sont une manifestation de faiblesse.
p.076

Ce sentiment dimpuissance se manifeste non seulement

chez les jeunes. On lobserve galement chez des sociologues appels collaborer avec des hommes dEtat. Souvent nous avons entendu dire que le dsarroi dans lequel nous vivons est d la disproportion qui existe entre le dveloppement des sciences exactes et celui des sciences sociales, les premires tant de plusieurs sicles en avance sur les secondes. Depuis le moment o cette opinion sest largement rpandue, les sciences sociales ont fait des progrs trs rapides, mais les sociologues nont pas t capables de convaincre du bien-fond de leurs opinions ceux qui dtiennent le pouvoir politique. Au cours de la dernire guerre, le

90

Lhomme et latome

sociologue amricain, A. H. Leighton, avait t nomm chef de la Foreign Morale Analysis Division, qui avait pour but de sorienter sur lesprit rgnant dans le camp ennemi et sur sa capacit de rsistance psychologique. Le secteur de Leighton soccupait du Japon. En interviewant des prisonniers de guerre japonais de plus en plus nombreux, en lisant leurs notes personnelles, et en se basant sur dautres documents accessibles, Leighton et ses collaborateurs purent constater quil tait possible de persuader les Japonais se rendre, condition que les propositions amricaines soient faites dans des termes qui ne blessent pas lamour-propre de ladversaire. Les Japonais taient visiblement extnus, souvent mal nourris. Ils se rendaient compte de la supriorit technique de larme amricaine. Il est probable quils auraient volontiers accept un armistice et des pourparlers. Hlas, les rapports que le secteur de Leighton transmettait aux autorits centrales ne faisaient que renforcer lopinion de ceux qui, dj auparavant, taient persuads quil ne fallait pas avoir recours des moyens drastiques, alors que ceux qui taient dun autre avis ne les prenaient pas en considration. Ceux qui jugeaient lusage des moyens drastiques ncessaire tant en majorit, la destruction de Hiroshima et de Nagasaki fut dcide. Rien dtonnant que dans ces conditions, le livre de A. H. Leighton Human Relations in a Changing World 1, dans lequel lauteur raconte les
p.077

tapes des

successives du travail de son secteur, parvienne

conclusions pessimistes. Pour illustrer limpuissance des sciences sociales dexercer leur influence sur les hommes politiques en leur soumettant les rsultats de leurs tudes, Leighton a recours une comparaison loquente : les sciences sociales sont pour lhomme
1 New-York, 1949.

91

Lhomme et latome

dEtat ce quun rverbre est pour livrogne. Livrogne ne cherche pas la lumire, il ne cherche quun point dappui. La force destructrice de lnergie atomique se manifesta donc pour la premire fois le 6 aot 1945. Notre morale ne prvoyait pas des faits tels que lanantissement en quelques secondes de tant dtres humains. Aussi, la raction immdiate ressembla-t-elle plutt de la stupeur qu une raction dordre moral. Limagination humaine est lente absorber des faits nouveaux et les encadrer dans une morale qui ne dispose mme pas de termes appropris pour qualifier lvnement qui a eu lieu. La morale de lOccident fut tout aussi lente absorber lexistence de fours crmatoires. Le droit international navait pas prvu de telles ventualits et cest ce qui fait comme vous le savez dailleurs que le procs de Nuremberg dut avoir recours la notion du droit naturel pour que les juges soient mme dexercer leurs fonctions. En commenant ces remarques, jesprais consacrer la

premire partie aux dangers de la physique moderne pour passer ensuite ses bienfaits, mais cette premire partie a retenu entirement mon attention. Non seulement parce que les dangers de la physique moderne sont dj trs rels, alors que ses bienfaits sont plutt anticips, mais aussi parce que la vision du mal a toujours des couleurs plus vives que la vision du bien. Les descriptions du paradis ont toujours t un peu fades et ce nest pas au Paradis de Dante que nous revenons lorsque nous relisons la Divine Comdie, mais son image de lenfer. De nombreux ducateurs dplorent les attitudes morales de la jeunesse contemporaine. Nous avons essay de les comprendre, considrant que seule la connaissance des causes peut aider

92

Lhomme et latome

trouver les remdes. Les rponses donnes aux questionnaires que nous avons cits, prouvent que, malgr le scepticisme moral de la jeunesse, lducateur na pas travailler dans le vide, sil sagit des valeurs quelle respecte. Notre re de tension et de menaces
p.078

fait ressortir particulirement une valeur. Elle se manifeste dans ce besoin damiti que nous avons tant de fois signal et se place au premier rang dans les rponses. Elle est apprcie mme par les plus critiques et les plus mfiants. Cest la valeur de la fraternit. En faisant appel cette valeur on peut faire de lhomme un tre digne de respect et peut-tre mme librer le monde de son angoisse.

93

Lhomme et latome

EMMANUEL DASTIER LHOMME DE LA RUE DEVANT LRE ATOMIQUE 1


@
p.079

Malgr la faon aimable et logieuse dont on vient de me

prsenter, jaborde cette premire rencontre avec une certaine inhibition due aux propos de lintroducteur. Il a parl de mes ides avances. Je sais que je passe pour un homme marqu. On peut tre marqu par ses opinions, par lge, par les dsillusions, mais je suis connu pour tre au moins marqu par les ides politiques. Je voudrais que cela ne pse pas sur lauditoire. Ni sur moi-mme, puisque je suis tenu ce soir dincarner un personnage qui est lhomme de la rue devant lre atomique. Quand jai choisi ce titre, je nai naturellement pas eu la prtention de parler au nom de lhomme de la rue dans tous les continents, car il est certain que la position de lhomme des champs ou de la rue, en Afrique, en Amrique et en Europe devant lre atomique, nest pas la mme. Je me contenterai dessayer de reprsenter lhomme de la rue en France au moins et peut-tre, jusqu un certain point, dans le monde occidental, bien que pour ma part, je naime pas cette terminologie qui oppose lOccident lOrient. Lre atomique lhomme de la rue le sait a t ouverte, pour ce qui est de la recherche, au dbut du XXe sicle. Dans le domaine des applications, elle commence au seuil de la deuxime moiti du XXe sicle.

1 Confrence du 8 septembre 1958.

94

Lhomme et latome

p.080

Pour la plupart des gens, le mot atomique est li au

mot bombe , cest une ide sur laquelle je reviendrai plus longuement. En gnral, lre atomique pour lhomme de la rue, est pour demain. Pour beaucoup, au-del de leur gnration. Quelquefois, cest une espce de science-fiction, o lon confond justement sans doute la notion de lre interplantaire et la notion de lre atomique. Une science fiction qui pour beaucoup dhommes, prsente des problmes et des soucis immdiats qui lemportent sur les satisfactions venir. Ces derniers temps, jai essay dinterroger bon nombre de gens de la rue sur cette question. Avant cette petite enqute, la rfrence la plus courante que jentendais dans ma famille ou chez mes amis aussi bien chez un receveur dautobus que chez un ouvrier agricole ou chez moi tait le propos suivant : Sale temps. Il ny a plus de saisons : ce sont vos expriences atomiques. Les ractions de la toute jeune gnration ntaient pas les mmes... Quant il parlait datome, mon fils demandait si la vitesse de lauto atomique serait plus grande que celle de lauto essence. Enfin, jentendais une rflexion gnrale et dsabuse qui tait : Pour linstant cest une histoire faire tuer les hommes et favoriser la guerre . Voici quelques rsultats de ma petite enqute. Le premier interrog, un peu mauvais coucheur et un peu agit, comme presque tous les Franais, ma rpondu : Pour moi lre atomique, a nexiste pas ! Vous tes un certain nombre dhommes politiques, de savants, dintellectuels qui tirez des plans. Cela se passe en dehors de nous. Notre affaire, cest de nous loger, de nous vtir, et de nous nourrir. Et je sentais quil avait

95

Lhomme et latome

envie dajouter de vous subir (en pensant aux hommes politiques). On peut en gnral classer les autres rponses par catgories. Les femmes, les hommes et les enfants nabordent pas lre atomique de la mme faon. Les femmes sont plus pessimistes que les hommes en cette matire, plus inquites. Elles pensent plus lamour qu la science fiction. Une mnagre ma dit : Lre atomique, eh bien, cela mintressera quand il y aura la pastille atomique pour mon fourneau ; a mennuie de monter le charbon tous les matins.
p.081

Les hommes ont des ractions trs diffrentes selon leur

ge. Lhomme dge mr considre lre atomique comme un tracas, une alination nouvelle, pour une condition dont il ne partagera pas les bnfices. Au contraire, le jeune la regarde sans anxit mais avec un certain dtachement. Je me souviens dun menuisier de 18 ans qui ma dit : a ne mintresserait pas dtre pilote davion, mais jaimerais tre pilote interplantaire. Dautres jeunes la considrent avec une certaine exaltation, celle de la science-fiction, avec cet merveillement qui se traduit dans des images potiques (deux images familires Joliot-Curie) : LHumanit tout entire pse moins lourd quun centimtre cube de matire nuclaire , ou bien La France pourrait tre pendant une anne chauffe et claire par un wagon duranium. La position des enfants est diffrente. Seuls ils ont accs lre atomique. Pour eux, elle existe : cest tout juste si mon fils ne se plaint pas de ne pas trouver au coin des rues un Martien en mme temps quune usine atomique. Il serait tonn du dbat que nous avons aujourdhui.

96

Lhomme et latome

En rsum, pour la plupart des hommes de la rue en France, lre atomique cest le sous-marin atomique, lavion atomique, le brise-glace atomique, des moyens plus ou moins dangereux pour dpister le cancer, enfin des centrales atomiques. Sur celles-ci on porte des apprciations diffrentes. Les uns y voient lespoir des pays sous-dvelopps, les autres une relve de lnergie classique qui pourrait faire dfaut des chances sur lesquelles personne nest daccord. A ce sujet, je ferai une remarque valable pour la France, et sans doute pour la Suisse. Le divorce trs profond quil y a entre la science et lhumanisme complique le problme dans notre monde occidental. Jai constat ce divorce en lisant le compte rendu des entretiens des Rencontres prcdentes (et notamment de celle de 1949 sur Un nouvel humanisme). Hier encore, Mauriac en portait tmoignage. Dans lExpress de cette semaine, il nous dit : Aprs la Libration, jai rencontr souvent Joliot-Curie dans les commissions, et je me souviens que, lorsquil fallait choisir un nouveau membre, il insistait toujours pour quun scientifique ft prfr
p.082

un humaniste. Et il donnait ses raisons : les

humanistes sont ferms aux connaissances des savants, non les savants celles des humanistes. Ctait vrai et ce ntait pas vrai. Je reconnais bien l Mauriac. Il ny a pas de doute, cest vrai. Pour nuancer cet avis, jajouterai deux rflexions. Je suis moi-mme un produit des humanits. Jai mme un complexe dinfriorit lgard de la science, mais je ne crois pas que la question des murs et de la forme soient dans notre univers une question contingente. Pourquoi ? Parce que le pouvoir de lhomme sur lui-mme, sur sa propre nature qui relve pour une bonne part de lhumanisme est aussi important que le pouvoir de lhomme sur

97

Lhomme et latome

la nature extrieure. Ceci dit, je dois reconnatre que jai rencontr beaucoup plus de savants qui comprennent les humanits, que dhumanistes qui veulent chercher pntrer le domaine de la science. Une grande association officielle amricaine qui a tenu un Congrs en 1957 sur Les aspects sociaux de la science, apporte ldessus des lumires. Dans son rapport, le Comit de lAssociation amricaine pour lavancement de la science tire les conclusions suivantes : Nous sommes de les tmoins et de dune extension du sans travail

prcdent

lchelle

lintensit

scientifique. La recherche a plac entre les mains des hommes le pouvoir dinfluencer la vie de tout tre vivant dans nimporte quel endroit de la terre... Lintrt du public dans la science et la comprhension quil en a ne sont pas proportionns limportance que la science sest acquise dans notre structure sociale. On ne peut affirmer que notre socit fournisse de bonnes conditions au plein panouissement de la science. Les efforts entrepris pour expliquer au public la nature mme de la science sont faibles, compars lattention que le public accorde actuellement des formes de lactivit humaine dont les consquences sont moins fondamentales (je ne suis pas daccord avec ce dernier terme)... Les dcisions qui feront que les connaissances scientifiques seront utilises pour le bien de lhumanit, ou pour la destruction de celle-ci, sont entre les mains dorganismes publics. Pour prendre de telles dcisions, ces organismes et en dernier ressort les peuples eux-mmes doivent tre informs des faits et des consquences probables de leur action.

98

Lhomme et latome

Cest l

p.083

que les scientifiques peuvent jouer un rle

dterminant : ils peuvent communiquer aux peuples linformation au sujet des faits et leur valuation des rsultats conscutifs aux actions envisages. Jen viens maintenant la question de la bombe atomique, de latome et de la mort, parce quil reste que, pour dix annes, le mot atome a t associ au mot bombe et quil est li langoisse. Soyons francs, il sagit pour la plupart de langoisse de leur propre mort plutt que de langoisse de la destruction du monde. Que sait lhomme de la rue de la bombe atomique ? Il sait quen 1939 on avait ralis la premire fission nuclaire et quen 1942 on avait fait une pile atomique aux Etats-Unis. Il sait que le monde tait en guerre et qualors on ne songeait pas au dveloppement de ce pouvoir dans le sens pacifique, que les physiciens, les savants de toute espce, les industriels sous la conduite des dirigeants politiques consacraient tous leurs moyens la mise au point de la fabrication de la bombe A. Juillet 1945 : premier essai pour rien, dans un dsert. 6 et 8 aot 1945, deuxime et troisime essais sur lhomme, sur la cible vivante. Il semble, selon lopinion de beaucoup, que ces deuxime et troisime essais aient eu plus pour objet de sassurer une primaut dans le monde que de conclure la guerre. Voici les rsultats : Hiroshima, 140.000 tus et blesss sur une population de 245.000 hommes et femmes. 57 % dhommes atteints, 66 % dimmeubles dtruits. Pour les deux explosions, un total de 215.000 morts. Il sagissait dune bombe qui avait un pouvoir nergtique mille fois plus grand que celui de larme classique la plus dveloppe de 1945. Pour lhomme de la rue, les responsables de cette aventure, sur

99

Lhomme et latome

laquelle on peut piloguer, sont les dirigeants politiques et les savants. Il ne sait pas sils lont fait de gat de cur, ou sil tait possible de faire autrement. Il ne sait pas si leurs motifs taient valables ou non, mais il leur en attribue la responsabilit. La bombe avait une excuse, celle de conclure une guerre. On pouvait se dire quen tuant 200.000 hommes, on en sauvait peut-tre un million, ce qui est, de toute manire, un raisonnement dangereux. Mais aprs la guerre, sous la conduite de ce quon appelle les lites, de certains dirigeants politiques, de certains militaires et de certains p.084 savants, on entre dans la voie de la folie. Un livre franais, publi voil quelques annes, prfac par Einstein, crit par M. Jules Moch, dlgu de la France la souscommission du dsarmement aux Nations Unies, dcrit cette Folie des Hommes. Jen rappelle les tapes : Premire tape : 1945. Fabrication et utilisation de la bombe A (quivalence nergtique 1.000 par rapport la plus forte bombe classique 1945). Deuxime tape : 1952-1953. Fabrication de la bombe H (quivalence nergtique 1.000 par rapport la bombe A, cest-dire 1 million par rapport la bombe classique). Pour limagination, voil quelques lments de comparaison du pouvoir destructeur de la bombe A et de la bombe H : la surface dvaste par la bombe H est 10 fois plus grande que par la bombe A, les effets calorifiques mortels sont multiplis par 31 ; pour les effets radioactifs plus graves, on reste dans lignorance. La bombe H du type 53 avait un effet mortel sur 3.000 km2, un effet dangereux sur 40.000 km2. Ainsi elle npargnerait aucune partie du territoire suisse. Les spcialistes nous disent quil faudrait

100

Lhomme et latome

environ 10 ou 15 bombes H pour annihiler toute civilisation en France et en Angleterre. Troisime tape : les rampes. Jusquici ctaient les avions qui devaient porter les bombes, et les camps adverses misaient sur le pouvoir dinterception pour esprer que les avions natteindraient pas leur but, les bombes tombant au hasard sur lhumanit non combattante. Mais en 1957, on peut faire porter la bombe H son objectif par une fuse, volant entre 20.000 et 30.000 km/h., sans quil soit possible pour linstant de prvoir un moyen de dfense ou dinterception. On nous dit aujourdhui quune rampe de lancement peut expdier sur nimporte quel point du globe, par tlguidage automatique, un engin 5 000 fois plus puissant que la bombe dHiroshima. En somme, lheure actuelle, lhomme de la rue et nous tous, nous vivons sur une poudrire. Une extraordinaire poudrire qui
p.085

peut sauter par suite dune erreur dapprciation politique,

dune provocation ou mme de lerreur involontaire dun militaire de bonne foi. Quelle est la nature de cette poudrire ? Quelles sont les ressources que lhomme y consacre ? Quelle est la nature du drame ? La nature de la poudrire ? Voil un an, un expert militaire franais, charg de questions atomiques, aprs consultation des experts amricains, estimait lintention de notre gouvernement (estimation approximative naturellement puisquon ne connat pas les moyens russes) quil y avait probablement 30.000 bombes A stockes dans le monde. Il est certain que si cest cela le chiffre de 1957, celui de 1958 est plus lev. Il faut y ajouter la dizaine ou la

101

Lhomme et latome

centaine de bombes H, et surtout deux considrations. Toute bombe A est transformable en bombe H. Dautre part, si la puissance nergtique de la bombe A est limite, celle de la bombe H serait illimite si ce ntait la question des moyens de lancement. Pour linstant cette poudrire est partage par trois grands pays : le club de la terreur constitu par lAmrique, lU.R.S.S. et la Grande-Bretagne qui possdent, dtiennent ou fabriquent les lments de cette poudrire. Ajoutons quau cours de ces dernires annes, la grande question a t la diffusion aux autres nations de ces armes stratgiques ou tactiques (l je mlve pleinement contre cette distinction qui, si elle nest pas de mauvaise foi, est bien nave). Certains gouvernements, depuis trois ans, se tournent vers les trois du club de la terreur pour les prier, les supplier de leur passer un peu de leur marchandise. Les uns veulent fabriquer ces armes pour leur propre compte, dautres veulent en dtenir en excipant de leur prestige ou de leur scurit. Le gouvernement franais voudrait sa bombe A. On discute de lintroduction de larme atomique tactique en Suisse mme. La Chine ne va-t-elle pas, selon certaines rumeurs, rclamer la bombe A lU.R.S.S. ou la fabriquer elle-mme ? L, je voudrais dire trs brivement avec un peu de passion (en prenant garde de ne pas enfreindre les lois de lhospitalit),
p.086

que, de mme que je souhaite passionnment que mon pays, la France bien que je croie tre patriote ne possde jamais, ne fabrique jamais la bombe A, je souhaite vivement aussi que la Suisse, qui en matire de pacifisme a jou un grand rle dans le monde, ne se rsigne pas entrer, mme modestement, dans le club de la terreur.

102

Lhomme et latome

En France, nous sommes en train, en ce moment, de consacrer 50 milliards pour possder sans doute en 1960 trois bombes A dans le stock des 45.000 ou 50.000 bombes. Pourtant le prestige et la scurit de notre pays seraient aussi grands si nous tions la tte des nations qui combattent contre la fabrication et la dtention de la bombe atomique. Les ressources consacres cette poudrire depuis seize ans environ ? Nous ne connaissons pas les ressources qui y sont consacres en Russie. En Amrique, daprs les tableaux reproduits dans le livre de M. Jules Moch, le total des crdits affects pendant treize ans la recherche et au dveloppement atomique a t de 7.000 milliards de francs franais, soit plus de 60 milliards de francs suisses. Dans la seule anne 1957, les EtatsUnis ont consacr un milliard de dollars pour les engins tlguids moyenne distance et pour les recherches sur les engins tlguids longue porte. Il faudrait videmment tablir la proportion entre les dpenses de paix et les dpenses de guerre. On estime couramment que ces dernires reprsentent 80 % du total. Les dpenses du march atomique reprsenteraient 50 dollars dans lanne pour chaque crature humaine. Il y a, lheure actuelle, des centaines de millions dhommes dont le revenu du travail nexcde pas 50 dollars par an. La nature du drame ? Chacun prend conscience de lhorreur de la guerre atomique. Soulignons-en brivement quelques caractristiques. Cette guerre est irrversible. On a mis cinq ans, lors de la dernire guerre mondiale, tuer 60 millions dhommes ; on mettrait maintenant cinq heures. Il serait impossible douvrir des ngociations, de limiter les dgts, le monde naurait pas le

103

Lhomme et latome

temps de la rflexion... impossible de limiter cette guerre rgionalement ou par la nature des armes employes. Pour ne pas tre vaincu, celui qui dtient larme la plus puissante, larme stratgique, sen servira fatalement. Cette
p.087

guerre tendra

dailleurs prendre la forme dune guerre prventive tant est grand le dsavantage de celui qui ne frappe pas le premier. Enfin nous savons tous quelle laissera des traces bien plus dramatiques dans le corps de lhomme et dans la nature, cela pour de longues gnrations, et sans que les savants puissent apprcier eux-mmes les dommages ni leur dure. Voil le tableau de langoisse, il faut brosser celui de lespoir : la rvolte de lopinion publique, les solutions en perspective. Il serait mauvais de se livrer compltement langoisse. Lextraordinaire combat quon ne connat pas assez, et qui est men par lhomme de la rue depuis quelques annes nous donne lespoir. Pour moi, le geste dun pote catholique comme Lanza del Vasto qui, avec soixante compagnons va coucher Marcoule pour protester, et faire du porte porte auprs de chaque paysan pour le renseigner, a la mme valeur que laction du Mouvement de la Paix auquel je me consacre. Il est bien aussi de voir nombre dhommes et de femmes, en Angleterre (on les appellera les unilatralistes) dire aujourdhui : a nous est gal de savoir ce quon fait en Russie, en Amrique, ou ailleurs. Nous ne voulons pas de la bombe H chez nous. Jai entendu des orateurs notoirement anti-communistes, ajouter ce curieux raisonnement : On nous dit que labsence de bombe H pourra permettre aux Russes doccuper lAngleterre et de nous communiser ; on peut au moins se dbarrasser du communisme, alors quon ne peut pas revenir de la mort.

104

Lhomme et latome

Ce sont des thmes dvelopps par le Pasteur Collins, et Lord Russell. Ctait sans doute lavis de ces milliers dhommes, douvriers, qui un jour Brighton ont conspu leur leader le plus populaire, mon ami Bevan, parce quil refusait le point de vue des unilatralistes, daccepter que son pays renonce la bombe H avant que lAmrique et la Russie ne le fassent elles-mmes. Les mouvements dopinion, larges ou restreints ont eu leurs rsultats depuis 1945 et particulirement depuis 1951. Rsumons les aspects de cette rvolte des hommes. Elle na pas t immdiate. Elle a t lente, pour diffrentes raisons. Il y a encore beaucoup trop dhommes qui croient la fatalit des guerres.
p.088

Des grands hommes et des petits hommes. Je pense

un entretien que jai eu avec un homme politique trs minent qui est en vedette depuis quelques mois, et qui dans une rcente entrevue ma dit : Mon cher dAstier, cest gnreux, ce que vous faites, mais a ne sert rien : la guerre cest une loi de lespce. Cest encore le sentiment de beaucoup de gens, malheureusement. Dautre part, la division du monde en deux blocs idologiques et militaires a rendu la tche pacifiste plus difficile. Des deux cts, les dirigeants se croyaient ou se disaient dtenteurs de la notion du bien. Le camp de ladversaire tait le camp du mal. Il fallait que le bien dtienne larme la plus puissante, larme totale au besoin, pour viter lagression du mal. Il y a eu la premire priode de 1945 1949 o un seul camp dtenait sovitique larme date atomique de 1949). (puisque Ceci la premire certains exprience dirigeants incitait

amricains laborer la doctrine dune domination mondiale (le livre de Burnham), naturellement de la domination du bien !

105

Lhomme et latome

Puis est venu la deuxime priode, aprs 1954, celle de lquilibre de la puissance nuclaire, dun quilibre stratgique avec les hauts et les bas de la course aux armements. Par exemple, lun a des bases plus rapproches que lautre des centres vitaux de ladversaire et ne possde quune arme moyenne porte, alors que lautre a larme intercontinentale. Tout de mme, lentement, rgulirement la crise de conscience des lites, des savants, la rvolte de lopinion publique sest fait jour. Un livre dcrit magnifiquement les premires crises de conscience. Cest Plus clair que mille soleils, de Robert Jungk. Troubles et rvolte des savants, qui souvrent par le rapport Frank et la communication Truman des savants atomistes tentant dempcher lusage de la bombe A sur le Japon, et qui se poursuivent par une longue bataille et une victoire la Pyrrhus : la loi Mac Mahon qui na fait quaggraver la situation et acclrer la course la mort entre les deux grands. Sur les responsabilits des savants, je voudrais donner une opinion personnelle et non conforme. On nous parle du pre de la bombe A et du pre de la bombe H. Je ne sais pas si tel ou tel p.089 homme peut revendiquer cette paternit, mais je pense que si jtais lun deux, jaurais des nuits mauvaises. On me dira : Nont-ils pas t de bons citoyens, de bons patriotes, en obissant la raison dEtat ou un impratif patriotique ? Eh bien ! quitte me mettre beaucoup de monde dos, je dis que je prfrerais tre de ceux qui refusent, que dtre parmi ceux qui acceptent de telles besognes. Aussi bien lOuest qu lEst, des hommes, comme Joliot en France et comme Kapitza en Russie ont refus certaines tches de destruction. Peu mimportent les motifs : ils lont fait et lhomme de la rue les approuve

106

Lhomme et latome

gnralement, parce quil sait bien quaujourdhui, aucune patrie, aucune idologie, aucune religion, ne peuvent commander dassocier son gnie, je ne dis pas la guerre mais la destruction du monde. Pour en revenir la rvolte des hommes, lon doit bien reconnatre que jusquen 1950, le problme du pril atomique chappait compltement lopinion publique. Cest Stockholm, linitiative du Mouvement Mondial de la Paix et de Joliot-Curie, que fut diffus dans de larges secteurs de lopinion publique mondiale lappel solennel de mars 1950, qui demandait linterdiction contrle de larme atomique, la destruction des stocks et la dsignation comme criminel de guerre du premier gouvernement qui se servirait de larme. Cet appel a runi 500 millions de signatures. Quil soit juste ou non de parler de propagande ou de dire que le mouvement de Stockholm a t suscit linitiative du monde communiste, ne change rien la porte des faits, aux rsultats. Cest la suite de cet appel que le dbat sur le pril atomique est devenu public et nest plus rest dans le secret des lites. Le problme tait pos pour la premire fois devant lhomme de la rue, devant les peuples. Les affreuses consquences de la guerre atomique ont t dvoiles. Enfin, grce ce dbat, des gouvernements qui envisageaient de se servir de la bombe atomique ont hsit et renonc. Je voudrais rappeler le droulement des vnements : quelques mois avant lappel de Stockholm, la fabrication de la bombe A par lU.R.S.S. ; puis quatre mois aprs, au mois de juillet, le dclenchement de la guerre de Core. En novembre 1950 le prsident
p.090

Truman dclarait encore que lemploi de larme

107

Lhomme et latome

atomique pour la guerre de Core tait toujours ltude . Mais quelques annes plus tard, en 1955, un ouvrage amricain officieux, publi sous patronage officiel, louvrage de Kissinger reconnaissait lincidence de la campagne de Stockholm sur la stratgie amricaine. Tout pes, les Etats-Unis avaient renonc utiliser la bombe atomique. Vous connaissez la doctrine britannique exprime dans le Livre Blanc de 1957 qui dclarait que devant un conflit rgional majeur, la Grande-Bretagne nhsiterait pas se servir de la bombe. Il y a eu dans le monde, depuis 1945, au moins trois conflits rgionaux qui auraient pu tre qualifis de majeurs : le conflit de Core, celui du Vietnam, et celui de Suez. Ils ont t rgls et nont pas dgnr en guerre mondiale et en guerre atomique. Imaginez ce qui se serait pass si une grande puissance stait servi cette occasion de la bombe. Si lopinion publique na pu vaincre encore le chantage aux armes, au moins at-elle contribu retenir les actes les plus graves. Aprs lappel de Stockholm, la situation a t profondment modifie. Le combat a cess dtre secret. Les plus grands savants, les plus grands intellectuels se sont, par leurs appels, placs en tte du mouvement, comme en tmoigne la dmarche du Dr Pauling (Prix Nobel de chimie) auprs des Nations Unies, avec la signature de trente-six laurats et de milliers de savants amricains et russes,... linitiative dEinstein, de Joliot-Curie et de Lord Russell en 1958 qui aboutit la confrence de Pugwash (Canada), les appels pathtiques du Dr Schweitzer. Dans le mme temps, slevaient la protestation des Eglises protestantes quasiunanimes, les messages du Souverain Pontife, le vaste mouvement du peuple japonais, premire victime de larme atomique, les appels dhommes comme Nehru et Soekarno, enfin

108

Lhomme et latome

les

grandes

campagnes

populaires

en

Grande-Bretagne,

en

Allemagne Occidentale, avec lappui des syndicats et des forces spirituelles. Grce ces mouvements, grce au geste de lUnion Sovitique, dcidant en mars 1958 larrt unilatral des expriences, les portes de lespoir sont ouvertes aujourdhui, et la rencontre de juillet dernier Genve confirme les perspectives dune trve nuclaire contrle.
p.091

Il nentre pas dans le cadre de cette confrence dapporter

des solutions politiques ou diplomatiques. Avant daborder des perspectives, sur lesquelles nombre de bons esprits de lOuest et de lEst pourraient se mettre daccord entre eux et avec lhomme de la rue, je ferai quelques observations quil faut prendre comme des postulats. Premier postulat : on ne peut trouver de solution aux

problmes sans un minimum de confiance dans lhomme et dans tous les hommes. On ne peut en trouver si lon ne croit pas au dsarmement et la paix... Dsarmer ou prir : je pense la prface quEinstein, quelque temps avant sa mort, donnait au livre de Jules Moch : Celui qui ne peut plus difier une paix durable et sre ou qui na pas le courage dagir, celui-l est mr pour le dsastre. Deuxime postulat : pas de dsarmement sans contrle et pas de contrle sans dsarmement. Le dsarmement sans contrle, cest laventure. Le contrle sans dsarmement risque de ntre quun procd pour connatre les cartes de ladversaire. Dernier postulat : il ne faut pas proposer aux hommes la voie du tout ou rien , celle qui consisterait leur dire dattendre, pour faire un premier pas, que lon ait mis sur pied un systme

109

Lhomme et latome

idal et utopique permettant de contrler chaque tank, chaque mitrailleuse, chaque kilogramme de matire fissile. Ce serait fermer les portes de lespoir. Jai song ce dialogue que jai eu rcemment avec un Amricain desprit pacifique. Nous piloguions sur le contrle de la trve nuclaire. Il ma dit : Vous savez, chez nous, nous ne sommes pas trs chauds. Pourquoi ? Parce quils sont malins, les Russes... pendant la trve, il y aura un petit coin en Sibrie o on pourra faire souterrainement des explosions ; ou bien, au moment du contrle de la production, il y aura un petit coin au Tibet o leurs travaux nous chapperont... Je lui ai demand : Alors que ferez-vous dans le cas dune trve ou dune production contrle ? Eh bien ! srs quils tricheraient, nous tricherons aussi ! Ce sont l les hommes. Mais il faut admettre que ces petites tricheries rciproques seraient infiniment moins dangereuses que la course ouverte, la guerre atomique admise et la poudrire qui stendrait chaque jour.
p.092

Ceci dit, quelles sont les perspectives raisonnables et

immdiates sur lesquelles, dans les circonstances prsentes, bon nombre dhommes politiques et dintellectuels lEst et lOuest pourraient trouver un accord ? Dabord la trve nuclaire : nous y sommes presque. Mais il faudrait quelle soit de deux ou trois ans au moins pour permettre la difficile ngociation pour larrt de la production de guerre et la destruction des stocks. Un an ce nest que le dlai pour perfectionner une arme et pour reprendre avec fruit de nouvelles expriences. Larrt des expriences cartera les risques trs graves, encore mal pess, des retombes radioactives. Il sera un banc dessai pour le contrle. Aprs la trve nuclaire, aussi vite que possible, il faudrait

110

Lhomme et latome

mettre un terme la diffusion des engins atomiques, interdire celle-ci. Que les Etats dits neutres ou neutralistes, qui acceptent ou souhaitent de ne pas fabriquer la bombe, fassent au moins leur club comme les trois grands, mais un club de la sagesse. Que dautres nations ensuite, appartenant lun ou lautre bloc rejoignent ce nouveau club,, ce qui semble possible la lumire de certaines propositions telle que celle de la Pologne. Ceci se ferait dans lquilibre, sans chercher favoriser un bloc par rapport lautre. Le contrle stendra et la confiance, peu peu, renatra. Enfin, cest une ide personnelle, je souhaiterais que cette trve signe, cet accord de non-diffusion trouv, chaque semestre, solennellement, un certain nombre de milliers de bombes atomiques soient remises une instance internationale pour tre dnatures ou dtruites. Si tricherie il y a, peut-tre en fabriquerat-on dix clandestinement pendant quon en livrera mille. Mais cela sera toujours quelque chose de gagn. Voil des objectifs partiels. Pour ma part, je reste attach lobjectif essentiel, celui de Stockholm et du Mouvement Mondial de la Paix : linterdiction totale de larme atomique, le contrle de cette interdiction, la destruction des stocks. Jai trait longuement de la question du pril atomique et de la rvolte de lopinion publique. Il me reste le dernier point. Si lnergie atomique ne doit pas tre un moyen de destruction de lhomme, que peut-on en attendre au service de la paix, au service
p.093

de la vie ? L-dessus sans doute, lhomme de la rue a aussi

beaucoup de choses dire. Lhomme de la rue, des champs, est celui qui ne bnficie, la plupart du temps, que des queues du progrs . Sous-marin

111

Lhomme et latome

atomique, avion atomique, lhomme de la rue reste debout dans le train ou dans lautobus et pense son vlomoteur ou son vlo. Brise-glace atomique, mais la femme fait son compte pour savoir si elle pourra payer crdit sa machine laver. Et des centaines de millions dhommes ne bnficient ni du vlo, ni de la machine laver. Pour eux, pour beaucoup de Franais encore, le sous-marin Nautilus, le brise-glace Lnine, cest la lecture du journal, cest le rve exaltant dun soir : ce nest pas la ralit. Bien entendu, malgr cela, lhomme de la rue sait que lre atomique apporte un nouveau pouvoir qui peut tre une des cls du dveloppement humain, cest--dire de la libert humaine, dans son sens le plus large. Il est reconnaissant, content, mais il se souvient, quen 1939, quand lhomme tenait dj de grands pouvoirs, on vivait tout de mme dans un univers o les deux tiers des tres taient sous-dvelopps . Des milliards dhommes ne bnficiaient pas des moyens matriels dont profitaient quelques dizaines de millions dautres hommes. Ce dsordre peut continuer. Il peut mme tre exagr par lre atomique. Il y a un second dsordre possible, dune autre nature mais aussi grave. Pour lhomme, pour lhomme de la rue, le progrs nest bon que sil peut se transformer en bonheur, en harmonie. Non pas seulement en agitation et en alination. Aller plus vite, pourquoi ? Faire plus de bruit, pourquoi ? Aller plus loin, pourquoi ?... Seulement pour svader de soi-mme ? Je pense ce dbat que jai eu avec un de mes amis, un grand physicien. Ma femme lui demandait : Quand il y aura lautomation, quand lhomme aura la semaine de 15 heures, que croyez-vous quil fera de ses loisirs ? Mon ami a rpondu : Je pense quil soccupera de transformer son corps pour pouvoir aller dans une

112

Lhomme et latome

autre plante. Cette rponse ma du. Et me voil contraint de parler morale ou plutt murs. Si la cl du dveloppement et de la libert de lhomme est le pouvoir quil acquiert, ce pouvoir a deux aspects : celui quil a sur
p.094

la nature, hors de lui, et puis le pouvoir quil a sur lui-mme,

sur sa propre nature. Ces deux aspects sont troitement lis. Et lhomme doit avancer en mme temps dans ces deux directions sans aller trop vite, sinon cest le dsquilibre et le dsordre. Le nouveau pouvoir de lre atomique est surtout, et sera surtout un pouvoir sur la nature extrieure. Sa mise en uvre en tant qunergie est une chose, son application lhomme et la socit en est une autre. La fission atomique, la fusion atomique, nest en soi ni le progrs, ni le bonheur. Ce nest quun moyen qui prouve ltonnante facult de lhomme de pourvoir au dveloppement de lespce, de sadapter, damliorer sa condition humaine. Dans un monde de 3,7 milliards dhabitants, cest un moyen de satisfaire certains besoins essentiels pour lquilibre de lhomme et pour son dveloppement : vivre en bonne sant, vivre longuement, se nourrir, se vtir, se loger, dominer la fatigue des travaux. Lhomme de la rue sait quun petit nombre dhommes va dtenir le pouvoir nouveau. Cest aux responsables, ceux que lon appelle communment lites, aux savants, aux chercheurs, aux intellectuels, aux politiques, quil demande des comptes. Que peut-il demander ? Il souhaitera sans doute dabord que ce nouveau pouvoir soit utilis au profit de tous et non de quelquesuns. Lhomme de la rue se mfiera des plans trop abstraits pour une socit future, il se mfiera de la notion de profit associe lre atomique, cest--dire des rapports de latome et de largent. Mais si ce propos, ce souhait vaut dans le cadre des frontires,

113

Lhomme et latome

lhomme de la rue, souvent plus rellement humaniste que lhomme des salons, reconnatra que ce souhait doit stendre audel des frontires nationales ou continentales. Que le nouveau pouvoir profite autant, sinon plus, aux manuvres, aux mnagres, quaux directeurs ou aux dputs ; mais aussi que ce nouveau pouvoir profite autant (et srement plus) aux centaines de millions dAsiatiques ou dAfricains ou de Sud-amricains que les Europens pendant des sicles ont maintenus en condition de sous-dveloppement. Il voudra que ce nouveau pouvoir permette de rattraper le retard de centaines de millions dhommes, et non pas daccrotre lavance de quelques millions dhommes favoriss. Devant un tel
p.095

souhait, lhomme politique nest pas seul en

cause : le savant aussi. Il ny a pas seulement la question de la rpartition des biens, il y a aussi la question de leur nature qui doit tre adapte ou non aux besoins de lhomme, aux satisfactions de lhomme. Et le savant doit reconnatre comme le disait un jour Joliot, quune dcouverte de progrs modeste qui intresse un plus grand nombre dhommes, une plus large fraction de lhumanit, peut tre aussi importante quune dcouverte en flche qui ouvre des perspectives incertaines pour des gnrations futures. Dans lesprit de lhomme de la rue, le combustible pour aller dans la lune ne lemporte pas sur le nylon. Le deuxime souhait que pourrait exprimer lhomme de la rue serait que ce progrs nouveau se transforme le plus vite possible en harmonie et en bonheur. Si lon pense que le bifteck, le nylon, le lgume, le voyage dans la lune, peuvent tre les conditions du bonheur mais ce sont pas le bonheur , il faut dabord mettre ces conditions la porte de tous, parce que le bonheur individuel est fonction dune certaine

114

Lhomme et latome

harmonie collective. Mais il faut aussi que la Socit mette lhomme en mesure de savoir et de pouvoir vivre son prsent. Il faut mettre lhomme en mesure, chaque progrs, de mieux sapproprier la nature (suivant le vocabulaire de Marx) et de transformer cette appropriation dans les joies que lhomme peut se donner lui-mme, et dont les fondements sont lamour et la connaissance. Sans doute doit-on abandonner une part de sa vie, de ses travaux, aux gnrations futures. Mais il ne faut pas tout abandonner. Il faut savoir et pouvoir vivre son prsent dans lintrt des gnrations futures. Il est impossible de prparer le bonheur des gnrations futures dans le malheur de deux ou trois gnrations : toutes les mres le savent. Dans notre monde moderne, lhomme risque dtre frapp de deux maladies : celle de la mmoire et celle de limagination. La maladie de la mmoire frappe ceux quon appelle les conservateurs sociaux, les hommes qui veulent revenir en arrire (je pense aux propos dun philosophe qui, en 1949, aux Rencontres de Genve, souhaitait voir se rtrcir lunivers). Cest encore le mal de lge, du vieillissement. Au contraire, la maladie de limagination, qui conduit lhomme svader dans le futur,
p.096

peut tre lun des

dangers de lesprit progressiste. Pour ma part, je pense que la socit future conue sous une forme dogmatique peut tre un opium comme peut ltre la religion... une faon daliner lhomme, de le rendre incapable de vivre son prsent. Nos enfants feront lre atomique : quils la fassent pour euxmmes autant que pour leurs enfants. Aussi bien pour les problmes de latome au service de la vie, que pour ceux que pose latome au service de la guerre, il ny a

115

Lhomme et latome

pas de recette miracle, de recette totale. Il y a des prcautions, il y a des pas sur lesquels tous les hommes seront daccord et quil faut assurer. Le premier pas serait daller labolition du secret scientifique, dont Francis Perrin dnonait ces jours derniers, Genve, labsurdit. Il ne suffira pas dchanger les informations pacifiques. Il faudra faire de la recherche en commun : les hommes dun bloc avec les hommes dun autre bloc, les hommes dune nation avec les hommes dune autre nation. Il faudra que ces savants aillent lhomme de la rue, et soient des hommes de la rue. Jtais irrit dernirement dentendre deux hommes, un grand savant danois et un grand mdecin franais me dire : Moi, je ne lis pas les journaux, je nai pas le temps... Moi, je ne fais pas de politique, je nai pas le temps... Les savants doivent tre des citoyens comme les autres, plus actifs aujourdhui parce quils ont plus de responsabilits. Enfin lhomme de la rue attend un autre pas. Il attend le jour o des savants, des techniciens, des ouvriers amricains, sovitiques, asiatiques, sattelleront ensemble avec laccord de leurs gouvernements mettre sur pied la centrale atomique de lInde, du Brsil ou du Sahara. Langoisse est un domaine que cultive volontiers lintellectuel. Il ne faut pas sy complaire, et que langoisse du pril atomique ne soit quun reflet de notre angoisse devant notre propre mort. Soyons comme les enfants, soyons comme tant de travailleurs qui savent, les uns vivre, les autres travailler sans sabandonner langoisse mtaphysique. Si lre atomique doit contribuer la dissiper, ce ne sera pas par la dsintgration de latome, mais bien
p.097

par le regain de confiance dans les hommes, damour pour les

116

Lhomme et latome

hommes quelle peut apporter. Et en disant lamour pour les hommes, je ne veux pas verser dans le roman rose ou la morale : cet amour des hommes doit comporter une juste part, une large part damour pour soi-mme, cest--dire de satisfactions. Pour conclure, laissez-moi dire que ces Rencontres, telles que vous les organisez depuis quelques annes, vont dans cette voie. Mais pour tre plus satisfaisantes, il faut quelles dbouchent vers lhomme de la rue. On ne fera rien sans lui, sans le plus grand nombre. En me consacrant avec bien dautres, avec un grand savant unanimement respect et regrett, au Mouvement Mondial de la Paix qui peut tre critiqu, discut, frapp de certaines hypothques jai t vers lhomme de la rue. Il me reste souhaiter que ceux qui veulent la paix, indispensable au bonheur, fassent ou trouvent leur Mouvement de la Paix (spiritualiste, capitaliste ou matrialiste, peu importe) ; et que ces mouvements divers se rencontrent et dialoguent pour dgager les thmes universels qui peuvent runir et animer le plus grand nombre des hommes.

117

Lhomme et latome

DANIEL BOVET RECHERCHE SCIENTIFIQUE ET PROGRS HUMAIN 1


@
p.099

Quest-ce que la science ? Quel est donc le but de nos

recherches ? Quel est le sens des efforts poursuivis dans nos laboratoires ? Distinguons demble les deux aspects complmentaires et parfois contradictoires sous lesquels se pose le problme : dune part la valeur de la science considre par elle-mme, dans le cadre du dveloppement de la seule pense rationnelle et de lenrichissement culturel quelle constitue dautre part en raison de sa valeur sociale, les techniques auxquelles elle donnera naissance, et les applications industrielles ou autres auxquelles elle pourra conduire. Si la classique antinomie entre deux sciences, lune pure et lautre applique, est aujourdhui largement dpasse par les faits, la science dans ses fins et ses consquences peut apparatre en tant que deux entits. Quont dit de leur science quelques-uns de ses plus

enthousiastes fauteurs ? Il est instructif de rapprocher les uns des autres ces divers tmoignages. Avec H. Poincar, nous atteignons demble un absolu. Dans les pages qui servent de conclusion la Valeur de la Science il crit :

1 Confrence du 9 septembre 1958.

118

Lhomme et latome

p.100 La seule ralit objective ce sont les rapports des choses do rsulte lharmonie universelle. Les savants croient que certains faits sont plus

intressants que dautres, parce quils compltent une harmonie inacheve, ou parce quils font prvoir un grand nombre dautres faits. Ce nest que par la Science et par lArt que valent les civilisations. On sest tonn de cette formule : La Science pour la Science, et pourtant cela vaut bien la vie pour la vie [], et mme le bonheur pour le bonheur []. Tout ce qui nest pas pense est le pur nant et finalement : La pense nest quun clair au milieu dune longue nuit. Mais cest cet clair qui est tout 1. Le pragmatisme le plus orthodoxe, pour lequel, selon

lexpression de E. Mach, la science peut tre considre comme une simple conomie de pense peut lautre extrme tre illustr par les textes du physicien H. Bouasse dont nous nous dlections au temps de nos tudes. Son introduction l Optique gomtrique suprieure a pour titre : La science ni belle, ni moralisatrice, ne vaut que par le dtail. La science nest que cela, un ensemble de procds pour se rappeler les phnomnes, une anamorphose ayant lutilit pour but. Quant la nature des choses,

1 H. POINCAR, La Valeur de la Science, Paris, 1927.

119

Lhomme et latome

nous sommes aussi avancs que le voyageur qui gravit une colline, pour en voir une autre devant soi, et ainsi de suite, jusqu mourir de fatigue et dcurement dune tche si vaine. Une thorie, cest amusant ; deux thories, passe encore. Mille thories, toutes construites sur le mme modle, a donne la nause. En sommes-nous plus avancs davoir rpt mille fois la mme chose en ne changeant que des mots ? La science na quune excuse sa dsesprante monotonie : servir quelque chose 1. Dans une autre prface, H. Bouasse dveloppe le point de vue positiviste de la science : Le savant cherche une forme dans laquelle les faits voudront bien se caser 2.
p.101

Comme le souligne E. Bauer

dans une rcente et fine

analyse, cette constatation en apparence banale constitue le nud mme du problme. La dcouverte selon les uns, la construction selon dautres, des cadres logiques dans lesquels la ralit vient sinsrer est effectivement ressentie par le savant comme le but mme de ses recherches. Il suffit de mettre laccent sur les mots que Bouasse crivit en toute innocence les faits veulent bien se caser pour que son aphorisme pragmatiste vienne se placer ct de deux formules clbres de H. Minkowski et dA. Einstein dont le sens est peu prs le mme mais avec une tout autre rsonance.

1 H. BOUASSE, Optique gomtrique suprieure, Paris, 1920. 2 H. BOUASSE, Statique, Paris, 1920. 3 E. BAUER, Lexploration de lUnivers et son exploitation. La Nef 11 (6) 31, 1954.

120

Lhomme et latome

Minkowski (1908) parle dune harmonie prtablie entre les mathmatiques pures et la physique . Pour Einstein
1

le but de

la science est dune part la comprhension, aussi complte que possible, de la connexion entre les expriences sensibles dans leur totalit, et dautre part, le parachvement de ce but en employant un minimum de concepts primaires et de relations. Ce qui est le plus inintelligible, a-t-il crit, cest que le monde soit intelligible. La tentative dune dfinition de la recherche scientifique, apparemment directement tout fait abstraite au les dbut, nous amne pratiques de la envisager consquences

recherche pure. Et aprs avoir essay dindiquer, par les mots mmes de ses plus grands reprsentants, les fins de linvestigation scientifique, voil que nous nous devons de prciser les rapports existant entre la science pure et le progrs technique. La recherche scientifique et le progrs technique. Une tude des rapports existant entre la recherche scientifique et le progrs technique, rvlerait dune part les multiples aspects des problmes communs la science et lindustrie, et dautre part la varit des relations qui, au cours de lhistoire et selon les pays considrs, se sont tablies entre les savants et les chefs dentreprises.
p.102

Du point de vue conomique, lon reconnat aujourdhui rvolutions industrielles successives ; la

lexistence de deux

premire concide avec lessor du machinisme et des industries

sociales (trad. M. Solovine), Paris, 1952.

1 A. EINSTEIN, La physique et la ralit (1936), in Conceptions scientifiques, morales et

121

Lhomme et latome

traditionnelles, comme celles du textile, des mtaux, du papier et du verre par exemple ; elle est issue du dveloppement en grande partie empirique de la technique des et elle est le fruit de laccumulation progressive expriences dune pratique

plusieurs fois millnaire ; la seconde rvolution industrielle, dont lorigine plus rcente ne remonte quau dbut de ce sicle, marque au contraire lapparition sur le march de productions entirement nouvelles, lautomobile et lavion, les textiles artificiels, les appareils lectroniques, dont linfluence se fera sentir non seulement sur le monde matriel mais encore sur les structures sociales et sur notre mode de penser. Au cours de ces deux priodes, les rapports entre science et technique apparaissent trs diffrents, car il ressort demble que, si la science exprimentale du XIXe sicle sest trouve en quelque sorte dans une position de dbitrice vis--vis dune industrie dont lessor devait conduire un niveau de prosprit conomique encore jamais atteint, lavnement de la seconde rvolution industrielle que nous traversons actuellement est au contraire troitement et pourrait-on dire exclusivement li au niveau lev que les sciences physiques, chimiques et naturelles avaient atteint au dbut de ce sicle. * Au point de vue historique, il est instructif de rappeler combien furent troits, ds la fin du XVIIIe, les changes entre ceux que lon appelait alors les inventeurs et les pionniers de la science exprimentale. Considrant en particulier ce que fut lattitude des chimistes pendant la priode de la Rvolution et de lEmpire, on relira ce

122

Lhomme et latome

sujet avec curiosit une page de H. Le Chatelier : Lavoisier dpensait le plus clair de son activit tudier les problmes agricoles, la fabrication du pltre, lclairage de la ville de Paris, la fabrication de la poudre, le gonflement des ballons. Monge
p.103

soccupait de la mtallurgie du fer et de la fabrication des canons. Laplace et Lavoisier imaginaient leur calorimtre glace pour la fixation quitable des droits doctroi sur les combustibles entrant Paris. Berthollet fabriquait des chlorures dcolorants et des poudres chlorures. Gay-Lussac, ingnieur des Ponts et Chausses, perfectionnait la fabrication de lacide sulfurique. Fresnel, galement ingnieur des Ponts et Chausses, dirigeait le Dpt des Phares, H. Sainte-Claire Deville sest us au cours de ses recherches sur la mtallurgie de laluminium et celle du platine. Ce sont pourtant ces savants auxquels nous devons les plus belles dcouvertes de la Science pure : les lois fondamentales de la chimie, celle de la gravitation universelle et de la capillarit : la gomtrie descriptive, la thorie des ondulations, les lois de la dissociation, celles de la dilatation des gaz, etc.
1

Une collaboration particulirement troite stablit ds cette poque entre les savants et les fabriques darmements. Lon sait la part que nombre de chimistes illustres ont prise une industrie qui doit son rapide dveloppement aux guerres de la Rvolution, la fabrication du salptre, le nitrate de potasse entrant alors pour les trois quarts dans la composition de la poudre canon. En quelques annes seulement, la suite du dcret du 14 frimaire de lan II, qui invitait tous les citoyens lessiver euxmmes les parois de leurs caves, la production de nitrate, dont les
1 H. Le CHATELIER, La Socit de demain et la Recherche scientifique. Enqute du Temps , 1919 ; cit. in C. Moureu, La Chimie et la Guerre, p. 297, Paris, 1920.

123

Lhomme et latome

procds

dextraction

avaient

subi

des

perfectionnements

importants, passait de 3 millions 16 millions de livres 1. Par la suite, les progrs de la chimie, et de la chimie organique en particulier, devaient multiplier les occasions de contact. Si J. Pelletier (1820), brevet la et J.-B. Caventou, en France, leur de ne voulurent de la personnellement tirer aucun bnfice de lisolement de la quinine abandonnant premire lhumanit dun procd laniline, prparation, un tudiant de 18 ans, W. H. Perkin, protgera par un synthse
p.104

colorant

mauvine, laquelle de Londres la

il parvenait en 1856 dans un laboratoire dun raisonnement erron . Trs

suite

rapidement la mauvine est prpare industriellement en France, Saint-Denis, et cest galement Paris que A. Bchamp tudie pour la premire fois la production industrielle de laniline partir du nitrobenzne, utilis en parfumerie sous le nom dessence de mirbane. Au point de vue gographique, les dveloppements de la chimie des matires colorantes, qui retourner la fin en Allemagne 2. Il navait fallu quun sicle pour que les sciences physiques, lorigine juste suffisantes pour expliquer et amliorer les techniques industrielles, deviennent aptes crer des nergies et des matriaux entirement nouveaux. Ainsi en chimie organique les premires dcouvertes de teinture laniline conduisirent rapidement une foule de colorants varis eurent leur dbut en France, passrent en Allemagne, puis en Angleterre et en Italie, pour

2 E. FARBER, The Evolution of Chemistry, New York, 1952.

1 P. BAUD, LIndustrie chimique en France, Paris, 1932.

124

Lhomme et latome

et la cration dune industrie nouvelle. La chimie des parfums, dont les proprits organoleptiques taient galement aises reconnatre, suivit rapidement. Par un dtour assez inattendu et qui allait se montrer lourd de consquences, la chimie thrapeutique nallait pas tarder se greffer sur le tronc qui avait surgi de la sorte. Lorsque ce stade fut atteint, le changement et linnovation surgirent un rythme sans cesse acclr, grce la cration et au dveloppement croissant des laboratoires appartenant lindustrie, qui disposeront ds lors de leurs propres matires premires et mettront leurs produits intermdiaires la disposition de leurs propres chercheurs. Les colorants, les parfums, les mdicaments eux-mmes furent mis en circulation sous dtrange sigles sans que fussent toujours connus les procds qui aboutissaient leur synthse. Dans les fabriques, les exprimentateurs eux-mmes ignoraient souvent la structure des produits qui leur taient confis. de nos Des vagues de et produits passrent pharmaceutiques, de matires plastiques, de textiles artificiels, dantibiotiques, sortirent laboratoires
p.105

rapidement la production industrielle,

tandis que des

bouleversements analogues gagnaient la suite des progrs raliss en physique les industries lectriques, mtallurgiques et atomiques. Pendant toute cette priode, les recherches appliques et la recherche pure restent troitement associes et leurs rsultats se mlent au point quil est le plus souvent difficile de distinguer la part de lune et de lautre. Je nen veux, pour exemple, que lnumration, telle que la relate E. Fourneau 1, des contributions

1 E. FOURNEAU, Quelques aspects de la chimiothrapie (1947), cit. in P. FOUGRE, Grands Pharmaciens, Paris, 1956.

125

Lhomme et latome

multiples

et

varies

qui

ont

abouti

la

dcouverte

des

mdicaments antisyphilitiques et de la thrapeutique arsenicale : observation empirique de laction reconstituante et antianmiante de larsenic, traitement des btes de somme par larsenic minral, dcouverte de lagent responsable de la maladie du sommeil, inoculation la souris du parasite du chameau, identification de lagent de la syphilis humaine, formules tout dabord errones, puis successivement confirmes de lacide aminophenylarsnique, premires tentatives thrapeutiques avec des produits impurs : il a fallu la longue suite des gurisseurs, des explorateurs, des mdecins coloniaux, des parasitologues, le hasard de millions dinoculations, la passion dun Ehrlich, pour en venir bout ! Il serait facile de multiplier les exemples et de montrer comment une intrication des recherches pures et appliques apparat, avec la mme vidence, dans bien dautres domaines. Cest en Allemagne en premier lieu que les industries

ralisrent pleinement limportance conomique des domaines ouverts par la recherche scientifique et parvinrent sassurer la collaboration troite et souvent exclusive, de chercheurs de mrite. Une telle attitude de la part de collgues ne fut pas toujours favorablement juge dans les milieux purement scientifiques ; loppos de prdcesseurs tels que Faraday, en Angleterre et Liebig, en Allemagne, la majorit des universitaires tmoigna, dans les pays latins, en France et en Italie notamment, dun manque dintrt sinon dun mpris formel lgard de lexploitation technique et de lapplication industrielle.

126

Lhomme et latome

p.106

C. Moureu 1, ce sujet, crit que cette sorte de rupture se

place en France vers 1860 et que cest partir de cette poque, que presque tous les savants il parle des chimistes organiciens se confinent, se drapent dans leur manteau de science pure et ddaignent les applications possibles des rsultats de leurs tudes. Ils sont dailleurs ce moment-l attirs par un tout autre problme, ldification dune thorie qui pt grouper et coordonner la masse norme de faits scientifiques accumuls depuis cinquante ans par les savants de tous les pays : ctait la gense, puis lclatante victoire de lhypothse atomique. Par des ractions contraires, on put craindre que le culte de la science pure nvolue dans les pays latins en un acadmisme certes respectable mais dun traditionalisme excessif, et quen Allemagne dabord, puis dans les Etats-Unis, elle ne se transforme au contraire en une poursuite inlassable de lutile. La dsintgration de latome considre au dbut de la dernire guerre comme une possibilit thorique, devint, avec lexplosion de la bombe atomique la fin des hostilits, une effrayante ralit, et le dveloppement actuel des sciences physiques apporte un lment tout fait nouveau, aux consquences incalculables. Cest un fait que le caractre presque dmesur des ressources ncessaires la recherche nuclaire dune part, son urgence et les moyens mis en uvre dautre part, crent dtranges relations entre les bailleurs de fonds qui ne peuvent tre que les Gouvernements et qui en pratique sont trop souvent larme, et une nouvelle espce de travailleurs scientifiques, extrmement qualifis et pourtant privs des plus prcieux privilges du

1 C. MOUREU, La Chimie et la Guerre, Paris, 1920.

127

Lhomme et latome

chercheur : une pleine initiative, la libert dexpression et la possibilit de libre discussion. A ct de cela, une autre consquence apparat comme fort paradoxale, et cest une sorte de discrdit et une fausse hirarchie des sciences qui font que tous les autres domaines de lexprimentation font dsormais figure, ct des recherches physiques, de parents pauvres. Je nignore pas que nous vivons une priode trs particulire
p.107

de la recherche, et que, au cours des annes venir, cette

situation ira se normalisant avec la pntration de lnergie nuclaire dans le domaine des industries de paix. Il nen reste pas moins que le moment actuel est, du point de vue de lorganisation, un des plus tranges qui se soient jamais produits. Lhomme de science. A ce point de mon expos, ayant tent de dfinir la science et de dcrire les rapports entre recherche scientifique et progrs technique, je devrais traiter de lhomme de science, ou mieux encore, car le terme me parat moins redoutable, de cet amoureux de sa science que reprsente tout chercheur digne de ce nom. Il est curieux de constater comment le problme de la psychologie du chercheur a presque entirement chapp lanalyse de la littrature classique, et de voir que Balzac, Dickens, Flaubert, Maupassant ou Zola ne nous ont pas laiss de portraits de savants. Dans la littrature contemporaine, les personnages du

Contrepoint dAldous Huxley, du Voyage au bout de la nuit de Cline, de la Nourriture des Dieux de Wells, et lArrowsmith de

128

Lhomme et latome

Sinclair Lewis, sous un aspect souvent un peu caricatural nous rvlent volontiers leurs mentalits puriles. Sur le plan individuel comme sur le plan social lhistoire des inventions nest pas celle de besoins ou de ncessits qui auraient exist avant elles. Comme la fait remarquer D. de Rougemont 1, sa logique nest pas celle de lutile mais celle du jeu. Encore bien moins peut-on y dceler la rponse dun homme de proie qui se jetterait sur la nature pour la soumettre sa volont de puissance. Le savant pur qui mne le jeu est un peu un pote et un peu un philosophe. Ce qui nous sduit dans la science, et ce qui en fait nos yeux le prix en mme temps que la difficult, rside dans llaboration, lachvement et la perfection dune synthse, lembotement de faits recueillis dans des domaines souvent trs diffrents, les relations stablissant entre des donnes jusqualors apparemment sans
p.108

rapports. Si nous prenons, par exemple, la conception

darwinienne de lvolution, nous voyons quelle sest forme partir de notions empruntes la gographie, la gologie et la palontologie, la zoologie, lanatomie compare et lembryologie, la botanique et la floriculture, la gntique et plus rcemment la statistique et la physique des radiations. Dans un tout autre domaine, il faut galement allier des tudes trs diverses, celle de la chimie des produits naturels, de la chimie analytique, et de la chimie organique, les tudes de structures et la dtermination des spectres, aux techniques de pharmacologie, de toxicologie et de physiologie pour apporter finalement la clinique un agent thrapeutique nouveau. Par des processus de

1 D. de ROUGEMONT, Laventure occidentale de lhomme, Paris, 1957.

129

Lhomme et latome

pense presque parallles, la biologie senrichit dune conception originale et cest la gense dun nouveau type dagents thrapeutiques, analgsiques ou antibiotiques quon assiste. Lessentiel dans tout ceci rside dans la systmatisation et lorientation de la pense et dans le fait que nous avons accru notre puissance de prvision. Puril, pote ou philosophe, le savant ne se laissera pas toujours facilement enrgimenter. Il doit pour prserver son talent maintenir un dlicat quilibre entre une spcialisation trop pousse et un amateurisme satisfait. Il lui sera surtout ncessaire de se dfendre contre lemprise de la vie quotidienne. La dcouverte quil espre est toujours alatoire, lointaine et improbable ; elle lui cotera plus de fatigues que mille lettres et mille rendez-vous. Mais chacune de ces lettres et chacun de ces visiteurs lui font courir le risque de manquer la rencontre laquelle il aspire. * Comment devient-on chercheur et comment peut-on esprer susciter la vocation dhomme de science ? Charles Fourrier crivait il y a plus dun sicle quil ntait pas de problmes sur lesquels on ait plus divagu que sur linstruction publique et ses mthodes. Jai sur ce point consult lautorit de mon propre pre qui ma assur que bien peu de choses avait chang depuis lors.
p.109

La formation de lhomme de science passe par trois tapes,

celle dune vocation lge scolaire et celles dune slection et dune formation proprement dite, universitaire et post-universitaire. A lchelle nationale, le problme de la formation du personnel de recherche pose de multiples problmes dans le dtail desquels je

130

Lhomme et latome

ne puis entrer et dont plusieurs ont t ou seront traits ici mme. Permettez-moi pourtant de soumettre votre attention deux observations assez lmentaires. La premire sera un plaidoyer pour le livre. Lexplication, que lon a cherche dans la thologie ou dans la raction beaucoup aux plus ides religieuses tre le rgnantes, rsultat du des singulier possibilits panouissement de la science aux XVIIe et XVIIIe sicles pourrait simplement nouvelles de diffusion de la pense quavaient cres lintroduction de limprimerie et les progrs de lindustrie du papier. Il est plaisant de supposer que si Gutenberg et vcu sous les Pharaons, les Grecs dj eussent dcouvert la pile de Volta et la dynamo. Cest l un point important et il mapparat quaujourdhui encore toute politique de la recherche scientifique devrait saccompagner galement dune trs large politique du livre, de ldition et des bibliothques publiques que rend plus ncessaire encore lextrme diffusion des techniques audiovisives . Lesprit humain vieillit-il si rapidement, et est-il normal que Locke, Condillac, Helvetius, Marmontel, Condorcet, V. Cousin ou Gregorovius ne soient plus la porte que de spcialistes comme si leur mise lIndex avait suffi les rayer de la culture gnrale ? Lesprit humain vieillit-il si rapidement quune collection des 54 prix dcerns par lAcadmie Goncourt constitue de nos jours dj une curiosit sinon une raret bibliographique ? Je voudrais que chaque pays respectt ses propres penseurs, et assurt une large diffusion leurs uvres. Je souhaiterais aussi aux que les bibliothques publiques, rellement accessibles jeunes,

puissent bnficier de crdits analogues ceux des stades, et

131

Lhomme et latome

deviennent de nos jours lquivalent des thermes romains et des cathdrales moyengeuses.
p.110

Mon deuxime truisme rside dans la constatation que dans

la mesure o nous dsirons former et recruter des intellectuels, nous devons galement commencer passez-moi lexpression par ne pas abtir nos semblables. Gardons-nous et gardons nos contemporains des fausses sciences. Il y aurait hlas de nos jours une Encyclopdie des sciences inexactes qui se pourrait crire. Nous les connaissons tous et F. Le Lionnais relevait rcemment comment lastrologie, la radiesthsie, lalchimie, lhomopathie et la tlpathie ne sont que des caricatures qui, dit-il, font respectivement cho lastronomie, la physique, la chimie, la mdecine et la psychologie
1

Au niveau universitaire, le problme de la slection des chercheurs se prsente la fois sous un aspect difficile, inconfortable, angoissant mme, lorsquil sagit par exemple dans une commission dexamen ou de concours doprer un tri ou un choix, et comme un plaisir dlicat de lesprit dans les premires semaines de laboratoire, lorsque se rvlent les secrtes affinits entre le professeur et ltudiant, lorsque, en tant que chercheurs, nous tentons de transmettre une part de cette flamme que nous avons nous-mmes reue de nos matres. Chaque fois la difficult du choix nat de la ncessit de deviner le trouveur sous la veste de chercheur qui le couvre. Dans ma partie, et je crois que cest l un fait assez gnral, le patron ne saurait guider personnellement une quipe de plus de dix ou au maximum de vingt collaborateurs, sans courir le risque de voir se dsagrger le
1 F. LE LIONNAIS, Une maladie des civilisations : les fausses sciences, La Nef 11 (6), 176 (1954).

132

Lhomme et latome

groupe quil dirige ou de passer au rang dadministrateur. Jai enfin, sur le chapitre de la slection des chercheurs, un point de vue qui mest propre. Il donne une vue assez pessimiste des choses. Je lappellerai lhypothse de la constance de la matire grise. Elle repose sur des bases strictement exprimentales : sur 100 rats de mon levage, 10 seulement, 15 au maximum sont susceptibles dun apprentissage un peu complexe. Si je les dresse monter la perche un signal donn il sagit dchapper une
p.111

secousse lectrique ou un courant dair il est bien

difficile quils apprennent ouvrir une porte. Si je leur apprends se procurer leur propre nourriture, en pressant sur un levier qui leur vaudra une goutte deau sucre, ils oublient souvent les autres performances. Dautre part, sil vous est possible de rcuprer les rats sujets des nvroses exprimentales, aucune pdagogie ne vous permet jusquici dinstruire un individu congnitalement peu dou. Je me suis parfois pos la question de savoir sil nen tait pas de mme dans notre socit humaine. Nous savons dj par exprience que lUniversit souffre parfois des saignes que lui infligent les laboratoires industriels. Quarriverait-il si une trop forte requte en physiciens allait tout coup nous priver de bons biologistes ou de bons mdecins ? Nest-il pas arriv au cours de lhistoire quun attrait excessif pour la philosophie ait priv larme de grands chefs ou quune ville trop riche en artistes ait nglig de slectionner de bons politiciens ? Je livre ce sujet vos mditations. Lunique solution, et cest prcisment la raison pour laquelle je conseillerai aux organismes responsables du dveloppement de la recherche scientifique de sintresser aux sciences de lhomme,

133

Lhomme et latome

serait de trouver un philtre qui confrerait tous mes rats et tous vos lves un niveau dintelligence suprieur. Lorganisation de la recherche. Parmi les questions qui sont lordre du jour, au cur mme de notre civilisation, celles relatives lorganisation de la recherche considre comme un lment essentiel de notre systme social, revtent une importance particulire et font lobjet de dbats passionns. Cest un fait que la recherche progresse par bonds successifs. Faut-il, en voulant la diriger suivant la tendance actuelle, sexposer au risque de lappauvrir ou de la paralyser ? Peut-on ngliger le rle de lintuition, de la fantaisie et mme du hasard dans la dcouverte ? Les majeures difficults que rencontrera lorganisation de la recherche seront, ct des problmes relatifs la formation et la slection des chercheurs, les questions concernant son
p.112

financement et les doutes que soulvent les

conceptions dirigistes ou librales de la science. Y a-t-il une crise de la recherche, un problme de lorganisation de la recherche ? Cela napparat pas premire vue lchelle mondiale et les indices que lon peut tirer des statistiques universitaires, du volume des publications scientifiques et du nombre des brevets tmoignent dune ascension rgulire et rapide 1. Honntement nous devons reconnatre que, si la perfection nest pas de ce monde, la situation de la recherche pourrait tre pire quelle ne lest.

1 E. J. CRANE, in E. FARBER, The Evolution of Chemistry, p. 240, New York, 1952. J.-P. BENAL, The Social Function of Science, London, 1939.

134

Lhomme et latome

* Lpoque o lon rencontrait Pasteur dans une soupente, Claude Bernard dans une cave, et o U. Mosso travaillait en hiver une temprature de cinq degrs au-dessous de zro, est largement dpasse. Dans les limites des possibilits budgtaires, nos Conseils de la Recherche ont fait de trs louables efforts. Au fond deux-mmes, beaucoup dentre nous savent bien quils ne travaillent souvent que pour leur propre satisfaction, avec une passion peine moins grande que celle du yoghi qui caresse son nombril. Et si nous plaidons pour avoir des palais pour nous-mmes et pour nos collaborateurs, nous serions prts vivre la vie du trappiste ou du bndictin, plutt que davoir quitter les jouets de millionnaires auxquels nous sommes accoutums. En bonne conscience, je dois avouer que bien souvent, en rentrant chez nous, nous avouons avec ma femme que pour une telle journe, nous devrions plutt payer notre cot que recevoir un salaire de lEtat. Dune tude consciencieuse de M. Magat
1

sur les budgets de

recherches dans diffrents pays, il ressort clairement que ces budgets sont partout sensiblement plus levs quavant la guerre, non seulement en volume absolu, mais en pourcentage de revenu
p.113

national. Une approximation grossire permet destimer 1,2-

1,4 % du revenu national le budget de la recherche civile aux U.S.A., et le pourcentage qui est voisin ou lgrement infrieur 1 % pour lU.R.S.S., la Grande-Bretagne, lAllemagne, et les PaysBas est de lordre de 0,5 % en France, en Suisse et en Italie.

1 M. MAGAT, Les budgets de la recherche dans le monde, La Nef 11 (6), 116 (1954).

135

Lhomme et latome

Lauteur conclut dune part que les budgets ont subi une sensible augmentation depuis la guerre et dautre part que ce sont les pays qui y consacrent les sommes les plus leves et lon pourrait ajouter avec le maximum de constance qui montrent le dveloppement le plus frappant de leur puissance industrielle. Il apparat galement que laugmentation jusqu 1 % au moins de la fraction du revenu national consacr la recherche conduit une augmentation correspondante du niveau de vie. Les diffrences considrables qui existent entre les conditions matrielles offertes aux chercheurs dans les diffrents pays retentissent dune manire dsastreuse sur le recrutement des nombreux laboratoires de recherches europens. Sans ressusciter la vaine antinomie entre science pure et applique il faut pourtant tenir compte du fait quune trs forte proportion des crdits disponibles pour la recherche de 85 et 90 %, va lacquisition des rsultats directement exploitables par lindustrie, alors que 10-15 % seulement des crdits vont lenrichissement des sciences dites de base. On peut craindre de ce fait, dune part que les dveloppements actuels ne soient dans le domaine de la science applique, en partie tout au moins, que lexploitation de rserves de connaissances, qui pourraient se trouver un jour puises, et dautre part que lorganisation excessive il a t fait allusion la collectivisation et lindustrialisation de nos laboratoires ne puissent constituer un frein ce que lon est en droit dattendre du plein panouissement des sciences de la nature. * A ct du problme des budgets globaux quil convient

136

Lhomme et latome

dattribuer la recherche, la question de leur rpartition revt une gale importance.


p.114

La politique de la science peut consister selon les rgles de

lart de larboriculteur, pousser au maximum le jet le plus florissant ou venir au secours des rameaux moins fertiles. Pour ma part, je ferais volontiers miennes les conclusions de Le Febvre il est vrai quelles datent davant lre atomique : Crez un tat-major qui ne pousse pas quune colonne en avant, la plus avance dj, celle qui risque de se faire couper, si on la pousse trop en flche. Rtablissez lunit daction, dpensez sans compter pour ce grand rsultat 1. Mais o va la science ? Sans doute manquons-nous du recul ncessaire pour juger du rel qui reste dcouvrir. Plac dans la priode ascensionnelle initiale dune courbe exponentielle, il nous est encore impossible de prvoir le niveau o se placera lasymptote. Je ne saurais du reste ouvrir ici un dbat danticipation, sur les dveloppements probables de la physique, de la biologie ou de la psychologie. Les applications actuelles de latome pour la paix, vous les aurez vues en visitant les admirables laboratoires que reprsentent les deux expositions qui ont ouvert leurs portes Genve. On peut dire aujourdhui, et cela a t une surprise pour beaucoup, que, en ce qui concerne les applications des radio-isotopes artificiels la biologie, le domaine des applications les plus riches de promesses ne concerne pas la mdecine, mais bien la recherche pure. Il serait facile de citer un grand nombre dapplications thrapeutiques et
1 H. LEFEBVRE, Lhomme, la technique et la nature, Paris, 1938.

137

Lhomme et latome

diagnostiques des isotopes radioactifs. Le programme, premire vue trs tendu, comporte des applications dans les spcialits les plus diverses : endocrinologie, plastique, obsttrique, cancrologie, orthopdie, cardiologie, neurochirurgie, chirurgie

radio-diagnostic ; les progrs constants enregistrs au cours des dernires annes dans ce domaine ne se sont trouvs limits que par la juste proccupation de ne porter aucune atteinte et de ne faire courir aucun risque au sujet trait. Tandis que les mdecins se sont familiariss avec les techniques utilisant les isotopes dans un domaine quils ne sauraient aborder
p.115

sans une extrme prudence, les biologistes pour leur part y

font appel sans restriction ni scrupules, en tant quinstrument de travail dans la poursuite des recherches les plus varies. Les applications de ce type dj extrmement nombreuses reprsentent lheure actuelle une des conqutes les plus prcieuses de la chimie biologique. En raison de sa particulire importance, nous mentionnerons spcialement les progrs que lutilisation des radio-isotopes a permis de raliser dans le domaine de la photosynthse et dans ltude des mtabolismes qui se droulent au niveau du systme nerveux central. Devons-nous, dans le choix de nos propres recherches, nous laisser guider par des critres utilitaires ? Cela nest pas absolument exclu. Les rticences que jai formules lgard dune industrialisation trop exclusive de la recherche nimpliquent pas ncessairement une dshumanisation de nos activits de chercheur. Permettez-moi une rfrence mon propre Institut. Dans un laboratoire o chimistes et pharmacologistes travaillent en troite collaboration, le thme central de nos recherches peut tre dfini par ltude des rapports entre la structure chimique et lactivit

138

Lhomme et latome

biologique ; dans la masse des problmes possibles, devant la ncessit de choisir un thme dtude, celui que pose la mise au point dun groupe nouveau de produits susceptible de prsenter des applications dordre thrapeutique constitue selon une comparaison que jai souvent dj propose mes collaborateurs, une preuve comparable celle que reprsente la rime aux yeux du pote : cest la difficult supplmentaire quil importe de vaincre et dont la solution donnera tout son prix au pome. Il nest par ailleurs pas douteux que, tant lchelle du labeur quotidien qu celle des plans plus longue chance, le contact de la ralit quotidienne ne reprsente un prcieux stimulant. On sait assez comment ltude attentive dune intoxication industrielle a pu servir de point de dpart la dcouverte des antithyrodiens ou de lantabus et comment la chimiothrapie antidiabtique et les tranquillisants sont issus dune tude particulirement attentive des malades.
p.116

Aprs la victoire quils ont remporte sur latome, aucun

obstacle ne sera a priori en mesure de freiner lambition des chercheurs. Tandis que progresse ltude des conditions qui ont pu conduire la gense de la matire vivante sur le globe, le pharmacologiste apparat dj arm pour en modeler les fonctions et les formes. De plus vastes problmes, celui de la sous-nutrition et de la famine, celui du danger que reprsentent les radiations ionisantes, ceux reprsents par le vertigineux accroissement de la population du globe, celui de la thrapie des tumeurs, et bien dautres encore attendent leur part de solution. A juste titre, beaucoup dentre nous sentent lurgente ncessit

139

Lhomme et latome

dun panouissement de ce que lon a appel les sciences de lhomme, de la gntique la sociologie exprimentale. Lpuration des murs. Notre gnration sest trouve un tournant singulier de lhistoire. A la philosophie du progrs social, hritire de lhumanisme grco-latin, ne de Bacon, Descartes, Helvetius, de Condorcet, de Diderot et de Voltaire, et qui depuis deux sicles et demi semblait trouver sa justification dans le progrs scientifique et technique, les amres ralits des deux guerres ont apport un brutal dmenti. Recul de la dmocratie, exacerbation des nationalismes et des particularismes de races et de religions, recul de la race blanche, voici que peu peu se fait jour lide de la fragilit et du caractre transitoire de notre civilisation occidentale. Ce fut lpoque o J. Benda signait la Trahison des Clercs, N. Berdiaeff, le Nouveau Moyen Age, F. Nitti, la Dcadence de lEurope, O. Spengler, le Dclin de lOccident. Dans le jardin dlaiss, les buissons dun existentialisme envahissant bousculent les mosaques ordonnes dun rationalisme hors de mode. Valery avait dj crit : Nous autres civilisations, nous savons que nous sommes mortelles. Lide se fit obsdante, dun coup de gomme qui suffirait effacer notre civilisation, qui pourrait disparatre, qui se trouvait dj en voie de disparition, dune re sur son dclin.
p.117

De nos jours un tel nihilisme apparat largement dpass.

Sans revenir la conception humaniste du dbut du sicle, nous

140

Lhomme et latome

voyons sous nos yeux se raliser une rvolution que limportance des derniers perfectionnements techniques rend dsormais irrversible. La science et la technique contemporaines apportent chaque jour des preuves nouvelles de leur efficience et dune puissance auprs de laquelle les projets les plus audacieux des philosophes des sicles passs ne figurent que comme de timides rveries. Alors mme que nous sommes incapables de fixer les limites de lvolution vers laquelle nous allons, nous voyons lavenir comme inexorablement li celui dune ralit que nous contribuons construire. Au rationalisme de lhistoire de Vico et de Hegel, lhistoire pourrissante vcue entre les deux guerres, fait suite, ce qui nous apparat aujourdhui comme une vertigineuse acclration de lhistoire. * Quel sera sur le plan humain le bilan de lopration recherche scientifique ? Face J.-J. Rousseau, qui dnonait la corruption des murs engendre par la science, les Encyclopdistes voyaient dans le progrs intellectuel la grande esprance humaine et la raison dtre de notre effort. En ralit les conclusions du Discours sur le thme : Le rtablissement des sciences et des arts a-t-il contribu purer ou corrompre les murs ? taient trs nuances ; Rousseau y rend galement hommage au grand et beau spectacle de voir lhomme dissiper, par les lumires de sa raison, les tnbres dans lesquelles la nature lavait envelopp et il conclut que les

141

Lhomme et latome

lumires du mchant sont encore moins craindre que sa brutale stupidit


1

Lextraordinaire dveloppement des sciences et des techniques devait susciter bien des mules de Rousseau.
p.118

Il y a 20 ans Ortega y Gasset dnonait lhomme de

science qui sest de plus en plus restreint, limit, cantonn dans un champ intellectuel chaque fois plus troit . De Unamuno accuse le savant de lui avoir fait perdre son me . Bernanos dnonce dans la machine et le robot une conspiration universelle contre toute vie intrieure. Rpondant aux accusations portes contre la Science, JoliotCurie plaide non coupable : De plus en plus frquemment, depuis la fin du XIXe sicle, sexpriment des inquitudes et des angoisses devant certaines consquences nfastes de la Science. Certains vont mme jusqu mettre en doute la valeur de la Science comme facteur de civilisation. Les vnements rcents concernant la bombe atomique sont venus encore augmenter la confusion gnrale lgard de la Science, portant cette confusion jusque chez les savants euxmmes. Si le rle moral et social de la Science pure, de la Science fondamentale, est en gnral reconnu, cest sur les applications que porte la critique, et la Science est considre comme morale ou immorale suivant que

1 J.-J. ROUSSEAU, Discours qui a remport le prix lAcadmie de Dijon, en lanne

1750, et Rponse au Roi de Pologne, Duc de Lorraine, sur la Rfutation faite par ce prince de son Discours sur la Science et les Arts.

142

Lhomme et latome

lusage qui en est fait est bienfaisant ou destructeur. En ralit il serait plus convenable de faire porter ce jugement non sur la Science, mais sur les hommes qui lappliquent et lutilisent. La bombe atomique dont vous connaissez tous les terrifiants effets sur Hiroshima et sur Nagasaki est laboutissement dune longue srie de recherches qui doivent galement conduire des applications pacifiques dans le domaine des sources dnergie et de la nouvelle chimie des radiolments. En fait il est indniable que les difficults de notre poque sont dues aux mauvais usages de la Science, ce que je voudrais appeler les dtournements de la Science. Les crises conomiques et le chmage qui provoquent des guerres, les destructions massives par laviation et par la bombe atomique sont autant de signes trs graves qui doivent nous alarmer et provoquer chez chacun de nous des ractions salutaires. Non seulement il serait fou de vouloir de nouveau enchaner Promthe, mais il nous faut, au contraire, appliquer lesprit
p.119

scientifique

pour

trouver

des

solutions aux difficiles problmes de notre existence prsente 1. * Si nous voulons viter le risque de passer ct de ce qui constitue peut-tre le nud du problme, il convient de sarrter sur le fait que la rvolution morale, sociale et peut-tre politique

1 F. JOLIOT, Confrences lU.N.E.S.C.O. (Paris, 1947), cit. in G. PICON, Panorama des Ides Contemporaines, Paris, 1957.

143

Lhomme et latome

cause par le rcent dveloppement des sciences revt une importance gale, et peut-tre suprieure celle des transformations techniques qui lont accompagne. Car si nous avons bien assist la transformation de la vie matrielle que beaucoup nomment le progrs, nous avons vu aussi changer la personnalit mme du savant, nous lavons vu sinsrer dans la vie sociale, nous lavons vu devenir une source de richesse et un facteur indispensable du bien-tre matriel. Si la recherche scientifique a bien pass, et passe toujours plus, au premier plan des proccupations gouvernementales, il sagit malheureusement plus souvent de recherches servant la guerre que de productions pacifiques. Du mme coup, lon cherche dfinir une politique de la recherche, plusieurs se font les fauteurs dun dirigisme intransigeant, il est question de ministres nouveaux, les comits, les commissions, les bureaux et les conseils nationaux et internationaux foisonnent. La recherche est devenue aujourdhui une valeur administrer, exploiter, dtenir et prserver. Le monde moderne lassimile au ptrole et au charbon ; un vritable retour sur soi-mme permet seul de raliser encore le fait que ce que lon se propose de grer si strictement nest en dfinitive que la culture, la pense et le pouvoir crateur je serais tent dajouter le fruit des songes et de la fantaisie de quelques hommes. Si la situation qui est faite la science prsente aux yeux de beaucoup des avantages indiscutables ne serait-ce que par le volume des crdits allous aux laboratoires , les aspects ngatifs
p.120

de la question ne laissent pas de troubler certains dentre

nous. Nous pensons en particulier loubli o lon abandonne de trop vastes domaines des sciences spculatives, descriptives ou

144

Lhomme et latome

morphologiques, la pauvret de la plupart de nos Universits, labandon dans lequel sont laisss tant dInstituts. Il nous arrive de nous demander sil est rellement sage et sil est vraiment favorable au dveloppement des sciences, dappauvrir ainsi lenseignement universitaire et de dverser tant dargent sur des organisations para-universitaires, sur la foi de projets et de plans de plus en plus techniques et simplement utilitaires. Lon se demande surtout si ce transfert de lautorit en matire scientifique de lUniversit la politique, ne risque pas de creuser encore davantage le foss qui, lchelle internationale, divise aujourdhui le monde. * Nous avons appris sur les bancs de lcole que, pour Condorcet, le progrs tait inclus dans la nature humaine. Voltaire y voyait dj les lments dune lutte, et en particulier dune lutte contre la sottise. Aujourdhui, de lide de progrs qui sest dangereusement miette, on parle des progrs intellectuel, technique, conomique ou moral, et du progrs il ne reste gure, selon lexpression dun illustre Italien qui fut professeur Genve, Guglielmo Ferrero, quune ide-force. Si notre foi reste entire dans la valeur ducative et le facteur de progrs moral qui reprsentent le dvouement la Science pour elle-mme, vers lesprit le de la nous recherche ne pure et leffort que le dsintress vrai, pensons pas

dveloppement technique actuel qui pour beaucoup constitue lunique rsultat tangible de la recherche, mrite par lui-mme le

145

Lhomme et latome

nom de progrs, quelle que soit limportance des changements des ides et des murs quil ait entrans. La valeur formative lesprit de la science, la nous la voyons de nos

quotidiennement en tant que matres, dans llan, lenthousiasme, lintelligence, tudiants et dabngation, persvrance de nos collaborateurs ; nous la voyons luvre

p.121

chez nos collgues des Universits et des Instituts de recherche ; nous avons, nous scientifiques, lespoir den tre les dpositaires, et davoir reu une parcelle du merveilleux hritage que nous ont laiss nos matres, et par del les vivants, quatre sicles bientt dune longue et prodigieuse tradition. Permettez-moi de conclure en voquant trois minents

collgues qui, par leur gnie et par la porte de leurs recherches ont eu rsoudre de terribles conflits intrieurs. Lappel dun Einstein, luvre dun Langevin et dun Joliot-Curie, constituent en effet les pisodes les plus saillants non pas seulement dune aspiration gnreuse sortir de leur tour divoire, mais dune volont dlibre et de la ncessit profondment ressentie de sinsrer galement dans la ralit sociale, conscients dtendre un plus vaste idal de justice humaine, leur foi intime dans la force dune vrit souveraine. Et de collaborer ainsi, linstar dun Galile, au vritable progrs de lhumanit.

146

Lhomme et latome

R. P. DUBARLE PROMESSES OU MENACES DE LATOME ? 1


@
p.123

Je dois dabord remercier les Rencontres Internationales de

Genve, que je connais depuis longtemps et auxquelles munissent des liens de profonde amiti, de lhonneur exceptionnel quelles me font ce soir en minvitant prendre la parole devant vous. Je ne mattarderai pas dans ces remerciements. Je veux simplement dire ma joie de parler en compagnie dun chrtien de la confession protestante, et vous dire tout de suite que cet entretien nest en rien une controverse et en rien une confrontation. Cest vrai dire une runion. Ni lun ni lautre navons concert le texte ou la confrence que nous vous ferions. Il se trouvera peut-tre que nous dirons les mmes choses : voyez-y lunit. Il se trouvera peut-tre que nous dirons des choses diffrentes : voyez-y la complmentarit dans le Christ. Et ainsi trouverez-vous la vrit de notre rencontre. Ceci dit, jaborde mon sujet. Nous avons eu, ces jours-ci, un heureux privilge. Latome est venu occuper maintes fois nos penses, mais en nous prsentant son visage pacifique et le meilleur de ses esprances. La seconde Confrence de lAtome pour la Paix, qui se poursuit depuis dix jours, nous fait assister la runion fraternelle de cinq mille hommes de science venus de tous les pays du monde pour sentretenir avec libert de leurs recherches et des ralisations auxquelles ils participent. Dadmirables expositions talent sous

1 Confrence du 11 septembre 1958.

147

Lhomme et latome

nos yeux la

p.122

fois le dynamisme de la connaissance humaine

et les puissantes merveilles dune technique en rapide expansion. Elles ne sont quun reflet de ce qui simplante de plus en plus dans la ralit quotidienne de notre vie. Ainsi lesprance que lhomme peut mettre en sa matrise de latome est en train de natre, de prendre corps, de jour en jour plus vigoureuse parmi nous. Et puisque, stimuls par cette occasion, il nous a plu de nous demander ce soir ce dont la foi chrtienne peut bien instruire lhomme au moment o celui-ci sinterroge sur ses rapports avec latome, le chrtien que je suis est profondment heureux de pouvoir partir tout simplement du fait que nous avons sous les yeux pour dire les sentiments fondamentaux qui laniment lorsquil est question de cette grande conqute de notre temps. Comment en effet, non seulement comme homme vivant avec tous ses frres humains, mais bien comme croyant pntr des nergies de lenseignement divin, le chrtien pourrait-il rester insensible cette possibilit magnifique en train de grandir parmi nous ? Comment pourrait-il se refuser la valeur humaine qui se dveloppe avec elle ? Que cette progression de la science lui apparat belle en elle-mme ! Vue du dehors par le profane, elle suffit dj en imposer son admiration. Mais combien plus admirable est-elle, une fois quelle est reconnue du dedans et comprise dans son panouissement ! Car elle se dcouvre alors comme le fruit de leffort vigoureux, soutenu, cumulatif, fourni par de nombreuses gnrations dj riches dune longue exprience spirituelle et parvenues enfanter dans la raison lacquis tendu et pntrant de lentendement humain. Notre science de latome nest que lune des plus actuelles floraisons de cet effort. Conjugue une dcouverte de lunivers qui recule

148

Lhomme et latome

la perception humaine des mondes jusqu ces galaxies que nous savons lointaines de plus dun milliard dannes-lumire, elle est le signe donn notre temps de la venue maturit dune facult dsormais essentielle lespce humaine. Comment, encore une fois, serait-il concevable que ce que le chrtien porte de plus spirituel en lui, sa foi, vienne sopposer ce qui est parmi nous, non seulement un acte vident de lesprit, mais encore, pour notre
p.123

collectivit tout entire, une prcieuse

ressource de son entre plus avant dans laccomplissement de son destin ? Dautant quen ce moment mme nous avons sous les yeux un exemple convaincant de la conduite humaine que la science est faite pour inspirer avec le plus de vrit. Ce rassemblement pacifique dhommes venus de partout mettre en commun ce quils savent, le plus souvent avec une extrme simplicit, qui veulent le mettre en commun en vue dutilits humaines essentielles et dont ils peroivent avec intensit la dcisive importance, ce rassemblement dhommes qui, ce faisant, gardent dans leurs paroles une discrtion pleine de pudeur lgard de leurs proccupations les plus hautes et de leurs soucis les plus nobles, il est, je puis vous lattester ce soir, lexpression la meilleure de lthique vritable de la science. Il est aussi, disons-le bien, une expression agissante. Un commencement sopre ainsi parmi nous de cette unit spirituelle nouvelle dont il est dsormais besoin au genre humain. Commencement modeste sans doute mais commencement tout aussi fcond en promesses que ltaient un autre plan, quelques sicles en arrire de nous, les premiers pas en avant de la mcanique moderne. Que lindiffrence serait aveugle et que la bouderie serait misrable, pour ne rien dire de la

149

Lhomme et latome

trahison fraternelle et meurtrire quil y aurait dcourager ce qui se passe ainsi au milieu de nous ! Je des lavouerai utilisations donc trs simplement : de lnergie en prsence cest dun ce

vnement comme cette deuxime Confrence mondiale en vue pacifiques nuclaire, mouvement de profonde sympathie que me dicte tout dabord ma foi de chrtien. Elle accentue en moi, elle redouble, elle mimpose avec une nettet plus vigoureuse ce que me suggre dj la meilleure inspiration de la gnrosit humaine. Et javouerai aussi, non moins simplement, le suprme bonheur quil y a, pour lme chrtienne, faire se rejoindre ainsi le plus sublime et le plus ferme de sa foi avec le plus riche et le plus plein des belles ralits humaines quun tel vnement nous propose. Me voil donc, peut-tre avec vous si vous le voulez bien, pour un instant dans cette exposition annexe au Palais de lO.N.U. p.126 Que de dcouvertes ainsi rassembles, que dingniosit merveilleuse conquise combiner tous ces appareils, tantt de recherches et tantt dindustrie, qui nous permettent dj de prendre si bien possession des ralits atomiques, qui nous font progresser si vite en ce domaine ! Sans tre perdu dans cette profusion, je suis dpass tout instant. Je comprends que les quelques vues que je puis rassembler et qui morientent sont, sur chaque dtail, prcises avec une admirable patience et avec une non moins admirable honntet de lesprit par le labeur de mes frres en humanit. Ils sont l dailleurs mentourer, quelquefois les plus grands dentre eux, prts me prendre par la main, afin de maider avec une gentillesse infinie, cheminer en un instant, si jen ai envie, jusqu ce point extrme auquel ils ont consacr des annes de leur labeur. Je vois tout ce qui sort de cette longue

150

Lhomme et latome

patience, de cette honntet sans limites du travail de recherche, je puis toucher le rsultat des techniques que je sais trs difficiles, trs complexes, et dont jimagine peine le dtail : les racteurs de types si varis qui livrent dj dapprciables quantits dnergie, les isotopes si utiles la chimie et la biologie, les appareils qui servent nous rapprocher du moment o lnergie de fusion sera domestique, les premiers satellites artificiels... Comme lhomme a bien travaill ! Quel beau travail toujours davantage ptri dintelligence il continue de fournir ! Oui, jai bien l sous les yeux, je touche bien de mes mains, ce qui est inscrit dans cette bndiction originelle de la puissance humaine que ma foi mapprend tre ternellement prononce sur ma race par la cration divine : Croissez, multipliez, remplissez la terre et soumettez-la. Quel plaisir en vrit de voir cette bndiction si fconde ! Quelle jouissance de dtailler et de comprendre un peu la gerbe si riche des matrises de la nature qui sont venues lui correspondre ! Cet homme qui sans doute ne connat pas quel point il est lenfant chri de Celui qui a fait cette terre, comme il rpond nanmoins, dans sa spontanit vive, au programme divin de sa vocation ! La joie du chrtien, cest donc tout dabord de se faire, au milieu de toutes ces choses et de tous ces tres qui portent sur leur face de si beaux reflets de la Source Unique, la conscience trs modeste
p.127

et trs fraternelle de cette bndiction et de cet

amour divin. Cest dinscrire, dans cet immense effort de lhomme, lacte dtermin de ladoration. Humainement solidaire de tout ce qui senfante ainsi, il aspire se faire, de tout son tre, comme la prire explicite de ces choses que lhomme a conquises, loffrande rflchie de ces penses conqurantes leves vers Celui dont il

151

Lhomme et latome

sait que tous nous sommes appels tre vritablement fils. Puissions-nous tre nombreux, en ce moment d prsent, ressentir la puissante dilatation que procurent la joie chrtienne les croissances de ce que lhomme a suscit ! Bien sr, cette joie, cette adoration ne satteignent pas du premier coup. Telles quelles sont ordinairement vcues par lhomme, la foi chrtienne et cette science moderne qui dbouche aujourdhui sur latome ont de la peine bien reconnatre leurs vraies possibilits dharmonie. Dissentiments, conflits, prtendues impossibilits pour lhomme de science authentique dtre un croyant vritable ou pour le croyant fidle de ne pas trahir lidal de la science : nos mes et nos communauts sont encore bien traverses de ces difficults. Depuis quelques sicles nous nous sommes assurment beaucoup diviss et longuement battus autour de laffaire, devenue inluctable au milieu de nous, de cette conqute spirituelle dont la science est lun des plus manifestes lments. A vouloir supprimer fond chacun des obstacles, ce qui est la seule manire dagir en vrit et honntement, le cheminement de la rconciliation est sans doute encore ardu la majorit dentre nous. Mais, et je sais ce dont je parle, je dis quil aboutit. Oui, en prsence de lenfantement moderne de lhomme, la foi du chrtien possde en elle de quoi discerner paisiblement les ressorts de cette aventure. Devant les penses les plus puissantes de la science, devant ses ralisations les plus prestigieuses, la foi chrtienne est en mesure, non pas de les juger de haut ou de se retrancher de leur mouvement, mais pour ainsi dire de sintrioriser sans le violenter ce mouvement mme et de sen ressentir alors transporte jusqu une prise de possession plus intime et plus vraie de sa propre substance.

152

Lhomme et latome

Pour toutes ces raisons, la joie du chrtien qui veut adorer au nom de tout lpanouissement de lhomme quil lui est donn davoir
p.128

sous les yeux, nest pas une joie dillumin sectaire et

tout retranch dans ce quil croit son privilge. Elle nest pas non plus une joie de fanatique press de totaliser lensemble des hommes dans son systme. Entour des vidences modernes de la conqute de latome, le chrtien, en mme temps quil met sa joie se faire ladoration et la prire de cette conqute, dans ce mme geste dadoration et de prire, peut sans effort et bnir Galile dtre venu et, sans du reste aucunement les renier, intercder pour ceux qui crurent devoir se faire, incomprhensivement, ses juges. Entour de cette belle communaut terrestre des hommes de science qui, de par le monde, sont le grand nombre ne pas partager sa foi, il ne veut pour le moment rien de plus quen envelopper discrtement tous les membres dans la prire reconnaissante que lui, se sachant un fils aim de Dieu, adresse son Pre pour tous ces tres qui, davantage quils ne le savent, vivent dignement leur filiation divine. Peut-tre la rconciliation de la foi chrtienne et de ltat moderne de la science se fera-t-elle plus entire au sein de la socit de demain. Peut-tre non. Mais ni le succs ni lchec ne sont la hantise dune me vraiment chrtienne. Pour aujourdhui le seul devoir essentiel est de poser quelques germes magnifiques achvements. Bndiction de luvre humaine, puissance de la tourner en bienheureuse adoration, effort austre mais joyeux de fomenter parmi nous la difficile mais si belle harmonie de lesprit, voil ce et dunit spirituelle vraiment ce nest point nous den purs de toute les quivoque et de tout compromis. Les circuits de Dieu sont brusquer

153

Lhomme et latome

que la foi dicte tout dabord au chrtien devant leffort de la science, devant ses conqutes et ses naturelles consquences. Cependant, vous le savez dj, nous navons encore considr quune face de notre problme. Les ralits humaines de la science et de la conqute de latome nont pas que cet aspect dexcellence pacifique et souriante que nos confrences et nos expositions travaillent leur composer. Il faut regarder aussi ce que cette premire et peut-tre trop habile composition laisse lcart. Cela, je le sais bien, nous est gure difficile tant nous en sommes obsds. Tout au long des annes prcdentes, tant de choses plus
p.129

sombres ont occup nos esprits... et encore au

cours de nos journes consacres dbattre de la situation de lhomme devant latome. En dveloppant cependant ce regard, je vous demande, tout comme ma foi me le demande, de ne pas oublier ce qui vient dtre dit. La foi chrtienne est la premire avertir lhomme quil ne peut jamais rduire la ralit quil vit ces arrangements plaisants quil tente de sen composer pour sa satisfaction ou sa scurit. Mais en mme temps elle veut lassurer que lharmonie esquisse nest point que chimre, quelle est, bien au contraire, la fois moment vritable encore quincomplet de cette existence et significative allusion linimaginable concret de lternit, dont loffre relle nous est faite. Cest lesprit muni de cette certitude que le chrtien regarde alors ce qui se passe en ce monde. * Ce nest pas par des confrences et des expositions consacres aux perspectives pacifiques de lnergie nuclaire que la conqute atomique est entre dans lexistence commune des hommes. Cest par un travail intense de recherche de guerre, secret dabord et

154

Lhomme et latome

finalement conclu dans la foudroyante publication de ses rsultats qui se fit, voici treize ans, au-dessus de deux villes japonaises en un instant dtruites. Or, en faisant exploser, au dbut daot 1945, les deux bombes atomiques qui mirent fin aux dernires luttes de la dernire guerre mondiale, les hommes se sont donn euxmmes un vritable signe. Aujourdhui encore, aprs tant de mditations et dinterrogations son propos, son enseignement na pas t puis. Il sest proclam en effet, dans le ciel de Hiroshima et de Nagasaki, que lhomme venait dentrer en possession de moyens de puissance matrielle dun ordre de grandeur tout nouveau par rapport ceux dont il disposait dans le pass, quil devait cette conqute une progression tonnamment rapide de sa science de la nature inanime et enfin que le premier usage fait par lui de cette puissance tait un usage de destruction et de mort, command par les conflits qui dchirent ce monde et par les dsordres qui les
p.130

enfantent. Dans la ralit de cette terrible

boule de feu, de ces dizaines de milliers de victimes et de ces cits rases, tout se nouait pour nous donner, en mme temps quun sentiment nouveau de notre force, une image exemplaire des fruits de larbre de science, lorsque celui-ci doit crotre sur le sol dune humanit encore par trop habite par la violence et le mal. Aussi, devant les vidences simples que nous fournissaient les toutes premires perceptions de lvnement, il nous a t tout naturel, dans nos pays de vieille ducation chrtienne, de songer aux termes du rcit biblique de la faute humaine et de les trouver soudain gros dune porte singulirement actuelle. Et, songeant en mme temps ces pages de lApocalypse qui concluent les livres sacrs de la religion chrtienne, lide a commenc de sourdre en

155

Lhomme et latome

notre esprit quun jour, peut-tre, ce serait laction humaine ellemme qui branlerait les vertus des cieux, faisant de lhomme, surprise ! le visible ministre des catastrophes cosmiques dont la prophtie lui fut faite. Tout ceci sest exprim tantt confusment, tantt trs

clairement dans une bonne part de ce qui a t dit ou crit propos de la conqute humaine de lnergie nuclaire. Je pense quil faut en retenir trs expressment et trs srieusement les indications, mais en tchant de dpouiller celles-ci de tout artifice rhtorique et littraire, pour nen retenir que la simplicit la plus nue : Voil, en effet, ce quil en est de la science, non point prise en elle-mme, mais dveloppant le complexe de ses consquences en milieu humain dfaillant ; voil, en effet, en ce qui concerne le destin final de lhumanit et de son habitat terrestre, la possible ventualit dont nous rapprocherait le drglement de notre action globale. Mais voil tout. Mon objet nest dailleurs pas de faire ce soir de plus longs commentaires ces points, encore quils commandent de quelque faon tout ce que jai dire. Car ce nest pas cela que le mystre chrtien se termine et nous avons comprendre bien plus avant notre affaire. Je ne vous brosserai pas non plus dans cet entretien le tableau de notre situation prsente. Lanalyse humaine y suffit et tous nous en savons l-dessus bien assez long pour le moment. Extrme
p.131

prcarit de la paix, normes urgences dun monde

dont la gestation savance, quil me suffise de repartir en ce moment du sentiment que nous avons de limmensit des pesanteurs humaines impliques dans tout ceci. Quelle accumulation parmi nous des tristes consquences du dsordre pass et de la draison prsente !

156

Lhomme et latome

Le bilan du moraliste, aujourdhui renforc par la lucidit du sociologue, ne nous est jamais apparu plus lourd. Ds lors, avec ses calamits follement prpares et ses chances follement disperses, latome nest-il pas ds aujourdhui comme le tmoin accusateur que nous avons dress contre nous, au lieu de nous en faire le bon et utile serviteur de lanoblissement humain de la cration ? Sans doute, il y a bien de la vrit dans ces considrations parfois trop proches du dcouragement. Pourtant, face ce que lexprience de nos affaires humaines nous montre ainsi et que la foi qui manime ne me pousse nullement me dissimuler, lme chrtienne se sait aussi porteuse dune insurpassable certitude despoir. Cest de cette certitude que je veux vous entretenir ce soir, tentant de faire entendre avec vrit et efficacit ses accents notre monde. Oui, ce monde dont nous sommes est pcheur. Mme, si nous en croyons le message de nos Ecritures, il semble bien que le savoir acquis et mis en valeur en dehors de Dieu joue quelque rle capital dans le nud, puis dans la progression de notre pch commun. Le signe que jvoquais tout lheure ne vient point du simple hasard. Son avertissement nest point vain. Mais ce pch de lhomme dont la foi nous fait la clinique, quelle nous demande du mme coup de considrer posment, dun regard semblable celui qui fait lhonneur de la science mdicale, car cest le regard de lhomme qui ne participe ni ne sindigne, mais comprend le mal et aime le patient, ce pch nous savons et nous avons mission de dire quil est rachet par Jsus-Christ. Jsus-Christ est mort pour lui. Cela veut dire, croyons-nous, que la puissance de triompher de la mort et de tout cela de nous-mmes qui nous incline la mort

157

Lhomme et latome

vit toujours parmi nous. Cela veut dire aussi que nos yeux en verront les effets.
p.132

La croix de Jsus-Christ nest pas un simple symbole. Elle

nest pas non plus, comme trop souvent nous limaginons, lannonce dun salut qui ne concernerait que nos destins individuels, tout confin dans son efficace la ralit prive des mes. Elle nous atteste que pour tous ensembles, croyants ou non, quelque chose de lhistoire commune a t amnag, qui saccomplit globalement pour lensemble, un peu comme il est dit dans lEcriture que Dieu fait luire son soleil sur toutes les ttes. Un cheminement se poursuit parmi nous de la surabondance rdemptrice, victorieuse en fin de compte des mcanismes du mal que lexistence humaine ne cesse ici-bas demporter avec elle, mais qui ont t rendus impuissants faire basculer dans le dsastre lconomie de la mystrieuse prvenance dont nous sommes tous ensemble envelopps. Je veux que lon me comprenne bien. Les chrtiens ont toujours cru au rachat salutaire des destines ternelles de ltre humain. Mais il faut ajouter maintenant qu vivre depuis deux mille ans la certitude qui leur a t confie, ils saperoivent que cette rdemption intresse non seulement cette ternit vers laquelle le croyant pense cheminer mais, au vrai dans une intime solidarit, tout la fois lternit promise et cette histoire d prsent au long de laquelle se poursuit la prgrination humaine. Notre optimisme est double, puisquil concerne ce temps tout aussi bien que lternit. Ou plutt il ne se rsigne pas dissocier de son esprance dternit la poursuite de ces genses que le temps se voit confier. Cela ne veut nullement dire que les machinations du mal aient

158

Lhomme et latome

cess de nous habiter, ni mme quelles voient leur vigueur steindre de plus en plus : les idylles et les paradis ne grandissent pas parmi nous. Peut-tre mme devons-nous dire tout le contraire, et reconnatre que lhumanit qui grandit prouve aussi du mme coup une croissance de ce quelle porte en elle de fcheux. Mais, tout en reconnaissant sans embarras ce trait de notre condition humaine, nous croyons que, si tout se trouve dispos comme pour nous faire ctoyer labme et vivre le risque de nous y trouver prcipits par notre faute, tout est aussi dispos pour faire quen fin de
p.133

compte

la catastrophe

globale

et

irrmdiable de notre

espce lui soit vite tant que les

destins de lhomme ne sont pas, du dedans, vraiment consomms. Besogneusement sans doute, non sans de nombreuses misres de toutes sortes, il se trouvera jusqu la fin que lessentiel de nos chances dhumanit sera sauf, que les multiples tragdies dont cette histoire est et continuera dtre pleine nauront pas eu la puissance denfermer dans lchec la monte du plus haut possible que nous portons en nous. Nous allons mme plus loin dans notre foi, puisque nous trouvons en elle la persuasion que ce difficile cheminement est finalement, pour tout lhomme, la voie dune conqute plus acheve que si lunivers entier et les replis mme de notre vouloir avaient t disposs de faon faire tout unie et facile la croissance de notre espce au sein de la cration. La rdemption rforme, mais de manire plus admirable, ltre travaill par le mal dont elle se saisit. Ce qui se prsente tout dabord comme presque perdu est en ralit port la puissance extrme de sa destine. Cest de lhomme dfaillant dont il fut besoin pour que soit un jour la libert glorieuse des fils de Dieu.

159

Lhomme et latome

Or, je pense que notre monde a comme le besoin dune nouvelle attestation de ces choses et il me parat quil se prpare tre lui-mme pour lui-mme cette attestation. La journe historique de la Rdemption nest point encore acheve, me semble-t-il. Mais lhomme a besoin de lvidence dun grand sauvetage du plus immdiat et du plus terrestre de son histoire pour pouvoir slever lui-mme, et lever avec lui toutes les vertus de son me, une dignit spirituelle qui hsite encore en nous, qui mapparat nanmoins pouvoir tre la splendide ressource de cet panouissement futur dont je rve pour le don que Dieu a fait aux hommes. De toute mon me chrtienne, je veux que le prsent ne sabme point dans les catastrophes que les circonstances nous aident si bien concevoir. Il est possible aprs tout que je me trompe dans mes conjectures et mes espoirs, car cette aventure de lhomme aura quelque terme et nous sommes avertis par Jsus-Christ lui-mme que son jour viendra nous comme un voleur. Mais cest un fait : interroger ce qui se passe en mditant ce que ma foi menseigne, je croirais bien plutt que cest le sauvetage de notre p.134 histoire prsente quen ce moment mme, avec dimmenses vises pour lavenir, penche sur la croix de Jsus-Christ et sur tant de crucifiements qui lui ont fait suite, la bnignit divine se rsout accomplir. Lhumaine utilisation de latome ne dsintgrerait notre monde que si nous achevions de dsesprer lamour en dsesprant nous-mmes de lui. Il ne me semble point que nous en soyons l. * Seulement nous devons nous dire aussi quavance comme lest dsormais la journe historique de la Rdemption, la bnignit divine ne traitera plus cette humanit comme si elle ntait

160

Lhomme et latome

toujours que le petit enfant des premires poques chrtiennes. La foi a dj fait parmi nous une large partie de son uvre. Cest si vrai que, mme lorsquil lui arrive de se retourner contre cette foi, toute lattitude moderne de lhomme prsuppose le travail que ses nergies ont accompli dans lesprit humain. Lespce est ainsi entre dans le temps de son adolescence spirituelle, ge, sinon de maturit tout fait adulte, du moins de conscience dj noue et proportion de responsabilit commenante. Lactuelle unification du globe, en consquence des entreprises de nos cinq derniers sicles, nous avertit du caractre dsormais densemble, bien confirm, de ce fait. Ds lors, si la crise de pubert essentielle que semble dfinir lallure prsente de notre dveloppement collectif doit tre heureusement franchie, si lquilibre adulte de notre humanit doit se dessiner dans une prise de possession raisonne et puissante de soi lchelle mme du genre humain tout entier, cela ne surviendra pas en nous comme un don que Dieu nous fait de lextrieur, sous les espces de quelques miracles gratuits, merveilleux et saccomplissant sans nous. Ne comptons pas sur des prodiges pour enfants : laction de Dieu au sein de notre histoire humaine se poursuivra de plus en plus intrieurement au monde mme de notre propre initiative. Si vraiment lhomme a grandi, habit quil est depuis deux mille ans par la Rdemption, il doit lui tre donn davantage dsormais de poser lui-mme par le dedans ce que Dieu veut faire pour lui.
p.135

Un monde vraiment humain et du mme coup un monde

spirituellement plus adulte natra du sauvetage de tous les enjeux de notre prsent. Mais il ne natra que moyennant un effort collectif suffisamment lucide et suffisamment rsolu de notre espce entire. De cet effort je pourrais sans doute vous dessiner

161

Lhomme et latome

le programme essentiel, dfinissant tout dabord les donnes de notre prsent problme de la paix, puis, comme par del ces premiers objectifs ainsi considrs, les lments de notre tche actuelle de construction globale du monde. Je ne le ferai pas ce soir : la raison de lhomme en est bien assez capable pour son compte et tout le long de ma vie, du reste, je ne cesse de rejoindre son patient travail dexamen et de rflexion. Il me semble plus ncessaire pour le moment dinsister, et je le fais au nom de toute la foi qui manime, sur lurgence quil y a rehausser parmi nous lacte lui-mme de la raison. Lhomme a jusqu prsent su dvelopper la raison de lindividu et, partir de celle-ci, la raison collective de groupes dj tendus certes, mais toujours particuliers au sein de lensemble de notre espce. Cette fois il nous faut enfanter la raison globale du genre humain entier, ce qui suppose aussi, pour chacun de nous, laccord de notre conduite avec cette exigence globale. Sans entrer beaucoup dans le dtail, je crois que lon peut sur-le-champ prciser au moins trois choses. Elles dfinissent pour ainsi dire comme les premiers lments dun discours de la foi la raison des hommes d prsent. Tout dabord la conqute de la raison est toujours lie plus de domination de ce que nous portons en nous de passivit. A lchelle de lhumanit la passivit collective reste encore trs grande : passivit de linconscience et passivit des entranements de lopinion, passivit des violences et passivit des paniques. A tout cela chacun de nous, largement, trop largement, ne cesse davoir part. Laffaire un fort atomique bon elle-mme Nous en est malheureusement exemple. connaissons

rarement les donnes exactes des problmes humains que nous

162

Lhomme et latome

entrevoyons. Nous nous laissons tantt prendre linsouciance aveugle et tantt envahir par langoisse. Est-il possible de demander ce soir lesprit humain
p.136

plus de travail pondr,

dinformation et de jugement, une plus ferme domination de ses anxits ? Tenter obstinment de comprendre au lieu de se complaire smouvoir, nest-ce pas l ce qui fait la vraie dignit de lhomme et dautant plus haute que les prils semblent plus grands ? Faite lucide sur les enjeux prsents de lhumanit, la foi chrtienne est la premire encourager la raison de lhomme devenir davantage elle-mme, se tenir avec une fermet paisible et dtendue en face des problmes que nous avons affronter tous ensemble et du mieux que nous pouvons. La peur de latome, en particulier, peut certes nous disposer initialement plus de sagesse. Mais elle nest pas elle-mme cette sagesse et il faut quelle soit vaincue pour que saffirme parmi nous cette meilleure sagesse de notre race laquelle nous nous sentons convis. En second lieu, nous ne saurions mconnatre ce fait que les chemins de la raison humaine passent dsormais de faon essentielle par le dveloppement de la science et des techniques scientifiques. Une magnifique assise de son acte raisonnable est ainsi de plus en plus longuement acquise lhomme. Nous comprenons bien, au demeurant, que sa ressource est devenue indispensable si nous voulons aller de lavant vers le monde de nos communes aspirations. La conqute de latome nest en somme quun lment de ce dveloppement, mais rsumant symboliquement notre gnration lensemble des cheminements pensants qui font le parcours dune tape nouvelle de la connaissance et lensemble des virtualits dont proportion la carrire souvre pour nous. Puisse la raison humaine ne jamais

163

Lhomme et latome

hsiter, en prsence de la science, se servir de cet admirable instrument dont elle a elle-mme honntement mdit les formes et courageusement institu les procdures ! Mais puisse-t-elle se rappeler aussi que, dans cet usage de son propre fruit, il lui faut encore demeurer elle-mme, raison, et jugeant par elle-mme des constitutions raisonnables de lhomme. Quelle ne soit pas son tour comme passive et fascine devant ce qui est sorti delle, laissant lui-mme le dynamisme aveugle de ses inventions et cdant finalement au fonctionnement
p.137

automatique de ce quelle a mis en marche. Car si la raison en vient perdre de vue le raisonnable devant ce quelle a fait rationnel, il en natra des monstres dun degr plus menaant que les pires inventions dune imagination dsorbite. Contentons-nous davoir entrevu, avec nos bombes atomiques, les plus dbonnaires de ces monstres. Cependant sachons bien aussi que le propos de suspendre la science pour viter le risque du monstrueux ne trahit en fin de compte quune paresse de lesprit, quune lchet de la raison de lhomme devant le devoir de se rtablir en soi-mme nouveau, assez raisonnable dornavant pour galer ltendue de ce quelle a fait elle-mme survenir dans la ralit vive de notre espce, la surface de cette terre en travail. Enfin, ne loublions pas, cette conqute de la raison est conqute russir globalement par lhumanit faite aujourdhui pour la premire fois concrtement prsente sa totalit plantaire. A force dagir et duvrer son histoire, lhomme est devenu dsormais le prochain de tout homme. Il ne lest pas devenu nimporte comment, et nous avons certes discerner les modalits relles de cette proximit humaine. Mais cest un fait quil est devenu tel maints gards. Cest un prochain en

164

Lhomme et latome

difficult, nous le savons. Et ceci voque, en mme temps que la tche de la raison dont il me reste parler, lenseignement de la toute simple parabole vanglique sur lamour du prochain, je veux dire la parabole du Bon Samaritain, dont le sens pntrant est quil faut savoir nous faire nous-mmes, par le cur et laction efficace, le prochain de celui que les circonstances nous rendent prsent. Ainsi le chrtien, sil obit aujourdhui lEvangile, est m se faire le prochain de tout son monde. Or, cette disposition de lesprit est aussi, et je parle trs srieusement, une condition fondamentale de la naissance de la raison dont il nous est besoin. La raison humaine ne slve en elle-mme qu la condition de tirer sa puissance vivante des nergies dun cur qui doit tre, suivant la magnifique formule de Hegel, aussi le cur dun esprit. Nous retrouvons ici, de nouveau, indissolublement maris, la vrit de la raison sur elle-mme et le prsent impratif de saimer les uns les autres que lEvangile a fait entendre aux hommes. Notre affaire est aujourdhui
p.138

de dfinir aux dimensions du tout

humain lacte tout la fois gracieux et raisonnable de lamour. A proportion il ne faut pas nous mprendre sur la nature de cet amour. Sinon nous manquerions la conqute faire. Ce qui est demand lhomme d prsent, nest plus seulement un amour de sentiment, vaguement universel, tout membr doptatifs et perdant finalement le mordant de sa gnrosit dans un humanitarisme impuissant ou dans le consentement naf au jeu des propagandes. Ce qui est demand dsormais cest, au sens le plus grand, un amour de volont, cest--dire un amour fort dune dtermination dlibre, arm dun concept et rsolu nagir que dans une comprhension Luniversalit rassemblant de lamour toutes les doit tre forces de lintellect. dsormais

165

Lhomme et latome

expressment

voulue

afin

dtre

dfinie

et

lucide

tout

en

embrassant de quelque manire la totalit de notre terre. Rien de dcisif ne peut plus se faire parmi nous si nous ne devenons pas capables de rehausser ainsi la qualit spirituelle de lamour, la seule qui puisse le rendre capable dune raison intelligente la taille du monde qui se fait. Il nous est ainsi demand dun seul coup, pour la naissance en nous de ce nouveau palier de la raison, tant la saintet de lintelligence que la plus haute ducation de la tendresse que nous puissions entreprendre pour le moment. Cest cette saintet de lintelligence, cette lvation mrie du cur jusquaux formes du vouloir le plus intense que la foi chrtienne, discrtement, commence dinviter lhomme daujourdhui. Elle lui demande de ne pas craindre limmensit des tches que suppose aujourdhui le rassemblement de lhumain, ni la complexit de la connaissance, ni lenchevtrement des ralits concrtes, ni mme, pour finir, cette masse norme aujourdhui deux milliards et demi, demain cinq milliards dhommes appels vivre sur cette terre. Ni notre pense, ni nos initiatives ne seront dpasses par cette fourniture de nos problmes si notre vouloir ne lest pas. Prcisment, un chrtien sait quavec Jsus-Christ, la puissance de lamour est venue habiter notre monde humain de telle manire que toujours le cur de lhomme soit en mesure de faire face son devoir essentiel. Contemplant pour sa propre part ltonnant
p.139

sillage de la Rdemption travers notre histoire, il appartient

au chrtien de penser, maintenant que les ralits de latome sont ralits de la vie quotidienne de lhomme, quavec leurs menaces et leurs promesses celle-ci ne sont que linvitation pour tous ses frres, faire tre en ce monde un peu plus de lessentiel amour.

166

Lhomme et latome

Avec plus durgence peut-tre quen dautres poques, mais aussi avec plus despoir et dj de triomphale certitude, le chrtien veut faire entendre ce monde la constante interpellation du cur volontaire de Dieu : O hommes ! vous avez t crs et rachets dans lamour ! Jusqu quand tarderez-vous croire srieusement lamour ?

167

Lhomme et latome

PASTEUR MARC BOEGNER


Membre de lInstitut

QUE RPOND LA FOI CHRTIENNE ? 1


@
p.141

Le grand honneur que mont fait, en minvitant parler ici

ce soir, les Rencontres Internationales de Genve, saccrot pour moi dune joie singulire ; celle de succder cette tribune lminent dominicain que nous venons dentendre, et avec quelle joie nous lavons entendu ! Sans doute naurez-vous aucune peine constater que mon propos est trs diffrent du sien. Mais en mme temps vous serez peut-tre heureux de voir que dans notre conclusion nous manifesterons certainement, vos curs et vos esprits, lunit essentielle de tous ceux qui croient en Jsus-Christ. Ceci dit, vous avouerai-je que je suis un peu dconcert par lnonc du sujet de cette confrence tel que la donn le programme des Rencontres internationales. Je pensais avoir exposer, ce que dailleurs le R. P. Dubarle vient de faire, ce que la foi chrtienne pense des menaces et des promesses de latome. Et le programme ronotyp, reu Paris, ma appris que jaurais dire ce quen pensent les chrtiens. Permettez-moi de remarquer quil y a ici plus quune nuance. La foi chrtienne ne penserait-elle pas ? Vous venez davoir la preuve du contraire, et nous y reviendrons par la suite. Mais quest-ce que la foi chrtienne ? Que de malentendus ce sujet ! Jen ai eu encore hier le tmoignage, lorsque, assistant lentretien si vivant, si intressant de la Cour St-Pierre, jai recueilli au passage certaines affirmations
1 Confrence du jeudi 11 septembre 1958.

168

Lhomme et latome

qui

semblaient

p.142

tmoigner

dune

incomprhension

trs

particulire de lessentiel de la foi chrtienne. Chez lhomme chrtien je parle du chrtien authentique et naturellement pas de celui qui, parce quil a t baptis, confirm, mari lglise et dcide quil sera enterr religieusement, se considre comme un chrtien je parle du chrtien authentique chez qui la foi est sentiment, pense, action, la foi est une rponse un appel, une initiative, un lan vers une personne, la personne prcisment par laquelle il sest senti appel. Elle est aussi pense et rflexion aprs que cet appel a t cout et rpondu. Et dans lEglise, la foi chrtienne porte en elle, en plus de tout ce que je viens de dire, un appel penser, formuler doctrinalement dans un langage que chaque gnration puisse entendre ses grandes affirmations. Sur quoi portent-elles ? sur la Vrit rvle sur Dieu et sur lhomme dans lEcriture Sainte, affirmations thologiques et thiques que la foi chrtienne ordonne dans lEglise et par lEglise qui en a le dpt et doit transmettre celui-ci aux gnrations qui se succdent sur la terre. Cependant le titre de la confrence, celui que javais lu, et auquel je me suis astreint me conformer, moblige me demander avec vous ce que pensent les chrtiens ? Mais de quels chrtiens parlons-nous ? Il y a chrtiens et chrtiens. Et sans doute il nentre pas dans mon esprit, un seul instant, la pense dtablir des distinctions ecclsiastiques ou confessionnelles. Je fais une distinction entre les chrtiens de forme se contentant de pratiques cultuelles qui peuvent dailleurs exprimer incontestablement une conviction profonde, mais qui en restent l, et les chrtiens qui se sentent appels par le Christ souvrir une certaine vie et la recevoir dans ladoration, dans lhumilit,

169

Lhomme et latome

dans la repentance, mais aussi dans la foi et dans la joie. Ils sengagent la suite de Celui qui est dsormais leur Matre, leur Sauveur et leur Seigneur sur le chemin sur lequel ils dcouvrent quils ont un but atteindre, une vocation assumer et remplir. Que pensent-ils ? Est-ce quils pensent quelque chose au sujet des menaces et des promesses de latome ? On nous a dit et redit hier matin que la grande masse des hommes, en dfinitive, est assez indiffrente ce qui fait lobjet des entretiens qui se poursuivent ici. Je ne suis pas sr que ce soit toujours
p.143

exact, et je crois,

comme certains des orateurs lont fait remarquer, quil y a bien souvent, par del lindiffrence, des angoisses intrieures qui se dveloppent et des drames qui se jouent. Mais sil est vrai que des chrtiens ne pensent pas grand-chose des menaces et des promesses de latome, lorsquils font cependant un effort de rflexion, de pense, ne croyez-vous pas que trs souvent ils se bornent des ractions instinctives de ce que nous appelons leur temprament ? Leurs opinions politiques, leurs opinions sociales, que sais-je encore ? entrent dans le travail intrieur o slabore leur pense. Il ny a pas qu propos de latome que nous faisons cette constatation. Admettons toutefois que les chrtiens rflchissent, aprs stre heurts tel ou tel des problmes confronts ici. Une autre question beaucoup plus grave se pose alors : pensent-ils dans la foi ? A propos de latome pensent-ils leur foi ? ou se laissent-ils comme tant dautres gagner, submerger par langoisse ! Car enfin elles sont terrifiantes les menaces que fait peser sur nous la mise en libert de lnergie nuclaire ! Il est vraiment inutile aprs tout ce qui a t dit ces jours derniers dinsister sur la gravit, sur le caractre tragique de ces

170

Lhomme et latome

menaces. Menaces pour le prsent, pour limmdiat, menaces, pourrait-on dire, pour lheure qui vient. Menaces qui se sont manifestes propos du Moyen-Orient, qui se profilent de nouveau lhorizon propos de Quemoy. Demain un nouvel incident pourra surgir, une nervosit excessive, une erreur, peuttre dtermine par la mauvaise interprtation dun radar, comme cela a failli tre le cas tout rcemment, dtermineront le lchage dune bombe et en quelques minutes tout se dclenchera. Quinze bombes bien places, a dit un jour M. Jules Moch, suffiraient dtruire la France. Et on nous affirme quil en existe trente mille en stock lheure actuelle, prtes tre largues ! Quon ne nous raconte pas quil y aura des consultations pralables tout emploi de la bombe et que toutes les grandes puissances sont dcides redire le mot fameux et faux de Fontenoy Messieurs les Anglais, tirez les premiers ! Les spcialistes nous affirment quen deux ou trois jours il y aura des millions de morts, et certains nous annoncent quaussitt ce qui subsistera p.144 de lhumanit sera ramen sa prhistoire et la terre la dsolation du dluge. Il y a vritablement de quoi prouver plus quun lger frisson, et je conois fort bien que ceux de nos frres en humanit pour qui lexistence prsente avec ses jouissances, ses beauts, ses ambitions, ses enthousiasmes, et en mme temps invitablement ses preuves et ses souffrances, ceux, dis-je, pour qui cette existence est tout, tremblent dangoisse la pense que dun instant lautre tout ce qui est leur vie peut leur tre arrach. Pour colorer plus encore ce spectacle dhorreur, on nous promet que dici vingt ans les savants sauront faire sauter les mtores dont les gigantesques morceaux se prcipiteront sur la terre une vitesse vingt fois plus grande que celle du son.

171

Lhomme et latome

Cependant, il y a pire. Il est possible, dit-on, quune guerre atomique soit vite. Mais, pour parler avec Jean Rostand un crime est dj commis dans lavenir ... Oui, je le sais, les essais prendront fin le 31 octobre pour un an en tous cas, mais condition..., et vous savez la suite. Mais dautres puissances voudront aussi sans doute avoir leurs essais. Quoi quil en soit, il y a lheure actuelle assez de particules atomiques lances dans lespace pour que des pcheurs japonais soient morts, que des jeunes hommes soient rendus striles, et que des mres donnent la vie des enfants anormaux, pour ne pas dire plus. Ceci nempche pas dailleurs le chef de la Commission atomique des Etats-Unis dcrire que les bombes H sont humaines. Je sais qu Genve, en ce moment mme, les savants les plus qualifis tudient ce problme dramatique. On sefforce dattnuer lmotion qui sest empare de la population du globe la pense de ce qui menace lavenir de la race, lavenir de leurs petitsenfants ou de leurs arrire-petits-enfants. On nous promettait relisez les journaux de Genve dil y a deux ou trois jours une pilule souveraine. Mais on semble tre daccord pour conclure aujourdhui, daprs les premires expriences faites, que le remde serait infiniment dangereux pour lorganisme humain et quil faut attendre. Je suis bien sr que la science trouvera un remde efficace. Il nen demeurera pas moins que, quelles que soient les dclarations faites ici-mme et destines, je le rpte, calmer lmotion des
p.145

peuples, un mal immense, irrparable peut-tre certains

gards, a dj t caus lhumanit tout entire et que sur les chemins o elle savance pour accomplir son destin, les menaces les plus tragiques laccompagnent ou la prcdent. Quon ne

172

Lhomme et latome

stonne pas, ds lors, quune question soit pose aux chrtiens et quon leur demande : Quen pensez-vous ? Quon ne stonne pas davantage que, sans attendre cette question, nombreux parmi les chrtiens soient ceux qui se sentent contraints de rentrer en eux-mmes et, la lumire de lenseignement de leur Eglise, dcouter les interrogations qui leur sont adresses. Toutefois, pour que leur rponse soit objective, ils doivent ne pas considrer que les menaces de latome. Il y a aussi ses promesses. Et il me semble que Genve baigne, ces jours-ci, dans un vritable ocan chaque de jour. promesses. Les Vos journaux du vous les numrent journaux monde entier

reproduisent des tlgrammes qui, partis de Genve, annoncent tous les bienfaits quon peut escompter de lutilisation pacifique de latome. Ici aussi, il est inutile dnumrer. Je me bornerai citer quelques opinions. Nous avons en France un homme dune rare valeur, exerant une indniable autorit dans le monde de lindustrie et aussi bien des gards dans le monde de la science, cest Louis Armand. Eh bien, Louis Armand na pas hsit dire lauteur dun passionnant ouvrage : Demain est l
1

: Lapparition toute rcente

de lnergie atomique est la veille de bouleverser notre plante. Elle reprsente et cela nous le savons tous une nouveaut extraordinaire. Grce elle on na plus peur de manquer dnergie, les rserves en matriaux fissiles seront suffisantes quoiquil advienne ; il est possible maintenant denvisager un univers baign dans lnergie. Au surplus, lnergie atomique bouleverse la gographie. Car jusqu prsent lnergie tait difficile

1 Serge GROUSSARD : Demain est l, Paris (Gallimard), pp. 11 suiv.

173

Lhomme et latome

transporter parce que trop coteuse ou trop lourde, mais demain on pourra construire des usines atomiques o lon voudra, ft-ce en plein Sahara. Les transports seront rduits rien et la prsence de lnergie atomique mtamorphosera tous les lieux o elle arrivera.
p.146

Bien dautres hommes que je pourrais faire entendre ici

prononcent des paroles analogues. Parlant dune seconde dcouverte du feu, Jean Perrin disait, propos des explosions : Lhomme de science sait allumer des toiles sur la terre... Et M. Louis Armand reprend : Tout progrs matriel est un bienfait de plus pour lhumanit quil libre... Et les ingnieurs de Brookhaven nhsitent pas scrier : Nous prparons le paradis de demain 1. Etre parvenus en quelques annes peine allumer des toiles est vraiment un tour de force incomparable qui permet, dit un de ces auteurs, de tout esprer de lhomme . Voil donc les lments de la question, menaces et promesses. Quen pensent les chrtiens ? Je dirai tout dabord que, lorsquils font leffort de rflchir, lorsquils se placent devant ou dans ce monde dont la totale nouveaut chappe cependant encore un grand nombre de nos contemporains ils se sentent cartels. Car devant les menaces de la guerre atomique ils se trouvent pris devant un dilemme atroce : ou conserver tout prix la vie lhumanit, ou obir dans certaines circonstances au devoir de sauver la justice et la libert. Alors ces chrtiens se tournent vers les Eglises, quelles quelles soient, leur demandant de les aider rflchir, de leur dire ce quelles pensent, elles, dans les diverses

1 Cit dans Demain est l, p. 239.

174

Lhomme et latome

confessions chrtiennes, des menaces et des promesses de latome. Tournons-nous donc, Mesdames et Messieurs, vers les Eglises. Bien entendu je ne dirai rien ici de lEglise romaine dont vous venez dentendre un reprsentant. Mais les autres, en particulier, celles qui sont groupes dans le Conseil cumnique des Eglises, les Eglises orthodoxes, anglicanes, luthriennes, rformes, pensent-elles quelque chose de latome, de ses menaces et de ses promesses ? Une question pralable se prsente lesprit. Quest-ce que les Eglises pensent de la science et de la recherche scientifique ? Je rponds sans hsiter quelles sont unanimes dire que la science est un don de Dieu. La soif de connatre, la soif datteindre la p.147 vrit, cest Dieu qui la implante au cur et dans lesprit de lhomme. Et Pascal nous le rappelle quand il dit : La dignit de lhomme est dans la pense. Certes, parce que les hommes sont pcheurs, ils ont perverti et ils pervertissent chaque jour les dons quils ont reus de Dieu : lart, lamour, et donc aussi lusage quils peuvent faire de la science. Les puissances dmoniaques qui agissent et qui vivent au cur des hommes retentissent dans la manire dont ceux-ci utilisent les merveilles que Dieu a mises leur disposition. Ils tournent le bien en mal, ils emploient dtruire ce dont ils devraient se servir pour construire. Parfois ils font de la science une idole, de la technique la souveraine dun monde submerg par la technocratie, de telle sorte que lme humaine risque de mourir de faim et de soif. Tout cela, les Eglises ont le droit et le devoir de le dire. Il nen reste pas moins que la science est un don de Dieu. Mais

175

Lhomme et latome

a-t-elle pour autant le droit de tout connatre ? Jindique seulement ici que la question peut se poser. Les vieux alchimistes disaient dj qu aborder les secrets de la matire est chose trs grave et quon ne doit le faire que le cur pur . Jean Rostand que je citais tout lheure et dont tous savent ce quil croit et ce quil ne croit pas, a demand un jour : Serions-nous alls trop loin ? Et-il mieux valu quon ne dsintgrt pas latome ? Il rpond aussitt dailleurs : Cest mal connatre lhomme que de le croire capable dune telle prudence 1. Oui, la thologie peut se demander, et peut-tre le doit-elle, sil est permis lhomme de chercher pntrer lultime secret de ce que lon a si longtemps appel la matire . Et pourtant nous savons bien que sur le chemin o il savance depuis des millnaires jamais lhomme ne consentira sarrter. Ah, Mesdames et Messieurs, comment ne serait-on pas mu lorsquon voque le labeur humain qui, depuis lhomme de la prhistoire, a manifest lexigence que lhomme porte en lui de se dpasser toujours lui-mme ! Pendant de longs sicles il a lutt pour survivre tout dabord, mais en mme temps il a pens sa vie :
p.148

pourquoi est-il sur la terre ? Et comment doit-il rpondre

cette mystrieuse exigence de vie quil porte en lui ? On ne peut pas ne pas tre boulevers par la souffrance que reprsente ce labeur et par ce que lhomme a accompli depuis laube de son histoire grce au don merveilleux de la science. Mais voici la question tragique qui se pose : retournant ce don contre lui-mme nemploiera-t-il pas latome pour se suicider ? La fission , la fusion nuclaire ne sont-elles pas le dbut

1 Demain est l, p. 422.

176

Lhomme et latome

dun nouveau voyage au pays du mystre ? Qui donc empchera jamais lhomme, qui tient de Dieu cette soif de se dpasser sans cesse dans lordre du connatre et du faire , de vouloir toujours soulever de nouveaux voiles et dchiffrer de nouveaux mystres ? Les Eglises sont-elles qualifies pour se prononcer en un tel domaine ? Assurment, me semble-t-il, elles en ont non seulement le droit mais le devoir. Je suis homme, a-t-il t dit il y a bien des sicles, et rien de ce qui est humain ne mest tranger. Le chrtien est deux fois homme. Et vous en avez dj entendu les raisons tout lheure. Rien de ce qui est humain ne peut tre tranger au chrtien. A plus forte raison, tout ce qui est humain concerne les Eglises car elles ont vocation dassumer tout lhomme et tous les hommes. Et lorsquil sagit de la vie et de la mort de lhomme, de cette plonge dans un monde nouveau o pour la premire fois lhumanit possde une puissance lchelle plantaire, mais une puissance par laquelle elle peut se dtruire elle-mme, certains voudraient que les Eglises gardent le silence ! Quon me permette de le dire, elles sont dautant plus engages parler quelles ont entendu Einstein dire : Je crains souvent que lhomme ne perde de son humanit, tandis que le progrs matriel saffirmera colossalement. Je crains la folie de lhomme. Et quelles entendent Oppenheimer dire : On ne sait pas o lon va avec la dsintgration de latome... , Nous sommes pareils un homme qui, dans la nuit et en terrain inconnu, tenterait de deviner ce quil y a autour de lui. Lhomme, lorsquil se demande pourquoi est toujours dans la nuit. Quelle humilit chez certains savants authentiques, quel

sentiment du mystre qui les enveloppe et quils nont pas encore

177

Lhomme et latome

p.149

russi pntrer ! Les Eglises, en rendant ces savants

lhommage qui leur a t offert tout lheure, et auquel je massocie pleinement, doivent sefforcer prcisment, dans la nuit o ils disent avancer, de leur montrer quil y a dans cette nuit mme une lumire et que peut-tre cette lumire est dj dans leur esprit et dans leur cur, se projetant en avant pour quun jour les tnbres se dissipent et que souvre devant eux une porte lumineuse desprance. Les Eglises ont donc rflchi la menace et la promesse de latome. Elles ont rflchi et elles ont parl. On leur reproche tantt de trop parler, et tantt de ne pas parler. Depuis les longues annes o je suis appel participer des dlibrations aboutissant sur des questions parfois trs graves des rsolutions rendues publiques, en tout cas dans le monde des Eglises, je suis de plus en plus frapp de voir que, sans cesse, les Eglises reoivent le reproche de trop parler lorsque ce quelles disent ne confirme pas lavis de ceux qui elles sadressent, ou de ne pas parler car on oublie, trs vite, ce quelles ont dit ! A propos du sujet qui nous occupe combien de fois leur a-t-on reproch de garder un silence quelles se refuseraient rompre ? Mais si elles ont bris le silence, avant de parler toutefois, elles ont confi ltude prparatoire de leur rsolution des commissions composes dhommes comptents pour les aider dans leur rflexion. Je pense en particulier au grand savant quest le Professeur von Weiszcker dont je parlerai tout lheure. Ce nest donc quaprs rflexion et prire que les Eglises se sont prononces. Je citerai dabord deux exemples rcents de positions prises par des Eglises particulires. Voici tout dabord la dclaration du

178

Lhomme et latome

Synode national de lEglise Rforme de France, runi en juin dernier, relative aux menaces que font peser sur les hommes les engins modernes de destruction et mme lutilisation pacifique de lnergie atomique : Le Synode national : considrant nuclaires, que et laccroissement la multiplication lusage des des armements expriences de lnergie

thermonuclaires,

mme

pacifique

atomique, menacent dj lintgrit de lespce humaine ; 1.


p.150

devant la peur croissante qui gagne lhumanit,

veut raffirmer la ferme esprance du rgne victorieux de Jsus-Christ ; 2. demande au Gouvernement franais de reconsidrer tous les problmes poss par lutilisation pacifique et militaire de lnergie nuclaire ; 3. sassociant aux textes cumniques dj parus ce sujet, demande aux gouvernements qui, comme les U.S.A., lU.R.S.S. et la Grande-Bretagne, possdent dj un arsenal thermo-nuclaire, darrter leurs expriences cette fin, et les invite tablir honntement un systme de dsarmement contrl, qui seul pourrait annihiler les risques de ce genre. Quelques semaines plus tard se runissait Londres, au palais de Lambeth, la grande confrence des vques de la communion anglicane, prside par lArchevque de Canterbury. Trois cent vingt vques anglicans taient prsents. Ils ont tudi de nombreux problmes, en particulier la menace dune guerre atomique, mais aussi la menace tragique lie aux essais des armes

179

Lhomme et latome

nuclaires. Chose curieuse, cest le seul point de tout lordre du jour sur lequel les vques de la communion anglicane naient pas pris une dcision unanime. Lutilisation des armes nuclaires, ont-ils dit, rpugne la conscience chrtienne. Quelques-uns dentre nous voudraient aller plus loin et condamner une pareille utilisation comme moralement indfendable en quelque circonstance que ce soit. Dautres par contre, avec une gale conviction, soutiennent quaussi longtemps que ces armes existent il y a des circonstances dans lesquelles sen servir serait prfrable un asservissement politique : Nous croyons que labolition des armes nuclaires par un accord international est un pas essentiel vers labolition de la guerre elle-mme. Aussi demandons-nous tous les chrtiens dagir avec force sur leur gouvernement en vue de linterdiction de telles armes acceptant les limitations de souverainet qui pourraient tre requises pour assurer linspection et le contrle, de telle sorte quaucun gouvernement ne puisse dsormais en fabriquer. Nous insistons auprs des gouvernements pour quils dploient les plus grands efforts en vue dun dsarmement international.
p.151

Voil ce que disaient, au mois daot dernier, les trois cent

vingt vques de la communion anglicane runis Lambeth. Cependant, cest le Conseil cumnique des Eglises qui, depuis des annes, a consacr la plus constante rflexion au problme qui nous proccupe. Jai ici sous les yeux le texte des rsolutions quil

180

Lhomme et latome

a prises depuis 1948. Rassurez-vous, Mesdames et Messieurs, je nai aucune intention de vous en faire la lecture. Je note seulement que, ds 1950, au moment o la menace de la bombe H se prcisait lhorizon des peuples, la Commission excutive du Conseil cumnique, runie tout prs de Genve, Bossey, votait une motion extrmement nette, demandant linterdiction des armes atomiques, la renonciation toute arme de destruction massive, le dsarmement progressif, le contrle international, et surtout, il va sans dire, des efforts renouvels pour liminer les causes de la guerre. Quelques annes plus tard sont survenus ce quon appelle les essais nuclaires. Aussitt le Conseil cumnique a protest contre ces essais. Runi lanne dernire aux Etats-Unis, il a formellement demand que ces essais soient arrts. Il est aussi intressant de noter que, cette anne encore, la session toute rcente du Comit central du Conseil cumnique runi au Danemark, la dclaration de lanne dernire a t reprise et confirme. Et, la fin de ses dlibrations, aprs avoir adopt un long document numrant tous les aspects de la pense de lEglise sur ce problme, le Comit central du Conseil cumnique a vot la rsolution suivante : Les puissances productrices darmes atomiques

viennent de faire un premier pas vers la mise sous contrle international de lexprimentation de ces armes. Nous accueillons avec reconnaissance ce premier signe dune meilleure comprhension mutuelle des nations. Mais en mme temps, nous supplions instamment les chefs de gouvernement de ne pas se contenter de ce

181

Lhomme et latome

dbut, et davancer rsolument sur le chemin qui vient de souvrir. La renonciation aux expriences atomiques, que nous rclamions il y a un an, doit aboutir larrt de toute production darmes nuclaires et une rduction relle des armements actuels. Les nations ne sauraient atteindre ce but que dans la confiance et lamiti, dans un monde largement ouvert o tous puissent se
p.152

rencontrer librement et apprendre

se connatre et saimer. Nous appelons toutes les Eglises tre les pionniers de ce monde sans barrires. Nous nignorons rien des immenses obstacles quil sagit de surmonter. Mais ce qui semble impossible aux hommes est possible Dieu. A Celui qui a port lui-mme les fardeaux et les angoisses des hommes nous demandons inspiration, force et courage au service de la paix sur la terre.

Telles sont les rsolutions par lesquelles les Eglises non catholiques romaines, devant les menaces de latome, les menaces de la guerre atomique, et les menaces rsultant des essais darmes nuclaires ont exprim leur angoisse, leur foi et leur esprance, leur conscience aussi de limmense responsabilit quelles doivent assumer. Quon ne croie pas cependant quelles demandent leurs fidles daccepter simplement ce quelles jugent devoir dire. Elles veulent au contraire les aider rflchir par eux-mmes, penser leur problme personnel aussi bien que le problme de lEglise et du

182

Lhomme et latome

monde. Si elles sont presses par certains de leurs membres de prendre des dcisions, de faire des choix plus nets entre toutes les possibilits, elles se tournent leur tour vers leurs membres souvent engags dans des drames de conscience, et elles veulent les aider discerner le chemin queux aussi sont appels suivre. De ces chrtiens qui pensent leur foi en face de ce redoutable problme, je dsire citer quelques-uns : Voici dabord Gollwitzer, un des thologiens les plus en vue de ce temps. Sous le titre Les chrtiens et les armes atomiques 1, une tude signe de lui vient de paratre en franais, traduite de lallemand, aux ditions Labor et Fides. Pour Gollwitzer, lhomme qui participe la fabrication et lutilisation des armes modernes ne peut pas tre en tat de grce . Ce que les Eglises doivent examiner avant tout, cest le problme moral que pose la participation des chrtiens larmement atomique. Et Gollwitzer se
p.153

rjouit de voir les autorits ecclsiastiques allemandes

dclarer : Il est du devoir de la prdication chrtienne davertir tous les hommes quen participant la fabrication ou lemploi des moyens modernes de destruction massive, ils abusent des dons de Dieu, outragent sa bont et trahissent son image. Ce nest pas, certes, toute lEglise vanglique en Allemagne qui a vot cette rsolution, mais ce sont certaines Eglises de pays , entre autres celle de la Hesse, dont le Prsident est le pasteur Niemoeller. Pour Gollwitzer les armes nuclaires font sauter les cadres lintrieur desquels les Eglises ont jug la guerre compatible avec

1 Labor et Fides, Genve. p. 9.

183

Lhomme et latome

la volont divine 1. Il faut repenser aujourdhui dans un contexte totalement nouveau le problme thologique de lusage de la violence. Je dois la vrit de signaler que dautres autorits que Gollwitzer et Niemoeller, parmi les plus hautes, soutiennent une opinion contraire celle que vous venez dentendre. Voici maintenant Albert Schweitzer. Vous avez sans doute lu ses rcents appels 2. A ses yeux, la question paix ou guerre atomique prime tout. Il est daccord ici avec Einstein qui disait un jour : Lobjectif dviter la destruction totale doit avoir la priorit sur tout autre. Ce sont surtout les menaces pour lavenir qui ont contraint Schweitzer de rompre le silence. Il demande aux peuples et aux gouvernements, aux savants et aux Eglises, quon ne se borne pas considrer leffet du rayonnement qui agit de lextrieur, mais quon tienne compte aussi de celui produit par les particules radioactives qui saccumulent sans cesse lintrieur de notre corps. Schweitzer nous signale les effets particulirement graves que le strontium 90 produit sur la moelle osseuse qui donne naissance aux globules rouges et blancs du sang. Son rayonnement produit des maladies du sang dont lissue est presque toujours mortelle. Les cellules qui souffrent le plus du rayonnement radioactif sont celles des organes de reproduction. Mme si son action est trs faible, les consquences peuvent tre fatales.
p.154

Et sur ce point Schweitzer conclut : Nous ne pouvons pas

assumer la responsabilit de laisser natre dans lavenir des enfants chargs des tares physiques et psychiques les plus graves
1 Gollwitzer, p. 54.

2 Paix ou Guerre atomique (Paris, Albin Michel).

184

Lhomme et latome

simplement parce que nous navons pas prt temps une attention suffisante ce pril 1. Non seulement il faut arrter sous contrle tous les essais darmes nuclaires, mais en interdire, sous contrle international, la fabrication. Vous me permettrez ce propos de vous lire ces cinq simples lignes dAlbert Schweitzer, dans son petit volume intitul Paix ou Guerre atomique que jai sous les yeux : Nous avons en ce moment le choix entre deux risques, ou bien nous continuons la poursuite insense aux armes nuclaires qui aboutira une guerre atomique, ou bien nous renonons aux armes nuclaires et nous verrons les trois grands, lAngleterre, les Etats-Unis et lUnion Sovitique et les pays qui font partie de leurs systmes arriver une tolrance rciproque. Pour le premier risque lavenir est une impasse. Lautre prsente une issue, soyons assez audacieux pour nous y engager. Enfin, je nommerai le Professeur von Weiszcker, dont jai dj prononc le nom, lun des savants atomistes dont lAllemagne shonore le plus. Von Weiszcker a t dsign par le Conseil cumnique comme membre dune Commission spciale charge, il y a trois ans, dtudier les moyens dempcher la guerre dans lge atomique o nous sommes appels dsormais vivre. Il a particip aux dlibrations du Comit Central que jvoquais tout lheure et, parlant en savant chrtien, en savant authentique et en chrtien authentique, il nous a prsent un expos qui nous a tous bouleverss. Il nous a expos pourquoi, aprs de longues dlibrations, la Commission, o son influence a t certainement prpondrante,

1 Ouv. cit, p. 37.

185

Lhomme et latome

na pas cru pouvoir conclure que le devoir de ne jamais utiliser darmes atomiques soit une vrit chrtienne. Nous rejoignons ici le trouble ressenti par les vques anglicans. Tragique est le dilemme dans lequel il nous a placs : maintenir la paix, ou dfendre la justice ! Quelques-uns disaient aprs lavoir entendu : Nous avons besoin de comprendre en termes thologiques la nouvelle nature de p.155 lge atomique ; et le terrible dilemme des revendications concernant la prservation de la vie terrestre et le maintien de la justice et de lordre requiert une tude approfondie, sur le fondement de la rvlation chrtienne. Toutefois ce quont ajout von Weiszcker et ses collgues, cest que les premires bombes lches accompliraient de tels ravages que toute dfense apparatrait dsormais inutile. La vrit chrtienne serait sans doute de consentir purement et simplement aux conditions de lennemi. Il y a eu l un dbat singulirement mouvant sur ce devoir que daucuns estiment impratif aprs ce qui sest pass Hiroshima alors que toute possibilit de dfense parat anantie : il ne resterait plus qu capituler et accepter les conditions de lennemi. Le savant chrtien dont je parle, qui ma laiss une impression si forte la fois dhumilit et de grandeur, a envisag dailleurs le devoir dune renonciation unilatrale aux armes atomiques, ce qui est aussi la position de Gollwitzer. Elle implique un risque, dit-il. Sommes-nous prts courir ce risque ? Voil la dcision que nous avons prendre aujourdhui. Au surplus , ajoutait-il, peut-tre faut-il aller jusquau fond de lhorreur pour que cette horreur elle-mme enfante un nouveau soleil et quun homme nouveau puisse contempler un monde meilleur avec un regard nouveau ? Et nous retraant le cheminement de son exprience

186

Lhomme et latome

spirituelle la plus profonde, von Weiszcker nous a dclar quaprs avoir servi sa patrie avant et pendant la dernire guerre dans la recherche des armes nuclaires, lorsque, aprs dix ans dinterruption totale de tout travail de ce genre, on tait venu lui demander rcemment de mettre de nouveau son immense savoir et sa grande exprience au service des tches qui simposent la nouvelle arme allemande, ses convictions chrtiennes, sa volont de leur tre fidle, lont dtermin rpondre par un refus. Quy a-t-il derrire ces textes que je vous ai lus et ces rsolutions unes ? Ce quil y a, me semble-t-il, cest la certitude contraignante ecclsiastiques, ces motions cumniques, ces attitudes personnelles dont je vous ai prsent ce soir quelques1

p.156

que les Eglises et les chrtiens doivent se dcider tre plus que jamais aujourdhui les tmoins et les messagers de la seule force qui puisse surmonter les haines, librer les hommes de leur apptit de puissance, fruit dun orgueil dmoniaque, et les rendre dsireux dabord, capables ensuite, ddifier et de maintenir la paix dans la justice et dans la libert quoi tous les peuples aspirent. Et cette force cest lAmour. On a beaucoup parl de lAmour dans lentretien auquel jai assist hier matin. On en a parl comme de la force qui, sexprimant par la fraternit des hommes et des peuples, peut ouvrir devant nous un chemin despoir et conduire tous les peuples, quelle que soit la couleur de notre peau, quelles que soient la culture ou linculture, la croyance ou lincroyance, vers le
1 Cf. Henri LEENHARDT, Le Matre de lAtome (Montpellier) ; Etudes thologiques et religieuses.

187

Lhomme et latome

jour o enfin les hommes connatront la paix, la paix vritable. Je le demande, de quel Amour sagit-il ? Quelle en est lorigine ? Quelle en est la source permanente ? Et quelle en est aussi, et je reprends un mot qui a t prononc hier plusieurs reprises, quelle en est la vise , cest--dire, si jai bien compris, quel est le dessein poursuivi, le but reconnu comme devant tre atteint ? Quelle vocation cet Amour porte-t-il en lui, quil doive assumer ? Les paroles si nobles de Monsieur le pasteur Werner se sont heurtes, me semble-t-il, je ne sais quels malentendus. Et jai entendu noncer, aussi bien sur le christianisme que parfois on relgue au rang de mythologie ou de squelle moyengeuse, que sur lAmour auquel on se sent nanmoins contraint de faire appel, de surprenantes affirmations. Non, Mesdames et Messieurs, le christianisme nest pas prim. Il est plus actuel que jamais. Prcisment parce quil est non pas dabord une institution, non pas dabord un corps de doctrines, non pas dabord une srie de pratiques, comme si souvent on a la tentation de le croire, ou une trs belle morale, mais il est une personne, la personne qui apporte aux hommes le secret de lAmour qui, venant dun Dieu qui se veut notre Pre, a voulu nous appeler nous aimer les uns les autres dun Amour qui nest ni phrasologie pieuse ni sensiblerie humanitaire, mais don de soi-mme, gnrosit du cur et de lesprit, et persvrant service de lhomme reconnu comme notre prochain.
p.157

LAmour est la grande, la redoutable, la magnifique

aventure que les Eglises et les chrtiens doivent vouloir vivre et vivre avec passion alors que dans notre monde atomique, si langoisse submerge des mes, le rgne du totalitarisme de la technique risque den touffer un bien plus grand nombre encore.

188

Lhomme et latome

Ce que les chrtiens pensent face aux menaces de latome et ses promesses ? Cest, dune part, quil ne faut pas permettre aux applications les plus redoutables de la science, ni aux plus favorables lamlioration de la vie des hommes, de couper lhumanit des hautes valeurs spirituelles et morales dont elle a vcu depuis tant de sicles. Je ne rclame pas pour le christianisme le monopole des valeurs spirituelles, il en est qui, avant mme le christianisme, ont pntr et enrichi la civilisation occidentale. Mais, dans ce monde o, quelle le veuille ou non, la science, par les applications fantastiques quelle dtermine, risque de nous jeter en plein matrialisme, il sagit dorganiser la dfense des valeurs morales et spirituelles. Et cest dautre part, Mesdames et Messieurs, que, prenant enfin leur christianisme au srieux, les chrtiens vivent, et non pas seulement parlent, la vrit de lAmour du Christ, sa puissance de don de soi et sa puissance de vie. Quils montrent, par leur exemple et par celui de leurs communauts fraternelles, que lAmour du Christ donne lhomme la rvlation de sa vraie vocation de fils ou de fille de Dieu, et du sens de lhistoire, qui est de prparer non pas seulement sur cette terre, mais pour le monde des accomplissements ternels, lavnement dun authentique royaume de Dieu qui sera, lui, parce que fond sur lAmour, la vraie, la pure, la fraternelle Cit de justice et de paix. Lavenir du christianisme, du Royaume de Dieu, ne dpend pas permettez-moi de le dire dune destruction partielle ou quasi totale de la race humaine. Au temps du dluge, Dieu a recommenc avec un homme, ses enfants et les animaux dont Il lui avait confi la garde. Il peut abandonner lhumanit aux

189

Lhomme et latome

puissances destructrices dchanes par lhomme, Il peut, avec lEglise triomphante daujourdhui, qui est hors des atteintes des bombes, difier le royaume des Cieux. Le Christ na-t-il pas pos cette question
p.158

ses disciples : Lorsque le Fils de lHomme

reviendra, trouvera-t-il de la foi sur la terre ? Peut-tre ne trouvera-t-il que des ruines pires que celles de Hiroshima ? Mais la grande nue des tmoins nen sera pas moins vivante, car les promesses du Nouveau Testament, telle est la foi chrtienne, sont oui et amen dans le Seigneur. On raconte quau terme de manuvres destines montrer la valeur des moyens de dfense contre les armes nuclaires, et qui tout au contraire en avaient rvl la totale inefficacit, le prsident Eisenhower se serait cri : Alors, il ny a plus qu prier ! Et ces mots sont galement le titre dun livre o lAllemand Brwolf crie ses contemporains que seul un retour dcisif aux valeurs spirituelles et morales peut nous sauver des horreurs qui nous menacent. Il ny a plus qu prier ? Les chrtiens rpondent Eisenhower : Oui, il faut prier et prier inlassablement. Ne pas prier cependant dans les termes, que rapporte Gollwitzer, de cette effarante prire, prononce par un ecclsiastique au moment mme o allait senvoler lavion portant les bombes destines Hiroshima, et demandant Dieu de bnir le pilote et la mission dont il tait charg ! Il faut prier. Il faut beaucoup prier pour la paix du monde, pour que la justice triomphe, pour que les savants soient dirigs dans leur travail, que les hommes de gouvernement soient inspirs dans leurs dcisions et pour que tous ceux qui portent la responsabilit des peuples et des nations lheure actuelle, mme sils ne confessent pas le Christ, soient inspirs par

190

Lhomme et latome

le Saint Esprit et rendus par lui capables de courage, de conscience et de dtermination ferme et sereine. Mais il y a autre chose faire aussi. Il faut penser, il faut parler, il faut servir, il faut souffrir peut-tre parce quavant tout il faut aimer. Et si lAmour est celui dont le Christ nous enseigne aimer, nous disons nous chrtiens : cest lAmour qui aura le dernier mot.

191

Lhomme et latome

ALLOCUTION DE M. LE CONSEILLER DTAT ALFRED BOREL


Prsident du Dpartement de linstruction publique au djeuner du Parc des Eaux-Vives, le 4 septembre 1958 @
p.159

Monsieur le Prsident, Mesdames, Messieurs,

De toutes les questions que nous pose la prsente XIIIe session des Rencontres Internationales, la plus centrale, la plus vitale est bien celle de savoir pour reprendre les termes de son programme si lnergie nuclaire signifie pour lhumanit sa destruction ou sa libration. Le Comit des Rencontres a t bien inspir de la poser en marge dune Confrence atomique au cours de laquelle schangeront sans doute des informations scientifiques capitales pour lavenir, mais o ne seront pas traits les grands problmes de base qui sollicitent notre rflexion, en mme temps quils psent sur notre destin. Le problme dont ltude nous est propose est au premier chef un problme de vie ou de mort. Dans la remarquable tude que M. le professeur Louis Halle, de lInstitut universitaire de hautes tudes internationales, a consacre il y a quelques mois la guerre et la paix nuclaires, figure ce sous-titre : Comment survivre ? Quant aux conclusions de lauteur, elles sont donnes sous le titre tout aussi significatif : Comment sen tirer ? A quoi correspond cette conclusion objective, mais qui prte singulirement la rflexion : Ce quil nous faut, cest du temps, le renvoi du dsastre au lendemain. Cest le mieux que notre gnration puisse esprer. Cela, cest lopinion dun esprit mesur et rflchi. On comprend que, rfract par une opinion publique qui, frquemment, ignore les lments dune situation quand elle nest pas porte en exagrer la gravit un pronostic aussi sombre prenne un aspect quelque peu apocalyptique. De l ressentir les prodromes dune espce de grande peur atomique qui serait en quelque sorte la grande peur de lan deux mille , il ny a quun pas. Or, il y a cinq ans, vous avez consacr, Messieurs, vos dbats au problme de langoisse du temps prsent et des devoirs de lesprit. M. Albert Picot, avec le talent que nous lui connaissons, relevait en particulier les causes politiques de cette angoisse, en mme temps quil p.160 rappelait que lhistoire avait, au cours

192

Lhomme et latome

des millnaires, connu dautres priodes o lhumanit semblait dsesprer de son destin. Mais cest aussi au cours de cette mme session dj que votre excellent prsident, lactivit inlassable et intelligente laquelle je voudrais rendre une fois de plus un trs sincre hommage, vous invitait non seulement analyser causes et formes de langoisse, mais aussi aviser aux moyens de la combattre, de la dpasser. Citant Emmanuel Mounier qui conseille dans La Petite Peur du XXe sicle de bousculer cet esprit de catastrophe , M. le professeur Antony Babel nous conviait participer de toutes nos forces la difficile construction du monde de demain. Voil, certes, une exhortation quil ne sera pas hors de raison de renouveler aujourdhui. Mais notre premier devoir est de nous efforcer de voir clair. Rien nest plus dangereux pour lavenir de lhumanit que cette atmosphre de fin des temps qui incite souvent aux aventures les plus pernicieuses pour lesprit. Dans un monde o les moyens dinformation peuvent diffuser avec une rapidit et une efficacit redoutables lerreur aussi bien que la vrit, les qualits cultiver sont la loyaut intellectuelle et le courage civique ; tablir chaque instant la part de la lgende et celle de la ralit est la premire tche des intellectuels qui prennent au srieux les devoirs de lesprit et que les critiques quon leur prodigue si gratuitement nont pas dj rendu timors. Cette mission, elle ne peut tre dlgue aujourdhui aux seuls physiciens, si comptents fussent-ils dans leur domaine propre. Sans doute, les plus grands dentre eux ont-ils mesur et avec quelle lucidit et quel sens des responsabilits ! les bouleversements quimpliquaient les progrs rvolutionnaires de leur science pour lhumanit tout entire. Mais cest dans tous les domaines que la rvolution atomique oblige lhomme entreprendre des confrontations, des rvisions quelquefois dchirantes elles aussi. Et cest cette circonstance prcisment qui donne vos dbats, en marge de la Confrence atomique, toute leur signification et toute leur importance. Survivre dabord ! Songer ensuite domestiquer ces nergies nouvelles et inoues pour quelles restent ou soient au service de lhomme ; veiller dautre part ce que les bouleversements invitablement provoqus dans tous les secteurs de la vie soient dans toute la mesure possible compatibles avec la dignit, la libert, lintgrit de lhomme. La rvolution atomique peut, si nous

193

Lhomme et latome

ny prenons garde, se traduire pour utiliser ici le langage marxiste par le retour dalinations aujourdhui tant bien que mal surmontes, ou encore lintroduction de formes nouvelles dalinations. Elle comporte des dangers intrinsques, comme elle peut ajouter aux risques de toutes natures qui psent dj sur notre condition actuelle. Le diagnostic que vous serez amens tablir au cours de ces journes, sera vraisemblablement sombre en plusieurs de ses aspects, le pronostic rserv ; mais il ny a pas de raison de dsesprer sans autre de lavenir. En soi, la possibilit pour lhumanit de disposer de sources dnergies pratiquement illimites nest pas un mal ; cest lemploi quen fait lhomme qui peut tre abusif jallais dire sacrilge. Mais cet emploi, il peut tre contrl, mieux encore, rduit ses aspects lgitimes. Si
p.161

chacun fait

la fois leffort de lucidit et de volont qui simpose, les chances de lhomme sortiront augmentes de laventure. On ne saurait donc trop souligner lactualit et lutilit de vos dbats, qui mriteront de prendre une place privilgie dans la srie dj longue des sessions que nous devons au toujours dvou et actif Comit des Rencontres. Tout lheure je rappelais, en citant M. Albert Picot, que lhumanit avait connu dj plusieurs reprises de ces poques dcisives o son avenir mme stait trouv mis en jeu. Les historiens ont fait remarquer juste titre que de telles priodes avaient frquemment amorc un mouvement de renouveau remarquable aboutissant un progrs humain. Sil est un vu que nous devons formuler au dbut de cette session, cest que lhomme se rvle une fois de plus digne de son destin, assume les responsabilits accrues qui lui incombent, et ralise ainsi les perspectives et les promesses du nouvel ge.

194

Lhomme et latome

DISCOURS PRONONC PAR M. ANTONY BABEL


Prsident du Comit des R.I.G. lissue du djeuner officiel, le 4 septembre 1958 @ LHOMME ET LATOME
p.163

Une question sest pose notre comit lorsquil a appris que, dans la

premire quinzaine de septembre, une imposante confrence runirait Genve llite des savants nuclaires du monde entier. Il ntait pas question pour nous de changer la date de notre dcade qui est conditionne par un calendrier international. Devions-nous renoncer pour une anne notre Rencontre ? Le sentiment a prvalu de la maintenir. De la maintenir, mais en profitant de lambiance de ce septembre genevois. Nous savions que la confrence qui sige aujourdhui sous ladmirable vocable Latome et la paix serait exclusivement voue la physique et la chimie nuclaires. Il nous a sembl que de vastes secteurs restaient disponibles que pourraient explorer utilement des crivains, des sociologues, des philosophes, des thologiens, des biologistes, des gnticiens, des physiologistes, des mdecins. Nous nignorions pas dailleurs que nombreux sont les spcialistes de la recherche nuclaire qui, sortant de leur domaine troit troit et passionnant , se proccupent des implications humaines, mdicales, philosophiques, voire religieuses de leurs dcouvertes. Quelle aubaine pour nous si nous pouvions obtenir, au moins de quelques-uns dentre eux, quils veuillent bien distraire de leur temps une heure ou deux en notre faveur ! Quel intrt ne pourrait pas avoir une confrontation entre eux et ceux qui ne connaissent leurs recherches que du dehors, qui en supputent avec angoisse ou avec espoir les rsultats pratiques ? Et puis nous tions persuads que la multiplication des colloques consacrs ces problmes conduit un effet de rptition qui nest pas inutile dans les temps graves o nous vivons. Comme la crit Karl Jaspers, il faut rendre lhumanit attentive ce quimplique de monstrueux la situation actuelle ; des milliers de voix... devraient, chacune sa manire, renouveler sans cesse ces appels. Lheure nest pas au
p.164

sommeil. (La bombe atomique et lavenir de

lhomme, Paris, 1958, p. 22.) La foudroyante rapidit avec laquelle, depuis quelques annes, les

195

Lhomme et latome

dcouvertes scientifiques se succdent, le mystre qui les entoure, la fabrication de bombes auprs desquelles celles de Hiroshima et de Nagasaki ne sont que des jouets denfants, la supputation des destructions que leur emploi entranerait, les dangers que leurs essais font peser sur les peuples ont cr une tension, une psychose, caractristiques de ce temps. Ce sont l dailleurs des thmes banals, rebattus mme, sur lesquels il est inutile dinsister ici. Certes, au cours des ges, lattente de la fin du monde a souvent hant les esprits. Na-t-elle pas son origine dans le christianisme luimme ? Mais voici quelle a pris une signification imprvue car lhumanit peut signer son propre arrt de mort. Jai tort de dire lhumanit : elle na pas le got du suicide. La dcision ne relverait pas non plus des savants. Elle dpendrait bien plutt des gouvernements, quelle quen soit la forme, qui dtiennent le pouvoir de mettre en action des moyens dont lingniosit na dgale que la force destructrice. Nous comptons parmi les participants nos entretiens des hommes comme Robert Jungk et Fernand Gigon. Nous aurons sans doute le privilge de les entendre sur ces sujets au cours des jours prochains. Malgr la virulence des polmiques qui se droulent autour de la conqute de la suprmatie nuclaire, faut-il sabandonner au pessimisme ? Il ne le semble pas. Le gigantesque mme des destructions que lon peut supputer inquite ceux qui ont le pouvoir de dclencher la guerre. Mais aussi tout ce quil y a dimprvisible dans lemploi des armes atomiques. Sait-on o sarrteraient les radiations ? Qui atteindraient-elles finalement ? On soulignait il y a peu de temps quelles dpendraient dans une large mesure de la direction des vents. Or les hommes ne sont pas arrivs les commander. Ils ne se sont pas encore gals Eole. La peur, sinon la sagesse, conduira-t-elle un jour un arrangement international qui viterait le pire ? Peut-on fonder quelque espoir sur les rsultats enregistrs par la Confrence dexperts charge dtudier la possibilit de dceler les violations dun accord ventuel pour la suspension des expriences nuclaires qui a sig Genve et a termin ses travaux il y a une dizaine de jours ? Son communiqu final il est du 21 aot montre que la dtection des explosions nuclaires est parfaitement possible. Un organe international de contrle serait facile crer dont lefficacit, sur le plan scientifique, serait assure. Tel est le

196

Lhomme et latome

point daboutissement des travaux de savants reprsentant des pays qui il arrive de se livrer la guerre froide. Reste savoir quelles conclusions pratiques les hommes politiques et les militaires vont tirer de ces constatations scientifiques. Certains espoirs, si lon en croit les informations de la presse, semblent permis. Une lueur sest allume. Peut-tre arrivera-t-on la cessation des essais qui suscitent tant dangoisse dans le monde.
p.165

Il est bien probable dailleurs que sans la guerre ou sa prparation les

recherches nuclaires nauraient pas fait de si prodigieux progrs. Est-il possible de leur donner aujourdhui une orientation nouvelle ? Laccumulation de lnergie atomique dans dnormes rserves de bombes est un des grands dangers de ce temps. Pourrait-on en changer la destination et lappliquer au dveloppement de la civilisation et au bonheur des hommes ? Si la chose est ralisable, la voudra-t-on ? Quoi quil en soit, on comprend linquitude des savants qui voient le point daboutissement possible de leurs travaux. A lexaltation de la recherche, au sentiment de triomphe que leur ont apport des dcouvertes qui sont parmi les plus grandes que lhumanit ait jamais faites, succdent chez certains le doute, voire le regret de luvre accomplie. Des cas de conscience se posent eux. Doivent-ils poursuivre leurs efforts alors quils savent quils pourront tre utiliss des fins quils rprouvent ? Mais, abandonner leurs recherches ne serait-ce pas trahir leur vocation ? Peut-on exiger dun homme quil renonce utiliser ses dons, quil suspende ses travaux alors quil sait quils vont aboutir des rsultats magnifiques ? Jamais lhomme na t si prs de la connaissance des plus impntrables secrets de la nature. Dailleurs, ce savant, il peut admettre que ce quil va donner au monde pourra tre utilis aussi pour son bonheur. Il ny a pas une nergie nuclaire rserve la guerre et une autre qui servirait la paix. Ce qui est tragique pour les chercheurs cest que lemploi de leurs dcouvertes ne dpend pas deux. Notre civilisation est monstrueuse, disait rcemment Oppenheimer dans une confrence la Sorbonne, parce que nous ne savons pas ce que nous devons faire de notre puissance. On conoit son amertume lorsquil constate que les savants nont

pratiquement aucune action sur lusage que lon fait de ce quils ont cr.

197

Lhomme et latome

Appliquera-t-on leurs dcouvertes la suppression de millions dhommes ou la lutte contre la misre et la gurison des maladies ? Pour reprendre un mot de Louis Leprince-Ringuet, le savant se demande sil participe un effort bienfaisant ou malfaisant . (Des atomes et des hommes, Paris, 1957, p. 9.) On comprend lattitude dun Oppenheimer ou dun Einstein en face des destructions de 1945 au Japon ou la pense de ce que nous rserve la bombe lhydrogne ou au cobalt. Les dcouvertes nuclaires posent le problme des rapports entre la connaissance et la puissance. M. Louis Leprince-Ringuet, dont nous avons entendu hier la belle confrence, dans un petit livre extraordinairement suggestif, Des atomes et des hommes, en a marqu dune faon excellente le sens. La science et les techniques nuclaires sont maintenant profondment intgres dans les activits essentielles des Etats ; la puissance atomique est un lment fondamental de force, sous langle non seulement darmements possibles, mais galement de lconomie gnrale. (p. 139.) Ailleurs il parle encore des divers instruments de p.166 puissance entre le calme et majestueux racteur neutrons et la brutale bombe atomique . (p. 162.) Hlas ! alors que beaucoup de chercheurs je ne dis pas tous les chercheurs pensent la paix, trop dEtats, anims par la volont de puissance, songent la guerre. Ce qui est admirable dans le CERN et dans la grande confrence qui sige actuellement Genve, cest que la psychose de guerre en est absente. Latome et la paix. Comme cela nous change des explosions qui, de lAustralie aux EtatsUnis, en passant par la Sibrie, secouent priodiquement le monde. Tout espoir nest donc pas perdu. Que la raison succombe sous le pouvoir plus grand de la draison, crit Karl Jaspers, cela ne peut tre le dernier mot. (Op. cit., p. 61.) La recherche atomique a pos dans tous les pays des deux cts de lAtlantique, en de et au del du rideau de fer le problme de la libert du chercheur. Na-t-on pas assist parfois une mobilisation, un embrigadement des savants, leur subordination des fins dcrtes par lEtat et qui sont plus souvent dictes par des raisons militaires que par le dsir de dvelopper la civilisation ou dlever le niveau de vie des masses ?

198

Lhomme et latome

La physique nuclaire exige dnormes moyens matriels mis au service de vritables quipes de savants. LEtat seul est en mesure de financer de telles entreprises. Ne connat-on pas des cas o il a abus du droit que lui confre cette situation ? Certains chercheurs ne se sont-ils pas trouvs devant ce dilemme : se priver des moyens sans lesquels ils sont frapps de paralysie, ou renoncer leur libert, un effort dsintress et ordonn au bien gnral ? Na-t-on pas cherch organiser ces intellectuels en une caste de fonctionnaires que lEtat mettra, lorsquil le jugera bon, au secret ? Les laboratoires deviendront-ils des camps entours de barbels ? On me dira que ce sont l des cas extrmes. Ce nest pas certain. Il subsiste, bien sr, dans quelques pays, une apprciable libert. Mais, mme l, des problmes se posent. Ainsi des craintes ont t mises rcemment en Suisse au sujet dun contrle de lEtat. Un message du Conseil fdral il est du mois daot concernant lavenir de la recherche atomique a alert, sans doute tort, certains esprits redoutant une mise sous tutelle de la science. Un journaliste suisse, il y a une quinzaine de jours, a pu crire ce sujet : Ce sera lEtat qui dirigera la recherche scientifique dans le domaine nuclaire, lui seul, et le contrle de son activit incombera au parlement et ses commissions, assez mal outills, il faut le dire. (Hugues Faesi, Ordre professionnel, 16 aot 1958.) Ce secret qui pse sur les recherches nuclaires, le mystre qui les entoure, pourront-ils tre carts ? Comme la dit M. Francis Perrin lors de la sance inaugurale du 1er septembre : Linconvnient le plus apparent du secret est quil gne et ralentit le progrs des sciences... en limitant des groupes plus ou moins restreints lchange des ides et des connaissances, facteur essentiel du travail scientifique, et en obligeant
p.167

chaque groupe... faire ou refaire

tout le travail dexploration... qui pourrait tre partag entre tous. Et M. Perrin, juste titre, insiste encore sur un autre mfait du secret, cest quil empche la science de jouer le rle de lien entre les hommes,...cest quil engendre la mfiance et empoisonne les relations humaines . Il semble que les dbats concernant lutilisation de lnergie nuclaire ont le don dexciter les passions, non pas seulement sur le plan international, mais aussi lintrieur des pays, mme les plus modestes.

199

Lhomme et latome

Il a suffi que les autorits suisses annoncent que lon allait tudier lventuelle cration dun armement atomique, purement tactique, dfensif, comme il convient un tat neutre, pour quun conflit parfois violent dresse les uns contre les autres des hommes tous parfaitement de bonne foi et trs attachs leur pays. Mme sur le plan rigoureusement scientifique, les problmes de latome aboutissent des jugements pleins de contradictions. La presse, il y a quelques semaines, a comment un rapport sur les effets des radiations nuclaires tabli aprs deux ans de travail par un comit scientifique des Nations Unies. Les estimations concernant la dure et la nocivit de ces radiations accusent non pas de simples nuances, mais de profondes divergences. Ces mmes oppositions apparaissent au sujet des risques quentranent ou que pourraient entraner les usages mdicaux des radiations. Sans compter que lhomme de la rue sinquite de llimination des dchets radioactifs. Ce sont l des points sur lesquels les savants qui nous font lhonneur de participer nos entretiens projetteront sans doute quelque clart. La physique nuclaire pose ou plutt repose nouveau les rapports de la science et de la religion, et aussi tout le problme de la lgitimit de la guerre au point de vue chrtien. Entre beaucoup dautres, le R. P. Dubarle et M. Leprince-Ringuet ont dvelopp ce sujet des ides dun grand intrt. Dans quelques jours, le R. P. Dubarle et M. le pasteur Marc Boegner vont prciser les points de vue des deux confessions chrtiennes. Le dbat qui suivra leur confrence ne sera pas le moins intressant de cette dcade. Telles sont quelques remarques banales et prsentes en ordre dispers que suggre, entre dinnombrables autres, le thme de nos Rencontres, Lhomme et latome. Nous sommes certain que nos confrenciers et les participants nos entretiens apporteront aux dbats qui se droulent dans le monde des lments nouveaux et intressants. Quils veuillent bien accepter nos sentiments de profonde gratitude. @

200

Lhomme et latome

PREMIER ENTRETIEN PUBLIC prsid par M. Antony Babel

@ LE PRSIDENT : p.169 Je dclare ouvert ce premier entretien et donne la parole M. de Jess. M. FRANOIS DE JESS : Je voudrais partir du thme de lattitude de lhomme devant les forces nouvelles que la physique a engendres, et poser deux questions. Dune part : Quapporte le dveloppement de la physique aux physiciens ? et dautre part : Quelle scurit morale le milieu des physiciens apporte-t-il dans lemploi des forces nouvelles ? considrant que les jeunes gens qui se lancent lheure actuelle dans la physique ont, semble-t-il, peu dintrt pour les problmes philosophiques et que tout leur intrt se place dans la recherche, sans considration des suites de cette recherche. M. LOUIS LEPRINCE-RINGUET : Sans considration des suites de cette recherche, cest--dire, sans proccupation directe prcise ? M. FRANOIS DE JESS : Je veux dire que lintrt de la recherche semble primer les considrations de prudence que limportance des forces dclenches devrait faire natre, et que lon se trouve souvent devant une attitude trop optimiste sur les consquences de ces recherches. Or la technicit suprieure, lesprit scientifique remarquable qui sest dvelopp dans le milieu des physiciens ne concide pas avec un dveloppement sur le plan moral, et mme concide avec lacceptation de positions thologiques qui, pour la plupart des gens, paraissent plutt surannes. Je veux dire que vous tes le tmoin de la coexistence dun esprit scientifique suprieur, crateur, et de conceptions morales qui se rattachent surtout une thologie du moyen ge. Cela pose donc un problme : celui de la dissociation du dveloppement mental dans lesprit du chercheur, ce qui parat avoir de graves consquences pour lavenir de lhumanit.

1 Le 4 septembre 1958.

201

Lhomme et latome

M. LOUIS LEPRINCE-RINGUET :

p.170

Vous voulez dire que, dune part nous

sommes la pointe de la science au XXe sicle et que de lautre nous avons une foi religieuse moyengeuse. M. FRANOIS DE JESS : Je dis simplement que, soit le dsintrt pour les problmes philosophiques, soit la simultanit dune croyance qui parat suranne la majorit et dun esprit scientifique suprieur, sont des caractristiques psychologiques qui mtonnent et minquitent. M. LOUIS LEPRINCE-RINGUET : Mais peut-tre cette croyance nest-elle pas tellement suranne ?... M. FRANOIS DE JESS : Sous certaines formes. Sous la forme dun Dieu personnel, crateur, que vous avez voqu, ou sous la forme morale de la croyance en un mal en dehors de lhomme, en dehors de sa motivation, qui est une croyance relevant plutt du moyen ge que de notre poque. M. LOUIS LEPRINCE-RINGUET Je demanderai au R. P. Dubarle qui est dominicain, et qui est peut-tre moyengeux, de rpondre ma place, car je ne peux pas rpondre votre question. Je ne sais pas, en effet, si je suis moyengeux ou si, au contraire, il y a une foi, une pense qui, travers les ges et le moyen ge inclus, continue dans les temps modernes avoir une certaine valeur, une certaine vrit. Nous scientifiques, nous vivons au milieu du monde et dans des conditions qui nous paraissent extrmement intressantes : nous ne discutons pas et ne philosophons pas sur notre attitude religieuse et philosophique ; ce nest pas notre affaire. Nous vivons dans des conditions modernes que nous acceptons, et il y a l toute une dmarche de la pense. Mais quant dire que nous superposons un homme du moyen ge et un homme du XXe sicle, cest une question de conception de la religion. Je pense que le R. P. Dubarle pourrait dire un mot. R. P. DUBARLE dit son dsaccord sur lide que la croyance en un Dieu personnel et
en un mal extrieur lhomme puisse tre une attitude prime.

Je pense que poser le problme dans ces termes-l est bien gnant pour faire une conversation srieuse entre hommes. Pour une raison trs simple, cest que

202

Lhomme et latome

lon risque de confondre une option rflchie du cur, une dtermination lucide de la volont avec un rsidu dimages, de mythes, dentranements sociologiques, de pressions dont il est extrmement utile de faire la critique prcisment pour dgager ce que, avec beaucoup de simplicit, M. Leprince-Ringuet disait tre quelque chose dternel chez lhomme : la capacit de se dterminer ladoration, la capacit de rencontrer dans la foi un interlocuteur vritable et non pas simplement un idal plus ou moins abstrait. Il faut tenir compte de cela de faon vigoureuse et forte pour la vie daujourdhui comme
p.171

on en tenait

compte au temps de Descartes ou de saint Thomas, ou mme des Anciens, qui ont dj pens, tout de mme, un dieu, quil ft le dieu dAristote ou, dans une tradition juive, le dieu dIsaac ou de Jacob. Ceci dit, je ne crois pas quun homme qui croit en Dieu, un homme qui pense quil a affaire une cration dont il y a un auteur personnel, un homme qui est sr quil est dans une situation humaine difficile, portant en lui du mal mais en butte aussi des tentations qui viennent du milieu extrieur, soit particulirement gn pour se promener dans ce grand univers et pour en prendre possession. Je ne crois pas qu cet gard nous puissions systmatiquement tre taxs doptimistes nafs, soit de pessimistes amers. La grande affaire, cest la qualit de lquilibre et cest aussi au fond la qualit de la foi, de la lucidit qui y prside. A partir de ce moment-l, je crois que nous pourrions trs utilement converser sur ce que les hommes daujourdhui qui ne croient pas et que nous aimons bien, nous autres chrtiens, et les hommes qui croient (comme je crois pour ma propre part) ont faire ensemble pour construire le monde tel quil est, tel quil se veut dans lavenir. M. ROBERT JUNGK : M. Leprince-Ringuet a dit, mme avec une certaine fiert : Nous ne discutons pas de philosophie, nous les physiciens, parce que nous naurions pas le temps de faire de la physique. Or, je me demande si ce nest l pas justement la question quil faut discuter. Je ne crois pas que les physiciens soient gns par la religion, mais jai limpression que les recherches daujourdhui sont gnes par la religion. Alors ils la mettent dans un compartiment spar, et cest prcisment l quest le mal. Le physicien qui essaie soit de se dtacher tout fait de la philosophie et de la religion, soit de les sparer de son activit de savant, est-il encore un vrai savant ? Nest-il pas un spcialiste qui tend de plus en plus se dshumaniser ?

203

Lhomme et latome

M. LOUIS LEPRINCE-RINGUET : Peut-on dire quun homme qui ne soccupe pas de philosophie est ncessairement dshumanis ? Cest un problme. Il y aurait beaucoup de gens qui seraient dshumaniss dans ce cas. Quand je dis que nous ne sommes pas des philosophes, je ne veux pas dire que nous ne pensons pas aux domaines proches de la philosophie. Nous pensons beaucoup de choses, nous pensons au problme du mal. Quand paraissent, par exemple, dans un bulletin de savants atomistes, tous les mois deux ou trois articles sur les questions de la libert, du mal, de la participation la politique dun grand Etat, sur les questions des forces et des puissances qui dterminent lavenir du monde, nest-ce pas de la philosophie ? Je nen sais rien... Ce nest peut-tre pas de la philosophie sous la forme que nous avons tudie dans nos classes de philosophie, mais ce sont effectivement des problmes humains, des problmes dhumanit, des problmes touchant la croissance et au dveloppement de lhumanit. Les questions qui se posent loccasion de la culture, loccasion de la ncessit et de la difficult de faire connatre les choses p.172 scientifiques aux hommes qui ne sont pas des spcialistes, les difficults que rencontrent mme les trs grands esprits, de faire une synthse de lensemble des connaissances de la physique, nest-ce pas de la philosophie ? Je nen sais rien, mais ces problmes, nous les vivons intensment, ainsi que ceux qui se posent lorsque deux mille techniciens vivent en commun dans un mme centre. Je ne peux pas en dire beaucoup plus. Je ne peux que donner un tmoignage de lattitude des scientifiques. Cest cela mon but. LE PRSIDENT : Je donne la parole M. le grand Rabbin Safran. LE GRAND RABBIN SAFRAN : M. Leprince-Ringuet a cherch attnuer lopposition entre les dogmes religieux en loccurrence chrtiens et les principes de la science, en les situant sur des plans diffrents. Je voudrais remarquer que la Kabbale, une philosophie de la religion juive, a dvelopp une conception scientifique du monde qui se trouve confirme, en ses grandes lignes, par la science physique contemporaine. Pour ne citer que les aspects les plus frappants de cette vision, il suffit de mentionner que la Kabbale soutient que la vie est nergie avant dtre substance. La cration du monde prsente un phnomne de transformation de

204

Lhomme et latome

lumire en matire, de condensation de la lumire ; cet univers subit des phnomnes de transformation de matire en lumire, de sublimation progressive de la matire. La vie est un compos dnergie, d tincelles qui cherchent se manifester, se librer. La Kabbale, qui connat dj les notions de corpuscule et donde, montre quaux profondeurs de la matire inerte ou des organismes vivants, se cache un point essentiel, un noyau, une me , le cur de ltre. Elle relve lautonomie indniable de chaque particule, de chaque cellule, bien quelle soit lie un vaste champ quantifi , un immense tissu vivant. Le monde est ainsi un lieu ouvert, il se fait continuellement ; lunivers est en expansion, il respire dans un processus de communications interchangeables. Chaque tre dcouvre son principe tablissant une rciprocit, un quilibre magntique. La Kabbale formule son grand principe dunit en termes de dualit dynamique, en termes de contradiction active, vivante. Tout ce que Dieu a cr, affirme-t-elle, il la cr par couples dopposs ! Voil quelques vues de la Kabbale sur le monde, sarticulant aisment avec une conception dynamique, unitaire de la vie, qui sapparente visiblement aux donnes actuelles de la physique nuclaire, de la biologie, de la psychologie ; et encore : kabbalistes de nagure et atomistes daujourdhui tablissent leurs concepts mathmatiquement, tributaires dune mystique transcendante des chiffres... Aujourdhui les hommes des sciences de la nature examinent attentivement les rapports entre leurs disciplines et la philosophie et essaient de dgager une conception unitaire du monde. Quil me soit permis dattirer votre attention sur la vision scientifique du monde que nous offre la Kabbale, et surtout sur la philosophie de la science quelle en dgage.
p.173

Elle ambitionne de prsenter

lhomme un enseignement de lunit de la vie. Elle ne peut donc pas admettre la sparation de la science et de la religion, tout en respectant lindpendance de chacune delles : elle souhaite leur confrontation doctrinale. Car cette confrontation ne peut que favoriser la rconciliation entre la raison et la foi, et servir au renforcement de la position spirituelle et morale du chercheur scientifique, et, par consquent, au bien de lhumanit. M. LOUIS LEPRINCE-RINGUET : Cest trs intressant, cest ancien et cela contient sous forme de ferment ou dindication les quanta, la matrialisation, les

205

Lhomme et latome

noyaux, la matire et lanti-matire. Quest-ce que cela contient encore, qui na pas t dcouvert ? Et quest-ce que cela laisse prvoir ? Car cest trs intressant aussi de prvoir. Nous ne sommes pas au bout de nos recherches... M. HENRY BABEL pense que la proccupation du conflit entre les sciences et la
religion mrite dtre au centre du dbat, et demande aux thologiens modernes une assise de rflexion.

Le conflit effectif qui risque dopposer la science et la religion vient peut-tre du fait que, contrairement lide dun Sabatier ou dun Mngoz, thologiens protestants franais, nous ne distinguons pas toujours le fond de la forme. Il me parat indniable que sur le plan de lexpression de la religion, la science, lheure actuelle, nous cre des difficults. Pouvons-nous encore partager la conception du monde de saint Augustin, de saint Anselme ou mme de Calvin ? Mais en ce qui concerne le fond, cest--dire les attitudes, les options spirituelles, morales, thiques, nous avons l le terrain le plus solide sur lequel nous placer. Je dois dire que, comme thologien, jai trouv une trs grande libration dans lcole symbolo-fidiste, qui se refuse identifier la foi la croyance. Souvent nos croyances sont mises en question par les sciences contemporaines. Mais cela ne signifie pas que la foi, qui est un sentiment profond, un lan de confiance en une puissance qui nous dpasse, mais qui est mystrieuse, soit mise en question. Je crois que la pense religieuse dune part et les sciences de lautre, ont tout intrt voluer dans un respect rciproque, la science respectant ce quil y a dirrductible dans le fait religieux, et la religion nidentifiant pas la foi avec son expression intellectuelle, avec une conception du monde, avec des ides. M. LOUIS LEPRINCE-RINGUET : Je suis trs heureux de tout ce que vous avez dit. Je pense aussi que la vision du monde de saint Augustin, et de tant dautres, tait une vision trop dfinitive. Bien entendu, nous ne les suivons pas sur ce terrain, car nous considrons le fait scientifique comme absolument fondamental notre existence. Nous ne biaisons pas, cest--dire que dans notre attitude spirituelle, nous ne faisons pas intervenir la vrit scientifique comme telle. Il y a dailleurs des scientifiques de tempraments trs divers : certains pensent que la connaissance actuelle va en limitant de p.174 plus en plus ce qui, autrefois, paraissait mystrieux ou miraculeux ; par consquent cest un

206

Lhomme et latome

peu la peau de chagrin et la connaissance finira par tout expliquer. Mais pour ma part, je ne pense pas quil en soit ainsi. Je suis persuad que la science explique de plus en plus de choses, mais quelle ouvre aussi des problmes de plus en plus nombreux et des problmes difficiles, complexes. Le nombre des phnomnes qui nous paraissaient mystrieux se rduit videmment, mais des choses peut-tre beaucoup plus difficiles expliquer sy substituent. Les scientifiques ne sont donc pas prs daller se reposer, et cest admirable. Cela correspond une possibilit dactivit intellectuelle et de vie scientifique formidable. Dautre part, beaucoup de scientifiques ont des options religieuses ou philosophiques, ou des conceptions de lexistence fort diffrentes, et nous avons un trs grand respect les uns pour les autres. Mais je ne crois pas, pour ma part, cest personnel et cela nengage que moi , que la science dclenche automatiquement un mcanisme de foi. Je ne pense pas quun scientifique qui a fait de la physique thorique trs complique ou de la physique exprimentale trs astucieuse soit plus proche de la foi que quelquun de moins avanc. Je ne pense pas quil y ait des accs une vrit de foi par la science. Ce sont deux domaines trs spars. La science est un domaine dans lequel on peut rpter les phnomnes, cest un domaine dinvestigations positives, avec des lois, et je ne pense vraiment pas que les grands problmes de la rflexion se rpondent entre eux. Evidemment, jtais chrtien avant de faire du travail scientifique, et jai beaucoup rflchi ces problmes avant quune option un peu dfinitive se soit forme en moi. Quelle soit nourrie par la suite, et quelle acquire une luminosit plus grande avec le travail auquel on est engag, oui. Mais je pense quil en aurait t de mme avec nimporte quel autre travail, et pas seulement avec le travail scientifique, quelles que soient ses particularits admirables. Par consquent, ce que je voudrais surtout affirmer, cest que je ne vois pas en quoi le fait dtre chrtien ou le fait davoir une foi religieuse, vous relgue dans linfantilisme. En rflchissant tous ces grands problmes religieux, je me sens au contraire stimul. Les communistes peuvent en dire autant : Le progrs du monde, le progrs moral du monde dpend du progrs matriel de la science. Tant pis si je nen vois pas le bout, mais je travaille pour le bien de lhumanit ; cest un levier puissant. M. BERNARD SUSZ : La question que je dsirais poser sest trouve tre formule

207

Lhomme et latome

partiellement par M. de Jess. Y a-t-il une diffrence de comportement entre les chercheurs non seulement religieux, mais philosophes, et ceux qui ne le sont pas ? Autrement dit : un chercheur atomiste aura-t-il un comportement diffrent, tant chrtien ou non, sil est appel tudier la fusion thermonuclaire ? M. LOUIS LEPRINCE-RINGUET : Cest un trs gros problme. Quelle est lattitude du scientifique auquel on demande sil accepte de participer la fabrication de la
p.175

bombe H ? Est-ce que cette attitude sera

diffrente selon son attitude religieuse ? Je ne le sais pas ; il faut voir les faits. Il y a des pays dans lesquels ce problme sest pos. Voyons en Russie, par exemple. Est-ce que les scientifiques auxquels on a demand de sintresser aux expriences de fusion ont refus parce quils taient communistes ? En gnral, les chefs de file ont accept, semble-t-il. Peut-tre certains ont-ils refus ; je nen sais rien. Que sest-il pass aux Etats-Unis ? Aux Etats-Unis, on distingue deux groupes de scientifiques. Prenons les scientifiques de trs haute qualit, par exemple des gens comme Oppenheimer, Taylor et John Wheeler. Leurs attitudes ont t trs diffrentes. Oppenheimer a accept de faire la premire bombe, mais il a refus de se lancer dans les expriences thermonuclaires. Oppenheimer nest pas chrtien ; il est isralite et il est un Amricain trs patriote. En revanche, John Wheeler, qui est protestant, a accept de participer aux premires expriences pour la fusion. Avec Taylor, qui est isralite comme Oppenheimer, il sest occup des calculs correspondants. Taylor tait hant, comme Wheeler, par la possibilit de voir les Russes ou la Chine devenir extrmement puissants au point de vue nuclaire, et pensaient, par patriotisme, devoir fabriquer des bombes H. Par contre, beaucoup de scientifiques ont partag lattitude dOppenheimer, ce qui a peut-tre retard un peu la fabrication de la bombe H amricaine, et a pu faire dire au gouvernement amricain que Oppenheimer avait trahi. Dans lensemble, les scientifiques que je connais, quils soient juifs, agnostiques ou chrtiens, taient plutt dans le camp Oppenheimer. Prenons, par contre, les expriences thermonuclaires faites avec zta en Angleterre ou avec des instruments similaires. Je crois quun peu tout le monde y participe parce que cest de la science. M. ROBERT JUNGK : Je crois que Kamos, un minent spcialiste des questions de fusion, a prfr faire de la biologie et mme de lastronomie.

208

Lhomme et latome

M. OTTO JOKLIK : On a oubli de considrer que soit Oppenheimer, soit Taylor ne sont que les porte-parole dune quipe. Ce nest pas Oppenheimer seul, ni Taylor seul, qui dcouvrirent la bombe H. Ils ntaient que les directeurs dune quipe de chercheurs compose dune quantit de savants qui ont tous des opinions trs diffrentes.
Aprs avoir fait remarquer linfluence du milieu culturel et idologique sur lattitude des chercheurs, M. Otto Joklik poursuit :

La majorit des savants qui sont occups la recherche nuclaire sont trs jeunes. Ils ont bien la capacit de contrler de trs grandes forces, mais ils ne sont pas assez mrs pour avoir une personnalit, pour dterminer jusqu quel point on peut utiliser cette force. Cela ne dpend pas de lducation, mais seulement des qualits morales dune personne. M. GIACOMO DEVOTO : Nous avons assist jusqu prsent une

p.176

discussion sur la science et la religion. Je me demande si ce ne sont pas plutt la science du XIXe sicle et celle du XXe sicle qui sopposent. Par exemple : la science du XIXe sicle tait sre de certaines donnes, ainsi de la notion de mesure ; la science du XXe sicle sait, par contre, que, pour mesurer une chose infiniment grande ou infiniment petite, il se pose des problmes que lon ne matrise pas. Le trait essentiel de la science du XIXe sicle tait lorgueil ; le trait essentiel de celle du XXe sicle est lhumilit. La science du XIXe sicle tait sre, sur le plan social, davoir donn une interprtation dfinitivement optimiste de la socit. Elle croyait, avec le dveloppement scientifique, pouvoir assurer le bien-tre et le bonheur de lhumanit. La science du XXe sicle se demande si le progrs scientifique, en dehors de ses bienfaits, ne comporte pas des dangers effroyables. Seconde preuve que la science du XIXe sicle tait orgueilleuse, et que celle du XXe est humble. M. Leprince-Ringuet, la fin de sa confrence, a envisag les deux notions de grce et de mal. Or, elles se relient troitement la notion de charit. Mais lon peut envisager lattitude charitable lie soit une confession religieuse, soit une vision a-religieuse de la vie. Dans ce cas, ou est lantithse ? Lunit du monde scientifique du XXe sicle me semble absolue parce quil est humble et parce quil est charitable.

209

Lhomme et latome

M. ALBERT PICOT : Permettez-moi de complter la remarquable intervention de M. Devoto en envisageant un autre aspect de la diffrence entre la science physique du XIXe sicle et la science physique du XXe sicle. Le XIXe sicle a cru labsolu de lespace, labsolu du temps et labsolu de la causalit. Il a t entran de ce fait vers le positivisme dAuguste Comte et vers le matrialisme de Haeckel. Tandis que le XXe sicle a trouv que ces notions despace, de temps et de causalit taient relatives, et on est arriv, par les quanta, la notion dindtermination dont M. Heisenberg doit parler ce soir. Ainsi, la porte est ouverte vers une certaine libert dans le jeu de la nature ; et ny a-t-il pas une nouvelle porte qui permettra de rapprocher les forces scientifiques et les forces religieuses ? M. LOUIS LEPRINCE-RINGUET : Lintervention de M. Devoto me ravit parce quelle est au fond une des cls du problme. Entre les scientifiques chrtiens et non-chrtiens de notre poque, il y a un dnominateur commun fait de lensemble de toutes les connaissances, de toutes les qualits quil faut dvelopper pour faire de la recherche, et de lattitude devant les rsultats de cette recherche et devant la science. Ce que vous disiez tout lheure est trs exact ; cest une attitude dhumilit, dinquitude et dangoisse, qui contraste singulirement avec celle du XIXe sicle. Elle est la mme pour tous ; elle est profondment inscrite, pour ceux qui ont une foi, dans leur foi elle-mme,
p.177

mais cette attitude est galement celle des

hommes de science qui ne sont pas chrtiens. Cest pour cela que nous nous entendons parfaitement. Il y a une fraternit, qui nexistait certainement pas au XIXe sicle, entre les scientifiques ayant un temprament religieux et les autres. Autrefois, il y avait une certaine raideur, quelque chose de cassant, de dfinitif, dorgueilleux qui dressait des murailles anguleuses. Maintenant, cela nexiste plus ; nous avons entre nous des conversations sur les problmes de la vie, de la mort. Ces conversations sont vraiment fraternelles et nous respectons vraiment nos positions rciproques, parce que nous nous retrouvons avec le mme lan, les mmes inquitudes devant le dveloppement du monde. M. ROBERT JUNGK : Je me demande si cette image de la science marchant vers lhumilit nest pas trop optimiste. Il est vrai que les grands savants se rendent compte de ce besoin dhumilit. Mais lhumilit nest pas encore

210

Lhomme et latome

acquise. Vous trouverez un grand nombre de jeunes savants qui font de la recherche dans un esprit de comptition sportive, peu enclin lhumilit. Il ne faut donc pas aller trop vite, ni proclamer trop tt la victoire de la morale. M. LOUIS LEPRINCE-RINGUET : Vous parlez du sport comme oppos lhumilit. On peut tre un champion, avoir lesprit de comptition et en mme temps tre trs modeste et trs humble. Nous faisons tous de la comptition et sommes tous des sportifs en science. Il y a la fois une certitude et une humilit devant la science. M. ROBERT JUNGK fait remarquer que cest un sport assez dangereux et rapporte le
souvenir dun jeune savant qui avait assist lexplosion de Los Alamos et qui tait partag entre le dsir de savoir si la seconde explosion serait mieux russie que la premire et la crainte des consquences de ce lancement .

Il y a donc un besoin darriver au but, de faire le goal et mon jeune ami dsirait assister lexplosion parce que cette seconde bombe tait beaucoup plus intressante du point de vue scientifique. M. LOUIS LEPRINCE-RINGUET : Il nest pas ncessaire de tuer 50.000 personnes pour faire une exprience ; il y avait assez de place dans les dserts pour voir si la masse critique du plutonium tait atteinte. La question de dtruire une ville nest pas lie au caractre sportif de la recherche. M. GIACOMO DEVOTO : Je me permettrai de faire une suggestion lorateur : pour tre sr que lesprit de comptition ne dgnre pas, il faut exercer une influence pralable sur le jeune chercheur. A ce propos, je voudrais poser deux questions trs lmentaires sur lorganisation de la Cit atomique. M. LeprinceRinguet nous a tous persuads hier soir que la spcialisation pousse lextrme est indispensable. Mais pour en viter les consquences ngatives, on devrait mettre p.178 deux conditions laccs aux Cits atomiques : tout dabord de montrer une connaissance suffisante de la physique classique ; et en second lieu dtre soumis pendant le sjour dans la Cit atomique (o il y a une quantit norme de spcialisations) cette simple question : comment justifiezvous votre spcialisation dans lensemble auquel vous appartenez ? Avec cette mthode, le jeune chercheur, demeur un spcialiste, doit faire leffort logique

211

Lhomme et latome

de dresser une sorte de gnalogie de toutes les branches de la physique nuclaire. M. LOUIS LEPRINCE-RINGUET : Le jeune chercheur qui entre comme physicien dans un centre comme celui-l, a dj une base classique trs solide. Il est au moins licenci, avec un troisime cycle, ou lquivalent. Par consquent, il connat la physique classique et les grandes lois du XIXe sicle, tout en sachant que cest dpass. On nest pas physicien si lon na pas envie de renverser quelque chose parmi ce qui nous a t enseign. De plus, il y a vraiment chez tous les physiciens une connaissance de lhistoire, une culture classique, avec une base en grande partie littraire. Par consquent, en Europe, o lon a plutt tendance ne pas se spcialiser, on ne risque pas dtre hyperspcialis comme aux Etats-Unis. Si lon parvient donc crer en Europe des centres de la qualit des centres amricains, nous pourrons laborer une nouvelle forme de culture qui permette aux savants datteindre un niveau trs lev de connaissance et de ralisation, sans tomber dans lexcs que lon rencontre aux Etats-Unis. Nous, Europens, nous naimons pas lide de tout sacrifier au rendement ; nous aurons donc un rle norme jouer dans lacquisition dune sorte de sagesse qui va permettre dtre moins individualiste que nous navons lhabitude de ltre. M. ANGELOS ANGELOPOULOS reprend les deux thmes du travail en quipe et de
la spcialisation, et les relie celui de la ncessaire tatisation de la recherche, seuls les Etats pouvant entretenir des quipes de travail et des laboratoires nuclaires suffisamment perfectionns.

Ainsi, la recherche scientifique devient-elle un service public, et nous sommes devant ce quon appelle ltatisation de la science. Cela est une ralit. Ce systme a ses avantages et ses inconvnients dont a parl le confrencier dhier soir. Sur ces inconvnients, je voudrais poser M. Leprince-Ringuet deux questions. Dabord, une coordination de la recherche scientifique selon un plan gnral tabli lchelle nationale pourrait-elle liminer certains des inconvnients du travail en quipe et de la spcialisation trs pousse ? Puis, cette coordination pourrait-elle seffectuer sans attnuer la responsabilit du savant, ni attenter sa personnalit ?

212

Lhomme et latome

M. LOUIS LEPRINCE-RINGUET : Une coordination de quoi ? M. ANGELOS ANGELOPOULOS : De la recherche scientifique selon un plan gnral tabli par lEtat. M. LOUIS LEPRINCE-RINGUET : p.179 Cest ce qui se passe. M. ANGELOS ANGELOPOULOS : Je demande si lon peut liminer certains inconvnients du travail collectif et si cette coordination est compatible avec la personnalit du savant. M. LOUIS LEPRINCE-RINGUET : Quest-ce que vous proposez dautre ? Quelle est lautre partie de lalternative ? M. ANGELOS ANGELOPOULOS : Acceptez-vous cette planification de la recherche scientifique ? M. LOUIS LEPRINCE-RINGUET : Les plans ne sont jamais dfinitifs. On ne peut pas prvoir actuellement un plan quinquennal de faon rigoureuse, mme pour les ralisations pratiques et dautant moins pour la recherche fondamentale o rgne une grande libert. Si vous avez un laboratoire qui dpend de la recherche scientifique, vous faites du travail scientifique ; si vous appartenez un organisme dEtat comme le Commissariat lEnergie atomique, ce Commissariat aura certains crdits pour faire certaines recherches de base, et certaines recherches plus appliques. Si dans un cadre de budget dfini, les ncessits de la fabrication se trouvent correspondre des besoins plus grands, cest--dire sil faut dpenser plus dargent pour la ralisation de telle usine ou de tel racteur qui est une ralisation prvue dans le plan quinquennal, largent sera affect ces ralisations et les recherches de base seront naturellement brimes. Les chercheurs qui font des recherches de base risquent toujours, dans un organisme comme celui-l, de se voir brimer un moment ou un autre. En revanche, comme ce sont des organismes qui disposent de beaucoup de crdits parce que ces ralisations sont trs onreuses, ils auront beaucoup plus dargent que les chercheurs appartenant des organismes normaux constitus pour la recherche de base. Il y a donc deux catgories de chercheurs qui font de la recherche de base.

213

Lhomme et latome

M. ANGELOS ANGELOPOULOS : Je voudrais savoir si cette coordination nattente pas la personnalit du savant. M. LOUIS LEPRINCE-RINGUET : Je ne comprends pas trs bien le problme. Il y a des organismes qui permettent de faire de la recherche de base. Or, la recherche de base que lon fait avec les grands acclrateurs de particules na aucune utilit immdiate. On dpense des milliards sans prvoir aucune utilisation actuelle des rsultats obtenus avec le grand synchrotron. M. ANGELOS ANGELOPOULOS : Je voudrais vous poser une autre question, lie la prcdente : la connaissance de la cause pour laquelle lhomme de science travaille, cest--dire
p.180

le but poursuivi, ne constitue-t-elle pas un

lment constructif, une force cratrice pour contribuer aux progrs de la science et pour liminer encore les inconvnients du travail collectif ? M. LOUIS LEPRINCE-RINGUET : Il y a beaucoup davantages au travail collectif. Il est trs agrable, trs intressant. Il faut naturellement faire peau neuve et abandonner la mentalit davant-guerre, mais cest trs bien. On ne sera pas seul signer une publication et cest tout. M. ALBERT PICOT : Cest une question de hirarchie que je voudrais poser et aussi celle des rapports de la science et de la pdagogie. Lorsque jai pris pour neuf ans la direction du Dpartement de lInstruction publique de mon Etat, mon optique ntait pas tout fait juste, et lorsque jai envisag lchelle universitaire, jai considr le professeur qui donnait le grand cours gnral de physique comme un grand ponte , un grand monsieur, et que les autres, les chercheurs dans les laboratoires, quon ne voyait pas, taient plutt infrieurs dans la hirarchie, quil sagissait plutt de subordonns. Depuis lors, je me suis instruit et je me suis rendu compte que le professeur qui donne le grand cours gnral nest pas tellement un privilgi, mais quil est certains gards une personnalit un peu sacrifie. Il doit dans le cours des deux semestres dhiver et dt faire toutes les expriences de tous les chapitres de la physique ; par consquent, il ne peut presque pas faire son travail de chercheur. Et pour accepter dtre sacrifi vis--vis des spcialistes, il doit sen remettre sa conscience pdagogique et se dire quen formant des jeunes gens

214

Lhomme et latome

et des jeunes filles qui prparent la licence ou le doctorat, il remplit une tche humaine. Mais il ne remplit plus la tche qui conduit au but des dcouvertes nouvelles. Je voudrais demander M. Leprince-Ringuet quel est son avis ; comment, dans son esprit, il concilie la libre recherche et la pdagogie. M. LEPRINCE-RINGUET : Je suis trs content de cette remarque parce quelle me proccupe aussi. Je suis la fois directeur dun centre de recherches dont rien nexistait autrefois et professeur. Jai perdu un temps considrable dmarrer, fonder une quipe, et pendant ce temps je nai presque pas fait de physique. La perte de temps, pour un professeur qui est en mme temps directeur de groupe, est considrable. Il doit se battre pour tre subventionn par des organismes diffrents, afin de ne pas dpendre dun seul matre qui pourrait un jour lui couper les vivres. Il doit faire crotre lentement et progressivement son quipe, en donnant des salaires suffisants son personnel, en tchant de faire avancer ses chercheurs, et tout cela reprsente une perte de temps considrable. Et puis, il y a lenseignement. Il y a galement beaucoup de conseils, de runions auxquels on doit participer, lis lenseignement, au
p.181

fonctionnement du service des organismes voisins, qui peuvent lui procurer un peu dargent. Cest pour cela que ceux que lon appelle les patrons sont des victimes. Et ce ne sont mme pas des victimes de la science, puisquils ne font plus de science... Il est trs difficile de les trouver dans un laboratoire, en train dtudier un problme scientifique. Il faut donc quils trouvent une quipe assez comprhensive pour les aider, au cours de colloques rguliers, se tenir au courant des progrs de leur science. Et il faut une atmosphre trs fraternelle pour quil en soit ainsi, ce qui est le cas lEcole polytechnique. Votre question est donc terriblement angoissante. Les patrons devraient tre dchargs dun certain nombre de tches trop lourdes pour eux, quils remplissent mal et pour lesquelles ils perdent la sant et surtout la connaissance de leur science. M. NOJORKAM se demande si le jeune physicien, enferm toute la journe devant
ses calculs de courbure est encore capable de devenir un homme cultiv .

215

Lhomme et latome

Au lieu de senrichir intrieurement, il sera lgal de lancien individualiste qui ne pense qu sa petite cabane la campagne pour oublier un peu les problmes de la technique. Est-ce que cet homme-l a une chance dtre encore un homme de culture ? Nest-on pas en train den faire un monstre ? M. LOUIS LEPRINCE-RINGUET : Cest un grand problme que vous posez l, mais qui se pose non seulement pour les scientifiques, mais pour beaucoup dautres gens. Supposez qu Paris vous habitiez trs loin de votre travail. Le soir quand vous rentrez chez vous, vous ntes pas prendre avec des pincettes ; vous navez aucune intention de vous cultiver. Pourquoi ? Parce que les conditions de travail, dans une ville comme Paris, ne sont pas adaptes au monde moderne. En revanche, si vous allez dans une cit atomique, vous navez pas tous ces inconvnients. Je pense certains savants atomistes qui travaillent Brookhaven. Ils sont trs prs de leur travail. Leur journe commence assez tard et ils ont tout le temps de dormir. Le soir, ils rentrent de bonne heure ; ils passent une soire en famille, peuvent inviter des amis et couter de la trs belle musique sur disques. Ils ont une vie quilibre ; ils peuvent lire de grands ouvrages sur lart, la peinture, et sont trs comptents en gnral. Ce sont des gens trs cultivs, pas fatigus, pas nvross, pas puiss. M. JULIEN CAIN : Le tableau que M. Leprince-Ringuet a bross hier de main de matre de la cit de Berkeley, nous a tous impressionns. Il tait dautant plus frappant que sa confrence avait commenc par un expos des conditions dans lesquelles, il y a une trentaine dannes, il avait trouv le laboratoire de M. Maurice de Broglie, o il avait dabord travaill.
p.182

Le contraste entre le ct artisanal et pittoresque du laboratoire du duc

de Broglie et Berkeley tait quelque chose dimpressionnant. Il sagit de savoir si le savant qui travaillait chez le duc de Broglie, et celui qui travaille Berkeley, sont deux tres diffrents. Il se trouve quils ne sont pas deux tres diffrents, puisque M. Leprince-Ringuet, qui a travaill dans lun et lautre laboratoires, est le mme homme, fort heureusement pour nous. M. LOUIS LEPRINCE-RINGUET : Ce nest pas sr quon soit le mme homme en deux moments diffrents.

216

Lhomme et latome

M. JULIEN CAIN : Permettez-moi de simplifier, sinon nous ne pourrions pas discuter. Est-ce que le savant atomiste est diffrent du savant prcdent ? M. Devoto a pos la question et vous ne lui avez pas rpondu. Si le savant atomiste est ltre nouveau que nous connaissons, est-il capable encore dimagination ? Est-il capable encore de contribuer au progrs dune science qui ne sen tiendra pas, jen suis convaincu, lge atomique ? Voil une question tout fait importante. Il y a une srie de problmes trs gnraux qui se posent, et dont les consquences se font sentir non seulement sur la science atomique, mais sur lensemble des sciences. Et ct des sciences atomiques et des sciences exactes, il y a les sciences humaines. Ne pensez-vous pas que la formation scientifique, telle que vous lavez dcrite hier, pourrait avoir des consquences pour les sciences humaines ? Ne pensez-vous pas, par exemple, que la sociologie pourrait en tre affecte ? Ne pensez-vous pas quil y a dans une gnration un certain nombre de points communs entre les hommes qui travaillent des sciences diffrentes ? Voil les quelques questions que je voulais poser, mais M. Devoto avait pos la question avec tant de prcisions que je ne peux trouver ici que de la terre brle... M. LOUIS LEPRINCE-RINGUET : Je crois avoir dj rpondu certaines de ces questions. Lhistoire est irrversible ; on ne ressemble pas au savant dil y a vingt ans. On nest plus le mme, mais on peut comparer, voir quelles sont les diffrences. Toutefois, on ne reviendra pas en arrire. Il faut simplement prendre garde que lvolution ne soit pas catastrophique, mais bnfique. Ce que peuvent faire les ans, cest de voir comment va lvolution qui, en physique nuclaire, est frappante, mais qui vaut aussi pour dautres disciplines. Quant savoir si le savant a de limagination, il y a ceux qui en ont et ceux qui nen ont pas. Ce nest pas parce que quelquun sest spcialis pendant quatre ou cinq ans quil manquera dimagination pour lavenir, mais ce nest pas parce quil aura fait quatre ou cinq ans de spcialisation quil aura plus tard de limagination. Cela dpend de son potentiel interne. M. JULIEN CAIN : p.183 Est-ce que lEcole polytechnique les prdispose entrer dans une organisation comme Saclay ou Berkeley ?

217

Lhomme et latome

M. LOUIS LEPRINCE-RINGUET : Ils ont de la peine entrer dans ces organisations parce quils estiment que la culture gnrale est bien agrable. M. JULIEN CAIN : Il y a une certaine antinomie entre cet enseignement et les ncessits que pose la science atomique. Cette question-l me parat fondamentale, parce que les meilleurs ne viendront pas aux organisations atomiques. M. LOUIS LEPRINCE-RINGUET : Il y a des gens trs forts, trs brillants, qui sortent de Normale ou de Polytechnique, qui ont envie de tout savoir de la mme faon, avec un ventail trs ouvert. Ils continuent sintresser tout. M. JULIEN CAIN : Que deviendront-ils au point de vue scientifique ? M. LOUIS LEPRINCE-RINGUET : Ils ne feront pas de dcouverte ; il faut plonger pour faire une dcouverte. Ils sont perdus lavance ; leur formation gnrale les pousse avoir une vie agrable et beaucoup de connaissances. Ils sont capables de briller dans tous les domaines, mais ce nest pas eux qui feront une dcouverte. Joliot-Curie ntait pas un homme trs cultiv ; il a pass son bachot aprs avoir t reu lcole de Physique et Chimie. M. JULIEN CAIN : Ce sont des mandarins de la science ; je suis trs heureux de ces conclusions. M. LOUIS LEPRINCE-RINGUET : Il en faut aussi ! M. PIERRE NAVILLE pense que les problmes du travail en quipe et de la
spcialisation se retrouveront sous peu dans les sciences humaines et en particulier en sociologie.

La question que je me pose et que je pose M. Leprince-Ringuet est celle-ci : est-ce que tout ceci ne tend pas montrer que la recherche, pousse au niveau collectif o elle peut tre pousse lheure prsente, se rapproche de plus en plus de lindustrie, mot que je nai pas entendu prononcer au cours de cette controverse, mais qui me parat simposer. Toute une srie de critres de ce quest une industrie au point de vue conomique et social, se retrouvent de plus

218

Lhomme et latome

en plus dans ces organismes de recherche. Il faut de gros investissements, il faut donc des sources de crdit qui ne sont pas toujours celles de lEtat, qui peuvent tre des sources de grandes industries prives, de collectivits diverses. Nous avons ensuite une proccupation de rendement, qui est un rendement scientifique, mais dun type trs particulier. Cest tout de
p.184

mme un

rendement qui doit aboutir des rsultats exploitables sous forme industrielle, au sens trs large du mot, tant donn que bien des applications militaires peuvent tre considres comme des applications de caractre quasi-industriel. Et nous avons aussi des proccupations de rendement qui prennent le caractre de la rentabilit conomique et financire. Enfin, il ne faut pas croire que les investissements en matire de recherche sont des investissements fonds perdus. Il y a certaines directions de recherche et des travaux de laboratoire de ce type qui, sils naboutissaient pas certains rsultats, seraient abandonns. Il y a donc un lment de rentabilit qui intervient, avec des critres particuliers, mais qui existent. Puis, il y a llment programme. Il est clair que les programmes de recherche sont variables, rvisables. M. Leprince-Ringuet indiquait tout lheure quon ne peut pas faire un plan quinquennal rigoureux. M. LOUIS LEPRINCE-RINGUET : Il ne faut pas parler de recherche, mais de ralisation dobjectifs nuclaires industriels. M. PIERRE NAVILLE : Ces ralisations deviennent indispensables certains types de recherche. La mise en route dun synchrotron par exemple, est un programme dapplication, mais finalement les rsultats obtenus avec cette machine vont servir des recherches. Vous indiquez que cest parfois pendant des annes que lon va exploiter les rsultats fournis sous cette forme. On va les exploiter un peu comme un photographe dveloppe des pellicules, mais finalement cest lorsquon tudiera ces matriaux quun chercheur proprement dit, un thoricien, aura des ides. Il y a donc tout de mme un lment de programme caractristique de lindustrie, cest--dire de la production. Il faut produire de la recherche. A lheure prsente, dans ce domaine, on nest pas seulement livr limagination. Limagination scientifique nest pas tout fait semblable ce que nous appelons limagination en gnral ou limagination dans le domaine esthtique, voire la cration artistique. Il y a tout de mme la base un lment dorganisation, et jusqu un certain point, il faut crer,

219

Lhomme et latome

susciter lorganisation. Il y a des moyens techniques de fabriquer limagination et le caractre collectif des grands laboratoires modernes a aussi cette fonction. Je me demande cependant si ces diffrentes caractristiques pourront tre accrues, par exemple par lintervention dune main-duvre de caractre strictement industriel je parle des oprateurs, des mcaniciens qui pourraient tre ncessaires dans ces laboratoires. Les problmes de gestion administrative dont M. Leprince-Ringuet parlait tout lheure avec accablement, sont des tches de gestion de type industriel. Cela ne signifie-t-il pas que la recherche scientifique au niveau trs lev o elle se situe maintenant, ne va pas tre amene crer sur son flanc une section dintrt industriels, conomiques, qui pourra ventuellement dcharger les savants proprement dits dune partie de leurs tches mais qui, nanmoins, orientera une partie de la recherche dans un sens
p.185

compatible avec celui de lindustrie elle-mme. Je prends le mot

industrie au sens trs large, gnral, des tches productives. Tout ce que nous avons dit au sujet de la recherche et de lapplication scientifique partir de laboratoires scientifiques peut se dire de lindustrie. Il y a les industries qui disposent de laboratoires de recherches et dtude, qui sont lquivalent indiscutable des laboratoires de recherche pure. A lheure prsente, de grandes industries, non seulement dans le domaine de latomistique proprement dit, mais dans celui de llectronique, de la chimie lectromtallurgique, disposent de laboratoires de recherche qui sont donc inscrits dans lindustrie, mais auxquels se posent tous les problmes de formation et de lutilisation des savants qui ont t poss par M. LeprinceRinguet. Pour me rsumer, je poserai une question : M. Leprince-Ringuet croit-il que cette tendance va devenir inhrente la recherche et lapplication, ou bien pense-t-il que cest une sorte daccident historique et que nous reverrons la situation qui a t caractristique du dbut du XIXe sicle ? M. LOUIS LEPRINCE-RINGUET : Cela continuera, mais sous une forme peuttre un peu diffrente. Ce que vous avez dit est trs exact, bien que certaines recherches naient quune application tout fait incertaine, et peut-tre trs long terme. Aucune industrie na de cosmotron, parce quil cote trop cher et que le rendement est trop long terme. Seul lEtat peut se le permettre.

220

Lhomme et latome

Cependant, beaucoup de savants travaillent avec le cosmotron. Pour quoi faire ? On nen sait rien, on ne le saura peut-tre jamais. Peut-tre dans dix ans cela aidera-t-il faire passer des examens plus difficiles, cela permettra-t-il de former des jeunes gens la physique, certaines disciplines, pour les utiliser dans dautres domaines de lnergie atomique. R. P. DUBARLE : Jaimerais poser M. Leprince-Ringuet une question non pas tellement sur la formation de lindividu quest le chercheur, que sur ce qui me semble en train dapparatre dans la collectivit scientifique elle-mme et sur les incidences humaines de ce qui semble bien nouveau et irrversible. Jai t frapp, tant au Palais des Expositions quau Palais de lONU, en observant le type dhommes rassembls dans ces deux enceintes. Jai eu limpression de ne pas rencontrer l par le facis, lattitude, la dmarche le type dhomme quest lhomme de la rue. Dans lensemble on avait limpression que les hommes ainsi rassembls appartenaient de toute vidence une aristocratie de lesprit, et en mme temps, ce ntait pas le type daristocrates de lesprit que lon rencontre classiquement. Dautres traits taient en quelque sorte venus simprimer sur leur masque, certains dailleurs un peu ambigus, posant des questions. Et je me demandais ce en quoi leur visage tait diffrent des autres. Ctait trs sensible en particulier chez les savants qui ne sont ni latins, ni germaniques : anglo-saxons, russes, et mme chinois, indiens. Ctait quelque chose de trs particulier. Et, pour donner mon sentiment, je
p.186

ferai un double rapprochement. Ils ont sur le

visage quelque chose qui sapparente au masque du banquier et aussi au masque du joueur. La science est en effet en train de crer une communaut de participants quelque chose qui ressemble bien un trs grand jeu de lhomme. Cest vraiment le grand jeu dans toute son ampleur, le grand jeu de la connaissance, le grand jeu de laction, avec des prises sur la ralit qui savrent beaucoup plus puissantes, beaucoup plus passionnantes comme dans tout jeu bien fait et beaucoup plus nigmatiques que par le pass. On se demande si vraiment, leur insu, les garons ou les hommes faits qui sont engags dans ce jeu, ne sont pas un peu marqus par cette condition et par le fait de la vivre tous ensemble, avec cet lment important, exigeant, constant, de dressage aux valeurs extrmement humaines.

221

Lhomme et latome

Puis il y a aussi lattitude du banquier qui, sa manire est un joueur, mais un joueur qui a lhabitude de compter serr et de travailler dans des ralits humaines, parce quelles svaluent finalement sous le signe de la monnaie. Le savant aussi, sa manire, est un homme oblig de compter trs serr dans les disciplines atomiques modernes, et de travailler sur du trs dur. M. Leprince-Ringuet a insist avec beaucoup de raison sur le caractre difficile des techniques du savant atomiste moderne, sur lextrme svrit de lautocritique, et aussi de la critique collective, ncessaire pour faire accepter les rsultats, les faire considrer comme valables. Le savant travaille sur du dur, et sur du plus en plus dur. Cest de plus en plus difficile dextorquer la nature ses secrets. Il faut des appareils de plus en plus grands et passionnants. Il faut galement compter et calculer. Quand on pense limmense somme de mesures, de calculs, dapprciations statistiques, qui sinscrivent dans le dpouillement dune simple trace de particule, on saperoit du caractre de plus en plus prpondrant de ce qui est vrai et valu, et des incertitudes elles-mmes. En mme temps, on a recours aux grands calculateurs. Un des signes de lexposition de cette anne, cest lentre en scne en grand de la machine lectronique calculatrice. Partout on en dmontre le mcanisme et limportance. Cela fait tout de mme un certain type dhomme qui est effectivement diffrent, et qui a des caractristiques diffrentes de celles quon pouvait reprer il y a trente ou quarante ans. Ce type dhomme donne le ton, dabord la science, ensuite la technique, ensuite toute la vie sociale. Tout se synchronise ce diapason. Cette collectivit est-elle en mesure de faire une rcupration suffisante et satisfaisante du pass ? Une vieille rgle dit que lhomme doit inscrire, dans le pas quil fait en avant, tout le bon et tout le solide contenus dans les pas prcdents. Est-ce que sous couleur de courir une trs belle aventure, nous ne risquons pas de laisser sur la rive quelques bagages prcieux ? Est-ce que cela va sarticuler avec ce qui semble inscrit dans la constitution du monde ? Cest en train de se faire par del les frontires nationales, cest en train de se dvelopper par un ensemble de rapports tout fait indits, par comparaison avec ce que nous connaissons dans
p.187

notre vieille Europe

classique. Cela sadresse la sphre tout entire. Comment alors les autres

222

Lhomme et latome

hommes vont-ils prendre la suite, entrer dans le mouvement ? Est-ce que, comme des aristocrates au plan suprieur, au sommet de la pyramide, ils pourront encore conserver des liberts, dfendre des valeurs humaines esthtiques ? Est-ce que cela ne risque pas de se traduire pour les foules qui seront en dessous par des rigidits, des svrits, des rigueurs, des planifications, qui seront un peu rudes ? Voil les deux problmes que jaimerais soulever, non pas lindividu, mais la collectivit des chercheurs que reprsente le monde scientifique. M. LOUIS LEPRINCE-RINGUET : La seconde question ncessiterait beaucoup de discussions et je ny puis rpondre sur-le-champ. Quant au premier problme, jai cout le R.P. Dubarle avec beaucoup dattention et de respect, et je pense que ce quil a dit est vrai. Il faut que les gens qui sintressent particulirement au pass soient prsents pour que les valeurs du pass soient introduites dans la civilisation de latome. Cest l un rle trs important que doivent jouer ceux qui ne sont pas scientifiques, les professeurs, etc. Mais pour quils puissent jouer ce rle, ils doivent se mler aux scientifiques, pour comprendre comment la vie se droule dans ces grandes usines, ces grandes entreprises. Ils ne doivent pas juger de leur cellule, mais doivent faire des stages dans de grandes entreprises et non dans des ateliers artisanaux. Ainsi ils seront capables de donner un apport. Cest une des prrogatives de lEurope, de lOccident, de faire cette synthse, de prendre le bagage du pass pour nous donner une sagesse dans le travail de lavenir. LE PRSIDENT : Je remercie trs vivement tous ceux qui ont particip cet intressant entretien, et en particulier M. Leprince-Ringuet qui a subi le feu des interpellations. La sance est leve.

223

Lhomme et latome

DEUXIME ENTRETIEN PUBLIC prsid par M. Bernard Susz

@ LE PRSIDENT :
p.189

Mesdames et Messieurs, nous avons entendu hier soir la

magnifique confrence du professeur Werner Heisenberg. Elle a suscit toute une srie de questions, scientifiques et philosophiques, qui vont faire lobjet de lentretien de ce matin. Je dsire tout dabord donner la parole Monsieur le Conseiller Picot pour une premire contribution ce dbat. M. ALBERT PICOT : M. Heisenberg, hier soir, nous a expos quau XIXe sicle, la science se fondait sur les ides de Newton ou de Descartes. Le temps absolu, lespace absolu, la causalit absolue nous enferment, ont enferm les savants, dans un cadre relativement troit. Par contre, avec les dcouvertes nouvelles dont on a parl hier soir et surtout avec les quanta et avec la relativit, nous sommes arrivs la notion dont M. Heisenberg est le grand protagoniste, la notion de lindtermination, une notion, par consquent, qui porte atteinte la thorie gnrale de la
e

causalit,
e e

qui

porte

atteinte

au

dterminisme.

Paralllement, aux XVIII , XIX et XX sicles, une srie de grands philosophes ont affirm la libert de lhomme, en sortant du cadre de la science. Trois nous apparaissent comme les protagonistes de la libert : Kant, Charles Secrtan, Karl Jaspers. Et voici ma question, qui est une question assez cruciale, presque indiscrte, parce quelle nous oblige demander au professeur Heisenberg quelles sont ses convictions. Ces philosophes trouvent-ils un renfort dans la thorie de lindtermination, dans la nouvelle orientation de la science reconnaissant en somme une part de libert dans la nature ? Y a-t-il l un nouvel lment ? Nestil pas curieux quun homme comme Karl Jaspers ne sappuie pas sur ces dcouvertes ? Est-ce que cest un nouvel lment pour prouver la libert de lhomme, ou nest-ce quune tape actuelle de la science, telle qui fait quun jour on retrouvera
p.190

peut-tre la causalit dans les quanta, et pouvons-nous

1 Le 5 septembre 1958.

224

Lhomme et latome

mettre ensemble ou devons-nous sparer les philosophes qui affirment la libert en se fondant sur la philosophie et les savants qui ont mis en relief, dune faon qui parat trs solide, la notion de lindtermination ? LE PRSIDENT : Avant de donner la parole M. Heisenberg, je dois indiquer quil rpondra en allemand. Nous avons en la personne de M. van der Wyk, qui est un savant, un traducteur bnvole, que nous remercions de son aide prcieuse. M. WERNER HEISENBERG commence par sexcuser de ne pas parler le franais, ce
quon lui pardonnera facilement, et explique quil nest pas philosophe, mais physicien.

Le problme de la relation entre lindtermination et la libert a t trait, surtout dans la presse, dune manire beaucoup trop imprcise et superficielle. On ne peut pas dire que le principe dindtermination ouvre plus largement la porte la libert. La relation entre ces problmes de lindtermination et de la libert, il faut essayer de lapprocher par la voie de la thorie de la connaissance, telle que lemploie aussi Kant. La question de ce que je puis faire ou ne pas faire est toutefois trs diffrente de la question de savoir ce quun autre doit faire ou ne pas faire. Et avec ces problmes se posent donc toujours des questions faces multiples. Lorsquon a affaire des questions apparemment identiques, on obtient des rponses trs diffrentes, suivant la manire dont on approche ces questions. Et si lon a affaire des problmes apparemment tout fait diffrents, mais qui souvent ne sont que les faces dun mme problme, on obtient quelquefois des rponses qui sont trs analogues. En rsum, je ne pense pas que le principe dindtermination a une relation directe avec la notion de libert. La relation est plutt indirecte, lintroduction, en physique, de lindtermination nous mettant en garde contre une position trop parfaitement dfinie. M. PIERRE ABRAHAM remercie M. Heisenberg de stre prsent dbarrass de sa
carapace de physicien et de soffrir comme les premiers chrtiens aux fauves .

Mais nous sommes des fauves non sanguinaires, et les questions que nous allons poser sont des questions sans consquences sanguinolentes.

225

Lhomme et latome

Quand jtais un petit garon de dix ou douze ans et que japprenais le latin, je recevais des leons particulires dun de mes oncles, Sylvain Lvy, un indianiste connu, qui me faisait traduire Lucrce, notamment le pome De natura rerum . Et Lucrce, comme chacun le sait, sexprime en pote sur des questions qui concernent (pour simplifier) la composition atomistique du monde. Et je me souviens trs bien quun jour, gris par lloquence de Lucrce, jai dit mon oncle : Mais enfin, cest une dfinition physique du monde, une dfinition physique de la nature , et je le vois encore, me posant la main sur le bras en me disant :
p.191

Ne temballe pas, cest un pote. Et nous avons

trop souvent la tentation de traduire dans notre langage scientifique moderne ce que les Anciens entrevoyaient, mais dune faon tout fait potique. Alors, je voulais demander M. Heisenberg si ses rfrences Platon, par exemple, ne sont pas justifiables un peu de la mme critique. Platon, que nous respectons beaucoup, a tout de mme une vision du monde. Est-ce quil faut le considrer comme un homme de science ? Est-ce quil faut extraire de son uvre et de luvre de ses contemporains des choses qui sont utilisables scientifiquement par nous ? Cest l un premier point dinterrogation. Quant la question de M. Picot, je suis trs heureux davoir entendu la rponse quy a donne M. Heisenberg. Car enfin, la question de la notion de lindtermination, il la pose, il la lance dans le monde, car enfin cest M. Heisenberg qui a introduit dans le monde moderne le principe dindtermination, et par suite le mot indtermination . Or, ce terme dindtermination est un mot aussi dangereux (et je pse mes mots moi-mme en ce moment-ci) que le mot relativit dEinstein. En fait, lindtermination de M. Heisenberg a eu la mme carrire abusive que la relativit dEinstein. Et je ne voudrais pas exagrer, mais enfin, il est possible que dans la jeunesse un peu trouble qui cherche sa voie, un peu dmoralise, que nous ctoyons tous les jours, le mot indtermination ait des effets quelquefois aussi funestes que tel film de gangster sur lequel nous mettons le doigt accusateur. Je suis donc trs heureux davoir entendu M. Heisenberg dlimiter le champ de signification de lindtermination un domaine purement physique, et je serais encore plus heureux de donner aux moralistes, ceux qui certainement sont dans cette salle ou cette tribune , le moyen dinsrer dans un manuel de morale lmentaire cette prcaution : ne pas utiliser le mot indtermination en dehors du sens trs particulier que les physiciens lui donnent et quils ont seuls le droit de lui donner.

226

Lhomme et latome

Et

comme question annexe, je me permettrai de demander alors,

historiquement et pratiquement, M. Heisenberg, quelles relations thoriques il entretient actuellement avec les derniers travaux de Broglie et de Vigier qui, ayant un certain temps suivi la voie du principe dindtermination, ont sembl ces dernires annes, revenir vers une position, plus, disons cartsienne. M. WERNER HEISENBERG : Quoique jadmire beaucoup les travaux de M. de Broglie, qui fut linitiateur de la mcanique ondulatoire, je ne peux pas accepter les mthodes actuelles de de Broglie et de Vigier. Lintroduction dun lment apparemment plus cartsien dans le raisonnement de de Broglie et de Vigier me semble plutt une question de langue. On peut parler diffrentes langues en traitant du mme problme, et ce langage donnera des solutions apparemment diffrentes. Jajouterai encore un point particulier, qui illustre peut-tre mieux mes difficults en face des ides de de Broglie. Il existe une fonction qui permet de calculer la probabilit de trouver une particule, ou bien en quelque endroit dtermin, ou bien ayant une vitesse
p.192

dtermine. Et la fonction est

absolument comparable, presque identique, dans les deux cas ; cest ce que jappelle la symtrie des probabilits . Pour de Broglie, le mme langage peut tre employ pour dterminer la probabilit de trouver une particule un certain endroit, mais non pas pour celle de trouver cette particule une certaine vitesse, car ici les appareils de mesure interviendront de telle faon quon commettrait des erreurs quun raisonnement apparemment cartsien permettrait de redresser. Je pense aussi que Platon tait en premier lieu un pote. Mais du fait de ses relations avec les Pythagoriciens, ses ides ntaient pas uniquement potiques. Ctait une potisation des ides des gomtres. La forme est plus potique, mais les ides sont bien dorigine physique et mathmatique. M. ANTOINE VAN DER WYK : La constatation de M. Abraham sur labus dans la presse, par les journalistes, de mots tels que indtermination et relativit ma fait bien plaisir. Cependant, je crois quil ne faut pas rejeter la faute uniquement sur les journalistes, mais aussi un peu sur les physiciens ; car les physiciens et les mathmaticiens ont la mauvaise habitude, qui vient encore de temps trs anciens, de donner des fonctions mathmatiques des noms emprunts au langage ordinaire. Alors qui, du journaliste ou du mathmaticien, a commis un abus ?

227

Lhomme et latome

M. WERNER HEISENBERG : Je suis entirement daccord, mais le problme me parat moins simple, parce que le physicien qui dcrit ses expriences est bien oblig demployer un langage comprhensible aux autres, cest--dire usuel. Nanmoins je reconnais que trs souvent il y a une certaine lgret donner des noms des notions ou des fonctions mathmatiques. M. GIACOMO DEVOTO : Avant de poser deux questions M. Heisenberg, je me permets de faire un trs court commentaire la discussion qui sest droule jusquici. 1. Les rapports avec la philosophie Cest trs diffrent de dire : les progrs de la physique ont des consquences sur la philosophie, ou bien : les progrs de la physique ont donn au rapport entre la science et la philosophie un aspect nouveau. Dans le premier cas, nous ne devons jamais oublier que la philosophie est quelque chose de pralable. Depuis des sicles, elle oscille entre une vision raliste et idaliste du monde. Les dcouvertes de la science peuvent linfluencer dans un sens ou dans un autre, mais elles ne sont jamais dcisives. 2. Je veux appuyer le point de vue de M. Heisenberg sur la notion de libert. Dfinir la libert morale en lasseyant sur le principe dindtermination, est aussi absurde que de dire : puisque nous ne pouvons pas mettre tous les hommes dans une prison, ou les obliger vivre du matin au soir de la mme faon, il faut bien leur reconnatre la libert.
p.193

Comme le principe dindtermination ne signifie quune chose : que

lhomme et la science ne sont pas en tat de photographier la nature jusque dans ses derniers dtails , il est drisoire de vouloir y trouver un fondement de libert. Une dfinition de la libert ne peut pas sappuyer sur un phnomne dimpuissance. Jen viens aux deux questions que jai dj annonces M. Heisenberg. Etant donn que le passage de la science du XIXe sicle la science du XXe sicle nimplique pas un changement de positions philosophiques, accepte-t-il de le limiter un changement de dfinitions ? Jusquau XIXe sicle, la science esprait ou prtendait photographier la nature. La science du XXe sicle se borne la dcrire. La science du XXe sicle est une langue. Etant une langue, elle doit poser les mmes questions qui se

228

Lhomme et latome

posent dans ltude dune langue. Et la question fondamentale est la suivante : en physique, il y a le rapport entre les donnes physiques et linterprtation mathmatique ; dans ltude des langues, quy a-t-il ? Dun ct lobservation historique, lhistoire des langues, et de lautre ct lapplication pdagogique du grammairien qui tche dtablir et de dcrire les conventions que, dans un milieu linguistique, tout le monde observe. Or, la deuxime question que je pose M. Heisenberg est la suivante : Estce quil accepte ma suggestion dtablir un parallle entre la physique et lhistoire de la langue, de cette langue qui est la science nouvelle dont le mathmaticien est simplement le grammairien. Je sais que cette dfinition nest pas agrable aux mathmaticiens ; mais tout de mme, cest une faon de poser la question, et surtout de clore la discussion entre ceux qui croient possible de dcrire les faits dune faon mathmatique, et ceux qui ne le croient pas. La mathmatique est une faon de dcrire des phnomnes physiques comme les rgles de la grammaire sont une faon de dcrire une langue ; mais elles ne sont pas la langue. M. WERNER HEISENBERG : Dans les grandes lignes, je suis tout fait daccord avec ce que vous noncez. On peut vraiment dire, en se rsumant, que le XIXe sicle essayait de photographier la nature tandis que le XXe sicle dcrit la nature dans un langage mathmatique. Le physicien, cependant, sest rendu compte que lorsquil croyait photographier, il ne photographiait pas toujours. Le physicien, au XIXe sicle, ne devait pas discuter philosophie ou religion. On croyait mme quon pouvait laisser ces disciplines tout fait de ct, et arriver ce que M. Devoto appelle une photographie de la nature . Seulement, il sest trouv que ce point de vue ne sest pas vrifi exprimentalement ; et trs souvent, lorsque les physiciens, dans le monde des atomes, essaient de photographier la nature, ils en altrent le caractre. En outre, on remarque que la physique quantique, o intervient

lindtermination, doit toujours tre fonde sur une physique dterministe. On ne peut gure faire autrement, et il semble que lindtermination apporte une correction la physique classique dterministe.
p.194

Je crois quil serait

certainement utile dtudier de plus prs et de dvelopper ce problme du paralllisme entre la science et la langue, mais je ne le ferai pas ici. Je crois que

229

Lhomme et latome

M. Devoto est plus qualifi pour le tenter, et peut-tre la-t-il dj fait. On ne peut pas oublier cependant que les sciences se trouvent entre la nature et lhomme. M. HENRY BABEL : Je voudrais demander M. le Professeur Heisenberg sil ne pense pas que lvolution contemporaine de la science facilite beaucoup le dialogue avec la philosophie et la religion, et pourrait orienter les esprits vers une philosophie de lintuition, qui serait comme un renouveau de Bergson, lequel, certains gards, sest ralli des thses dEinstein. Mais ce qui est peut-tre craindre dans cette affirmation, cest que nous nous verrions obligs de nous rallier lidalisme subjectiviste, qui nous laisserait dans un tat dinterrogation lgard de cette question : Est-ce quil y a en face de nous une ralit objective, ou navons-nous affaire qu des reprsentations de notre esprit, qu des crations arbitraires et priori de la pense humaine ? Cest pourquoi je demande M. Heisenberg si, mme dans le domaine de la physique, il ny a pas une part dintuition. Ce que vous appelez nergie nest-il pas fourni par quelque chose qui nous chappe ? Est-ce que les mots ne suggrent pas plus quils ne dfinissent ; est-ce que le savant ne sent pas un peu par intuition comme le mystique ou lme religieuse, laquelle Einstein faisait appel dans certaines de ses affirmations ? Et dans lavenir, le dialogue entre la science et la religion ne relvera-t-il pas dune vision intuitive du monde ? Mme ELLEN JUHNKE : Je voudrais connatre les ractions de M. Heisenberg lide du Professeur Victor von Weizscker (exprime dans son livre sur la Cration) que toutes les lois objectives de la nature sont dj l, sans aucune contribution de lhomme. Les recherches compliques des physiciens ne leur permettent que de lire ces lois objectives de lorganisation de la nature livre ouvert, pour ainsi dire. Le Professeur Max Hartmann a dit quelque chose de semblable du point de vue de la biologie. Partant du fait que ce quon appelle das Plancksche Wirkungsquantum ou die universellen Konstanten se trouve dans les formules mathmatiques aussi bien des systmes de plantes que du plus petit lment de latome, il en induit la ncessit dune cration consciente par un Crateur. Parmi beaucoup dautres, le philosophe anglais Tomlin reprsente des ides

230

Lhomme et latome

parallles dans sa mtaphysique ou plutt sa mtabiologie ; et Max Planck a dclar, en tant que philosophe : Seuls ceux qui pensent moiti deviennent athes ; ceux qui pensent jusquau bout et voient les relations merveilleuses entre les lois universelles reconnaissent une puissance cratrice. Ou encore : pour la religion, lide de Dieu est au commencement ; pour la science, lide de Dieu est la fin. Nest-il pas extraordinaire de voir, notre ge atomique et atomisant, se dessiner de telles synthses ?
p.195

Ma question donc est : quelle

est lopinion du Professeur Heisenberg sur cette synthse entre la religion et la mtaphysique et lobjectivit des lois de la nature ? M. WERNER HEISENBERG : A la premire question je rponds : le but des physiciens des XIXe et XXe sicles est bien rest le mme, cest--dire de trouver des descriptions et des lois objectives de la nature. Mais la diffrence est que les physiciens du XXe sicle ont constat que cela ntait pas toujours possible. Cette difficult provient du fait que nous sommes obligs, pour cette description, demployer un langage humain. Il est vident que, dans une certaine mesure, la nature existe indpendamment des hommes. Comme la dit Karl von Weizsker, la nature tait avant les hommes . Cest--dire quil existait certainement une nature avant que nexistent des hommes ; mais si la nature tait antrieure lhomme, il nen va pas de mme des sciences naturelles. Par exemple, la notion de loi de la nature ne peut pas tre compltement objective, le mot loi tant une notion purement humaine. Pour rpondre la deuxime question, portant sur les rapports de la religion et de la science, je voudrais citer quelques ides de Goethe. Dans sa thorie des couleurs notamment, Goethe avait reconnu une certaine cohrence dans les ordres naturels. Il essaya de les classifier et plaa tout en bas de lchelle ce qui est purement d au hasard, puis les relations purement mcaniques, ensuite la physique, la chimie, la biologie, la psychologie et tout en haut la religion, tout en se rendant compte que cette division ntait pas exacte ou stricte. Les physiciens du XXe sicle sont devenus plus modestes, car ils ne sont pas certains quon puisse passer dun domaine dont on croit avoir compris les lois et les phnomnes un autre qui lui serait adjacent. Par exemple, cest la thorie quantique qui a tabli la relation entre la physique et la chimie, qui autrefois taient compltement spares. Mais lorsque ce pas fut fait, on se rendit compte quil fallait changer de langage et changer lorientation de nombreux

231

Lhomme et latome

problmes. Si ce passage de la physique la chimie, qui sont adjacentes, est dj trs difficile, le passage de la chimie la biologie le sera bien davantage, et celui de la biologie la psychologie sera encore beaucoup plus dlicat, sans parler du passage la religion. Les physiciens daujourdhui se rendent compte que la connaissance des lois dans un domaine ne permettra pas ncessairement le passage un autre domaine. M. REN SCHAERER : Jaimerais tout dabord exprimer M. Heisenberg la trs vive reconnaissance des philosophes. Ce nest pas l une formule banale. Ce qui sest pass hier soir est assez extraordinaire. Nous avons ct de nous un savant qui est la pointe de lactualit. Or, trs souvent, les savants prouvent lgard des historiens du pass un sentiment de mfiance. Nietzsche lui-mme a dit : A trop vouloir regarder derrire soi on devient une crevisse. Eh bien, M. Heisenberg, qui est lanc la pointe de lactualit et des dcouvertes
p.196

prouve au contraire un besoin profond de relier ses intuitions aux grandes intuitions du pass. Ceci est trs impressionnant pour le philosophe en gnral. Jaimerais poser ici M. Heisenberg une ou deux petites questions prcises, et toutefois, pour faire transition, je me permets de lui dire avec quel plaisir je lai entendu dire au dbut de cette srie dentretiens, que sa thorie, sa fameuse thorie de lindtermination, ntait pas, comme on la souvent dit, une sorte de gnralisation au cosmos entier de la libert humaine. Je ne veux pas accuser nos chers confrres journalistes, mais jai lu bien souvent des formules comme celle-l : Les particules lmentaires, selon M. Heisenberg, sont libres ; plus forte raison, nous autres, qui sommes de grosses particules, pouvons-nous disposer dune libert totale ! Cependant, jaimerais faire cette petite rserve ; je crois que pour le philosophe qui croit la libert il nest pas sans intrt de constater la marche de la pense qui est celle de M. Heisenberg, et je me demande si nous ne pouvons pas admettre que, mme si dans un monde tel quil se le reprsente, la libert humaine est une chose radicalement diffrente de lindtermination molculaire, linsertion de la libert humaine dans cet univers, qui ne forme plus une contexture ncessaire fixe et serre, parat peut-tre un peu plus facile. Et je sais que certains philosophes, je pense Raymond Ruyer, admettent que M. Heisenberg et les thoriciens de cette thse ont rendu malgr tout un certain service aux philosophes qui croient la libert. Je pose maintenant une premire question. On a prononc le nom de

232

Lhomme et latome

Descartes tout lheure. Mon intention tait de demander M. Heisenberg pourquoi il na pas, au passage, en remontant daujourdhui jusqu Aristote puis Platon ou Dmocrite, au moins accroch lgrement Descartes. Descartes est de loin le penseur le plus agissant aujourdhui. Il domine la philosophie, la science moderne, il est le premier grand philosophe moderne. On date gnralement de Descartes toutes les histoires de la philosophie moderne, et je constate quun penseur comme M. Heisenberg, si curieux du pass, parat ignorer Descartes. Y a-t-il l une raison particulire ? Et jenchane alors la seconde remarque que je tenais faire. Il mapparat suggestif et curieux (je ne crois pas que ce soit un hasard) que les penseurs auxquels M. Heisenberg se rfre dabord Kant, puis Aristote et Platon sont des penseurs qui, dans leur systme, font jouer un rle important la finalit. Car enfin ces particules gomtriques lmentaires chez Platon sont des particules qui ne sont que la projection dides conues, connues par intuition et qui sont toutes finalises vers le bien. La potentia dAristote, qui me parat trs diffrente de lindtermination de Heisenberg jai un peu de peine suivre M. Heisenberg sur ce point , cette potentia est authentiquement, directement finalise. En revanche, M. Heisenberg carte Dmocrite lequel prcisment rejette la finalit et admet un pur mcanisme. Il ne dit rien de Descartes qui est un penseur mcaniste. Je me permettrai donc de poser M. Heisenberg ces questions : Est-ce que cela correspond une tendance de son esprit, qui consisterait admettre, au-del de ce
p.197

mcanisme connu statistiquement, de faon plus ou moins probable, une finalit qui le mettrait daccord avec ses grands matres Aristote et Platon ? M. WERNER HEISENBERG : Descartes est certainement la base de toute la philosophie de la science actuelle ; mais il se trouve en mme temps un peu une bifurcation. Il semble, actuellement, que Descartes a t trop prcis dans ses notions. On pourrait dire que la manire de voir de Descartes parat plutt comparable un match de tennis, o la balle passe dun camp lautre camp avec prcision, tandis que la manire de penser dun Thomas dAquin ressemblerait un match de football o tout un camp est en mouvement et se dplace dans son ensemble. Jajoute encore quelques mots sur la finalit. Il est vident que depuis Newton, la causalit a servi de point de dpart. Cest--dire quon a cherch

233

Lhomme et latome

dterminer ltat dun objet ou dun systme tel quil se prsenterait dans lavenir en partant de ses proprits antrieures. Mais quoique la finalit ait subi une lgre attnuation, dans la thorie des quanta, il en demeure quelque chose. Et lon sest rendu compte, surtout par les travaux de la mcanique ondulatoire qui expliquent presque toute la chimie, quil subsiste une grande partie de finalit dans une conception indterministe. Si lon perturbe dune quelconque manire un atome ou une molcule, on trouvera, aprs la perturbation, que des millions dtats diffrents sont possibles, chacun avec une certaine probabilit. Mais si je commence par un atome dhydrogne, jai beau le perturber, cela reste un atome dhydrogne. Cest l le trait de finalit que la chimie, en somme, apporte la physique. Le fait que latome dhydrogne perturb reste de lhydrogne implique bien une finalit, mais dont on ignore la causalit. Cest la fusion, en somme, de la causalit et de la finalit qui constitue une des bases de la physique moderne. M. REN SCHAERER : Alors, je ne comprends pas que vous ne soyez pas plus prs, malgr son matrialisme, de Dmocrite que dAristote. Je vous trouve assez loin dAristote, car ce que vous venez de dire correspond dune faon assez proche la pense de Dmocrite, pour qui les atomes subissent ou excutent une danse dsordonne dans linfini des temps avec des vitesses infiniment variables. Mais un atome reste toujours un atome ; il y a donc l cette sorte de finalit trs attnue dont vous parlez. En revanche, je ne vois pas danalogie entre les thories que vous avez dveloppes et celles dAristote. Le fait que Dmocrite est un matrialiste nest pas trs grave, car ce nest pas l lessentiel ; mais je trouve que dans votre systme il y a un ou deux points qui me paraissent rejoindre Dmocrite dassez prs. Est-ce que le principe dindtermination ne correspond pas ce que Dmocrite appelait simplement le hasard du jeu des danses atomiques, et ce que vous venez de dire de la permanence des atomes dhydrogne ne rpond-il pas ce que Dmocrite a dit de la permanence de chaque p.198 atome, puisque les atomes ne peuvent tre ni crass, ni coups, ni transforms daucune manire ? Je vous trouve plus prs de Dmocrite et plus loin dAristote que vous ne le dites. M. WERNER HEISENBERG : Je reprends avec un peu plus de dtails cet exemple de latome dhydrogne. Lorsquon considre un simple atome

234

Lhomme et latome

dhydrogne et quon tudie sa collision avec un lectron, on observe une perturbation de latome dhydrogne. Dans lide des physiciens classiques, cette collision se passait dune manire tout fait analogue celle qui pourrait se produire entre une plante et une comte. Mais dans la physique plus moderne, le rsultat de cette collision, sil dpend des conditions initiales, nest nanmoins pas absolument prvisible. Il y a une probabilit de trouver un lectron dans latome dhydrogne excit, une autre de trouver le noyau priv de son lectron. Et ces probabilits sont fixes et ne se laissent pas modifier. Latome dhydrogne quon retrouve nest toutefois plus tout fait ce quil tait auparavant, et lon sait actuellement que, lorsquune interaction contient suffisamment dnergie, on peut ne plus retrouver de lhydrogne. On trouve tout fait autre chose. Il y a diffrents cas possibles, et ces cas sont relis entre eux par des relations de probabilit. Ce quon retrouve donc comme rsultat dune interaction, dune action quelconque, ce ne sont pas toujours des objets, mais des formes. Des formes de cette nergie qui est la matire premire fondamentale de la physique moderne, capable de prendre diffrentes formes, que nous reconnaissons comme des objets. M. UMBERTO CAMPAGNOLO se demande si un physicien peut vraiment parler en
philosophe et si ses considrations auront la rigueur quun philosophe est tenu davoir dans sa discipline.

Je crois que cest l que rside le grand danger de la discussion de ce matin. Il y a une ambigut dont la responsabilit revient, au moins extrieurement, aux rapprochements faits avec des philosophes. Le problme quun philosophe se pose est toujours dune nature radicalement diffrente du problme que se pose le savant. Le savant suppose toujours la possibilit darriver la quantit et la mensuration, aux calculs et lquation. Les philosophes, au contraire, cherchent des catgories quils tchent de lier entre elles par un procd, si jose employer ce mot, qui na rien de commun avec celui de la science, cest-dire par la dialectique. En conclusion, je pense que nous aurions beaucoup gagner dans nos discussions si nous liminions ici les rfrences la philosophie, la pense philosophique tant trs diffrente de la pense scientifique. Les savants, souvent, ont tendance de concevoir la philosophie comme un prolongement de la science, comme une manire gnrale denvisager les problmes quils

235

Lhomme et latome

considrent sous un aspect particulier. Mais je crois quils se trompent ; ce sont les philosophes qui sont et qui restent responsables de la philosophie. M. WERNER HEISENBERG
p.199 se dclare tout fait daccord avec la manire de

poser le problme, mais demande M. Campagnolo si la thorie de Platon, selon laquelle les particules ultimes de terre sont des cubes, et les particules ultimes de feu des ttradres, est philosophique ou scientifique ?

M. UMBERTO CAMPAGNOLO : Il est possible que Platon ait utilis certaines notions de caractre empirique, potique, pour difier ses conceptions. Platon, au commencement et la fin de sa vie, sest peut-tre rapproch dune vision potique du monde. Mais de toute manire, la posie est beaucoup plus apparente la science que ne lest la philosophie. Cest pourquoi je ne verrais aucun inconvnient ce quun savant considre Lucrce plutt comme un pote que comme un philosophe. A voir les considrations de Platon sur le monde, il est certain quil tait loin de la physique moderne et de ses exigences dquations et de chiffres. Platon reste toujours dans le domaine de la qualit ; celui de la quantit lui demeure encore tranger. M. WERNER HEISENBERG : Il est vident que le passage de la science la philosophie a dj donn lieu de trs nombreux malentendus. Mais je ne crois pas quil serait utile de vouloir sparer ces deux domaines dune manire absolue, et dire : ici, cest lhomme de science qui est comptent, et l, le philosophe. Je crois au contraire quil est utile de laisser lhomme de science parler philosophie et quelquefois science le philosophe, mme au risque de crer de nouveaux malentendus. Le rsultat peut tre si utile quil vaut la peine de courir ce risque. M. PIERRE DUCASS : Mes remerciements accompagneront ces remarques, qui porteront sur lassociation et la confrontation de deux vies : la vie philosophique et la vie de la science. Bien videmment, nous nallons pas chercher dans le pass philosophique les clefs de la science atomique contemporaine. M. Heisenberg na pas la prtention denseigner aux philosophes lhistoire de la philosophie. De quoi sagit-il donc ? Nous avons vu hier, nous venons de voir aujourdhui, lassociation, la conjugaison merveilleuse de deux vies. Une vie scientifique en croissance encore, et une vie philosophique

236

Lhomme et latome

profondment riche : les deux dans la personne, dans la pense, dans la prsence, dans laction du Professeur Heisenberg. Comment cela est-il logiquement possible ? Ce nest pas un hasard. Cest le titre de la confrence elle-mme qui le dit : La dcouverte de Planck et les problmes philosophiques de la physique atomique parce que la physique a ses problmes philosophiques et parce que Platon eut des problmes analogues. De mme que cet Ancien dmontrait le mouvement en marchant, de mme M. Heisenberg, pensant sa science, dmontre la conjugaison actuelle de la science et de la philosophie, le pass redevenant prsent par
p.200

lacuit de certains

problmes. Mais cest l un fait gnral. Nos logiciens, nos mathmaticiens reconnaissent en Archimde un frre proche, parce quil a eu, lui aussi, des problmes philosophiques rsoudre concernant laxiomatisation. Je marrterai l. Vous voyez dans quel sens et de quel cur je veux apporter ma reconnaissance au Professeur Heisenberg. Cest aussi lhommage que lui rendent mes collgues en cherchant, par la prcision des termes et des problmes, cette conjugaison de deux vies. Je ne voudrais demander quune chose au Professeur Heisenberg : Cest le sens du mot positivisme dans le texte du rsum
1

de sa confrence :

Dans linterprtation que Bohr en a donne, en particulier, la thorie des quanta ne renferme daucune manire uniquement des lments positivistes... Jai trs bien compris la phrase, jai trs bien compris lerreur qui est redresse dans cette phrase, parce que, avant la guerre, ct de mon matre Abel Rey, jai partag la conviction selon laquelle les formules de la thorie des quanta renferment des lments uniquement issus de lexprience phnomnale. Cest une erreur que vous redressez trs bien. Mais vous dites lments positivistes . Faut-il dire lments positifs, ou positivistes, ou empiriques, ou phnomnaux pour rendre fidlement votre pense sur ce point ? Voil sur quoi les philosophes doivent discuter pour rendre hommage, par une autre prcision qui est de leur ressort, la force de votre vie. M. WERNER HEISENBERG : Quand jemployais le terme positivisme,

jentendais la discipline qui considre comme chose primitive la sensation,


1 Le rsum franais distribu aux auditeurs pour leur faciliter la comprhension de la

confrence de M. Heisenberg.

237

Lhomme et latome

lobservation, le sentiment. Tout le reste suit par des observations constamment contrles. Voil la dfinition du positivisme, tel que lentendaient les physiciens classiques. Il semble que maintenant on sest rendu compte que cela nest pas complet. Et cest ce que jai voulu exprimer par la phrase du rsum que vous avez cite. M. WALTER EHRLICH : Jusquici, on a conu le temps comme une pure succession, donc une srie linaire une dimension. Pourtant, le temps se manifeste dans la vie comme tri-dimensionnel : chaque maintenant contient la traditio de ce maintenant , ainsi quune intentio dirige vers lavenir. Cette relation traditio-intentio nest donc pas une relation de succession mais de simultanit. Le maintenant se situe toutefois un autre niveau que la traditio et lintentio ; il merge dune courant temporel sous-jacent ; il est bien rel, mais un rel potentiel, qui surgit par dessus ce flux temporel. Le temps objectif est donc constitu de trois dimensions, qui peuvent stendre ou se propager. Le moment peut devenir instant et linstant peut devenir le prsent . La traditio peut stendre en une tradition historique, consciente ; lintentio peut devenir un plan de travail long terme.
p.201

La temporalit est

ainsi un tout structur par tages et par couches. Le temps lmentaire doit galement, en principe, tre considr comme tri-dimensionnel, au sens objectif prsent ici. Les deux questions que je voudrais poser M. Heisenberg sont les suivantes : 1) La causalit univoque est-elle soumise un temps unidimensionnel . 2) La thorie de lindtermination, dans le rgne atomique, ne confirme-t-elle pas lide dun temps pluridimensionnel ? Sa plus grande variabilit, sa libert et ses potentialits ne vont-elles pas dans le mme sens que cet clatement du temps ? Le temps ainsi conu ne pourrait-il son tour devenir une notion plus maniable pour le physicien ? M. WERNER HEISENBERG remarque que lorsque le Professeur Ehrlich emploie le
mot temps , il sagit pour lui dun temps qui ressort dun autre domaine que celui de la physique.

Le physicien, en interfrant dans dautres domaines, dpasserait dabord ses comptences. Mais il ne refuse pas absolument de considrer que, si lon parvient conjuguer le domaine de la physique avec votre domaine, il serait

238

Lhomme et latome

utile et ncessaire dintroduire un temps affect de diffrentes dimensions. Cependant, il faut dire que lindtermination en physique ne se rapporte qu la physique, donc un domaine o le temps est linaire. Discuter quelle sorte dindtermination pourrait rsulter dun temps multiples dimensions dans dautres domaines dpasse compltement la comptence du physicien. M. DANIEL CHRISTOFF : Je voudrais massocier aux remerciements que mes collgues ont adresss au Professeur Heisenberg, et dire que nous avons le plus grand besoin dentendre prciser le sens dans lequel le physicien emploie des notions philosophiques laide desquelles, parfois, des personnes moins autorises, vulgarisent sa pense. Je pense aussi que pour le dveloppement de la rflexion de lesprit sur lui-mme, dans une psychologie sensiblement plus difficile aujourdhui qu la fin du sicle dernier, des contributions comme cellesci sont pour nous dun immense bnfice. Les questions que je voudrais adresser au Professeur Heisenberg concernent au fond le besoin qua un homme de science de reprendre des termes qui appartiennent des philosophies, longuement consacres dailleurs, longuement discutes. La premire serait celle de la structure mathmatique des particules lmentaires, reprise Platon, dont je me demande si elle reprsente, en tant que structure d ides , un a priori ; je mappuie, pour poser cette question, sur les allusions de M. Heisenberg aux lments kantiens que contient la thorie nouvelle. Quest-ce qui est exactement a priori ? Est-ce la structuration de ces ides, ou lide de la structure elle-mme ? M. Heisenberg nous a dit en outre : il y a un nombre rduit dides la base de la ralit des formes fondamentales. Je lui poserai donc la question : Y a-t-il encore dautres ides, et jusque dans quel domaine ? Evidemment, dans lordre moral, dans lordre esthtique... M. WERNER HEISENBERG : Ces expressions mathmatiques, par

p.202

lesquelles nous reprsentons des particules ou des phnomnes, ne sont certainement pas a priori ; mais cela nexclut pas quen physique nous devions introduire des notions a priori. Par exemple, je peux imaginer un espace dans lequel ne se trouvent pas dobjets, mais je ne peux pas mempcher de penser

239

Lhomme et latome

quil y a un espace. Cest ainsi que la notion despace devient a priori. Il en va de mme pour les figures de Platon. L encore, il ny a pas da priori, en ce sens que Platon aurait pu penser que les lments fondamentaux de terre ne sont pas cubiques mais, par exemple, sphriques. Puisquil aurait pu penser soit cube soit sphre, il ny a pas da priori absolu. Les physiciens qui soccupent de la thorie des quanta sont, eux aussi, obligs demployer un langage emprunt la vie directe. Nous faisons comme sil existait vraiment un courant lectrique, parce que si nous dfendons tous les physiciens de parler de courant lectrique, ils ne pourraient plus exprimer leur pense, plus parler, ils seraient compltement striles. Je crois par consquent quon est oblig de reprendre certaines formes a priori du langage classique, bien que leur valeur ait peut-tre un peu chang. M. DANIEL CHRISTOFF : Puis-je me permettre de poser une autre question, qui me parat capitale tant au centre des questions que M. Heisenberg a traites hier. On a fait tat dune relation entre les notions de probabilit et de puissance (lordre de potentia) chez Aristote. Est-ce que cela signifie ds lors que tout, dans le monde, est virtualit ? Une virtualit qui sachve constamment, sans doute, mais qui ne sachve jamais tout fait. Parce que je cherche, en corrlation avec cette notion de potentia, o se trouve lacte. Faut-il comprendre que lacte, cest lnergie ? Mais alors, nest-ce pas lacte concret qui forme chaque objet ? M. WERNER HEISENBERG : Cest une question trs difficile traiter. Lorsquon considre une onde lectromagntique ou un rayon lumineux qui tombe sur une plaque photographique, cette onde lumineuse est la condition pour que selon une certaine probabilit il se passe quelque chose qui rpond la question : est-ce quun grain dargent va se former sur cette plaque ? Lacte, cest lapparition du grain dargent ; et londe lumineuse, cest la potentia. Acte et potentia sont donc intimement lis, et quand on cherchera lincidence de londe lumineuse dans lacte, cest--dire dans le grain dargent, celui-ci apparatra comme un a priori. Dans la physique classique o les phnomnes sont objectifs, on peut

240

Lhomme et latome

employer le langage traditionnel de la physique, cest--dire le langage de tous les jours. Mais en physique moderne, les structures mathmatiques quon rencontre renseignent sur la probabilit dun phnomne et non pas sur le phnomne lui-mme. Et, dans ce sens, en
p.203

physique classique, cest lacte

quon cherche dans le phnomne, tandis que le potentia est mettre en corrlation avec des structures mathmatiques. M. DANIEL CHRISTOFF : Peut-on dire que cette potentia a une cause profonde ? M. WERNER HEISENBERG : Dans une certaine mesure, oui. M. MASREIRA : Je mexcuse de madresser encore au Professeur Heisenberg que nous accaparons peut-tre dune manire excessive. Je suis videmment la pense de MM. Christoff et Ducass. Et pourtant je ne crois pas quon puisse trancher entre lhomme de science et le philosophe. Chaque poque a eu ses formes dexpression. Celles de notre poque je ne voudrais pas effrayer le philosophe sont peut-tre celles de la science. Ce quon disait en mots, on le dit aujourdhui en formules. Il ny a aucun doute que la thorie des quanta de Planck est ne dune faon tout fait empirique, et que les physiciens ne lacceptrent qu contre-cur, parce que ctait lunique moyen daccorder la ralit lexprience du rayonnement du corps noir. Quant la relativit, ce fut presque le contraire. Malgr ses paradoxes, et tout de suite aprs linterprtation gomtrique quen donne Minkovski, la relativit permit de dire ce qui navait pas encore t possible dexprimer par la thorie des quanta. Cela ne devint possible quen 1925. Je voudrais tout simplement demander si vous croyez que votre formule nouvelle rsume et reprsente tout ce qui a t apport au domaine de la physique et de la philosophie dans le sens que jindiquais tout lheure. M. WERNER HEISENBERG : Je regrette la publicit quon a faite ma formule, dont on ne sait pas encore si elle est exacte. Cette formule constitue un essai, une possibilit, et il faut avoir quelques annes de patience pour pouvoir dcider si cette formule est valable. Cest donc purement une question de vrification, et

241

Lhomme et latome

il ne me semble pas utile dintroduire, avant cette vrification, des notions philosophiques dans ce dbat. LE PRSIDENT : Nous sommes arrivs avec cette question lextrme pointe de la recherche en physique thorique ; nous sommes parvenus galement la conclusion de cet entretien. Je dsire, bien entendu, remercier tous les orateurs qui se sont exprims et qui ont contribu rendre vivante notre runion. Je dsire aussi remercier trs spcialement notre traducteur, M. le Professeur van der Wyk, et dire M. le Professeur Heisenberg notre reconnaissance infinie.

242

Lhomme et latome

TROISIME ENTRETIEN PUBLIC prsid par M. Jean Starobinski

@ LE PRSIDENT : M. de Jess. M. FRANOIS DE JESS se demande si un nouveau type dangoisse apparat aujourdhui, diffrent de langoisse qua connue lhumanit depuis toujours. Pour caractriser la diffrence entre les priodes antrieures et la priode prsente, Mme Ossowska a fait apparatre un parallle : superstition-science, ignorance-lite, caractre local-caractre universel, crainte de la divinit-crainte de lhumanit, espoir-dsespoir. Je voudrais demander Mme Ossowska si ces distinctions sont aussi tranches quelle la bien voulu dire. Je prcise mes critiques : lhomme na pas seulement craint la superstition millnariste, il a craint la fin du monde antique, il a craint les famines, les guerres. Donc, ce nest pas seulement la superstition qui le rend craintif, cest le mauvais usage de la science. Lopposition superstition-science me semble ainsi attnue. Quant lopposition ignorancelite, je me rappelle un passage de saint Jrme sur la fin du monde antique, ou un autre, de saint Grgoire le Grand qui, bien que ntant pas ignorants, craignaient la fin du monde. A lheure prsente, je ne sais pas si la crainte de lre atomique est plus forte chez les savants que chez les ignorants, elle est peut-tre plus forte chez ces derniers. Enfin, le caractre local ou universel du danger ne me semble pas non plus un critre important. Si lon doit mourir, que ce soit tout seul ou avec le monde entier, on doit mourir. Et que lon ait attribu le mal une divinit dangereuse ou la mchancet des hommes, le problme de son angoissement reste le mme. Lespoir, de son ct, autant que le dsespoir, sont tributaires, dans le
1 Le 6 septembre 1958. p.205

Je dclare ouvert le troisime entretien. La parole est

243

Lhomme et latome

temps pass, de la divinit, et le blasphme de lhumanit est ancien.

p.206

Par

contre, la science actuelle ne se lie pas uniquement le dsespoir, mais lespoir. Je voudrais terminer sur limmense espoir que lesprit humain sera assez fort pour liminer toute croyance fonde sur lautorit, toute crainte de lavenir, parce que lesprit humain sera suffisamment fort pour comprendre tous les problmes extrieurs et intrieurs de la vie. Ce qui peut sembler naf dans la croyance au progrs scientifique du XIXe sicle rvle en fait une foi religieuse dans la vie qui me parat aussi honorable que des croyances qui sattachent encore des mythes anciens et mal compris. Mme MARIE OSSOWSKA : Cest une question de degr. Si lon dit que la prvision de catastrophes est lie, dans le pass, lignorance, mais est professe, de notre temps, par llite intellectuelle, il y a tout de mme une diffrence. Je connais, par exemple, le milieu paysan polonais ; il ne sintresse pas du tout lnergie atomique. Il pense que si le temps est mauvais et la rcolte dficitaire, ce sont certainement les physiciens qui lont voulu, mais cest tout ce quil sait. Sil pleut trop ou trop peu, ce sont les bombes qui en sont responsables, mais il nprouve aucune anxit. Tandis que lanxit se trouve, sous sa forme la plus troublante, dans le message des spcialistes. M. FRANOIS DE JESS : Je ne dis pas que cette distinction nexiste pas et que nous avons toujours tendance exagrer le caractre inou de ce qui est prsent. Jai peur quen insistant sur cette opposition, on ne dtourne lattention de lesprit de la recherche du vrai problme : est-il intrieur ou extrieur ? Estce notre rle dinsister sur le danger extrieur, alors que peut-tre le vrai remde est dans un effort personnel de moi, de vous, de nous. Mme MARIE OSSOWSKA : Nous savons que la catastrophe peut tre provoque par lhomme et nous ne savons comment lviter. Cela nous donne un sentiment dimpuissance, et cest l quelque chose de nouveau. Langoisse prsente est-elle due des causes externes ou vient-elle de lintrieur ? Je la crois due des causes externes. M. FRANOIS DE JESS : Dans ce cas, je ne suis pas de votre avis. Mais cela oriente la discussion sur la seconde partie de votre confrence.

244

Lhomme et latome

Jai relev une contradiction qui me parat trs importante. Dune part, vous avez dplor que la jeunesse moderne se dtache des problmes politiques ; dautre part, vous avez soulign limpuissance des intellectuels agir sur le domaine politique. Alors, que faut-il faire ? Que doit faire lhomme sur le plan politique ? Doit-il suivre la jeunesse ? Doit-il suivre votre conseil dsabus : les hommes politiques ncouteront jamais rien, parce quils sont obtus, ou au contraire, devons-nous nous consacrer une activit politique ? Cest une option pratique qui a une grande importance. LE PRSIDENT : partie du dbat. La parole est M. Jungk. M. ROBERT JUNGK : Je voudrais ajouter la confrence si brillante de Mme Ossowska, le rcit de quelques expriences faites Hiroshima, sur des jeunes gens qui ont vcu la catastrophe que nous connaissons. Jai rencontr dans la prison dHiroshima un jeune homme qui avait alors 27 ans et qui en avait 15 au moment de la catastrophe. Il tait en prison parce quil avait empoisonn deux Japonais pour se procurer de largent. Il semblait trs sensible, trs cultiv, trs fin et je me suis tonn quand jappris quil tait un assassin. Il ma racont ce qui lui tait arriv : aprs la catastrophe, il tait un des rares survivants et il avait parcouru pied cette ville remplie de cadavres, en marchant sur des corps, et il avait retrouv dans les dbris de sa maison un seul de ses livres, une grammaire. Mon premier mouvement, ma-t-il dit, a t de dchirer ce livre, parce que je me suis dit que si une telle catastrophe tait possible, tous les mots taient vains. Sept ou huit ans plus tard, il a commis son crime. Il ma dcrit tout le chemin parcouru par un jeune homme qui ne voulait plus croire en rien, et qui pensait que lon tait impuissant contre un monde sans piti, sans charit, et qui, aprs la guerre, stait montr des plus injustes envers les victimes de cette terrible bombe. Ayant entendu ce rcit, je me suis mis la recherche de quelquun qui aurait agi diffremment. Et jai trouv tout un groupe de jeunes gens qui, en 1945, avaient de 14 18 ans, et qui aujourdhui sont presque tous malades. Jai Ce sont des questions qui vont merger dans la seconde

p.207

245

Lhomme et latome

rencontr un jeune homme, aujourdhui chmeur, qui avait commenc en 1945 une carrire trs prometteuse dingnieur lectricien. Il lavait abandonne parce quil voulait consacrer tout son temps la cause de la paix et de la charit. Je pourrais encore citer dautres exemples, mais je me demande si, dans cette attitude de la jeunesse, il y a vraiment un dterminisme rigide. Est-il vrai quon ne peut pas ragir ? Il y a toujours, mme aujourdhui, des gens qui savent et qui peuvent ragir. LE PRSIDENT : La parole est M. Gigon. M. FERNAND GIGON : Cest galement une exprience vcue Hiroshima et Nagasaki que je voudrais voquer devant vous. Jessaierai de dfinir en journaliste les frontires de la peur, non pas extrapole, mais la peur vcue, celle que des millions dtres ont sentie dans chacune des cellules de leur chair. Jai questionn beaucoup de Japonais et suis arriv cette conclusion mais encore faut-il ajouter que cest une conclusion valable pour les Japonais, et exclusivement pour eux que la peur atomique, ne 8 heures 15 Hiroshima, le 6 aot 1945, est si grande, si gigantesque dans
p.208

ses

dimensions, que lhomme est pratiquement incapable de lapercevoir. Il la subit. Cette peur, qui a t subie par des milliers de Japonais, sest transforme peu peu en angoisse. Cette angoisse vit, elle, au fond de la plupart des Japonais daujourdhui, mais ils ne lont pas vcue, ils lont reue comme un hritage. Jai trouv chez ceux qui avaient vcu, comme ils disent, ce jour-l , une indiffrence presque totale devant cet vnement. Cette indiffrence sexplique par le fait que les Japonais ont, dune part, quelque difficult expliquer leurs sentiments et leurs ractions intimes, et dautre part, les vnements taient si cosmiques daspect, si importants, quil ny avait pas de mesure commune pour les traduire en termes humains. Je voudrais galement voquer devant vous un type de personnage assez trange. Il sagit dun ingnieur qui travaillait Hiroshima. Il avait 43 ans lpoque, et il tait dans son usine au moment o la bombe a clat. A la suite de diffrents exploits sportifs, il put sortir du cercle de feu qui avait ananti sa ville et sest retrouv, le soir de la catastrophe, devant sa maison dont il ne

246

Lhomme et latome

restait rien. Au loin il aperut un train ; il y est mont. Il sest laiss emporter par un destin aveugle, qui a pris ce moment-l la forme dun train. Il arriva Nagasaki, dix minutes avant lclatement de la deuxime bombe. Il y a encore aujourdhui neuf rescaps de cette tragdie moderne. La raction de cet homme me parat typique du comportement japonais. Il tait ingnieur, il est aujourdhui chiffonnier. Cela lui permet, tous les deux ou trois jours, alors quil ramasse ses chiffons, de quitter subrepticement le village o il se trouve, car des angoisses au milieu de la nuit le rveillent et le tenaillent. Il a peur quune troisime bombe le cherche et lui seul, afin de lanantir. Il ma racont son exprience et il ma dit : Je sais trs bien pourquoi les bombes ont clat dans le ciel du Japon. Nous avons perdu la foi dans nos anctres et dans les dieux protecteurs qui volent au-dessus du ciel japonais. Un dieu plus fort est venu, qui nous a anantis et nous a punis. Aujourdhui il nattend pas avec confiance la suite de son sort, car celui-ci est fix. Il est devenu, douze ans aprs, cancreux et atomique, ce qui ne pardonne pas, mais il attend que la troisime bombe clate. Jai retrouv, chez beaucoup de Japonais, cette qute dune nouvelle catastrophe. Ils ne sy sont certainement pas habitus, mais il y a une sorte de lien, de communion avec lide de la catastrophe. Elle fait partie du fond psychologique japonais, et cette ide que les dieux qui ntaient plus assez respects nont plus voulu protger le ciel japonais, est trs rpandue chez les vieux Japonais, ceux qui ont maintenant 35 ans et au-del ! Chez les jeunes, je nai trouv quune angoisse intime devant lvnement de demain. Jajouterai une exprience qui ma paru assez curieuse et caractristique dun autre tat de pense. Il sagit de Nagasaki. Nagasaki tait une place forte du christianisme en Extrme-Orient. Une communaut catholique trs importante y avait rsist pendant
p.209

deux

sicles aux perscutions. Or, il se trouve que cest au milieu mme de la cit chrtienne de Nagasaki que la bombe est tombe. Jai pos la question suivante quelques rescaps : comment expliquezvous que vous ayez t choisis par Dieu lui-mme, puisque vous croyez en sa ralit, pour subir la catastrophe plus quautrui, plus que les filles de joie dont le

247

Lhomme et latome

quartier a t pargn ? Comment expliquez-vous que vous ayez t choisis comme victimes par celui en qui vous avez mis votre confiance ? La rponse ma t donne par un professeur duniversit chrtien : Nous avons t punis parce que nous navons pas su dire autour de nous quelle tait la grandeur de notre amour pour Dieu. Il nous a choisis comme tmoins. Ceux qui ont chapp la catastrophe deviendront des disciples beaucoup plus ardents pour professer cet amour. Je le rpte : cest une explication qui ma paru, elle aussi, exclusivement et typiquement japonaise. LE PRSIDENT : La parole est M. Von Schenk. M. ERNST VON SCHENK : Je fais actuellement une exprience tout fait analogue celle que vous avez voque, car jtudie leffet du Journal dAnne Frank sur la jeunesse du monde. Jai une quantit considrable dattestations, et le rsultat le plus concret est celui-ci : la catastrophe de lextermination des Juifs europens est trop importante pour que la jeunesse puisse la comprendre. Cest la premire remarque que je veux faire. Ma seconde remarque est que cette enfant a eu la force morale de ragir jusquau bout ; cest l un exemple imiter. Je veux croire quil y a une force morale, une force religieuse, qui donne lenfant la possibilit de ragir et de passer sa vie dans le petit cercle dont a parl Mme Ossowska. Mme MARIE OSSOWSKA : Je voudrais remercier MM. Jungk et Gigon des faits quils viennent de nous rapporter et qui confirment ma thse. Mais M. Jungk a soulev une question laquelle je voudrais rpondre : A quel point lattitude de la jeunesse doit-elle tre attribue une tendance dviter les responsabilits ? Il est difficile de rpondre cette question. Cette attitude quitiste : laissez-moi en paix, jen ai assez, ce sentiment dimpuissance, qui se retrouvent aussi nettement dans diverses rponses aux enqutes, font preuve dune volont de vivre une vie plus facile. A ce point de vue, il faut lutter contre cette attitude. Jai fini par un appel la fraternit, parce que cela a une grande importance pdagogique et une valeur apprciable pour lducateur. M. ROBERT JUNGK : Je voudrais enchaner en disant que la fraternit peut devenir dangereuse aujourdhui. Le jeune homme dont jai parl, par exemple,

248

Lhomme et latome

est chrtien ; il nest pas communiste et il a essay de grouper les rescaps de la catastrophe. Il a souvent t accus par les chrtiens dtre communiste, par les communistes
p.210

de ne pas ltre. Cest une exprience trs dangereuse. Si

lon veut prparer les jeunes gens lexprience de la fraternit, il faut leur dire : Vous aurez beaucoup dennemis. M. PAUL DIEL : Les deux exemples qui nous ont t rapports par M. Jungk et par M. Gigon me semblent trs significatifs. Il ne sagit pas uniquement dun problme quon appelle gnralement celui de langoisse, mais il sagit dun problme dindiffrence, parce que cette angoisse est vcue plutt dans la transformation des caractres que dans un sentiment intime. Il serait peut-tre intressant de savoir do vient cette angoisse. Lexemple quon nous a rapport montre quen fin de compte, cest un problme religieux. Je ne voudrais cependant pas poursuivre dans cette direction, mais parler de ce que Mme Ossowska nous a expos hier. Elle a employ une image trs suggestive, celle du rverbre. Sil est vrai que les hommes politiques sont des ivrognes qui, au lieu de faire attention la lumire, utilisent les rverbres uniquement comme point dappui, il est clair que nous nous trouvons dans une situation assez angoissante du fait que, dans leurs poches, ils portent la bombe atomique. Mais limage du rverbre contient encore autre chose. Le rverbre, cest la sociologie ; je dirai, les sciences humaines. Ce rverbre nclaire pas suffisamment la situation. Lenqute sociologique est un instrument qui ne peut atteindre les sources de langoisse mme. Pourquoi ? Parce que, dune part, des enqutes ont t envoyes une partie de la jeunesse que jappellerai soumise . Cette catgorie de la jeunesse rpondra : Tout ce que nous attendons de cette vie quon nous a lgue, cest davoir une base matrielle qui nous permette de survivre, et un peu damiti. Il existe une jeunesse dun autre type que celle qui on a envoy les questionnaires et qui ne se donne pas la peine dy rpondre, cest la jeunesse dvoye, celle dont Mme Ossowska a parl. Celle-l ne rpondrait pas des enqutes. Dans cette jeunesse rvolte il y a certainement des dlinquants, mais il y a aussi la fleur de la jeunesse, la jeunesse cynique, celle dont lamour de lesprit sest transform en ddain de toutes les thories : idologies,

249

Lhomme et latome

religion, sociologie, psychologie, etc. Elle ne veut plus en entendre parler ; elle dchire les livres parce quelle ne veut plus rien savoir. Pour terminer, je dirai que les instruments dinvestigation sont insuffisants. Les idologies proposes, des anciennes formes de la religion aux nouvelles formes des sciences humaines, sont insuffisantes pour clairer le problme. On se demande do pourrait venir la solution. Peut-tre devrions-nous chercher un nouvel idal. O pourrions-nous le trouver, sinon dans notre for intrieur ? L se trouvent les deux sources de la solution : ou bien on spiritualise et on trouve une nouvelle chelle de valeurs, non plus fondes sur des images religieuses, mais sur des conceptions clairement labores ; ou bien on se sublime soimme et on cre en soi la force de vivre sans angoisse dans un monde angoissant, condition que lacceptation aille jusqu la mort. Si cette acceptation
p.211

va jusqu la mort, on atteint par l le plan religieux : ne

tinquite pas devant les accidents de la vie ; vis debout, cest--dire dune manire intgre, et le monde extrieur ne peut rien contre toi. Mme MARIE OSSOWSKA : M. Diel vient de mettre en cause la valeur de nos mthodes. Je me rends compte quelles sont loin dtre bonnes, mais ce sont les seules dont nous disposions et cest dj quelque chose. On peut aborder la jeunesse dans les conditions de confiance absolue et, dans ce cas, les rsultats sont tout de mme valables. Nos mthodes sont des mthodes primitives en comparaison de celles des sciences exactes, mais il ne faut pas en ngliger les rsultats. Vous avez dit que les sciences sociales sont encore trs faiblement dveloppes et quelles ne servent pas de rverbre. Et vous avez propos, pour les remplacer, des jugements de valeur. Malheureusement, la jeunesse na pas confiance dans les jugements de valeur qui ne saccompagnent pas de laction. Cest justement cette mfiance pour les jugements de valeur quil est trs difficile de vaincre. Quand la jeunesse voit un certain cynisme chez les hommes politiques, il est trs difficile de lui prcher la morale. M. PAUL DIEL : Il faudrait peut-tre cesser de prcher la morale ; il faut un rverbre et nous ne lavons pas. Mme MARIE OSSOWSKA : Cest laction qui est importante, non les mots.

250

Lhomme et latome

M. PAUL DIEL : Si laction nest pas dirige par lesprit, elle aboutit faire clater la bombe. Il y a des gens qui agissent, mais ils sont conduits par des prjugs. Cest l le danger. LE PRSIDENT : Je crains que M. Diel nait un peu romantis la jeunesse dvoye et nen ait fait un groupe de rvolts par dception. On a fait des enqutes sociologiques assez prcises, en France en particulier, sur la jeunesse du Dupont-Latin, peu aprs la guerre. Il sest trouv que se constituait l un groupe rgi par une sorte de morale interne, de fidlit aux amis, exactement comme cette morale que dcrivait Mme Ossowska, morale endogne, qui comportait la possibilit du dlit. Ctait une faon, pour de nombreux malades, ou cas-limite de pathologie mentale, pileptiques et schizophrnes, de trouver une sorte de modus vivendi temporaire dans des conditions trs prcaires, et qui allaient conduire nombre dentre eux, trs souvent, dans des institutions spcialises. Lenqute a montr quil ne sagit pas l de gens mus par des dceptions mtaphysiques ou dordre suprieur dans lordre de la morale, mais tout simplement dune sorte de formation sociologique aberrante. M. PAUL DIEL : Jai voulu montrer que lenqute est insuffisante. Mais il existe des motifs dont la jeunesse ne sait rien. Cest peut-tre la raison de langoisse et de lindiffrence.
p.212

Vous ne dclerez jamais la dception de lesprit par une enqute, et

Mme Ossowska elle-mme a utilis une interprtation quelle na pas tire de lenqute : la puissance et la faiblesse. Elle a profondment et trs justement interprt les rsultats. Mme MARIE OSSOWSKA :LInstitut National dOpinion Publique, en France, a pos directement la question : Pensez-vous que vous avez la possibilit dinfluer sur les grands vnements ? 60 % ont rpondu non. M. PAUL DIEL : Quand on interroge quelquun sur la possibilit quil a

251

Lhomme et latome

dinfluencer les vnements mondiaux, il doit rpondre non. Sil rpond oui, cest un fou. M. PIERRE NAVILLE : Je suis de ceux qui ne partagent pas entirement le sentiment dangoisse infinie et indtermine qui parat planer sur nous. Je me demande si ce sentiment ne tient pas ce quon pourrait appeler un manque de contrle. Est-ce que lide dimpuissance et dune certaine angoisse rpandue dans les milieux dirigeants, dans les milieux scientifiques suprieurs eux-mmes, ne rside pas, dans une large mesure, dans le sentiment quon ne contrle pas, au sens matriel, ces forces, ces nergies ? Est-ce qu partir du moment o un certain contrle sinstaurerait, tel que celui quon peut exercer sur les armements de type classique par exemple, nous nassisterions pas quelque chose de beaucoup plus dangereux, savoir un certain sentiment de scurit. Jai lair dtre paradoxal mais je vous rappelle les discussions en cours au sujet des bombes propres et des bombes sales. Il semblerait quune bombe dite sale signifie en ralit : une bombe dont les effets ne sont pas contrls trs troitement, particulirement en matire de tombes radioactives. Mais une bombe propre, semble-t-il, est une bombe contrle beaucoup plus troitement dans ses effets, et on tend nous dire quune bombe propre peut tre moins gnratrice dangoisse diffuse quune bombe sale, parce que ses effets seront mieux contrls. Je vois donc pour ma part, dans lide du contrle, une idecl, mais une ide ambivalente, et je rejoins ici les enqutes dont on vient de faire tat. La jeunesse, dans ces enqutes, fait tat dun besoin de scurit, entendez par l dun certain contrle de la situation. Or, toute notre civilisation plantaire, tant lEst qu lOuest, est oriente vers une recherche de la scurit au point de vue conomique et social. Ce sentiment de scurit comporte son revers. Nous voyons que le sentiment de scurit matrielle ne suffit pas, et nous assistons ces phnomnes qui parfois paraissent aberrants, de jeunes gens vivant dans un cadre social comportant des lments de scurit et de stabilit plus pousss que par le pass, qui en mme temps manifestent un besoin dautre chose et dailleurs, qui parat surprenant.
p.213

Le paradoxe nest pas rsolu. Jai entendu faire appel des besoins

252

Lhomme et latome

intrieurs, une absence de religion, etc. Tout cela ne me parat pas trs probant. Il subsiste un problme au sens propre du mot, un problme dquilibre entre ce quon peut appeler scurit et inscurit, qui est peut-tre dailleurs une des donnes des futurs quilibres sociaux, mais qui lheure prsente, reste un problme. LE PRSIDENT : La parole est Mme de La Rochefoucauld. Mme E. DE LA ROCHEFOUCAULD : Depuis louverture des Rencontres consacres lre atomique, nous avons entendu poser, dabord par M. LeprinceRinguet, la question fameuse depuis plusieurs sicles : comment concilier science et religion ? et avec M. Heisenberg : comment concilier philosophie et science ? Aprs la belle confrence de Mme Ossowska, nous devons nous demander aujourdhui comment concilier la science atomique avec la vie. Je voudrais demander Mme Ossowska et cest en relation avec lintervention prcdente si elle considre que la science atomique, mme dans son utilisation pacifique, peut offrir des dangers, si elle a tudi la question, et si le souci de prserver la vie et la sant des hommes devrait interrompre tous les travaux atomiques faits sur une vaste chelle. Dautre part, jaimerais savoir quels sociologues et quels moralistes elle pense, dont les hommes dEtat devraient prsentement prendre conseil. Mme MARIE OSSOWSKA :Je commence par la seconde question : je sais que la sociologie est une science trs rcente ; cest un enfant. Mais elle a dj obtenu des rsultats et particulirement en sociologie empirique, cest--dire la sociologie qui tend tudier la socit comme elle est, les stratifications sociales, etc. Tous les problmes qui peuvent tre abords de manire empirique peuvent servir de rverbre lhomme dEtat. Pour rpondre votre premire question, je dirai que dernirement, dans une enqute faite auprs de la jeunesse polonaise, nous avons demand : Jugez-vous quen prenant en considration les risques que reprsentent les recherches des physiciens et les dpenses quelles entranent alors que tant de gens ont faim, il faut les interrompre ? Ils ont rpondu non en majorit.

253

Lhomme et latome

M. ALBERT PICOT : Nous avons entendu prsenter avec beaucoup de talent un diagnostic de la situation de la jeunesse et aussi de la situation de ladulte : sentiment de faiblesse ; sentiment dimpuissance, angoisse. Je voudrais demander la confrencire de prciser sa thrapeutique. Le sentiment de fraternit nous touche tous. Il est trs lev, mais on trouve le mot de Fraternit sur toutes les mairies de France, et cela ne rend pas immdiatement les gens meilleurs. Quelle serait lopinion de la confrencire sur deux sortes de remdes :
p.214

Premier remde, la morale individuelle. Nest-il pas intressant de

prconiser, vis--vis de cette menace qui dpasse celle de lAn Mil, un certain dtachement, une certaine prise de la part du risque. Nous mourrons toujours dune cause quelconque. Si nous devons mourir dune bombe, nous prenons la part du risque et, dans ce domaine, nous nagissons que si nous pouvons avoir sur lopinion publique, sur les gouvernements, sur les savants, une certaine influence. Dautre part, il y a lattitude personnelle, le sentiment que nous devons nous consacrer aux autres, une certaine confiance de lhomme dans la transcendance, le sentiment que nous pouvons, malgr tout cela, vivre pleinement. Il y a la beaut du cercle dans lequel nous avons t placs, o nous avons des influences, o nous pourrons faire du bien, rendre les gens moins mchants et les mes plus bienveillantes. Nous vivons pleinement ce second cycle, parce que nous avons le sentiment que si lhumanit va mieux, la bombe atomique reculera aussi. Si nous tablissons entre lEst et lOuest des rapports sympathiques, peut-tre aura-t-on moins lide de se tirer des coups de canon et de se lancer des bombes. Je voudrais demander Mme Ossowska si, dans son diagnostic, elle admettrait aussi certaines solutions sociales. Elle dit que la jeunesse sent quelle na pas dinfluence. Ny a-t-il pas dorganisations sociales qui donnent la jeunesse un meilleur sens de ses responsabilits ? Tout cela nexclut pas les traits qui pourraient tre conclus entre les Etats, linfluence de lopinion publique, le contrle, etc. Mais pour lensemble des individus, je vous demande, Madame, votre opinion sur la thrapeutique employer.

254

Lhomme et latome

Mme MARIE OSSOWSKA :Je voudrais bien discuter de la thrapeutique, mais je dois avouer que cette question dpasse le cadre que je me suis fix. Je me suis pos simplement une question de diagnostic ; la thrapeutique est un autre sujet, que je nai pas touch. Cest trs difficile. M. GIACOMO DEVOTO : Je me rattache la deuxime question pose par Mme de La Rochefoucauld : quentendons-nous par sociologie et quelle liaison peut-il y avoir entre le progrs de la sociologie et le problme qui nous touche ? Hier soir, Mme Ossowska avait dj parl de la diffrence entre le progrs des sciences naturelles et labsence de progrs des sciences morales. Il est trs important de distinguer, ce point de vue, entre un progrs technique et un progrs scientifique. Les progrs scientifiques ne relvent pas seulement du domaine des techniques ; le grand progrs des sciences naturelles est davoir surmont la notion traditionnelle de loi . Or, tandis que les sciences naturelles ont dpass cette notion de loi , on continue parler de lois conomiques ou de lois juridiques, comme si elles taient vraiment toutes puissantes, permanentes. Pour moi, le progrs des sciences morales consiste simplement suivre les sciences naturelles dans leur nouvelle conception de la loi. La loi
p.215

conomique, ou la loi juridique, nest

plus quelque chose qui entrave les hommes. Les lois, selon cette conception, sont simplement un moyen qui doit permettre aux hommes de se comprendre mieux, aussi bien dans le domaine conomique que dans le domaine juridique. Si nous parvenons tablir une sociologie, une conomie, un droit qui acceptent de redevenir un moyen pratique pour tablir de meilleures liaisons entre les hommes, nous aurons surmont cette difficult et nous aurons ralis, dans les sciences morales, un progrs gal celui des sciences naturelles. Le grand danger est de concevoir le progrs de la sociologie dans un sens technique. Le progrs technique de la sociologie, de lconomie et du droit, ne peut nous amener qu un rsultat : la dictature des technocrates, dictature qui ne nous menace pas de mort, mais nous te le got de la vie. M. LO MOULIN : Il y a, me semble-t-il, une part de littrature dans

langoisse que lon nous dcrit aujourdhui. Les savants atomistes, les nuclaires qui, aujourdhui, se disent dvors dinquitude, de honte, de remords ont

255

Lhomme et latome

propos spontanment la fabrication de la bombe atomique. Cest Einstein, qui a t mon dieu pendant ma jeunesse parce quil dfendait le pacifisme absolu, qui la propose ; cest Oppenheimer qui a demand quon utilise la bombe atomique contre le Japon. Et quatre ou cinq aprs les vnements, leur conscience vient dire : cest pouvantable, ce que nous avons fait.
M. Moulin ne pense pas quun bombardement atomique soit plus terrible quun bombardement massif au phosphore, qui na pas cr une angoisse comparable celle que provoquent des dangers atomiques.

Je crois quil y a une part de littrature dans cette attitude, et aussi, vraisemblablement une part de propagande politique. En ce qui concerne la jeunesse, je crois que lon exagre son angoisse. Je la connais. Jai un fils, jai des lves. Elle a ce dgot des institutions actuelles, de la vie actuelle que nous avons, nous aussi, connu vers 1928-1929. Nous aussi, nous tions horrifis devant les perspectives des guerres prochaines, et la suite de Bertrand Russell et dEinstein, nous protestions contre lemploi des gaz, parce qu ce moment-l ctait les gaz qui taient le croquemitaine de notre civilisation. Le surralisme, dans une certaine mesure, ladmiration que nous avons eue pour Picasso, qui dsintgrait lhomme et la vie, sexplique en partie par cette rupture avec le monde o nous vivions. Or, chose quand mme curieuse et digne dattention pour le moraliste, cette jeunesse dsespre, rvolte, angoisse, que nous tions, sest malgr tout bien conduite pendant la guerre, sest battue, a fait de la rsistance. Les rvoltes actuelles de Poznan, de BerlinEst ou de Budapest, prouvent que la jeunesse nest pas dsespre au point de se replier dans le Nirvna. Regardez la natalit franaise qui saccrot, est-ce un signe de dsespoir ? Si la jeunesse tait ce point angoisse, elle ferait comme toutes les civilisations qui meurent, elle renoncerait procrer.
p.216

Ce nest pas tellement la bombe atomique que lon exploite des fins

politiques, cest la dsintgration de notre civilisation, de notre socit, qui fait que la jeunesse daujourdhui ne croit plus au cadre que nous lui proposons. Cest la grgarisation qui fait que des individus sortent du groupe, se rvoltent et se manifestent contre le groupe. Cest labsence de lien religieux, au sens tymologique du mot : re-ligio. Quant savoir quelle thrapeutique proposer, cest une tout autre question....

256

Lhomme et latome

LE PRSIDENT : Nous avons vu apparatre des ides qui se sont opposes. Nous avons entendu parler de quitisme et dangoisse, simultanment ou tour tour. Cette jeunesse est-elle voue la quitude ou est-elle angoisse ? Ce sont peut-tre les deux faces dune mme attitude, dun mme comportement. Dautre part, il semble que la sociologie soit si forte quelle donne des angoisses ceux qui voient se dvelopper une technocratie fonde sur la sociologie, qui voudrait crer le bonheur universel. Mais dautre part, on a dit aussi que la sociologie tait bien faible, et quelle ne pouvait conduire aucune action. Ces contradictions sont intressantes, elles sont fcondes et elles feront, je crois, rebondir le dialogue. Pour ce qui concerne la jeunesse, il me semble en effet curieux quon ait parl la fois de quitisme et dangoisse . Je ne sais pas si, sur ce sujet, il y a encore des interventions prvues. M. LOUIS MARTIN-CHAUFFIER : Avant de poser quelques questions Mme Ossowska, je voudrais apporter de leau son moulin. Elle nous a parl de lattitude des paysans polonais devant la menace atomique, cest--dire de leur indiffrence complte la menace atomique en soi et, dautre part, de leur sentiment que, chaque fois quil pleut trop ou pas assez, cest la faute de la bombe atomique... Jai constat la mme raction chez les paysans bretons, les seuls que je connaisse bien. Par ce biais, je voudrais madresser M. de Jess. Daprs ce que jai cru comprendre, le comble de langoisse, selon lui, est dtre rduit au minimum... M. FRANOIS DE JESS : Ma critique porte essentiellement sur un parallle trop rigoureux entre les priodes passes et les priodes actuelles. Vous avez tout fait raison de dire, Madame, que des secteurs entiers de lhumanit sont inconscients. Mais ce nest pas uniquement llite dun ct, et uniquement le peuple de lautre. A toutes les poques, cela a t une partie de llite et une partie du peuple. Cette opposition tait la cl de votre confrence ; elle fait comprendre ce qui tend toujours exagrer le danger actuel, pour ne pas faire voir le danger ternel, qui est lhomme face lui-mme.

257

Lhomme et latome

M. LOUIS MARTIN-CHAUFFIER :

p.217

Je voudrais poser une srie de

questions dont le dpart serait langoisse, ou plutt linquitude, non pas chez les gens que menace la bombe, mais chez ceux qui la fabriquent. Je voudrais connatre, dune part, la responsabilit du chercheur dans cette menace, et dautre part, son sentiment de responsabilit. Nous savons que le sentiment de responsabilit existe et Oppenheimer ou Einstein lont prouv maintes fois. Quant la ralit de cette responsabilit, je me demande sil sagit dhomicides par imprudence ou dune objection de conscience valable et possible. Je me demande si le physicien est tout fait conscient et sil peut vraiment choisir. La libert de la recherche est, je crois, limite par la contrainte impose ce que jappellerai la production de dcouvertes. Lobjection de conscience devant ce problme, est-elle valable ? Il me parat difficile dy rpondre, parce quon ne peut pas arrter la marche de la connaissance. Je ne crois pas que ce soit souhaitable ; je ne crois pas que le dveloppement des menaces, pour le malheur de lhumanit, puisse empcher la possibilit de trouver un surcrot de bonheur et de bien-tre pour lhumanit. Il est de plus en plus difficile de se rendre compte des dangers que lon peut provoquer. Quant un combattant larme blanche se servait de son arme, il savait qui il allait tuer ou par qui il allait tre tu. Cest un problme facile. Quand apparut larbalte, on visait encore quelquun ; mais quand un aviateur na qu poser un doigt sur un bouton pour jeter une bombe qui va tuer des milliers de personnes, je ne crois pas quil ralise vraiment quil est en train de tuer. Je constate une concidence entre, dune part, lnorme progrs de la science et, dautre part, la remarquable rgression de la civilisation. Il est certain que notre poque, en fait de cruaut et de sottise organise scientifiquement a dpass de beaucoup les poques prcdentes. Y a-t-il un rapport de cause effet entre le progrs scientifique et le dveloppement de la stupidit et de la cruaut ? Je nen crois rien, mais je me demande sil ny a pas une source commune de lune et de lautre, qui est un ddain ou un mpris de lhomme en soi, cest--dire des personnes qui existent, qui ont du sang dans les veines. Ne pourrait-on pas reconnatre ce dveloppement de lindiffrence scientifique (de la distance scientifique entre le chercheur et lobjet de sa

258

Lhomme et latome

recherche) et dautre part, la rgression de lhumanit (dans le sens aussi bien de la cruaut que de la sottise), par le dveloppement des propagandes camoufles en informations, une source commune qui est un dsintrt moral de lhomme devant lhomme ? La thrapeutique pourrait tre une rhabilitation des valeurs morales et spirituelles, qui rendrait aux hommes responsables et plus ou moins conscients, le sentiment quils ne jouent pas avec les allumettes ou avec des calculs et des ides abstraites, mais quils ont entre les mains la vie ou la mort, le bonheur ou le malheur des hommes. LE PRSIDENT : La parole est M. Jean Lescure. M. JEAN LESCURE : Nous commenons avancer dans la description de

p.218

notre problme et les diffrentes interventions daujourdhui dcrivent assez bien la relation entre lintriorit et lextriorit, autrement dit, la relation de lhomme sa situation, et la relation de lhomme nouveau, que la situation nouvelle tend crer, avec ses semblables. On doit pouvoir cerner la question partir dune position pralable, qui pourrait snoncer ainsi : peut-on continuer oprer avec les catgories de lhumanisme traditionnel, ou les modes du travail scientifique moderne sont-ils en train de crer des catgories spirituelles et morales nouvelles ? Je ninsisterai pas beaucoup sur le thme, qui a dj t abord, de la spcialisation et du danger de dshumanisation quil implique. Mais le problme, sur ce point, na pas t pos dans la perspective o les interventions de M. de Jess nous permettent maintenant de le poser. Je vais prendre un exemple : lhistoire de lart, dans les cinquante ans qui viennent de scouler. Les modifications des conditions dexistence et de travail du savant me paraissent ressembler aux modifications profondes que les artistes ont introduites dans leur conception de luvre dart jusqu nos jours. A la fin du XIXe sicle, les diffrentes expressions de lhomme dans lart pouvaient paratre relever dune sorte de rhtorique commune : voyez les salons de Diderot. Mais de notre temps, il sagit de quelque chose de totalement diffrent et les arts ont fait la dcouverte de la spcificit de leur langage. Il y a un mot de Picasso qui est symptomatique. A un interlocuteur qui lui disait :

259

Lhomme et latome

Je ne comprends rien ce que vous faites, Picasso rpondait : Vous comprenez le chinois ?... Non... Eh bien, le chinois, a sapprend... Cest un mot important et qui nest pas tellement naf. Car si la dignit humaine dpendait simplement de la quantit de culture, ce serait un problme de temps. On pourrait tout savoir parce quon mettrait le temps ncessaire pour lapprendre. Sur ce point, notre condition na pas vari sensiblement par rapport celle des hommes antrieurs notre poque. Nous ne sommes ni plus ni moins mortels quautrefois. A titre individuel, et titre collectif, il est possible que nous le soyons davantage. Il est clair que les hommes nont jamais eu le temps de tout savoir, mme Descartes ne savait pas le chinois ! Ce que disait Picasso est moins naf quon pourrait le croire ; il y a dans la volont dapprendre une dignit humaine. Et dans le fait mme quil assumait son exprience, quil tait mis en demeure dinventer des conduites spirituelles sans prcdent, depuis Rimbaud et Czanne, lart moderne a procd des expriences telles, quon peut parler son sujet dengagements esthtiques. Les uvres dEluard, Char, Queneau, Ungaretti, Lger, etc. sont explicites. Eclairs par cet exemple de lart contemporain, on pourrait se demander si le savant retrouve lhumanisme simplement aux heures de dtente ou, au contraire, par un approfondissement de son travail.
p.219

Ici, nous pourrions rejoindre les remarques que M. de Jess a faites lors

du premier entretien et auxquelles le Pre Dubarle a rpondu. Je navais pas t, pour ma part, satisfait de sa rponse, car elle comportait un pluralisme de la vrit. Or, pour les uns la vrit est transcendante lhistoire ; pour les autres, elle nest jamais que lexpression de lhistoire. Dans lunivers collectif que la vie moderne nous propose il ny a gure doption morale qui, pour avoir quelque vertu, ne doive en dernire analyse, reprsenter une option politique et une option sur la vrit. Mais cette option politique est infiniment plus difficile fonder dune manire rationnelle, dans

260

Lhomme et latome

une perspective transhistorique de la vrit, et cest sans doute l la source de la plupart des conflits intrieurs ou extrieurs des savants occidentaux. Autrement dit, il y a aujourdhui une vrit auprs de laquelle dautres vrits sont surannes. Mais il est vident quaux yeux du Pre Dubarle, la foi se donnant pour une vrit ternelle ne peut pas tomber sous le coup de cette relgation au pass. Mais pour un savant sovitique, sa recherche scientifique slargit dune manire quasi mcanique en une option politique, et il ne me parat pas quil puisse y avoir dissociation entre sa position politique et sa recherche scientifique. On en pensera ce que lon voudra, il y a l une unit de type humaniste. Nous rejoignons le problme tel que M. de Jess la pos tout lheure : les contradictions de lhomme peuvent-elles tre surmontes de lextrieur, ou au contraire, de lintrieur ? Sera-ce par lintervention dune rponse de la pluralit du monde actuel, sera-ce simplement parce que lhomme redcouvrira quil est un homme ternel ? Je nai, sur ce point, aucune position personnelle. Mme MARIE OSSOWSKA : Je voudrais protester contre ceux de mes interlocuteurs qui mont attribu une vue trop noire et trop pessimiste de la jeunesse actuelle. Je nai parl que de certains traits de la jeunesse, qui se rattachaient la question de linfluence de la physique moderne sur les attitudes morales. Cest peut-tre pour cette raison que le portrait de la jeunesse que jai trac est un peu dform. Si javais voulu tracer un cadre complet, le portrait et t diffrent. Je suis loin de penser que la situation est dsespre. Le cynisme de la jeunesse est videmment trs apparent, mais dans lensemble, la jeunesse universitaire laquelle jai affaire montre plus dhonntet que celle laquelle javais affaire auparavant. LE PRSIDENT : La parole est M. Philibert Secretan. M. PHILIBERT SECRETAN : Si je me permets, bien qutant le plus jeune participant ces Rencontres, de prendre la parole, cest que je voudrais parler au nom de ceux de mon ge. Je demanderai Mme Ossowska si elle est daccord avec le complment de portrait de la jeunesse que jessaierai de lui proposer.

261

Lhomme et latome

p.220

Ce que nous avons appel angoisse ou dchirement, me semble, dans

ma gnration, tre une rponse un problme qui nest pas ncessairement celui de la menace, mais bien plus celui du pouvoir. Le pouvoir politique nous parat aujourdhui incontrlable ; le pouvoir dclench par les sciences atomiques en particulier nous parat incontrlable ; le pouvoir de manuvrer des masses financires nous parat incontrlable. Si donc il y a une rvolte, ce nest pas contre la science comme telle quelle se dirige il y a beaucoup de jeunes chercheurs et lespoir de la jeunesse se situe en grande partie dans une trajectoire scientifique mais contre son caractre incontrlable. Les ractions de la jeunesse contre la politique, dont nous avons parl, me semblent sinscrire dans cette mme perspective, et cest pour les mmes raisons que nous sommes anticapitalistes. Nous voulons pouvoir contrler un certain mouvement conomique, nous voulons le contrle des moyens de production par ceux qui produisent, et nous voulons quune dmocratie relle devienne le moyen de contrle du citoyen sur cet ensemble de pouvoirs qui nous semblent aujourdhui hors de porte. Labsence de contrle peut provoquer en nous une rvolte semblable celle des Teddy boys. Il faut noter que dans le personnage de James Dean, il y a une sorte de symbole de notre volont de contrle : seul chappera la mort celui qui a un contrle suffisant sur sa voiture, sinon il est emport dans le prcipice. Si on nous refuse ce contrle, nous nous rvoltons ; si on nous le donne, nous acceptons avec beaucoup denthousiasme daller au-devant de toutes les difficults que prsente le monde moderne. M. WU LIN : En Occident, on se vante souvent de la tradition du respect de la vie et de la dignit individuelle. Je respecte une telle tradition, quoiquelle ne soit pas trs ancienne, ni applique au del de lOccident. Mais en ce qui concerne la destruction massive de la vie humaine cest-dire la guerre , elle a toujours t considre comme une chose glorieuse en Occident. Il y a une trentaine dannes, lorsque la Chine tait encore en dcadence, je vins chercher en Europe une civilisation suprieure. Aprs une longue priode dobservation, je fus un peu du par la civilisation morale de lOccident. Voyezvous, pendant la deuxime guerre mondiale, des milliers et des millions de juifs

262

Lhomme et latome

ont t systmatiquement massacrs. Le plan de ce massacre fut prpar non pas par des hommes primitifs, mais par des hommes chrtiens, civiliss. La bombe atomique na pas t faite par des hommes primitifs, mais par des hommes chrtiens, civiliss et haut placs. Il y a deux semaines, jtais la Confrence de la Socit Europenne de Culture, Venise. Jai tudi le rapport du Secrtaire gnral, le professeur Campagnolo, qui est parmi nous. Il est dit dans ce rapport que dans un manifeste du mois de mai dernier (1957), des thologiens catholiques allemands prcisaient que lemploi des armes atomiques nest en rien contraire la loi morale, et en tout cas ne saurait tre p.221 considr comme un pch. Jaspers, dans un texte de publication rcente, tente de fonder philosophiquement le droit et le devoir duser de la bombe atomique. Dans un discours adress aux dirigeants de lOTAN, le Saint Pre reconnat que la menace atomique pourra tre ncessaire tant quil y aura des hommes pour porter atteinte la dignit humaine, etc... Ici, les termes de dignit humaine me semblent bien mal placs. Lhomme de la rue de la vieille Asie est scandalis et effray par un tel phnomne, inconcevable ses yeux. Il se demande si lOccident nest pas moralement en dcadence ou si lOccident a jamais t moralement civilis. En ce qui me concerne, jespre que lOccident passe seulement une priode de transformation vers un systme thique suprieur. M. VO-TANH-MINH : On a beaucoup parl de langoisse. Je me permets

dapporter le tmoignage dun homme venu de lautre bout du monde, citoyen dun peuple angoiss. Je suis daccord avec M. Moulin quand il ne fait pas de diffrence entre langoisse provoque par la vue dun mort atomis et celle dun homme brl au phosphore. Langoisse est la mme devant un homme affam qui essaie de se nourrir de la chair dun autre, mort avant lui, ou devant un bb qui cherche le sein dessch de sa mre, morte depuis plusieurs jours. Cest une angoisse encore plus forte que celle provoque par la bombe hydrogne. Nous souhaiterions, nous, Vietnamiens, mourir en famille sous une bombe atomique, plutt que de voir les ntres mourir de mort lente. Je madresse maintenant Mme Ossowska. Elle a constat hier un sentiment dinscurit parmi une certaine jeunesse et un sentiment dindiffrence lgard

263

Lhomme et latome

de la politique. Je vous apporte le tmoignage dun homme qui a souffert. Il ny a pas de diffrence entre la jeunesse occidentale et la jeunesse orientale. Ces faits psychologiques existent partout, en Occident comme en Extrme-Orient. La seule diffrence est que la jeunesse que vous avez vise hier est dpouille de tout pouvoir politique, et parat profiter de ce qui lui reste de loisirs pour penser aux problmes dinscurit et se dsintresser de la politique. Dans certains pays rgime politique totalitaire, les jeunes nont plus le choix. Mme Ossowska voudrait encourager les jeunes ne pas se dsintresser de la politique. Je suis daccord avec elle, mais comment encourager les jeunes faire de la politique, en vitant quelle glisse invitablement vers une politique partisane. Comment concilier cet amour de la politique de parti avec celui de la vrit, de la tolrance, de la fraternit dont on a tant parl ? Mme ROSEMARIE FERENCZI : Je voudrais dabord faire remarquer, propos du pessimisme qui sest dgag des enqutes dont Mme Ossowska nous a donn les rsultats, que contrairement ce que pensent beaucoup dentre nous, le rsultat de ces enqutes est positif. Dans la dernire phrase de sa confrence,
p.222

Mme Ossowska a dit que les jeunes recherchent lamiti. La jeunesse nous

donne donc une rponse positive ; elle nous apporte quelque chose, alors que nous nous demandons ce que nous avons de positif lui offrir. Dire : nous dsirons lamiti, nous dsirons la rencontre avec dautres, et non pas le rejet des autres, me semble une affirmation fondamentale et je me demande si nous, nous aurions t aussi spontans et aussi violents. Je voudrais, dautre part, souligner ceci : lapplication des dernires dcouvertes scientifiques transforme le problme des rapports du moi avec autrui. Ces dcouvertes, si elles taient mal appliques, provoqueraient des destructions si massives que non seulement celui avec qui je ne suis pas daccord serait dtruit, mais moi avec lui. Il apparat donc que, ou bien je dois rencontrer autrui, ou cest le non-sens, cest--dire notre commune disparition. A partir de l, il est indispensable que je mentende avec autrui, sinon je tombe dans labsurde, dans le nant. Donc, la jeunesse qui affirme : lamiti est une chose laquelle jaspire par dessus tout, affirme un sentiment beaucoup plus quune pense. Cest l une chose essentielle apparue avec lexistence des nouveaux moyens de destruction.

264

Lhomme et latome

M. PIERRE NAVILLE : Aujourdhui encore on peut crer des bases de rsistance contre la bombe atomique. Dans tous les pays du monde, on peut se protger contre les bombes atomiques, cest peut-tre triste dire, mais cest comme cela. Mme ROSEMARIE FERENCZI : On arrivera dtruire les refuges... M. PIERRE NAVILLE : Votre espoir va loin... Mme ROSEMARIE FERENCZI : Ces jeunes gens nous parlent donc de fraternit, mais ce nest pas une conclusion, cest un dbut. M. Lescure nous a dit : Le chinois, a sapprend... La fraternit, lamiti, la rencontre avec autrui, cela sapprend aussi. La philosophie existentialiste, tout le courant qui va de Kierkegaard Sartre, nest que la recherche du sens dautrui. Nous ne sommes plus en face de forces obscures ou qui nous dpassent. Mesurons-nous autrui. Jai limpression que lhomme ne sy mesure que sil y est accul. LE PRSIDENT : Je donne la parole Mme Ossowska pour rpondre ses derniers interlocuteurs. Mme MARIE OSSOWSKA :Un de mes derniers interlocuteurs a rattach le sentiment dimpuissance au fait que ce qui se fait dans les hautes sphres est incontrlable. Cest un lment essentiel. Il sagit de remdier ce mal et dexiger que ce qui se passe au-dessus de nous devienne contrlable. On peut comprendre lindiffrence politique qui caractrise la jeunesse moderne. Les politiciens soccupent vraiment trs peu de morale, et la dsillusion de la jeunesse
p.223

est compltement justifie. Je citais hier le livre dun crivain

dAllemagne occidentale sur la jeunesse allemande. Jai vit une formule brutale dont il sest servi pour caractriser lattitude de la jeunesse allemande envers les politiciens : Alles ist Schwindel (tout est imposture). Ce qui est trs positif dans la jeunesse contemporaine, cest lamour de la vrit exprime dans la fraternit. Jai fait une exprience qui ma laiss un souvenir trs impressionnant ; jai assist, Varsovie, au Congrs international de la Jeunesse. Ctait une extase de la fraternit. Blancs, jaunes et noirs se promenaient bras dessus, bras dessous ; je men souviendrai toute ma vie.

265

Lhomme et latome

Cest pourquoi jai termin sur une note desprance. LE PRSIDENT : Je remercie Mme Ossowska et tous ceux qui ont bien voulu participer cet entretien que je dclare clos.

266

Lhomme et latome

QUATRIME ENTRETIEN PUBLIC prsid par M. Andr Guinand

@ LE PRSIDENT :
p.225

Je dclare ouvert le IVe entretien public, qui portera

sur la confrence de M. dAstier de la Vigerie, et je remercie celui-ci de bien vouloir sy prter. Nous essaierons de grouper les questions, et pour commencer, je vais demander M. Jungk de prendre la parole. M. ROBERT JUNGK : Comme vous, jai entendu la confrence de M. dAstier avec beaucoup dintrt et mme, parfois, denthousiasme. Mais je me suis demand, en lcoutant, si lhomme de la rue dont il parlait ntait pas exclusivement lhomme de la rue de lOuest. M. dAstier a beaucoup voyag au del du rideau qui divise le monde. Je voudrais lui demander si, dans les pays de lEst, il y a une opinion publique capable de sexprimer librement. Cest l une question qui minquite normment. Jai peur que les mouvements dopinion y soient provoqus et arrts volont. Et cest une des grandes hypothques qui psent sur tout le mouvement anti-atomique de lOuest. On nous dit toujours : Vous tes pessimistes, vous minez nos efforts. Mais que faire devant une masse discipline qui suit des mots dordre orients un jour dans un sens, et le lendemain dans un autre sens. Je demanderai M. dAstier de me donner sur cette question des informations plus compltes. M. ALBERT PICOT : Il y a quinze jours, Venise, au Congrs de la Culture Europenne, le professeur Campagnolo a fait une distinction trs intressante entre les ralistes, qui ne veulent pas abandonner leur stock de bombes au nom de la raison dEtat, et pour pouvoir dfendre la civilisation librale, et les idalistes qui,
p.226

nadmettant plus les compromis de la raison dEtat, ne

veulent pas sassocier aux crimes atomiques.

1 Le 9 septembre 1958.

267

Lhomme et latome

Je dois reconnatre quaujourdhui les idalistes marquent des points. La loi morale, en face de la destruction de la vie de millions dinnocents, simpose avec une vidence croissante. Jusqu prsent, et vis--vis de mon pays, jai plutt partag lopinion raliste, car je ne voudrais pas envoyer larme suisse la boucherie, dote dun armement incomplet, face un adversaire muni darmes atomiques. Mais je dois dire que le point de vue des idalistes, tel quil a t expos hier soir, ma vivement frapp. Il est certain que lopinion publique peut jouer un grand rle, et je voudrais demander au confrencier si, par ses informations, il a le sentiment qu lEst aussi une opinion publique peut tre agissante. M. PIERRE AUGER : Je voudrais poser une question que je placerai sur un terrain strictement scientifique, je dirai mme biologique. En biologie, on peut dmontrer que lorsque deux forces biologiques sont en opposition et quelles sont seules de leur genre, un quilibre est impossible. On passe par une srie de crises dans lesquelles lune domine lautre, puis lautre domine la premire. Lquilibre, pratiquement, ne se ralise pas. Ceci a t calcul mathmatiquement. Par contre, lorsquintervient ce que jappellerai une troisime force, cest--dire une puissance qui diffre profondment, dans sa nature et dans ses mthodes, des deux premires qui luttent entre elles, un quilibre dfinitif peut stablir. Mais il est indispensable, pour que cela se ralise, que cette troisime force soit dune nature profondment diffrente de lune et de lautre des forces en prsence. En particulier, si ce troisime lment est trop semblable au premier, il sera pratiquement en coalition avec la premire des forces, et lon se retrouvera devant le problme des deux puissances opposes lune lautre. Jajouterai que cette troisime force na pas besoin de reprsenter une grande puissance. Elle peut jouer son rle de stabilisation avec des actions faibles, des actions qui paraissent insignifiantes vis--vis des actions dhostilit des deux grandes forces en prsence. Il y a peut-tre quelque enseignement tirer de cette constatation scientifique. Afin damener un quilibre entre les deux blocs mondiaux et viter ces crises o lun semble dominer lautre, avec ou sans manifestations effectives de violence, il faut constituer dlibrment une troisime force sur une base diffrente de lune et de lautre des forces en prsence. Historiquement, on peut en trouver un exemple dans laction freinatrice de la religion au moyen ge,

268

Lhomme et latome

qui, apportant un lment qui ntait pas un lment darmement ou de puissance militaire, a russi dans bien des cas freiner des luttes et amener un quilibre. Ceci, parce quelle diffrait profondment, dans son origine, de la puissance de lune et de lautre des forces en prsence. M. JULES MOCH : Je constate que les questions se ramnent deux. Y a-t-il une deuxime force de lautre ct de la barrire, sous forme dune opinion publique indpendante ? Cest la
p.227

question de M. Jungk. Y a-t-il une

troisime force capable dintervenir entre les deux blocs ? Cest la question de M. Auger. Je pense quil y a indiscutablement une volont de paix du ct de lEst, mais cette volont de paix est trs fortement organise par des slogans, la propagande, la radio, les affiches, etc.... Je lai constat moi-mme au cours de mes voyages, et je crois que lon pourrait facilement retourner ce mouvement pacifiste. Quant la troisime force, je pense que M. Auger touche l un problme extrmement important. Je suis oblig de remercier M. dAstier de ce quil a bien voulu dire hier soir dun ouvrage de moi. Jy ai t trs sensible, mais sur certains points je ne suis pas daccord avec lui. Moi qui lutte pour la paix depuis aussi longtemps que M. dAstier, je ne suis pas membre du Mouvement de la Paix parce que je pense quun mouvement qui est sous linfluence dun parti, qui prend comme exemple lun des deux blocs, est un mouvement qui fatalement donne ceux qui ne sont pas de ce parti limpression dtre la fois juge et partie. Cest pourquoi jai essay de remplir ma tche de dlgu permanent au dsarmement en dehors de tout parti politique, de manire pouvoir, quel que soit le gouvernement franais et nous en avons eu beaucoup continuer la mme tche, cest-dire tre un minuscule embryon de troisime force. M. EMMANUEL DASTIER : Je voudrais dabord donner M. Jungk un certain nombre dexplications. Je ne crois pas que la nature mme de nos Rencontres fasse que lessentiel de nos dbats soit la critique ou la dfense du Mouvement mondial de la Paix ou du Mouvement franais de la Paix. Avant de rpondre M. Jungk, je voudrais dire M. Auger que, bien que

269

Lhomme et latome

jaie t intress par sa question, elle ma extrmement choqu. Pourquoi ? Elle aboutit comparer lhomme rouge et lhomme blanc deux espces animales diffrentes : lun serait la mouche et lautre laraigne. Je trouve cela extrmement choquant. Pour moi, lhomme sovitique, comme lhomme amricain ou franais, sont exactement de mme nature. Il ny a pas despces diffrentes. Il y a des gouvernements diffrents, des structures sociales diffrentes, des rgimes diffrents qui ne permettent pas certaines choses, qui en permettent dautres, mais il ny a pas dhommes diffrents. Cest la lueur de cette constatation que je poserai le dbat, et je me permettrai de nuancer ce qua bien voulu dire M. Jules Moch. Aprs cette remarque pralable, je dirai quil est vident que le Mouvement de la Paix subit, dans lesprit de certains, une hypothque. Cest bien naturel, parce quen effet ce mouvement est n de la conjonction de certaines activits du monde communiste avec certaines activits des secteurs dopposition au rgime dans le monde capitaliste. De ce fait, ctait un mouvement partiel, et qui pouvait tre frapp de certaines suspicions. Je voudrais dire maintenant que, mme si luvre de paix a t, comme la dit justement tout lheure M. Jules Moch, une uvre de p.228 propagande des fins diplomatiques et politiques, la propagande de paix est un pige qui se retourne contre ceux qui la font sils ont de mauvaises intentions. Il est difficile de concevoir, par exemple en 1938 et 1939, quun rgime comme celui de lAllemagne de ce moment-l, ait pu favoriser le dveloppement dassociations pour la paix, de dbats sur la paix, la propagation de slogans disant que la paix est plus heureuse que la guerre, que la guerre est une chose horrible, alors que lAllemagne tait la veille de tenter sa grande opration. Croyez-vous quun gouvernement belliciste pourrait se permettre de se lancer dans la voie dune propagande pour la paix ? Cela se retournerait contre lui. Mme si elle est faite avec de mauvaises intentions, la propagande pour la paix est utile. Nous revenons la question de M. Auger. Le Mouvement de la Paix aurait d se transformer. Cest exact. Il a t trs fortement, pendant des annes, lexpression dun camp. Mais pour se transformer, il lui fallait trouver un lment de dialogue. Je ne crois pas llment de la troisime force. Il faudrait que les lments les plus pacifistes de lEst et de lOuest se groupent et que le dialogue stablisse. Quelquefois, nous avons obtenu ce dialogue, souvent, nous

270

Lhomme et latome

ne lavons pas obtenu. Nous sommes prts changer compltement, mais cela dpend de vous, pas de nous. Si, un jour, des forces pacifistes du monde amricain, par exemple, disaient : Cest nous qui allons composer vos auditoires, qui allons rpondre vos questions, vos critiques, vous allez vous dfendre nous rpondrions : Nous sommes prts cela. Nous jugeons que cest utile. Je reviens la question de M. Jungk. LEst vit dans le cadre dune dictature du proltariat, dun rgime de dmocratie parti unique, avec des lois trs svres. Mais cela nempche pas lhomme de la rue de penser, dinterroger. En 1954, il y eut un grand vnement, le XXe Congrs, et la voie de la discussion sest ouverte assez rapidement.
Comme en une parenthse, M. dAstier dclare insparables la notion de paix entre les nations et de paix entre les hommes, et reconnat que le Mouvement de la Paix a plus insist sur la premire, linverse des pacifistes davant-guerre.

Deux mois aprs laffaire de Hongrie, nous avons t obligs de nous en saisir au Mouvement de la Paix, mais le texte rdig Helsinki na pas donn satisfaction, bien quil dplort leffusion de sang et quil demandt le respect de la souverainet. Or, le simple fait que ce texte ait t publi dans la Pravda et dans les Izvestia, et que de grandes masses dhommes en U.R.S.S. aient eu en dbattre est un fait positif. Cest une petite uvre. Nous nen sommes pas luvre complte, qui est le ct universel du combat pour la Paix. Si une hypothque si grave pse sur notre Mouvement, faites donc des mouvements de la paix, non pas seulement dans les lites mais avec des masses derrire ; quils soient confessionnels, bouddhistes, capitalistes, peu importe. Le Mouvement de la Paix a t plutt lexpression du monde socialiste, ou ce quon appelle le monde communiste p.229 je rectifie exprs en voyant le sourire de M. Jules Moch. Il est devenu maintenant lexpression des nationalismes, en mme temps que du communisme, parce quil y a une alliance provisoire, pour des raisons que je considre dailleurs historiquement trs naturelles, entre une bonne part des peuples dAsie et dAfrique et le communisme. Cela ne leur ouvre pas des perspectives sur le communisme ; ils nont pas dapptit pour le communisme, mais ils reconnaissent que les peuples sous rgime communiste dfendent mieux les intrts nationalistes comprims et brims. Ils se sont donc associs provisoirement, et le Mouvement de la Paix

271

Lhomme et latome

est fortement implant en Asie dans des secteurs dailleurs trs hostiles au communisme. Ceci non pour envenimer les conflits entre les anciens pays sousdvelopps ou les pays coloniss et leurs anciens matres, mais pour essayer de trouver des solutions ngocies. Jai t assez combattu au Mouvement de la Paix, parce que jestime que la libration des peuples maintenus en tat de dpendance ne doit pas se faire par les armes ; elle peut se faire par les ngociations. Encore faut-il que les hommes qui les ont mis en tutelle acceptent ces ngociations. Je crois que les manifestations pour le Mouvement de la Paix sont utiles, et je les souhaite partout, quelle que soit leur origine, et quelle que soit leur tendance. Elles devraient tre capables, au-dessus des gouvernements et en dehors des gouvernements, dengager le dialogue entre les hommes, parce que, je le rpte, les hommes sont partout les mmes. Il ny a pas le bien et le mal. Il ny a pas laraigne et la mouche. Il y a du bien et du mal de chaque ct. De chaque ct il y a le mme homme. M. UMBERTO CAMPAGNOLO : Je suis trs profondment daccord avec la rponse que M. dAstier a donne aux interlocuteurs prcdents. Elle est trs pertinente et valable. Cependant, jai beaucoup de difficults en accepter les consquences. Si vraiment, par exemple, ces mouvements dopinion publique avaient lefficacit que M. dAstier leur accorde, nous nprouverions pas autant dincertitude et dangoisse. Il a beaucoup exagr, me semble-t-il, limportance de lopinion publique sur lorientation actuelle de la politique en gnral. Si lopinion publique avait une position nette, claire, consciente et allait jusquau bout de sa volont, elle serait dterminante. Mais le Mouvement de la Paix, par exemple, na pas empch larmement, et ne lempche pas. Vous avez dit quil avait empch que la guerre de Core ne dgnre en guerre atomique. Pour ma part, je ne le crois pas. Dautres raisons politiques ont jou... Si le Mouvement de la Paix na pas sensiblement modifi la situation politique vous y tes trop engag, peut-tre, pour vous en rendre compte cela tient au fait quen ralit sa volont de paix est accompagne dautres volonts qui lui sont opposes. Le Mouvement de la Paix veut des choses qui ne saccordent pas toujours entre elles. Vous avez dit que le Mouvement de la Paix

272

Lhomme et latome

se fonde sur le respect des Etats et de leur souverainet. Il tient cette dernire pour fondamentale.
p.230

Il y a l un lment de particularisme national qui est

en contradiction avec une ide de paix qui se veut universelle. Je pense que, dans le Mouvement de la Paix, il y a beaucoup de gens sincres, comme cest, je crois, le cas pour vous. Mais si vous y introduisez des intentions et des actes politiques qui ont une signification particulariste, donc qui sinscrivent dans la lutte de la politique internationale, votre politique pacifiste finit par tre, sinon compltement, du moins en grande partie inefficace. M. LE PASTEUR WERNER : Le confrencier a relev limportance primordiale de lopinion publique et le prix quon doit attacher aux interventions de plus en plus puissantes de cette opinion. Je partage son point de vue, et je pense que nous devons nous souvenir de certaines actions entreprises ces dernires annes, notamment par M. David Rousset, prsident de la Commission Internationale contre le rgime concentrationnaire. Dans une confrence quil fit il y a quelques mois dans cette maison, il nous raconta comment des aviateurs espagnols, prisonniers en U.R.S.S. dans des camps de dtenus de droit commun, avaient t transfrs dans des prisons plus honorables , grce des pressions de lopinion publique qui stait exprime dune manire extrmement vigoureuse et humanitaire au sens noble du mot. Je pense galement la fermeture du camp de Makronissos et dautres actions similaires. Mais pour que lopinion publique agisse, il faut quelle puisse sexprimer. Il me parat que, lorsquon parle du rtablissement de la confiance et quon volue exclusivement sur le terrain des relations internationales, on fait une erreur. Un psychologue le rappelait tout lheure, il faut que cette confiance plonge des racines plus profondes dans le subconscient mme de lhomme. Je voudrais rappeler que la base de la confiance, cest le respect des liberts fondamentales de lhomme. Lorsquon voque, par exemple, laction trs noble que le Mouvement de la Paix a dveloppe dans certains domaines, mais quen revanche on constate le silence trs gnant que le Conseil mondial de la Paix a observ lorsquil sest agi de stigmatiser la rpression sanglante qui sest manifeste en Hongrie, on se dit

273

Lhomme et latome

que l se trouve vraiment le nud de la confiance ou de la mfiance des Nations. Dans la mesure o les peuples et lopinion publique, nationale et internationale, ont limpression que lon respecte le droit de critique, le droit dopposition, le droit des minorits, le droit de runion, le droit de ntre pas daccord avec les conformismes officiels, de lutter contre le chloroforme qui rgne dans les Etats petits et grands, dans cette mesure on lutte pour la paix. Mais la presse est de plus en plus musele par toutes sortes dattaches plus ou moins honorables vous avez fait allusion au pouvoir immense de largent. Il y a, Dieu merci, encore une presse libre, mais elle se fait de plus en plus rare. Lorsquon rflchit ces sujets, on prouve parfois un sentiment de dsolation et dimpuissance.
p.231

Il faut rtablir la place de la confiance, cest--dire le respect de

lhomme, le respect de la dtresse humaine. Partout o lon torture, partout o lon dporte, o lon attente la dignit spirituelle de lhomme, il y a un pch contre le prochain, contre Dieu et contre lesprance dans lavenir des hommes. Je voudrais pour ma part que lune et lautre des deux forces qui sopposent, et la troisime qui se propose, ne perdent jamais de vue cette cible de laction humaine, qui nest pas du tout tel ou tel arrangement politique, mais qui consiste dabord dans le respect de la personne humaine. A propos de la confiance, je voudrais tout de mme rappeler que laction des Eglises sest exerce inlassablement dans ce sens depuis une cinquantaine dannes, depuis la prise de conscience qui sest opre du ct catholique romain ce nest pas moi de le rappeler et du ct cumnique. Vous avez voqu hier laction des Eglises protestantes ; vous pensez quelle opre en ordre dispers. Mais la Constitution du Conseil cumnique des Eglises, en 1948, Amsterdam, a donn loccasion ses chefs de file de prononcer une condamnation absolue, au nom de la parole de Dieu, contre la guerre qui est un pch contre Dieu et une dgradation de lhomme. Et depuis, cette condamnation sest rpte dans les diffrentes communauts chrtiennes appartenant au Conseil cumnique. En fvrier 1950, lorsquon a appris la fabrication de la bombe hydrogne, une confrence cumnique internationale se tenait Bossey, dans le canton de Genve, qui pronona une condamnation rigoureuse, absolue, de cette bombe hydrogne, qui, tait-il dit,

274

Lhomme et latome

montre laboutissement dun processus ngateur et blasphmatoire parvenu sa suprme expression. De mme, en 1954, lassemble dEvanston a milit pour la destruction des armes aveugles et pour ltablissement dun vritable dialogue entre les nations. Je noterai enfin les dmarches accomplies nagure et aujourdhui mme par la Commission des Eglises pour les Affaires internationales. Cette Commission des Eglises est intervenue trs heureusement dans la guerre de Core, lorsquil sest agi des questions poses par larmistice et par la liquidation du problme des prisonniers de guerre. Donc, la foi chrtienne se fait entendre. Pourra-t-elle devenir cette troisime force ? Je le souhaite ardemment. La chose sera possible dans la mesure o laction des Eglises se dpolitisera de part et dautre. Quand on songe au poids des Eglises amricaines, ou au poids que pourrait reprsenter la voix du Patriarche Alexis dans toutes les Russies ! Dans la mesure o ces deux voix complmentaires se dgageront de tous les conformismes politiques, il se fera de grandes choses. Elles sont en train de se faire. Je serais heureux que vous en preniez note. M. DUSAN MATIC : Je ne parlerai pas ici du noble but et de la cause que dfend le Mouvement mondial de la Paix. Ce qui est essentiel, ce nest pas le Mouvement de la Paix en soi, mais le fait que lopinion publique, trop vague, et sans base relle, nest pas en mesure
p.232

de lutter efficacement contre les

forces organises qui tiennent en main la paix et la guerre. Je regrette vivement labsence, ici, des savants amricains ou russes ; ils sont, eux, des hommes rels ; cest--dire quils sont les matres de la vie et de la mort de lhumanit. LEurope fera figure de parent pauvre aussi longtemps que la question de la paix et de la guerre sera laffaire des deux blocs. On a parl de la troisime force. Au fond, je crois que la majorit des hommes dsirent la paix, et dsirent faire tout ce quils peuvent pour la paix. Mais entre lhomme et latome il y a lEtat. Il me semble que la seule action relle pour la paix consiste aujourdhui dans la recherche dune coexistence relle entre les diffrents rgimes et les diffrents peuples. M. dAstier nous a dit que lhomme est le mme sous toutes les latitudes et sous tous les rgimes. Mais les histoires, les traditions demeurent diffrentes.

275

Lhomme et latome

Nous sommes lge atomique, mais en mme temps nous sommes rests lge de fer, ou mme lge de bronze. Une immense partie de lhumanit se trouve toujours trs bas, historiquement parlant. Pour ma part je crois que si une politique relle de paix doit tre instaure, ce sera par une troisime force dont la base devra tre relle. M. ROBERT JUNGK : En tant que journaliste, je voudrais mlever contre la sous-estimation de lopinion publique. Je crois que lopinion publique qui sest dresse contre les armes atomiques a dj empch plusieurs fois lemploi de ces armes durant les derniers conflits. En Indochine, lamiral Radford voulait employer la bombe atomique pour librer Dien-Bien-Phu ; ce sont les Anglais qui nont pas voulu suivre, parce que, ont-ils dit, lopinion publique naccepterait jamais le lancement dune bombe atomique soi-disant tactique. La seule chose qui fait vraiment hsiter les hommes dEtat je le sais pour lOuest, mais je nen suis pas certain pour lEst cest lopinion publique. M. DUSAN MATIC : Je ne conteste pas lexistence de lopinion publique ; jai seulement des doutes sur son efficacit. La bombe atomique est entre les mains dun certain nombre de responsables, et je ne vois pas comment lopinion de millions dindividus pourrait les contrer. Je demande que lorganisation de lopinion publique ait une base relle. M. JULES MOCH : La vrit doit tre au milieu. Il ne faut pas surestimer la force de lopinion publique, mais il ne faut pas non plus la sous-estimer. Dans des guerres marginales, qui ne mettent pas en cause la vie des puissances, lopinion publique peut avoir une influence. Lhypothse envisage propos de Dien-Bien-Phu va dans ce sens ; il est vident que ctait le prototype de lopration marginale. Par contre, quel que soit laccent de lopinion publique, rien nempchera que les plans dfensifs du Shape soient fonds sur lusage de larme atomique, dans une guerre intgrale. Dans ce cas, lopinion publique peut tre peu prs nglige. M. EMMANUEL DASTIER : Je voudrais rectifier une chose que ma fait

p.233

dire M. Campagnolo, mais que je nai pas dite : que le mouvement de lopinion

276

Lhomme et latome

publique avait empch lemploi de la bombe atomique en Core. Jai dit quentre 1944 et 1950, comme en tmoigne louvrage de M. Jungk, les prils atomiques dpendaient des connaissances, des discussions de quelques lites extrmement restreintes. Cest le grand appel de Stockholm de 1950, bien que peut-tre avec de mauvaises intentions, qui a pos le problme de faon populaire. L, je ne suis pas tout fait daccord avec M. Matic. Je ne crois ni linformation des lites, ni la culture des lites. Je crois profondment, pour le bien-tre de lhumanit, linformation populaire et la culture populaire, et je crois quelles doivent dominer dans tous les cas. Il a t reconnu que laction du Mouvement de la Paix a eu une incidence sur la stratgie amricaine. Que ce soit par un mouvement unique ou pas, cela mest gal. Il faut poser la question en raliste. Est-ce que lincidence a t bonne ? Pour ma part, lide de rgler ce que lon appelle des conflits rgionaux par larme atomique est la plus dsastreuse que lon puisse imaginer. La guerre atomique est irrversible, et les conflits, mme majeurs, peuvent tre rgls sans arme atomique, comme lont prouv les conflits de Core, du Viet-Nam et de Suez. Or, et serait-ce mme avec de mauvaises intentions je ny crois pas lopinion publique, au travers dun support communiste, a conduit ce que ces premiers conflits ne soient pas rgls par la bombe atomique. Cest tout ce que jai dit, et cest pour cela que jai mis au point laffirmation de M. Campagnolo. On nous dit que les Mouvements de la Paix sont frapps dune hypothque, parce que le comportement national risque de lemporter sur ce quon pourrait appeler les valeurs internationales communes. Mais les Nations sont une ralit historique. Il faut en tenir compte en prenant leur bon ct, parce quil y a quelque chose de bon dans la Nation, et en vitant leur ct imparfait, afin de marier , comme la dit un grand homme politique, le nationalisme et linternationalisme, et dviter ainsi les guerres entre les nations et les grands conflits internationaux. Pour cela, il faut qu lOuest comme lEst se dgage un certain nombre de points communs, avec, comme perspective, la coexistence active entre les blocs ou entre les Nations ayant des structures diffrentes. Mais ce nest pas suffisant. Cest un vu pieux. Quelle est la condition ? Quel est le point commun ? Le point commun, cest le dsarmement.

277

Lhomme et latome

Personne ne croit quune paix durable peut tre assure si le monde nentre pas dans la voie du dsarmement, et pas seulement du dsarmement atomique. Cest sur ce point que peuvent se dgager, entre lEst et lOuest, dans les opinions publiques et dans les gouvernements, des voies communes. Je nai parl hier que du premier livre de M. Jules Moch, mais jai t frapp aussi par son second ouvrage et par ses articles dans le Monde. M. Jules Moch, la lueur dun tat dgalit stratgique, aboutit certaines conclusions nouvelles relativement optimistes, et qui peuvent
p.234

obtenir aussi bien

laccord de M. Khrouchtchev que de M. Eisenhower, et de certains dirigeants amricains connus pour leur mfiance lgard du communisme. M. Jules Moch a apport, dans la question relative au plan Rapacki, un lment nouveau en disant : Il faudrait que la Hongrie soit dans le coup. Cest bien ! Cela a pos un problme lEst, mais cest tout de mme de nature apporter une solution. Il est vident que M. Jules Moch avait aussi une arrirepense morale, cest--dire que linclusion de la Hongrie lui permettrait peuttre dchapper certains drames quelle a connus. Moi-mme, jai t le premier pouvoir en dbattre avec les Sovitiques. Ce nest pas grand-chose, mais le peu qui se fait doit se faire sous le couvert des grandes notions communes ; et la grande notion commune, cest le dsarmement. Je ne suis pas tout fait daccord avec M. Jules Moch, quand il pense que lopinion publique jouera plus dans les guerres marginales que dans la guerre totale ou la guerre intgrale. Moi, je ne le crois pas. Nous serons arbitrs par les vnements. M. JULES MOCH : Esprons que non ! M. EMMANUEL DASTIER : Je crois au contraire que, dans un cataclysme tel que la guerre atomique, lopinion publique mondiale peut jouer un rle considrable. Je dirai pourquoi, et je serai content davoir lavis de M. Jules Moch. Le dsarmement atomique ne peut pas tre spar du dsarmement classique et conventionnel, et l, je suis daccord avec M. Jules Moch. Mais lun est dterminant, cest le dsarmement atomique, et cest tout de mme ldessus que les gouvernements, comme les opinions publiques, se penchent

278

Lhomme et latome

actuellement le plus. Devant le dbat extrmement grave que nous avons connu entre certains savants, les uns disant : Le danger des retombes radioactives est dj immdiat ; il y a une augmentation de cas de leucmie et de cancer du sang , les autres disant : Nous avons le temps, continuons , lopinion publique unanime a dit : Sil y a un doute, il faut arrter tout de suite les expriences. LU.R.S.S. a fait un arrt unilatral. On peut taxer cela de geste de propagande, mais cela apporte quelque chose de positif la situation. Voil pourquoi je suis daccord avec M. Jungk, pas tout fait daccord avec M. Matic, et que jai essay de faire une petite mise au point de ce qua dit M. Campagnolo. M. UMBERTO CAMPAGNOLO : Je suis pour lopinion publique. Je crois que les grands changements se font avec lopinion publique. Mais elle nest pas toujours ncessairement bonne. Elle aussi est susceptible derreur. Vous avez dit que le dsarmement est une chose essentielle. Mais nous sommes en plein rarmement. Si lopinion publique tait efficace, on devrait tre en train de dsarmer ; si elle nest pas dcisive dans ce cas, cest quelle est mal claire ou incohrente. Vous dites que lopinion
p.235

publique est

dterminante, et nous assistons une course larmement. Comment expliquez-vous la difficult ? Pour moi, je lexplique en disant que lopinion publique est mal claire, mal conduite, inconsciente. Elle veut des choses contradictoires ; ainsi son amour pour la paix est neutralis par son attachement des conditions qui rendent la paix impossible. M. EMMANUEL DASTIER : Je voudrais vous faire deux remarques. Dabord, je suis moins pessimiste que vous. La course aux armements existe, mais jai limpression, je voudrais avoir lavis de M. Moch que nous avons des perspectives de dsarmement. Elles sont trs modestes, mais elles sont l. Les quelques pas que nous avons faits dans ce sens auront comme rsultat essentiel, cause des moyens par lesquels ils ont t obtenus, daider rtablir la confiance. Ce quil y a de plus grave, cest la dfiance, peut-tre motive, du bloc capitaliste lgard du bloc communiste, et rciproquement. Lopinion publique a t stupfaite, alors que les Sovitiques avaient fait une

279

Lhomme et latome

propagande un peu hargneuse la veille de la premire confrence sur le contrle nuclaire, de voir que cette confrence avait parfaitement abouti... M. UMBERTO CAMPAGNOLO : A quoi ? M. EMMANUEL DASTIER : A un accord total entre les savants... M. UMBERTO CAMPAGNOLO : Pas sur le dsarmement. M. EMMANUEL DASTIER : Vous tes pour le tout ou rien ! Les gens qui soccupent de politique sont des gens de patience qui construisent pierre pierre, lentement, et qui ne peuvent pas vous dire : dans un an, le monde entier naura plus de tanks, darmes, etc. A vrai dire, le dsarmement est insparable de la notion de contrle. Les uns et les autres considrent le contrle sous un aspect diffrent. Je suis persuad que lon arrivera quelque chose, quand on aura fait lexercice commun du contrle et trouv des compromis pour respecter les souverainets nationales et certains secrets. On pourra aboutir un contrle 60 %. Cest impossible dans les mois prochains, mais mon avis, ce nest pas compltement impossible longue chance. Jai dit hier quen fin de compte langoisse devant la guerre atomique est simplement une forme de langoisse de lhomme devant sa propre mort. Or, ce problme, et en particulier tel que le fixe lopinion publique, est parallle au problme du dsarmement. Je crois que tout cela se tient, et quil ne faut pas tre aussi pessimiste que la t M. Campagnolo. M. JULES MOCH : Je voudrais parler un peu de ltat actuel du problme du dsarmement, sous langle qui vient dtre expos, en mexcusant si je mords sur le temps. Il est impossible de rpondre M. dAstier en cinq minutes, tant donn la richesse de ses exposs.
p.236

Je suis, sur un certain nombre de points, daccord avec M. dAstier. Je

suis daccord sur le fait quil faut rtablir la confiance entre les deux blocs, et que cest un adjuvant puissant du dsarmement. Cette confiance ne se rtablira pas par des professions de foi on suspectera toujours la sincrit de lautre

280

Lhomme et latome

partie mais uniquement par la mise sur pied dun contrle constatant, dans une rgion et dans une sphre dactivit mme limite au dbut, que de part et dautre on excute correctement les engagements pris. Cest pour cela que jai lanc, comme slogan de la dlgation franaise, et mme une fois du gouvernement franais, la formule : ni dsarmement sans contrle qui visait la proposition sovitique de bannir les explosions atomiques, de prendre des dcisions morales, mais incontrlables ni contrle sans dsarmement qui visait la formule Eisenhower , mais progressivement le dsarmement contrlable. Jai ici le texte intgral dune des deux confrences de Genve, qui vient de publier son rapport en juillet 1958. Il montre quil y a accord entre les savants des deux blocs sur le fait que les explosions, jusqu ce jour, nont augment la radioactivit de lair que dun pourcentage ngligeable, qui correspond aux variations que lon subit lorsquon slve en altitude de quelques centaines de mtres. Il ny a donc pas de danger immdiat du fait des explosions. Nanmoins, il faut les arrter, mais condition que ce soit une tape vers quelque chose dautre. Sil sagit de les arrter, comme le proposent les Amricains et les Russes actuellement, pour se rserver le monopole de cette puissance destructrice, je suis oblig de dire non, parce que la poudrire dont parlait M. dAstier reste tout aussi explosive. On ne perfectionnera peut-tre plus les armes atomiques, mais on continuera en fabriquer, ainsi que des armes tactiques, de sorte quon ne diminuera en rien les risques de guerre en arrtant les explosions au sein des trois pays qui ont mis au point des engins de mort considrables, suffisants pour dtruire plusieurs fois lhumanit. Vous me direz : lavantage, cest que les autres pays ne pourront pas avoir darmes atomiques. Je nen suis pas sr. Dj le pays dont nous sommes lhte achte des avions Vampire ou Mistral ou Ouragan la France. Donc, si nous ne mettons pas fin la production des armes atomiques, chaque puissance atomique donnera ses allis des bombes toutes prtes, avec le mode demploi. Et le jour o un certain nombre de pays turbulents possderont par industrie interpose des armes nuclaires, nous risquerons fort une guerre dont les manations viendront jusqu nous. (Jouvre une parenthse : il ny a plus de neutralit partir du moment o les lments radioactifs passent la frontire sans tre arrts par les douaniers ; ceci a une certaine importance ici.)

281

Lhomme et latome

Selon moi, le rle de la France est de dire : nous ferons notre bombe si vous ne vous arrtez pas. Nous acceptons de ne pas la faire, mais cessez de produire, comme premire tape vers la rduction des stocks. Je parle ici en mon nom personnel : je veux bien que la France arrte pendant un certain temps ses essais, mais je ne vois l quune chose temporaire, assortie en permanence de lide que si lon naccepte pas
p.237

darrter laccroissement des stocks de bombes dans les pays qui en ont, il faut que les trois Grands se disent quils ne garderont pas le monopole thermonuclaire, pas plus que lAmrique ne la gard en face de la Russie. Cest peuttre cette menace-l qui amnera les trois Grands atomiques une vision plus raisonnable des choses. Jajoute que le dsarmement nuclaire ne se conoit, comme la dit M. dAstier, quaccompagn du dsarmement classique. Si lon dtruisait tous les armements atomiques sans toucher aux armements classiques, on arriverait un renversement de lquilibre actuel et les pays les plus peupls auraient, ipso facto, la matrise par les armements classiques. Il faut arriver un dsarmement progressif dans tous les domaines. Cela peut tre trs compliqu. Prenez le seul problme atomique. Vous avez linterdiction des explosions, linterdiction des fabrications nouvelles. Ce sont deux phnomnes contrlables. Pour linterdiction des explosions, on sest mis daccord sur une formule qui est sensiblement celle laquelle les atomistes staient arrts il y a trois ans : jvoque la mmoire de Lorenz, prix Nobel amricain, qui, avec Francis Perrin, Stassen et moi, tait arriv, aprs une longue confrence, aux conclusions de la Confrence Internationale de Genve. Il y a ensuite linterdiction des fabrications nouvelles datomes pour la guerre. Jai essay de dmontrer, dans un expos New-York, quil fallait peu prs six mille savants, un tiers de scientifiques et deux tiers dadministratifs, pour contrler toutes les productions atomiques des fins militaires actuelles. Mais si lon attend encore quelques annes, on ny arrivera plus. Cest maintenant quil faut contrler les grandes piles et lusage que lon fait ensuite des barres de plutonium, ou les usines denrichissement de luranium. Avec six mille personnes dans le monde entier on y arrive. Cest vraiment une prime dassurance extrmement faible en comparaison de la destruction du monde. Il y a enfin linterdiction de lusage conditionnel ou inconditionnel, par

282

Lhomme et latome

dfinition incontrlable. Cest pour cela que je naccepte pas la thse sovitique de la mettre en tte. Cela viendra tout naturellement quand la confiance sera rtablie, et quand les autres contrles seront effectifs. Mais demander aujourdhui de commencer par une interdiction de lusage des armes atomiques, alors que tout le monde sait que ce ne sera quune dclaration, comme le pacte Briand-Kellog, loyale, mais sans suite, me parat mettre la charrue avant les bufs. Je termine en disant que le fait que les Amricains et les Sovitiques acceptent dinterrompre leurs expriences actuelles est une bonne chose. Mais je ne crois pas quil serait heureux que des pays, maintenant capables de faire des expriences, cessent leur travaux. Je crois quil vaut mieux quils disent : Dpchez-vous de vous mettre daccord sur larrt de fabrication des fins militaires, qui est le vritable commencement du dsarmement, et voyons comment ltendre larmement classique. L, nous aurons fait le premier pas vritable. Je reconnais galement que laccord des savants sur les deux cents stations ncessaires pour contrler les explosions clandestines reprsente un petit progrs. Mais je lattribuerai plutt au fait que
p.238

les

phnomnes

scientifiques simposent aux hommes quelles que soient leurs idologies, qu la pression de lopinion publique sur les savants. Il faut continuer dans cette voie, mais il faut lier cela au dsarmement vritable. Je ne compte pas beaucoup sur lopinion publique, dans une question qui met en cause les intrts vitaux des pays eux-mmes. Je ne crois pas que Khrouchtchev, Eisenhower, Mac Millan ou le gnral de Gaulle se laissent guider par autre chose que par les rapports de leurs experts et par les rapports de leurs militaires. Je le crains. Je ne nie pas que lopinion publique soit utile. Je ne crois pas quelle soit dterminante dans une matire aussi grave pour la vie des peuples. M. EMMANUEL DASTIER : Je suis trs content de lintervention de M. Jules Moch, parce que cela dgage tout de mme des points daccord, en laissant subsister des points de dsaccord. Je suis incomptent pour traiter de cette question, nayant pas lu le rapport de la Confrence de Genve dont parle M. Moch. Mais ayant eu des contacts

283

Lhomme et latome

avec de grands savants qui ont particip cette confrence, et qui ne sont pas ceux de lEst, je dois dire quils ont manifest des inquitudes trs grandes sur le srieux de lapprciation que lon a cite. Personnellement, je ne serais pas tout fait daccord avec lapprciation, mme officielle, qui semble dcouler de la lecture qua donne M. Jules Moch. Dans certaines rgions, des malheurs sont dj arrivs, comme la reconnu le gouvernement amricain. Les dgts paraissent modestes il ny a que des pcheurs japonais (mais cela vaut bien nous tous) qui ont t victimes des expriences ! parce que les calculs ont t mal faits. Je crains toujours le mauvais calcul, et quand il y a un doute, il vaut mieux sabstenir. Peut-tre suis-je trop sentimental en politique, on men accuse quelquefois, mais je crois beaucoup aux forces morales dans le monde. Je crois que des gestes qui parfois semblent tre dun Don Quichotte, qui nont pas de retentissement immdiat sur la conduite des hommes, ont leur porte historique. Je me souviens dune exprience trs curieuse que jai faite au Mouvement de la Paix. Etant interrog Stockholm par des sociaux-dmocrates qui ne savaient pas sils participeraient au congrs, lun deux ma dit : Jy participerais bien, si pour une fois la Russie savait faire un geste moral, si elle se rsignait larrt unilatral des expriences. L-dessus, jai pris position pour larrt unilatral, que ce soit en Russie ou en Amrique. Et Ehrenbourg, qui tait avec moi et qui reprsentait plus ou moins le gouvernement sovitique, ma dit : Cest inconcevable, pourquoi une Nation se proposerait-elle pour tre le Christ des Nations ? Trois jours aprs, la Russie annonait larrt unilatral des expriences. Je crois que ces gestes, mme poss avec des intentions caches, sont efficaces, utiles. Je crois mme le geste des unilatralistes britanniques utile. Cest une forme de sursaut national, mme si les gouvernements nen tiennent pas compte.
p.239

M. Jules Moch a abord un point sur lequel je ne suis pas daccord. Il dit

que lopinion publique na pas deffet. Mais reconnatra-t-il que les Anglais euxmmes, quils soient conservateurs ou travaillistes, admettent que lextraordinaire mouvement spontan, qui na pas du tout t dirig par le Mouvement de la Paix, de lopinion publique contre Suez a jou un rle, peuttre pas dterminant, mais important. LAngleterre, peut-tre dune manire

284

Lhomme et latome

assez dsobligeante, sest retire du combat devant les difficults intrieures que provoquait son attitude dans le domaine international. Des gens criaient devant le Parlement, intellectuels et ouvriers, disant que laffaire de Suez ntait pas possible. La masse a jou un rle, et jestime quelle peut le jouer partout. Cest pour cela quil faut faire des gestes de Don Quichotte.

Malheureusement, en France, cest seulement lapanage du Mouvement de la Paix, o il y a des communistes, o il y a des chrtiens, des socialistes. Je serais trs heureux quune troisime force, ou une quatrime, compose par des gens comme M. Mauriac, se joignent aux autres forces dans le mme combat. Quand un pote chrtien comme Lanza del Vasto va se coucher devant Marcoule, cest important. Je ne crois pas, comme M. Jules Moch, la pression que pourra faire la France sur la Russie et lAmrique. Elle a dautres moyens de pression. Ce que disait Jules Moch est vrai. Les Grands ont, du fait de leur situation, de leur puissance, de leurs perspectives historiques, des responsabilits plus grandes que les petits. Plus la bombe atomique sera entre les mains dun petit, plus elle sera dangereuse, car elle pourra devenir la bombe de lanarchie. Elle peut tre la bombe de cent kilos place par trois hommes sous la Tour Eiffel en signe de protestation contre un impt dsagrable. Je mets en garde contre la diffusion et la vulgarisation de la bombe atomique aux moyennes nations dabord. Derrire la France peut se profiler lAllemagne, derrire lAllemagne peuvent se profiler les nations arabes et Isral, des nations de moins en moins responsables, ayant des raisons de se plaindre du monde et de considrer que leur malheur est tel quil vaut le risque de la destruction du monde. Pensez quil y a des hommes aux Indes, par exemple, qui sont en train de crever de faim parce quils nont pas les cinquante dollars par an qui leur permettraient de se procurer de temps en temps des galettes de bl ou de riz. Ces hommes sont enclins au dsespoir. Il faut que les grandes nations pensent cela et se penchent sur leur dsespoir. Il y a aussi des petites nations qui, de ce fait, peuvent dire : Pour nous, la bombe atomique est larme du dsespoir ; nous nous en servirons si on ne nous donne pas satisfaction, si on ne nous donne pas le ptrole que nous exploitons, si lAmrique ou la Russie nous gardent sous tutelle... Nous ne pensons pas, au Mouvement de la Paix, que le problme puisse tre rgl ainsi.

285

Lhomme et latome

M. ANGELOS ANGELOPOULOS : On a beaucoup parl du dsarmement. Sans doute, le dsarmement doit servir viter la guerre, tout le monde est daccord l-dessus. Mais il faut reconnatre que le rarmement intensif auquel nous assistons aujourdhui est
p.240

le rsultat du progrs de la science. Cest la

science qui limine les armes dites classiques, et cest elle qui en cre dautres. Hier, ctait la bombe A, puis la bombe H, aujourdhui cest la fuse intercontinentale. Cette course continue, peut-on larrter ? Je ne pense pas que lopinion publique puisse, sur ce point, exercer une trs grande influence. Il y a la mfiance, il y a la peur, et chaque bloc veut obtenir lquilibre de la terreur. Comment pouvons-nous sortir de cette impasse ? Je pense que ce sera la science qui nous y aidera. Aux conditions qunumrait M. dAstier hier pour arriver une dtente internationale, je voudrais ajouter celle de lutilisation industrielle de lnergie atomique. M. dAstier, juste titre, a dit que le jour o les centrales atomiques prendront le chemin des pays sous-dvelopps, ce sera un grand vnement. Mais le problme est celui-ci : ce jour est proche. Les progrs de la science et de la technique sont tels que llectricit produite par lnergie atomique est ds maintenant, pour une grande partie du monde, conomiquement rentable. Les savants indiens ont montr ici, la Confrence de Genve, chiffres en main, que lnergie nuclaire est dj meilleur march que lnergie classique. Dans ce domaine, lopinion publique peut jouer un rle dune importance capitale, parce que le jour o les peuples qui souffrent dune famine chronique se rendront compte que la solution de leurs problmes se trouve dans lutilisation de lnergie atomique, leur dsir de lexploiter sera tel que personne ne pourra plus songer lutiliser pour la guerre. Cette perspective est la seule qui puisse nous faire sortir de ltat o nous sommes et obliger les grandes puissances dsarmer automatiquement. Car demain le prestige des grands pays ne dpendra plus du nombre de bombes quils possdent, mais de leur capacit de construire des centrales et de les diriger vers les pays sous-dvelopps qui en ont tant besoin.

286

Lhomme et latome

Mlle JEANNE HERSCH : Je voudrais enchaner sur la discussion qui a eu lieu entre M. dAstier et M. Jules Moch. En effet, M. dAstier vous a parl des forces morales. Moi, je crois aussi aux forces morales. Mais je crois quil ne suffit pas de les invoquer directement pour les avoir dans son camp et que les forces morales sont trop prcieuses pour quon puisse les mobiliser pour soi. Il me semble que dans leffort conditionnel, engag et sobre, tel quil a t dcrit tout lheure en quelques mots par M. Jules Moch, il y a autant de force morale, bien quelle ne soit pas invoque directement. Il y en a autant dans lapplication du raisonnement, dans la recherche du chemin difficile et moins populaire, rpondant bien aux impulsions effectives des masses, que dans la manire dont vous les avez voques vous-mme en revendiquant cette qualit de sentimental. On peut bien tre sentimental, et tout de mme raisonner sur les choses et parler de ce sur quoi on raisonne, sans parler du sentiment qui vous pousse.
p.241

Sur ce point, je voudrais vous poser quelques questions. La diffrence

entre M. Jules Moch et vous, cest que Jules Moch dit : A condition quon obtienne ceci, je veux bien cela ; il faudrait utiliser ceci pour obtenir cela. Vous, vous dites : Nous autres, partisans de la paix, nous sommes pour la paix ; nous sommes dopinions diffrentes, nous avons en commun dtre pour le dsarmement. Le seul point commun, cest le dsarmement. Je vous pose la question, et je voudrais avoir ensuite la parole pour vous rpondre encore : Est-ce nimporte quel dsarmement, nimporte quand, dans nimporte quelle condition ? Est-ce que vous tes prt aller faire de la propagande nimporte o, nimporte quand, dans nimporte quelle condition, devant nimporte qui, pour un dsarmement ? Est-ce que vous seriez all, par exemple, faire de la propagande pour le dsarmement si la bombe atomique avait exist en France en 1938 ? Si on considre ce principe comme valable, on est dans labsolu de laptre. Mais si on accepte des conditions, ce moment-l on entre dans la discussion. Je voudrais vous poser cette inconditionnellement oui ? question : Est-ce que vous rpondez

287

Lhomme et latome

M. EMMANUEL DASTIER : Voil un interrogatoire prcis et tendu, avec des arguments ad hominem. Je crois avoir dit quil y a un combat constant entre la nature de lhomme politique et la nature prive de lhomme quand il a des tendances la sentimentalit. Jai appliqu la notion de Don Quichotte aux gestes incontrls de lopinion publique favorable la paix. Je nai pas dit que ctait l la position cl. Les deux existent. Pour moi, je ne dirai pas : dsarmement nimporte o, nimporte quand, nimporte comment. Je vous citerai un problme qui sest pos moi. Jai un apptit personnel, peut-tre pas trs lev, pour la non-violence. Je salue les hommes qui sont du ct de la non-violence, et je mentends facilement avec eux. Tout de mme, un jour, jai fait le contraire, et jai combattu Camus qui avait crit un article Ni victime ni bourreau. Moi jai dit : arrachez la victime au bourreau, avec le danger que cela comporte ! Cest une des contradictions de ma nature qui ma conduit faire de la Rsistance. Laissez-moi mes contradictions, mais nen faites pas la cl du dbat daujourdhui. Comme homme priv, je me sens de lapptit pour cet idalisme qui fait faire des gestes qui ne sont pas payants en politique et qui indiquent le bon ct de la nature de lhomme. Voil une rponse totalement sincre. Mlle JEANNE HERSCH : Je ne vous ai pas interrog sur le plan personnel. Je vous parle du Mouvement des Partisans de la Paix. Je vous pose une question politique. M. EMMANUEL DASTIER : Pour le Mouvement de la Paix, ce nest

certainement pas nimporte quand, nimporte o, nimporte comment. Mlle JEANNE HERSCH : p.242 Si donc le Mouvement des Partisans de la Paix ne sest pas runi uniquement par la volont de paix et de dsarmement, mais certaines conditions, il faut encore quil se mette daccord sur ces conditions. A ce moment-l je voudrais vous interroger sur les critres de lacceptation et de la volont de ce dsarmement. Dans quelles conditions le Mouvement des Partisans de la Paix est-il dispos combattre pour le dsarmement ?

288

Lhomme et latome

M. EMMANUEL DASTIER : Je les ai dites tout lheure, et sur ce point nous ne sommes pas opposs, Jules Moch et moi-mme. Le critre du dsarmement est : pas de dsarmement sans contrle, et pas de contrle sans dsarmement. Voil une formule sur laquelle nous sommes daccord. Il y en a probablement beaucoup dautres. Le grand critre, cest que tous les problmes humains internationaux peuvent tre rsolus autrement que par la force et la guerre. Je ne dis pas quon le respecte toujours, mais on le proclame. Mlle JEANNE HERSCH : Pensez-vous que vous ayez le droit de mobiliser le titre de Partisans de la Paix pour un mouvement quelconque ? Est-ce quil y a des hommes qui souhaitent que les problmes se rsolvent par la guerre ? M. EMMANUEL DASTIER : Il y en a eu et il y en aura toujours. Mlle JEANNE HERSCH : Cela mtonne. Ces hommes ne souhaitent pas que leurs enfants soient soumis la radioactivit. M. EMMANUEL DASTIER : A mon avis, il y a peut-tre ceux qui croient encore quils peuvent y chapper, ceux qui en tirent profit il y en a de moins en moins , et ceux qui croient malheureusement que la guerre est une chose invitable, quil vaut mieux organiser de telle manire quelle soit victorieuse. Il y a ces trois types dhommes. Mlle JEANNE HERSCH : Il y en a vraiment peu au total. Ce qui mintresse, cest comment on peut constituer un Mouvement de la Paix en ayant lair darracher, en quelque sorte, ceux qui nen sont pas, des intentions pacifiques, si bien que lorsquon se met raisonner la chose, examiner les conditions froid et ne pas dire simplement : la paix, cest ce qui fait vibrer les curs, on a lair dtre un ennemi de la paix, alors quen ralit il y a peut-tre certaines mesures de dsarmement qui pourraient dclencher la guerre. Aujourdhui, bien des hommes prfrent une paix atomique une guerre traditionnelle. M. EMMANUEL DASTIER : Vous ouvrez l un dbat, mais je ne crois pas quil y ait des mesures de dsarmement qui, actuellement, pourraient dclencher la guerre.

289

Lhomme et latome

p.243

En second lieu, je regrette trs fortement que les prventions que vous

nourrissez lgard du Mouvement de la Paix ne vous aient pas conduite assister aux instances ouvertes du Mouvement. Pour ma part, jai toujours commenc mes discours en disant : Nous ne pouvons pas et nous devons ne pas prtendre avoir le monopole du combat pour la paix ; nous sommes une fraction de combattants et nous ne serons pas grand-chose tant que nous ne serons pas universels. Je suis prt changer le titre de Mouvement mondial de la Paix, en Mouvement fractionnel de la Paix. Je suis prt accepter tous les mouvements, quils soient sociaux-dmocrates, confessionnels, etc.... pourvu quils soient prts entamer le dialogue. Je nai jamais dit que jtais moi-mme un hros de la paix et que celui qui nen parle pas est un ennemi de la paix. Il faut souhaiter que les forces de paix se concertent et puissent entamer le dialogue. M. GEORGES CATTAUI : Dans votre confrence vous avez dnonc ceux qui croient que la guerre est une loi de lespce . Or, hier soir, vous avez nomm quelquun ce sujet. Je voudrais vous poser une question, pour carter toute quivoque au sujet dune allusion personnelle que vous avez faite. Vous avez dit quun homme qui a t votre ami, dont vous avez t le compagnon darmes, que tout le monde a reconnu, au cours dune visite rcente que vous lui avez faite, vous avait dit : Jadmire la gnrosit de votre effort, mais la guerre est une loi de lespce. Tout le monde ici en dduira que cet homme est un pessimiste, un homme du pass, qui croit la fatalit de la guerre. Or, plusieurs reprises, il ma dclar personnellement quil avait la conviction que le conflit atomique naurait jamais lieu. Hier, M. Louis Martin-Chauffier, qui a t votre compagnon dans la Rsistance, ma dclar quau moment dHiroshima cet homme avait tent dlever une protestation indigne contre ce bombardement atomique. Je vous pose une question prcise : Cet homme qui vient daccorder au Prsident du Mouvement de la Paix, Frdric Joliot-Curie, des funrailles nationales, cet homme dont le

290

Lhomme et latome

gouvernement actuel vient de prendre la dcision de livrer les secrets atomiques quil possde, nest-il pas vrai quil a galement dclar et cela est conforme ladmirable expos que nous a fait Jules Moch quil ne suffisait pas darrter les expriences nuclaires et quil fallait encore que le stock de bombes atomiques existant dans les puissances rivales... M. EMMANUEL DASTIER : Comme cest une question personnelle, je rpondrai tout de suite. Je nai pas cit de nom, mais tout le monde a compris. Je dis simplement quau mois de mai lhomme en question ma dit cela. Je nen tire pas des consquences extrmes. Je connais son pessimisme.
p.244

Il a dit mon ami Martin-Chauffier une autre parole, que je citerai avec

sa permission. Comme on parlait dun autre drame, qui est le terrible drame de la France en ce moment, tout en ayant de la bonne volont pour rgler le problme par des voies pacifiques, il a ajout une notion qui est aussi une notion pessimiste : Il faut tenir compte dun fait, le sang sche vite. Je ne crois ni la fatalit des lois de lespce, ni au fait que le sang sche vite. Le sang ne sche pas vite dans le cur de lhomme, sil sche vite sur son corps. Je dis cela pour appuyer une de mes thses, et je reviens aux Rencontres. Il nest pas possible de conduire laction que je conduis au Mouvement de la Paix si lon na pas une notion de base qui est la confiance dans lhomme, dans ses destines, dans sa bont, et dans son bonheur possible. Si lon croit que lhomme doit tre malheureux sur terre, si lon croit que lhomme est mauvais, si lon croit que les collectivits sont dsespres, ce nest pas la peine de sassocier entre nous et de travailler. Voil ce que je voulais dire en expliquant quil tait dommage que les grands hommes, qui peuvent avoir des mrites et des dfauts, prennent des positions pessimistes. En tout tat de cause, cest mauvais pour la politique. M. CLAUDE ROY : Il faut reprendre le problme dun peu plus loin et sous un aspect particulier. Je ne parle pas en politique, ni en philosophe, ni en savant, mais en psychologue en moraliste. Emmanuel dAstier a affirm le postulat de lexistence dune espce humaine, de lidentit fondamentale, foncire, de lhomme sous tous les cieux et sous tous les rgimes.

291

Lhomme et latome

Je le crois. Je crois observer aussi une constante dans le temps, dans lhistoire. Laffirmation dune constante risque toujours dincliner au fatalisme : ce qui fut toujours, sera toujours. Je voudrais me mettre en garde contre ce danger. Je crois perfectible lespce humaine. Mais je ne peux me dfendre du sentiment de voir revenir sur la scne de lHistoire les mmes caractres et les mmes personnalits. Un grand historien conservateur dfinissait un jour lutopie : tout ce qui na pas eu lieu dans lhistoire romaine. A prendre cette dfinition au pied de la lettre, nous sommes aujourdhui en pleine utopie. Car on ne trouverait pas trace dans lhistoire romaine, ni dans les millnaires o, ct delle, au del delle, en de delle, saccomplit le destin humain, de tout ce qui aujourdhui merveille nos regards, suspend notre imagination ou excite notre angoisse. Notre aujourdhui est fait de la sciencefiction dhier, les rves dApule, de Cyrano de Bergerac, de Jules Verne sont devenus le pain quotidien de nos jours. Nous sommes dj les habitants du futur, et cest peine si, dans cette chasse furieuse et souvent gniale du lendemain, lhomme consent se laisser prcder par les btes. De mme que le gibier
p.245

poursuivi par le chasseur est dj talonn par ses chiens avant

quil ne latteigne, de mme lespace cleste que lhomme a entrepris de conqurir est dj parcouru par ces limiers de lespace, par ces chiens exprimentaux dont la course haletante, misrable et magnifique ne fait peuttre que devancer celle de nos semblables. Si lutopie est ce qui et t inconcevable lesprit de Csar, nous sommes les citoyens de lutopie. Si lutopie cest pouvoir parier plus et plus loin, voir davantage et mieux, aller plus vite et de plus en plus ailleurs si cest aussi pouvoir tuer plus vite, et davantage oui, il ny a plus dutopie, parce que lutopie saccomplit chaque jour. Mais en mme temps que lhomme dispose, avec merveillement et orgueil, avec crainte et tremblement, de pouvoirs de plus en plus gigantesques sur la nature, dispose-t-il de pouvoirs proportionnels sur lui-mme ? Dans tous les cirques du monde on voit apparatre le funambule, qui traverse la corde raide tendue dun ct de la piste lautre. Au Japon, le

292

Lhomme et latome

funambule porte une ombrelle et une pe. En Chine, il porte un ventail et un sabre. En Russie, il porte une balalaka et une bouteille de vodka. En France, il porte un balancier et une bouteille de vin, etc... Mais limportant, nous savons bien que ce nest pas lombrelle ou le balancier, la balalaka ou lpe, la bouteille de vodka ou la bouteille de vin limportant, lessentiel, cest le fil de fer et le corps de lhomme assez agile et audacieux pour dfier la pesanteur et se maintenir en quilibre au dessus du vide. Cest une pense qui nest ni ractionnaire, ni progressiste, que de constater que si nous fixons nos regards non plus sur ce que tient lquilibriste, mais sur le fil, non plus sur ce que brandit lhomme : massue, javelot, couleuvrine, chassepot, grenade ou bombe atomique, mais sur lhomme lui-mme, alors la pense de lhistorien conservateur demeure vraie : oui, il y a une utopie au sens propre du mot, cest--dire chimre irralisable, et toujours irralise, dimaginer dans lhomme une attitude, une pense, une raction dont les acteurs de lhistoire romaine, ou de lhistoire tout court ne nous aient pas donn lexemple. Jai cout comme vous tous avec passion et souvent en frmissant les tmoins, tels M. Jungk et M. Gigon, qui nous ont dcrit les ractions de ceux qui ont survcu, et parfois pour si peu de temps, aux bombardements dHiroshima et de Nagasaki, et aussi les ractions de ceux qui se trouvaient de lautre ct, les savants de Los Alamos ou de lU.R.S.S. qui se rendaient compte de ce que leurs calculs allaient permettre daccomplir, qui assistaient, comme ce fut le cas des savants amricains, lagonie de leurs confrres, premires victimes de latome dchan, et ralisaient ce quallait tre lagonie des milliers et des centaines de milliers dtres sur lesquels leurs recherches ouvraient les portes terribles de lanantissement. Si la puissance nergtique des armes forges par lhomme est mille fois, cent mille, un million de fois plus grande que celle de ces armes que nous avons encore la candeur de nommer, comme la tragdie, classiques, je ne crois pas quon puisse constater que les attitudes
p.246

essentielles de lhumanit, elles,

soient fondamentalement diffrentes. Lhistoire nous propose cent exemples de cette atonie et de ce laisser-aller au fil de la mort que Gigon et Michel Droit ont constat chez certains Japonais. Comme les foules de lAn Mil et des Apocalypses qua attendus lhumanit si souvent, les foules daujourdhui,

293

Lhomme et latome

confrontes une mort gnrale et proche, sabandonnent aussi cet ersatz de la srnit qui se nomme lindiffrence, ou cette sublimation de la mort qui se nomme le sentiment de lexpiation ou le sentiment cosmique de la religion. La crise de conscience qui dchire des hommes comme Joliot-Curie ou Oppenheimer, comme Kapitz ou Einstein, nous en avons des prcdents dans la Bible et lhistoire romaine, dans Corneille et Schiller. Quil sagisse de dcider du destin dun seul innocent ou de celui de millions dinnocents, ce qui se passe dans le cur de celui auquel incombe le choix qui sera fait pour eux entre la vie et la mort nest pas dune essence diffrente. Dans ce drame que jouent autour de nous les savants et les brls vifs, les hommes dEtat et les excutants, les bourreaux et les victimes, il nest pas un rle que lhumanit nait dj rpt et vcu. Nous retrouvons, loin dans la mmoire des hommes, linterrogation crucifie de Robert Oppenheimer et la tranquillit de ce gnral charg de surveiller les savants concentrs Los Alamos, et qui dclarait avec mpris quil navait jamais eu garder un tel lot de crackpots, de cingls ; nous retrouvons dans les foules de lhistoire la rsignation extnue ou le prophtisme terroris des masses atomises du Japon. Et nous retrouvons aussi, tous les carrefours de lhistoire, cet archtype de la dmesure humaine, celui qui a raison comme on a un revolver, celui qui est prt faire mourir la chair, de prfrence celle des autres, pour faire vivre lordre quil a conu, ce personnage du drame humain que je propose de nommer le Grand Inquisiteur. Le Grand Inquisiteur, nous le rencontrons chaque dtour de lhistoire dhier et de lhistoire vivante. Il nest pas lapanage dun parti ni le privilge dun camp. Il a une vision du monde si tranche, que trancher dans la chair du monde lui semble non seulement une exigence naturelle, mais un devoir inluctable. Le Grand Inquisiteur reconnat quil faut tailler, et que Dieu, ou lHistoire, ou la Rvolution, reconnaissent les leurs. Le Grand Inquisiteur est ce point transport par les valeurs dont il sest fait le serviteur, quil accepte hardiment de dporter ou de supprimer ceux qui, ses yeux, sont infidles ces valeurs. Le Grand Inquisiteur a tendance partager lopinion du gnral de Los Alamos, et traiter ceux qui ont des scrupules de crackpots, de pots fls, dintellectuels torturs en un mot. Le Grand Inquisiteur est souvent bon pre de famille, bon poux, ami des fleurs, des enfants, des chiens, des petits oiseaux, mais il rserve sa svrit cette matire premire de sa Foi, de sa Mission et de lHistoire : la masse incertaine des hommes. Le Grand Inquisiteur

294

Lhomme et latome

met la main la pte, cette pte indiffrencie de lhistoire dont il sait quil est le levain, et tant pis si ses mains en ressortent sanglantes, car il est assur que les parfums de la postrit sauront laver cette tache de sang-l. Le Grand Inquisiteur sappelle Torquemada ou Savonarole, il sappelle Staline ou Massu, il sappelle
p.247

mme curieusement, sous les apparences dun brave homme

un peu dpass par les circonstances, du politicien relatif bousculant soudain dans labsolu des solutions radicales, Truman, le jour o celui-ci dcide que la bombe sera jete, Lacoste, le jour o celui-ci dcide que lAlgrie restera franaise, quel quen soit le prix en vies humaines, en corps torturs, en souffrances touffes. Que notre devoir soit toujours et partout dopposer au Grand Inquisiteur et ses raisons de la Foi, la foi en la raison, proclamons-le. LE PRSIDENT : Il est midi et quart, et plusieurs orateurs sont encore inscrits pour des questions intressantes. Ce dbat sera repris en tte de notre entretien de demain matin.

295

Lhomme et latome

CINQUIME ENTRETIEN PUBLIC prsid par M. Victor Martin

@ LE PRSIDENT :
p.249

Nous allons reprendre la discussion sur la confrence de

M. Emmanuel dAstier. Un trs grand nombre dorateurs se sont inscrits ; je les prierai donc dtre aussi brefs que possible. Je donne tout dabord la parole M. dAstier. M. EMMANUEL DASTIER se dclare prt rpondre toutes les questions qui lui
seront poses, mais prfrerait que les questions politiques cdent la place aux problmes des rapports de la science et de la paix, de lre atomique et de la vie des hommes .

LE PRSIDENT : La parole est M. Secretan. M. PHILIBERT SECRETAN : M. dAstier, dans sa confrence, nous a dit quil avait questionn un certain nombre dhommes et de femmes, afin de connatre leurs opinions sur lre atomique. Il me semblerait intressant de savoir, dune faon plus prcise, ce quil entend par opinion publique, et par qui cette opinion est forme. Les ractions hostiles la bombe atomique quil a rencontres, relvent-elles de tout le monde, ou de certains secteurs sociologiques plus prcis ? Est-ce que cest la raction de louvrier, de la femme de mnage, de la concierge, du petit employ, ou est-ce une raction beaucoup plus gnrale ? La question me parat importante, parce que si, dans certaines

circonstances, que mme ici, en Suisse, nous commenons rencontrer, il sagit dengager une lutte qui risque dtre serre, il serait bon de savoir sur quels secteurs de lopinion publique on peut sappuyer pour trouver une rponse. Est-ce que cette attitude ngative, ou positive
p.250

notre sens, est

trs largement rpandue, ou est-ce quil y a encore des secteurs de la

1 Le 10 septembre 1958.

296

Lhomme et latome

population qui semblent assez daccord pour utiliser des armes atomiques en cas de guerre ? M. EMMANUEL DASTIER : Mon voisin de droite me dit quil voulait poser peu prs la mme question que M. Secretan, et quil najoutera que quelques mots. M. GUNTHER ANDERS (interprtation) : La question que je pose est celle-ci : lhomme de la rue est-il rellement conscient du danger apocalyptique qui le menace ? Le fait que M. dAstier ait interrog lhomme de la rue dans la rue est assez significatif, car dans sa vie prive lhomme est rarement amen parler du danger atomique. Cest au fond dans son existence publique quil en parle. Jai dj eu loccasion de dire Coppet que je ne pense pas que notre situation soit domine par langoisse, mais quau contraire nous vivons dans lindiffrence, dans lindolence, lgard des dangers apocalyptiques qui nous menacent. Cette situation nest pas seulement celle des pays qui ne connaissent que par ou-dire ce danger apocalyptique, mais elle existe galement au Japon, dont je reviens, et mme Hiroshima. Chacun connat ce danger, mais il y a connatre et connatre. Si on le connaissait rellement, on ne continuerait pas vivre comme on le fait aujourdhui. Lindiffrence lgard dun danger qui na jamais exist auparavant, tient des raisons philosophiques et conomiques profondes, et non seulement au fait que lopinion publique est un produit plus ou moins fabriqu par des autorits politiques et autres, qui ont tendance exagrer ou diminuer au contraire les dangers rsultant des sciences atomiques. Lhomme nest pas en mesure de prendre rellement conscience des dangers qui le menacent. Il ne peut pas ragir ce danger par la peur. Ce danger est tellement au-dessus de ce quil peut imaginer que a ne latteint pas dune faon relle. Son imagination est incapable denregistrer une chose qui la dpasse compltement. La question est donc de savoir si ce nest pas une tche la fois morale et politique que de provoquer une inquitude qui soit rellement la mesure du danger. Nest-ce pas notre tche que de faire natre cet ge de langoisse, dont on parle beaucoup, mais qui au fond nexiste pas ?

297

Lhomme et latome

LE PRSIDENT : La question est extrmement importante, et sil y a des orateurs qui dsirent la traiter rapidement, il faudrait quils interviennent maintenant... Je donnerai donc la parole M. Moulin. M. LO MOULIN : Ce nest pas tout fait mon propos... En tant que sociologue, je ne partage pas la confiance que M. dAstier semble accorder la valeur ou lefficacit de lopinion publique.
p.251

Mais puisque vous, M. dAstier, mettez tous vos espoirs et basez toute

votre action sur lopinion publique, il est important, pour que puisse stablir un dialogue, de savoir quelle est par exemple ltendue relle de la libert de la recherche en U.R.S.S., et par consquent de lautonomie de lopinion publique. Voici donc ma question : croyez-vous quil serait possible aujourdhui un sociologue ou un historien sovitique de publier un article rectifiant certaines des accusations qui ont t lances contre Staline, aprs sa mort, au XXe Congrs du Parti ? Ou de rdiger un ouvrage rappelant le rle de Trotzky dans la Rvolution dOctobre ? Mon exprience des congrs de sociologie et de sciences politiques me permet daffirmer que pareil propos est impensable. Or, si la libert scientifique nexiste pas, dans le domaine des sciences politiques et sociales, est-il excessif dmettre des doutes srieux quant lautonomie, mme relative, de lopinion publique en U.R.S.S. ? La deuxime question concerne ce que vous avez appel, en rponse M. Auger, lunit de lespce humaine. Vous y croyez, semble-t-il. Dois-je en dduire que, pour vous, il ny a pas de diffrence entre le S.S. qui poussa Anna Franck vers la mort et cette enfant ? Ne serait-il pas plus logique de croire que certains rgimes peuvent dnaturer lhomme, laliner, le dshumaniser, au point de lui faire perdre, par esprit partisan et totalitaire, le sens de lunit profonde de tous les hommes, quelle quen soit la race ou la classe ? Auquel cas la remarque de M. Auger retrouverait tout son sens et sa pleine application politique. M. EMMANUEL DASTIER : Je voudrais dire M. Moulin que jai horreur des

298

Lhomme et latome

piges. Il faut les montrer tout de suite. Je ne suis pas ici en dfenseur patent de la socit sovitique, et je ne suis pas venu Genve pour vanter ou comparer les mrites du capitalisme et du communisme. La question de M. Moulin est un simple pige. Jy rpondrai tout de suite, jusqu un certain point. Il y a des gens qui pensent que dans la socit communiste il y a de bonnes choses, et qui sont trs critiques lgard du capitalisme. Si lon me posait la question de savoir si, dans un pays o existe la sgrgation raciale et o domine largent, la pense peut sexprimer autrement que sous le contrle du pouvoir de largent, je refuserais galement de rpondre. Il me semble que si nous sommes venus ici pour tudier comment nous devons travailler pour la paix des hommes et leur bonheur, il faudrait dabord concevoir ce qui est quelquefois le fait de nos mouvements, et leur tare que, pour pouvoir sentendre, les chrtiens devraient devenir communistes, et les communistes chrtiens. Moi, je demande que lon parle entre personnes qui sont communistes, dune part, et chrtiennes, de lautre. M. LO MOULIN : Je mefforce de le faire, dans les congrs internationaux, avec les savants sovitiques, mais ils ne veulent pas rpondre mes questions. M. EMMANUEL DASTIER : dAstier. M. LO MOULIN : M. dAstier parle de lopinion publique... M. EMMANUEL DASTIER : Comme je lai dit hier, je ne veux pas tre pris par certains biais. Je ne suis pas ici comme homme politique et pour dfendre un parti politique. Je ne suis pas ici pour prconiser la politique communiste ou la politique capitaliste, pour dire : le monde communiste a telle ou telle supriorit sur le monde capitaliste. Si je voulais mengager dans le dbat, je trouverais des cas, qui me sont personnels, o dans le monde capitaliste on ne veut pas rpondre certaines questions... Donc, ce nest pas linfriorit et les limites qui mintressent, mais lefficacit de nos travaux pour la paix, comme citoyens, comme hommes de la rue, dans des Rencontres comme celles-ci. Posez-les aux savants sovitiques, pas M.

p.252

299

Lhomme et latome

Je vais donc rpondre aux questions de M. Secretan, qui rejoignent en partie les vtres, et aux questions de M. Anders. Je ne suis pas daccord avec M. Anders sur un point, et l je ne me pose ni en professeur, ni en sociologue, je donne mes impressions personnelles. Je nai pas du tout dit dans ma confrence que je prsentais un Gallup ou que jtais un professeur de sociologie... M. LO MOULIN : Ce serait une bonne mthode... M. EMMANUEL DASTIER : Je nai pas pu me transformer, en deux mois, en sociologue ni en professeur de sociologie. Mon exprience personnelle peut tre conteste ; je lapporte, les autres apporteront la leur. Je ne suis pas daccord avec M. Anders sur ceci : croit-il donc que parce qu djeuner, dans les petits bistrots, au caf, il ne parle pas de la mort, lhomme ny pense pas ? Quelquun qui a un lumbago, mais qui croit avoir un cancer, ne mettra pas la question de la mort sur le tapis, lorsquil rencontre quelquun dans la rue. Il est boulevers par ce problme, mais il ne lexplique pas ; il a une certaine pudeur et un sentiment dimpuissance... Le mauvais usage de latome signifierait la mort collective de lhumanit, et cest pour cela quon nen parle pas facilement. Personnellement, je nai cherch qu susciter, par un questionnaire en quelque sorte impudique, la raction des hommes sur lre atomique. Je leur ai dit : Quest-ce que vous pensez de lre atomique ? Ce nest peut-tre pas une trs bonne mthode, mais elle a lavantage dtre simple. Huit fois sur dix, les hommes ont donn limpression dun espoir et dun trs grand malaise, qui ne se traduisait pas seulement par le lien quils faisaient entre le mot bombe et le mot atomique , mais aussi par les dangers et les risques que pouvaient prsenter les perspectives de paix elles-mmes.
p.253

Je suis tout de mme daccord avec M. Anders sur un point. Pourquoi

tous les hommes sont-ils rticents parler de tous ces problmes, comme ils sont rticents parler de la mort ? Dabord parce que beaucoup dentre eux pensent quil ny a rien faire. Cest le fatalisme. Il leur est plus facile de faire leurs comptes, pour savoir sils pourront payer la machine laver, que de mener une action quelconque, qui parat toujours isole, pour empcher que les

300

Lhomme et latome

savants lancent la bombe atomique. Cest l que doit intervenir le travail de lhomme politique, quand la politique est encore le contact avec lhomme de la rue, pour exiger quil se pose lui-mme des problmes et quil y rponde. Jai t trs tonn par ce que M. Anders a dit du Japon. Je ne sais pas si le Japonais ne pense pas beaucoup la bombe A ou H, mais pour ma part, connaissant des savants japonais, connaissant des hommes politiques japonais et je ne parle pas des hommes politiques dextrme-gauche, qui ne sont pas dans le coup au Japon, mais des sociaux-dmocrates marqus, confessionnels je dois dire quil y a au Japon une unanimit extraordinaire pour une lutte active, prcise, contre lusage de la bombe atomique, et pour larrt des expriences. Cette lutte est un modle, mon avis, et le Japon je dis cela pour M. Moulin nest pas frapp par une hypothque communiste. Le Japon a men une lutte spectaculaire et bnfique pour lhumanit. Il a utilis le procd des signatures, et sur une population de 90 millions dhabitants, il y a eu 40 ou 45 millions de signatures contre la bombe atomique. La dernire question de M. Anders me parat assez tonnante. Je crois, en effet, que cest le devoir des hommes clairs de susciter langoisse chez les hommes, quand il y a matire angoisse. Mais il ne faut aucun prix la transformer en angoisse mtaphysique. Cest trs mauvais pour lhomme. Je ne dis pas quil faille prendre ce que je dis la lettre, mais cest mon sentiment personnel. Pour rpondre M. Secretan, je dirai que jai dabord entendu beaucoup de choses avant dinterroger et que jai fait porter mes interrogatoires plus spcialement sur les milieux populaires, cest--dire les milieux ouvriers, artisanaux, et moins sur les milieux grand-bourgeois, bien que je les aie interrogs aussi. On peut en retenir deux choses : une proccupation plus grande dans les milieux populaires et ces milieux ne se contentent pas facilement de certaines thories quadoptent quelquefois les classes dirigeantes. Je vais vous donner un exemple. Il fut un moment o lon pensait quil serait mieux que tous les pays aient la bombe atomique : cela crait une sorte dgalit dans lhorreur, qui la rendait moins proccupante. Cest un peu lide que lon retrouve dans un livre de M. Aron. Mais cest une notion que les milieux populaires refusent absolument. Ils trouvent cela absurde. Je nai pas senti dans la grande

301

Lhomme et latome

bourgeoisie les mmes ractions. Voil les nuances. Les milieux populaires sont plus simples, ils ont quelquefois plus de bon sens et disent : cest une escroquerie. De mme, la diffrenciation entre armes stratgiques et armes tactiques : le gros public ny croit pas. Dans les milieux bourgeois, je trouve plus de propension discuter ces choses qui
p.254

paraissent des sornettes dans les

milieux populaires. Et la lumire de mes dialogues, je dirai que dans les milieux populaires et pauvres on trouve peut-tre un peu plus de gnrosit. M. PHILIBERT SECRETAN : Je vois que la rponse de M. dAstier rejoint les quelques expriences trs limites que jai pu faire en Suisse. M. GUNTHER ANDERS (interprtation) : Je pense que si cette angoisse nest pas exprime, cest quelle est inexprimable. Le danger est trop grand par rapport la facult de le penser. Mais dautre part, si ce danger nest pas une proccupation majeure, cest quon nen parle pas. En ce qui concerne le Japon, je ne doute pas de limportance du mouvement national et international japonais dans la lutte contre les armes atomiques. Je connais personnellement lenthousiasme immense que rencontre cette lutte. Je pense nanmoins quil y a hiatus entre cette raction collective et la vie de tous les jours, qui semble rester en dehors. LE PRSIDENT : Je suis oblig dinterrompre cette discussion, qui ne semble pas apporter dlments nouveaux, tant donn quils ont dj t exprims trs nettement, et je prie le Pasteur Werner de bien vouloir prendre la parole. M. LE PASTEUR WERNER : Pour en revenir cette question primordiale de la victoire sur langoisse, M. dAstier insiste trs vigoureusement sur le fait que cette angoisse nest, somme toute, quune des formes de langoisse gnrale devant la mort. Dautre part, cette angoisse est nie, semble-t-il, par M. Anders. Il ne semble pas que ces deux opinions puissent tre partages, du point de vue chrtien. Langoisse existe aussi bien dans nos pays dOccident que dans ceux dExtrme-Orient ; elle a exist toutes les poques de lhistoire, mais si lhomme de la rue attache un tel coefficient dmotion, despoir, de vertige aussi,

302

Lhomme et latome

lnergie atomique, cest quil pressent confusment que lnergie atomique met en question lessence mme de son existence, le but mme de cette vie quil est appel connatre ici-bas, le sens mme de lhistoire universelle, bref, le destin dans lequel nous sommes tous embarqus . Au fond, la solution de langoisse doit tre cherche sur un terrain avant tout moral et spirituel, et non pas sur le terrain scientifique, politique ou sociologique. Pourquoi la science est-elle incapable de donner la rponse cette question de langoisse existentielle ? Parce que la science, malgr tout, ne sait pas o elle va. Elle colle la ralit, elle tudie les faits, elle tche de dcrire les phnomnes du monde visible, ou la rigueur du monde mtapsychique. Mais la science est incapable de donner par elle-mme rponse au problme de la destine.
p.255

La science est sujette, dautre part, cette idoltrie de la

mcanisation, ce satanisme de leffort scientifique qui se veut titan. La science est guette, comme le dit quelque part Russell, par lune des plus grandes abominations modernes, savoir le culte de la Machine, qui nous conduit labme. La politique, elle non plus, nest pas capable de donner une rponse langoisse universelle. Certes il faut rsoudre le problme de la surpopulation mondiale, de la libre circulation des ides, des richesses et des personnes ; il faut rsoudre dautres problmes qui conditionnent linstauration dune juste communaut humaine, toujours plus fraternelle, cimente par la bonne volont rciproque. Il est vident, dautre part, quil faut aboutir un dsarmement progressif et contrl, par la mise en place dinstitutions tendant un gouvernement plantaire. Mais rien de tout cela ne nous mettra devant la solution du problme de langoisse. Il faut une puissance pour vaincre langoisse. On a parl hier de la premire force, ou de la deuxime ou de la troisime force. Il nous semble, nous chrtiens (je pense que cest une opinion que vous partagez), que la premire force est celle de lamour. Il y a dans lEcriture Sainte une parole que je me permets de livrer notre mditation commune : Lamour parfait bannit la crainte. Lamour parfait chasse langoisse, non pas seulement langoisse du lendemain ou devant telle ou telle forme cataclysmique des engins militaires, mais langoisse en elle-mme, concernant la base de la vie. Langoisse nat de cette impression de nihilisme qui prend la gorge lhomme moderne. Lamour

303

Lhomme et latome

parfait bannit la crainte, et la vrit fait aussi la mme uvre. Il semble que la vrit, la lumire, la force de lamour et de la justice sont les forces privilgies qui nous rendent capables de vaincre langoisse et dimposer cette vision dune humanit fraternelle laquelle vous avez fait si heureusement allusion dans vos diffrentes interventions. Je pense comme vous que lhomme est le mme partout, du fait quil est sorti des mains du Crateur, et que notre Sauveur a vers son sang pour chacune des cratures de ce monde crpusculaire et fangeux. Nous sommes tous appels acqurir notre dimension dhomme, garder notre visage dhommes faits limage de Dieu. Vous avez eu parfaitement raison de nier la lgitimit de lalternative : tout ou rien. Je crois comme vous la valeur des gouttes deau . On dit toujours : ce nest quune goutte deau dans lOcan ; encore faut-il que cette goutte deau vienne enrichir lOcan. Si une goutte deau de respect mutuel vient tomber dans locan de haine et dorgueil, qui sait sil ne sera pas transform ! Je pense que chaque collectivit humaine, quelle soit politique, professionnelle ou familiale, se trouve place dans la ncessit vitale dapporter ses preuves dans le combat qui est engag aujourdhui et qui durera longtemps, concernant la victoire sur langoisse. Chacun de nous se trouve appel, somm dapporter ses preuves. En ce qui concerne le problme de larme atomique, M. Picot a dit hier que dun ct, il y a les idalistes qui, au nom de valeurs suprieures, dune certaine conception morale et spirituelle de lexistence, sopposent
p.256

larmement

atomique, et dautre part les ralistes, qui ont les deux pieds sur terre et qui, par consquent, savent de quoi il en retourne en demandant quune juste dfense nationale comporte larme atomique. Pour ma part, je retournerai cette terminologie. Je crois que les vrais idologues sont prcisment ceux qui se laissent emprisonner par les vieux schmas de la guerre et de la paix traditionnelle, ceux qui refusent de se laisser entraner par le fleuve de lHistoire et dtre mis devant la vision des faits vritables et des conditions dans lesquelles une guerre peut se livrer aujourdhui. Les ralistes, dautre part, ce sont les hommes et les femmes qui croient dabord au caractre irrversible et suicidaire de la guerre atomique, quelle que

304

Lhomme et latome

soit larme atomique tactique ou stratgique utilise. Il est hlas une subtilit que lon fait circuler lheure actuelle, qui est de prtendre quun engin tactique dploierait une nergie insuffisante pour polluer un pays. Nest-il pas plus raliste de croire lexemple que lon peut donner, plutt que de se retrancher derrire le parapet qui consiste dire : que les autres commencent, et moi je prendrai la queue de ceux qui sont appels fournir lexemple. Nous sommes les uns et les autres appels nous engager et nous risquer. Je lisais dernirement le Journal dHiroshima. Il y a l une admirable leon, concernant la victoire sur langoisse. Un mdecin, directeur de lHpital des Communications dHiroshima, grivement bless, ragit contre le dsespoir, contre le dfaitisme, en soignant ses compagnons de misre et dinfortune. Il na pas dsespr de lhumanit ni de la fraternit humaine, et par un effort de sympathie singulirement mouvant, il a russi se hausser au-dessus des rancurs nationales, au-dessus de tout ce qui peut diviser et amoindrir lhumanit. Voil la rponse langoisse. Elle se dgage de lexemple de toutes les grandes figures spirituelles, de tous les chevaliers de lesprit de paix, de lesprit damour, qui se sont manifests dans notre Histoire douloureuse. La victoire sur langoisse, cest lamour et cest lesprance. M. PIERRE AUGER : Peut-tre pourrais-je dire quelques mots sur ce point prcis de lindiffrence apocalyptique dont a parl M. Anders. Malgr lanathme qui vient dtre lanc contre la science avec tant dloquence, je prendrai un point de vue scientifique. Il ny a pas de domaine interdit la science, et il y a toujours intrt tcher de voir les choses avec calme et rationalit. Je crois que les animaux ne connaissent pas langoisse parce quils nont pas lide de la mort. Je pense que lon peut vivre malgr cette ide de la mort ; que lon a, chaque instant de la vie, un antidote dans lespoir de survivre. Lhomme a la conviction intime que la minute qui vient, il la vivra. Lindiffrence apocalyptique dont on nous a parl est prcisment une manifestation de lespoir, cest--dire une dfense naturelle, trs normale et souhaitable, sans laquelle la vie de lhomme serait impossible.
p.257

Ce que le scientifique doit faire, cest, ayant reconnu les effets de

305

Lhomme et latome

langoisse, de les dpasser, cest--dire de chiffrer cet espoir sil le peut , de donner lhomme chaque instant la probabilit raisonnable, bien calcule, de lespoir quil doit avoir de survivre, ou de russir telle ou telle de ses entreprises. La science, loin de dtruire lespoir des hommes, doit le fonder de la manire la plus prcise possible, par le calcul de ses probabilits de survie. Dans le cas qui nous intresse ici, ce sont les sciences politiques qui devraient tcher de donner ces valeurs et ces chiffres, et indiquer le degr despoir ou de crainte apocalyptique que lhomme doit avoir. Les savants ont fait une tentative dans ce sens. Ils viennent de publier un grand rapport, trs tudi, dans lequel ils tentent de chiffrer les inquitudes de lhomme de la rue vis--vis des expriences atomiques. On peut contester les chiffres, mais en gros ils ont probablement raison. Par consquent, ils ont chiffr cet espoir, et indiqu jusqu quel point lespoir tait permis. Je demande que M. dAstier me rponde sur ce point : croit-il quun effort scientifique peut vritablement aider les hommes placer cette angoisse et cet espoir dans leur vritable contexte, et ne pas les laisser seulement soumis des impulsions sentimentales, sous linfluence de gros titres dans les journaux, ou mme des croyances traditionnelles dordre mystique ou autre qui peuvent dplacer cet espoir sur un terrain qui nest pas le bon ? M. EMMANUEL DASTIER : Je suis content de la question de M. Auger, qui va me faciliter ma tche et auquel je rpondrai trs clairement. Je suis un peu plus en difficult avec lexpos qua fait M. le pasteur Werner. Cest un expos bouleversant, mais je ne pourrai pas entrer pleinement dans la question, parce que je nen ai pas les moyens ce matin, et ce nest pas tout fait le lieu de faire un dbat mtaphysique complet, si on pouvait jamais le faire complet. Je mexcuse de rpondre, en cherchant les points daccord avec le pasteur Werner, par une anecdote un peu personnelle. Il y a quelques mois jai entendu le dialogue suivant entre mes deux enfants. Lun a dix ans, lautre cinq ans. Ils se demandaient mutuellement : qui a fait la machine ? qui a fait la carotte ? etc... puis : qui a fait lhomme ? Le plus petit a dit : Cest peut-tre le Bon Dieu... Lan lui a demand : Est-ce que tu en

306

Lhomme et latome

es sr ? Alors le second, un peu pris de court, et probablement imbu de thories darwiniennes, a rpondu : Cest peut-tre le poisson... Lautre lui a dit : Tu nen est pas sr non plus. L-dessus, ils se sont chamaills, et le petit a fini par dire : Cest peut-tre le petit bb... (il voulait dire le petit Jsus) ; mais lautre lui a rtorqu que les hommes existaient avant. Finalement, cest le garon de dix ans qui a eu le dernier mot en disant : Cest peut-tre lamour. Pourquoi ? Parce quil avait peut-tre entendu des familiers dire que lamour rendait tout possible.
p.258

Je crois que cest l notre point commun. Je crois, en effet, que si lon

nentre ni dans la mythologie, ni dans la religion, cest le point commun que lon peut cultiver chez les hommes. Lamour des hommes, avec une juste part damour de soi-mme et de respect de soi-mme, peut tre le point commun de ceux que lon divise artificiellement en matrialistes et spiritualistes. Mais je ne suis pas daccord avec le pasteur Werner quand il parle du ct satanique de la science. Cest un mot qui me dplat trs fort, mme sil a t dit par Russell, que jadmire beaucoup. La science na rien de satanique pour moi, et je naime pas les hommes qui se rvoltent contre lvolution et le destin de lhomme. Si les hommes sont destins tre trois milliards sur la terre, il faut quils amnagent la terre pour cela. En cela, je ne suis pas daccord avec les communistes, et certaines doctrines appliques en Chine nont pas ma faveur. Cest la science qui permet lhumanit de ne pas prir, et pour moi ce nest pas satanique, cest beau. Je demande instamment que lon ne laisse pas saccrditer lide que la science est satanique. La science est un produit de lhomme. Et dautre part, il faut montrer trs clairement les bienfaits de la science. En cela je rponds oui la dernire question de M. Auger. Si la science peut produire des mfaits, cest parce que lhomme la voulu, et non pas parce que la science abstraite est en elle-mme quelque chose de satanique. Voici, enfin, une remarque partielle sur la nature de langoisse : on a dit tout lheure quelle tait partout la mme. Non, ce nest pas vrai. Certaines mythologies, certains spiritualismes ont mieux fait face langoisse que dautres. Je constate, par exemple, quen Orient langoisse devant la mort est moins forte quen Occident. Cest une constatation personnelle. Je ne dis pas quelle soit valable sociologiquement.

307

Lhomme et latome

M. PIERRE DUCASS : Lintervention que je voulais prsenter a dj t largement prpare par la rponse de M. dAstier linterrogation de M. Auger. Cependant, je voudrais, en tant que philosophe, intervenir un autre niveau que celui auquel ces entretiens se sont placs, en gnral, jusquici. Il sagit dun problme de philosophie des techniques. En dessous, au-dessus, toutes sortes de questions mtaphysiques se posent. Mais la question que nous a pose M. dAstier est la fois beaucoup plus simple et beaucoup plus redoutable. Cest une question opratoire : comment travailler, dans le monde qui nous est fait, rsoudre des problmes qui, selon les anciens modes de pense, sont totalement insolubles ? Or, M. dAstier a dit, trs modestement, quil ntait pas scientifique, et cependant ce quil nous apporte cest trs exactement lembryon dune dmarche scientifique dans ses problmes. Si le temps ne nous tait pas trs limit, je reprendrais les principaux aspects des questions souleves : la notion dopinion publique, la notion du rapport entre savant et homme de la rue, la notion du tout ou rien. Retenons simplement cette question qui a surpris beaucoup dauditeurs : la notion dviter le tout ou rien.
p.259

Cest une notion fondamentale de cette mthodologie nouvelle. Non pas

que M. dAstier nait pas certains choix absolus, la question nest pas l. Mais pour comprendre ce quil veut dire, il faut trouver dans un problme dfini en loccurrence vous savez quel est celui auquel nous sommes confronts et, dans toutes les voies positives, scientifiques, sociologiques et autres susceptibles damorcer un dbat, un langage commun. Je voudrais ici rappeler quelles sont les conditions dun dialogue vrai. Il faut que le premier interlocuteur puisse exposer au second la position de ce second dans les termes choisis par le premier tels que le second reconnaisse entirement sa pense et y adhre. A partir de ce moment, un dialogue est possible. Et je voudrais dire M. dAstier que pour quun tel dialogue soit valablement engag entre le savant, lhomme de la rue et quelques autres, il faut une structure. Cest--dire quil faut savoir exactement comment oprer. M. PIERRE ABRAHAM remarque que la courbe de langoisse, dans ces Rencontres, a
t en augmentant, et a atteint son point culminant lentretien de Coppet o, dit-il nous tions au maximum de langoisse individuelle et collective .

308

Lhomme et latome

Quest-ce qui nous fait remonter, chelon par chelon, de cette dpression profonde o nous tions plongs jusquaux hauteurs o nous accdons maintenant ? Je dirai que cest non seulement la trs belle confrence de mon ami Emmanuel dAstier, mais galement les rflexions et les entretiens auxquels cette confrence nous a forcs de nous livrer. En particulier, je retiendrai parmi les remdes langoisse que M. dAstier nous a proposs, celui qui me parat le principal dentre eux, ce quon a appel le recours lopinion publique, ce que dans mon langage jai plutt tendance appeler louverture sur les masses, et ce qui peut, en tout cas, sinterprter comme la fentre ouverte sur une atmosphre publique o lintellectuel, langoiss, ne se sent plus seul et confronte son angoisse avec la rsolution farouchement optimiste des masses auxquelles il sadresse. Il me semble que cest l, pour nos Rencontres en gnral, une trs grande leon. Nous avons t de plus en plus angoisss au fur et mesure que les fentres se fermaient au cours des entretiens des premiers jours et notre angoisse publique et prive svanouit et disparat au fur et mesure que les fentres souvrent. La fentre a t non seulement ouverte, mais rigoureusement brise par la confrence de M. dAstier, et nous avons embot le pas aprs, ce qui me semble dune parfaite sant morale et dune efficacit certaine. La grande ide de la confrence de M. dAstier, comme dailleurs de Mme Ossowska, cest la confrontation des questions que nous dbattons ici avec lopinion publique, avec lappui quelquefois formidable en nombre lappel de Stockholm la prouv que cette opinion publique pouvait fournir aux quelques ides qui lui sont consanguines et que nous pouvons exprimer.
p.260

Dbordant un peu le calendrier de cette anne, je me demandais mme

sil serait possible quune sance des dbats de nos Rencontres puisse elle aussi bnficier dune fentre nouvelle, et quun public plus nombreux puisse venir bnficier des discussions qui se tiennent sur une tribune. Je crois que ce serait une conclusion logique tirer de cette espce de remonte de la courbe laquelle je faisais allusion tout lheure et un panouissement de cette courbe. Je me permets donc de demander au Comit des Rencontres de bien vouloir,

309

Lhomme et latome

pour les annes prochaines, prendre cette suggestion, que je fais trs modestement, en bonne part. M. DANIEL CHRISTOFF : Si nous ne voulons ni cder quelque vertige ni travailler en aveugles, il est ncessaire dtablir les bases de nos options philosophiques. M. dAstier la fait, par exemple en dclarant la fin de sa confrence que le progrs trouve son achvement dans le bonheur et quil doit saccompagner de ce bonheur, puis il a prcis cette affirmation en dclarant que le pouvoir de lhomme sur la nature saccompagne du pouvoir de lhomme sur lui-mme. Sil sagissait l dune constatation, on aurait trop doccasions au contraire, dobserver cette disproportion entre le progrs matriel et la stagnation morale, thme trs cher certains moralistes et que M. dAstier a paru prcisment vouloir prvenir par son affirmation. Or, si cette affirmation ne reste pas un vu suspendu, mais si elle est une affirmation philosophique, portant sur ltre et sur la condition humaine, alors il nous faut demander M. dAstier comment il entend cette relation entre la matrise sur la nature et la matrise de soi. Faut-il entendre, avec divers philosophes, que laction sur la nature est dj par elle-mme matrise de soi, tant conscience de soi ? Faut-il entendre que la matrise de la nature entrane ncessairement la transformation de lhomme, travers la transformation de la socit ? Faut-il entendre que la matrise de la nature dtermine, en croissant, une situation humaine et une responsabilit qui provoquent (mais indirectement) le progrs dans la matrise de soi ? Que pense M. dAstier de ces options et dautres quon ne peut toutes passer en revue ? M. EMMANUEL DASTIER : Cela me parat trs difficile. Cest en effet une position philosophique. Jai dit que lhomme avait deux pouvoirs : le pouvoir sur la nature extrieure et le pouvoir sur sa propre nature, sur soi-mme, et quil tait ncessaire, pour son quilibre et pour son harmonie, que lhomme avance en mme temps dans ces deux directions, et que si lon faisait un progrs dans la direction de la nature extrieure, sans laccompagner dun progrs dans la direction de soimme, de la nature intrieure, on arrivait au dsordre.

310

Lhomme et latome

Cest une espce de postulat que jai pos. Je le rappelle, pour vous demander si ce nest pas en partie une rponse. M. DANIEL CHRISTOFF : En ce cas, la relation entre le progrs du

p.261

pouvoir sur la nature et le progrs du pouvoir sur soi ntait donc pas lobjet dune affirmation mtaphysique, mais plutt dune affirmation morale, laffirmation dune tche ? M. EMMANUEL DASTIER : Oui... M. DANIEL CHRISTOFF : Pourrait-on alors vous demander quels seraient les moyens daccomplir cette tche ? M. EMMANUEL DASTIER : Je crois que parmi les moyens dont lhomme dispose pour avancer dans la direction du progrs sur soi-mme, il y a dabord la victoire sur lanalphabtisme. Je veux dire quun systme social, quelquil soit, qui met au premier plan cette proccupation me parat meilleur que celui qui mettrait au premier plan de donner dabord ou pralablement un certain nombre de moyens matriels sans crer ce moyen essentiel au dveloppement de lhomme. Mais je ne crois pas du tout quil y ait automatisme entre les deux. Sur ce point, je suis souvent en dsaccord avec beaucoup de mes amis. Jai dit une chose qui a choqu certain nombre de mes amis qui ont la foi dans une religion rvle. Jai employ le mot opium dans ma confrence, lopium de la religion, et jy ai oppos un autre opium, lopium de la construction abstraite dune socit parfaite sortie des mains des sociologues, des savants, qui serait le paradis terrestre physique de lhomme. Il est bien entendu que je ne voulais pas dire que la religion est un opium. Elle peut servir dopium des dirigeants humains. Elle peut tre une matire qui, donne dune certaine manire aux hommes, est un tranquillisant. Je le dis trs franchement mes grands amis chrtiens qui sont ici. Le fait de dire aux hommes : Vous tes en train de prparer par vos malheurs votre bonheur futur je lai entendu dire trop souvent dans ma jeunesse est une chose monstrueuse.

311

Lhomme et latome

Cest pourquoi je propose de travailler dans les deux directions, en disant quelles ne sont pas automatiquement lies, mais quon doit les approfondir paralllement. M. ROBERT JUNOD : Je vais continuer un instant dans la lance de M. Werner et de M. Christoff ; ensuite vous serez peut-tre dbarrass momentanment des mystiques et des philosophes. Je voudrais trs timidement, et je dirai trs pudiquement, vous poser la question suivante : Pourriez-vous nous clairer sur la foi que nous avons tous ressentie entendre votre confrence ? Se retourner sur sa foi est peut-tre une chose impossible, mais on peut quelquefois trouver des mots qui clairent ce qui nous fait vivre. Vous avez rpondu dj, en somme, lessentiel de la question en parlant de lamour qui est au principe, de lamour qui fait lhomme.
p.262

Mais je voudrais aller plus loin. Je vais tout de suite vous dire ma

pense : il me semble que lamour, pour tre vritablement lamour, doit avoir une vise, sinon cela risque dtre un faux amour, une sentimentalit vague, et je dirai mme quelque chose de dangereux, parce que quelque chose dexploitable. Je ne veux certes pas faire de lanticommunisme, mais un anticommuniste pourrait trs bien vous dire : Il y a une certaine escroquerie, de mme quil y a une escroquerie chrtienne, que vous avez voque tout lheure, parler du bonheur futur et dire : soyons fraternels, tout en continuant pratiquer des mthodes concentrationnaires, etc. . Je vous donnerai le grand exemple de Ghandi, car je crois que nous pouvons dire quil recherchait, travers la libration de lInde, lunion avec ce quil appelait Dieu. Dieu tait pour lui une vrit et un amour, il puisait en lui une force qui tait la force de la vrit. Chez Gandhi il y avait donc une vise vers labsolu. Cest trs important, pratiquement. Ceux qui viendraient me dire : vous tes un mystique, vous vous perdez dans labsolu, je leur rpondrais : pas du tout. Je dis que cest trs important, pratiquement, parce que cet absolu modle le comportement de tous les jours. Cest parce quil visait un absolu que Gandhi sinterdisait le mensonge il naurait pas recouru un mensonge de propagande , lintolrance, lempchement de la libert dexpression et de

312

Lhomme et latome

pense, limpudicit dans les murs... La vise dabsolu de Gandhi modelait sa conduite et sa technique, et donc sa mthode. Vous tes progressiste. Je trouve que cest un mot magnifique, mais ne pensez-vous pas que le progrs ne peut sentendre que par rapport une vise, et une limite idale ? Voil en somme le sens de ma question, laquelle vous pouvez peut-tre rpondre en un seul mot. M. EMMANUEL DASTIER : Vous me prtez un pouvoir qui est beaucoup plus grand que le pouvoir de lre atomique. Je crois que je ne rpondrai pas bien... Je ferai une observation sur ce que vous avez dit sur Gandhi. Le gandhisme a pu tre une position ; il a eu une influence politique dans un secteur de lhumanit. Mais avez-vous rflchi aux problmes qui se seraient poss si Gandhi avait voulu administrer son pays au travers du gandhisme ? Cest un autre problme. Je ne connais pas trs bien lhistoire du gandhisme, mais alors que Gandhi a pris une position magnifique dans la rsistance la mainmise du colonialisme sur son pays, on peut lui reprocher de ne pas avoir apport un remde un problme aussi important pour la socit de lInde que celui des intouchables. Cela prouve que lon ne peut pas rgler tous les problmes. Je suis daccord avec vous : le ct bibliothque rose, dans lamour, meffraie. Comme dans la fraternit, il faut avoir une vise. Jai essay de dire que cette vise, cest le bonheur des hommes, et le bonheur des hommes suppose un postulat : il faut y croire. Il faut donc dire dune part aux hommes quils peuvent tre heureux, et le dire en commun car le
p.263

bonheur ne peut pas tre une

chose individuelle. Il y a des gens qui se font une ide trs personnelle du bonheur, mais il faut aussi trouver un certain nombre de notions fondamentales, les unes matrielles, les autres morales, qui peuvent donner un contenu assez simple ce mot de bonheur. Cest une tche relativement politique, qui se traduit par le rapport avec les masses. L je suis daccord avec M. Abraham. Or, le bonheur des masses est li certaines conditions matrielles, sans lesquelles le bonheur ne peut pas tre ralis harmonieusement, compltement. Je sais trs bien quon peut mourir de faim, et tre relativement heureux, ou se forger une espce de bonheur personnel. Mais je ny crois pas tout fait, et pour moi, le

313

Lhomme et latome

bonheur suppose des conditions matrielles se loger, se vtir, se nourrir ncessaires lquilibre physique et moral de lhomme. Voil donc les vises. Je ne sais pas ce que je pourrais rpondre dautre, clairement et simplement, votre premire question. Est-ce cela que vous vouliez de moi ? M. ROBERT JUNOD : Je dois avouer que vous me dcevez... M. EMMANUEL DASTIER : Pourquoi ? M. ROBERT JUNOD : Je vais vous le dire en deux mots. Dabord, je suis entirement daccord avec vous, en revenant un instant Gandhi, si vous concevez la non-violence comme le tout ou rien ; cest dtestable. Je voudrais toutefois mlever contre un prjug commun selon lequel Gandhi voulait la non-violence parfaite immdiatement. Or, cest radicalement impossible. Gandhi, dans certains cas, acceptait la violence, du moins le disait-il. Seulement, je crains que vous ne visiez tout de mme un tat assez confortable dquilibre des conditions matrielles et de la libert intrieure. Tandis que ce que vise un homme de foi, cest quelque chose dinou, cest la batitude. Jappelle la batitude un tat dans lequel la question de lesprit et de la matire ne se pose plus. Nous sommes peut-tre sur des plans considrablement diffrents, mais je voulais vous faire sentir quun homme de foi est un homme qui croit en lhomme de la faon la plus complte. M. EMMANUEL DASTIER : Je ne suis pas du tout daccord avec vous sur ce point, parce que dire lhomme quil arrivera, avec votre conception, la batitude, me parat relever de ce double danger que jai signal avant-hier : la maladie de la mmoire, et la maladie de limagination. Je ne crois pas la batitude. Ce nest pas un tat humain, et je me rsigne ce que la fin de lhomme ne soit pas simplement la batitude. Ce nest pas, pour moi, la nature mme de lhomme. Je nai pas envie non plus que lhomme, prmaturment, pour des questions abstraites, se transforme en martien ou dj en homme interplantaire. Cest le ct raisonnable de ma nature qui vous doit.

314

Lhomme et latome

M. LE PASTEUR WERNER :

p.264

Vous croyez au paradis sur terre. Quelle

dfinition donneriez-vous de ce paradis ? Cette dfinition correspondrait-elle limage que nous voulons nous faire de lhomme ? M. EMMANUEL DASTIER : Cest une bonne remarque que vous faites l. Comme je nai pas la notion du paradis chrtien, et que justement cette notion de batitude mchappe compltement et ne me parat pas une fin, jattribue au mot paradis un sens diffrent de celui que les hommes lui donnent travers la Bible. Jai une ide beaucoup plus modeste du paradis, sur terre aussi bien que dans lau-del. Ce paradis, M. Junod la soulign, cest un tat dquilibre entre la conjoncture extrieure et le choix. (Je naime pas le mot harmonie , qui peut tre interprt dune certaine manire par les biologues, par les marxistes et par les philosophes spiritualistes.) La notion du bonheur total mchappe. Je ne la comprends ni dans les idologies, ni dans les mystiques. M. JEAN AMROUCHE : Jai demand la parole, non pas pour poser une question Emmanuel dAstier, mais seulement pour faire une remarque concernant les difficults, sinon limpossibilit du dialogue, propos de lusage bon ou mauvais que lon peut faire de certaines citations. Cela dit, il me faut dabord poser une remarque prliminaire. Je parle ici, non pas en homme de la rue, mais en homme qui se trouve moralement la rue. Je veux dire que je ne reprsente rien. Je ne peux pas reprsenter la France et la culture franaise : on men contesterait le droit et on la dj fait. Je ne peux pas non plus reprsenter lAlgrie : on men contesterait le droit et on la dj fait, et ceux qui lont fait sont des hommes de gauche, et mme dextrme-gauche, qui mont dit que je navais pas le droit de parler des choses de la France, parce que je ntais quun Algrien, mais que je navais pas le droit de parler des choses de lAlgrie, et au nom des Algriens, puisque je suis un Algrien francis, le plus francis des Algriens. Cela dit, jaborde mon propos. Emmanuel dAstier a mis en cause dune manire insistante un personnage historique, et, je le dis tout de suite, je ne veux pas faire Emmanuel dAstier un procs dintention. Mais il se trouve que les citations quil a faites ont provoqu certains remous et ont t lobjet de certaines interprtations. Ceci

315

Lhomme et latome

ma amen rflchir. Je nai pas qualit, naturellement, pour dfendre ce grand personnage sil a t attaqu, et jimagine que dAstier me dirait quil ne la pas du tout attaqu. Je ne dirai pas non plus que les intentions ne comptent pas, que les intentions ne comptent jamais, que les textes mme ne comptent pas, que la signification subjective peut tre tenue pour inexistante, et que lon doit prendre seulement en considration la signification qualifie dobjective que nous attribuons ces propos ou ces actes, au gr de nos humeurs, de notre fantaisie, de notre religion et de nos intrts.
p.265

Il nempche que deux phrases prononces dans une atmosphre et

dans des circonstances qui nont pas t voques, cest--dire dtaches de ce quon appelle leur contexte, ont pris, aux yeux de certains, valeur de propos symboliques qui exprimeraient non point tel aspect dune personnalit dtermine, tel mouvement dhumeur dans une circonstance particulire, mais une attitude fondamentale de la personnalit elle-mme, une conception de la vie et de lhomme o se trouverait engag et dnonc le personnage dans son entier, rduit un contour schmatique durement cern dun trait pessimiste, noir, et dun trait cruel et rouge sang. Voici ces deux phrases :
La guerre est une loi de lespce. Le sang sche vite.

DAstier ne les a pas seulement cites. Il en a suggr linterprtation, et il a peut-tre mme inconsciemment, tant trop humain, trop honnte et trop intelligent pour lavoir fait volontairement, impos une interprtation de ces deux phrases, de sorte quil a paru certains quelles pouvaient rsumer toute une personnalit, et quelles en rvlaient lessence mme... M. FRANOIS DE JESS : Je pense que nous sommes venus parler de lhomme et de latome, et non pas de vos opinions sur le gnral de Gaulle... Je mexcuse auprs de vous, Monsieur le Prsident... M. JEAN AMROUCHE : Il y a un prsident. Cest au prsident de me retirer la parole quil ma donne, et non pas vous, Monsieur. LE PRSIDENT : M. Amrouche a la parole.

316

Lhomme et latome

M. JEAN AMROUCHE : ... La premire phrase permettrait de ranger cet homme parmi les fauteurs de guerre dtermins, et la seconde au rang de ceux qui ignorent la piti humaine. Emmanuel dAstier, dautres encore sans doute, connaissent mieux que moi le personnage en cause. Mais si peu que je le connaisse, je me sens le devoir de dire ici que je ne le reconnais pas dans la sinistre caricature qui sest peut-tre impose quelquesuns des auditeurs dEmmanuel dAstier. Je ne ferai point lexgse de ces deux phrases, car je veux abrger. Je veux simplement rapporter un point de vue personnel et un tmoignage personnel. Limage que je me suis forme de cet homme, pour lavoir un peu approch, pour avoir pris la peine de le lire, nest point celle dun mannequin malfique. Cest celle dun homme exceptionnellement humain, capable de comprendre et de compatir, de comprendre lautre dans son tat particulier, et de partager ses difficults et son angoisse. Cest de cela que je voulais tmoigner publiquement.
p.266

Mesdames, Messieurs, quand la guerre dAlgrie, pour ne pas la

nommer, prit le tour atroce, le tour effroyable quon commence lui connatre, quand une insurrection, des politiques libraux responsables du destin de leur pays, et un parlement rpublicain tout puissant ont rpliqu par une rpression gnralise, systmatique, jcrivis lhomme en question pour crier seulement mon angoisse. Il me reut. La terminologie officielle, celle qui tait en usage sous la plume et dans la bouche des plus hautes instances de la Rpublique, vous la connaissez. Il ne suffisait pas en effet de combattre une insurrection nationale, il fallait aussi dshonorer un peuple et dshonorer des combattants. Il fallait les jeter hors de la communaut des peuples humains. Il fallait les montrer livrs au dchanement des instincts les plus barbares. Des savants, des sociologues, des mdecins, se sont appliqus dmontrer dans des revues scientifiques, ou prtentions scientifiques, quil y a une forme spcifiquement berbre de la cruaut, et que cette forme tient au temprament mme, quelle constitue lidiosyncrasie des Berbres. Or, lhomme qui me recevait me dit : Lmancipation de lAlgrie est invitable. Elle pose des problmes normes que les hommes au pouvoir, et le rgime quils ont cr ne sont pas en tat de rsoudre. Ce sera long. Il y aura

317

Lhomme et latome

de la casse. Beaucoup de casse. Vous allez beaucoup souffrir, mais ne dsesprez pas. Ceci se passait en mars 1955. Depuis, jamais il nest advenu que cet homme, revenu au pouvoir, ait parl bassement de ceux qui combattent une arme laquelle il a vou une part capitale de sa vie. Je dirai mme que le premier, et le seul, face une mare humaine dchane et en proie au dlire, il a rendu hommage ces hommes qui combattent ses propres troupes, et ce peuple. La guerre continue, je le sais. Mais cette guerre a maintenant chang de sens. Il y a quelque chose de nouveau qui peut vous paratre insignifiant. Ce quelque chose de nouveau, cest simplement le langage dans la bouche dun chef de gouvernement. Que la guerre soit cruelle, quelle soit affreuse, quelle apparaisse dsormais de plus en plus vaine et inutile, il sy est introduit nanmoins une notion nouvelle, et entirement nouvelle, qui est la considration des raisons de ladversaire, le respect pour son courage, et la reconnaissance de sa dignit et de sa noblesse. Aucun homme public, Mesdames et Messieurs, ma connaissance, aucun homme ayant charge de la puissance publique de son pays, avant cet homme, navait parl un tel langage. Et quoi quil advienne, je dclare ici, comme Algrien, que cela honore la France et que cela doit tre compt la gloire, non seulement de cet homme, mais la gloire de lhomme. LE PRSIDENT : Par courtoisie, je nai pas retir la parole M. Amrouche, et nous respectons les propos quil nous a tenus. Mais je suis bien oblig de lui faire remarquer quil aurait pu
p.267

parfaitement poser M. dAstier la question

du sens profond, du sens rel et objectif de ses observations, et lui demander son avis cet gard. Mais parler de la question algrienne est entirement en dehors du sujet que nous avions donn ces Rencontres de cette anne. M. EMMANUEL DASTIER : Je voudrais dire tout de mme un mot. Une intervention comme celle dAmrouche est utile ; je lapprouve, et je reconnais que cest trs naturel. Quelquefois, comme Amrouche, je suis moi-mme trop passionn.

318

Lhomme et latome

Il a commenc par exprimer certaines contradictions que lon pourrait lui reprocher. Ce nest pas moi qui les lui reprocherai. Ce nest pas parce que des amis moi les lui ont reproches que moi je les lui reproche. Jai parl en mon nom personnel... M. JEAN AMROUCHE : Je nai jamais dit que vous me les aviez reproches... M. EMMANUEL DASTIER : Je voudrais aller jusquau bout, parce quaprs ce sera clos. Je ne suis peut-tre pas justement intervenu en parlant de la loi de lespce, mais vous, vous avez fait pire. Pourquoi voulez-vous faire croire cet auditoire que je considre le gnral de Gaulle comme un fauteur de guerre dtermin ? Croyez-vous que je vais taxer tous les philosophes qui croient la fatalit de la guerre, pour une priode dtermine, de fauteurs de guerre ? Est-ce que jai fait une caricature du gnral de Gaulle ? Tout le monde connat les propos quil a tenus, et je suis sr que lui-mme naurait pas employ les termes outranciers que vous avez employs. Jessaie dinterprter sa pense, comme il interprte la mienne. Quand on me dit : vous tes un crypto-communiste, je ne mestime pas bless, alors que je suis sr de ne pas tre un cryptocommuniste. Il faut modrer son vocabulaire. Quand jai racont cette anecdote, jai dit que beaucoup trop dhommes croyaient la fatalit des guerres et jai donn un exemple notoire. M. JEAN AMROUCHE : Jai dit que je rapportais les interprtations qui ont t donnes votre intervention. Je ne faisais pas un procs dintention... M. EMMANUEL DASTIER : On a dit dans un journal suisse, propos de ma confrence, que joubliais que la France tait la fille ane de lEglise, ou que je me mlais des affaires de la Confdration en souhaitant que la Suisse ne possde pas les armes atomiques... Jai donn mon point de vue personnel sur deux choses, cest tout. Vous avez relev la grandeur de certaines des paroles du gnral de Gaulle propos du problme que vous posez. Moi-mme jai t accus par mes amis dtre un crypto-gaulliste. On le raconte partout...

319

Lhomme et latome

p.268

Mais il ne faut pas dire quil ny a quun seul homme en France qui ait

lutt pour la paix ou la justice en Algrie. Voil des annes que des gens, sous le couvert du Mouvement de la Paix, vont en prison pour essayer dobtenir la paix en Algrie. Ils ont aussi leurs mrites, comme le gnral de Gaulle a les siens. M. JEAN AMROUCHE : Je nai pas dit cela... M. EMMANUEL DASTIER : Vous avez dit quon avait suggr que le gnral de Gaulle tait un fauteur de guerre dtermin, un mannequin malfique... Puis, dautre part, vous avez dit quil tait le seul homme public qui ait fait un geste courageux... M. JEAN AMROUCHE : Vous navez jamais t membre du gouvernement depuis... M. EMMANUEL DASTIER : Arrtons-nous l. Je nai en rien voulu blesser les hommes qui peuvent croire dans le gnral de Gaulle. Je crois que vous pouvez rendre compte de cela. Je crois que je nai pas eu de mauvaises intentions. Dautre part sil y a eu des interprtations farfelues de mon intervention, elles ne dpendent pas de moi, de mme que les interprtations farfelues de la vtre ne dpendent pas de vous. En ce qui concerne la phrase en question, javais sollicit lautorisation par signe de Martin-Chauffier. Si le gnral de Gaulle maccusait dtre un naf, je ne me choquerais pas. Je lai accus dtre pessimiste, je ne crois pas quil en serait trs choqu. LE PRSIDENT : Le sujet de nos Rencontres nest ni le gnral de Gaulle, ni le problme algrien. Je suis prt donner la parole M. Martin-Chauffier sil me donne lassurance quil va rentrer dans notre sujet. M. LOUIS MARTIN-CHAUFFIER : Je vous demanderai simplement trente secondes pour mettre dans son contexte la phrase cite, et je ne parlerai plus ni du gnral de Gaulle, ni dautre chose aujourdhui. Quand javais parl dAstier de la phrase du gnral de Gaulle : le sang

320

Lhomme et latome

sche vite, javais omis de lui dire que la suite tait : Regardez Mikoyan, il est Bonn aujourdhui. Cela veut dire que le gnral de Gaulle considre que les haines, les rancunes, les hostilits seffacent, Dieu merci, et que lon peut construire ensemble. Ce nest pas un propos pessimiste. Je lai dvelopp dAstier, qui tait tout fait daccord. Restons-en l. M. JULES MOCH : Je voudrais tre aussi bref que M. Martin-Chauffier, ne nommer personne et apporter pourtant une autre phrase.
p.269

Jai eu, avec la personne que je ne nommerai pas, une conversation sur

un sujet qui rentre directement dans le ntre, qui est celui du dsarmement. Et je pense que, parlant du dsarmement, jai le droit de dire un mot. Or, cette personne ma dit trs nettement quelle considrait que le problme numro un de notre poque est le problme du dsarmement en gnral, et le problme du dsarmement nuclaire, avec ses liens dans le domaine conventionnel, en particulier. Je tenais simplement apporter ce tmoignage, qui ne contredit dailleurs pas celui de Martin-Chauffier. M. JACQUES HAVET : Je ne veux pas du tout parler du gnral de Gaulle... Je veux revenir des considrations moins personnelles, un peu plus universelles, et je voudrais dire Emmanuel dAstier combien jai apprci le tableau quil nous a donn de lre nuclaire en plaant la conqute de lnergie nuclaire une vritable croise des chemins, ou au croisement de deux problmes. Je pense que nous sommes tous daccord pour dire que laction contre la guerre, et en particulier contre le recours la bombe atomique dans la guerre, est une action urgente ; pour dire que toute action morale dans ce sens est excellente, mais que cela ne suffit pas. Il est en effet difficile dimaginer quun tat o les hommes ragissent violemment, mais sans plus, chaque fois quil y a un danger de guerre, soit un vritable tat de paix. Ce qui fait philosophiquement le sens de la question atomique, cest que lapparition, le surgissement de la conqute de lnergie nuclaire cre pour lhomme une situation limite : dune part, elle met lhumanit en tat de se livrer une violence difficile contrler, au terme de laquelle il y a la destruction de

321

Lhomme et latome

lhumanit, et dautre part, elle met lhumanit en condition de remdier une ingalit scandaleuse entre les peuples, et peut-tre de rattraper cette course tragique et effrne contre la pousse dmographique de certaines nations malheureusement insuffisamment dveloppes. Il me semblait, en rflchissant un peu sur ce qui avait t dit, que latome impose lhumanit une sorte de mutation des ides qui gouvernent le monde ; et cela est capital. Jusqu prsent, nous navons pas connu de vritables situations-limites. Lhomme gratignait la plante, ventuellement il endommageait une partie de son espce, mais les consquences ntaient pas absolues. Nous tions dans lordre du relatif. Il me semble aujourdhui que nous entrevoyons, dans un futur peut-tre assez proche, un moment o nous ne pourrons plus jouer. Et latome marque peut-tre et je serai trs optimiste non pas le terme de ce crpuscule fangeux auquel le pasteur Werner faisait allusion, mais pour la premire fois laccession de lhumanit lge adulte, lge o on ne fait plus joujou avec les choses. De quoi est fait cet ge adulte ? Tout dabord, dun sentiment trs fort de responsabilit. Lhumanit est engage dans ses actes de manire absolument dcisive chaque
p.270

instant.

Lhumanit se voit peut-tre condamne la sagesse, et je dirai plus encore, se voit peut-tre condamne la justice. Un moment arrivera o le dialogue des hommes, le dialogue des nations ne verra plus se profiler lhorizon la menace du recours la violence, parce que le recours la violence naura plus de sens, tellement cette violence sera totale. A ce moment, la recherche dun accord sur la rpartition des richesses, par exemple, ou le rglement de telle ou telle question internationale ne pourra se raliser que si une ide de justice prside trs clairement la solution offerte. Ceci est peut-tre la mutation morale la plus importante que lhumanit aura subie depuis fort longtemps : lgosme est amen se dpasser lui-mme. Je ne nglige, ni ne mprise les appels au sentiment. Mais il y a une ncessit, dans les conditions mme de lvolution historique de lhumanit, qui fait que la matrise du domaine intrieur ira ncessairement de pair mais pas automatiquement avec celle du domaine extrieur.

322

Lhomme et latome

Je suis presque effray, quand je parle avec lhomme de la rue, par lurgence dune reconception fondamentale de lducation, et je pense que cest une tche o les intellectuels sans mauvaise conscience et les savants ont un trs grand rle jouer. Il faut que les intellectuels contribuent fonder lespoir. M. EMMANUEL DASTIER : Je voudrais dire un mot sur cette intervention. Je regrette de ne pas rester suffisamment de temps Genve pour entendre le point de vue de M. Bovet et des scientifiques sur les rapports de la science et de lhumanisme, comme sur les rapports de la science et de lhomme de la rue. Nous avons tous manifest un certain intrt pour ces questions, mais ce nest pas nous seulement, mais aussi aux savants, de rpondre. On na pas assez avanc dans cette direction. Je voudrais que la politique sefface plus pour que les savants rpondent cette question. Jai dit tout lheure au prsident que je souhaiterais, dans les Rencontres futures, quun certain nombre de personnes prises un peu au hasard viennent ici, sefforcent de pntrer notre jargon, de le dtruire quand il faut le dtruire, de poser des questions trs simples auxquelles nous rpondrons simplement. Cela rejoint la proposition de Pierre Abraham. Jen reviens M. Havet. Comme lui, je crois quil y a de trs grands espoirs. Sans altrer la vrit, je crois quune bonne part de langoisse peut tre surmonte dans lexamen que nous allons faire en nous-mmes, loccasion des derniers dialogues de ces Rencontres. Il faudrait maintenant se pencher sur les problmes dans lesquels des hommes comme M. Bovet peuvent nous apporter beaucoup. LE PRSIDENT : Lheure est dj trs avance. Nous allons tre obligs de remettre demain matin lentretien sur la confrence de M. Bovet.
p.271

Avant de clore cette sance, je donne la parole M. Jentzer.

M. ALBERT JENTZER dsire poser deux questions. Pralablement, il dclare nfastes


les bruits qui courent sur les influences mtorologiques des essais atomiques, parce quils dcouragent lhomme de la rue et discrditent les savants.

Et voici ma premire question : la radioactivit artificielle peut-elle influencer

323

Lhomme et latome

dune manire apprciable les conditions mtorologiques de notre plante ? Lhomme de la rue se pose frquemment cette question. La seconde est la suivante. On a parl plusieurs reprises, dans ces Rencontres, de langoisse de ltre humain devant les dangers que prsente la radioactivit. Mais en matire de technique de protection, a-t-on vraiment tout fait pour diminuer langoisse que provoque mme lutilisation de lnergie atomique des fins pacifiques ? Je ne le crois pas. Cest pour cela que je me demande si aujourdhui le problme de la protection ne devrait pas faire partie des proccupations de ceux qui sintressent au premier chef lquipement moral et spirituel de lhomme moderne. Je puis vous confier que la IIIe Confrence internationale de protection civile, qui a tenu ses assises Genve, en mai dernier, a fait ressortir dune manire inquitante combien lhomme est peu prpar, non seulement moralement, mais techniquement, combattre les assauts quotidiens de la radioactivit maintenant devenue invitable en raison des besoins toujours accrus dnergie. (Mme les Japonais ont dcid de construire des racteurs pacifiques cause de leur utilit indiscutable, en souhaitant bien entendu une protection toujours plus efficace.) Ny aurait-il donc pas lieu, en vue de tranquilliser lhomme de la rue, en attendant la ralisation des propositions humanitaires de M. Emmanuel dAstier, de jeter un cri dalarme aux gouvernements pour quils luttent dune faon plus relle, plus effective, pour la protection des personnes, afin de contribuer minimiser ltat chronique de peur de la radioactivit qui rgne sur tout notre globe ? M. EMMANUEL DASTIER : Je suis reconnaissant M. Jentzer de ses questions, mais je ne peux pas rpondre personnellement la premire. Il parat que les savants y rpondent aujourdhui, et quelquun qui est un scientifique, nous a apport, dans un dbat pralable, un certain nombre de preuves que cela pouvait avoir une incidence. M. PIERRE AUGER : Non, non, il ny a pas deffets de la radioactivit sur la mtorologie. Il faudrait un facteur de lordre de 1.000 au moins pour quil commence y avoir une action relle sur la mtorologie.

324

Lhomme et latome

M. EMMANUEL DASTIER : Sous bnfice dinventaire scientifique, jaccepte cette position.


p.272

Quant la deuxime question, je suis trs sensible lintervention de

lorateur, parce que je crois que cest vrai. Les dangers de guerre ne nous font pas prendre suffisamment conscience des dangers de paix. En effet, de toutes les questions, celle de lvacuation des dchets radioactifs, par exemple, est trs grave. Le dtournement dun grand nombre de crdits pour lindustrie de guerre fait que lon ne consacre ni un temps, ni un argent suffisant la protection en temps de paix. Je crois que la vigilance des populations est ncessaire pour exiger que cette protection, mme aux dpens dun petit retard du progrs scientifique, soit assure. LE PRSIDENT : Je remercie vivement M. Emmanuel dAstier, en mexcusant auprs de M. Daniel Bovet de navoir pu commencer la discussion autour de sa confrence.

325

Lhomme et latome

SIXIME ENTRETIEN PUBLIC prsid par M. Victor Martin

@ LE PRSIDENT :
p.273

Lentretien de ce matin est consacr la confrence de

M. Bovet. Je vais lui donner dabord la parole, car il dsire faire une dclaration et entamer la discussion sur un certain point avec M. dAstier. M. DANIEL BOVET : Avant dtre interrog, je voudrais tre inform, et il mintresserait de poser M. dAstier quelques questions qui sont, en ralit, des prises de position. Je voudrais dabord lui dire que je ne travaille pas Los Alamos, ce qui diminue mon autorit et ma comptence, mais que dailleurs, si je ne travaille pas Los Alamos, cest quon ne me la pas demand. M. dAstier a soulev un problme trs intressant : celui de lattitude que nous pouvons avoir vis--vis des scientifiques qui ont t conduits travailler dans les organisations qui aboutissent la production darmes atomiques. Je dois dire que, personnellement, jai toujours manifest le plus grand mpris, jusqu leur refuser lentre de mon laboratoire ou refuser de les voir, pour ceux de mes collgues, des Etats-Unis en particulier, qui travaillent dans les laboratoires de biologie spcialiss en matire de guerre bactriologique. Je parle de ce cas, parce que cest un problme relativement plus simple que celui de la guerre atomique : les gens qui travaillent slectionner des bacilles virulents ont une attitude encore moins productive et plus caractrise que ceux qui font de la haute physique. Dautre part, il sagit de rapports que jai eus avec des savants aprs la guerre, donc en dehors de cette priode particulirement aigu durant laquelle les choix sont difficiles faire. Mes positions correspondent dailleurs une raction trs gnrale des savants, en tout cas des biologistes, dont beaucoup ont quitt les laboratoires militaires de biologie, refusant de travailler des armes, quelles

1 Le 11 septembre 1958.

326

Lhomme et latome

quelles soient, qui risquent daggraver encore la situation.


p.274

En rpondant, non pas directement M. dAstier mais au pasteur

Werner, je voudrais dire quil ny a pas pour nous une science morale et une science immorale. A ce point de vue, la position du physicien est complexe, et je sparerai nettement celle du physicien qui a travaill pendant la guerre et celle des physiciens qui travaillent actuellement la bombe atomique. Comme la dit M. dAstier lui-mme, pendant la guerre il sagissait de mettre fin au conflit. Nous ne pouvons pas blmer nos collgues physiciens qui ont travaill des problmes de physique aux Etats-Unis pendant la guerre, car attirant lattention sur limportance de cette arme, ils ont provoqu le bombardement des laboratoires allemands, ce qui a peut-tre empch les Allemands davoir la bombe atomique. A ce point de vue-l, je ne jugerai pas dune manire trop svre le pre de la premire bombe atomique ; je suis trs heureux quil ait t amricain et non hitlrien. En ce qui concerne les explosions atomiques actuelles, je ne crois pas que la question soit simple. Il est vrai quelles ont des buts de guerre. Mais pour autant que nous soyons renseigns, sil ne sagissait que darmement, les bombes actuelles seraient dj suffisamment puissantes. Ces explosions sont donc, en fait, dun grand intrt pour les physiciens, ce quignorent les gens de la rue et mme beaucoup de scientifiques. Ce qui se passe dans une explosion atomique, personne ne le sait ; cest quelque chose dextrmement empirique, quoi se rattachent beaucoup de problmes thoriques. Il y a un problme de connaissance qui se pose, qui nest pas ncessairement une connaissance malfique. Comme je le disais tout lheure, il ny a pas une science bonne et une science mauvaise. Toute la science est utile et doit tre approfondie. Je voudrais demander au professeur Auger son opinion sur ce point. Je crois que dans les explosions, il y a quelque chose tirer du point de vue scientifique. Nous ne pouvons pas arrter le progrs. De mme que les ouvriers lyonnais qui brisaient leurs mtiers ont fait un geste vain, de mme lide de ralentir le progrs de la physique est une position que nous ne pouvons soutenir, parce quelle na aucune chance daboutir. Dautre part, pour rester toujours sur le terrain des faits, les voies de la Providence sont insondables. En attirant lattention sur les consquences biologiques des explosions, on a pu se rendre compte des dangers tout fait mconnus des radiographies et des radioscopies trop prolonges. Cest l un des cas o une recherche qui peut paratre nfaste,

327

Lhomme et latome

est en ralit bnfique parce quelle augmente nos connaissances, en loccurrence sur les effets biologiques des radiations. Donc, dune manire ou dune autre, il peut en sortir quelque chose de bon. Troisime problme : la position des scientifiques actuels. Je trouve quon est trop svre pour eux, car il me semble que nos collgues physiciens sont dans une position trs difficile. Jai cit, la fin de ma confrence, les noms dEinstein, de Joliot-Curie, dOppenheimer, comme ceux de gens qui, outre leurs qualits intellectuelles, ont montr une force morale extraordinaire. Je pense quon ne peut pas sparer ces deux lments. Il est intressant de penser que si ces gens ont une position morale dun niveau exceptionnel, cest prcisment en raison
p.275

de lacuit de leur intelligence, et que lentranement intellectuel

quils ont acquis a dbord sur le domaine de la justice. La science peut donc revendiquer Joliot-Curie, non seulement pour sa valeur scientifique, mais aussi pour sa valeur morale. Je voudrais insister sur les rapports tout rcents de lONU, auxquels il a t fait allusion, pour dire que ce sont des actes de courage. Lun et lautre de ces rapports le rapport sur les effets des radiations atomiques et le rapport sur le contrle sont objectifs, et leurs conclusions trs mesures dpassent quelquefois le niveau des faits, cest--dire quils ont honntement envisag, non seulement ce qui tait certain, mais ce qui pouvait arriver (en particulier en ce qui concerne les effets des radiations atomiques, ils nont pas refus denvisager les pires hypothses). Les savants qui ont tabli ces rapports nont aucunement t infods aux autorits gouvernementales ou militaires qui peuvent financer leurs instituts. L aussi, je trouve important et rconfortant de voir que la science nest pas satanique, et que les experts qui ont t choisis et qui ne lont pas t en vertu de leurs qualits morales ont eu un grand courage civique et ont su aborder des faits et exprimer des opinions qui nont pas t du got des gouvernements quils taient censs reprsenter. M. EMMANUEL DASTIER : Je naurai vraiment pas grand-chose dire, si ce nest pour poser nouveau une ou deux questions, car il me semble que je suis daccord sur tous les points avec M. Bovet, sauf quelques nuances. Dabord, je suis trs sensible au fait que jignorais et qui est trs important que M. Bovet a pris nettement position lgard des travaux

328

Lhomme et latome

bactriologiques en vue de la guerre. Comme il le soulignait, ces travaux ne peuvent aboutir des applications pacifiques, contrairement aux sciences atomiques, mme quand on procde des expriences militaires. Il y a donc l une espce de rvolte morale du savant qui refuse de satteler certaines tches purement destructrices, extrmement sordides. Je trouve cela trs beau et trs heureux, et ce devrait tre gnral. En ce qui concerne la guerre atomique, je suis galement daccord avec M. Bovet. La question ne peut pas se poser de la mme faon en temps de paix quen temps de guerre, quand on a le couteau sous la gorge. En temps de paix, la responsabilit du savant est plus grande. Il na plus le couteau sous la gorge, et il nest plus dans des conditions telles quil na plus le temps de rflchir. Il nest plus livr totalement la raison dEtat. Il peut discuter cette raison dEtat, il peut sinformer, et il peut, avec ses collgues trangers ou nationaux, prendre des positions. Sans blmer les savants qui poursuivent en temps de paix, dans les priodes les plus dtendues, la construction des armes les plus absurdes et les plus monstrueuses, je crois que leur position est plus difficile que celle des savants en temps de guerre. Si on ne peut leur demander
p.276

de devenir des

objecteurs de conscience, ils peuvent tout de mme, tant donn leurs trs graves responsabilits, faire pression sur leur propre gouvernement pour aboutir des dialogues. Cest quoi nous avons abouti, il y a quelques semaines, entre savants atomistes sovitiques et amricains. Aussi bien lEst qu lOuest, je crois que la conscience de leurs responsabilits devrait pousser ces hommes exiger des rencontres et les faire aboutir par les moyens que leur permet leur propre rgime. Je pense donc que la position actuelle des scientifiques devient plus facile, moins je pose un peu la question M. Bovet que, dans le domaine atomique, les savants ne deviennent, jusqu un certain point, des fonctionnaires. Il faudrait alors parler de la nature des relations de cette espce de fonctionnaire et de lEtat. Je retourne la question M. Bovet, aprs avoir donn mon accord ce quil a dit, de la nature des relations du public, de lhomme de la rue, avec le savant. Le savant doit tre appuy par lopinion de lhomme de la rue pour avoir de justes relations avec lEtat.

329

Lhomme et latome

Jai dit dans ma confrence cela vient dtre dmenti par certains faits quune des notions essentielles proclames par Francis Perrin louverture de la confrence atomique tait labolition du secret scientifique. La France a fait quelque chose dans ce domaine avant-hier. Ce geste a t vivement critiqu, parce quil se trouve quil implique la rvlation dun secret qui a de bonnes et de mauvaises incidences. Pourquoi ? Ce secret peut servir indiquer certaines nations, qui nont pas le moyen de fabriquer la bombe atomique, le moyen de le faire. Mais dun autre ct, cela peut servir certaines applications pacifiques. Je pense donc quil ny a jamais de tout ou rien , et que le secret devrait tre gard sur tout ce qui peut diffuser des donnes que tout le monde reconnat comme mauvaises. Je reprends lexemple de Daniel Bovet : sil y a des secrets bactriologiques, je dsirerais quils soient gards, parce que leur diffusion permettrait dautres nations de les utiliser pour faire une guerre bactriologique. En matire dapplications pacifiques, par contre, je pense que le secret scientifique doit tre peu prs totalement aboli, sauf certaines notions concurrentielles qui peuvent aider au dveloppement social de lhomme. Jamorce un dialogue, tant daccord jusquici avec M. Bovet. M. DANIEL BOVET : Je voudrais remercier M. dAstier et lui dire que la pression de lhomme de la rue a certainement jou un rle dans lattitude des scientifiques. Rellement, lhomme de science est sensible lopinion publique ; ce nest pas une chose trange, car il ny a pas de cloisons tanches. M. REN SCHAERER : Cest avec une grande joie que jai entendu M. Bovet nous parler tout lheure des rapports de la science et de la morale, et nous dire : La science nest pas mauvaise,
p.277

elle est bonne. Je lui demanderai

toutefois une ou deux prcisions sur ce point. Quand on parle de science, il faut y distinguer lopration scientifique, la dmarche mene par le savant heure aprs heure, jour aprs jour, anne aprs anne, avec parfois ce sentiment de vanit, lorsquaucune dcouverte tangible ne rcompense ce travail. Si ce nest pas vous demander limpossible, jaimerais que vous rpondiez sans rflchir la question que je vais vous poser : y a-t-il une morale inhrente aux dmarches scientifiques que vous poursuivez ? Jentends bien une

330

Lhomme et latome

morale tisse dans la trame mme de cette dmarche. Ou bien ces dmarches, indpendantes pour le moment des rsultats auxquels elles conduisent, vous paraissent-elles neutres ? Il y aurait trois positions possibles. On peut admettre que ces dmarches sont immorales, thse soutenue toutes les poques. Je crois quon peut lcarter. Il est absolument indigne dadmettre que la nature ou Dieu se seraient tromps au point dattribuer lintelligence lhomme comme un facteur ngatif. Et puis il y a la tendance croire que la science est neutre, absolument neutre. Enfin, il y aurait une autre attitude, qui consisterait dire que la science est morale, ou relativement morale. Laquelle de ces deux dernires thses correspond votre exprience intime ? Si lon regarde les grandes expriences du pass, il semble que les dmarches scientifiques sont neutres. Lexprience profonde nous dit que les dveloppements de lintelligence ne sont pas valoriss par la morale. Le Christ a promis le Royaume des Cieux aux humbles. Avant lui, nous savons tous que Socrate, galement, a rig une forme dignorance consciente en valeur premire. Platon, plusieurs reprises, a exprim la mme ide dans un dialogue de jeunesse : il met Socrate, qui ne sait rien, en face dHippias lhomme qui sait tout, et Socrate a le pas sur le savant. Socrate, qui ne sait rien oblige Hippias qui sait tout confesser cette vrit surprenante : jai accumul en moi une part gale de vrit et de mensonge, je me croyais un savant encyclopdique, je suis la fois un savant et un menteur encyclopdiques. Dautre part, on parle de lintelligence aigu des sclrats. On pourrait citer une exprience surprenante de Dostoevski qui exalte la vertu des humbles. Il reprsente une intuition profonde, tandis que lintellectuel pur serait peut-tre le Grand Inquisiteur. Il y a une autre exprience qui nous dit ceci : lopration scientifique implique tout un ensemble de vertus morales : soumission la vrit, oubli de soi-mme, persvrance, tnacit, dsintressement, austrit quy a-t-il de plus austre quune bibliothque ou un laboratoire ? En outre, les statistiques montrent que les bandits quon emprisonne sont, je crois, rarement des savants connus. Les jeunes gangsters sont souvent au-

331

Lhomme et latome

dessous de leur niveau dge mental. De grands savants sont-ils aujourdhui lgitimement condamns aux travaux forcs ? Je ne le crois pas.
p.278

Monsieur Bovet, tchez de me rpondre ingnument. Ce quil y a en

vous de sens moral est-il li aux dmarches journalires que vous oprez, et si oui, dans quelle proportion ? Ou bien les deux choses sont-elles radicalement spares ? Voil la question que je me permets de vous poser. M. DANIEL BOVET : La question est extrmement intressante et trs clairement pose. Je pense que la science nest en elle-mme ni bonne ni mauvaise. Mais jai une grande confiance cest peut-tre une foi dans la valeur ducative de la science. Le fait quil puisse y avoir dans dautres domaines, ou chez des gens simples, des personnes dune trs haute lvation morale, prouve simplement que la science et lintelligence ne sont pas les seules formes dducation. Mais je pense, en voyant les collgues que jestime le plus, que dans la trs grande majorit des cas ce sont des gens qui rellement ont une personnalit morale. Il me semble que M. Schaerer a rpondu la question en faisant la description des qualits inhrentes la science, qui sont des qualits dapplication, de rectitude, de conscience, que nous appliquons la science. Naturellement, on pourra dire que, dans un certain sens, nous avons une tendance, en tant que scientifiques, nous abstraire du monde ; mais cest surtout par obligation, par manque de temps. Nous sommes scientifiques dans la mesure, malheureusement, o nous nous spcialisons, o nous concentrons le maximum de nos efforts sur un problme donn. Mais pour ma part, il me semble que la vieille ide de Voltaire, quen rendant les gens plus intelligents on les lve moralement, correspond mon exprience personnelle et celle de mes collgues. M. REN SCHAERER : Une petite question, qui peut-tre nous conduira un certain rsultat. Est-ce quon pourrait admettre que les dmarches de lhomme de science sont valorises moralement, comme vous venez de le dire, mais que les rsultats qui comptent dans le domaine public restent neutres ; que ce quon

332

Lhomme et latome

reproche aux savants, ce sont leurs dcouvertes et non pas leur travail dlaboration ? Est-ce que cela vous paratrait juste ? M. LE PASTEUR WERNER : Je pose tout de mme une question concernant cette neutralit du rsultat scientifique. Je suis tout fait dispos admettre que la connaissance est bonne en soi, allant ici mme plus loin que M. Bovet. Vous avez dit que la science nest ni bonne ni mauvaise en soi. On peut admettre que la connaissance est un privilge clatant dparti par le Crateur sa crature. Elle est bonne en soi, mais est-ce quelle ne constitue pas un terrain brlant, une zone nvralgique o interviennent des forces qui cherchent semparer du savoir et du pouvoir humain pour le pervertir ?
p.279

Jen viens directement lexemple suivant. Je ne suis quun profane en

matire scientifique, mais ayant lu un ou deux livres de Jean Rostand sur lavenir de la biologie scientifique, et sur lexprimentation quon est en passe de pratiquer sur lhomme en vue de la cration dune espce soi-disant suprieure, je me demande si la dmarche de la pense scientifique, troitement lie lexprimentation, ne se heurte pas, du point de vue moral, spirituel, une limite qui nest autre que le respect du patrimoine humain, spcifiquement humain, lequel ne saurait tre entam, alin ou survolt, sans une sorte de blasphme, sans une sorte de pch contre la Nature, si lon ne veut pas employer lexpression de pch contre Dieu ? Quand on lit, sous la plume de Rostand, des expressions comme

bouturage humain , ou chirurgie des chromosomes par redoublement, ou slection artificielle visant discriminer une espce humaine suprieure, ne touche-t-on pas du doigt une ambition scientifique, une sorte divresse promthenne, aboutissant alors la ngation mme du savoir et du pouvoir humains, ceci par un pseudo-dpassement qui arriverait, somme toute, dfigurer le visage de lhomme ? Cest la question que je pose trs maladroitement. Je suis tout fait dispos me lancer dans toutes les avenues de loptimisme concernant les magnifiques perspectives offertes la science qui, comme le disait M. dAstier, veut crer les conditions du bonheur pour chacun. Mais est-ce que, force de vouloir crer le paradis sur terre, lon naboutira pas lenfer sur terre, dans la mesure o la

333

Lhomme et latome

connaissance humaine en viendrait vouloir usurper le privilge de la divinit ? M. DANIEL BOVET : Il y a deux problmes. Sur le plan purement technique, scientifique, qui est celui de Rostand, je pense que si rellement on peut greffer des chromosomes, sil y a une possibilit matrielle de le faire, on le fera, sinon sur les hommes je parle du point de vue exprimental certainement sur les animaux. Pour linstant, Rostand ne travaille que sur les animaux. Il na pas t question du tout, sauf en lAllemagne hitlrienne, dintervenir sur lhomme. Il y a des questions de dontologie ; les mdecins ont les rgles de dontologie les plus strictes. Mais les savants ont le droit de sintresser aux problmes de slection outrance, comme tout autre problme. Je ne crois pas du tout que les romans de science-fiction, le surhomme de Wells, soient la seule solution. Au contraire, il me semble que la solution la plus facile consisterait rendre tous les rats intelligents et augmenter par quelque produit chimique lactivit du systme nerveux en gnral, de manire rendre tout le monde capable dapprendre lire et rendre normaux le grand nombre de gens qui sont reconnus malades, avant de crer des surhommes, avant de penser diviser la socit en classes. M. LE PASTEUR WERNER : Je pense tout de mme quun problme moral et spirituel se fait de plus en plus pressant pour lhomme de science. Et je rejoins ici la question de
p.280

M. Schaerer : au nom de quels critres la science

dcidera-t-elle quelle ne peut pas pntrer dans le domaine trois fois sacr de la personne humaine ? Ou y pntrera-t-elle tout de mme en augmentant le nombre de nos cellules crbrales, de manire crer une espce humaine dont le pouvoir de connaissance sera dcupl ? Race qui deviendra plus apte matriser les forces cosmiques ? Ce nest hlas pas un roman, ni un mythe ! M. DANIEL BOVET : Cest de la dontologie mdicale. Je crois que les mdecins ont affront ce problme de manire rigoureuse. En particulier, on a dclar monstrueux de striliser les dficients, de modifier le patrimoine hrditaire, et dcrt que la personnalit de lhomme tait sacre. Ce nest pas une question de biologie. Ce que le biologiste peut faire, dans son laboratoire, cest crer des mthodes nouvelles. Mais lapplication de ces mthodes relve de

334

Lhomme et latome

la dontologie mdicale. Ce que nous trouvons sur le rat et sur le singe ne pourra pas le moins du monde influencer ce qui se fait. M. LE PASTEUR WERNER : Ce nest pas lopinion de Rostand. M. EMMANUEL DASTIER : Je voudrais poser une question qui me semble plus proche, probablement, de M. Bovet que de M. Werner. Il y a deux questions quon mlange. La science et la mdecine se trouvent places devant le problme de modifier, jusqu un certain point, la nature de lhomme pour lui permettre daccompagner le progrs. Si la science arrive faire en sorte que lhomme chappe la loi de la gravitation, je trouve quil ny a l rien dimmoral, et je ne vois pas pourquoi lhomme naccompagnerait pas de sa propre volution celle qui a t le fait de la nature. Sans cela, vous interdisez pratiquement un certain nombre de progrs. Si lon a la possibilit de promouvoir lensemble de lhumanit, serait-ce par une augmentation naturelle du cerveau, il ny a pas sopposer cela au nom de certains impratifs religieux ; ce serait aller trop loin. M. REN SCHAERER : Un mot, cependant. Vous avez prononc le mot de dontologie . Il me parat trs important. Je crois savoir que dans les congrs o les savants dcident des rgles de la dontologie, on fait appel des thologiens, des moralistes, des prtres ou des pasteurs en leur disant : Nous sommes moralement neutres, nous ny comprenons rien. Donnez-nous notre rgle de dontologie. Ou les savants eux-mmes sestiment-ils comptents en matire de morale dans leur propre science ? Si cest le cas, cela confirmerait quil y a dans lopration scientifique quelque chose de moral, et quun savant se juge, avec raison, relativement comptent en matire de morale. M. DANIEL BOVET : Dans les congrs de dontologie, on fait appel des juristes, il me semble, et probablement des moralistes. Mais je ne suis pas comptent. M. UMBERTO CAMPAGNOLO : Je crois quil y a des difficults que lon

p.281

peut surmonter, et qui viennent du fait que lon conoit la morale comme un

335

Lhomme et latome

systme de normes ternelles et immuables. Je ne peux pas admettre ce systme sans dtruire la libert morale elle-mme. Les savants qui sadresseraient un dontologue pour savoir comment ils doivent se comporter cesseraient dtre des savants. Si ctait de la comptence des moralistes dtablir les limites de la science, je pense que vous dtruiriez la science dans ses sources mme, dans sa raison dtre. Les dangers que vous avez dnoncs, je crois les comprendre. Ce sont des dangers qui peuvent sembler aussi terrifiants que rels, lorsquon part dune conception moraliste du savant. Mais le savant est un homme et sa cration sera toujours humaine. Lhomme ne peut pas se dpasser ; cest pourquoi il ny a pas de justification lui imposer des limites. Si vous lui imposiez nimporte quelle limite, vous dtruiriez sa nature morale. Dailleurs qui dtiendrait le secret de ces limites, pour dire au savant : Tu ne peux pas aller plus loin dans tes recherches ? Je ne pense pas quil y ait un risque quelconque doffenser Dieu en ralisant toutes les puissances de lintelligence humaine. M. FRANOIS DE JESS : Je crois quen faisant la comparaison avec la dontologie mdicale, on a soulev un problme trs intressant. La science mdicale a plusieurs millnaires, et a scrt sa propre morale et les limites de son emploi. Mais nous sommes devant un phnomne tout fait nouveau, et M. Leprince-Ringuet la montr la physique moderne nest plus le fait dun homme, applique un homme, mais le fait dun groupe li aux dsirs matriels de lhomme concentrs dans la volont de puissance de lEtat. La science moderne ne distingue plus entre science pure et science applique. Elle est la conjugaison de la force de lintelligence des intellectuels et de la volont de puissance des Etats. De ce fait, le problme moral qui se pose la science moderne est dun ordre diffrent, et je ne pense pas que ce qui a pu russir pour les mdecins, qui taient des individus, puisse tre galement valable pour la science moderne, qui est le fait dun groupe, qui obit donc la loi du groupe. Je me permets de revenir une contradiction que jai trouve dans lexpos de M. Bovet. Dun ct, il nous a affirm quon ne peut pas arrter le progrs scientifique, et cela me parat absolument certain ; lexprience le montre.

336

Lhomme et latome

Dautre part, il nous a dit fort justement que le sens moral nest pas absent chez le savant, quil est peut-tre mme plus aigu dans le monde scientifique quailleurs. Comment alors concilier progrs et morale ? Nous constatons que la science progresse inluctablement. Il ne faut pas justifier ce progrs ; il faut voir le drame humain. Lidal de lhomme est la matrise de ses activits, lactivit scientifique comme les autres. Or, cet idal, lhumanit se trouve lheure actuelle impuissante le raliser, et cest l le vrai problme. Cest ce problme que nous nosons
p.282

pas suffisamment

regarder en face. Nous nous contentons de nous consoler avec des vux pieux, ou des scrupules, mais cela ny change rien ; le problme reste entier. M. DANIEL BOVET : Vous voyez une contradiction dans le fait que je blme mes collgues qui prparent des virus pour dtruire lhumanit, et le fait que je dclare que lon ne peut pas arrter le progrs ? M. FRANOIS DE JESS : Les scrupules des savants, qui sont infiniment honorables, nempchent pas le dveloppement de la science. Mme si M. Oppenheimer na pas voulu participer la fabrication dune bombe, cette bombe a quand mme t fabrique, et maintenant elle est entre les mains des hommes dEtat, qui reprsentent la volont de puissance de lhomme. Et lon sait le danger que cela constitue pour lhumanit. Dautre part, on pourrait aller plus loin. Le dsarroi existe mme dans le monde scientifique, et jen donnerai pour exemple la contradiction prsente ici par les savants sur les dangers du rayonnement atomique. Je ne veux pas prendre parti, je ne suis pas scientifique, mais je dis simplement quil y a des contradictions compltes. Si lon sadresse des savants sovitiques, des savants amricains ou des savants neutres, on obtient des rponses totalement diffrentes : si les commissions scientifiques appartiennent des Etats qui fabriquent et utilisent la bombe atomique, le danger est dit faible ; si ce sont des Etats neutres, le danger est dclar effroyable. Je crois que nous nous consolons trop facilement. Nous nallons pas chercher la solution du vrai problme. M. DANIEL BOVET : Sur la question de cette fameuse contradiction, je dirai quil y a addition. Il y a lhomme de science qui considre le problme sans

337

Lhomme et latome

jugement moral ; mais en plus cet homme de science est un homme en luimme, et il doit prendre une attitude morale. Jai seulement indiqu que le fait de la culture scientifique, le fait de sadonner aux sciences plutt qu la danse classique, a une certaine influence sur la manire de penser, et indirectement sur le sens moral dun homme. Il y a certainement un rapport entre la notion du vrai et la notion du juste. Or, le juste est plus prs du bien que du mal. Je vois donc une addition o vous voyez une contradiction. Joliot-Curie a t trs affirmatif sur ce point. Il a dit : La science nest ni bonne, ni mauvaise, il ne faut en aucun cas blmer une recherche scientifique. On ne peut pas refuser de continuer travailler dans certains domaines, mais il faut instruire lopinion publique. Cest un tout autre problme. Il la fait en tant quhomme, et on peut dire que, dans un certain sens, il a diminu son activit scientifique au profit de son activit sociale et politique. Quant aux rponses contradictoires, auxquelles vous faites allusion, nous navons pas le droit de mettre en doute la sincrit des diffrents p.283 savants ; les problmes sont trs complexes. Il y a diffrentes mthodes pour mesurer lnergie et la vitesse des diffrentes particules, et je crois que les diffrences dopinion sur ce point ressortissent surtout des diffrences de point de vue scientifique. Dautre part, si les derniers rapports de lO.M.S. montrent des divergences certaines, de lordre de 1 5, dans la fixation du niveau de base et dans la fixation des augmentations de radiations ionisantes autorises et toxiques, ce sont des divergences trs rduites par rapport ce quelles taient auparavant. Dans lun des rapports est incluse une carte gographique montrant les quantits de strontium radioactif recueillies dans des populations diffrentes, et cela donne une ide assez homogne de la situation actuelle, que lon navait pas il y a un an ou six mois. Actuellement les savants ont d se mettre daccord sur les mthodes de dosage du strontium. Des gens aussi diffrents que les Australiens, les Russes, les Italiens, les Franais, peuvent confronter les rsultats. Je crois que cest trop simpliste de dire que les Russes et les Amricains minimisent la toxicit et de mettre en doute la sincrit des savants. Quand vous avez deux manires de mesurer un phnomne, selon vos ides, vous choisissez lune ou lautre. Il y a un facteur humain. Mais dans la mesure

338

Lhomme et latome

o les savants uniformiseront leurs mthodes de mesure, o ils se mettront daccord, il ny aura plus lieu de mettre en doute leur sincrit. M. FRANOIS DE JESS : Je crois que le problme central que jai pos reste le mme, cest--dire que lactivit scientifique en elle-mme ne sera pas contrle, ni par les scrupules les plus honorables, ni par les vux que nous pouvons mettre. On narrtera pas le progrs scientifique. Il est entran par un dterminisme scientifique, non pas moral, ni immoral, mais amoral. Et la moralit intrinsque de ceux qui y participent ny change rien. Nous ne voyons pas rellement le problme du monde scientifique moderne, incapable, linverse du mdecin qui a pu trouver en lui-mme la force de matriser sa puissance pour quelle ne devienne pas nuisible, de slever un niveau moral gal celui des mdecins du temps dHippocrate, dont la rgle fondamentale a t : dabord ne pas nuire. M. JEAN MARCHAL : Il ne faut pas oublier quil y a une diffrence capitale entre la recherche fondamentale et lapplication de la recherche. Dans le cas de la dcouverte, cest la raison du chercheur qui est en cause ; il personnifie ce moment-l la connaissance humaine. Dans le cas dinventions de techniques dapplications intervient la notion du juste, et cest alors toute lhumanit qui est en cause, et le savant avec elle, mais en tant quunit humaine seulement. Il y a ensuite la question, que vous avez souleve tout lheure, de savoir si limportance des retombes radioactives est dix fois ou cent fois plus forte suivant les hauteurs. Cest un problme purement scientifique pos aux savants. Chaque savant, comme la dit M. Bovet, apporte
p.284

sa contribution. Il tudie

un certain groupe humain. Il y trouvera une certaine dose de strontium radioactif. Il se pourra que de lautre ct de la lunette on ne trouve pas la mme chose. Cela ne veut pas dire quil y a opposition entre les thses dfendues. Il y a un problme beaucoup plus grave, qui est de savoir si on a le droit de se servir darguments de cet ordre pour faire reposer lhumanit sur une poudrire de plus de trente mille bombes atomiques. Ce nest plus un problme scientifique, mais humain, qui nous intresse tous. Le problme scientifique

339

Lhomme et latome

pos aux savants est de savoir si, dans les conditions actuelles, aprs les explosions atomiques, il y a un danger pour lhumanit. Les savants ont rpondu selon la raison, et sans aucun parti pris ni politique, ni moral ou autre. Ensuite, il y a un deuxime fait, sur lequel les savants prennent position, aussi bien ceux qui ont fait les mesures que nimporte quel autre homme, cest le fait de savoir si on doit pouvoir encore fabriquer des bombes atomiques. Dr TZANCK : Je voudrais parler dun malentendu qui sest gliss entre nous. Ces jours-ci, on a beaucoup parl du charme de M. dAstier. Je crois que nous avons tout fait tort de parler ainsi. Cest vraiment ne pas avoir cout la leon quil nous a donne. Quest-ce que ce charme ? Sil nous a tous secous, ce nest pas uniquement par ce quil a dit, cest par ce quil a fait ici. Il est un des seuls hommes qui, au lieu de nous dire : Voil la vrit, suivez-moi , nous donne limpression de venir ici pour nous comprendre, pour couter. Il ne nous a pas dit de choses tellement nouvelles, mais il les a dites dune faon diffrente. Nous avons abord une question fondamentale aujourdhui : la question de lhomme devant latome. Effectivement, au fur et mesure que se droulent ces dbats, nous sommes de plus en plus convaincus quau fond cest le seul problme. Mais en mme temps, nous voyons les difficults samonceler. Nous sommes un peu effrays. Quest-ce qui se passe ? Chacun dentre nous, quelle que soit la discipline laquelle il appartient, croit que les lments quil apporte sont indispensables la solution du problme. Et chaque fois quun philosophe prend la parole, les scientifiques et les politiciens sont trs agacs ; ils voudraient quil fasse vite et quon passe aux choses srieuses. En ralit, ce nest pas scientifique dagir ainsi. Nous avons traiter aujourdhui du problme de langoisse de lhomme devant la destruction du monde. Ce nest tout de mme pas scientifique de vouloir laborder en oubliant langoisse de lhomme devant sa propre mort. Or, ici, nous faisons semblant dtre proccups par la seule question de la mort des autres. On ne peut aborder honntement le problme de la destruction du monde que si lon aborde le problme de langoisse devant sa mort, et une fois ce problme prcis, on peut aborder dune faon objective lautre problme. Autrement, il y a une sorte de tricherie.

340

Lhomme et latome

Jai dit quil ne faut pas parler, mais couter. Je ne veux pas donner le mauvais exemple. Chacun de nous doit rentrer un peu ce quil a dire et faire un effort maximum dattention au moment o lautre parle.
p.285

Cest une

grande leon que nous a donne M. dAstier, et pour ma part, je tiens la suivre en me taisant. M. GRARD MILHAUD : M. Bovet, pour la premire fois dans ces Rencontres, a fait natre parmi nous lespoir en soulignant que les grands progrs qui ont t obtenus en biologie et en mdecine lavaient t grce aux isotopes radioactifs. Il tait important que sa voix se fasse entendre avec tant dautorit pour remettre leur place certains aspects du dbat auquel nous avons t convis. Depuis quinze ans, nos connaissances et nos moyens diagnostiques et thrapeutiques ont prodigieusement progress, et dans ce domaine, rien ne peut remplacer les isotopes radioactifs. De bons esprits ont dit quil aurait mieux valu capter lnergie des vents, ou celle des mares, ou celle du soleil, plutt que lnergie atomique. Cest possible, encore que cela se heurte de trs grosses difficults ; mais aucune de ces nergies ne pourrait tre substitue lemploi des isotopes. Cest le premier point. Le deuxime point, cest quon ne se reprsente pas trs bien comment on passe de lutilisation pacifique lutilisation militaire de latome. Les grands centres de recherche atomique ont une structure, un programme imposs en fin de compte par les chefs dEtat. Vous avez, en dessous du chef dEtat, le savant, et lorsquil sagit de savoir si vous ferez un racteur ou si vous accumulerez la matire fissible pour faire une bombe, cela nest pratiquement plus du ressort des savants, mais des techniciens. Or, le technicien obit aux ordres quon lui donne, aux ordres du chef dEtat. Aujourdhui, il ny a plus de recherche scientifique dans le domaine de la bombe atomique. Cest une question de technique, ce nest plus une question de recherche. Je crois quil est important de le dire, parce que trop souvent le savant fait injustement figure daccus. Il y a dans ce que lon appelle la recherche scientifique, plusieurs ordres de fait. La recherche scientifique dsigne, devrait dsigner, la dcouverte exceptionnelle qui, dun seul coup, permet de faire un bond en avant inimaginable. Pour citer un exemple familier beaucoup de gens, lorsque les Curie dcouvrirent la radioactivit artificielle, ils observrent, au cours dune

341

Lhomme et latome

exprience, de singulires traces sur une pellicule photographique. Avant eux, personne navait eu lide du phnomne qui pouvait se passer. On pensait que toute radioactivit ne pouvait tre que naturelle. Ils ont dun seul coup compris quils avaient pour la premire fois russi rendre un atome radioactif. A ct de cela, il y a une recherche, quon appelle scientifique, qui consiste exploiter le domaine dcouvert par le premier type. Enfin, on appelle recherche scientifique ce qui nest au fond que lapplication, sur une chelle industrielle, de procds qui drivent du second type de recherche, et je crois que le savant est parfaitement innocent des applications que peuvent faire les techniciens ou de ce que peuvent dcider les hommes dEtat. M. DANIEL BOVET : confrence... Il est tout fait exact que je cherche tre lavocat des savants, et jai cherch dmontrer le bien plutt que le mal qui dcoulait de la question atomique. M. Tzanck et M. dAstier pensent quil est bon, au contraire, de cultiver langoisse. Cest leur opinion, ce nest pas la mienne. Je pense quil faut aborder avec beaucoup de prcautions ce problme de langoisse. Jusqu prsent, le rle du mdecin tait en gnral de diminuer langoisse du mourant, de la famille au chevet dun malade. M. dAstier prconise un appel lopinion publique, en mettant en avant les dangers de la fin du monde, les dangers des explosions, les dangers que font courir les augmentations des radiations ionisantes. Cest sa conviction profonde et je mincline. Je pense quil le fait dans un but trs louable. Mais il le fait en tant quhomme politique, en tant quhomme social, et pas en tant que mdecin. M. GRARD MILHAUD : Le dernier point, qui est dailleurs mineur, sur lequel jaurais voulu parler est le suivant. Lorsquon nous a donn les statistiques de dpenses effectues dans diffrents pays pour lensemble des recherches, ces statistiques faisaient apparatre une diffrence entre les pays les plus volus dans ce domaine, comme lAmrique, lAngleterre et nos propres pays : un facteur, en gros, de 2,06 pour la France et lItalie, et 1,2 1,5 au plus pour lAmrique. Ces Il me semble que vous faites un pangyrique de ma

p.286

342

Lhomme et latome

statistiques sont un peu moins favorables si on ventile ces dpenses suivant les diffrents postes. En effet, pour les dpenses effectues dans le domaine de la biologie et de la mdecine, le rapport entre Grande-Bretagne et France est compris entre 1 et 7, 1 pour la France et 7 pour la Grande-Bretagne. Enfin, il y a une phrase de votre expos qui tmoigne de votre foi dans la recherche scientifique, mais qui, gnralise, pourrait peut-tre prsenter quelques inconvnients : celle o vous suggrez que le chercheur est suffisamment pay de sa recherche par sa recherche. Je crois quil est trs important que vous nous donniez votre pense sur cette question, puisque vous avez travaill dans un Institut o je travaille encore, et qui, pendant de longues annes, a souffert dune direction trs stricte, celle du Docteur Roux, qui estimait que le chercheur navait besoin de rien, mme pas dappareils ; du moment que Pasteur avait fait ses principales dcouvertes avec un tube essais, il estimait que cinquante ans aprs il ny avait pas de raison pour ne pas continuer. M. DANIEL BOVET : Je vous remercie de me donner loccasion de revenir sur une boutade, qui navait pas lintention dtablir des normes de paiement du personnel scientifique, mais de faire allusion au dsintrt du chercheur. Evidemment, les statistiques que jai donnes taient un peu rapides, et si lon examine les diffrents chapitres, les carts dun pays lautre peuvent tre plus considrables. Jai insist dailleurs sur le p.287 fait que le pourcentage, dans la recherche pure, varie dans des proportions plus fortes que dans la recherche globale, tant donn quil sagit de 10 % ou de 15 % ou de 20 % dun chiffre qui varie par lui-mme dj dans la mesure de 0,4 0,6 % du revenu national. Pour ce qui concerne le salaire des savants, je pense que le problme est trs important, parce quil y a souvent concurrence entre les laboratoires dEtat (ou les laboratoires qui font de la recherche pure) et les laboratoires industriels. Le dpart des meilleurs chercheurs pour les laboratoires industriels cre certainement un vide dans les laboratoires de recherche. A certaines poques, et particulirement aux Etats-Unis, on a pu avoir limpression que des industriels tentaient de crer un monopole de la recherche. Cest le cas pour les laboratoires de larme, qui cherchent attirer les lments les meilleurs avec des salaires considrables.

343

Lhomme et latome

A ce point de vue, on a pu interprter ma confrence comme un pangyrique de la science applique. On a mme dit que ctait la confrence dun pharmacologue, mais pas dun vrai savant. Jai pourtant bien dit que ctait la science pure qui menait le jeu, et que la science applique ne faisait que suivre. Si jai plus insist sur la science applique, cest quelle est essentielle en ce moment, en raison de ses rapports avec la science atomique. M. ROGER GIROD : Jentends demander M. Bovet de nous clairer, par quelques faits prcis, sur la manire dont slaborent les problmes que le savant traite dans son laboratoire et qui se retrouvent, sous une autre forme, au premier plan ou larrire-plan de laction pratique. En loccurrence il sagit de laction mdicale, privilgie deux points de vue. Dabord, parce que la mdecine nous met en prsence dune science et dune action qui touchent directement lhomme, la diffrence peut-tre des sciences purement physiques. Ensuite, parce qu la diffrence de ce qui se passe dans dautres domaines, il y a tout de mme une certaine unanimit de vues dans la population en ce qui concerne le but atteindre.
Dressant alors un parallle entre la science mdicale et les sciences politiques et sociales, M. Girod constate les difficults que rencontrent ces dernires du fait du manque dunanimit de vues sur leur utilit et du fait quon leur demande toujours plus quelles ne peuvent faire : on leur demande des miracles.

Jen viens maintenant ma question : comment, finalement, dans le travail du biologiste, stablit le rapport avec les besoins pratiques ? Comment ces besoins pratiques sexpriment-ils ? Jimagine par un passage graduel des diffrents chelons de la hirarchie mdicale, depuis la clinique jusquau laboratoire du savant. Quelle est la part, dans llaboration des programmes de recherche, de la rationalit pure, cest--dire du dveloppement continu dune certaine ligne de pense, indpendamment des fluctuations de laction ? Et quelle est la part, en quelque sorte, de la pression de la ralit, de la pression de lopinion
p.288

publique en tant quelle attribue une importance plus ou

moins grande tel ou tel genre de maladie, suivant les poques ? Je demande M. Bovet de nous indiquer dans quelle mesure laction mdicale sert vritablement de modle la recherche biologique. M. DANIEL BOVET : Cette intervention me fait penser une visite que M. de

344

Lhomme et latome

Gasperi avait faite dans notre institut. Il nous avait dit : Vous, scientifiques, vous avez de la chance, parce que vous pouvez vrifier la valeur de vos hypothses. Il nous serait bien commode, nous aussi, davoir une petite le dans laquelle nous pourrions exprimenter le texte de nos lois avant de les voter pour conduire la barque du gouvernement. En ce qui concerne le problme pos, qui envisage les mthodes ou les raisonnements qui aboutissent au choix des arguments de travail, je dois dire dabord que nous sommes limits, et trs fortement limits, dune part par nos connaissances et, dautre part, par les moyens de travail qui sont notre disposition. Ce qui caractrise un bon chercheur, cest quil a un certain flair pour tirer parti au maximum de ses appareils, de ses collaborateurs et de ses connaissances. Par exemple, en tant que chefs de laboratoire, un des problmes que nous devons rsoudre est de choisir des sujets de recherche qui correspondent au temprament de chacun de nos collaborateurs. Il y en a qui il est plus utile et plus ducatif de donner des sujets restreints, quils pourront tudier dans un temps dtermin, mais dont la solution est dj plus ou moins prvue, il ne sagira pas dune dcouverte, mais dun petit progrs. Vous pouvez vous trouver, au contraire, devant des collaborateurs auxquels vous pourrez confier des problmes nouveaux, sans du tout savoir sils aboutiront un certain rsultat. Quant la question thique dans les recherches biologiques, jy ai plus ou moins rpondu dans ma confrence. Naturellement, les recherches mdicales ne constituent pas du tout lensemble, ni mme lessentiel des recherches en biologie. Il y a des gens qui font de lexcellent travail sur la statistique gntique ou, dans des domaines encore plus lointains, sur des hormones vgtales ou animales, ce qui na pas de rapports directs avec la sant. On ne peut jamais prdire quune recherche sera inutile, mais on ne peut pas toujours en prvoir lapplication immdiate. La science biologique ne se dfinit pas par des critres dutilit. M. J. TOTH : Avant de poser ma question sur le point dattache de la science naturelle au rgime juridique, permettez-moi de poursuivre brivement un ordre dides esquiss par M. Bovet dans son magistral expos. La deuxime rvolution industrielle a mis la science, la recherche

345

Lhomme et latome

scientifique, la tte du progrs technique. Le rsultat en est lacclration du dveloppement de la technique, laugmentation du revenu national et du niveau de vie dans les pays industrialiss. La physique nuclaire, lastronautique, la cyberntique, la chimie avec la photosynthse et la pharmacologie donnent aux hommes de
p.289

science une

position cl dans notre monde moderne. Mais, contraste frappant, la position des savants dans la socit reste confuse. Nous avons des parlements pour les politiciens, des syndicats pour les ouvriers, alors que les associations scientifiques, les acadmies des sciences ont une organisation qui date de la premire rvolution industrielle. La formation et la slection des chercheurs, lorganisation des savants est loin dtre rsolue. Le seul moyen juridique de lpoque librale, le brevet dinvention, ne suffit pas pour rgler la situation. Un droit des savants, dont llaboration thorique est mise lordre du jour par lUNESCO, ne serait quun remde partiel. Les savants, et surtout les chercheurs des laboratoires, sont livrs au gr de ceux qui financent leurs laboratoires : les chefs de la grande industrie ou les chefs politiques qui reprsentent lEtat. La science et les savants ne tireraient-ils pas profit de la cration de centres de recherche internationaux, dveloppant lexemple du CERN dans chaque branche de la science, et dont la fdration constituerait une communaut mondiale des savants ? En dautres termes, ne pourrait-on crer un ordre international des savants ? M. DANIEL BOVET : La question me parat trs intressante. Je voudrais brivement y rpondre. Personnellement, je suis un dmocrate trs convaincu, et je pense quen effet il serait utile cest la ligne gnrale de lvolution actuelle de substituer un acadmisme trs autoritaire et un peu surann, des associations de travailleurs scientifiques. Il existe dailleurs une association de travailleurs scientifiques, qui est extrmement active et trs utile, en particulier dans le domaine atomique. Ce sont les savants atomiques qui nous ont donn lexemple. Ils publient une revue trs remarquable, qui est le Journal de lAssociation des savants atomistes, et ils nous donnent lide dun groupe

346

Lhomme et latome

dmocratique, organis, de chercheurs qui peuvent tudier des problmes dontologiques avec une autorit et une comptence particulires. Mais les organisations internationales ont toujours linconvnient dtre assez pesantes pour les chercheurs eux-mmes, et cest peut-tre la raison pour laquelle elles nont pas le succs quelles mritent. Elles reprsentent une grande perte de temps. A ct des organisations internationales, il y aurait intrt organiser dans chaque institut des syndicats qui soccuperaient non seulement de questions matrielles, mais encore de lorganisation du travail scientifique. Mais les chercheurs de lInstitut Pasteur, par exemple, savent lnorme difficult que reprsente la cration de syndicats dans les instituts. On ne comprend pas quoi cela est d, si ce nest lindividualisme ou au mauvais caractre des savants, alors que cest vraiment le domaine dans lequel il devrait tre le plus facile dorganiser une collaboration entre chercheurs, de la base au sommet. Pratiquement, je crois que dans nos instituts europens, ce systme de collaboration fonctionne assez mal. Je nai jamais entendu parler dinstituts de recherche qui soient organiss sur une base dmocratique. Je ne sais
p.290

pas

quelles sont les raisons psychologiques qui sy opposent, mais ce serait une voie intressante poursuivre. Cette question est certainement trs utile, parce quelle permet daborder des questions dontologiques et des questions morales sur un plan concret. LE PRSIDENT : Mest-il permis de poser une question ? Quappelez-vous exactement une organisation sur une base dmocratique ? M. DANIEL BOVET : Nos grands instituts de recherches sont en gnral linstitut de celui qui les a fonds et du savant qui les a crs. Par exemple, lInstitut Pasteur a t cr autour de Pasteur. Mais mme linstitut anglais cr par Sir Henry Dale est rest un institut dont lidologie relevait de lidal de son fondateur, et notre institut de Rome nous en sommes trs fiers, parce que Marotta est une personne de premier plan est rellement lInstitut Marotta, presque autant que lInstitut des Sciences mdicales. On pourrait imaginer un institut dans lequel les buts de recherche, la rpartition des crdits, les voies suivre, llaboration, natraient dune

347

Lhomme et latome

demande de la base. Il y aurait alors des runions rgulires, des dlibrations, une autorit de lensemble des chercheurs, et non pas seulement le directeur et le chef de laboratoire, il me semble qu lInstitut Pasteur on na mme pas russi donner une autorit collective au groupe des chefs de laboratoire , et au del des chefs de laboratoire il faudrait crer un courant qui irait jusquaux assistants, aux aides techniques, et qui contribuerait crer un esprit de recherche diffrent de celui quil y a actuellement. Dailleurs, cest un peu le mme problme que celui de luniversit. Les universits, galement, ne sont pas toujours dmocratiques, et l aussi, il y aurait dans beaucoup de pays une tradition autoritaire moderniser. On a parl de lopposition de lacadmisme et du syndicalisme. Nous sommes encore souvent, au point de vue de lorganisation intellectuelle, sur le plan de lacadmisme. M. PIERRE DUCASS : Je vous remercie, Monsieur le Prsident, de bien vouloir me donner la parole, car il me semble que les dbats aboutissent des prcisions extrmement importantes. Je poserai, moi aussi, une question, mais qui ne sadresse pas au professeur Bovet. Cest une question pour nous tous, et une question qui me semble sortir directement, non seulement des confrences que nous avons entendues, mais des dbats de ce matin. On a dit admirablement tout lheure, dans les trois dernires interventions et dans les rponses de M. Bovet, que le statut du savant dans la socit paraissait confus certains gards. On a dit linstant quelle structure possible on pouvait envisager pour lassociation des chercheurs. On a propos un ordre international des savants pour stabiliser leur statut.
p.291

Je crois que toutes ces questions sont fondamentales, et que toutes ces

questions sont en relation directe avec le problme de ces Rencontres. Le statut interne des chercheurs est une question passionnante et difficile. Le statut de la dontologie est une question passionnante et difficile. Et cependant, il faut aller encore plus loin. Il faut poursuivre la mme recherche dans les rapports entre lhomme de la rue, comme on a dit, et les chercheurs, dans toutes les catgories qui ont t envisages. Le problme vous parat-il trop vaste ? Dites-le. Je ne le crois point. Je crois

348

Lhomme et latome

en particulier quun ordre de savants qui se constituerait ferm, si dmocratique soit-il, serait une catastrophe. Vous voyez dans quel sens je pose la question. Je demande sous quelle forme il faut concevoir lorganisation du travail scientifique en soi, lintrieur de ses propres disciplines, et dans les rapports avec lhomme de la rue. Plus les savants sont riches de ce quils nous apportent, plus ils sont gauches dans certains rapports essentiels avec les autres hommes. Tout simplement parce que leur spcialisation, le haut travail auquel ils se sont consacrs, le temps dont ils disposent, ne les a pas prpars aborder directement la tche essentielle. La question que posent les Rencontres Internationales serait, me semble-t-il, lorganisation, concevoir progressivement, par effort collectif, du travail des savants un certain niveau, et du travail des savants en liaison avec les autres hommes. Dr TZANCK : Il me semble que la question revient un peu la chose suivante : sur quelles bases va-t-on appliquer le plan que nous cherchons ? Il ne suffit pas de crer des syndicats, il faut que les syndicats sachent ce quils veulent dfendre. Il ne suffit pas de dresser des plans scientifiques, il faut encore savoir sur quelles bases les tablir. Cest pourquoi, tout lheure, jai dit que la collaboration de tous tait indispensable ; nous ne ferons quapporter notre eau au moulin de lanarchie si nous faisons des plans sans savoir o nous voulons aller. Alors se pose le vritable problme : que voulons-nous que soit la science ? Que voulonsnous quelle apporte, et quels sont les critres sur lesquels nous allons nous appuyer ? L, il y a un problme scientifique rel. M. DANIEL BOVET : Je voudrais si possible que le Dr Tzanck dveloppe encore un peu son ide, nous donne un embryon de solution... Dr TZANCK : Je ne suis pas du tout surpris que ce que je viens de dire apporte un peu plus de confusion, alors que je voulais apporter de la clart. Je raconterai donc une petite histoire. Je suis mdecin. Savez-vous quelle est la diffrence entre le mdecin de mdecine gnrale et le spcialiste ? Ce

349

Lhomme et latome

nest pas du tout pareil ! Un mdecin de mdecine

p.292

gnrale, cest un

homme qui sait peu, mais sur beaucoup de choses. Puis il prend de lexprience, il travaille, il voit des malades, il en sait de moins en moins, mais sur de plus en plus de choses. A la fin de sa carrire, il finit par ne rien savoir sur tout. Tandis que le spcialiste, cest diffrent. Le spcialiste est un homme qui sait beaucoup de choses, sur un petit domaine. Il travaille, il prend de lexprience, il en sait de plus en plus sur de moins en moins de choses. Et en fin de carrire, il finit par tout savoir sur rien. Cela a lair dtre une plaisanterie, mais je vous assure que cest un drame pour tout mdecin. Cest devant des problmes aussi absurdes et dramatiques que nous nous trouvons tous les jours. Il ny a de solution des problmes aussi simples et fondamentaux que par une collaboration, mais il faut se mettre daccord. Nous cherchons une solution ce problme de la mdecine. Nous allons y arriver, parce que nous saurons que le but est de gurir, mais ce sera trs difficile. M. JEAN STAROBINSKI : Jaimerais poser une simple question. Il me semble qu la limite, lobjet de ces syndicats, de ces associations internationales ou nationales de savants, ne peut tre quun seul : linterdiction de lutilisation de certaines substances sans le visa ou la permission de cette autorit. Mais, et ici il y a un grand mais , cest M. Bovet qui minspire cette rflexion , les savants se trouvent aujourdhui dans la situation dun nouveau proltariat. Qui leur reconnatra le droit de donner ce visa et dautoriser lemploi de telle ou telle substance ? Je crois que le problme ne se pose pas seulement au sujet de latome ; il y a des problmes tout aussi graves relatifs certaines substances chimiques. Pendant la seconde guerre mondiale, on a tudi des paralysants irrversibles de la cholinesterase, qui peuvent provoquer des morts aussi nombreuses que la bombe atomique. On ne les a pas utiliss, parce quil y a un quilibre dans la terreur, comme pour la bombe atomique aujourdhui. Mais il faudrait souhaiter cest un vu pieux que cette non utilisation ne rsulte pas simplement de la crainte que ladversaire utilise telle substance, mais du fait quune autorit indiscute, puissante dans le monde entier, empcht lutilisation de substances de cet ordre. LE PRSIDENT : Jai devant les yeux un texte crit par M. Lambillotte qui se

350

Lhomme et latome

rapporte cette question, et son auteur ma demand de vous le lire : Le problme moral que posent les consquences de la physique nuclaire se situe sur plusieurs plans. Sur le plan du savant, et on la fort bien dit ici, il serait souhaitable sans pour autant attenter en rien sa libert de chercheur que, devant lampleur des consquences de certaines dcouvertes et puisquaussi bien le scientifique est le mieux mme den juger au dpart, celui-ci sinterroge sur les dangers ventuels de la poursuite ou de la divulgation de certaines recherches qui peuvent nanmoins, sur le plan de la connaissance, savrer indispensables.
p.293

Puisquil

semble bien que lon se dirige vers la constitution empirique dune famille plus ou moins tendue de savants ou dinitis, ne pourrait-on pas souhaiter quune dontologie du savant et du chercheur se prcise ? Et mme que lon arrive mettre sur pied, quelque chose comme un ordre international des savants ou de la science, sur le modle ou dans lesprit de lordre des avocats ou des mdecins, par exemple ? Un tel ordre, qui devrait tre trs strict, constituerait au surplus une protection du savant lui-mme, contre les pressions dont il peut tre lobjet de la part des autorits politiques. Il se sentirait aussi moins isol devant ses ventuels dbats de conscience. La morale de lordre serait pour lui, en quelque sorte, une loi crite ou non, mais qui pourrait apparatre un jour comme la sauvegarde la plus efficace contre les abus de ceux des chercheurs scientifiques qui, pour reprendre une expression de Robert Jungk, sont avant tout attentifs la volupt de la recherche pour la recherche, quelles quen puissent tre les consquences. Je livre cette ide votre attention. Je crois cependant que cest au niveau des savants eux-mmes, dans leurs rapports avec les autorits politiques et dans leurs rapports ultrieurs, travers les consquences de leurs dcouvertes, avec le reste de leurs semblables, que la solution du problme dune morale efficace pourrait le plus opportunment mon sens, tre recherche. On imagine aisment le prestige et lautorit que pourrait sassurer un

351

Lhomme et latome

collge compos de Prix Nobel par exemple, et qui constituerait le conseil de lordre. Je voudrais seulement ajouter que ce serait peut-tre trs heureux, mais quil ne faudrait pas que les conseils deviennent avant tout des organes de protection professionnelle. M. DANIEL BOVET : M. Starobinski a dit quil faudrait que lun des buts de ces runions de travailleurs scientifiques soit de dcider quelles substances sont prohiber. Je ne suis pas de cet avis, car si les savants dcident quune substance ne peut pas tre utilise, cela ne veut pas dire quelle ne le sera pas. Les dcisions nauront pas force de loi. Les dcisions doivent tre prises par des runions de gouvernements, dans le cadre de la Croix-Rouge. Les savants ne dcideront jamais dutiliser lyprite ou la bombe atomique. Lhistoire prouve quon ne les a pas consults, et je crois que sur ce point les associations que nous pourrions crer seraient inefficaces. Elles pourraient proposer des recommandations aux Etats, et cest tout. Dautre part, le problme du contact entre les savants et lhomme de la rue est, pour nous, trs angoissant. Il y a encore quelques annes, le savant tait un professeur duniversit, il avait encore des contacts avec ses tudiants. Or, la ligne gnrale dans laquelle lvolution se poursuit est de retirer peu peu au savant jusqu ses tudiants, sous prtexte que celui qui fait de la recherche pure na plus le temps denseigner ; il naura quun nombre restreint de collaborateurs. La ligne gnrale tend isoler le savant. Quil ait devant lui des tudiants, ou mieux encore, des hommes de la rue, cest trs louable, mais ce nest p.294 pas ralisable. Lexemple de Joliot-Curie montre que pratiquement les personnes les plus gniales, les plus doues, ont beaucoup de peine mener de front la recherche scientifique et ce contact ncessaire avec lhomme de la rue. Nous avons lair dtre des brutes, de nous comporter trs mal, de nous dsintresser des problmes gnraux. Cest que ces problmes sont tellement complexes et que les questions intellectuelles et scientifiques quon nous pose se dveloppent si rapidement, quil ne reste pas le temps matriel suffisant ni pour un enseignement, ni pour un contact normal avec lhomme de la rue. Une semaine comme celle que nous venons de passer est une semaine trs instructive, et je remercie beaucoup tous les interlocuteurs qui mont fait part de leur point de vue, mais si je devais passer mon temps entre lUNESCO, lordre

352

Lhomme et latome

des savants qui se crera, et les associations scientifiques, mon travail scientifique en souffrirait normment. M. ROGER GIROD : Jaurais voulu enchaner sur ce qua dit M. Starobinski tout lheure, pour dire que je serais volontiers parmi les premiers inscrits pour soutenir un mouvement en faveur de la cration dun ordre des savants, dont le but serait dinterdire certaines pratiques. Mais je serais aussi probablement parmi les premiers opposants en face de lide de crer une sorte dorganisme tutlaire vous avez employ le mot dautorit suprieure qui dicterait dans quelle direction il convient dengager la recherche. Ceci pour toutes sortes de raisons, certaines dordre politique, mais aussi dautres dordre strictement scientifique. Par dfinition, cette autorit, certainement constitue de savants qui auraient ralis dj certaines dcouvertes, serait reprsentative dun tat de la connaissance, contre lequel, vraisemblablement, devraient se dfendre les nouvelles gnrations qui auront faire comprendre leur point de vue. Il y aurait donc ncessairement incomprhension entre ceux qui proposeraient des nouveauts et ceux qui seraient la tte du plan. En somme, je crois quil y a un gros problme, parce quon ne peut pas tout faire la fois et quil faut choisir. Je pense que la premire tche de ce groupement sera de dfinir la marge de libert qui doit ncessairement tre laisse chacun, de manire ce que le maximum de possibilits soient essayes. M. JEAN STAROBINSKI : Je nai pas parl de lorientation de la recherche. Je crois quune super-acadmie internationale serait aussi vaine que les acadmies nationales, dans lordre de la science. Dautre part, je crois quil faut se contenter de lefficacit, peut-tre minime, des recommandations. Comme le disait tout lheure M. Bovet, on ne peut pas faire plus que des recommandations. Les savants viendraient titre priv, et peut-tre auraient-ils contre eux et contre leurs recommandations des puissances collectives industrielles et nationales. Les conflits persisteraient sans doute. Les choses ne sarrangeraient certainement pas si vite. Jai voulu indiquer ce qu la limite pourrait dsirer, en fait
p.295

daction, un groupement

353

Lhomme et latome

de ce genre ; et cette action, malheureusement, se limiterait des propositions quil appartiendrait dautres daccepter et dexcuter. M. JEAN MARCHAL : Je crois que la faon darriver sortir les chercheurs dune certaine ornire nationale et internationaliser le problme de la recherche et de ses incidences sur lhumanit, est de faire appel la libert dexpression. Je suis totalement oppos la cration dun ordre strict, avec des rgles qui amneraient automatiquement, au bout dun certain temps, avec lusure des chercheurs eux-mmes, une forme de conservatisme qui serait extrmement dangereuse, parce quil se crerait en somme un supergouvernement, ce qui serait une catastrophe. En second lieu, je crois qu lintrieur des nations, il doit y avoir une harmonie aussi complte que possible entre les diffrentes branches de la science, car la science est indivisible. Cest videmment trs difficile raliser, surtout qu lheure actuelle on est en train, dans beaucoup de pays, de faire natre des gigantismes extrmement dangereux. Je citerai notamment le domaine de lnergie atomique o, dans certains pays, on veut aller vite. On risque daller trop vite ; et pour obtenir ces rsultats, on offre certains des situations auxquelles tous les chercheurs devraient pouvoir prtendre. Je ne veux pas dire que les gens qui travaillent dans les cits atomiques jouissent de conditions trop favorables. Ils sont nanmoins favoriss, et de ce fait une bonne part de ceux qui montrent des aptitudes la recherche sont plus ou moins attirs par la recherche atomique. On risque donc de crer un dsquilibre entre les chercheurs des secteurs favoriss par lEtat et les chercheurs des autres secteurs, et de faire natre artificiellement des classes de chercheurs. Je crois quune des premires choses faire pour viter les applications catastrophiques de la science pure, est de lutter contre toutes les formes de cloisonnement des chercheurs. En second lieu, il faudrait que la libert dexpression soit respecte dans tous les pays, ce qui crerait linternationalisme de la science et la possibilit dexpression des scientifiques dans la communaut humaine mondiale. Dr TZANCK : Je me demande si le premier pas faire ici nest pas de distinguer de faon absolue le problme de la survie et les problmes de langoisse.

354

Lhomme et latome

Quand il y a un problme de survie, il ny a pas de problmes moraux, il ny a pas de problmes psychologiques, il ny a pas de problmes politiques : il faut survivre. Donc, il faut souscrire toutes les conditions pour survivre et ne pas dire : cela va compromettre le progrs.
Le Dr Tzanck fait tat de son exprience de mdecin transfuseur-ranimateur pour dire que dans lextrme urgence il na plus de choix : Il faut survivre.

Donc, je vais vous dire ce quil faut faire pour survivre. Ensuite, nous aborderons le problme rel.
p.296

Je suis dextrme-gauche, mais do que viennent les engagements

pour la trve, mme si je suis convaincu quen fin de compte ils favorisent mes pires adversaires, quils vont favoriser le conservatisme social, je mengage solennellement y souscrire, parce quil ny a pas de choix, parce quil faut tout faire pour cette trve. Aprs, nous pourrons reprendre les problmes rels de la paix. Il faut envisager la trve, larrt du danger de mort pour nous tous. Et mme si le problme du matrialisme, le problme du christianisme sont fondamentaux, ils deviennent nanmoins secondaires. Cest comme le malade qui a une maladie de cur : cest fondamental, mais sil meurt dune hmorragie, il faut dabord arrter lhmorragie. Nous sommes dans cet tat, en ce moment. Nous avons beau dire que nous ne nous comprenons pas, nous nous comprenons admirablement. Nous voulons survivre. Aprs, nous verrons dans quelles conditions. Mais sparons les deux choses. Quand nous parlons de trve, sachons que nous parlons de survie, et quand nous parlons de paix sachons que nous parlons dducation. M. VO TANH MINH : Comme on a beaucoup parl de morale ce matin, je me permets de vous poser une question concernant la morale. Pour prciser ma question, je voudrais vous parler un peu de la morale de la science en Extrme-Orient, sans vouloir porter aucun jugement de valeur. Dans lAntiquit, en Extrme-Orient, les hommes de science se gardaient bien de laisser la postrit ce quils avaient acquis. Je cite seulement les noms de Ko Min, un grand stratge, et Va Ta, un grand chirurgien. Avant leur mort, ils ont dtruit tout ce quils avaient crit, pour ne pas laisser entre les mains des

355

Lhomme et latome

mauvais sorciers un matriel dont ils auraient pu faire un mauvais usage. Cest la raison pour laquelle lExtrme-Orient est trs arrir par rapport lOccident en fait de civilisation matrielle. Je voudrais connatre, Monsieur Bovet, votre position sur cette prudence exagre de lhomme de science. Vous avez abord dans votre confrence ce que jappellerai la psychologie animale, propos de lintelligence de vos rats. Jaimerais savoir si, en reconnaissant lintelligence des rats, vous

reconnaissez lexistence de la conscience animale, en gnral. De l dcoulerait une sorte de morale concernant le respect de la vie des animaux, ce qui dune part pourrait choquer certaines conceptions chrtiennes, et qui, dautre part, risque de dplaire des savants qui pratiquent encore lheure actuelle des expriences sur des animaux. M. DANIEL BOVET : Il me parat bien tard pour aborder des problmes aussi varis, quoique importants, comme celui de la vivisection et celui de la personnalit ou de la conscience animale. Jai beaucoup me reprocher au point de vue vivisection. Tout ce que je veux dire, cest que moi et mes collgues nous vitons toujours
p.297

compltement de faire souffrir lanimal. Mais

videmment, nous crons de grands levages que nous finissons toujours par exterminer, et ce point de vue-l, nous avons beaucoup nous reprocher. Dans ce cas, le critre dutilit, pour nous pharmacologues, qui avons la chance dtre dans le domaine de la mdecine, est une certaine justification, et nous pouvons penser quaprs tout, nous avons sauv un certain nombre de vies humaines avec des rats, des cobayes, des lapins. Pour rentrer dans le domaine de ces runions, je voudrais massocier ce quont dit les deux derniers orateurs, et en particulier le Dr Tzanck, car moi aussi, en dehors des considrations intellectuelles, morales et philosophiques que nous avons dveloppes, je puis tirer des conclusions trs personnelles de cet change de vues. Personnellement, je pense ne pas avoir assez pris parti dans ce drame et ce dilemme qui se pose pour ou contre la bombe atomique, et je pense queffectivement les changes que jai eus mengageront massocier plus activement ceux qui, comme M. dAstier et M. Tzanck, ont si bien montr limportance du problme.

356

Lhomme et latome

LE PRSIDENT : Je remercie M. Bovet de la part quil a bien voulu prendre cette discussion, et je lve la sance.

357

Lhomme et latome

SEPTIME ENTRETIEN PUBLIC prsid par M. Ren Schaerer

@ LE PRSIDENT :
p.299

Je dclare ouvert notre entretien et je donne

immdiatement la parole M. Vo Tanh Minh. M. VO TANH MINH : Je viens ici en parent trs lointain et trs pauvre. Mais cest une occasion exceptionnelle pour moi de pouvoir parler un pasteur trs connu, en mme temps qu un prtre catholique. Jai retenu hier de vos confrences, Monsieur le Pasteur et Rvrend Pre, deux matres-mots : souffrance et amour. Ce sont des mots que jai appris depuis lenfance, mais dont je nai compris la pleine signification que depuis que jaborde la philosophie et la morale chrtienne. Jai toujours compris le mot amour et surtout le mot souffrance, dans un sens universel, trs gnral. Vous avez cru devoir insister sur lorigine et la vise de ce mot amour. Je voudrais bien que vous me donniez quelques claircissements. Dautre part, dans la deuxime partie de votre confrence, vous avez demand quon nous donne les moyens dorganiser et de dfendre nos valeurs spirituelles et morales. Je suis venu de trs loin pour chercher la paix, et pour dfendre galement les valeurs morales dont vous parlez. Jaimerais que vous mindiquiez moi, Extrme-Oriental, les moyens que vous envisagez. En attendant votre rponse, je voudrais faire un vu qui dcoule de mes longues mditations. Je me base toujours sur les mots que vous avez prononcs : souffrance et amour. Je ne vois pas par quel moyen nous dfendre. Et dailleurs, nous navons pas besoin de nous dfendre, si vraiment nous sommes prs et de lamour et de la souffrance. Pour moi, il ny a pas damour

1 Le 12 septembre 1958.

358

Lhomme et latome

sans souffrance, et pas de souffrance sans amour. Ces deux matres-mots se compltent de faon heureuse.
p.300

Pour pouvoir nous dfendre, pour reprendre votre mot, et faire valoir

notre valeur morale et spirituelle, je vous demanderai, vous, Monsieur le Pasteur, et vous, Rvrend Pre, qui reprsentez ici deux Eglises trs connues, trs organises, dtendre le sens cumnique dautres religions du monde. Je ne vois pas de salut pour lhumanit sans une intercomprhension spirituelle, non seulement dans lEglise chrtienne, mais dans toutes les Eglises du monde. Le jour o nous aurions une entente, ne serait-ce que sur une base trs restreinte, mais une base thique, il ny aurait craindre ni le matrialisme, que nous combattons, ni lathisme. Cest un vu que je fais en toute humilit, comme quelquun qui a beaucoup souffert et qui cherche depuis dix ans dans le monde occidental... LE PRSIDENT : Une question vient dtre pose. M. Boegner devant nous quitter avant lentretien de demain, nous avons admis que cest autour de son expos que porterait principalement la discussion de ce matin, sans vincer le moins du monde le R. P. Dubarle qui aura toutefois la possibilit demain matin de rpondre dautres questions touchant son expos. M. LE PASTEUR BOEGNER : Je voudrais dire aussi brivement que possible, dabord que jai t profondment touch par ce que je viens dentendre, et quen coutant M. Vo Tanh Minh je me rappelais quil y a quelques semaines, Bruxelles, javais t appel par le Commissariat de lExposition tre lun des quatre orateurs dlivrant, si jose employer cette expression un peu vieillie, le message spirituel que lexposition de Bruxelles voulait adresser au monde. Nous tions quatre, et parmi les quatre, il y avait un vnrable professeur de lUniversit de Tokyo, g de quatre-vingt-huit ans. Il nous a fait entendre des paroles trs semblables celles de M. Vo Tanh Minh. Je dois dire que jai t boulevers, parce quen lcoutant, javais limpression dcouter un commentaire magnifique et profondment mouvant du chapitre XIII de la premire ptre aux Corinthiens de laptre saint Paul : Quand mme je parlerais toutes les langues des hommes et des anges, si

359

Lhomme et latome

je

nai

pas lamour, je ne

suis

quun

airain rsonnant, une

cymbale

retentissante... De telle sorte que jai le sentiment profond quil y a entre certaines grandes religions de lOrient et le christianisme des points de contact extraordinaires, et quen particulier, dans ce domaine de lamour, dun amour qui implique ncessairement la souffrance, et une souffrance qui se dpasse elle-mme puisquelle sachve en amour, nous avons des points de contact extraordinairement prcis. Je comprends trs bien ce souhait quexprime M. Vo Tanh Minh propos de lcumnisme. Il me permettra de dire que lcumnisme entre chrtiens est dj un problme tellement norme que nous devons
p.301

un peu, entre

chrtiens, essayer de voir dans quelle mesure nous pouvons surmonter des divergences doctrinales incontestables, tout en creusant aussi profondment que possible cette certitude que nous avons dtre un dans lamour dont JsusChrist nous apparat comme la source. Jajoute quil y a eu dj diverses reprises dans le monde des tentatives de rencontre entre reprsentants de toutes les grandes religions. Il y en a eu Chicago, en 1900. Il y en a eu Paris, ailleurs encore. On en projette de nouvelles, et il est excellent que des rencontres entre des reprsentants du christianisme et des reprsentants des autres grandes religions de lExtrmeOrient et celles de lIslam puissent aboutir cette mise en pleine lumire de certains points fondamentaux sur lesquels tous ceux qui croient, non pas seulement la valeur de lesprit et lme humaine, mais qui croient une vocation, ce que javais entendu appeler ici une vise , sont daccord. M. Vo Tanh Minh me fait lhonneur de me demander comment organiser la dfense des valeurs morales, et quels conseils donner un reprsentant de lExtrme-Orient. Je suis oblig de dire quil y a l un point sur lequel il faudrait tout un expos. Je crois quil est ncessaire de dfendre les valeurs morales et spirituelles, dans un monde qui, dune part, et en particulier dans certains grands pays capitalistes, est entran vers un matrialisme, tout au moins pratique, dans lequel les proccupations spirituelles sont peu peu touffes, mais dans un monde aussi o la technique pousse outrance prend le dessus, ce qui nest nullement favorable la vie intrieure. La dfense des valeurs morales et spirituelles est une ncessit absolue pour

360

Lhomme et latome

qui croit que, malgr tout, cest lesprit qui doit dominer dans ce monde ; et si nous voulons organiser cette dfense, nous devons commencer par lorganiser en nous-mmes, ce qui est une affaire singulirement difficile parfois. Nous devons essayer, par un rayonnement dme aussi pntre damour, de saintet que Dieu voudra bien nous laccorder, dtablir une sorte de contagion qui peu peu dcide les hommes, et pas seulement les chrtiens, les hommes de bonne volont qui croient la souverainet de lesprit, se grouper ensemble pour organiser ensemble cette dfense. Il y aurait infiniment de choses dire, mais jajouterai simplement ceci : Hier soir, en parlant, jai eu le sentiment, dune part que ctait une richesse incomparable davoir loccasion de traiter deux, sur la mme tribune, le mme sujet, mais quen mme temps ctait une obligation de mutiler sa propre pense, de renoncer quantit de choses qui seraient essentielles dire, ce qui, naturellement, donne une impression de vide, dabsence, et provoque les questions de ce matin. Voil ce que je voulais dire en rponse votre si mouvant appel. R. P. DUBARLE : Je pense que le pasteur Boegner a rpondu pour les deux, et comme lentretien est centr autour de son expos dhier, je veux simplement dire M. Vo Tanh Minh combien je me joins ce quil a si magnifiquement expliqu pour nous deux. M. UMBERTO CAMPAGNOLO : Jprouve un certain malaise intervenir

p.302

aprs deux confrences comme celles dhier soir, trop grandes et trop belles pour quon puisse mettre en face quelques remarques. Mais puisquil faut quand mme dire ce quon pense, je voudrais poser des questions. Je me suis demand sil en rsultait une ide claire de lattitude du chrtien en face de la bombe atomique. Cette ide, je ne lai pas trouve, car les grands thologiens staient exprims avec la mme autorit dans deux sens. Bien sr, tous pour la paix, mais les uns refusant nettement larme atomique, les autres au contraire lacceptant, faisant valoir la considration quil y a quelque chose qui est bien plus prcieux que la paix et la vie elles-mmes. La paix, dit M. Boegner, doit tre dans la justice et la libert. Ces deux mots voquent toute la polmique des deux blocs : celui qui se dclare pour la paix

361

Lhomme et latome

sans autre dtermination, et celui qui veut la paix avec justice et libert. La question est prcisment de trouver une solution du conflit entre les deux paix ! Le remde, sera-ce lamour ? On nous avait dit dabord la fraternit ; lamour est peut-tre plus que la fraternit. Mais lamour est plutt une fin quun moyen. Ce qui fait dfaut, ce sont les conditions de lamour. Lamour me semble devoir tre le couronnement de luvre que nous devons accomplir. Peut-tre est-il dj prsent en quelque sorte dans les forces ncessaires pour accomplir cette uvre. Cest parce que les hommes ne saiment pas assez ou pas du tout que nous sommes acculs des difficults extrmes. Or, mon avis, faire appel lamour pour rsoudre ces difficults cest mettre la charrue devant les bufs. Lamour chrtien, lamour humain est lobjet dune conqute et non pas une donne gratuite. Cest pourquoi je pense que cet amour ne peut pas tre considr comme un moyen. Nous devons crer ses conditions ; il est lobjet de nos aspirations, non une possession actuelle. M. LE PASTEUR BOEGNER : Je voudrais rpondre sur la question relative lattitude des Eglises. Il faut que je prcise ce qui existe en fait. Jai essay de montrer quel tait lcartlement, non pas seulement des chrtiens individuels, en prsence de la menace dune guerre atomique et de lutilisation des essais nuclaires, mais lcartlement des Eglises dans les discussions auxquelles donnent lieu ces menaces. La situation est celle-ci : tout le monde est pour linterdiction. Toutes les rsolutions des Eglises, quelles quelles soient, depuis des annes, demandent et redemandent sans cesse linterdiction totale des armes nuclaires, sous contrle interne national, mais aussi sous un contrle international dont les conditions ont t dfinies avec beaucoup de prcision par la commission des Eglises pour les affaires internationales, qui est la grande commission du conseil cumnique, avec des contacts avec lONU et toutes les dlgations de lONU New-York. Sans cesse, ses rsolutions ont prconis linterdiction totale des armes nuclaires, et linterdiction des essais. On est daccord sur linterdiction, mais le dsaccord apparat sur lutilisation des armes atomiques actuelles.
p.303

Prenez par exemple la confrence des vques anglicans, runie

Lambeth au mois de juillet et au commencement du mois dernier. Si les vques anglicans nont pas t entirement daccord, cest parce que les uns

362

Lhomme et latome

disent : nous devons dclarer tout de suite, que daucune manire, en aucune circonstance, il ne pourra tre fait usage des armes atomiques quoi quil arrive, et que les autres disent : du moment que les armes atomiques existent, quelles seront employes par les autres, tant quil ny a pas un dsarmement portant dabord sur les armes atomiques et sous un contrle international rel et rellement efficace, nous ne pouvons pas a priori dire quil est absolument impossible quun Etat se serve des armes atomiques dans la dfense quil devra opposer une guerre mene avec des armes atomiques. Car la question qui se pose est celle-ci, et le dilemme est tragique : ou bien renoncer unilatralement aux armes atomiques et sexposer ce que vous savez, ou alors donner davance limpression que lon capitule, et que lon accepte davance, en quelque sorte, les conditions de lennemi. M. UMBERTO CAMPAGNOLO : Javais bien compris. Ce que jai voulu dire cest que cette attitude laisse les choses telles quelles sont. Elle namliore pas la situation. Tout le monde est daccord sur linterdiction, mais la difficult, cest justement le contrle, cest de vaincre les oppositions des deux blocs. Je ne vois pas que les Eglises apportent une contribution la solution de cette difficult. M. LE PASTEUR BOEGNER : Il est possible que vous ayez le droit de dire quelles napportent pas de solution. Mais jai simplement essay de dire trs objectivement, tant donn le problme, que les Eglises font quelque chose. Jen viens ce qui mapparat essentiel dans cette affaire : lamour, fin ou moyen. Il faudrait parler pendant des heures. Prcisment, lamour chrtien se trouve au commencement, et voici pourquoi. Je pensais, en vous coutant, ladmirable parole de Jean dans sa premire lettre : Nous aimons, parce quil nous a aims le premier. Lamour, dans lme chrtienne est le fruit et leffet dun amour premier, toujours prt recommencer. Nous, chrtiens, nous croyons que Dieu est ternellement amour, et comme le dit Karl Barth dans son dernier ouvrage, nous croyons que ltre de Dieu est amour, nous croyons que ltre de Dieu est daimer, et que par un surcrot damour Dieu a cr le monde et lhomme, et que laction de Dieu est essentiellement un effort constant pour veiller en lhomme une rponse lamour quil refuse.

363

Lhomme et latome

M. UMBERTO CAMPAGNOLO : Pourquoi lhomme naime-t-il pas lamour ? Cest l le problme. M. LE PASTEUR BOEGNER : Lhomme naime pas lamour parce quil sidoltre lui-mme, se rend un culte lui- mme. Il na pas fallu attendre Feuerbach pour dire que le moment
p.304

capital serait celui o lhomme deviendrait son propre

Dieu. Dj le diable, sous la forme du serpent, avait murmur notre premier pre : Vous serez comme des Dieux. Oui, nous voulons tre comme des Dieux. Nous nous aimons nous-mmes, et nous naimons pas les autres. Il faut dans lme de lhomme cette rvolution dramatique, en vertu de quoi il y a un renversement total et o lhomme apprend aimer. Nous chrtiens je ne parle pas des musulmans et des bouddhistes , nous croyons que nous naimons que parce que lamour est rvl comme venant nous, soffrant nous, nous saisissant et nous rendant capables daimer, et notre nature a sa source dans un autre amour que notre pauvre cur goste et orgueilleux. R. P. DUBARLE : Je voudrais articuler ma rponse celle du Pasteur Boegner, et rpondre directement M. Campagnolo. Je suis tout fait daccord avec le Pasteur Boegner pour penser que, dans la vie chrtienne, lamour est au principe et au terme. Et jen conclus immdiatement et je pense que ceci sera une certaine rponse M. Campagnolo que je me refuse absolument, en raison de cela, de le considrer comme un moyen, et que toute faiblesse humaine considrant justement que lamour est un moyen, est toujours ou une illusion ou une escroquerie. Ce nest pas le rle de lamour que dapporter les moyens, et toute rponse un homme qui vient vous demander le moyen de se sortir dune situation plus ou moins difficile et qui on napporte que lamour est une tromperie. Lamour est un principe, et il est fait pour inspirer non pas quelque chose qui dcoulerait tout uniment de ce principe, mais une initiative constructrice et cratrice. Sans cela, ce nest pas un vrai amour. Je prendrai le cas trs simple du mdecin. Le mdecin est en face dun homme qui vient lui et qui souffre, et qui vient lui demander quelque remde son mal. Ce mdecin, je vous le demande, aimerait-il celui qui vient le consulter

364

Lhomme et latome

sil se contentait de dire : Mon ami, je vous aime bien, et dans lamour nous allons essayer de faire pour le mieux. Le patient pourrait lui dire : Commencez dabord, exercez votre art, quavez-vous compris de mon mal, qutes-vous capable de discerner et qutes-vous capable de me proposer comme thrapeutique valable pour que finalement cela aboutisse quelque gurison ? Je vous demande si lacte de lamour nest pas daffronter des hommes et leur donner quelque chose de vrai, de travailler, de rflchir, dtudier, de comprendre, de connatre, et dapporter alors dans cette lucidit les moyens qui ont t crs par la science, par la connaissance, par leffort, par le travail, par ltude. M. UMBERTO CAMPAGNOLO : Je suis daccord. Il est permis de dfinir lamour comme une prsence dans notre activit, dans notre effort de connatre et dagir. Le mdecin aime dans la mesure o il est un bon mdecin, sans quil faille mettre un accent particulier sur lide de lamour dans son action qui implique lamour.
p.305

M. le pasteur Boegner a dit quil y a chrtiens et chrtiens, de vrais

chrtiens et dautres qui ne le sont pas. Je me demande alors sil ne faut pas revoir la notion de chrtien pour ltendre ou pour lui donner un sens beaucoup plus troit. En plus de lamour chrtien, que lon pourrait saisir en lui-mme, hors de la connaissance et de laction, on peut penser un autre amour qui serait pratiqu inconsciemment, sans quil se nomme. Cet amour-l, cest justement celui qui est ncessairement prsent dans leffort de crer les conditions de lamour, pris au sens plus troit, au sens chrtien et humain, cest--dire pas celui qui stend jusqu lide mtaphysique. R. P. DUBARLE : Je nai jamais prtendu confisquer lamour au profit des chrtiens. Je pense que les chrtiens prononcent le mot amour pour quils puissent trouver une commune mesure desprit, de cur et dinitiative avec dautres hommes qui ne sont pas chrtiens. En second lieu, je pense quil est trs important, tout de mme, de ne pas nous embarquer simplement dans les routines de lamour, quand nous sommes en prsence de grandes occasions et de grandes situations. Nous sommes tous daccord, en ce moment, pour penser que nous sommes en prsence dune assez grande situation humaine.

365

Lhomme et latome

Si jai lindcence, dune certaine manire, de prononcer ce mot damour, qui en un certain sens ferait beaucoup mieux de rester perptuellement prsent dans ce quil incarne... M. UMBERTO CAMPAGNOLO : Daccord... R. P. DUBARLE :... cest uniquement parce que je sais que nous sommes en prsence dune grande situation et quil faut inventer des formes dinitiative humaine qui nont pas encore exist, et quil est ncessaire de les inventer dans lamour, sinon elles risquent dtre fort fcheuses. M. UMBERTO CAMPAGNOLO : Mais vous naidez personne en parlant damour, parce que lamour ne dit rien sil nest pas ralis dans laction valable. La confrence dhier parlait de lamour comme dune vertu qui doit tre saisie en elle-mme, alors que de votre commentaire il rsulte clairement que vous entendez parler de lamour qui est dans luvre. Une politique intelligente, capable de rsoudre le problme : voil lamour incarn. Cest de cette politique que nous devons parler ; si nous disons fraternit ou amour, nous ne disons rien qui vaille, du moins pratiquement. R. P. DUBARLE : Il faudrait que nous nous expliquions longuement sur larticulation quil y a entre lacte de la foi du chrtien comme tel, et ensuite linitiative de lhomme que cette foi chrtienne peut inspirer. Jai termin ma confrence en disant que la foi avait un certain discours tenir la raison de lhomme, parce que cette raison de lhomme est une raison, cest--dire quelle possde une initiative libre,
p.306

une autonomie, et quelle

ne saurait en elle-mme se dduire de quelques principes de foi. La foi est l pour librer la naissance de la raison. M. UMBERTO CAMPAGNOLO : Ceux qui ne lont pas, qui sont la majorit... R. P. DUBARLE : Elle nat de la spontanit humaine qui essaie de rflchir sur elle-mme, de se concentrer et de voir ce quil est possible de faire dans luniversel, entre hommes...

366

Lhomme et latome

LE PRSIDENT : Je propose que cet entretien soit repris dans la sance de demain, et je donne la parole au Pasteur Boegner. M. LE PASTEUR BOEGNER : Je suis entirement daccord avec le R. P. Dubarle : pour le chrtien, lamour est essentiellement une prsence. Le chrtien doit tre je ne dis pas quil est un homme habit par lamour, par un amour qui ne vient pas de lui mais qui, le transformant, le librant et le purifiant, et le rendant capable daimer, lamne prendre, dans cet amour, et avec sa raison bien entendu, toutes les initiatives quil doit prendre. Mais dabord il le rend capable daimer tout fait, en dehors du christianisme, ceux quil rencontre sur son chemin et quil doit aimer pour les servir et les aider dcouvrir eux-mmes les mystres de lamour. M. ROBERT JUNOD : Jaimerais, Monsieur Boegner, faire ressortir un conflit ceci dans un esprit de collaboration et non pas de condamnation pour tcher de voir comment il pourrait tre surmont. Le Pre Dubarle nous a montr dune faon trs forte la prise de conscience du chrtien qui, aujourdhui, arrive une sorte dge adulte, et passe ladolescence. De cette prise de conscience, je rappelle deux points : lhomme est amen se charger de son salut et ne pas attendre des prodiges enfantins, comme lavait dit le R. P. Dubarle ; dautre part, cest collectivement et le R. P. Dubarle a bien montr que ctait plantairement quune collaboration est demande au chrtien. Donc, il y a l une prise de conscience, qui montre bien quil y a une sorte de mutation qui se produit, pour employer le mot de Jacques Havet lautre jour. Or, M. dAstier, par exemple, entre autres et surtout lui, a montr une prise de conscience des mmes ralits ; et nous avons senti que M. dAstier prouvait trs fortement ce besoin de collaboration entre tous les hommes et la responsabilit quils prenaient en charge. Or, les perspectives que lon nous a montres hier sont des perspectives que jappellerais couronnantes , parce quelles sont souveraines, et les perspectives de M. dAstier me semblaient, elles, beaucoup plus modestes, et je dirais insuffisantes. Il y a un retournement, une inversion. Alors que mtaphysiquement ou religieusement M. dAstier pouvait nous laisser sur notre

367

Lhomme et latome

faim, il se trouve queffectivement, efficacement,

p.307

dans laction, il me parat

dpasser de beaucoup, sa manire et peut-tre avec des erreurs, je nen disconviens pas, ce que le christianisme a pu faire dans lensemble jusquici. Si, du point de vue de llvation, ce que disent les chrtiens est beaucoup plus frappant, du point de vue de laction, ce que font des hommes du genre de M. dAstier me semble beaucoup plus impressionnant. Cest ici donc que jaimerais vous montrer le conflit, sur un point trs prcis et qui me semble capital. Ce point est le suivant : lopposition quil y a dans le cur des chrtiens entre deux voies : la voie nationale et la voie chrtienne. Je veux dire que les chrtiens ont pratiquement deux religions : il y a la religion de la Nation, et il y a leur religion, qui est une religion universelle. En fait, ces deux religions sont amenes trs souvent sopposer, et actuellement, dans le cas prcis du danger atomique, elles sopposent. La puissance de la religion nationale, en fait, finit toujours par lemporter sur les rsistances de limmense majorit des chrtiens. Je laisse de ct, bien entendu, les minorits, les hommes admirables de toute sorte. Jallais presque dire : je laisse de ct les grandes dclarations des chefs ecclsiastiques ; il me semble quelles ne soulvent pas les masses chrtiennes. Ici, dans ce conflit, je vais prendre un exemple dlicat, lexemple mme que la Suisse nous propose aujourdhui en matire darmes atomiques. Ce que jaimerais montrer, cest la mise en balance, devant lopinion publique, de deux tendances. Dun ct, on nous parle de lintrt national ; de lautre ct, on avance des sentiments humanitaires. Et on nous fait comprendre que le sentiment humanitaire nest quand mme pas trs srieux devant lintrt national. Or, daprs ce qua dit hier le R. P. Dubarle, ce nest pas de sentiments humanitaires quil sagit ; cest lexigence chrtienne actuelle qui demande que lon considre collectivement lintrt de tous les hommes : lexigence chrtienne adulte daujourdhui, et non pas des sentiments un peu farfelus, ou la passivit de quatre millions de Suisses chrtiens ou soi-disant tels... Il me semble que cest la mme chose dans tous les pays, et si jai pris lexemple de la Suisse, cest parce quil faut prendre ce que lon a sous la main.

368

Lhomme et latome

Pour tre bref, les Eglises nationales finissent toujours par tre nationales avant dtre chrtiennes. Cela prouve, me semble-t-il, que le christianisme occidental est bless au flanc. Comment gurir cette blessure ? Ce quont dit magnifiquement le Pasteur Boegner et le R. P. Dubarle devrait sortir du domaine des simples dclarations et imprgner la masse chrtienne, soulever cette masse des chrtiens, et leur faire inventer beaucoup de choses, leur faire faire des propositions nouvelles, leur faire rpondre au Mouvement de la Paix, ou dautres mouvements... Ce que les deux orateurs dhier soir ont dit est extrmement grave, parce que si ce quils ont dit est vrai, cela engage le christianisme dans un changement trs profond. Si ce changement ne sopre pas par une
p.308

prdication continuelle, on aura profr une sorte de

mensonge. On aura dit des choses magnifiques, mais elles nauront pas pass dans les faits ; lamour naura rien invent. Il se passerait alors cette chose terrible : nous aurions un reniement encore plus grave que celui de saint Pierre. LE PRSIDENT : Le R. P. Dubarle vient de me dire quil souhaite vivement que cette discussion soit reprise demain. Mlle JEANNE HERSCH : Je ne veux pas dvelopper, mais contester, si M. Junod le permet, trois points de son expos. Le premier point, cest que vous affirmez doffice quil y a infiniment plus dans la manire daborder le problme pos par lre atomique dans la rponse donne par le Mouvement des Partisans de la Paix, qui tait ici reprsent par M. dAstier, que dans les rponses des Eglises. Vous dites que les Eglises ne donnent que des dclarations. Je crois que le Mouvement des Partisans de la Paix ne donne aussi que des dclarations. Il reste savoir lesquelles de ces dclarations sont les plus valables. Cest une autre question. On fait ici des reproches certaines personnes en leur disant quelles font des discours. Nous sommes ici pour faire des discours. Il ny a pas moyen de faire autre chose. Le Mouvement des Partisans de la Paix donne des dclarations... Deuxime point, qui me touche de prs. Je ne trouve pas quil soit juste dattribuer tous ceux qui ne se rallient pas la lutte absolue contre lutilisation

369

Lhomme et latome

de larme atomique en Suisse le seul motif de lintrt national. Il y a beaucoup de gens, parmi ceux qui ont pris cette position oppose la vtre, qui ne sinspirent pas du tout essentiellement de lintrt national. Troisime point : je naccepterai pas non plus la coupure radicale que vous faites entre, pour ainsi dire, le plan de lEglise et le plan national, comme si Eglise et Nation taient deux Eglises symtriques ou deux religions symtriques. Comme la dit le Pre Dubarle tout lheure, il y a le plan religieux, le plan o sincarnent les impulsions religieuses, et la Nation qui est lune des ralits incarnes confies aux hommes sur la terre, comme le sont la famille, le prochain. Par consquent, je ne crois pas que cette coupure soit lgitime. M. LE PASTEUR BOEGNER : Je voudrais tre aussi bref que possible en rpondant M. Junod. Je suis daccord avec M. Junod pour dire que bien souvent le nationalisme, qui est une affreuse hrsie, devient une religion, qui, dans le cur du chrtien, combat, et parfois domine les exigences de la foi chrtienne. Ceci est un fait incontestable. Mais de l dire que les Eglises institutionnelles nationales ou autres cdent le pas devant les exigences dune nation ou dun gouvernement, il y a un abme. Et je pourrais apporter ici de trs nombreux faits prouvant quen mille circonstances les Eglises ont pris position de la manire la plus nette contre leur gouvernement. Je rappellerai, en particulier, le fait que les
p.309

Missions britanniques, qui sont lmanation des Eglises britanniques, ont pris, dans un moment trs important pour la politique britannique en Inde et en Chine, position contre leur gouvernement. Dautre part, il y a eu en maintes circonstances, ces dernires annes, des dclarations et des dmarches faites par les Eglises, qui marquaient une protestation trs nette contre la dcision prise par leur gouvernement. Jai le droit de dire quen France, les Eglises de France, pendant loccupation et pendant le Gouvernement de Vichy, ne se sont pas contentes de faire des discours, mais ont accompli des actes qui pouvaient tre suivis de consquences trs fcheuses pour ceux qui les accomplissaient. Dans la question juive, ou celle des rfugis politiques allemands en France, des dmarches ont t faites par les reprsentants des Eglises, et les Eglises ont pris position maintes reprises contre les positions de leur gouvernement. Bien sr, il faudrait soulever les masses chrtiennes, et nous avons, nous qui

370

Lhomme et latome

en sommes responsables, toute une ducation entreprendre. Mais jai le devoir de dire que les problmes que vous abordez ici, dont vous nous dites quils sont rsolus plus efficacement par les hommes de M. dAstier, font lobjet constant des tudes persvrantes du conseil cumnique des Eglises, quil ny a pas de session du conseil cumnique o nous ne soyons mis en prsence des problmes les plus urgents (comme les pays conomiquement faibles, le problme dramatique des rfugis), et les Eglises font quelque chose dans cette affaire, encore beaucoup plus que le Mouvement de la Paix. M. ROBERT JUNOD : Je rflchirai... M. ALBERT RHEINWALD : Nous avons eu le privilge dentendre coup sur coup deux reprsentants de la religion chrtienne et qui, se rclamant du mme Dieu ou du mme Sauveur, nont rien dit hier qui les oppost lun lautre. Mme il nous est apparu que les paroles du Pasteur corroboraient les jugements du Rvrend Pre, et cela est dautant plus beau que visiblement ils ne staient point concerts. Jy vais dune question indiscrte, mais plus que jamais ncessaire. Au seuil dune re que lon appelle juste titre lre atomique, dans un drame o va se jouer le sort du monde, on ne peut pas ne pas mettre en cause le christianisme. Je sais quant moi de science certaine que le protestantisme sappauvrirait sil excluait toute une culture religieuse, o ne peuvent pas ne pas entrer, en dpit des dogmes et des sectes, les plus beaux noms de la chrtient : saint Franois dAssise et Pascal, Bach, Rembrandt, Mozart, MichelAnge et Tintoret. Bref, il y a dans lart un merveilleux esprit de conciliation. Dautre part, une chose est probable, le monde a peut-tre plus de chance de durer si le christianisme se renouvelle. Que peut-on attendre de lui ? Jai lhonneur de demander mais je sens quils ont dj donn des rponses merveilleuses aux deux admirables orateurs dhier soir sils jugent opportune ma question. R. P. DUBARLE : Je pense quil faudrait un mot pour rpondre la

p.310

question si gnrale, et en mme temps si amicale de M. Rheinwald.

371

Lhomme et latome

Je rpondrai donc de faon forcment laconique, mais en essayant de mettre le tout dans le laconisme. Si le christianisme doit apporter encore quelque chose au monde, il doit, premirement, lui apporter une transfiguration de soi-mme, qui le mette vraiment niveau avec les hommes daujourdhui, dont il prend progressivement conscience, et mme tre, dune certaine manire, linspirateur de lachvement de cette prise de conscience. Il doit pour cela slever en luimme, ne rien renoncer de sa tradition, oprer quelque chose que dj, sa manire, sur le plan philosophique, Hegel avait entrevu : savoir que la raison de lhomme progresse et quelle doit chaque gnration rpondre la totalit des problmes que cette gnration se pose. Pour ce faire, il faut galement reprendre en soi la totalit du temps de lhomme qui a pass. Il y a l, si vous voulez, une rude tche. Je suis l simplement pour vous dire quun certain nombre de chrtiens en ont conscience. En second lieu, je crois que le christianisme doit apporter le sens de la particularit historique de sa mystique et le respect de soi-mme et des autres ; quil doit apporter une espce dlargissement de la conscience, visant non plus simplement une seule libert qui poursuivrait farouchement ses constructions et des automatismes, mais un monde de liberts, plusieurs liberts libres lune devant les autres, lintrieur dune mme conscience et trouvant leur ordre dans ce respect travers le monde, car conscience et monde ne font quun. Il faut donc que le christianisme sache inviter les hommes se reconnatre eux-mmes plus avant, la fois dans ce quils sont petits individus, petits groupes, petites nations, grandes nations, lintrieur dune totalit gnrale, et quils comprennent comment tout se situe lun dans lautre ; quils veuillent se respecter et quils veuillent entreprendre entre eux quelque chose de commun, respect fait de ce qui doit rester ou qui ne peut pour le moment que rester en particulier. Autrement dit, il faut que le christianisme invite lhomme crer la dimension de la terre, ce que nous appelons lentendement humain, au sens le plus beau et le plus noble de son tymologie. Ce faisant, il aura fait sa tche historique. Pour le reste, il na quune chose faire lorsquon linterroge sur sa mystique : dire ce quelle est, et si on veut lui en faire changer, dire quil nest pas daccord et tirer les conclusions de ce dsaccord sur ce point. Cest l la fonction du christianisme. Nous saurons en discuter plus tard longuement entre nous.

372

Lhomme et latome

M. LE PASTEUR BOEGNER : Je remercie beaucoup le Pre Dubarle de tout ce quil a dit. Je suis mu de constater quel point, dans des circonstances comme celles-ci, saffirme une communion spirituelle totale entre les reprsentants de confessions historiquement spares.
p.311

Je rpondrai simplement un mot ce qua prononc M. Rheinwald : le

protestantisme sappauvrirait sil renonait... Je ne crois pas du tout que le protestantisme ait lintention de sappauvrir de cette manire. Je suis convaincu que de faon plus prcise et constante, les grandes Eglises protestantes du monde, issues de la Rforme, cherchent, non pas sassimiler, mais retrouver certains gards toutes les richesses de la tradition antrieure la Rforme. Je ne suis pas daccord avec les protestants qui cdent la tentation de croire quentre saint Paul et les Rformateurs il y a eu, en quelque sorte, un vide rempli dhrsie et de dviations ou derreurs. Je suis convaincu quil y a dans les quinze premiers sicles du christianisme dincomparables richesses, et non pas simplement de saintet et de vie chrtienne, de prire et de liturgie, mais aussi de doctrine, et que nous avons retrouv la grande tradition des Pres, laquelle Calvin dailleurs se rfrait dune manire trs nette, puisque dans ses uvres il ny a pas moins de 1.200 citations du seul saint Augustin. Par consquent, quand vous parlez de Pascal, de saint Franois dAssise, qui dailleurs appartient la priode davant la Rforme et que nous avons le droit de rclamer aussi bien que les autres, je suis daccord avec vous. Mais je me nourris de Pascal, de sainte Thrse de Lisieux, et combien de fois me reprochet-on dans les prdications de Carme de trop prsenter de richesses venant du catholicisme. Nous devons, dans le drame dont vous nous avez parl, manifester notre communion profonde, en dpassant incontestablement ce qui nous spare encore, ce qui ne peut pas ne pas nous sparer peut-tre encore longtemps. Mais une prsence comme celle-ci, un accord profond comme celui qui se manifeste, montre que nous sommes sur un chemin sur lequel le christianisme peut dj, rpondant au dfi jet par les grandes religions et par le communisme, qui est une religion, par le matrialisme, qui certains gards en est une autre, montrer une unit essentielle, qui dailleurs na jamais t perdue, car le corps du Christ na jamais pu, dans ses profondeurs, tre dchir.

373

Lhomme et latome

M. ALBERT RHEINWALD : Jai le plaisir de voir que ma proposition a provoqu un dbat admirable. M. FRANOIS DE JESS : Je voudrais faire le point de nos discussions sur le problme de lhomme et de latome. Plusieurs solutions ont t proposes, dabord dans la conscience du savant ; mais largument reste que le monde scientifique est entran dans un mouvement que les deux savants qui ont pris la parole ici nous ont dit tre irrsistible. Dautre part, un trs grand nombre de vux ont t prononcs ici, et il faut bien dire que les vux sont vains contre les faits, contre un dterminisme. On ne peut surmonter un dterminisme quen lanalysant, et non pas en faisant des vux. Or, analysons les choses. Supposons les gouvernements importants du monde dtenus par des gens dune sagesse relative ; nous ne serions
p.312

pas

ici pour discuter, nous ne craindrions pas plus les forces atomiques que la police, ou tout autre chose. Donc, dans une certaine mesure, M. dAstier a raison de prconiser une solution politique. Mais, dmocratiquement, une solution politique ne peut tre trouve que par deux voies : soit la voie du conseil direct, et Mme Ossowska nous a montr la prcarit dune telle voie, sinon son inutilit ; lautre voie est celle que prconise M. dAstier, et je ne veux pas critiquer M. dAstier en tant quhomme politique, mais en tant que principe de propagande, et ceci en psychologue. Il nest pas possible de faire de la propagande pour la paix, au sujet de la bombe atomique, sans augmenter langoisse atomique. Cest--dire que nous tournons en rond. ... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ................ Mais cest l que je fais des rserves sur les solutions que proposent les Eglises. Je ne peux pas discuter entirement le problme religieux, cela mentranerait trop loin. Je veux dire simplement que cest un problme mondial, donc que les solutions des Eglises ne seraient valables que si tout le monde croyait une mme morale. Mais, mme lintrieur delles-mmes, les Eglises protestantes sont, comme le dit le pasteur Boegner, carteles.
M. de Jess dit au R. P. Dubarle son admiration pour la largeur de ses vues, mais

374

Lhomme et latome

regrette que les catholiques aux positions larges ne soient reprsentatifs ni de la hirarchie, ni de lensemble de lglise.

Le problme central est pour moi lanalyse du mal que nous voulons surmonter. Je dfinirai donc trs brivement langoisse. Il y a deux formes dangoisse. Il y a une angoisse naturelle, qui est le sentiment de ltre vivant devant le danger de la vie. Cette angoisse naturelle, inhrente la vie, peut tre positive, elle peut se transformer en activit, en augmentation de notre perception des choses et de notre lucidit. Mais comme tout phnomne vital, il est susceptible dexagration, et de dformations pathologiques : cest langoisse pathologique. Le propre de langoisse pathologique est de se lier lexaltation imaginative et la perte de la lucidit consciente, et cest pourquoi langoisse provoque des ractions primitives de tout ou rien, dont on a beaucoup parl. Chaque fois quon voit apparatre une raction de tout ou rien, on est devant un phnomne de langoisse. Or, langoisse est insupportable et rclame dtre surmonte. Il y a deux voies, de nouveau, pour la surmonter : ou llucider, ou la dcharger. La dcharge de langoisse est dans ses ractions, soit de violence, soit de passivit et dinertie. Lautre solution est dans llucidation. Mais il existe encore une autre voie, une voie de fuite, et cette voie de fuite consiste dans les consolations. On ne peut pas analyser un homme je suis psychothrapeute sans voir limportance de ses consolations. Les consolations, les hommes les trouvent dans deux domaines principaux : matriel et spirituel. Beaucoup les cherchent dans lacquisition
p.313

des biens

matriels, dans lappartenance un groupe, dautres les cherchent dans une idologie. Mais si nous adhrons aux biens matriels, ou si nous adhrons aux biens spirituels, par angoisse, notre adhsion est convulse. Elle doit tre un absolu. Largent doit devenir un absolu, aussi bien que la religion. A ce moment-l, on ne peut plus discuter de sa consolation, car si la consolation nest pas parfaite, elle cesse dtre une consolation et langoisse rapparat. La plus grande critique qui puisse tre faite toute idologie, quelle soit religieuse ou marxiste, est que ladhsion ces idologies est convulse ; et cest l la cause principale du conflit. Il ne sagit pas tellement de la bombe atomique, il ne sagit pas tellement des savants, quon a trop accuss ici : ils

375

Lhomme et latome

font leur mtier de savants, ils nous donnent de trs beaux exemples dobjectivit desprit. Mais il y a les causes : le msusage de la science. Or, les causes, ce sont les conflits des Etats. Or, les conflits des Etats ne viennent pas, si nous analysons les conflits principaux qui peuvent nous atteindre, de conflits dintrts, qui pourraient trouver leur compromis. Ils viennent de conflits idologiques. Lexistence dune socit marxiste qui se dveloppe est un reproche continuel linsouciance librale des pays capitalistes. Lexistence de pays capitalistes relativement heureux et libres est un reproche continuel ceux qui, pour amliorer le monde, nont pas hsit sacrifier des gnrations. Ainsi, revenons langoisse du temps prsent. Langoisse devant la bombe atomique nest pas tellement, comme la fort bien dit le Dr Tzanck, langoisse de mourir, cest langoisse de la perte de nos consolations. Si lon peut croire que le monde cr est susceptible de disparatre dans un temps donn, il est trs difficile de croire une Providence. Il est galement difficile de croire quil est valable de sacrifier sa gnration et la suivante, si elles ne doivent pas exister. Tout ce sur quoi lhomme sappuie pour vaincre son angoisse est atteint par un doute lancinant d lexistence de la bombe atomique. Si nous reconsidrons le problme, il ne sagit pas de dsarmement nuclaire, il sagit rellement de dsarmement idologique. Le monde ne manque pas de valeurs spirituelles, mais ces valeurs spirituelles sont toutes infodes, et par le fait mme strilises. R. P. DUBARLE : Jaimerais me charger de rpondre encore une fois pour deux M. de Jess. Vous mavez dabord mis en cause, en me disant des choses trs gentilles, trop gentilles, que vous madmiriez beaucoup. Vous me dites, somme toute, quen raison de cette attitude desprit laquelle vous rendez hommage, je ne reprsente pas toute lEglise catholique. Eh bien oui, cest vrai ! Je ne reprsente pas toute lEglise catholique. Je suis simplement le Pre Dubarle, religieux de lordre dominicain, et je nai absolument pas lintention de midentifier notre Saint Pre le Pape ni un Concile de lEglise universelle. Je sais trs bien quil y a beaucoup de mes frres qui, sur ce plan-l, ne parleraient pas ni ne penseraient pas comme moi.

376

Lhomme et latome

M. FRANOIS DE JESS :

p.314

Cette question, pour moi, reste annexe.

Largument principal que jai voulu dvelopper est dans lanalyse de langoisse. Jai simplement voulu dire qu priori la solution des Eglises prsente quelques contradictions qui ne sont, comme vous le dites, peut-tre pas majeures. Mais pour moi lessentiel vient du fait que si on analyse langoisse on trouvera toujours quelle a une cause idologique prpondrante. R. P. DUBARLE : Donc, je ne reprsente pas toute lEglise, et je vais vous parler simplement comme un chrtien. Sur le problme de langoisse, je serais tent de dire M. de Jess : il y a dj dans la sagesse humaine, des choses qui permettent de faire une certaine analyse de ce problme, et dapporter peut-tre, en faisant certaines transpositions, une rponse et une certaine liquidation valable de ce problme. Je vais essayer de le rappeler comme je le vois, et de voir quelles conclusions il en ressort pour les Eglises elles-mmes. Je voudrais simplement dire que le problme est celui de laffirmation dune conscience libre en prsence de sentiments qui nous tenaillent, ladhsion plus ou moins fascine de la conscience de pareils sentiments nous faisant couler dans la passivit, limpuissance et la non-libert. Il y a un philosophe que jaime vraiment beaucoup, que je vais me permettre de citer, Spinoza. Il y a, dans lEthique, une analyse de ce quest la condition de lhomme en prsence de ses sentiments langoisse nest pas mentionne, puisque cest un sentiment qui a reu une tiquette dans des temps plus modernes , qui me parat indiquer ce quil y a lieu de faire, et qui rejoint dailleurs assez profondment les constatations les plus senses, les plus humaines et les plus cordiales, soit de la psychanalyse, soit de la sociologie. Il faut regarder cela tranquillement, posment, faire un dur effort pour le regarder tranquillement et posment, parce quau dbut nous sommes convulss par langoisse ; et il faut comprendre fond ce qui se passe ce moment-l dans lhomme. Cest dans ce regard, qui nest plus simplement celui dune sensibilit plus ou moins magntise par les champs de force qui la traversent, mais celui dune pense raisonnable et raisonne qui slve au-dessus de cela, que peut venir la libration. Et cette libration a t dcrite en termes assez nobles par Spinoza,

377

Lhomme et latome

au cinquime livre de lEthique, et galement dans la dernire proposition du quatrime livre de lEthique, dans laquelle il dit ce que cest que lhomme libre. Sans doute, Spinoza est un homme de la fin du XVIIe sicle, et nous sommes au XXe ; mais sa leon vaut peut-tre aujourdhui, au moment o nous avons purger notre conscience collective dun certain nombre de passivits et de misres : je compte langoisse parmi celles-ci. Je pense donc quil y a, au del de lappel direct une position religieuse, un acte qui est un acte raisonn de lesprit, sur lequel des chrtiens peuvent sentendre parfaitement avec des athes. Les hommes du XIXe sicle traitaient Spinoza de misrable athe ; je ne me permettrai jamais ce langage, sachant maintenant ce quil porte en lui. Spinoza,
p.315

dans une des dernires

propositions de lEthique, dit que lhomme qui est arriv la libert, la batitude, sait quil est conu de Dieu. Bien sr, le Dieu de Spinoza nest pas celui des chrtiens ; il y a tout de mme une assonance avec ce que nous disons nous-mmes, chrtiens, en disant que nous sommes fils de Dieu. Ce que la foi a dire lhomme, cest de trouver non pas sa consolation, mais sa sagesse et la fermet dans ses ressources, et quelle sera l simplement comme une nergie gnrale et fraternelle pour appuyer et participer cet effort. Ceci mamne tirer une consquence trs directe et trs immdiate. Je refuse de considrer ce que les Eglises ou lEglise ont dire aux homme simplement comme un principe de consolation. Je reprendrai la parabole du mdecin, que jai utilise tout lheure, en y ajoutant un lment. Le mdecin, en effet, a besoin de sa lucidit pour poser le diagnostic et procder la thrapeutique. Tout de mme, nos hpitaux ont t faits de faon qu ce rle dominant du mdecin sajoute le rle trs ncessaire et trs fraternel de linfirmire qui, si elle comprend vraiment sa vocation, apporte des encouragements, des consolations au patient. Je ne veux pas dire que lEglise ou que les Eglises nacceptent pas ce rle dinfirmire et se refusent prononcer sur notre humanit souffrante des paroles de tendresse, ces mots un peu btes, peut-tre, mais humains, et qui sadressent en nous cet animal sveillant la raison que nous sommes et qui a besoin dun peu de gentillesse et de tous les gestes de la tendresse. LEglise

378

Lhomme et latome

est l, peut-tre aussi penche avec tendresse sur cette humanit. Mais elle refuse de se laisser cantonner dans cette attitude. Elle veut inviter cette humanit tout entire, dont elle est et dont je suis, poser en elle les actes de la lucidit et de la comprhension. Simplement, elle pense que lhomme est si grand, si solide, si autonome, que cela, il a dabord le faire par lui-mme. Cest l que je vois notre tche : rsoudre par nous-mmes les problmes de notre propre angoisse. Ici, je pense que toutes les analyses de M. de Jess sont parfaitement valables, quelles sont parfaitement utiles. Je demande simplement quelles soient inscrites au compte de la philosophie, et quon se rende compte quun chrtien na rien qui lui soit oppos, lorsquil sagit de reconnatre et de rendre hommage lintelligence. M. FRANOIS DE JESS : Je voudrais simplement dire que, comme le Pre Dubarle, jai normment puis dans Spinoza. Mais la psychologie est alle plus loin, et je veux rendre publiquement hommage mon matre, Paul Diel, qui a apport dans lanalyse de langoisse une prcision, une technique, un calcul, qui en fait un langage commun pour toute lhumanit, et qui selon moi est amen dpasser les techniques insuffisantes des Eglises. Le Pre Dubarle nous a dit : il faut inventer des formes nouvelles. Jose dire que ces formes nouvelles ont t labores par la psychologie, depuis Freud, Adler, dautres psychologues, et pour terminer par Paul Diel. Cest pour cela que je pense quil vaut mieux sunir sur une analyse objective,
p.316

scientifique, du problme de lhomme, que de

rechercher dans des formes anciennes que jai qualifies de moyengeuses une croyance qui sera toujours mine par le doute chez certains. M. FERNAND-LUCIEN MUELLER : Si jai demand la parole il y a un instant, ctait impromptu et pour exprimer un sentiment dincertitude loue du dialogue entre Campagnolo et le Pre Dubarle, et surtout en coutant ce que celui-ci nous disait de Hegel, puis de Spinoza. Cette incertitude que la suite de la discussion na pas dissipe tient en cette question : que faut-il mettre aujourdhui sous le vocable de christianisme ? Il est incontestable que lapparition du christianisme revt une importance extraordinaire en tant que religion damour. Mais et lintervention de M. Vo Tanh Minh tendait le montrer il y a des religions damour en dehors de lui. Dautre part, le

379

Lhomme et latome

christianisme sest constitu travers les sicles en une certaine doctrine. Il comporte une enveloppe thologique dont, me semble-t-il, la dissolution caractrise le drame contemporain. Or, tantt cet aspect thologique est accentu et parat toujours essentiel, tantt il est mis dans lombre et lon parle du christianisme comme sil sidentifiait avec le processus formatif de la conscience moderne, alors que ce processus est insparable de toutes les luttes que nous savons. Et lon parat alors soucieux dannexer mme des hommes tels que Spinoza si malmen de son vivant par les milieux ecclsiastiques , ou Hegel qui a contribu tellement pour sa part la dissolution de ce que ses disciples appelleront le mythe chrtien ... Il me semble quun claircissement devrait tre ici donn. Quest-ce aujourdhui que le christianisme ? Veut-on lidentifier avec toute lvolution historique de lOccident ? Ou le maintenir comme une doctrine axe sur une thologie, comme une doctrine qui en trouve alors dautres en face delle ? Le jeu de bascule ne saurait satisfaire tout le monde, qui consiste se rclamer tantt de normes insparables de la thologie chrtienne, tantt largir la notion de christianisme lvolution de toute la pense contemporaine, ce qui implique lintgration de toutes les tendances en conflit, de Hegel comme de ceux qui en drivent jusqu lpoque actuelle, et lon sinterdirait alors de parler dune dchristianisation du monde... M. LE PASTEUR WERNER : Je voudrais dire toute ma profonde reconnaissance lgard des deux confrenciers dhier soir, qui ont tenu le langage de ce que jappellerai la lucidit dans la charit chrtienne et dans lnergie chrtienne. Je voudrais confesser galement mon tonnement concernant lintervention qui vient dtre faite au sujet des causes de langoisse. La cause de langoisse, avez-vous dit, doit tre cherche dans lexistence didologies, de systmes de pense contraignants, quils soient ecclsiastiques, politiques, sociaux ou autres. Voil une pense qui me parat trs discutable, parce que lhomme plac devant le vertige de la bombe atomique, lhomme qui aujourdhui se rend compte quil sagit
p.317

de sa survie ou de sa destruction,

prouve une angoisse dordre carrment mtaphysique, rejoignant sans doute, me semble-t-il, ce que Kierkegaard appelle le vertige de la libert. Le problme qui nous treint et qui nous rapproche les uns des autres dans

380

Lhomme et latome

une commune sympathie et esprance, nest-il pas le problme du salut ou de la perdition de lhomme ? Ce problme ne se pose plus lheure actuelle, vous tes bien daccord, en des termes de bonheur ou de malheur, de bien-tre ou de diminution de niveau de vie. Mais il sagit de dimensions proprement spirituelles : salut ou perdition, joie ou dsespoir, et jajouterai tout de mme consolation temporelle, ternelle aussi et surtout, dautre part, chute dans la nuit, dans le nant. Ici, le principe dunification que vous avez voqu tout lheure en le cherchant dans une autre direction, me semble devoir tre un principe dordre spirituel avant tout, une force venue certes de la sagesse humaine, comme on le rappelait tout lheure. Mais procdant au premier chef dune inspiration surnaturelle, la force de la charit qui ne prit jamais , la force de lamour, capable de tuer la peur et de conjurer le geste de Can : force de celui qui nous a enseign la parabole du Samaritain et qui, joignant lacte la doctrine, sest donn lui-mme sur la Croix pour la rdemption de tous les hommes, pour la dlivrance de tous ses frres enferms dans une mme maldiction, dans une mme mdiocrit de pch mais promis les uns et les autres une commune rdemption, puisque Dieu veut que tous les hommes soient sauvs . Du point de vue chrtien, la solution du problme de langoisse ne peut se formuler, ne peut tre aperue que sous langle dun salut. Or, lhomme ne se sauvera pas tout seul. Il ne se sauvera pas par leffet de ses propres pouvoirs. Il ne se sauvera ni sur le plan politique en divinisant lEtat, ni sur le plan de la connaissance en divinisant la science. Oui, nous sommes tous responsables devant lanarchie et le chaos qui nous guettent. Mais il est hors de doute que la science porte cet gard une norme part de responsabilit, car ceux qui ont conu, sinon fabriqu les armes atomiques ntaient pas des arboriculteurs ou des employs de tram ; ctaient des gens parfaitement droits sans doute dans leur vie individuelle, dans leur honntet morale, mais qui se sont laisss attirer, engluer par une mystique politico-scientifique de puissance qui les a pousss mettre le meilleur deuxmmes au service de la mort. Il nen reste pas moins que nous sommes tous responsables du pril qui nous menace. Et pour merger de cette angoisse, pour en sortir, il me parat

381

Lhomme et latome

que linspirateur suprme, cest--dire le Dieu vivant qui sest manifest par la foi et par la vie du Seigneur Jsus-Christ, ce Dieu rclame de chacun de nous des actes dengagement, des actes prcis qui nous cotent. Nous avons beaucoup parl de lamour, et ce mot garde toute sa force de percussion, toute sa puissance de choc. Cet amour doit sexprimer sans doute par des gestes de sacrifice. Ce sont des choses que lon dit avec crainte et tremblement : car qui
p.318

sommes-nous pour les dire, hormis ceux dentre nous qui ont pass par

ltau de la souffrance et du dpouillement ? Et Celui qui nous la montr le tout premier, cest notre frre, notre sauveur, cest notre Chef. Quant cette vision plantaire, qui tout lheure tait en jeu lors de lintervention de M. Junod, et aussi dans les phrases prononces par Mlle Hersch et qui rappelaient limportance de lincarnation de notre vision plantaire dans un cadre national, il me parat que la Bible, l encore, nous ouvre toute grande une fentre sur lhorizon plantaire : dans la mesure o tous les nuds vitaux de la Bible, tous les centres de perspective que nous trouvons dans lcriture sainte sont des centres duniversalisme : tous les hommes issus dune mme origine, enferms dans une mme chute, mais tous appels dautre part une mme dlivrance qui saccomplira dans une mme cit fraternelle et juste. Il y a l une vision duniversalisme qui culmine dans la notion du Royaume de Dieu, et je pense que cette vision doit inspirer les gestes trs prcis et trs humbles auxquels sans doute M. Junod faisait allusion tout lheure, quand il rclamait de tous les membres des Eglises chrtiennes une prise de conscience et une compromission, quels que soient les refus que nous devions opposer aux idoles. Peu importe que ces dernires sappellent Csar, Mars ou Mammon ; nanmoins je pense que lidole de la nation, lidole de lEtat csarien est une de celles quil nous faut combattre avec la dernire nergie. Aujourdhui, nous sommes tous profondment humilis sur le terrain trs prcis de la lutte contre la dgradation de lhomme et contre le danger de la bombe atomique. Lune des idoles auxquelles nous devons adresser en premier lieu notre rsistance et notre refus global, cest lidole de la Nation-desse, cest le culte de la force nationale et de lautonomie nationale. Mais les racines profondes du problme de langoisse demeurent dordre mtaphysique. Il sagit vraiment de notre raison dtre, de la valeur que nous donnons notre existence, de notre salut ou de notre perdition.

382

Lhomme et latome

M. PIERRE AUGER : Le mouvement de la discussion entrane un certain nombre de balancements. Il est ncessaire quelquefois de revenir en arrire pour pouvoir exprimer ce que lon pense. Je voudrais revenir sur la question de langoisse que nous venons de traiter. Elle est, je crois, dans tous les esprits. Revenant ce que je disais au dbut de ces entretiens, je crois que lorsque deux forces se combattent et que ces forces sont de mme nature, elles ne peuvent pas conduire une solution finale. Lune dentre elles ne peut pas dominer compltement lautre. Il y a toujours un balancement entre les deux, il ny a pas de vritable victoire. Une vritable victoire ne peut tre obtenue que par une force diffrente. Lorsquil y a lutte entre langoisse et des palliatifs du type idologique, je pense que la solution dfinitive ne peut tre obtenue que par une force de nature autre, qui chappe compltement cette catgorie, et qui est la raison, par consquent le rationalisme, si on veut lui donner un nom qui lintgrerait dans une idologie.
p.319

Appliqu au cas prsent, et lorsquil sagit de la bombe atomique, je

pense quune entente entre lEst et lOuest est souhaitable, mais quelle ne sera jamais dfinitive. Ce sont des solutions temporaires. La solution dfinitive, ce serait un rationalisme total, cest--dire la conception de ce qui est bon pour lhumanit en gnral, de ce qui, finalement, conduit lhomme vers sa vritable destine. Ce serait une solution purement rationnelle, qui pourrait simposer audessus des nationalismes et des idologies particulires. Je nai pas lespoir, personnellement, que cela puisse se faire

immdiatement. Mais je crois que la seule voie possible est celle dune tude systmatique, pose, froide, rationnelle, de la situation, et par consquent une tude du type scientifique. M. ROBERT JUNGK : Je pense quune unit de vue, au moins sur la question du dsarmement atomique, est dj ralise. A Hiroshima, par exemple, beaucoup de partis politiques se sont opposs dans les campagnes lectorales, mais tous taient daccord sur la bombe atomique, parce que tous en avaient fait lexprience. Je me demande donc si la grande scission nest pas celle qui spare ceux qui ont subi la guerre atomique et ceux qui ne lont pas subie, et

383

Lhomme et latome

qui parlent de latome et des armes atomiques comme de botes dont ils ne connatraient que ltiquette. M. FRANOIS DE JESS : Je voudrais rpondre trs rapidement mes deux interlocuteurs. Dabord, sur langoisse. Je ne dis pas que les idologies sont source unique dangoisse. Langoisse nat chaque instant de la vie o lhomme, ne trouvant pas sa satisfaction dans son activit, refoule son erreur au lieu de llucider. Langoisse est donc une sorte de rservoir o saccumulent tous les dsordres ou toutes les insuffisances de la vie. Partant des analyses que jai faites, je puis dire que langoisse de la bombe atomique, chez mes clients, est extrmement rare, en comparaison de toutes sortes dautres angoisses. La raison pour laquelle les idologies crent des angoisses est celle-ci : la motivation pour laquelle on adhre une idologie est une motivation convulse ; et par cette adhsion, lhomme se cre une tche : tche exalte de politique, de saintet, etc. et, ntant pas capable de satisfaire lexigence de cette tche, il se cre de nouvelles culpabilits, quil refoule son tour, qui crent de nouvelles angoisses, et cest lenfermement dans le cercle vicieux de la nvrose. Voil pourquoi je dnonce lidologie, et pourquoi je prne le

dsengagement au lieu de lengagement ; parce qu la fois, sur le plan extrieur, ce sont les idologies qui crent les conflits les plus dangereux entre les hommes, et lintrieur de lhomme, les idologies sont cause des tches exaltes dont les dangers intrapsychiques sont les plus graves. R. P. DUBARLE : M. Mueller a pos amicalement une question qui soulve un monde : Quest-ce que le christianisme ?
p.320

Je ne peux pas lui rpondre de faon satisfaisante dans le peu de temps

qui mest accord. Le christianisme, cela consiste croire que Jsus-Christ est fils de Dieu, quil est mort, quil est ressuscit pour nous. Ensuite, on est un homme comme les autres, dans ce monde avec les autres. Ce que lon regarde et ce que lon comprend, cela vous permet de vous former quelque chose de plus ou moins coordonn je ne dis pas que ce soit toujours solidaire de ce que lon croit.

384

Lhomme et latome

Dans ltat actuel des choses, je pense quau moins pour certains individus, cela permet de comprendre que lon peut embrasser dassez larges tendues humaines, sans se vanter davoir jamais tout compris, de se reconnatre fraternel au milieu dhommes avec lesquels, il y a trois cents ans, on se serait peut-tre svrement battu. Cela permet aussi de comprendre que la foi que lon porte au cur, que ce credo auquel on attache valeur de ralit quand on est catholique, est un acte particulier au niveau de lhistoire dune mystique humaine, et jaccepte parfaitement quil en soit discut et trait ce niveau dhistoire humaine comme un acte particulier de mystique. Je crois que ceci reprsente la fois ce quest le christianisme pour le chrtien, et la faon dont il dsire lengager, quand il y a lieu, dans la conversation humaine. Peut-tre, naturellement, ny a-t-il l que le principe dune raison. Il faudrait alors que nous en discutions longuement pour que nous arrivions voir o se situent les doutes, les difficults plus particulires, et cette norme accumulation de choses quon peut engager dans une controverse, mme lorsque cette controverse est extrmement amicale. M. LE PASTEUR BABEL, aprs avoir remerci le R. P. Dubarle davoir rehauss en
notre temps lacte mme de la raison et le pasteur Boegner davoir associ sa confrence le nom dAlbert Schweitzer, prsente les remarques suivantes :

Nous sommes tous sympathiques la cause du Mouvement cumnique des Eglises, et quoique les statistiques soient une forme moderne du mensonge, nous ne pouvons pas oublier, avec le World Christian Handbook, quofficiellement, condition de considrer tous les Suisses et tous les Franais comme chrtiens, les populations chrtiennes mises ensemble reprsentent environ 750 800 millions dhommes, sur une terre qui marche dans le sens des trois milliards. Il y a donc un problme darithmtique : est-ce que lunit chrtienne, au sens officiel, peut tre une solution au drame actuel de la civilisation ? Nous devons largir notre cumnisme aux dimensions mondiales. Ici, je rappelle que cet t mme, Chicago, sest tenu le World Congress of Faith, en corrlation troite avec le Congrs mondial pour le Christianisme libral et la libert religieuse, o bouddhistes, mahomtans et chrtiens des diverses grandes confessions ont pris la parole.

385

Lhomme et latome

Mais le grand drame de notre poque reste le drame idologique, cest-dire des gens qui ne pratiquent officiellement aucune confession.
p.321

Et cest ici que je reviens ce que les grands savants, qui ont prcd personnalits daujourdhui cette tribune, nous ont dit.

les

grandes

Aujourdhui, la science est moins matrialiste, moins orgueilleuse quelle ne ltait au XIXe sicle. Cest donc non seulement avec ceux qui se disent croyants dans toutes les confessions, mais aussi avec les paroles des hommes qui, dans lhumilit de leur attitude scientifique, reprsentent eux aussi peut-tre les plus grandes valeurs spirituelles, que pourrait sassurer lquilibre du monde de demain. Jsus-Christ disait, lorsquil sadressait ses contemporains qui se considraient comme les hritiers dAbraham : Il en viendra de lOrient et de lOccident. Ils sassiront la table du Royaume de Dieu, et prenez garde que les enfants du Royaume ne soient pas jets dehors. Je nai aucun vu formuler quant au prochain programme des Rencontres. Nanmoins, je laisse parler mon cur. Je souhaite que le prochain programme des Rencontres de Genve soit tout entier consacr un dialogue idologique sur ce qui spare le monde daujourdhui, condition, bien sr, que les orateurs aient toujours la sagesse de se respecter, si ce nest toujours dans le fond de ce quils disent, du moins dans la forme. M. ANDERS (interprtation) : Ma question nest pas seulement fondamentale, mais encore scandaleuse, et je dclare demble que je ne me rattache aucun courant religieux. Ma question est la suivante : nos cadres moraux et religieux sont-ils actuellement suffisants pour donner une solution au problme de latome ? Pratiquement : avons-nous besoin dun nouveau code moral dans la situation atomique daujourdhui ? Ma question nest ni rhtorique, ni chimrique ; je la pose dans la perspective suivante : aucun des crateurs des grands codes sur lesquels nous vivons navait pu prvoir les circonstances de notre temps. Lhypothse de base de tous les codes classiques que nous connaissons, tait que ne pouvait tre dtruit dans le monde quune partie, quun individu, quune civilisation. Mais jamais ces codes ne se sont tablis sur lide que le monde pourrait tre dtruit un jour dans sa totalit.

386

Lhomme et latome

Or, cest l llment nouveau qui nous oblige poser cette question. Le monde, effectivement, peut tre dtruit. A ce moment-l, les codes classiques sont-ils encore valables ? Un autre caractre de nouveaut est que les impratifs classiques taient le rsultat dune volont gnrale. Ce caractre nexiste plus. Les impratifs que nous rencontrons aujourdhui, sur lesquels nous butons, ne viennent plus de haut en bas, mais de bas en haut, car ils sont relatifs au comportement de ceux qui dtiennent aujourdhui un pouvoir de destruction totale. Un troisime point est que le contenu des lois de ce nouveau code moral va tre assez diffrent du contenu des lois des codes classiques. Il faudrait mettre au centre de ces lois la notion de ladquation de notre capacit morale et de notre capacit pratique. Limpratif premier sera : sois moralement capable de ce dont tu es pratiquement
p.322

capable, sois capable de rejoindre sur le plan

thique ce que tu es capable de faire sur le plan technique. M. LE PASTEUR BOEGNER : Je mexcuse de demander dire quelques mots, avant dtre oblig de me retirer, ayant le grand regret de ne pouvoir assister la fin de ce dialogue. Je voudrais rpondre quelques mots mon collgue Babel. Bien sr, il faut que le dialogue soit ouvert entre le christianisme et les autres religions. Il est incontestable que des efforts multiples sont faits, en dehors mme des grandes confrences, pour que ce dialogue stablisse. Je nen donnerai quun exemple, qui est tout lhonneur des ordres catholiques qui se trouvent au Maroc. Au Maroc, un effort magnifique a t entrepris par les Dominicains, qui a pour but dtablir un dialogue aussi suivi, aussi persvrant et aussi gnreux et dsintress que possible avec les reprsentants les plus qualifis de lIslam. Le R. P. Dubarle a dit tout lheure que le christianisme est avant tout dsintress. Il faut que, dans le dialogue quil doit tablir avec les autres religions, il montre un dsintressement, une gnrosit, une comprhension aussi grande que possible. Et ce dialogue doit tre entrepris aussi avec les savants, avec les hommes de toutes professions, quils soient chrtiens ou non. Je vois les tentatives qui se font, lInstitut cumnique, dans notre centre franais de Ville-Mtry, prs de Paris. Nous essayons l, ensemble, de trouver

387

Lhomme et latome

une issue aux drames dans lesquels nous nous trouvons jets les uns et les autres. Les contacts individuels travers les hommes des Nations les plus diffrentes, travers les idologies les plus diffrentes, sont indispensables dans notre monde daujourdhui, si nous voulons arriver les uns et les autres cette communion qui permettra datteindre ce quil y a, en chacun de nous, de profondment uni aux autres. Jai beaucoup voyag. Jai vu des hommes de toute couleur, de toute race, de toute culture, de toute religion. Lhomme est partout le mme, certains gards, ce qui claire dune manire admirable notre affirmation que Dieu est le Dieu de tous les hommes et quil veut le salut de tous les hommes. Le Pasteur Babel disait : il y a bientt trois milliards dhommes, et sur ce chiffre il y a 750 millions de chrtiens, la plupart nominatifs. Il a parfaitement raison, et la question est de savoir si dans ce nouveau dfi que le nombre aussi jette au christianisme, il ny a pas une nouvelle exigence qui se prsente aux Eglises, leur demandant den revenir lessentiel de leur mission : aller vers les hommes avec le plus grand effort de comprhension possible ; faire comprendre que le christianisme est le secret de la vritable libert, parce que le christianisme vient dun homme qui rend les autres hommes libres, de JsusChrist dont la libert sest affirme sur la Croix du Calvaire. Je suis convaincu que demain le Pre Dubarle, que je remercie davoir bien voulu parler en mon nom ce matin pour rpondre certains orateurs, saura rpondre au nom des chrtiens qui communient intensment, non seulement dans leffroi ou dans la douleur que leur cause
p.323

le drame actuel, mais dans

la certitude que le christianisme, non par un amour mivre, lamour dimages pieuses, mais lamour dont il a parl lui aussi si magnifiquement hier soir, a vritablement le secret de la dlivrance, de lesprance et du redressement, vers lesquels les uns et les autres nous voulons marcher dun commun accord avec les hommes de bonne volont. R. P. DUBARLE : Deux mots pour massocier ce que vient de dire si admirablement le Pasteur Boegner pour terminer notre entretien. Cest en effet dans ce sens dernier de lamour que le chrtien trouve, non pas les moyens de rpondre langoisse du monde, ni de construire lunivers

388

Lhomme et latome

que les hommes ont construire, mais lquilibre dune me qui est heureuse, et qui sait en effet que le suprme acte de libert de lhomme a t pos au moment o Jsus sur la Croix restait l, cependant que les Juifs linsultaient et lui disaient : Si tu es fils de Dieu descends de la Croix , et que les voleurs, que nous sommes tous un peu, ses cts disaient : Sauve-toi donc et nous avec toi. Il est rest, mais il a dit celui qui tait le bon larron : Aujourdhui mme tu seras avec moi en Paradis. Tchons de mettre dans notre me lunit de ces deux choses : ce geste et cette affirmation. LE PRSIDENT : Je tiens remercier trs vivement M. le Pasteur Boegner et le R. P. Dubarle des richesses de suggestion et dmotion quils nous ont apportes hier soir, et de la part trs active quils ont prise ce matin notre dbat. Je remercie galement tous ceux qui ont anim le dbat ce matin sur cette tribune. Lentretien de demain matin continuera celui daujourdhui.

389

Lhomme et latome

HUITIME ENTRETIEN PUBLIC

Prsid par M. Olivier Reverdin


@ LE PRSIDENT p.325 ouvre le dbat et donne la parole M. Auger. M. PIERRE AUGER, faisant tat de lextension continue des domaines accessibles la
connaissance scientifique, se demande si la mthode scientifique peut et doit tre applique tous les problmes et tous les domaines ou sil faut limiter dune faon volontaire le territoire concd la recherche scientifique . M. Auger rpond cette alternative en faveur de la science, et pense que la mthode scientifique, applicable lunivers extrieur, pourrait tre applicable galement son univers intrieur et la vie elle-mme qui, dans lespace dune ou deux gnrations, ne sera plus un mystre .

La mthode scientifique a t applique lhomme, son esprit, ses penses, et cette mthode me parat navoir dans ce sens aucune limitation. Cependant, des rsultats rcents sont venus apporter un lment assez diffrent quil faut considrer maintenant. La science, dans ses dmarches, nest pas pure connaissance. Elle est un balancement entre la connaissance et laction ; il faut que lhomme de science agisse. Il doit observer et exprimenter. A partir du moment o il entre dans laction, il peut se trouver sous le coup de blmes moraux qui sappliquent des actions comme celle de la vivisection (qui a longtemps t considre comme blmable). Et depuis, les exprimentations sur latome et les explosions nuclaires sont venues poser le problme de savoir jusqu quel point les savants ont le droit dutiliser des mthodes dangereuses, et partant, blmables. Eh bien, je crois que l o il y a danger, il faut employer toutes les ressources de la connaissance. On sait que lanesthsie, employe de la faon convenante, a russi rendre la vivisection acceptable pour la morale de lhomme ; lexprimentation mdicale, lorsquelle est faite
p.326

sur des

volontaires, peut tre acceptable dans certains cas. Dans celui de la bombe

1 Le 13 septembre 1958.

390

Lhomme et latome

atomique, je pense quil tait vritablement ncessaire, pour lavancement de la science, de faire un certain nombre dexprimentations, mais quil ny a certainement aucune commune mesure entre le nombre utile et le nombre effectif des essais atomiques. Je voudrais insister sur le fait quaucun des blmes qui sappliquent certaines exprimentations ne rejaillit sur la science elle-mme. Celle-ci est pure connaissance. Lexprimentation est une ncessit, qui peut tre modifie, mais la vritable nature de la science est dtre une connaissance ; par consquent elle nest pas entache par des difficults qui se prsentent lors de lexprimentation. Il faut laisser les savants continuer leurs investigations ; lunivers est leur terrain de chasse. Il faut leur donner les armes pour cette chasse et les leur laisser, en leur rappelant seulement que sils sont savants, ils sont hommes, donc membres dune espce et dune communaut, et que leurs actions ne doivent en aucun cas les aliner de cette espce et de cette communaut. R. P. DUBARLE : Je suis trs heureux de lintervention de M. Pierre Auger, qui ouvre de faon trs utile une conversation que nous devons avoir, de manire trs dtendue, entre hommes, quelles que soient nos appartenances spirituelles, sur un sujet dsormais essentiel et vital notre espce, celui de la carrire lgitime de la science. Jespre que je ntonnerai pas M. Auger en lui disant que je souscris entirement la non-limitation de principe de linvestigation scientifique. Il ny a pas de territoire accessible la connaissance de lhomme qui soit, par une sorte de tabou de nimporte quel ordre, soustrait linvestigation scientifique. Tout ce qui est accessible dans lactualit de lexistence humaine peut tre entrepris par une connaissance rflchie, mthodique, qui aura montr avec le maximum dhonntet les mcanismes contrls de son investigation. Il me semble extrmement ncessaire que lhomme daujourdhui se dlivre une bonne fois de cette crainte denfreindre les limites de sa lgitime action, lorsquil entreprend quelque chose destin satisfaire son vouloir passionn de connatre, et de connatre avec rigueur. Il y a dans cette crainte bien plus, mon avis, le souvenir justement exorcis par la religion chrtienne de Promthe. Je suis donc tout fait daccord, et je prcise quil ne sagit pas simplement de linvestigation de la nature inanime. Si quelque chose dans la nature inanime se propose linvestigation, on fera de son mieux pour lassimiler. Mais il faudra

391

Lhomme et latome

aller au del. Rien du phnomne biologique nest en principe soustrait la curiosit de lhomme, et le psychisme, avec son quilibre sensible et affectif, peut et doit galement tre parcouru par une connaissance scientifique autant que faire se peut. Continuons toujours : lhomme, sil peut tre saisi de quelque manire dans son originalit par la connaissance scientifique, doit tre tudi par la connaissance scientifique. Continuons encore : lhomme vit de lesprit. Cette vie de lesprit, dans la mesure o elle est reconnaissable une connaissance scientifique, sous toutes ses formes, y compris la forme religieuse, doit tre objet denqutes, dinvestigations, de dbats, p.327 de discussions et de comprhension scientifique. Je ny mets, pour ma propre part, aucune limite. Certains auront alors une crainte et diront : Qui sait si, en tant ce chercheur infatigable, lhomme ne tombera pas quelque jour sur un pige tendu par cette nature, dont nous ne savons pas ce quelle peut receler. Eh bien, ici, je dis non ! Ce monde nest pas un pige tendu lhomme, cette nature nest pas monte de telle manire que lhomme, avec ses ressources effectivement relatives et limites, mais sengageant au mieux de ce quil pense pouvoir faire, doive sy perdre. Ce monde nest pas une machine infernale, et il faut que nous cessions davoir cet gard un certain sentiment que je ne crois nullement ncessaire notre foi chrtienne. Ce monde, au contraire, sest fait par une espce de dveloppement normal, rpondant une vocation de plnitude et non pas une vocation de limitation et de contrainte. Le monde a t donn la totale libert de lhomme et cest la premire chose que je voudrais dire. Cela tant, M. Auger a pos le problme de la limitation de la science. Pour ma propre part, je nen reconnais quune : la limite que linvestigation scientifique pourrait reconnatre delle-mme, en rflchissant sur sa propre intriorit. Il ny en a pas dautre. Si, par hasard, quelque chose ayant une certaine signification de limite peut intervenir, il faudra quelle soit reconnue scientifiquement et de faon autonome par la science elle-mme. A part celle-ci, aucune limite impose de lextrieur ne peut jouer le rle de limite par rapport linspiration de lesprit scientifique. Je vais concrtiser cela par une rfrence aux mathmatiques. Il sest rvl que, lorsquon tudie srieusement la faon dont lesprit pourrait esprer, dune certaine manire, totaliser le champ des mathmatiques, il est oblig de se rendre compte quil en est incapable. Sil y avait un discours

392

Lhomme et latome

axiomatique qui embrasserait la totalit du champ, il seffondrerait de lui-mme comme tant contradictoire, de telle sorte que les mathmatiques sont renvoyes un champ illimit de pense, car on pourra rinventer linfini de nouveaux axiomes. Ce que nous tenons aujourdhui comme principe de dpart nest quune partie dune progression que nous savons tre effectivement illimite. Je crois que la science ne connatra jamais que des limitations de cette sorte, cest--dire quelle verra quelle est ouverte linfini indfiniment, sur des parcours toujours plus riches et fconds. Il y a toujours en science, non seulement la connaissance, mais aussi un certain air, une certaine initiative de lesprit. Et l, je dirai aussi que lhomme na qu prendre cette initiative avec une totale libert. La science a le devoir, dune certaine manire, de tter de toutes les perspectives dagir qui lui sont offertes. Simplement, ici joue le fait que ce que nous connaissons reprsente un moment partiel de tout ce qui est connatre. La science, comme laction, est concrte ; comme elle, elle est un vnement et la dcision dune libert : elle engage de quelque manire, la totalit, de telle sorte que dans tout geste,
p.328

nous engageons le connu et linconnu. Faudrait-il alors sinquiter en disant : cet inconnu est terrible ! Non, je ne le pense pas, je pense que linconnu nest pas terrible et que jamais lhomme narrivera cette situation o le moindre geste de sa part dclencherait une catastrophe. Les choses ont dmontr, que cette initiative est toujours possible, quelle donnera des rsultats variables suivant la direction dans laquelle elle ira, mais que ses rsultats ne seront jamais catastrophiques. La catastrophe nest jamais au voisinage de la dcision dune libert humaine qui ne sait pas quel risque elle prend avec la ralit. Simplement elle sannonce, et alors il est ncessaire lhomme qui mdite la ralit de son action de faire les preuves de ce quil obtient au terme de cette action, et de savoir au besoin sarrter temps. Cest cela tre raisonnable ; cest prcisment raisonner son initiative, en apprcier les premires donnes, entrevoir la beaut et la signification quelle peut avoir. Sarrter temps lorsquon sait, mais justement lorsqu on sait . Tant quon ne sait pas, il faut aller de lavant. Il ny a qu essayer, on verra bien ce qui en sortira. Prcisment, la libert nest pas l pour tre mise dans un univers garanti de tout risque ; il y aura des risques, mais comme croyant je pense quils sont relativement petits et quil est toujours possible lhomme de se trouver dans

393

Lhomme et latome

une situation dusage raisonnable de sa connaissance et, disons, dans un geste raisonnable de son initiative. De telle sorte que je ne connais pas dautre limite que celle que la science trouve, et du point de vue de la connaissance, et du point de vue de son action, lintrieur delle-mme, en sachant que jamais linitiative dune libert ne sera acheve dans sa rationalisation si nous restons toujours au niveau de laction raisonnable. Et dans ce sens-l, la science nous donne aujourdhui une grande leon daction raisonnable et la demande de nous. Peut-tre, sur ce point-l, M. Auger aurait-il quelque chose dire ? M. PIERRE AUGER : Je voudrais simplement ajouter un mot en ce qui concerne les mathmatiques. Jai rflchi la limitation accessible notre entendement, et il y a une limitation dordre biologique quil faut considrer. Nous avons dans notre cerveau un nombre limit de neurones. Cest un chiffre dnombrable. Or, les combins dun nombre dnombrable sont galement dnombrables en units qui entre elles sont galement dnombrables. Par consquent, les structures pensantes sont dnombrables, et on pourrait concevoir mais je pense que ce nest pas ralisable quon en fasse un inventaire total. Ce que je crois, cest que dans cette investigation de tout ce qui est pensable, clairement pensable, on tourne un peu en rond, comme dans lunivers ferm dEinstein o lon repasse par les mmes endroits, trs longtemps aprs tre parti, mais o lunivers est infini et pourtant fini par son contenu. Il a un contenu fini, mais on ne rencontre ni limites, ni barrires. Jai limpression que les mathmaticiens ne rencontreront pas de barrires, mais ils sapercevront quils ont cess de trouver du vritable nouveau. Ils trouveront des formes qui paratront nouvelles, mais qui pourront se rattacher des formes anciennes.
p.329

Reprenant mon propos, je dirai que tout peut tre clairci, si lon trs nettement la poursuite de la connaissance scientifique et

spare

lexprimentation lgitime laquelle elle conduit, de lapplication de cette science des fins tout fait autres, et qui peuvent alors amener de vritables scandales. Je tiens absolument blanchir la science de tout cela. Ce nest pas la faute de la science si, en son nom, on a commis certains forfaits. Mme MARIE OSSOWSKA : Je voulais seulement intervenir pour souligner un problme qui me parat intressant et qui exige encore quelque rflexion. Nous

394

Lhomme et latome

nous sommes maintes fois servis de la distinction entre la connaissance et laction. Mais cette distinction nest pas nette pour moi. Chaque connaissance est une forme daction et une forme daction mme trs importante. Jai rflchi parfois au critre qui pouvait nous servir pour faire une distinction entre ces deux domaines. Par exemple, on oppose parfois la pense une activit manuelle, mais dans les fouilles archologiques ou dans des exprimentations des physiciens, il y a aussi une activit manuelle. Alors, o se trouve vraiment la distinction entre la connaissance et laction ? Je nai aucune solution prte vous donner, mais je crois quil faut chercher dans des critres dordre social. Je crois quil est important de rendre cette distinction plus nette, car elle intervient dans une grande partie des discussions de ce genre. R. P. DUBARLE : Je voudrais ajouter quelques mots complmentaires ce que vient de dire M. Pierre Auger, auquel je massocie, puis rpondre Mme Ossowska, qui me semble faire une remarque trs intressante. Les gestes de lhomme ne sont pas toujours raisonnables. Au moment o ils ont des consquences fcheuses, lhomme sen aperoit et cest ce moment que doit intervenir sa raison. Je crois quil est tout fait sens, en effet, de vouloir exempter la valeur rationnelle de la science de cette draison. Seulement l, prcisment, se prsente le facteur de draison, alors que lhomme, en raison mme des puissances quil a conquises, doit slever plus de raison. Je pense donc que nimporte quelle exprimentation scientifique ne sera pas forcment sanctionne, et quil faut rester raisonnable tout le temps de cette exprimentation et au besoin, si certaines perspectives savrent fcheuses, savoir sarrter. Dune certaine manire, cest le problme que dbat lhumanit tout entire lorsquelle est en prsence de la ralit nuclaire. Il y a peut-tre des types dexprimentations qui seraient tout fait dsastreux pour lhumanit. Elle doit alors chercher sarrter sur cette voie. Cela ne lui cachera aucune connaissance et lui vitera bien des malheurs. Ceci veut simplement dire quil y a un certain point partir duquel ces exprimentations deviennent draisonnables et quil faut toujours sen garder. Pour rpondre Mme Ossowska, je lui dirai bien volontiers que dans le principe, il ny a pas de limites entre les valeurs de connaissance et les
p.330

valeurs des activits qui leur font face. Toute action est connaissance, est

395

Lhomme et latome

enveloppe dans une connaissance. Toute connaissance est en quelque manire charge dun potentiel et mme dune actualit daction. Simplement, les usages veulent que certaines choses soient verses la catgorie de la connaissance et dautres la catgorie de laction. Par exemple, nous versons la catgorie de la connaissance le dveloppement des sciences, parce que nous avons limpression que cest l que nous rencontrons les contacts et les informations les plus purs de notre esprit par la ralit de techniques qui dgagent suffisamment la vrit de toutes sortes dimplications passionnelles, subjectives, actives, sociales ou autres. Dans un certain sens, jaccepterais volontiers quil ny a pas dautre critre de sparation entre la connaissance et laction que la pense des hommes. Et ce serait, en ce sens-l, un critre sociologique, puisque nous formons tous ensemble une socit. Ceci ne signifie pas que les valeurs se confondent, mais quelles sont, jusqu un certain point, comme les deux ples dune actualit globale. Et alors, lacte de la raison est de faire, dans cette situation, le bilan, de faire la critique de laction en raison des lments de draison qui, historiquement, peuvent sy infiltrer. M. UMBERTO CAMPAGNOLO : Ici, videmment, le mot raisonnable est employ dans un sens exceptionnel. Je voudrais comprendre un peu mieux ce que signifie tablir des contenus concrets de ce raisonnable . Qui peut savoir ce qui est raisonnable ? La socit, ainsi que me semble lavoir dit Mme Ossowska ? LE PASTEUR WERNER : La recherche scientifique, me semble-t-il, doit sassigner une discipline faite dhumilit intellectuelle, de rigueur logique et dhonntet, sans oublier lmerveillement que toute crature finie devrait prouver devant luvre du Crateur. Mais justement, ny aurait-il pas lieu de se souvenir aussi de cette ventuelle perversion de la science, laquelle on a dj fait allusion : erreur qui se manifeste par un orgueil qui voudrait faire concurrence au Crateur et parvenir une sorte dautodification ? Cest alors que la science prtend devenir objet de foi, inventer des valeurs et puiser au plus profond delle-mme une morale qui, jen ai la conviction, ne peut lui tre donne que dEn-Haut. L prcisment intervient la notion de transcendance. Est-ce que la transcendance doit tre limine de lintention scientifique ? Ma premire question porte donc sur le rapport entre le pch et la science.

396

Lhomme et latome

Ny aurait-il pas lieu dinsister sur le caractre dmoniaque qui peut sattacher la science, bonne en elle-mme, mais qui participe tout de mme de ltat de pch dans lequel nous nous trouvons plongs cause de lorgueil congnital de la crature ? Ma seconde question est celle des fins dernires de la recherche scientifique. Vous avez fait magnifiquement allusion cette adolescence de lhumanit, qui doit maintenant se tourner, par une espce de mutation, vers lge adulte. Or, lune des expriences que fait lhomme, quand il franchit le cap de la trentaine ou de la quarantaine, nest-ce pas
p.331

dacqurir le sens de la limite ? Tous

les horizons ne peuvent pas tre explors, il faut concentrer son effort pour obtenir un rsultat fructueux et porteur de vie. Pareille limite doit tre observe lintrieur de lintention scientifique et de la recherche fondamentale sous forme dune discipline dordre spirituel ; et ici nous retrouvons peut-tre la distinction quil importe de faire entre science et sagesse. Je me permets de rappeler votre souvenir ladmirable chapitre 28 du livre de Job. La science, oui, lhomme la met en action dans les profondeurs de lunivers ; mais la sagesse, o se trouve-t-elle ? La sagesse, qui donc en donnera la cl lhomme ? Or, la sagesse vient de Dieu. Et lorsque la science se trouve claire par une sagesse dordre surnaturel, la science est pardonne. Je pense, pour ma part, que la connaissance humaine a besoin dtre pardonne, afin de tendre au service qui est son vritable but, et je crois que Jsus-Christ, dont nous nous sommes permis de prononcer le nom avec joie et reconnaissance au cours de ces Rencontres, Jsus-Christ, comme le dit laptre Paul, recle dans sa personne tous les secrets de la science et de la sagesse . Mlle JEANNE HERSCH : Je voudrais soumettre une question au R.P. Dubarle et Mme Ossowska. Ne croyez-vous pas que la distinction entre le connatre et l agir ne peut pas tre tablie en dehors dune rfrence aux valeurs ; et ne peut-on pas dire que tout est agir, mais que la connaissance est le type dagir qui se fait par rapport la vrit, alors que lagir sans connaissance obit toutes les autres valeurs ? Mme MARIE OSSOWSKA : Quelques mots sur la notion du raisonnable, dont a parl M. Campagnolo il y a un instant. Je pense que nous nous sommes servis, et quen gnral les hommes se servent de cette notion dans deux sens

397

Lhomme et latome

principaux. Lun est ce qui est vrifiable par les procds de la science inductive ou dductive, mais trs souvent, lorsquon dit que quelque chose est raisonnable, on nonce simplement un jugement de valeur. R. P. DUBARLE : Jai rpondre une foule de choses la fois ; je vais tcher de le faire sans trop allonger les choses. M. Campagnolo sest bien aperu que jutilisais le mot raisonnable avec un ton probablement plus dfini et plus rflchi que dans lusage courant de la langue. Je voudrais lui dire ce que jentends par l. Jentends par raisonnable la faon dont on peut qualifier une raison, qui est raison dans une histoire, qui est donc en prsence dune actualit qui la dborde. Bref, la raison dans lacception humaine de sa plnitude. Jentends par l quun sujet est raisonnable quand il dfinit son attitude, sa conduite, son initiative de telle manire que lactualit de son acception rejoigne luniversalit concrte des hommes au sein desquels il se trouve. Jentends par universalit concrte cette universalit telle quelle est donne dans la situation historique o le sujet en question se trouve, et jessaie dintgrer dans ce sens du raisonnable deux choses : p.332 1. ce que veut dire tymologiquement logos, cest--dire rapport. Cest un rapport du sujet la plnitude actuelle de son espce, et cest dans ce sens-l que lhomme est raisonnable, parce quil inscrit un rapport autonome la totalit de son espce. 2. le second sens tymologique de logos, qui est parole, discours, ce qui permet aux hommes de parler entre eux. Cest dans la mesure o les sujets sont raisonnables quil y a un discours valable entre eux ; et je demande lhomme dtre raisonnable, cest--dire de dfinir son rapport global au genre humain de telle manire quune conversation puisse exister niveau de genre humain. Voil ce que jentends pour le moment par raisonnable . M. UMBERTO CAMPAGNOLO : Permettez-moi de vous poser un exemple prcis. Est-ce que le sacrifice du Christ, votre sens, est raisonnable ? R. P. DUBARLE : Bien sr, mon cher Campagnolo ! Je parle au nom de ma foi. Je conois tout fait que quelquun puisse trouver ce geste draisonnable, mais je le pense suprmement raisonnable, et personnellement je mdite souvent le texte de saint Paul qui dit de faire de notre existence, et de notre corps en

398

Lhomme et latome

particulier, non pas un sacrifice immol, mais un sacrifice vivant, non pas une adoration passive, mais une adoration raisonnable. Nous pourrons sans doute diffrer sur la faon de concrtiser ce sens du raisonnable. Les uns jugent certains gestes, certaines valeurs, draisonnables, dautres raisonnables ; pourvu que nous puissions nous en entretenir, alors nous restons, vous et moi, dans la sphre du raisonnable, affirmant ensemble cette valeur authentique de lhomme qui essaie justement de se commensurer autrui, et qui essaie de trouver les chemins de la conversation mme si, en ce qui concerne les apprciations concrtes, il peut y avoir des divergences et des dsaccords. M. UMBERTO CAMPAGNOLO : Je me sens prs de vous ; seulement pour trouver raisonnable le sacrifice du Christ, on doit ltendre des millnaires. Fixer les limites du raisonnable me semble bien difficile : parce que ce qui est draisonnable aujourdhui, dans mille ans sera peut-tre raisonnable ; et alors, comment le distinguera-t-on du rationnel ? R. P. DUBARLE : Bien entendu, et cest pourquoi jinvite mes frres en humanit essayer de dilater la sphre de leur raisonnable . Car ce quils pensent de raisonnable dans leurs petits milieux est peut-tre un peu court. Il faut que nous sachions englober lhomme dans sa totalit gographique, mais aussi dans cette dimension dhistoire que les connaissances positives nous ont rvles. Et jai bien envie de me sentir prs, non seulement des gens qui vivent aujourdhui, mais aussi de cet homme qui sveilla pour fonder la premire socit complexe aux temps nolithiques. M. PIERRE AUGER : Les vnements rcents ont rompu toutes les limites

p.333

artificielles qui, jusquici, avaient spar le savant du reste des hommes. Et se retrouvant parmi ses frres, il sest, ce moment, pos la question que posait tout lheure lexprimentation scientifique : laction scientifique est-elle acceptable ? Dans quelles limites est-elle raisonnable ? Je proposerai une formule qui est celle-ci : le savant ne doit pas saliner de ses frres ; il doit, au contraire, faire leur ducation et les lever par le dialogue. Et quand il aura russi cette adaptation rciproque, il pourra se livrer des exprimentations nouvelles, des travaux qui nauraient pas t compris au moment o il avait lintention de les faire. Cela met en vidence un aspect trs important de la

399

Lhomme et latome

recherche scientifique qui est, je crois, tout fait fondamental. La recherche scientifique nest pas individuelle, elle est sociale. La recherche scientifique consiste faire avancer lensemble de la connaissance de tous les hommes, et par consquent, elle est intimement lie leur formation et lducation. Je crois quil est impossible de les sparer, et quon doit les considrer comme un tout ; et alors les actes raisonnables apparaissent dans toute leur clart. M. UMBERTO CAMPAGNOLO : Ils deviennent rationnels. R. P. DUBARLE : Je crois que M. Campagnolo vient de dire le mot qui est le vu de lesprit humain, cest que ce raisonnable, qui est oblig de squilibrer avec des conditions quil ne domine pas, devienne rationnel la fin. Je suis tout fait daccord avec cela. Simplement, ce que je pense, cest que la fin ne nous est pas donne dans cette histoire. Par consquent, il y aura dans lhomme un quilibre difficile faire entre ce qui est dj entr dans la rationalit et ce qui reste de la sphre du raisonnable, qui est plus haute, plus complte et plus globale, jugeant du dedans cet indfini que lhomme porte en lui. Je voudrais rpondre maintenant M. le pasteur Werner. Sans renier ce que je viens de dire, je suis en sympathie avec ce quil me propose, sauf sur un petit point. Voyez-vous, je pense que justement les valeurs humaines sont telles que nous sommes obligs, au moins tant que nous restons au niveau de lactualit historique ou dexistence historique, de faire certaines dissociations, et le tout est prcisment de savoir bien inscrire lun dans lautre les lments que, jusqu un certain point, nous sommes obligs de dissocier dans le discours. Si nous voulions dire que tout sinscrit dj dans le rationnel et la science, je crois que nous ferions une petite faute de draison. Je pense que la raison consiste dire : Tout est ouvert la science, tout est sous la puissance de la science, mais nous ne sommes pas encore parvenus cette conclusion. Il nen reste pas moins que cest une carrire poursuivre. Il faut agir, et lorsquon agit effectivement, la libert coule en quelque sorte toutes les sources la fois ; et lacte de lesprit, cest de savoir la reconnatre. A ce moment-l, il y aura un aspect du raisonnable humain
p.334

qui ne sera pas de pure science, qui sera de

sagesse. Ce rapport lunivers, lide du genre humain, lhomme est oblig de le faire en modrant ses passions, sa violence, en essayant dentrer dans le point de vue dautrui par autre chose que par des valeurs de pure et froide

400

Lhomme et latome

logique. A ce moment-l, il y a effectivement ncessit dune certaine sagesse pour tout ce qui squilibre. Cette sagesse a des composantes multiples. Jai essay hier, en parlant de Spinoza, de dire quen plus de la modration des passions il doit y avoir une modration humaine qui est sa consquence. Et au niveau plus haut de la mystique, pour mon propre compte, je construis ma sagesse, pour autant que je le puisse, en y mettant toute la force de ma foi chrtienne. Et maintenant, il faut que nous tablissions notre rapport de telle manire que tous, Europens et autres peuples, nous nous trouvions fraternellement capables de converser. Nous mettrons peut-tre dans nos dterminations personnelles des lments de raisonnabilit diffrents, mais cela nempchera pas que nous serons arrivs en commun construire un monde de lentendement non plus europen mais dlibrment mondial et humain. M. LO MOULIN : Je voudrais attirer votre attention sur un facteur qui na pas t suffisamment mis en lumire : limportance dcisive des dcisions de lhomme politique. Je crois que toute dcision finale, dans les domaines qui nous intressent notre position lgard du problme atomique, la politique atomique appartient et doit raisonnablement appartenir et revenir, mme la limite, uniquement lhomme politique. Pourquoi ? Parce quil nexiste pas, au niveau de la communaut nationale ou internationale, une dcision qui soit purement technique ou purement scientifique, ou purement stratgique. Cest Clemenceau qui disait je rappelle ce mot cruel, mais juste : La guerre est une chose beaucoup trop srieuse pour quon y mle les gnraux. Cela ne signifie pas quil faille liminer les gnraux de la stratgie, mais cela signifie quen fin de compte, au niveau dune nation en guerre, la dcision finale doit appartenir lhomme qui est seul qualifi pour grouper, mesurer et juger la totalit des facteurs qui interviennent dans une dcision nationale politique. Ce nest ni aux savants nuclaires, fussent-ils groups en syndicats, ni la presse, ni aux thologiens, ni aux reprsentants de lopinion publique ou ceux qui sarrogent le droit de reprsenter lopinion publique, ni aux sociologues bien entendu, surtout pas, de dcider finalement, mais lhomme politique. Cest pourquoi on ne peut pas permettre que dautres groupes imposent par la violence de laction politique, ou par le prestige de la science, la dcision qui finalement revient lhomme politique, y compris la politique des explosions nuclaires. Vous allez me dire que confier cela des hommes politiques, dont

401

Lhomme et latome

nous connaissons tous les limites, est une chose inquitante. Je crois que vous trouverez difficilement un homme plus svre que moi lgard des hommes politiques. Je nai vritablement aucune illusion. Je suis dsespr quand je vois quel point ils sont peu aptes leur tche. Mais ceci dit, je crois quil est de bonne logique de leur demander
p.335

de prendre des dcisions en sentourant

de toutes les garanties. Quant la rforme profonde du systme politique quimplique cette volont de leur attribuer la dcision finale, cest une toute autre question, et je vous avouerai qu bien des gards nous en sommes encore aux premiers ttonnements dun empirisme bien hsitant. M. LE PASTEUR BABEL : Dans la situation actuelle, quel est lhomme politique qui prendrait la dcision ? Est-ce que ce serait Staline, Hitler ou, dans le cas contraire, le peuple suisse ? Ou bien sera-ce un parlement, un ministre ? Je crois quil faut quand mme envisager la question sous son angle positif. M. LO MOULIN : Dans des pays comme la Suisse o le rfrendum existe, bien que je naie aucune illusion non plus sur la valeur et lintelligence de lopinion publique, cest quand mme lopinion publique, cest--dire aux citoyens, prendre leurs responsabilits et dire ce quils veulent. Dans les systmes politiques rgime dAssemble, nous devons laisser cette Assemble, aux partis, en fait aux secrtariats de ces partis, le droit de dcider. Vous allez dire, ce systme est malsain, mauvais ! Vous navez qu intervenir pour le modifier, pour lamliorer, mais cest au Premier Ministre, au Parlement, ou au Gouvernement, ou encore lopinion publique, reprsente au cours dun rfrendum dune faon concrte et prcise, dcider sil y a une objection de conscience ce quon poursuive une telle politique. Si lhomme politique a une conscience exigeante, il peut parfaitement refuser, ses risques et prils. La libert de conscience, cest comme la libert de faire de lalpinisme : on risque toujours de se casser la figure. Autrement ce nest plus de la libert de conscience, cest de lanarchie. R. P. DUBARLE : Je remercie beaucoup M. Moulin, qui a soulign un point trs important. Cest effectivement dune importance capitale que, chaque fois quil y a prendre des dcisions qui intressent une collectivit humaine, il y ait un principe politique cette dcision. Tant que ceci est mis dans lombre, nous ne

402

Lhomme et latome

sommes que des intellectuels qui nous battons avec des nues. Il faut donc, dans ce genre de choses, faire venir lhomme politique pour quil nous explique son point de vue, pour que nous lui expliquions le ntre, et que des entretiens, des dialogues entre lhomme politique et les diverses comptences dont il peut sentourer, naisse une dcision qui soit le fait dun principe politique, de quelque manire quil se prsente concrtement. Ceci est si vrai que dans un domaine dactions humaines coordonnes, la recherche oprationnelle, un lment fondamental est de prsenter un ventail de possibilits raisonnables et de laisser le choix lusager. Lusager de la cit humaine, cest lhomme ; et ce qui le reprsente en tant quusager de soi-mme, cest le politique. Ceci dit, je crois que
p.336

notre

situation prsente et nos rflexes instinctifs montrent quel point le politique est dgrad parmi nous. Et nous avons tous, comme citoyens du monde, le devoir de le rendre sa dignit, et compatible avec les responsabilits lourdes, crasantes, presque terrifiantes qui sont entre ses mains. En gros, de quoi sagit-il avec cette affaire politique ? Somme toute, de deux choses : 1. De mettre au point la signification de la souverainet politique nationale dans un monde qui tend prendre sa cohrence globale. 2. De revivifier la politique au niveau individuel, en lui donnant son sens mondial. A mon avis, ces deux choses sont coordonnes. Il est absolument ncessaire de repenser en quelque sorte

philosophiquement le principe politique. Et ceci est la tche du philosophe. Platon lavait parfaitement senti, lorsque le monde grec se dsintgrait. Sentant que notre monde politique europen est tout de mme assez chavir, je pense quune de nos tches est de penser srieusement la cit, et voir quel horizon elle se place. Aujourdhui, nous devons repenser notre acquis, et prsenter aux peuples sous-dvelopps une comprhension ne dune collectivit raisonnable, et non simplement un idal technique et de matrialit. Ceci tant, nous sommes convis une action long terme. Il ne faut pas en avoir peur. Je crois quaujourdhui nous sommes appels tout oser, tout entreprendre en sachant que, peut-tre, nous ferons des gestes drisoires ; mais aprs tout, nous avons

403

Lhomme et latome

des millnaires devant nous pour tre pleinement hommes. Et je crois galement quil nous faut accepter quentre temps les dcisions se prennent comme elles peuvent. Nous avons entendu ici mme M. Jules Moch. Cest un homme qui sest pench depuis longtemps sur les problmes de dsarmement, qui sait de quoi il sagit au point de vue des experts, et je dois dire que cest une des voix les plus raisonnables que jai entendues au long de ces entretiens. Cest avec une sorte dmotion que je lentendais lire les conclusions des experts du mois de juillet ou dire quun pays qui, pour des raisons politiques, concrtes, immdiates, historiques, actuelles, dciderait de faire une bombe atomique, nest pas condamnable a priori, au nom dune morale intemporelle, au nom dexigences abstraites. Il faut voir les choses comme elles sont, dans le concret. Cest cela tre raisonnable. Entre les ostracismes de lesprit, infiniment respectables, et la dcision opratoire, il faut tout de mme que nous sachions mettre une certaine articulation, de telle manire que la dcision opratoire soit inspire par la vraie gnrosit du cur et par la vraie ralit dun amour srieux des hommes. Je crois que cest l que nous avons tout faire. Il faut faire davantage notre ducation dhomme. Mlle JEANNE HERSCH : Je voudrais dabord dire merci au Pre Dubarle de tant de choses que je nai pas le temps dnumrer ici. Dabord pour la prsence quil a apporte simultanment
p.337

de toutes les dimensions humaines, des plus

infinies aux plus immdiates, aux plus concrtes, aux plus prcises, avec une mise en place de chaque lment dont je ne peux pas imaginer quelle pourrait tre mieux faite. Je voudrais lui dire merci aussi davoir apport dans sa confrence un lment de joie, un lment de confiance et de bienvenue lre atomique. Je voudrais le remercier aussi davoir tmoign de la gratitude aux savants du pass, depuis Galile jusqu nos jours, contrairement aux actes daccusation qui sont ports contre eux, car lhistoire du dveloppement de la science mapparat davantage comme une prire que comme quelque chose qui est pardonner. Et je pense que nous avons eu grand tort, en Occident, de sous-estimer nous-mmes notre civilisation scientifique et technique, et de la ravaler au rang dun soi-disant mcanisme matrialiste. Nous en avons si bien convaincu les autres continents, quils croient maintenant quil suffit dimiter du dehors les produits de notre technique pour possder notre civilisation.

404

Lhomme et latome

Je voudrais aussi remercier le Pre Dubarle de stre dispens dexaminer la situation politique dans limmdiat concret qui est le ntre, et de nous avoir montr, au contraire, que devant ces problmes-l, malgr sa foi, ou plutt par sa foi, il est dans la mme situation, dans la mme perplexit, devant les mmes hsitations que nous tous. Un mdecin qui tait cette tribune a dit lautre, jour : Il faut dabord survivre. Je crois que ce dabord est faux, et que la comparaison qui a t faite ici avec un mourant auquel on fait de toute urgence une transfusion de sang est un sophisme. Parce que le mourant auquel on fait une transfusion de sang nest plus responsable ; ce moment-l, cest le mdecin qui dcide. Et la grande diffrence entre ce malade et nous, cest justement que nous sommes encore responsables et que nous avons dcider. Toute lhistoire humaine, en ralit, a t un effort pour rsoudre le problme davoir la fois crer autre chose que ce qui est, inventer lavenir, tout en survivant dans limmdiat. Cest pourquoi je pense quil y a un chemin terrestre inventer. Je voudrais vous soumettre quelques rflexions ce sujet. On a expos ici des menaces que je crois exagres, jusqu nous mettre dans une atmosphre apocalyptique. Or, nous sommes en ce moment dans une trve, une trve trs prcaire due lquilibre des bombes, et aussi au fait que la radioactivit, pour le moment daprs les tmoignages dexperts comme Jules Moch ou Heisenberg, ou ceux de lO.N.U. nest pas encore tellement dangereuse. Chose curieuse, quand on nous la dit, cela a paru dplaire. On voudrait que les choses soient absolument au pire. Mais je crois quen effet, si les choses taient au pire, nous pourrions jouir dune certaine irresponsabilit ; et cest cette trve qui nous rend responsables. Quavons-nous faire ? On nous a dit et rpt que lusage des bombes, en ce moment, dpend directement des Etats, beaucoup plus que de lopinion publique. Or, ces Etats sont des Etats jouissant dune souverainet nationale, sacre, intangible et absolue : nous nous trouvons donc en face dune anarchie de ces Etats souverains, ce qui reprsente maintenant pour nous un danger mortel. Il faut donc
p.338

instituer un ordre juridique

supranational, ce qui est lide fondamentale du rcent livre de Jaspers. Jaspers veut remplacer lalternative : abdication ou destruction, par une autre alternative : ordre juridique mondial ou destruction. Or, lamorce de cet ordre juridique mondial institu est prcisment la ncessit o nous sommes de crer un contrle supranational. Ce nest donc pas du tout dun point de vue dintrt

405

Lhomme et latome

national que je prendrai position dans ce problme, mais je crois que la propagande pacifiste, soi-disant apolitique, diminue les chances de ce contrle. Pourquoi ? parce quun des camps est avantag : le camp o lopinion ne joue pas de rle. Or, je pense que pour imposer ce contrle, il faut prendre appui sur lopinion publique. Et cela signifie que la lutte pour la paix, cest--dire la lutte pour la force de lopinion publique, implique en premier lieu la lutte pour la libre information et la libre expression de cette opinion publique. Cest pourquoi je refuse lalternative lutte pour la libert ou lutte pour la paix. La lutte pour la libert et la lutte pour la paix vont de pair. R. P. DUBARLE : Je ne rpondrai pas la premire partie de lintervention de Mlle Hersch, sinon pour dire que je nai aucun droit ces remerciements. La seconde me semble poser avec insistance, tant sur le plan des principes que sur le plan de laction, ce que je considre vraiment comme le problme fondamental de notre situation. Sur le plan des principes, en effet, nous devons plus que jamais chercher une condition fondamentale, non pas de notre survie mais de notre vie dans la comprhension. Et je rappellerai ici que nous voyons aujourdhui se dilater, samplifier la vieille parole de lEcriture disant que Dieu a remis lhomme entre les mains de son propre conseil, et Dieu na pas vous conseiller ; il vous parlera de son ternit, il vous parlera de la filiation divine, il vous parlera des trsors de lpanouissement, de la libert glorieuse des fils de Dieu par del cette terre. Mais pour cette terre, vous y tes, cest vous. Et on verra bien qui vous tes. Vous tes entre les mains de votre propre conseil, et Mlle Jeanne Hersch vient de rappeler avec beaucoup dutilit que nous sommes dans une situation grave, mais qui, en mme temps, se prsente comme une trve. Et, en ce moment, il est temps que nous entendions parler le langage de nos responsabilits. Nous sommes en pleine trve, mais avec la ncessit de faire un chemin terrestre que nous avons inventer. Nous sommes en prsence dun tat politique international qui nest pas bon, prcisment parce que les souverainets se sont dfinies comme des valeurs absolues. Cest cela quil faut essayer de remettre daplomb, un des points fondamentaux tant darriver un ordre juridique mondial. Ceci dit, je pense quil appartient la philosophie politique de reconnatre la grandeur des nations, et non seulement leurs limites, de reconnatre les patrimoines dont elles ont la charge authentique, de voir le

406

Lhomme et latome

systme des valeurs spirituelles qui ne peut pas tre assur entre hommes autrement que par la voie dun Etat prenant en charge des communauts
p.339

ethniques, nationales, spirituelles. Je suis tout fait sr de rencontrer l-dessus Mlle Hersch. Il est nanmoins probable que les Etats nauront plus, dans lavenir, tout fait le mme rythme dexistence, la mme faon dtre dans le monde qui vient que par le pass. On pouvait autrefois se permettre une sorte de synthse monolithique de lexistence humaine. Dans les limites dune nation cela ne sera pas possible, et si vous voulez une comparaison historique, la voici : Il y eut une poque o les principes les plus hauts de lexistence spirituelle de lhomme taient, dune certaine manire, le principe organisateur de la totalit de lexistence de lhomme. Je veux dire que lhomme vivait lintrieur de lglise et lEglise tait avec lui. On sest aperu, entre Europens, aux environs du XVe sicle, que cela ne tenait plus et il a fallu faire une chose dont les Eglises ont souffert : les dstablir par rapport aux nations. Eh bien, aujourdhui il va tre ncessaire de dstablir, jusqu un certain point, les souverainets nationales par rapport la communaut mondiale des hommes. Ce nest quune analogie des principes trs diffrents sont en jeu mais il va se faire, par la force des choses, une certaine dissociation entre ce qui sera fonction de ltat et ce qui sera soumis une responsabilit mondiale. M. ROBERT JUNGK : Le dbat sest droul un niveau spirituel trs lev, et pour moi ce fut le meilleur entretien que jaie entendu jusqu aujourdhui. Mais je dois le ramener une question politique qui fut souleve par Mlle Hersch : comment lautre partie va-t-elle accepter un contrle des armements atomiques ? Si vous dites que lautre ct nacceptera un contrle que si on lui oppose des bombes, cest le jeu du chantage, dont on a pu user pour arriver peut-tre des fins idales, mais qui semble, aujourdhui, appartenir lge pr-atomique. Nous sommes entrs dans un nouvel ge et vous parlez comme si lon tait encore au temps de la Socit des Nations : voici le premier point. Lautre point, cest quil y a tout de mme un principe dans lhistoire cest que ceux qui ont les mains pures finissent par triompher. Ils sont parfois crucifis, mais la fin ce sont eux qui ont la victoire. Et je crois, Mon Pre, que vous avez tout fait raison : il faut rformer lhomme politique, mais il ne faut pas le laisser seul, car sil ne se sent pas forc par un courant religieux,

407

Lhomme et latome

spirituel, par une force quil ne peut pas enfermer dans des formules politiques exactes, il risque de commettre le pire. Jai suivi, en historien dabord et maintenant en combattant, ce mouvement qui, depuis 1945, essaie de dire aux hommes politiques quil y a quelque chose de chang, quil faut repenser le monde et que le temps de Jeanne dArc est pass... M. AUGUSTE LEMATRE : Je pense ce qui va se passer dans un mois, le 31 octobre, loccasion de cette trve qui nous sera peut-tre ouverte ; on parle de cesser les expriences nuclaires. Ce quil mintresserait de savoir, cest si cette proposition
p.340

a t en quelque mesure prpare par des mouvements

dordre spirituel et moral. On nous dit que cette proposition sappuie sur les conclusions auxquelles ont abouti les savants, que les violations dun trait relatif la cessation des expriences pourraient tre vrifies. Ce quil y a de triste dans cette situation, cest quon va prendre des rsolutions pour cesser les expriences nuclaires, mais quon prvoit dj des violations. On voit donc bien limportance du facteur moral : il y aura des violences possibles, donc il faut avoir des contrleurs et il faut que ceux-ci soient contrls. Mais quoi quil en soit, il y a un problme urgent et je ne comprends pas trs bien Mlle Hersch, quand je pense lmotion qui nous a saisis Coppet, o on nous a dit entre autre que laugmentation de la radioactivit menace notre race dune dgnrescence irrversible et dramatique. Voil bien des questions qui sont dans lordre de lurgence. Naturellement, jai t bien heureux dentendre Mlle Hersch parler de droit international, car la question du droit international, de ce contrle international, est la grande question. R. P. DUBARLE : Je rpondrai rapidement aux deux derniers orateurs. Dabord, je dsire dire M. Jungk toute limmense sympathie que jai pour un homme qui a fait constamment leffort de se mettre en prsence dun vnement humain que je crois effectivement nouveau, et de faire entendre ses frres en humanit quelque chose de la nouveaut de cet vnement. Je crois que quand on est en prsence dun vnement nouveau, il faut ragir avec toute la puissance de son humanit et essayer de lui faire face de tous les cts, si lon peut dire. Je pense quil y a effectivement une raction affective en prsence des vnements nouveaux ; que, en fait, un certain nombre de dterminations,

408

Lhomme et latome

de sentiments bien orients, ont t extraordinairement utiles la cause humaine. Et je men voudrais de les empcher, quelles quelles soient, dintervenir. La grandeur de lhomme, cest prcisment, alert par le sentiment, dessayer de se reconnatre. Et je sais le trs gros effort qua fait M. Jungk lui-mme. Ce que je pense tre alors trs ncessaire, cest quau moment o se fait cette reconnaissance, une conversation collective puisse sinstaurer, qui essaie de regarder de faon pondre lvnement, de le comprendre dans ses portes actuelles et aussi dans ses portes prophtiques. Je ne refuse pas cela. Je ne refuse pas de voir ce quils signifient et de voir ce quil faut faire. Mais je pense tout de mme, cet gard, que lvnement tel quil est je commence rpondre lautre interlocuteur nous montre que dans le contexte humain actuel il a la signification dun grave avertissement, suivi dun temps de pose dans lequel nous sommes. Et ce temps de pose nest pas simplement pour que nous nous laissions aller leffroi motif qui surgit lorsque nous sommes surpris par quelque chose dinattendu, une raction de panique, comme si nous tions une bande dtourneaux senvolant au premier coup de fusil. Mais prcisment, pour penser cette affaire, lhomme doit se reconnatre tranquillement et posment lorsquil a t averti. Nous
p.341

essayons de le faire chacun comme

nous le pouvons, en apportant ce que nous avons de mieux en dpit de nos faiblesses. Alors, il y a peut-tre une petite chose que je dirai en faveur de Mlle Hersch. Je crois que le temps daucun vivant nest pass quand il est vivant. Et par consquent notre temps nous qui sommes ensemble nest pas pass ; il est maintenant, et cest maintenant que nous allons essayer de travailler ensemble. Je crois que cest ce qui nous permet de nous rejoindre. Cela dit, je voudrais revenir sur un point, celui du plus urgent et du moins urgent . Eh bien, il nous est demand justement davoir des ressources de pense plus tendues, plus puissantes, plus libres, pour faire cette apprciation.
Le R. P. Dubarle cite lexemple de la recherche oprationnelle en cas de guerre : lamiraut britannique, devant un problme urgent, avait eu recours avec succs la recherche oprationnelle pour trouver le moyen de protger les convois anglais contre les sous-marins allemands ; tude fort longue et employant un temps qui et pu paratre disproportionn avec lurgence du moment.

409

Lhomme et latome

Nous sommes en prsence de problmes suffisamment compliqus pour que les rponses instinctives ce qui semble urgent ne soient pas toujours les plus adquates ; il est donc ncessaire dans certains cas de faire face au plus urgent par un certain dlai. Nous pouvons nous trouver dans la situation dun chirurgien oblig, devant un cas dramatique, de prendre du recul, peut-tre mme dappeler un confrre pour savoir ce quil faut faire. Je nentends pas en faire un principe, cest un petit lment de sagesse et de prudence, pour viter quon fasse du plus urgent un principe. Mlle JEANNE HERSCH : Le Pre Dubarle a rpondu ma place sauf sur un point. Je crois effectivement quil y a quelque chose de sans prcdent dans la prsence de la bombe atomique. Je crois dailleurs aussi que la rvolution technique est un lment sans prcdent, mais je ne pense pas que la condition humaine soit devenue fondamentalement autre. Par consquent, pas plus aujourdhui que hier, et pas plus aprs-demain que hier, il ne sera possible de dire une fois pour toutes : Tout plutt que... Parce qualors cest la fin du choix et la fin de la responsabilit, la fin de la prsence linstant et cela veut dire la fin de lhomme et de son histoire. Et ce sont des choses auxquelles je ne peux pas renoncer. M. ROBERT JUNGK : Je voudrais seulement dire que la recherche

oprationnelle part toujours de faits. Il faut le plus grand apport de tous les faits. Or, dans la recherche oprationnelle sur lemploi de la bombe atomique, on oublie toujours quon na pas encore prpar de dfense civile dans les pays de lOuest, quon ne sait pas encore assez bien quelles ractions de panique une bombe A ou H peut provoquer dans la population. Je pense donc que cette politique est
p.342

assez irraliste, parce quelle ne part pas dune recherche

oprationnelle vraie, qui prend en coordination tous les facteurs. Elle nous livre quelque chose quoi nous ne pouvons pas rsister, et nous ne pouvons pas nous dfendre cause de cela. M. CHARLES BAUDOUIN : Je mexcuse presque de ramener encore le problme de langoisse, mais jai t frapp dentendre dire, tout lheure, quon en avait beaucoup parl ici. Mon sentiment dans tout cela est quon parle beaucoup de langoisse, quon en parle trop. Nous avons vu que Spinoza nen

410

Lhomme et latome

parlait pas, et que par contre, la psychologie et la philosophie moderne en parlaient beaucoup. Il y a, en fait, un phnomne de compensation dans cette mode de langoisse. Ce que je pense, cest que le spectacle que nous donne le monde daujourdhui nest pas un spectacle dangoisse ; jy vois bien plutt quelque chose qui rpond ce que me disait Jean Guhenno, il y a quelques annes : Cette gnration est dune lgret tragique. Je pense aussi un mot qui a t prononc Coppet : lindiffrence apocalyptique. On a dit que cette indiffrence sapplique au Japon, mais quelle soit japonaise ou non, elle est ntre. Jai vu les ractions, en France, au lendemain du 13 mai. Ctait un vnement important, mais la raction tait surtout dindiffrence. Eh bien, langoisse est remplace par des produits de substitution, la nvrose par exemple, et cest ces produits que nous devons nous attaquer pour retrouver langoisse. Il est trs important de la ramener la surface ; cest pourquoi je pense que, par ce quil a eu dangoissant, lentretien de Coppet a t extrmement utile. Et lorsque nous en aurons pris conscience, lorsque nous aurons remplac cette lgret tragique par un srieux de la gravit de la situation, alors nous pourrons commencer travailler. M. ANGELOS ANGELOPOULOS : En effet, on a beaucoup parl de langoisse provoque par le danger atomique, elle prend un aspect inquitant surtout dans les pays dits dvelopps. Cependant, cela ne doit pas nous faire oublier notre crise majeure, la crise chronique que lhumanit traverse par suite du dsquilibre permanent entre les populations et leurs ressources mondiales. Les rapports officiels de lO.N.U. nous disent que la plus grande partie de la race humaine est mal nourrie, mal vtue et mal loge. Il suffit de rappeler que les deux tiers de la population du globe ne disposent que de 15 % du revenu mondial. Quont fait les peuples bien nourris pour remdier cette situation tragique et pour liminer les causes profondes de ce dsordre moral, conomique et social, caractristique du monde dans lequel nous vivons ? En examinant la politique internationale des dernires annes, on constate avec tonnement que, pendant les sept dernires annes, le bloc occidental lui seul (nous navons pas de chiffres exacts en ce qui concerne le bloc oriental) a consacr la somme norme de 310 milliards de dollars pour le rarmement, tandis que laide accorde, pendant la p.343 mme priode aux pays arrirs, na pas dpass la somme drisoire de deux milliards de dollars. Je ne pense pas

411

Lhomme et latome

que lglise ait le moyen de renverser cette situation. Cependant, je voudrais demander au Pre Dubarle comment lglise envisage ces problmes et si en proclamant lAmour comme principe de base, lEglise pourra aider les peuples sortir de cette situation de misre et de pauvret. R. P. DUBARLE : Les chiffres qui nous ont t donns, je ne les ai pas contrls ; mais sils sont exacts, ils chiffrent notre draison. Jajouterai que je nai pas parler, je lai dit hier, au nom dune Eglise dont je ne suis quun membre. Mais je sais en chrtien que mes frres ne me dsapprouveront pas si je dnonce cela comme lun des scandales majeurs de notre civilisation. Cest trs grave, cela. Et sil y a quelque chose de positif faire ici, maintenant, je demande quon me le montre. Je ne demande qu ltudier, le comprendre, le reconnatre. M. PAUL DIEL : Si tant est que nous sommes devant un danger mortel, une chose me parat certaine, nous mourrons en discutant. Et peut-tre mourronsnous parce que nous discutons trop. Et nous discutons peut-tre parce que nous ne faisons pas assez attention aux dmarches vritables de la pense. Je voudrais revenir sur la confrence du R. P. Dubarle, qui est le sujet de cet entretien. La dmarche de la pense consiste dune part savoir, et dautre part croire. Mais il ne faudrait pas faire une confusion entre ces deux dmarches. Il ne faudrait pas prendre le croire pour le savoir et inversement le savoir pour le croire. Savoir consiste observer, exprimenter et tirer une conclusion de lobservation et de lexprience. Cest le domaine des modalits de lexistence, que ne peut tudier que la science. Le pourquoi de lexistence ne peut tre que le domaine du croire, car ce pourquoi est en dehors des modalits de lexistence. Le savant athiste est dans lerreur spculative et mme mtaphysique sil prtend que le mystre nexiste pas et que nexistent que les modalits de lexistence. Le mystre existe. Mais je crois que le croyant est galement dans lerreur, car il pense pouvoir nous expliquer le mystre. Mais que fait-il en voulant lexpliquer ? Il introduit des modalits dans le mystre. Lun et lautre dtruisent la profondeur du mystre devant lequel nous devons nous effrayer. Cest un danger norme. Et parce que nous ne nous effrayons pas suffisamment devant la profondeur des mystres, nous nous oublions dans les futilits, et ces futilits nous crent des armes, les armes de la commodit. Les

412

Lhomme et latome

instruments trs utiles de la science deviennent finalement des jouets extrmement dangereux ; et si ces armes nous dtruisent, cest parce que nous aurons msus de notre esprit, parce que nous aurons confondu croire et savoir. M. VO TANH MINH : Dabord un tour dhorizon. Je reprends les thses de Mlle Hersch, de M. Moulin, du Pre Dubarle, sur le pouvoir de dcision donner lhomme politique. On ma dit
p.344

hier : Nous sommes daccord de laisser

toute dcision sur la scurit mondiale aux hommes politiques, la condition quils soient forms lcole platonicienne. Quelquun a dit quil faut laisser agir seuls les hommes politiques, dautres quil fallait les surveiller. Mais qui les surveillera ? Lopinion publique ? Mais alors, il faut clairer lopinion publique. Et qui clairera cette opinion publique ? Les hommes politiques ? Cest un cercle vicieux. A la sortie des entretiens dhier, un jeune ami ma dit que javais t obscur en parlant de lamour et de la souffrance. Jai dit quil ny a pas damour sans souffrance et pas de souffrance sans amour. Je voulais dire ceci : un homme qui aime vraiment doit tre capable de souffrance. On ne souffre pas seulement physiquement, on souffre aussi de privations, on souffre moralement en acceptant certains affronts, par exemple, certaines injustices ; mais il faut aimer son prochain de toute faon, quoi quil arrive. En prononant ces paroles, je ne pense pas seulement au Confucianisme, mais un modle parfait que vous avez toujours devant vous, au Seigneur Jsus-Christ. Je vous avoue quen tant quExtrme-Oriental jai t fascin par le spectacle de la Crucifixion. Un Homme, un Fils de Dieu a ralis en lui le modle parfait de la Souffrance et de lAmour. Alors, il nous faut essayer daimer un peu comme Lui, et nous aurons tout de suite la paix... M. FRANOIS DE JESS : Mlle Hersch a parl hier de la ncessit dune organisation internationale ; or, elle existe, cest lO.N.U. Mais lisez les journaux ; cest le champ clos des combats didologies, au point quil nest pas possible, certains moments, de sy exprimer sans augmenter les tensions internationales. Ce que je voudrais montrer, cest que le dsarmement nest pas matriel mais idologique. On ma reproch le mot idologie ; jappelle idologie le systme de penses et de concepts moraux accepts par lhomme comme un

413

Lhomme et latome

principe. Je dis que la cause profonde du dsordre dont nous souffrons est le conflit des idologies inutiles dans lesquelles les meilleurs dentre nous gaspillent leur vie. Je lai fait une bonne partie de ma vie et je men suis chapp ; cest tout ce que javais dire. M. PIERRE DUCASS : Je ne prendrais certainement pas la parole, rempli dintrt et dadmiration par ce qui a t dit spcialement par le R. P. Dubarle , si je ne parlais quen mon nom. Mais nous sommes plusieurs philosophes avoir t frapps, au cours de ces entretiens, par loptimisme rationnel profess, qui nous permettait de lutter contre des craintes trop fondes. Cet optimisme rationnel, qui a consist dilater les frontires du rationnel dans lespace et dans le temps, comme il a encore t dit par le Pre Dubarle tout lheure, un homme nous a appris le pratiquer. Nous sommes plusieurs trouver injuste que le nom du Pre Teilhard de Chardin nait pas t voqu depuis le dbut de ces Rencontres. Oui, le Pre Dubarle minvite conclure en prsentant le nom du Pre Teilhard de Chardin. Je nai
p.345

pas ici rclamer doption pour ou

contre lui, simplement cest un homme que je connus et que jai infiniment aim, et je me souviens de cet homme quon a accus de rationalisme. Le Pre Chardin est mort une aprs-midi de Pques New-York et je ne rappellerai que cela pour dire notre vu tous, hommes de cette terre, de mourir un jour de Rsurrection. Et prcisment ce dont ma foi me convainc, cest que, si nous le voulons, tous nous mourrons un jour de Rsurrection. LE PRSIDENT : Mesdames et Messieurs, lentretien est clos. Je mexcuse auprs de ceux que jai d bousculer. Je donne maintenant la parole M. Babel. M. ANTONY BABEL : Je me garderai bien, M. le Prsident, de violer la consigne de brivet que vous avez donne. Vous avez parl dune allocution. Non, je dsire simplement exprimer, la fin de ce dernier entretien, les sentiments de gratitude du Comit des Rencontres de Genve, dabord nos confrenciers, Mme Ossowska, MM. dAstier, Boegner, Bovet, Heisenberg, Leprince-Ringuet et le R. P. Dubarle. Plusieurs dentre eux ont dj d partir et sen excusent. Je suis reconnaissant aussi aux nombreux participants des entretiens, qui les ont nourris de leur pense et qui leur ont donn ce haut degr dintrt quils ont la plupart du temps. Je dois exprimer maintenant, officiellement, et je le fais avec

414

Lhomme et latome

beaucoup de joie, la gratitude des Rencontres Internationales de Genve lUnesco. Les rapports entre les Rencontres et lUnesco ont toute une histoire. Tout au dbut, un ou deux observateurs de lUnesco sont venus nous lignorions, ils ont assist nos premiers entretiens. Ensuite lUnesco nous a assist spirituellement et moralement et enfin, sans que nous nayons jamais fait de dmarches auprs delle, elle nous a offert son appui financier, ce qui nous a permis dlargir notre champ dactivit. Nous avons pu avoir plus de confrenciers, plus de participants nos entretiens, nous avons pu faire venir des participants de pays plus lointains, et en mme temps, ce qui est peut-tre plus important, lUnesco a contribu dans une trs large mesure la diffusion de nos entretiens. Je tiens remercier trs vivement le reprsentant officiel de lUnesco cette treizime dcade des Rencontres Internationales de Genve, M. Pierre Lebar qui reprsente ici le Directeur gnral de lUnesco. M. Pierre Lebar est un ami des Rencontres ; il est dj venu plusieurs reprises chez nous et nous allons dans un instant avoir le plaisir de lentendre. Pour cette treizime dcade nous avons eu galement vous lavez entendu plusieurs de nos entretiens M. Pierre Auger, qui est le Directeur du Dpartement des Sciences exactes et naturelles lUnesco, et qui a d partager son temps entre la grande confrence atomique et notre dcade. Vous savez combien son apport a t enrichissant. Enfin, nous avons ici une troisime personnalit de lUnesco, M. Jacques Havet qui a galement particip nos entretiens. Jajoute un dernier mot. Ces rapports nont en rien chang notre ligne de conduite. LUnesco est infiniment librale dans sa faon de concevoir sa collaboration avec nous p.346 et notre modeste collaboration avec elle. Elle nous laisse notre entire libert dans le choix de nos sujets, dans le choix de nos confrenciers, dans le choix des invits nos entretiens. Elle sait videmment que cette libert est la raison absolument ncessaire de lexistence et du rayonnement des Rencontres Internationales. Je tiens souligner en passant cette attitude, qui est dailleurs bien digne de cette grande institution quest lUnesco. Je termine en priant M. Pierre Lebar de bien vouloir exprimer la reconnaissance des Rencontres M. le Directeur gnral de lUnesco. M. PIERRE LEBAR : Monsieur le Prsident, Mesdames et Messieurs, je voudrais dabord remercier infiniment M. Babel pour les paroles trs aimables quil vient davoir la gentillesse de prononcer, non seulement vis--vis de moi-mme, mais

415

Lhomme et latome

surtout vis--vis de lorganisation que jai lhonneur de reprsenter aujourdhui parmi vous. La collaboration entre lUnesco et les Rencontres Internationales est en effet trs ancienne. M. Babel a eu raison de souligner que cette collaboration sest faite dans un climat de parfaite libert rciproque, et que les Rencontres Internationales ont pu chaque instant dvelopper leur activit dans ce climat de parfaite indpendance qui est le vritable climat de la libert intellectuelle. Les dbats qui viennent de se drouler ici ont permis aux points de vue les plus opposs de se manifester et les changes se sont constamment drouls dans un climat de respect mutuel et de comprhension. Dans le dbat organis cette anne sur le thme LHomme et lAtome, lUnesco se devait dtre prsente, car un tel dbat touche lavenir de lhumanit tout entire. Il rpond par consquent une proccupation urgente. Vos dbats ont prouv quune certaine complaisance langoisse ne constituait pas une solution notre inquitude, et des hommes venant des horizons les plus diffrents : des philosophes, des reprsentants de grandes familles spirituelles, mme des hommes politiques, nont pas hsit faire appel la raison pour tenter de sauvegarder dans le respect les diversits naturelles de lhomme. Je voudrais vous dire encore que lUnesco sintresse trs activement aux problmes qui ont t prcisment dbattus au cours de ces Rencontres. Elle a donc dcid depuis quelques mois dinstituer un programme dtudes dans le dtail duquel je ne veux pas entrer ici ; mais je voudrais vous donner une information de fait qui est la suivante : dans quelques jours, Paris, doit souvrir une runion des reprsentants des sciences sociales de nombreux pays, qui portera sur Les aspects sociaux et moraux de lutilisation pacifique de lnergie atomique. La liaison, si jose dire, entre les dbats de Genve et cette runion, sera assure de la manire suivante : M. Pierre Naville, qui a pris part vos entretiens, assistera aussi la runion de lUnesco o il reprsentera le Conseil des sciences humaines, et dautre part M. Auger ma indiqu que lui-mme assisterait cette runion et pourrait par consquent donner des informations aux experts des sciences sociales sur les dbats qui se sont drouls ici. Je suis certain quils peuvent les renseigner utilement, et par consquent une liaison
p.347

troite pourra tre

maintenue entre vos activits et les activits gnrales de lUnesco. Pour terminer je voudrais ajouter un mot en remerciant trs vivement et trs sincrement les organisateurs des Rencontres et tout particulirement MM. Babel et Mueller, qui ont pleinement russi assurer la russite complte de ces

416

Lhomme et latome

dbats. Et je voudrais quils me permettent de leur dire, tant certain dexprimer non seulement mon sentiment personnel mais aussi le vtre, que nous leur sommes reconnaissants davoir su faire rgner tout au long de ces Rencontres un vritable climat de libert et damiti. LE PRSIDENT : Mesdames et Messieurs, en levant cette sance il me reste lagrable devoir de remercier tous ceux qui ont particip lentretien de ce matin, et particulirement le R.P. Dubarle pour tout ce quil a ajout sa belle confrence.

417

Lhomme et latome

ENTRETIEN PRIV

Prsid par M. Albert Rheinwald


@ M. ANTONY BABEL
p.349 ouvre lentretien et remercie les chtelaines de Coppet de

leur accueil, toujours si bienveillant, dans cette admirable demeure devenue, grce elles, familire aux invits des Rencontres.

LE PRSIDENT : Avant de donner la parole aux savants, il me semble que la voix de lignorant pourrait tre entendue. On me charge de prsider une sance. Je sens parfaitement mon indignit. Je la partage avec dautres. Nous sommes ici mme quelques-uns ntre rien de plus que des ignorants au milieu dun parterre illustre de savants si merveilleusement clairs quon les peut tenir pour ce quon appelait jadis des initis. Premire remarque, et qui me rduirait au silence si je ntais de par la grce de Dieu, un ignorant honteux et qui voudrait bien sinstruire auprs des initis. Do une seconde remarque, mais inpuisable dans ses consquences. Latome nous a rapprochs dune vrit quignoraient nos pres, et que lon peut formuler ainsi : le drame de la destine humaine, nagure encore limit lhomme, stend aujourdhui la plante elle-mme, si vulnrable, et le sort de lun dcidera du sort de lautre. Disons en deux mots : latome vaudra ce que pourront valoir les oprations de lesprit quil provoquera. Ne voil-t-il pas lhomme tiraill une fois de plus entre son ternelle volont de puissance et sa trop incertaine volont daccord ? Dans ces conjonctures, je me hasarde, jy vais dune troisime remarque, et que chacun peut faire sans outrecuidance : Si latome est devenu pour nous la question la plus angoissante, nous serions des tourdis ne pas voir l dsormais lun des lments de notre vie morale, au dbut dune re que lon appelle juste titre lre atomique. Cest le grand jeu dont a parl lun de nos orateurs, et pour le bien jouer, il nous faudra sans doute reconnatre que seules des oprations de lesprit insolites, et proprement singulires, pourront

1 Le 6 septembre 1958.

418

Lhomme et latome

accomplir ce travail prilleux, et

p.350

dabord lune qui consiste associer au

mme tat de connaissance le principe et lobjet de notre destine ce quont toujours fait les croyants, depuis quil y a des hommes et qui croient. Et qui sait ? Peut-tre y a-t-il une dialectique du merveilleux que ne pouvaient imaginer ni Dmocrite ni Descartes. Qui dailleurs na pas connu ces minutes o, se voyant lextrme limite de son pouvoir, et comme devant un mur, lesprit rve de le miner, ce mur qui fait obstacle la lumire ? Aujourdhui la question est dentrevoir jusquo cette recherche attentive pourra nous conduire. Un artiste, en attendant les savants, rpondra pour moi, et si je fais appel un artiste, cest que lartiste est de par son gnie plus que personne associ aux secrets de lactivit cratrice. Jai une lucidit terrible par moments, disait Van Gogh, et alors je ne me sens plus et le tableau me vient comme dans un rve. Je vous demande, Mesdames et Messieurs, de rver aux questions que vous pose le titre de nos Rencontres. Lhomme, qui est plus que jamais un prodigieux mystre, et latome. Latome, quelle tentation nouvelle : un suicide plantaire, ou la cl dun second paradis terrestre ! Mesdames et Messieurs, je donne la parole un guide, un guide qui va nous clairer chemin faisant. Cest M. Charles-Nol Martin. M. CHARLES-NOL MARTIN : Mon rle, ici, se bornera simplement donner quelques lments de discussion, car japporterai la voix dun chercheur scientifique encore jeune et qui, par consquent, vous donnera une ide des problmes qui agitent ceux de sa gnration et de sa condition. On attribue frquemment la science, considre comme quelque chose de dsincarn, dabstrait, une valeur trop concrte, et un pouvoir quelle na jamais eu. A dire vrai, ce nest pas la science qui fait le monde moderne, ce sont des scientifiques, donc des hommes, avec toute leur grandeur mais aussi leurs petitesses, leurs dfauts, leurs caractres multiples, et quelquefois leurs aspects fort dplaisants. Je crois que cest un peu la conclusion de mon expos que je vous esquisse l, mais aussi que cest justement en examinant dabord le problme de lhomme que lon verra mieux le problme de latome. Mtant moi-mme pench depuis cinq ans sur cet immense problme du

419

Lhomme et latome

danger atomique, je crois quil sera bon que jesquisse dabord, en quelques mots trs brefs, quels sont ces dangers. Et dautre part, jnumrerai quelques autres dangers apports par la connaissance pure, et par consquent provoqus, dune manire indirecte, par lhomme de science. Les dangers atomiques, nous le savons maintenant, lopinion publique en est heureusement de plus en plus informe sont dus lenrichissement progressif de latmosphre dans laquelle nous vivons en rayonnements radioactifs qui nexistaient pas jusqu prsent. La vie sest dveloppe depuis au moins un milliard, et probablement deux p.351 milliards dannes sur la crote terrestre, vieille les mthodes radioactives des gisements duranium ont permis de lvaluer de quatre milliards dannes. Cette vie a pu apparatre sur terre la suite dun concours trs spcial de circonstances dordre chimique, physique, de certains quilibres de rayonnement lectromagntique venu du soleil et par la prsence dlments dtermins constituant un milieu ambiant, dont nous avons de bonnes raisons de penser quil est rest en quilibre permanent, avec des variations plus ou moins grandes, mais compatibles avec la survie des tres vivants. Eh bien, la vie sest adapte trs strictement ces conditions, et si nous modifions ces conditions, nous allons altrer lquilibre, aussi bien de lensemble de la biosphre que de la biologie de ce gigantesque ensemble de vie qui se perptue depuis un milliard dannes au moins. Or, lhomme, depuis trs peu de temps, est en mesure de modifier son milieu et se trouve en consquence devant un problme tout fait nouveau, sans quivalent dans le pass. Cest par ce biais, je crois, un peu technique, que lon peut dire que lhumanit court de trs grands dangers, et pas lhumanit seulement, mais toute vie la surface de la terre. Ces dangers sont dus la prsence disotopes radioactifs, venant des explosions, qui nexistaient pas jusqu prsent dans le monde. On dit souvent quil y avait dj des rayonnements radioactifs qui nont pas empch la vie de se dvelopper. En effet, il y a dans lcorce terrestre des traces des produits dus aux rayonnements cosmiques, mais la vie a pris une autre direction, et sest adapte cette ambiance. Si nous augmentons inconsidrment ce taux de rayonnement, nous ne savons pas encore quelles consquences nous serons exposs ; mais nous commenons les connatre. Or, depuis treize ans, les bombes atomiques explosent la surface du globe un rythme affolant. Je peux mme vous donner quelques chiffres assez peu

420

Lhomme et latome

connus. Il y a eu plus de deux cents explosions nuclaires exprimentales depuis 1945. Depuis quatre mois les Amricains, par exemple, ont provoqu trente-deux explosions (eux disent quatorze, mais les Russes disent en avoir dtect dix-huit de plus). Les Russes, avant darrter leurs explosions, avaient procd au lancement de nombreuses bombes. Les Anglais viennent de prendre la suite et font une srie dexpriences qui vont se poursuivre jusquau mois doctobre. Les Amricains prvoient encore dix explosions. On ne peut pas raisonner sur le nombre dexplosions ; il faut parler de lnergie de chacune delles. Mais disons que depuis 1945, on a fait exploser lquivalent de 6 8 000 bombes atomiques de Hiroshima et Nagasaki ! Les effets sont biologiques et gntiques. On verra apparatre dici dix quinze ans une augmentation trs nette de leucmie et de cancer des os ; les gnticiens sont daccord sur ce point. Et je puis assurer que non seulement lhomme, mais encore la vie la surface de la terre, le rgne vgtal et animal, vont subir, en raison du rayonnement qui sest accumul, un certain nombre de modifications des caractres hrditaires avec des volutions que nous connaissons encore trs mal. Donc, nous commettons dores et dj selon le trs joli mot de Jean Rostand un crime dans lavenir. Nous sommes srs que nous allons oprer des
p.352

modifications nfastes car toutes les expriences montrent que pour

cinq cents mutations dfavorables, il ny en aura quune de favorable. Par consquence, lespoir est vain de voir apparatre, parmi les monstres que lon va fabriquer, un surhomme. Car un surhomme, ce nest pas quelquun qui a un caractre nouveau, cest un ensemble norme de qualits qui sont en nous. Jen ai termin avec le danger atomique, et voudrais faire allusion aux autres dangers que la science et les scientifiques nous font courir. La composition de latmosphre est en train de varier. Les dgagements de gaz, de produits de combustion, font que le taux de gaz carbonique dans lair augmente trs nettement depuis 1900. Or, les thoriciens ont calcul quau-del dune certaine quantit, labsorption du rayonnement solaire par latmosphre va tre modifi. Donc nous allons avoir moins de rayonnement solaire et une modification climatique va sensuivre. Je ne sais pas si ce sera dramatique. On ne sait pas encore vers quel quilibre va se diriger cette nouvelle climatologie. On parle encore dune modification chimique radicale des aliments, cest-dire des lments extrieurs que nous puisons dans notre milieu ambiant pour assurer notre dbit nergtique et pour assurer la vie son bon

421

Lhomme et latome

fonctionnement. L, on discute encore beaucoup pour savoir si ces compositions chimiques nouvelles nauront pas des consquences, la longue, sur lquilibre, sur lavenir de nos fonctions, et ne risquent pas davoir des effets gntiques. Il reste un point que je voudrais soulever ici, car il est assez neuf, cest le fait que la technique et lvolution scientifique vont permettre lhomme, dans un dlai trs bref de lordre de dix ans au maximum de quitter la terre. Lhomme va tre en mesure de saffranchir de la pesanteur qui la tenu riv, qui la fait littralement ramper depuis quil existe. Les satellites artificiels dont nous avons entendu parler sont des prcurseurs dun ge nouveau, auprs duquel jestime que lge atomique nest rien. Cette re nouvelle, aux prmisses de laquelle nous assistons sera non pas lre de latome, mais lre interplantaire. Ce sera pour lhomme quelque chose dinfiniment plus grand davoir pu saffranchir de la terre pour gagner les mondes inconnus, les plantes, que ne la t la dcouverte de lnergie nuclaire. Car cest une dcouverte nouvelle. Lhomme a beaucoup de sources naturelles dnergie physique : celle du soleil, du vent, de leau ; ensuite lnergie chimique de la combustion, llectricit et maintenant lnergie atomique. Le progrs veut quon dcouvre de nouvelles formes dnergie, et ce sera lhomme de savoir les utiliser pour le mieux. Mais partir de la terre, aller la dcouverte de mondes nouveaux, voil qui dpasse encore notre entendement. Nous ne pouvons pas extrapoler ce que nous allons trouver l o il ny a plus rien de terrestre. Lhomme quittera la terre pour aller dans la lune, ou plutt dans la plante Vnus ou Mars, qui seront sans doute les premires atteintes, parce que plus compatibles, semble-t-il, avec notre forme de vie. Eh bien, lorsque nous irons sur Mars, nous y trouverons de la vie ; nous le savons depuis quelques mois. On sen doutait, mais maintenant nous en sommes srs. Les expriences faites lors de la
p.353

dernire approche

maximum de Mars, il y a un an et demi, ont permis de dterminer avec une certitude complte la prsence de bandes dabsorption qui sont caractristiques du rgne vgtal. On sait que ces molcules du rgne vivant sont base de carbone et dhydrogne. Il semble donc que nous allons y trouver une vie, quelque chose dorganis, de complexe et de trs proche de notre chimie. Cela ne veut pas dire que nous y trouverons des martiens ou mme des animaux, car les conditions chimiques auxquelles jai fait allusion, et biologiques, ne sont pas les mmes que sur la terre. Latmosphre, sur Mars, est trs tnue ; au niveau de la plante, elle est infrieure ce que nous

422

Lhomme et latome

trouvons au sommet de lHimalaya. Il y a galement trs peu deau sur Mars. Dautre part, Mars est soumise au bombardement dun rayonnement cosmique que nous ne recevons qu une trs faible dose. Il est donc trs certain que la vie existe sur Mars, mais quelle revt dautres formes que celles que nous connaissons sur la Terre. Une fuse arrivant l-bas avec notre air va mettre en communication un peu de notre monde avec latmosphre martienne, et inversement un peu de cette atmosphre martienne va pntrer dans notre petite cellule lorsque la fuse reviendra sur terre. Nous allons donc transplanter lun dans lautre deux milieux tout fait diffrents, sans rien connatre des dangers de ces mondes o tout sera totalement inconnu, o tout pourra agir contre nous plutt que pour nous ! Voil, par consquent, une de ces varits de dangers qua introduit, non pas la science, mais lemprise qua prise lhomme sur son propre sort, sur sa plante, et bientt sur les mondes qui nous entourent et vers lesquels nous allons. Jestime que nous sommes un tournant capital de la pense humaine. Nous sommes en mesure, soit de nous dtruire, soit de crer un monde qui sera presque un paradis terrestre. Mais dire vrai, je ne crois pas beaucoup au paradis terrestre. Je crois que lhomme est encore trop jeune, au point de vue espce mentale, quil na pas suffisamment dexprience et de sagesse intrinsque pour se diriger vers la sagesse despce. Nous sommes au fond encore lge des cavernes. LHumanit a t trs vite en comparaison de lvolution des espces qui vivent encore sur terre. Et lorsque nous regardons notre anciennet mentale, elle quivaut une fraction de seconde au regard des annes de lvolution terrestre. Nous sommes aujourdhui en pleine expansion technique, mais nous avons conserv par atavisme notre ancien fond, qui est encore de bassesse, de lchet, de recherche dun quilibre sans cesse compromis, de mchancet par consquence. Et tout ceci explique trs bien que nous observions dans la socit un facteur dvolution bnfique indubitable, avec malgr tout cet homme tel quil tait dans le temps, que lon retrouve si lon gratte un peu notre trs fine pellicule de civilisation. Cest ce qui explique pourquoi lhomme semble ne pas savoir se guider et courir au-devant de dangers inous sans pratiquement pouvoir y chapper. Je vais minterrompre ici. Le temps qui mtait imparti est coul, et je crois que les discussions pourront nous apporter des lments valables.

423

Lhomme et latome

M. ROBERT JUNGK :

p.354

Puisquil faut avoir une discussion, je me disputerai

un peu avec vous. Je crois que vous avez commis une faute psychologique. Vous avez parl des dangers terribles qui sont les consquences des essais atomiques, et tout de suite aprs, vous avez parl de lexploration des plantes. Ceci rpond au mouvement, aujourdhui si commun, de senvoler vers les astres lorsque les choses deviennent trop gnantes. Moi-mme, jirai directement au problme qui est : Comment ragir, ici sur terre, contre ces dangers des expriences atomiques ? Je parlerai dabord du mythe des initis. Les problmes scientifiques ne sont pas aussi difficiles comprendre que les initis veulent bien nous le faire croire. Il y a bien des faits trs nouveaux, et si lon veut soccuper du travail des spcialistes, ou faire uvre nouvelle dans une spcialit, cela demande une prparation de beaucoup dannes. Mais pour avoir une vue densemble mme des dcouvertes des Prix Nobel, il suffit dun peu dapplication. Je crois que chaque personne qui a une culture moyenne peut sinstruire et savoir o va le monde, o va le progrs, et connatre les grands problmes de la science. Je crois quinvoquer cette soi-disant diffrence entre les initis et les non-initis, cest un peu de la paresse. Ceux qui ne veulent pas faire leffort de comprhension ncessaire sont au fond des paresseux. Ils disent : Je ny peux rien, je suis impuissant. On se heurte alors ce mme problme de limpuissance dont Mme Ossowska a parl hier. Son tableau collectif du sentiment de limpuissance dans la jeunesse du monde entier ma beaucoup impressionn ; personnellement, je crois que si cette jeunesse pouvait dabord sinstruire et se dcidait agir, cest--dire ou protester ou critiquer, cela aurait quelque effet. Si tout le monde essayait de sintresser ce qui se passe et agir, les choses changeraient ; jen conviens, elles ne changeraient pas trs vite, car nous sommes un peu gts par la technique. Lorsque nous entrons dans une maison, nous tournons le commutateur et la lumire se fait tout de suite ; mais avec les mouvements et les changements dopinion, cest beaucoup plus lent. Jai parl du savoir, jai parl de la ncessit dagir, mme si lon croit que cette action est sans espoir, et je voudrais en venir un troisime point : je me demande si le travail des intellectuels, depuis la fin de la guerre, ne sest pas orient trop exclusivement dans la voie de lanalyse et de la critique. Jaimerais que les intellectuels nous proposent des plans, des modles. Ces termes sont

424

Lhomme et latome

peut-tre dangereux : modles, plans , parce que ceux quon a tablis dans les gnrations passes taient souvent utopiques. Et la ralit tant diffrente du plan, on a essay dadapter la ralit au plan, ce qui a provoqu une grande mfiance lgard des plans, donc des utopies. Prenons nanmoins un exemple dans le domaine des expriences atomiques. Avant que se runisse la confrence sur la suspension des essais atomiques, un groupe de chercheurs de toutes les disciplines physiciens, sociologues, juristes de lUniversit de Columbia, New York, a dcid dtablir un plan de contrle. Et ils ont fait un plan magnifique, qui montrait des possibilits positives de contrle. Or, je nai pas pu trouver un seul plan, rsultant
p.355

de la runion de penseurs de

diffrentes facults, prconisant un remde au problme chinois ou allemand. On na pas fait deffort de pense constructive dans ce sens. Et puisque nous sommes ici, ces Rencontres, et que je crois quil nous faut des laboratoires spirituels ct des laboratoires de physiciens, je voudrais terminer cette intervention en mettant en discussion cette ide de pense constructive . M. CHARLES-NOL MARTIN : Jajoute simplement un mot pour rpondre M. Jungk, prcisment au sujet de Mars. Mon ide nest pas que le salut du monde se trouve dans le fait que nous allons partir vers Mars, ou mme que nous cherchons nous rfugier, fuir nos problmes dans les autres plantes. Au contraire, jai dvelopp cet exemple pour dire que cest dangereux, que nous risquons de ramener de l-bas ou dy amener des lments particulirement nocifs, et qui risquent dentraner en deux jours la mort de lhumanit par lintroduction de microbes ou dautres choses semblables. Mme les lancements de fuses, les lancements de satellites prsentent un danger ; les Russes, en particulier, utilisent de nouveaux combustibles base de bore. Celuici reste dans latmosphre, et Dieu sait si le bore est dangereux lorsquil entre dans lorganisme. La technique, guide par la recherche scientifique pure, est donc en train dempoisonner latmosphre. Ceci dit, il y a un point sur lequel je vous rejoins entirement : il ny a pas dinitis. Je crois que je suis un des rares homme de science penser quil ny a aucune difficult, normalement, comprendre ce quil y a de plus difficile dans la science. Ce nest qu lhomme de science de se faire comprendre. Puisque lhomme de science a pu comprendre et il nest pas un dieu , lhomme de la rue le peut galement. Et lhomme de science est en mesure de donner une

425

Lhomme et latome

partie de son temps et de son uvre faire comprendre lhomme de la rue, dune part la valeur esthtique des merveilles quil rencontre sans cesse, et dautre part de lui expliquer, de lui exposer les consquences morales, psychologiques, sociologiques quauront les dcouvertes quil est en train de faire ou que font ses confrres, sur la marche de la civilisation. Jestime que cest une tche trs urgente. Il ny a pas dimpossibilit cela. Cest le problme numro un notre poque. M. UMBERTO CAMPAGNOLO : Jai t vivement intress par les conclusions pratiques de M. Jungk. Je suis daccord sur la ncessit dagir, davoir le courage desprer et de croire mme lutopie ; mais ma divergence commence lorsquil parle de plans ou de modles. Je pense aussi quil est absolument ncessaire de sortir de cet ge de la critique, qui nest peut-tre que le reflet de limpuissance cratrice (en effet nous avons limpression que nous sommes domins par des forces plus grandes que nous), et que nous devons finalement nous demander ce quil faut faire pour raliser une vie nouvelle. Seulement, je pense que des plans tels que M. Jungk les envisage, cest--dire des plans concrets, finiraient par augmenter les oppositions,
p.356

les divisions, risquant mme de provoquer

de nouvelles ruptures. M. Jungk cite, par exemple, le problme de lAllemagne. Je ne crois pas que les gouvernements auraient t incapables dimaginer des plans dunification de lAllemagne ; sils nen ont pas fait, cest quils ne dsirent pas unifier lAllemagne. Un plan pour lunification de lAllemagne, avant la ferme volont de lunir, ne saurait tre quune occasion de nouveaux conflits. Au contraire, je pense que la rhabilitation de lutopie, en gnral, est ncessaire et urgente. Depuis trop de temps, nous ne parlons que du concret, parce quil nous semble le seul objet dune volont srieuse et raliste. En ralit, ce soi-disant concret est le particulier abstrait, capable tout au plus de procurer quelques avantages personnels et prcaires. Mais lutopie, elle, au sens le plus profond, est une orientation de lesprit, une projection dans lavenir de ce qui nous semble tre la justice, une forme de vie meilleure et plus leve, et donc elle nous engage moralement. Une utopie est autre chose quune chimre, car elle a ses raisons et ses sources dans la ralit prsente. Elle est fonde sur lexprience et sur la mditation ; elle est tout autre chose quun pur rve sans raison ni justification. Une utopie commence tre vraie quand elle devient une norme de conduite, quand elle constitue le fondement dune obligation morale.

426

Lhomme et latome

Or je crois que nous sommes, aujourdhui, dans la ncessit de lancer une utopie, des utopies. Et je crois que cest prcisment la situation cre par lnergie atomique, par les dcouvertes atomiques et notamment par les armements atomiques, qui nous suggre lutopie ncessaire surmonter limpasse dans laquelle nous nous trouvons. Notre problme peut tre dfini dans les termes suivants : pourquoi sommes-nous angoisss, cest--dire nous sentons-nous impuissants, alors que notre science nous a mis en possession dimmenses nergies ? (Car, pour moi, langoisse nest quun sentiment dimpuissance.) videmment, parce que nous ne savons pas diriger ces nergies. Lhumanit est divise, dchane par des conflits quelle ne sait pas rsoudre et qui peuvent dterminer un usage catastrophique de lnergie nuclaire. Quels sont ces conflits ? Ce sont les conflits entre les Etats, les conflits internationaux. Les contrastes, les jalousies, les passions, qui ont oppos de tous temps les individus entre eux, nentranent pas ce danger ; seuls les conflits internationaux nous paraissent indomptables. Ni la politique ni la science nont encore donn une rponse sre au problme quils posent. Nous sommes toujours nous demander ce quil faut faire, et pendant que nous nous le demandons nous nagissons pas. Do notre angoisse, que lon ne peut vaincre, comme nous le disent avec raison M. Jungk et Mme Ossowska, quen agissant. Mais pour agir, il faut une ide, une orientation. Or je crois que cette ide, que cette orientation, nous pouvons la trouver, si prcisment nous concentrons notre attention sur la question internationale, cest--dire sur lorigine de la guerre. Car seule la guerre peut dterminer lemploi de lnergie nuclaire que nous redoutons. Mais la guerre est un conflit de souverains. Nous pouvons donc penser quil faut supprimer la pluralit de souverains ; cela pourrait tre notre utopie. M. FERNAND GIGON : Vous avez entendu un savant, vous avez entendu

p.357

un essayiste, vous allez entendre un journaliste. Cest--dire que je vais vous ramener de Mars et des champs brillants, mais utopiques me semble-t-il, que nous venons de quitter, dans la ralit de ces Rencontres et du problme de lhomme devant latome. Il y a un peu plus dune anne, quelques experts se sont runis Genve et se sont penchs sur les problmes gntiques, par rapport aux irradiations atomiques. Leur rapport na jamais t publi. Au bout de la deuxime sance,

427

Lhomme et latome

les craintes souleves par les expriences de ces savants taient tellement immenses, tellement tangibles, quon a prfr fermer les portes et quon a laiss les journalistes dans les couloirs. A la mme poque, je recevais de Tokio une petite information, manant dun mouvement antinuclaire qui disait peu prs ceci : A Nagasaki un enfant sur sept nat monstre ! Plusieurs raisons encore mont dtermin faire cette sorte de plerinage aux sources de notre re atomique, Hiroshima puis Nagasaki. Parmi ces raisons, il y en a une qui a t souleve par M. Martin et M. Jungk galement : la responsabilit des savants devant lhumanit, cest--dire, en dernier ressort, devant nous. Le 6 aot 1945, 8 h. 15 je rappelle cette date car elle a ouvert lre atomique les savants nous ont fait un cadeau. Ils ont ouvert les portes de lre atomique sans avoir pris la prcaution de savoir sil serait un jour possible de les refermer. Mon analyse des centaines et des centaines de cas datomiss et dexposs que jai pu voir et examiner aussi bien Hiroshima, Nagasaki que dans dautres lieux, ma permis de comprendre que nous tions pratiquement tous, vous et moi, je prcise bien tous, des victimes en sursis. Cette analyse ma videmment enfonc, peut-tre, dans une dramatisation des faits dont jai t le tmoin, et qui ne me permet plus gure de mloigner de cet ternel appel que jessaie de faire travers les journaux et la radiodiffusion : appel une prise de conscience de notre responsabilit devant le fait nouveau quest lapparition de latome. Jai pens, cependant, que javais tort, et je suis redevenu beaucoup plus optimiste, jusqu hier o jai entendu un savant, quelque peu bouscul, jen conviens, par nous autres journalistes, dire ceci : Il nest pas exclu que nous irradions le ventre des femmes enceintes, afin que les enfants qui natront aient une irradiation prventive, de faon, en quelque sorte, les habituer. Quoique le savant ait entour cette dclaration dattnuations circonstancies, vous me permettrez de la qualifier de monstrueuse, surtout quand on sait quactuellement encore, chaque semaine, Hiroshima et Nagasaki, des Japonais meurent des suites des vnements atomiques. Jai aim, dans lexpos de mon ami Nol Martin, quil place lhomme toujours au centre de ses spculations scientifiques. Jaurais galement aim trouver ce souci beaucoup plus rpandu (aprs ce que lon a appris de

428

Lhomme et latome

lexprience japonaise) parmi les trois mille savants, les deux mille techniciens spcialistes qui se trouvent en ce moment Genve. De par ma fonction, je suis oblig dassister des sances trs difficiles,
p.358

extrmement pnibles

parfois ; or il est trs rare, dans ces discussions, qui sont certes valables du point de vue scientifique, dentendre rsonner une voix qui ait laccent de lhomme. Jentends des savants vraiment savants, vraiment comptents. Mais je les sens tellement compartiments dans leur science, tellement ltroit et si orgueilleux de leurs connaissances, que je suis de plus en plus effray. La peur apocalyptique que jai ramene des terres japonaises contamines renat alors au fond de moi. Je terminerai par ceci : dans quelle mesure, moi, lOccidental qui vais faire des enqutes sur les terres japonaises, et ceci signifie aussi Vous , dans quelle mesure suis-je responsable de ces malheurs apocalyptiques et atomiques du Japon ? Je suis oblig de dire que nous sommes tous responsables du sort dautrui, par consquent aussi bien de ce qui sest pass un jour Hiroshima. LE PRSIDENT : Ce que vient de nous dire M. Gigon prouve bien quil y a des initis, et quils sont dangereux. M. GNTHER ANDERS (interprtation) : Je suis arriv il y a deux heures Genve, venant de Hiroshima et Nagasaki, et ne sachant pas que je parlerais ici. Je pense que je pourrai traiter simultanment des problmes moraux qui se rencontrent lge atomique et des expriences que jai faites Hiroshima. Quelle est lexprience la plus terrible que jai faite Hiroshima et Nagasaki ? Cest quil ny a pas de souvenir de la terreur atomique. Jai rencontr beaucoup de survivants et jai parl avec un grand nombre dentre eux. Mais il semble que ce quils parvenaient dire ne pouvait tre la mesure de lhorreur quils avaient prouve. Pourquoi leur souvenir faisait-il dfaut ? Il ny a pas eu de vritable exprience parce que la chose a t terrifiante, et trop rapide, trop brutale pour les impressionner. Et cest l, vritablement, la situation fondamentale dans laquelle se trouvent les hommes daujourdhui. On prtend que nous vivons dans un ge dangoisse et rien nest plus faux. Nous vivons dans un ge o notre angoisse ne peut avoir les dimensions des catastrophes qui risquent de nous atteindre. Il est trs facile de dire que nous

429

Lhomme et latome

devrions faire appel la conscience ou notre sentiment de responsabilit. Auparavant, on pouvait avoir une conscience, et on pouvait se sentir responsable de ses actes. On avait tu un homme, on pouvait regretter son acte ; on pouvait se reprsenter ce quon avait fait. Mais lorsque dun coup vous avez tu des dizaines de milliers de personnes, vous ne pouvez avoir une vritable conscience de votre acte et vous ne pouvez pas non plus avoir un sentiment de culpabilit. La faute ne rside pas seulement dans le fait davoir tu des dizaines de milliers de personnes, mais encore de ne plus pouvoir comprendre cet acte. Il y a aujourdhui un hiatus profond entre ce que lhomme est capable de faire et ce quil peut imaginer. Cette situation thique est fondamentale, et si nous nen prenons pas conscience, nous ne pouvons pas avoir une attitude morale correspondant au pouvoir de lhomme.
p.359

La victime moyenne dHiroshima ma parl de la catastrophe comme

dune secousse sismique moyenne ou dune inondation. Pour pouvoir parler de lvnement, il devait trouver des analogies, et cette falsification tait pour lui la condition de pouvoir limaginer et de pouvoir en parler. Il est important de voir que si ces Japonais voquaient un tremblement de terre ou une inondation, ils nont jamais parl dun ennemi qui eut t responsable de la catastrophe. Ils navaient pas vu un ennemi, mais un soleil en explosion. Lide que cette catastrophe avait une origine humaine et quelle pouvait tre rpte par les hommes, tait trs loin de leur esprit. Jai toujours ha la haine, mais labsence de haine que jai rencontre chez ses victimes me paraissait excessive. Que pouvons-nous faire ? Il y a deux voies. Lune est une voie politique, consistant mobiliser des millions dhommes dans une action contre les expriences nuclaires, contre la fabrication darmes atomiques. Mais cette premire voie est rendue difficile par une indiffrence que je nommerai apocalyptique. La seconde est une voie psychologique, et cest par elle que jaccderai au problme moral, qui est au centre de notre discussion. Lducation de notre fantaisie, lducation de notre capacit dimagination devrait tre le moyen par lequel nous deviendrions accessibles lide de ce que peut tre la destruction du monde. Or actuellement, nous ne pouvons pas imaginer ce quest la destruction du monde. Cette tche est unique et se prsente pour la premire fois dans lhistoire de

430

Lhomme et latome

la morale. Jusqu prsent, nous avons cru la supriorit de notre imagination sur notre capacit de fabrication. Mais cette situation est aujourdhui compltement renverse : nous pouvons agir au-del de ce que nous sommes capables dimaginer. Ce nest que si nous comprenons limportance de cette inversion dans lhistoire de la pense et dans lhistoire de lhumanit, ce nest que si nous comprenons le caractre de cette inversion, que nous pouvons entrer dans le domaine dune problmatique morale. M. FERNAND GIGON : Jai naturellement cout avec beaucoup dattention M. Anders, et je me trouve l devant un cas assez typique. Cest le cas dun Occidental qui analyse un vnement dans un monde qui nest pas le sien, autrement dit, dans un monde oriental. Quand M. Anders nous dit que les Japonais nont pas gard de haine, mais seulement cette extraordinaire motion qui a t la leur, je ne le crois pas. Jen apporte deux preuves. Dabord il y a dans notre faon de juger des problmes un besoin de classification par ordre de grandeur et par ordre de valeur qui na plus cours ds quon veut juger du phnomne chinois ou japonais. Notre sens des ralits change du tout au tout. Nous pensons gnralement la verticale, eux pensent lhorizontale, et ils sentent de mme. Nous avons deux modes de pense diffrents. Et il ma paru, M. Anders, je men excuse, que toute la deuxime partie de votre expos repose de ce fait sur des bases occidentales, qui ne sont pas trs solides quand on les transpose dans un contexte oriental.
p.360

En outre, je voudrais vous signaler la parution, il ny a pas trs

longtemps, dune publication de M. Orada, professeur lUniversit de Hiroshima, qui a rcolt un certain nombre de rdactions dlves qui, au moment de la catastrophe, avaient cinq ou six ans, et qui, huit ans plus tard, ont t chargs dcrire leurs souvenirs. Jen ai publi quelques-uns. Cest un des tableaux les plus accusateurs que jamais homme a crit. Alors quon ne vienne pas me dire que tout au fond de lme japonaise il ne reste pas une panique, une terreur extraordinaire lgard de ces temps apocalyptiques. Si elle nest pas exprime dune faon que nous comprenions immdiatement, je pense que cest une question de pudeur, o lducation japonaise joue un rle principal. Mme E. DE LA ROCHEFOUCAULD : Je voudrais poser une question de

431

Lhomme et latome

caractre scientifique M. Charles-Nol Martin, dont la rponse pourra nous intresser tous. Quelques remarques vont la prcder. Lhomme sest toujours trouv devant des dangers, et des moyens ont toujours t trouvs pour les carter. Vous savez que des pidmies ont dvast les continents, et aujourdhui il suffit de trois jours de pnicilline pour venir bout dune terrible maladie, dont je ne dirai pas le nom ici. Or, la bombe atomique est un de ces dangers... Mais il ny a pas que la bombe atomique. Il y a lutilisation de lnergie atomique. Et voil la question que je dsire poser un savant comme M. Martin. Nous allons tous faire campagne contre la bombe. Mais est-ce que lutilisation de lnergie atomique, prvue pour remplacer le manque de charbon, de ptrole, les barrages hydrauliques lorsque les fonds dnergie auront diminu, est-ce que cette utilisation comporte des dangers ? M. CHARLES-NOL MARTIN : Je rpondrai aussi brivement que possible. Il est certain que lnergie atomique dite pacifique, prsente galement un trs grand nombre de dangers pour lhumanit. Il ny a pas une grande diffrence entre les explosions et lexploitation pacifique de cette nergie, car elles impliquent lune et lautre la production des mmes dchets radioactifs, et dans des milliers dannes on aura encore sur terre les produits de fissions provoques actuellement. Dans le cas des bombes, on dissmine tous vents ces produits de fissions. Dans celui de lnergie nuclaire pacifique, on tche bien dviter au maximum la diffusion de ce dangereux produit de fission dans le cycle de la biologie terrestre, mais on na pas encore trouv de solution radicale au problme de lvacuation des dchets radioactifs. Je prtends quil sera assez difficile de trouver une solution efficace. Sous sa forme actuelle, lnergie nuclaire est encore quelque chose dassez inquitant pour lavenir, parce que la plupart des centrales sont des centrales productrices de plutonium, et lexprience montre quil y a toujours diffusion et rexpdition de produits radioactifs dans les eaux des rivires et des ocans. Donc, de ce ct, le bilan est assez inquitant.
p.361

Ajoutons que la fusion thermo-nuclaire prsentera aussi des dangers,

mais infiniment moindres. Disons donc, la dcharge des hommes de science, quils sefforcent de rsoudre ces problmes. Mais en ce qui me concerne, javoue quon a t beaucoup trop vite, et quon a suivi avec une certaine

432

Lhomme et latome

lgret la voie du progrs. Il aurait fallu et cest quoi il faudrait que tous les cerveaux tendent dsormais que les hommes de science soient un peu plus duqus sur le plan philosophique et moral et aient toujours prsente lide que ce quils font est susceptible davoir des consquences lchelle plantaire. Ils doivent tout prix examiner de trs prs, et longtemps lavance, les applications de leurs propres dcouvertes. M. PAUL DIEL : Nous avons pu entendre parler ce qui est rarement le cas alternativement des hommes des sciences exactes et des hommes des sciences humaines. Or, pour ma part, javoue que davoir entendu parler le Professeur Heisenberg et un jeune chercheur, je suis boulevers. Ils nous ont presque fait comprendre quil ny a plus despoir. Or, tout ce que nous pouvons prsenter nous, les hommes des sciences humaines ce sont des desiderata . Et le grand malheur, cest que chacun dentre nous a dautres desiderata . Sil est vrai que nous avons encore dix annes, peu prs, rflchir, et que nous continuons discuter de nos desiderata , eh bien, nous sommes nousmmes responsables de ce qui nous arrive. Il ne nous arrivera rien dautre que ce que nous avons prpar. Seulement je dirais que, mme si nous cessons de parler en desiderata et si nous voulons vraiment rflchir sur les causes du dsastre qui se prpare, la meilleure volont ne servira plus rien, parce que cest trop tard. Suis-je trop pessimiste ? Et pourtant, comment a-t-il pu arriver quune espce animale, devenue demi consciente, se trouve tout coup sans remde devant la situation. Or, je me demande quand mme si les savants nexagrent pas. Cest peut-tre encore un trait de la nature humaine de croire que du fait du retard des sciences humaines dun retard irrattrapable tout est perdu. On se complait dans les dramatisations. Mais il nest pas impossible que ce danger soit exagr. Et mme sil ne lest pas, je me dirai au moins une chose : cette espce danimaux devenus pensants, il ne restera plus rien dici dix ans, sinon de mourir dune manire un peu plus digne quelle a vcu. Mais langoisse, actuellement, est lthargique. La panique clatera peut-tre demain, et nous verrons alors quelle angoisse nous portons en nous : une angoisse qui nest pas ne de la bombe atomique, mais du dsespoir sur nous-mme, sur une raison qui ne trouve pas le moyen de se garantir contre les dangers de la bombe atomique. Cest la culpabilit qui est notre vritable angoisse, langoisse que nous refoulons.

433

Lhomme et latome

Sil en est ainsi, il est vident que le remde existe : prendre conscience de sa culpabilit on ne peut prendre conscience que de la sienne propre. Et celui qui prend conscience de sa culpabilit, qui sait quil est coupable des camps de concentration nazis, de la bombe dHiroshima et de toutes les injustices sociales, commencera peut-tre vivre
p.362

autrement. Et si nous sommes

coupables, ceux parmi nous qui sont capables dune telle conscience de leur culpabilit, mourront avec courage. Cest ridicule si vous voulez, mais la vie est ridicule, et ltre humain est peut-tre ridicule parce quil ne veut pas comprendre que cest l la seule vrit. M. THO BESTERMAN : Je crois quil est tard et que tout le monde en a

assez. Je mabstiendrai de considrations gnrales et parlerai trs brivement dun point prcis. M. Gigon a dit tre pouvant de la proposition dirradier les femmes enceintes. Je dois dire que je ne comprends pas pourquoi, je ne vois aucun inconvnient admettre cette ide. Il me semble que M. Gigon a adopt une attitude motive comparable celle de gens qui, au XVIIIe sicle, rejetaient la vaccination et linoculation comme un acte contraire la Loi divine. Je me permets dajouter une deuxime chose : M. Anders prtend que lhomme de la rue est incapable de comprendre ce qui le menace. Javoue que je ne partage pas cette opinion. Il me semble que nimporte qui, sans ducation, ni culture, est parfaitement capable de comprendre que lorsque latmosphre est empoisonne, lhomme risque dtre empoisonn. Il ny a pas lieu de faire des complications l o il ny en a pas. Troisimement : je crois que notre problme nest pas un problme moral, mais un problme purement politique. Pour en juger, il faut essayer de se mettre la place dun homme dEtat, qui sait quun autre pays possde un certain armement. Que doit-il faire ? A-t-il vraiment le droit dexposer sa nation des risques quelle encourra certainement si elle nest pas capable de se dfendre armes gales contre son ennemi ? M. LOPOLD BOISSIER : Il a t beaucoup question ici de lhomme. Mais je rappellerai que malheureusement, notre poque, ce nest peut-tre pas lhomme qui est la ralit. Ce sont les abstractions. Et la premire de ces abstractions, cest ltat, un compos que lhomme a cr : un territoire, une population et un gouvernement. Les autres abstractions qui gouvernent le

434

Lhomme et latome

monde, ce sont certaines doctrines, si fortes que certains peuples ne craignent pas les bombes atomiques. Ils ne craignent pas de mourir de la bombe atomique, parce que pour eux, il ny a de salut que celui de la doctrine. Je crois que tous les hommes qui ont un rle jouer, doivent tcher de briser cette force de plomb qui domine le monde, y trouver une faille pour que lhomme puisse rejoindre lhomme. Mais alors, quel est le rle du savant atomiste ? Cest de se demander sans cesse : Est-ce que je vais servir cette abstraction, est-ce que je vais augmenter la puissance de telle ou telle doctrine ? Si oui, il doit renoncer son exprience. Mais sil peut dire : Par cette exprience, je permettrai lhomme de rejoindre lhomme, de se mieux connatre, dtre libre... alors son uvre sera bnfique. M. ANGELOS ANGELOPOULOS : Chaque dcouverte scientifique a deux aspects, lun est ngatif, lautre est positif. Le mme phnomne est observer dans le cas de lnergie
p.363

atomique. Jusqu prsent, nous avons surtout

connu laspect destructif de latome. Cependant, si la premire apparition de lnergie atomique fut dvastatrice, il faut reconnatre que la domestication de lnergie atomique naurait pas encore t ralise sans la ncessit militaire qui la suscite. Et peu peu, nous entrons dans une voie constructive. Je ne parle pas de ces aspects ngatifs qui deviennent positifs dans ce sens que nous admettons aujourdhui que la guerre na pas eu lieu cause de la bombe atomique : car, si la bombe atomique nexistait pas, il est possible que la guerre classique aurait dj lieu. Aujourdhui, tout le monde a compris, et surtout les grandes puissances, que la guerre est quelque chose dimpensable, quelle signifierait le suicide de lhumanit. Alors, nous sommes obligs denvisager une autre issue : celle de la coexistence, celle de la coopration. La science nuclaire, qui, en fait dutilisation pacifique, a rapidement progress, nous a confirms dans cette voie. Les rapports qui ont t soumis la premire et surtout la deuxime confrence atomique, montrent que lnergie nuclaire est dj utilisable, surtout dans les pays sous-dvelopps, qui ont tant besoin dnergie. Or, le dsir quont ces pays dutiliser une grande chelle lnergie atomique peut renverser le bilan atomique du ngatif au positif. Je pense que lavenir dpend de lattitude des hommes. Et si nous prenons en considration que nous sommes la veille de la domestication de la fusion nuclaire, qui va constituer une rvolution dans lre atomique, alors nous pouvons tre srs que,

435

Lhomme et latome

dans un proche avenir, lhumanit connatra une re de prosprit et de bientre social. M. CHARLES-NOL MARTIN : Je vais simplement ajouter un mot. Dune part, si les bombes atomiques, de chaque ct, ont rendu la guerre pratiquement impossible, nous demeurons nanmoins, du point de vue atomique, en tat de guerre depuis 1945, puisque les explosions, jusquici, quivalent au lancement de deux bombes dHiroshima par jour. Dautre part, concernant lnergie ncessaire aux pays sous-dvelopps, je ferai remarquer quil nest pas encore tellement besoin daller chercher cette nergie dans les profondeurs secrtes de la matire. Il suffirait dutiliser lnergie solaire, lnergie des ondes, de capter lnergie qui sommeille dans les entrailles de la terre sous forme thermique, et avec cela nous aurions de lnergie pour mille ans. Si lon avait dabord cherch dans cette direction, on aurait sans doute vu plus clairement quels problmes pose lutilisation de lnergie atomique.

436

Lhomme et latome

INDEX Participants aux confrences et entretiens


ABRAHAM, Pierre, 190, 259. AMROUCHE, Jean, 264, 265, 267, 268. ANDERS, Gunther, 250, 254, 321, 358. ANGELOPOULOS, Angelos, 178, 179, 239, 342, 362. ASTIER, (D), Emmanuel, 79, 227, 233, 234, 235, 238, 241, 242, 243, 249, 250, 251, 252, 257, 260, 261, 262, 263, 264, 267, 268, 270, 271, 275, 280. AUGER, Pierre, 226, 256, 271, 318, 325, 328, 333. BABEL, Antony, 162, 169, 172, 187, 345, 349. BABEL, Henry, 173, 194, 320, 335. BAUDOUIN, Charles, 342. BESTERMANN, Tho, 369. BOEGNER, Marc, 141, 300, 302, 303, 306, 308, 310, 322. BOISSIER, Lopold, 362. BOREL, Alfred, 159. BOVET, Daniel, 99, 273, 276, 278, 279, 280, 282, 286, 288, 289, 290, 291, 293, 296. CAIN, Julien, 181, 182, 183. CAMPAGNOLO, Umberto, 198, 199, 229, 234, 235, 281, 302, 303, 304, 305, 306, 330, 332, 333, 355. CATTAUI, Georges, 243. CHRISTOFF, Daniel, 201, 202, 203, 260, 261. DEVOTO, Giacomo, 176, 177, 192, 214. DIEL, Paul, 210, 211, 212, 343, 361. DUBARLE, R. P., 123, 170, 185, 301, 304, 305, 306, 310, 313, 314, 319, 323, 326, 329, 331, 332, 333, 335, 338, 340, 343. DUCASSE, Pierre, 199, 258, 290, 344. EHRLICH, Walter, 200. FERENCZI, Rosemarie, 221, 222. GIGON, Fernand, 207, 357, 359. GIROD, Roger, 287, 294. GUINAND, Andr, 225, 247. @

437

Lhomme et latome

NAVET, Jacques, 269. HEISENBERG, Werner, 37, 54, 190, 191, 192, 193, 195, 197, 198, 199, 200, 201, 202, 203. HERSCH, Jeanne, 240, 241, 242, 308, 331, 336, 341. JENTZER, Albert, 271. JESS (DE), Franois, 169, 170, 205, 206, 216, 265, 281, 282, 283, 311, 314, 315, 319, 344. JOKLIK, Otto, 175. JUHNKE, Ellen, 194. JUNGK, Robert, 171, 174, 177, 207, 209, 225, 232, 319, 339, 341, 354. JUNOD, Robert, 261, 263, 306, 309. LEBAR, Pierre, 346. LEMATRE, Auguste, 339. LEPRINCE-RINGUET, Louis, 11, 169, 170, 171, 173, 174, 176, 177, 178, 179, 180, 181, 182, 183, 184, 185, 187. LESCURE, Jean, 218. LIN (voir WU). MARCHAL, Jean, 283, 295. MARTIN, Charles-Nol, 350, 355, 360, 363. MARTIN-CHAUFFIER, Louis, 216, 217, 268. MARTIN, Victor, 249, 250, 254, 265, 266, 268, 270, 271, 273, 290, 292, 297. MASREIRA, 203. MATIC, Dusan, 231, 232. MILHAUD, Grard, 285, 286. MINH (voir VO). MOCH, Jules, 226, 232, 234, 235, 268. MOULIN, Lo, 215, 250, 251, 252, 334, 335. MUELLER, Fernand-Lucien, 316. NAVILLE, Pierre, 183, 184, 212, 222. NOJORKAM, 181. OSSOWSKA, Marie, 61, 206, 209, 211, 213, 214, 219, 222, 329, 331. PICOT, Albert, 176, 180, 189, 213, 225. RHEINWALD, Albert, 309, 311, 349, 358. REVERDIN, Olivier, 325, 345, 347. ROCHEFOUCAULD (Dsse E. de La), 360. Roy, Claude, 244.

438

Lhomme et latome

SAFRAN, Alexandre, Grand Rabbin, 172. SCHENK (von), Ernst, 209. SECRTAN, Philibert, 219, 249, 254. STAROBINSKI, Jean, 205, 207, 209, 211, 213, 216, 217, 219, 222, 223, 292, 294. SUSZ, Bernard, 174, 189, 190, 203. TANH-MINH (voir VO). TOTH, J., 288. TZANCK (Dr), 284, 291, 295. VO-TANH-MINH, 221, 296, 299, 343. WERNER, Pasteur, 230, 254, 264, 278, 279, 280, 316, 330. WU LIN, 220. WYK (van der), Antoine, 192.

Confrences : Leprince-Ringuet Heisenberg Ossowska dAstier Bovet Dubarle - Boegner Entretiens publics : Premier - Deuxime - Troisime - Quatrime - Cinquime - Sixime - Septime - Huitime Entretien priv

439

Vous aimerez peut-être aussi

pFad - Phonifier reborn

Pfad - The Proxy pFad of © 2024 Garber Painting. All rights reserved.

Note: This service is not intended for secure transactions such as banking, social media, email, or purchasing. Use at your own risk. We assume no liability whatsoever for broken pages.


Alternative Proxies:

Alternative Proxy

pFad Proxy

pFad v3 Proxy

pFad v4 Proxy