Jacques Gerstle
Jacques Gerstle
Jacques Gerstle
PAR
Jacques GERSTLÉ
La sensibilité est une notion qui fait l'objet d'usages multiples aussi bien
dans le langage courant que dans celui des sciences de l'homme et de la socié-
té. Retenons pour notre propos quatre dimensions essentielles : la dimension
sensorielle qui réfère à la capacité d'éprouver empiriquement des sensations,
la dimension réactionnelle qui réfère à la réponse de l'individu à une situa-
tion, la dimension idéologique qui est synonyme de famille ou tempérament
politique (sensibilité de droite ou de gauche) et la dimension affective (au sens
par exemple, d'une fragilité psychologique chronique). Considérer les médias
sous l'angle de la sensibilité peut convoquer chacune de ces dimensions: les
médias rendent sensibles certains objets inaccessibles sans leur intercession,
au sens où ils les donnent à voir ou à entendre. La réalité de seconde main
qu'ils créent suscite des réactions dans le public qui peuvent être de diffé-
rentes natures par la combinaison des dimensions idéologique, émotionnelle,
cognitive et conative. Les deux premières dimensions ne seront pas spéciale-
ment examinées ici. On privilégiera dans ce texte l'examen des réactions que
l'information diffusée par les médias est susceptible de générer et donc en quoi
ces derniers peuvent affecter la connaissance, le jugement et la conduite dans
une situation politique spécifique, la conjoncture électorale. Il doit être, enfin,
précisé que la problématique ainsi élaborée ne postule nullement l'existence de
questions a priori sensibles mais tend à s'interroger sur la formation de la sen-
sibilité à certaines questions comme effet de l'actualité et de son interprétation
médiatique, en d'autres termes sur la sensibilisation du public par les médias
à certaines questions. En d'autres termes, il n'y a pas de questions sensibles
par nature mais des situations qui rendent les membres d'un groupe social
sensibles à certains aspects de leur environnement. Cette position e~t compa-
tible avec une conception non limitative du politique : aucune question n'est
par définition hors du champ politique. La vie politique se nourrit de pro,
blèmes érigés en préoccupations collectives face auxquelles la communauté
doit adopter une conduite donnant lieu à des décisions et/ou à des non-déci-
sions. Comme le rappelaient, entre autres, Samuel E. Finer l et Georges
Burdeau, l'activité politique ne se distingue pas par sa substance. Les situa-
tions de conflit peuvent tirer leur origine de désaccords totalement différents,
sur la production et la distribution des richesses aussi bien que sur le respect
des croyances religieuses ou l'utilisation d'un langage particulier. Tout n'est
pas politique, mais tout peut le devenir si certaines conditions sont réunies. En
ce sens, il n'y a pas plus de questions sensibles qu'il n'y a de questions poli-
tiques. Le politique c'est précisément ce à quoi les membres d'une communauté
se trouvent collectivement sensibilisés de façon structurelle ou conjoncturelle
au point de rendre possible, mais pas nécessairement effective, l'intervention
de l'autorité publique. Le moment électoral est, par excellence, celui où les
questions sensibles se convertissent en choix ou en non-choix lorsqu'elles ne
parviennent pas à cristalliser des courants d'opinion. L'étude du rapport de
l'information à l'élection a une longue histoire qui témoigne de sa complexité,
de sa vitalité et de son intérêt sachant qu'une grande partie des observations
faites sur cet interface est applicable moyennant réflexion à l'interface de
l'information et de la politique routinisée. Quelques considérations liminaires
doivent éclairer le déplacement de la question avant d'examiner l'hypothèse de
deux transformations particulières et paradoxales des comportements poli-
tiques induites par la sensibilité aux médias : la dépersonnalisation de l'expé-
rience personnelle et la personnalisation du choix électoral.
1 - L'INFORMATION ET L'ÉLECTION:
LE DÉPLACEMENT D'UNE QUESTION
2. Blumler (J.-G.), McQuail (D.), Television in Politics. Its Uses and influence, London,
Faber & Faber, 1968.
3. Blumler (J.-G.), Cayrol (R.),Thoveron (G.), La Télévisionfait-elle l'élection? Paris,
Presses de Science-po, 1978.
LES SENSmLITÉS A L'INFORMATION POLITIQUE 127
me véhicule en quelque sorte une attribution causale du problème: qui est res-
ponsable de cette situation ? Qui doit prendre en charge le règlement de la
question ? On voit que le cadrage peut avoir une dimension rétrospective et
dimension prospective. Enfin, l'effet d'amorçage (priming) porte non pas sur
la hiérarchisation des priorités ou la représentations des situations mais sur
les critères de jugement: l'information traitée par les médias amorce des juge-
ments par un mécanisme indirect de déplacement des critères d'évaluation.
L'information rend accessible au public certains objets (faits, déclarations,
évaluations, etc ... ) qui de par leur visibilité deviennent des critères de référen-
ce pour juger les acteurs et les situations politiques. Le mécanisme psycholo-
gique est tel que l'accessibilité de l'information à tel objet actualise telle ou
telle attitude génératrice d'évaluation. En d'autres termes, et c'est là où le
mécanisme peut être particulièrement insidieux, le changement d'opinion pro-
voqué par les médias sur un objet donné ne résulte pas de l'évaluation directe
de cet objet mais du changement des critères de jugement qui lui sont appli-
qués. Ces trois effets montrent combien les formes de la sensibilité à l'informa-
tion peuvent être subtils et mériteraient des efforts de recherche empirique
beaucoup plus soutenus en France. A l'étranger, des recherches récentes per-
mettent d'affiner la problématique de la sensibilité différentielle aux sources
de l'information politique disponibles pour le citoyen. La première direction
de travail consiste à comparer la sensibilité aux médias et l'expérience person-
nelle, la seconde à comparer la sensibilité alternative aux médias et à la com-
munication interpersonnelle et leur impact sur les critères de vote.
médias à ce niveau particulier qui est d'autant plus important qu'il pèse davan-
tflge sur les comportements électoraux que les deux autres niveaux (la condition
Economique objective et la perception subjective des incidences personnelles de
l'économie). On comprend donc l'enjeu politique attaché à la question de la sen-
sibilité différentielle aux sources d'information. En d'autres termes, et cela
semble corroboré par les Études comparatives sur les différents types d'agenda
(personnel, interpersonnel, public), l'influence des médias porterait davantage
sur la saillance collective d'un enjeu, sur la reconnaissance d'un problème social
important. Dans la compétition entre l'expérience personnelle et l'information
médiatisée, les résultats empiriques semblent aller dans le sens suivant: la pro-
pension à former des jugements sociotropiques par projection de l'expérience
personnelle varie en raison inverse de l'accès et l'assimilation de l'expérience
des autres c'est à dire en l'occurrence de l'information médiatisée. Quant à la
communication interpersonnelle, elle peut travailler dans les deux directions en
favorisant la prise de conscience du caractère collectif d'un problème ou au
contraire en rétractant la portée du problème à l'intérêt personnel. Pour tester
ces différentes hypothèses, l'enquêté de D. Mutz permet d'apprécier la sensibi-
lité aux trois sources d'information concernant le problème du chômage et son
impact sur l'évaluation politique du titulaire de la principale fonction exécutive,
le président au niveau national et le gouverneur au niveau local. Il apparaît que,
premièrement les jugements de type sociotropique, les perceptions économiques
d'ensemble, ont, parés l'identification partisane, l'effet direct le plus fort sur
l'approbation de l'exécutif alors que l'expérience personnelle du chômage en est
dépourvu. Deuxièmement, il ressort que les expériences des autres, notamment
rapportées par l'information des médias, influent beaucoup plus sur les percep-
tions économiques que l'information tirée de l'expérience personnelle avec tou-
tefois des nuances au niveau local. Troisièmement, le poids des considérations
économiques collectives dans l'évaluation des performances de l'exécutif
s'accroît quand le traitement de l'information des médias fait une plus large
place dans la durée aux questions économiques. Quatrièmement, la propension
à former des jugements sociotropiques caractérise les lecteurs réguliers de jour-
naux alors que les jugements de type égocentrique distinguent les lecteurs occa-
sionnels ou les non-lecteurs. Enfin, l'expérience personnelle du chômage semble
orienter les perceptions collectives chez ceux qui sont démunis d'informations
alternatives sur la situation économique; elle fonctionne alors comme une infor-
mation par défaut. Globalement, on observe donc que l'exposition aux médias
accroît la sensibilité aux considérations collectives dans l'évaluation politique.
On peut parler avec Mutz d'une dépolitisation de l'expérience personnelle au
sens où la dynamique du jugement politique ne tient plus à l'intérêt particulier
mais passe par une décentration sociocognitive, pour parler comme VIi
Windish7 , c'est-à-dire "une forme de pensée décentrée (qui implique) une activi-
té plus grande du sujet acteur social".
6. Mutz (D.-C.), "Mass media and the depoliticization ofpersonal experience", American
Journal ofPolitical Science, Vol. 36, nO 2, May 1992, pp. 483-508.
7. Windisch (D.), Le Raisonnement et le Parler Quotidien, Lausanne, L'Age
d'Homme, 1985.
130 QUESTIONS SENSIBLES
Par ailleurs, ces résultats suggèrent une position inverse de celle défendue
par la théorie dite de la dépendance aux médias. La sensibilité aux médias
n'est pas liée à l'absence d'information provenant de l'expérience personnelle,
mais c'est plutôt en l'absence d'information à portée collective provenant de
sources médiatisées que, par défaut, le recours à l'expérience personnelle diri-
ge le jugement.
Que les médias rendent le public plus sensible à l'impact collectif d'un
enjeu plutôt qu'à ses incidences immédiates sur chacun de ses membres, voilà
de quoi améliorer le bilan démocratique des organes d'information. La décen-
tration de l'individu vers le citoyen inspiré par des motifs sociotropiques est
une fonction des médias rarement évoquée alors que domine le regard critique
légitimement portée sur eux. En prolongeant la réflexion, on rencontre néan-
moins de nouvelles difficultés. Il est bel et bon que les médias contrarient
l'individu développant dans un mouvement centripète des représentations
d'une situation collective par généralisation ou projection de son cas person-
nel. Le décalage entre la portée collective et l'incidence individuelle permet un
véritable travail de configuration ou de cadrage du problème avec de nou-
veaux attributs. Mais qu'en est-il de la distance entre le contenu de l'informa-
tion et les données socialement reconnues comme objectives ? Autrement dit,
lorsqu'il y a concurrence entre ce type de données et l'information médiatisée
à quoi le public a-t-il tendance à se montrer plus sensible? Pour garder une
homogénéité sectorielle à l'analyse, restons dans l'interface des représenta-
tions économiques et des évaluations politiques réputées subséquentes en nous
appuyant sur l'étude de Sanders8 et Gavin consacrée à l'influence des infor-
mations télévisées sur les perceptions politiques des électeurs britanniques en
1993 et 1994. L'hypothèse est avancée que les perceptions de la compétence
économique des conservateurs sont influencées par trois facteurs : l'économie
"objective", l'économie vécue et l'information économique diffusée par les
médias. La première est représentée par les statistiques macro-économiques
officielles usuellement utilisées dans les fonctions de popularité des gouver-
nants : chômage, inflation complétées par d'autres indicateurs tels que les
taux d'intérêt ou la pression fiscale. L'économie vécue désigne les perceptions
de la situation économique personnelle et familiale des individus régulièrement
exprimées à travers les enquêtes d'opinion. L'information économique corres-
pond à la couverture télévisée dont on observe les thèmes et l'orientation favo-
rable ou défavorable au gouvernement. L'examen modélisé de ces séries
chronologiques fait apparaître, une correspondance faible entre le traitement
de l'information économique à la télévision et les changements objectifs tels
qu'ils sont enregistrés par les variables macro-économiques hormis le problè-
me du chômage. Il montre aussi une relation stable et forte entre l'information
télévisée et l'évaluation de la compétence économique des gouvernants autori-
8. Sanders (D.), Gavin (N.), "The influence of television news on the political perceptions
of british voters, 1993-1994". Communication au colloque Les Effets des Campagnes
Electorales organisé les 2 et 3 Octobre 1996 par le Département de l'Université de Montréal
sous la direction de D. Monière, P. Lecomte et J. Gerstlé.
LES SENSIBLITÉS A L'INFORMATION POLITIQUE 131
sant un effet indirect sur leur popularité. Cette relation de plus est indépen-
dante de tout effet des perceptions de l'économie vécue et du cours réel de la
vie économique. Cette recherche suggère donc que le public, pour évaluer la
compétence économique des gouvernants, est plus sensible à la construction
médiatique de l'économie, qu'aux fluctuations statistiquement mesurées et
soumises à l'expérience personnelle. L'information médiatique supplante les
mesures objectives de même que les perceptions subjectives tirées de l'expé-
rience directe. A ce point, la dépolitisation de l'expérience personnelle se pré-
sente comme un obstacle à l'information optimale puisque le public dans sa
sensibilité exclusive se trouve captif d'une source d'information. On rappro-
chera cela des observations de Page9 réalisées aux Etats-Unis sur la sensibilité
dont témoigne le public aux propos des présentateurs, commentateurs et
experts de l'information télévisée et dont l'impact sur le changement d'attitu-
de à l'égard de politiques publiques peut s'avérer supérieure à celui des
acteurs politiques le président y compris. Bilan contrasté et déconcertant :
dans son travail politique, le public suivrait davantage l'information des
médias que les "leçons" de la vie quotidienne et il croirait davantage les pro-
fessionnels de l'information que les professionnels de la politique.
9. Page (B.-L), Shapiro (R.-Y.), Dempsey (G.-R.), "What moves public opinion",
American Political Science Review, 1987, (81), pp. 23-43.
10. Manin (B.), Principes du gouvernement représentatif, Paris, Calmann-Lévy, 1995.
Il. Mendelsohn (M.), "The media and interpersonal communications: the priming of
issues, leaders and party identification", The Journal ofPolitics, vol. 58, nO 1, February 1996,
pp. 112-125.
132 QUESTIONS SENSIBLES
12. Pour une application du modèle aux campagnes françaises de 1988 et 1995, cf. Gertslé
(J .), "La persuasion de l'actualité télévisée", Politix, 37, 1997, Télévision et Politique, pp.
81-96.
LES SENSIBLITÉS A L'INFORMATION POLITIQUE 133
13. Mendelsohn (M.), "The media's persuasive effects : priming ofleadership in 88 cana-
dian election", Canadian Journal of Political Science, 1994, pp. 81-97.
14. Just (M.-J.), Crigler (A.-N.), Alger (D.-E.), Cook (T.-E.), Kern (M.), West (D.-M.),
Crosstalk : citizens, canidates and media in presidential campaign, Chicago, University of
Chicago Press, 1996.
134 QUESTIONS SENSIBLES