Revue Du Louvre 2014-n4
Revue Du Louvre 2014-n4
Revue Du Louvre 2014-n4
2014 – no 4
2014 – n o 4
LA R E V U E D E S MU S É E S D E FR A N C E
pour finir par un tour de France des expositions dans les musées.
15 €
ISBN : 978-2-7118-6164-4
ISSN : 1962-4271
LL.00.14.04 15 €
9 782711 861644
ÉVÉNEMENTS
Patricia GUILLERMIN 4 ORGNAC L’AVEN (Ardèche). Cité de la Préhistoire
Une cité de la Préhistoire vient d’ouvrir ses portes en Ardèche
ÉTUDES
Louise DETREZ 36 La vente des vases antiques de la collection Durand en 1836 :
et Marielle PIC occasions manquées et choix opportuns pour les musées
Nano CHATZIDAKIS 58 Une icône crétoise de saint Georges à cheval au musée du Louvre
La diffusion du thème du saint cavalier « en parade » dans les icônes crétoises des XVe et XVIe siècles
Cyril DUCLOS 80 Une table à écrire de Jean-Henri Riesener et un fauteuil de Georges Jacob
pour le Garde-Meuble de Monsieur, frère de Louis XVI
Hervé CABEZAS 86 L’empreinte de la guerre de 1914-1918 dans les collections du musée Antoine Lécuyer à Saint-Quentin
98 EXPOSITIONS
106 MÉMOIRES 2013-2014
École du Louvre. Institut national du patrimoine
EN COUVERTURE : La Victoire de Samothrace. Paris. Musée du Louvre. Département des Antiquités grecques, étrusques et romaines (voir article de Ludovic Laugier, p. 8).
De Palma le Jeune
à Girolamo Forabosco :
nouvelles identifications
de tableaux vénitiens dans
les collections publiques
françaises
par Stefania Mason
Ci-contre :
1. Jacopo Palma le Jeune. Judith et Holopherne.
S. IACOBUS / PALMA. 1610. Huile sur toile. H. 1,40 ; L. 1,80.
Paris. Musée du Louvre. Département des Peintures. Inv. 8549.
Palma le Jeune On possède par ailleurs une première esquisse de cette composition,
rapidement tracée à la plume et à l’encre brune, où Palma se concentre
Nous avons déjà eu l’occasion d’étudier la fortune de Palma le Jeune sur la position des deux femmes. Elle est conservée dans le précieux
(Venise vers 1550-Venise 1628)4 dans les collections françaises et d’évo- volume intitulé Studio de dissegni di Giacomo Palma, mis en page par
quer la présence de plusieurs de ses toiles en France dès le XVIIe siècle, Anton Maria Zanetti le Vieux (Venise, Museo Correr)7.
certaines y étant même parvenues de son vivant5. L’étude du patrimoine Cette toile se signale par des qualités picturales que son récent
des musées et des collections publiques rassemblé dans le Répertoire, nettoyage a remises en évidence, et qui jouent sur le bleu et le jaune
jointe à des contrôles in situ, a permis de repérer plusieurs autres de du vêtement de Judith, rehaussés par le rouge de sa longue ceinture,
ses peintures. Acquises en général au XIXe siècle par legs, et sous les et sur le jaune-vert de celui de sa servante ; elle se distingue aussi par
attributions les plus diverses, elles sont venues compléter le catalogue, un choix de composition qui confère à la scène une tonalité tout à fait
déjà riche, d’un artiste qui fut le protagoniste indiscuté de la scène particulière, à tel point qu’une telle originalité vis-à-vis de la tradition a
picturale vénitienne entre la fin du XVIe et le début du XVIIe siècle, après la autorisé une comparaison avec les œuvres réalisées à la même époque
disparition des grands maîtres, dont il recueillit l’héritage en l’adaptant par Orazio (1563-1639) et Artemisia Gentileschi (1593-1656)8. Palma
à l’esprit de son époque. situe en effet l’épisode biblique de nuit, à l’intérieur d’une tente rouge,
Avant d’entrer dans le détail des nouvelles attributions, il faut prendre et établit une relation spéculaire entre les deux femmes, Judith et sa
la peine de s’attarder sur un tableau qui n’est certes pas inédit, mais servante, devenues presque jumelles ; elles sont représentées au moment
qu’une restauration d’une grande finesse permet désormais de mieux où elles mettent dans un sac la tête d’Holopherne, dont le corps, montré,
apprécier, tout en confirmant qu’il s’agit d’une des plus intéressantes comme pour les deux protagonistes, en un raccourci saisissant, semble
œuvres de Palma conservées en France : Judith et Holopherne (fig. 1), s’abattre sur le spectateur en déversant sur lui le sang qui jaillit de son
datable vers 1610 et reproduite à l’eau-forte en 1611 par Giacomo Franco6. cou tranché. Cette composition si resserrée acquiert un surcroît d’intensité
dramatique sous le pâle éclairage de la lune, visible au centre, et d’une image dont la morne mélancolie est accentuée par les cernes sous les
lampe à plusieurs chandelles, sur la droite. La présence de cette toile yeux et les paupières rougies. Ces caractéristiques, qui visent à restituer
dans les collections du musée du Louvre est attestée à partir de 18249. tant le physique que la psychologie du modèle, vont à l’essentiel et
On doit à deux célèbres admirateurs de la peinture vénitienne permettent de rapprocher étroitement cette petite toile de Chaalis du
l’arrivée en France, en 1888, d’une autre œuvre de Palma, acquise sans Portrait d’Alessandro Vittoria (Vienne, Kunsthistorisches Museum)12
doute sous le nom de Jacopo Tintoretto (Venise 1518-Venise 1594). Les et de l’Autoportrait de la Pinacoteca Querini Stampalia de Venise13,
époux Édouard André (1833-1894) et Nélie Jacquemart (1841-1912), à tous deux datables des premières années du XVIIe siècle ; des affinités
la recherche de pièces destinées à leur collection, choisirent, parmi les apparaissent aussi dans l’usage presque monochrome de la couleur – le
nombreux antiquaires alors en activité à Venise, la galerie de Consiglio noir de la veste et le brun de la fourrure – que rehausse simplement la
Ricchetti – représentée par David et Mazzo –, qui se vantait de posséder tache de blanc formée par une gorgerette tout à fait passée de mode
des peintures de Titien, de Salviati, des Bellini, de Vincenzo Catena, ainsi dans la Venise de l’époque.
que de consistants ensembles de sculptures antiques10. Aujourd’hui En 1832, Étienne Rey légua au musée des Beaux-arts de Chambéry
conservé au musée Jacquemart-André de l’abbaye royale de Chaalis, un Saint Jérôme pénitent14 (fig. 3) que l’on peut rattacher à la série que
aux côtés d’autres œuvres attribuables à Palma ou à son entourage11, Palma élabora à partir de l’une de ses propres inventions, gravée en 1596
le Portrait d’homme à la barbe grise (fig. 2) immortalise un de ces vieillards par Hendrick Goltzius, et, par conséquent, situer à proximité des versions
anonymes représentés par Palma aussi bien sur ses portraits que parmi aujourd’hui conservées dans une collection particulière et au musée
les témoins qui apparaissent dans ses tableaux historiques ou religieux. Pouchkine de Moscou15. Comparée à celle qui fut conçue pour Goltzius,
Suivant un processus de simplification qui abolit l’espace environnant ou l’œuvre de Chambéry se caractérise par la majesté accrue du personnage,
le cadre architectural représentés habituellement par d’autres peintres qui occupe le premier plan et s’insère dans l’espace environnant selon
vénitiens de la même époque, le champ visuel se limite ici à un plan une structuration audacieuse : il est presque poussé vers l’avant par
resserré sur le visage, légèrement tourné vers le spectateur, en une l’éperon rocheux situé à droite, tandis qu’à l’arrière-plan à dextre, on
Andrea Vicentino
Une opération inverse à celle qui, souvent inspirée par une sorte de lectio
facilior, a conduit par le passé à attribuer à Palma le Jeune des œuvres
vaguement rattachées à l’école vénitienne de la fin du XVIe siècle, doit être
menée sur d’autres peintures conservées dans des institutions publiques
françaises. Retirées du catalogue de Palma, elles peuvent maintenant
être données avec certitude à d’autres artistes.
NOTES
1 Le Répertoire des tableaux italiens 5 S. Mason, « Intorno a Palma il Giovane: Agostino e Giovan Donato Correggio nel auprès des Richetti, en 1891, un
dans les collections publiques disegni e dipinti in raccolte francesi », collezionismo veneziano del Seicento, Baptême du Christ (inv. 2807, huile
françaises (XIIIe-XIXe siècles) – RETIF est dans M. Hochmann (dir.), Venise & Paris Udine, 2000, p. 188), il est impossible sur toile, H. 2,38 ; L. 1,30, RETIF-INHA
consultable à l’adresse : http: //www. 1500-1700. La peinture vénitienne de la d’établir un lien entre le « tableau de 15731) datable du début du XVIIe siècle
inha.fr (portail AGORHA). Renaissance et sa réception en France, Jacopo Palma montrant Judith après par comparaison avec les œuvres de
2 Je tiens à adresser mes plus vifs actes du colloque de Bordeaux et Caen qu’elle a coupé la tête d’Holopherne, même sujet conservées respectivement
remerciements à Nathalie Volle, non en 2006, Genève, 2011, p. 83-100. comprenant trois figures et de bonne à Lentiai, église paroissiale Santa Maria
seulement pour sa généreuse hospita- 6 Présent dans les collections du Louvre manière », mentionné en novembre Assunta, et à Palerme, église San
lité, mais aussi pour m’avoir invitée à en 1824 et inventorié sous la mention 1669, et l’une des deux versions connues Giorgio dei Genovesi (Mason Rinaldi,
collaborer à ce projet ambitieux, ainsi « École française XVIIIe », ce tableau a été (Paris et Lemgo) qui comprennent elles cit. n. 6, p. 89, 100, fig. 303 et 392).
qu’à l’INHA, pour m’avoir accueillie, en publié pour la première fois sous le nom aussi trois figures. 12 Mason Rinaldi, cit. n. 6, p. 150, no 608.
2011, en qualité de chercheuse. Je suis de Palma par A. Brejon de Lavergnée et 9 L’identité de ses précédents proprié- 13 Ibid., p. 145, no 561.
par ailleurs reconnaissante à Michel D. Thiébaut, Catalogue sommaire illustré taires demeure inconnue. 14 RETIF-INHA 96936. Legs Étienne Rey,
Laclotte des encouragements qu’il n’a des peintures du musée du Louvre. II. 10 Voir à ce propos G. Cilmi, Les tableaux 1832, sous une attribution à Paolo dei
cessé de me prodiguer durant mon Italie, Espagne, Allemagne, Grande- italiens du XVIe au XVIIIe siècle de l’abbaye Franceschi.
travail, ainsi qu’à Philippe Sénéchal et Bretagne et divers, Paris, 1981, p. 211. royale de Chaalis-Musée Jacquemart- 15 Mason Rinaldi, cit. n. 6, p. 96 et 114,
à Chantal Georgel. Voir aussi S. Mason Rinaldi, Palma il André, mémoire de Master 2, G. Toscano nos 309 et 174, fig. 240, 24. Sur la gravure
3 S. Loire, Les acquisitions de peinture Giovane. L’opera completa, Milan, 1984, (dir.), Paris, École du Louvre, 2011, p. 199. de Goltzius, voir The New Hollstein Dutch
vénitienne par les musées français p. 53, 100. L’œuvre a été restaurée en L’œuvre fut acquise pour la somme de & Flemish Etchings, Engravings and
au XIXe siècle et au début du XXe siècle 2007-2008 par Virginie Trotignon, avec 1 500 francs. Sur l’activité d’antiquaires Woodcuts 1450-1700, Hendrick Goltzius,
(1798-1940), dans G. Toscano (dir.), réintégration de la couche picturale. de la famille Ricchetti, voir C. A. Levi, Part II, compiled by M. Leesberg, ed. by
Venise en France. La fortune de la 7 Voir S. Mason Rinaldi, Palma il Giovane Le collezioni veneziane d’arte e di H. Leeflang, Ouderkerk aan den Ijssel,
peinture vénitienne. Des collections 1548-1628. Disegni e dipinti, Milan, antichità dal secolo XIV ai giorni nostri, 2012, p. 284-286.
royales jusqu’au XIXe siècle. Actes de la 1990, p. 168. Venise, 1900, 1, p. CCLIV, 2I, p. 254. 16 Voir L. Finocchi Ghersi, Alessandro
journée d’étude (Paris et Venise, 2002), 8 R. Ward Bissell, Artemisia Gentileschi 11 Collection de Nélie Jacquemart- Vittoria, Udine, 1998, p. 157-161.
Paris, 2004, p. 165-192. and the authority of art. Critical reading André, legs à l’Institut de France, 17 RETIF-INHA 30129. Voir B. Sarrazin,
4 Ma récente découverte, dans le Libro and catalogue raisonné, University Park, 1912, inv. 2034 (RETIF-INHA 25453). Catalogue raisonné des peintures
dei Morti de la paroisse Santa Giustina 1999, p. 199, 413. Une autre version Je remercie Jean Habert de m’avoir italiennes du musée des Beaux-arts de
de Venise (Morti, reg. 2, c. 32v), de la signée de Judith et Holopherne, de signalé ce tableau et de m’avoir Nantes, Paris, 1994, p. 133, no 55, avec
mention du décès, le 17 octobre 1628, composition très différente et conser- permis de l’étudier au laboratoire de bibliographie antérieure. Acquis en 1810
« du sieur Giacomo Palma, peintre, à vée au Weserrenaissance-Museum restauration du Louvre. La toile avait avec la collection Cacault.
l’âge de 78 ans » est venue confirmer Schloss Brake de Lemgo (Allemagne), été attribuée à Jacopo Tintoretto, sur 18 Département des Arts graphiques,
l’hypothèse d’un déplacement de sa a été publiée par H. Borggrefe (« Una une suggestion de Bernard Berenson, inv. 5188 : dessin préparatoire pour un
date de naissance aux alentours de “Giuditta” sconosciuta di Palma il par Louis Gillet (Abbaye de Chaalis et tableau sur ardoise appartenant à une
1548-1550, soit environ six ans plus Giovane », Arte Veneta, 57, 2000 musée Jacquemart-André. Notice et collection particulière et datable vers
tard que celle indiquée par C. Ridolfi, [2003], p. 71-74). En l’absence de guide sommaire des monuments, des 1600 ; voir à ce sujet C. Furlan (dir.),
Le maraviglie dell’arte (Venise, 1648), toute indication sur les dimensions de collections et de la promenade du S. Mason, Dal Pordenone a Palma
D. von Hadeln (éd.), Berlin, 1924, 2, l’œuvre dans l’inventaire des frères Désert, Paris, 1933, p. 104). Le couple il Giovane. Devozione e pietà nel
p. 172. Correggio (voir L. Borean, La quadreria di Jacquemart-André acquit également disegno veneziano del Cinquecento,