Le_Maroc_medieval_Un_empire_de_lAfrique(1) (1)

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Le Maroc médiéval Un empire de l’Afrique à l’Espagne

Cet ouvrage accompagne l’exposition


« Le Maroc médiéval. Un empire de l’Afrique à l’Espagne »
organisée au musée du Louvre, hall Napoléon,
du 17 octobre 2014 au 19 janvier 2015.

Le Maroc médiéval
L’exposition est organisée par le musée du Louvre Cette exposition bénéficie du mécénat principal
et la Fondation nationale des musées du Maroc. de la Fondation Total
Elle sera aussi présentée au musée Mohamed VI
de Rabat au Maroc du 2 mars au 1 er juin 2015.
Un empire de l’Afrique à l’Espagne
et du mécénat associé de Deloitte et Renault.

OUVRAGE DIRIGÉ PAR


Y A N N I C K L I N T Z , C L A I R E D É L É R Y E T B U L L E T U I L L E O N E T T I

Cette exposition bénéficie également du soutien du


Cercle International du Louvre
International Council of the Louvre

Le papier de ce catalogue est fabriqué


par Arjowiggins Graphic, et distribué par Antalis.

© Hazan, Paris, 2014


© Musée du Louvre, Paris, 2014
www.editions-hazan.com
www.louvre.fr En application de la loi du 11 mars 1957 (art. 41)
et du Code de la propriété intellectuelle du 1 er juillet 1992,
isbn Hazan : 978 2 7541 0789 1 toute reproduction partielle ou totale à usage collectif
isbn musée du Louvre : 978-2-35031-490-7 en couverture de la présente publication est strictement interdite
Madrasa ‘Attarin de Fès, sans autorisation expresse de l’éditeur. Il est rappelé
imprimé en France vue sur la cour et détail du décor de la porte à cet égard que l’usage abusif et collectif de la photocopie
dépôt légal : octobre 2014 [cat. 287] met en danger l’équilibre économique des circuits du livre.
L ’E X P O S I T I O N

« Le Maroc médiéval. Un empire de l’Afrique à l’Espagne »


EST PLACÉE SOUS LE HAUT PATRONAGE DE

Sa Majesté Mohammed VI Monsieur François Hollande


Roi du Maroc Président de la République française
LISTE DES PRÊTEURS

Musée du Louvre COMITÉ SCIENTIFIQUE direction de la Médiation et ÉDITION Que toutes les personnes qui, par leurs prêts généreux, ont permis Israël
Abdallah Alaoui de la Programmation culturelle la réalisation de cette exposition trouvent ici l’expression de notre gratitude. Jérusalem, The National Library of Israel
Jean-Luc Martinez directeur du Patrimoine culturel, Rabat Michel Antonpietri, Aline François-Colin Musée du Louvre Nos remerciements s’adressent également aux responsables des institutions
président-directeur adjoints au directeur sous-direction de et des établissements suivants : Italie
Arezzo, Mudas Museum, Palazzo Vescaril, Ufficio Diocesano
Rachid Arharbi l’Édition et de la Production
Allemagne per Beni Culturali e l’Arte Sacra
Hervé Barbaret directeur du site de Benassa sous-direction de Laurence Castany
Berlin, Museum für Islamische Kunst, Staatliche Museen zu Berlin Florence, Soprintendenza Speciale per il Patrimonio Storico,
administrateur général la Présentation des collections sous-directrice Artistico ed Etnoantropologico e per il Polo Museale della Città di Firenze,
Mohamed Belatik Fabrice Laurent Danemark Museo Nazionale del Bargello
Yannick Lintz chef de la direction des Musées, sous-directeur Violaine Bouvet-Lanselle Copenhague, The David Collection Pise, Archivio di Stato di Pisa
directrice du département des Arts de l’Islam ministère de la Culture du Royaume du Maroc chef du service des Éditions Pise, Museo dell’Opera del Duomo
Soraya Karkache Espagne Pise, Soprintendenza per i Beni Architettonici, Paesaggistici, Artistici,
Vincent Pomarède Patrice Cressier chef du service des Expositions Fabrice Douar Algésiras, Museo Municipal de Algeciras Storici ed Etnoantropologici per le Province di Pisa e Livorno,
directeur de la Médiation chargé de recherche au CNRS – UMR 5648 coordination et suivi éditorial Almería, Museo de Almería Museo Nazionale di San Matteo
Claire Chalvet Barcelone, Archivo de la Corona de Aragón Rome, Soprintendenza Speciale per il Patrimonio Storico Artistico
et de la Programmation culturelle
Barcelone, MNAC, Museu Nacional d’Art de Catalunya ed Etnoantropologico e per il Polo Museale della Città di Roma,
Ahmed Saleh Ettahiri chargée d’exposition Chrystel Martin, Virginie Fabre
Cáceres, Museo de Cáceres Tesoro della Cattedrale di San Marco
enseignant-chercheur à l’Institut national et Mélanie Puchault
Castellón de la Plana, musée des Beaux-Arts
COMMISSARIAT GÉNÉRAL des sciences de l’archéologie et du patrimoine Karima Hammache collecte de l’iconographie Ceuta, Museo de Ceuta Mali
Yannick Lintz (INSAP) chef de service Suivi de projets Ciudad Real, Museo Provincial de Ciudad Real Bamako, Musée national du Mali
directrice du département des Arts de l’Islam, Cordoue, Museo Arqueológico y Etnológico de Córdoba
musée du Louvre, Paris Abdallah Fili Émilie Langlet Hazan Grenade, Museo Arqueológico y Etnológico de Granada Maroc
enseignant-chercheur à l’université d’El-Jadida adjointe au chef de service Béatrice Petit Grenade, Museo de la Alhambra, Patronato de la Alhambra y Generalife Fès, bibliothèque al-Qarawiyyin
Bahija Simou et à l’Institut national des sciences de l’archéologie assistée de Gaëlle Vachet Jaén, Museo Arqueológico Fès, Fondouk Nejjarine, musée des Arts et Métiers du bois
directrice des Archives royales du Maroc, Rabat et du patrimoine (INSAP) Victoria Gertenbach, Anne Philipponnat suivi éditorial Jerez de la Frontera, Museo Arqueológico Municipal Fès, ministère des Habous – mosquée al-Qarawiyyin
scénographes Lorca, Museo Arqueológico Municipal Fès, musée des Arts et Traditions, Dar Batha
Madrid, Instituto Valencia de Don Juan Marrakech, bibliothèque Ben Youssef
Jafaar Kensoussi Claire Hostalier
Madrid, Museo Arqueológico Nacional Marrakech, ministère des Habous – mosquée de la Qasba
COMMISSARIAT SCIENTIFIQUE chercheur indépendant, Marrakech Philippe Leclercq fabrication
Madrid, Patrimonio Nacional, Palacio Real Marrakech, palais Badia
POUR LA FRANCE conducteur de travaux Montuïri, Museu Arqueològic de Son Fornès Qsar Seghir, Centre d’interprétation du site de Qsar Seghir
Claire Déléry Driss Khrouz Anne Chapoutot Murcie, Museo de Santa Clara de Murcia Rabat, Bibliothèque nationale du Royaume du Maroc
collaboratrice scientifique, directeur de la Bibliothèque nationale Aline Cymbler relecture des textes Palma de Majorque, Fundación Bartolomé March Servera Rabat, Bibliothèque royale Hassaniya
chargée des collections de l’Occident islamique, du Royaume du Maroc, Rabat chef du service des Ateliers muséographiques Priego de Cordoba, Museo Histórico Municipal Rabat, Institut national des sciences de l’archéologie et du patrimoine,
département des Arts de l’Islam, Jean-Pierre Pirat San Lorenzo del Escorial, Real Biblioteca del Monasterio de El Escorial département d’Archéologie islamique
musée du Louvre, Paris Hasan Limane cartes Séville, Museo Arqueológico Rabat, ministère de la Culture du Royaume du Maroc –
enseignant-chercheur à l’Institut national des sous-direction de Séville, Museo Catedralicio, Catedral de Sevilla direction du Patrimoine culturel, division de l’Inventaire
sciences de l’archéologie et du patrimoine (INSAP) la Médiation dans les salles Tauros / Christophe Ibach Tolède, Cabildo de la Catedral Primada Rabat, Musée archéologique
Bulle Tuil Leonetti
Valence, Servicio de Investigation Arqueológico Municipal Rabat, musée des Oudaïa
collaboratrice scientifique, Marina Pia-Vitali conception graphique
Vilanovà i la Geltrú, Biblioteca-Museu Víctor Balaguer Rabat, musée numismatique de la Bank al-Maghrib
département des Arts de l’Islam, sous-directrice et mise en page
Rabat, réserves de la Conservation du site archéologique de Chellah et des Oudaïa
musée du Louvre, Paris France Rissani, Centre des études alaouites
Clio Karageorghis Aix-en-Provence, médiathèque de la Maison méditerranéenne Safi, Musée national de la céramique
chef du service Signalétique et Graphisme des sciences de l’homme Tétouan, ministère des Habous – musée du Patrimoine religieux, madrasa Luqash
COMMISSARIAT SCIENTIFIQUE Caunes-Minervois, trésor de l’abbaye Saint-Pierre-Saint-Paul,
POUR LE MAROC Donato Di-Nunno Conservation des antiquités et objets d’art de l’Aude Mauritanie
Abdelhamid Ibn El Farouk graphisme Charenton-le-Pont, Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, Nouakchott, Institut mauritanien de recherche scientifique (IMRS)
enseignant-chercheur, Université Hassan II , ministère de la Culture et de la Communication Nouakchott, Musée national de Mauritanie
Carol Manzano et Véronique Koffel Lyon, musée des Beaux-Arts
Casablanca
Lyon, musée des Tissus Pays-Bas
coordination
Montpellier, Musée languedocien, collections de la Société archéologique Leyde, Universiteitsbibliothek Leiden
Hassan Hafidi Alaoui de Montpellier
médiéviste, Université Mohammed V , Rabat Paris, Archives nationales Portugal
Paris, Bibliothèque nationale de France Lisbonne, Museu da Cidade – Câmara Municipal de Lisboa
Paris, Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, Mértola, Museu de Mértola – Câmara Municipal de Mértola
ministère de la Culture et de la Communication Silves, Museu Municipal de Arqueologia – Câmara Municipal
Paris, musée de Cluny – Musée national du Moyen Âge Tavira, Museu Municipal – Câmara Municipal de Tavira
Paris, musée du Louvre, département des Antiquités grecques, étrusques et romaines
Paris, musée du Louvre, département des Arts de l’Islam Royaume-Uni
Paris, musée du Quai Branly Londres, The British Library
Paris, Muséum d’Histoire naturelle, bibliothèque centrale Londres, The Mari-Cha Collection Ltd.
Provins, musée de Provins et du Provinois Londres, Victoria and Albert Museum
Sens, trésor de la cathédrale de Sens, propriété de l’État français
Toulouse, mairie de Toulouse, musée Paul-Dupuy Suède
Toulouse, mairie de Toulouse, trésor de la basilique Saint-Sernin Uppsala, Uppsala University Library, Section for Manuscripts and Music
Troyes, trésor de la cathédrale de Troyes, propriété de l’État français
Tunisie
Tunis, Bibliothèque nationale de Tunisie
AVERTISSEMENT REMERCIEMENTS

INSTITUTIONS AYANT AUTORISÉ LA REPRODUCTION La translittération des mots arabes a été volontairement simplifiée Nous tenons à exprimer nos vifs remerciements et toute notre gratitude à Sa Majesté le Roi Mohammed VI , Ma reconnaissance va aussi aux responsables politiques, élus locaux, maires des villes propriétaires ou
DE LEURS ARCHIVES PHOTOGRAPHIQUES
qui, par son soutien indéfectible et sa générosité, a permis à cette exposition présentée au musée du Louvre responsables d’un patrimoine important qu’ils ont accepté de soustraire pour quelque temps à leur popula-
sur la base de celle adoptée dans l’Encyclopédie de l’Islam. de voir le jour. Sa Majesté le Roi du Maroc a bien voulu placer cette manifestation sous son haut patronage tion pour le mettre à la disposition de ce projet. Je pense en particulier à de nombreux musées municipaux en
et l’inscrire dans ses orientations prioritaires visant à promouvoir le patrimoine culturel et à assurer le par- Espagne, mais aussi à des villes françaises.
Boulogne-Billancourt, musée départemental Albert-Kahn, Ne sont notées ni les voyelles longues ni les lettres emphatiques. tage des connaissances. Cette volonté royale de dialogue interculturel a été accompagnée avec ferveur par J’aimerais adresser un hommage tout à fait spécial aux quatre-vingt-quatre prêteurs, d’abord maro-
collection des Archives de la planète La lettre ‘ayn est rendue par le signe « ‘ », qu’elle soit en position l’ensemble des hauts responsables du Maroc dans les domaines culturel, religieux, économique et autres. cains, que j’ai pu citer plus haut, mais aussi à tous les autres, présents dans la liste des prêteurs, que je ne
Cette coorganisation de l’exposition s’est inscrite dans le cadre d’une coopération entre le musée du mentionne pas ici individuellement. Mais je voudrais que chaque président d’établissement public, chaque
Bruxelles, collection Dahan-Hirsch initiale, médiane ou finale d’un mot. Louvre et la Fondation nationale des musées du Maroc. Nous rendons hommage à toutes les personnes qui directeur, chaque conservateur de l’ensemble des institutions prêteuses, trouvent ici l’expression de ma
Chalon-sur-Saône, Fondation Gabriel-Veyre, ont œuvré avec efficacité à la mise en place de cette collaboration. reconnaissance pour la confiance qu’ils nous ont manifestée et pour le souci qu’ils ont eu de vouloir collabo-
La hamza, « ’ », n’est pas indiquée en position initiale. Nos remerciements vont en particulier à M . Mehdi Qotbi, président de la Fondation nationale des rer avec notre jeune département des Arts de l’Islam au Louvre. Je vois cela comme une belle promesse
collection en dépôt au musée Nicéphore Niépce
Les consonnes arabes suivantes sont transcrites ainsi : musées du Maroc, pour sa perception de la portée de ce projet sur les plans muséologique et patrimonial. De d’aventures futures. Soyez assurés les uns et les autres de ma profonde gratitude.
Charenton-le-Pont, Médiathèque de l’architecture et du patrimoine,
même, nos remerciements vont à son secrétaire général, M . Abdellah Chahid, qui a pris en charge la coordi-
ministère de la Culture et de la Communication = th ; = dj ; = kh ; = dh ; = sh ; = gh. nation technique et administrative de l’opération ; ils vont également à tous les cadres de cette fondation, Un tel projet n’aurait jamais pu voir le jour sans le soutien convaincu d’un certain nombre de nos institutions
Madrid, Instituto Arqueológico Alemán qui ont participé à l’avancée de ce projet. nationales, qui ont très vite su se faire le porte-parole du projet et accompagner diverses phases des
Les voyelles arabes sont translittérées : u / a / i. La réussite de cette exposition n’aurait pas été possible sans l’efficacité du commissariat général opérations.
Paris, Bibliothèque nationale de France
L’article « al » n’est pas assimilé. assuré par le professeur Bahija Simou, directrice des Archives Royales, qui a abordé ce projet avec une éner- Je pense d’abord à l’ensemble du réseau diplomatique français à l’étranger, qui a joué un rôle majeur.
Paris, École nationale supérieure des Beaux-Arts gie hors du commun, dans le souci permanent de servir autant le Maroc que la France. Je l’assure ici de ma En premier lieu, j’adresse mes très vifs remerciements à M . Charles Fries, ambassadeur de France au Maroc,
Rabat, ministère de la Culture du Royaume du Maroc – Enfin, la déclinaison finale n’est pas indiquée. plus vive reconnaissance et salue le partage de visions qui est résulté de notre collaboration, enrichi par nos mais aussi à M . Jean-Paul Berthon, conseiller de coopération et d’action culturelle, directeur général de
direction du Patrimoine culturel, division de l’Inventaire expériences complémentaires. Je remercie bien sûr M . Abdelilah El Khalf, qui a assuré le secrétariat, et l’Institut français du Maroc, à M . Paul de Sinety, conseiller de coopération adjoint, directeur adjoint de
Les noms communs, noms propres et toponymes passés M . Mounsef Ibnbrahim, le suivi du courrier. l’Institut français du Maroc, à M . Philippe Laleu, directeur de l’Institut français de Fès, et à toutes leurs
dans le lexique français sont indiqués suivant cette orthographe. Je tiens par ailleurs à adresser ma plus vive reconnaissance aux membres marocains du comité scienti- équipes. L’ambassade a été un partenaire déterminant dans la mise en place de cette coopération franco-
fique, qui ont su enrichir de leurs conseils avisés la connaissance de cette période historique du Maroc, peu marocaine. Je voudrais aussi rendre un hommage appuyé à M . Jany Bourdais, directeur adjoint de l’Institut
LISTE DES INTERVENTIONS DE CONSERVATION-RESTAURATION Ce système de translittération des mots arabes n’a pas été appliqué mise en valeur dans des expositions jusqu’à présent. Plus largement, nos remerciements vont aux universi- français de Mauritanie, qui a su convaincre nos collègues mauritaniens de participer à l’exposition et qui ne
taires et archéologues qui ont veillé au choix des œuvres et des manuscrits. s’est pas ménagé pour faire aboutir ce dossier. Que soit aussi remercié M . Alain Fohr, conseiller de coopéra-
EFFECTUÉES À L’OCCASION DE L’EXPOSITION aux titres donnés, par exemple, aux œuvres d’art graphique Nous tenons également à exprimer nos remerciements à toutes les personnalités marocaines qui ont tion et d’action culturelle à l’ambassade de France en Espagne, qui a facilité nos rendez-vous avec les insti-
contribué à la réalisation de cette exposition. tutions espagnoles.
ou aux clichés, en particulier à l’époque du Protectorat.
Plusieurs œuvres de cette exposition ont fait l’objet d’une analyse approfondie En premier lieu M . Ahmed Toufiq, ministre des Habous et des Affaires islamiques, qui a accom pagné En France, j’aimerais d’abord rendre un hommage très spécial à M . Henri Loyrette, ancien président-
de leur état de conservation, d’un nettoyage, d’une consolidation et/ou Les titres originels ont été conservés. avec une immense conviction la délicate entreprise consistant à préparer l’exposition des grands trésors directeur du musée du Louvre, qui fut à l’origine de cette coopération franco-marocaine et de cette exposi-
placés sous sa responsabilité. Nous aimerions aussi exprimer notre admiration, pour leur écoute bien- tion. Sans lui, ce projet n’existerait pas. J’exprime aussi ma profonde gratitude à M me Sophie Makariou,
d’une stabilisation – toutes opérations recensées dans un rapport d’intervention –, veillante et leur tolérance, à l’ensemble des responsables des affaires reli gieuses qui ont accepté de se des- ancienne directrice du département des Arts de l’Islam et actuelle présidente du musée Guimet, qui fut la
afin de pouvoir être transportées et présentées dans les meilleures conditions saisir pour quelque temps de grands symboles de piété afin de permettre aux visiteurs du Louvre de prendre première commissaire générale de l’exposition et qui amorça donc la conception du projet, de ses lignes
Le titre d’usage des sources arabes traduites de longue date toute la mesure de la grandeur historique, culturelle et artistique de ces œuvres. Nous pensons notamment à directrices et de son catalogue. Elle a su avec beaucoup de générosité me transmettre le flambeau.
possibles. Nous remercions les institutions marocaines ainsi que le Centre
est indiqué en italique. Pour les œuvres plus récemment éditées M . Idriss El Fassi Fihri, le khatéb de la mosquée al-Qarawiyyin à Fès, responsable du prêche du vendredi, et à À la suite de M . Henri Loyrette, M . Jean-Luc Martinez, président-directeur du musée du Louvre, a immé-
de recherche et de restauration des musées de France ( C 2 RMF ) pour avoir M . Abdellah Azaz, imam de la mosquée de la base aérienne de Marrakech, pour l’accueil qu’il a réservé aux diatement manifesté son enthousiasme envers ce projet et m’a apporté son soutien inconditionnel pour la
généreusement accompagné les équipes de restauration et assuré le suivi et étudiées, le titre arabe est traduit en français et mentionné deux restauratrices du minbar. réalisation de l’exposition et la tenue de nos engagements. Je lui en suis profondément reconnaissante.
des opérations. Nous voulons aussi remercier M . Mohamed Amine Sbihi, ministre de la Culture, pour sa collaboration Le ministère de la Culture et de la Communication, et en particulier la direction générale des
entre guillemets. fructueuse et sa réponse à nos attentes. Patrimoines, fut un soutien précieux et fidèle. J’aimerais notamment rappeler ici l’implication de l’Institut
Notre gratitude va également à M . Charki Draiss, ministre délégué auprès du ministre de l’Intérieur, qui national du patrimoine dans le cadre de la campagne de restauration des œuvres, et la confiance de
ARTS GRAPHIQUES a contribué à surmonter les difficultés liées à l’architecture de la médina de Fès lorsqu’il s’est agi de faire Mme Marie-Anne Sire, inspectrice générale des Monuments historiques.
Atelier Lisa Müller : cat. 263 La cartographie historique ne porte pas le tracé des frontières modernes. sortir les œuvres en toute sécurité tout en respectant le patrimoine architectural. De même, nos remercie- Au sein du Louvre, ce projet a été un moment intense, et j’ai pu mesurer quotidiennement durant des
Atelier de restauration de la Bibliothèque nationale du Royaume du Maroc : ments vont à M . Mohamed Dardouri, wali de la Région de Fès-Boulmane, pour avoir facilité la préparation mois l’engagement sans limites de toute une série de services et de personnes qui ont œuvré pour sa réalisa-
des opérations, à M . le général Abdelkrim El Yaccoubi, inspecteur général de la Protection civile, et à M . le tion. Ils ont été nombreux. Que tous, dans la diversité de leurs métiers, trouvent ici l’expression de ma pro-
l’ensemble des manuscrits conservés au Maroc présentés dans l’exposition colonel Zineddine Amoumou, directeur des secours, de la planification, de la coordination et des études à la fonde gratitude. La compétence et la conscience professionnelle de chacun m’auront impressionnée tout au
Les dates sont données en ère chrétienne, précédées le cas échéant
Protection civile. long de ces mois de mise en œuvre. Une mention spéciale pour l’ensemble du département des Arts de
BOIS de l’année hégirienne et de la lettre H. L’année hégirienne est Que soient remerciés M . le Général de corps d’armée Bouchaïb Arroub, inspecteur général des Forces l’Islam, qui, après le travail intense de l’ouverture des salles fin 2012, a su se remobiliser pour ce grand évé-
armées royales et commandant de la Zone sud, pour sa sensibilité historique et culturelle ainsi que pour son nement, en particulier les commissaires scientifiques françaises, Claire Déléry et Bulle Tuil Léonetti, assis-
Céline Girault et Anne-Stéphanie Étienne : cat. 28, 217, 225, 226, 227, 228, 269 et 282 légèrement plus courte que l’année chrétienne : la conversion de la date soutien lors du transport des objets du Maroc vers la France, et le médecin-colonel major Jamal Mehsani, tées d’Adil Boulghallat. Encadrés par l’ensemble de l’équipe de documentation, nos stagiaires, Antoine Le
Sandrine Linxe : cat. 35 et 285 qui s’est chargé de la photographie des objets. Bail et Louise Carlat, ainsi que Guilhem Dorandeu et Hélène Leroy du musée Delacroix, ont su apporter une
est donc parfois indiquée sur deux années.
avec l’aide de S. Chollet pour la mise en place de l’œuvre cat. 35 Nos remerciements vont aussi à M . Abdellatif Jouahri, Wali de Bank Al-Maghrib, pour son soutien au aide précieuse lors de chacun de leurs passages.
projet. Mes remerciements vont également à l’ensemble des collègues et partenaires qui ont contribué à la
Notre reconnaissance va à M . Chakib Benmoussa, ambassadeur du Maroc en France, et à M . Abdelilah production de cette exposition. Ils sont nombreux et tous ont su se dépasser pour la réussite du projet.
CÉRAMIQUES Les abréviations utilisées sont « r. » pour « règne » et « m. » pour « mort ». El Idrissi Talbi, conseiller culturel de l’ambassade du Maroc en France, qui ont su accompagner ce projet Pour le catalogue, je tiens à exprimer ma reconnaissance à l’ensemble des auteurs cités en tête d’ou-
Escuela Oficial de Conservación y Restauración de Bienes Culturales avec beaucoup de conviction. vrage et qui ont accepté de répondre à nos demandes souvent exigeantes. Pour la production, outre une men-
de Madrid (sous la direction d’Ángel Gea García) : cat. 94 Nous remercions encore M . Driss Benhima, président-directeur général de Royal Air Maroc, qui a faci- tion spéciale à Violaine Bouvet-Lanselle et Fabrice Douar, au service des éditions du Louvre, je remercie
lité les déplacements et missions effectués dans le cadre de cette exposition, et M . Abderrafie Zouiten, chaleureusement Jean-François Barrielle et Béatrice Petit, assistée de Gaëlle Vachet, aux éditions Hazan,
Rainer Geschke : cat. 254 directeur général de l’Office national marocain du tourisme, pour l’accueil de la presse française. Anne Chapoutot pour ses corrections toujours très fines et Christophe Ibach pour le considérable travail de
Marie-Christine Nollinger : cat. 153, 154, 182, 183, 184, 185, 188, 189 et 325 Que soient remerciés M . Driss Khrouz, directeur de la Bibliothèque nationale du Royaume du Maroc, qui graphisme et de mise en page qu’il a accompli : le catalogue en témoigne. Je n’oublie pas la dette que j’ai à
s’est proposé de s’occuper de la restauration de manuscrits exposés à cette manifestation, et M me Zahra l’égard de Mélanie Puchault, qui, avec Chrystel Martin et Virginie Fabre, est venue à bout de la tâche com-
Karimine qui a bien veillé à cette opération, ainsi que M . Omar Akherraz, directeur de l’Institut national des plexe de collecte de l’iconographie.
MÉTAUX
sciences d’archéologie et du patrimoine, pour sa parfaite disponibilité lors de la venue des restaurateurs Nous avons aussi sollicité des institutions ou des collectionneurs de photographies, qui ont généreuse-
Isaure d’Avout : cat. 216 français de stucs et de céramiques, et M . Fouad Serghini, directeur général de l’Agence de la réhabilitation ment accepté la reproduction d’œuvres photographiques anciennes de leurs fonds. Que soient donc remer-
Mónica Gimeno Marín : cat. 97 de la ville de Fès, pour son soutien lors de l’opération de démontage des lustres. ciés ici Marion et Philippe Jacquier, de la Fondation Gabriel Veyre, le musée Albert-Kahn ainsi que
Mes remerciements et ma reconnaissance s’adressent également à tous les directeurs et conservateurs la Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, le musée du Quai Branly, la Bibliothèque nationale
Sarah Gonnet : cat. 21, 23, 278, 279 et 280
des institutions patrimoniales du Royaume du Maroc pour leur accueil, notamment le directeur et le person- de France, l’École supérieure nationale des beaux-arts, Paul Dahan, Michel Terrasse, les héritiers de Paul
Laboratorio Docente de Prehistoria y Arqueología de la Universidad Autonóma nel du musée Dar Batha, qui ont su s’adapter à l’organisation complexe des chantiers de restauration dans Ricard, ainsi que Gérard Lévy.
de Madrid (sous la direction d’Alberto Canto) : cat. 93 et 96 leurs locaux. Ils ont par ailleurs tous fait preuve d’une immense générosité pour leurs prêts. Nos remercie- À côté de la mobilisation marocaine autour des chantiers de restaurations à Fès, Rabat et Marrakech,
Christine Pariselle : cat. 297 ments vont ainsi à l’ensemble des institutions marocaines présentes dans cette exposition. je tiens à remercier l’équipe de restaurateurs français qui ont su nous accompagner au Maroc et en France
tout au long du délicat processus de nettoyage et de consolidation des œuvres. Une mention spéciale pour
Christine Pariselle et Isaure d’Avout : cat. 190 et 276 L’originalité de cette exposition sur le Maroc médiéval réside aussi dans la contribution de nombreux pays le Centre de conservation et de restauration des musées de France, qui nous a accompagnés dans la partie
Olivier Tavoso : cat. 307 qui, outre le Maroc, ont collaboré à la reconstitution de cette histoire culturelle de l’Afrique à l’Espagne. En française, avec le suivi avisé de Gwenaëlle Fellinger, responsable du suivi des restaurations au départe-
Olivier Tavoso et Sarah Gonnet : cat. 1, 113, 287 et 295 premier lieu, les pays qui ont été historiquement le territoire de ces empires médiévaux et possèdent donc ment. Je n’oublie pas la vigilance scrupuleuse du service de conservation préventive.
de fait des témoignages culturels et artistiques de cette époque. Je pense bien sûr en particulier à Les traductions arabes qui émaillent le parcours de l’exposition ont bénéficié du suivi scrupuleux d’Adil
l’Espagne, généreux prêteur, mais aussi à la Tunisie, au Mali et à la Mauritanie. Par ailleurs, de nombreuses Boulghalat, que je remercie chaleureusement pour son implication, sa loyauté et sa modestie, et d’Adnan
PIERRE institutions européennes ont très vite manifesté leur adhésion à ce rassemblement exceptionnel d’œuvres El Chafei en France et de Bahija Simou au Maroc.
Laure Chavanne : cat. 138 et 139 conservées pour la plupart dans les trésors d’église, les bibliothèques historiques et les musées. Je tiens aussi à adresser toute ma reconnaissance aux mécènes cités au début de cet ouvrage et qui ont
Nous devons d’abord cette adhésion internationale à l’ensemble des diplomates des pays participants, su nous faire confiance en nous accompagnant avec conviction et fidélité au cours de ce projet.
qui ont œuvré avec enthousiasme à la mise en œuvre de prêts exceptionnels, souvent considérés comme des Ma gratitude va également à Hassan Massoudy, qui a généreusement accepté de créer et d’offrir pour
STUCS trésors nationaux. Je voudrais notamment citer l’aide précieuse de M . Francisco Elias de Tejada, conseiller l’exposition une calligraphie originale d’un poème de Ibn Battuta, voyageur marocain du X I V e siècle, qui
Bruno Szkotnick, Sabine Cherki et Cécile Bringuier : cat. 29, 30, 31, 32, 33, culturel de l’ambassade d’Espagne en France, qui a su faciliter des prêts importants et permettre ainsi à accueille le visiteur de l’exposition.
49, 50, 98, 99, 100, 103, 104, 105, 106, 107, 108, 109, 110, 119, 120, 121, 122, l’Espagne d’être généreusement représentée dans cette exposition. Je pense aussi à M . Aziz Amri, Une mention spéciale enfin pour M. Abdellah Ouazzani, qui a exécuté au Maroc, dans la pure tradition
conseiller culturel de l’ambassade de Tunisie en France, que je remercie chaleureusement pour l’énergie et calligraphique marocaine, l’arbre généalogique des Idrissides présenté dans l’exposition.
123, 124, 125, 126 et 163 l’efficacité qu’il a employées à suivre avec nos amis de la Bibliothèque nationale de Tunisie le prêt d’un
important coran. YANNICK LINTZ
AUTEURS

Hiba Abid ( H A ) doctorante, École pratique des hautes études, Paris, Maximilien Durand ( M A ) directeur du musée des Tissus et des Arts décoratifs, Gabriel Martinez-Gros ( G M - G ) professeur, TRADUCTIONS

chercheur associé à la Bibliothèque nationale de France, Paris Lyon université Paris-Ouest Nanterre La Défense, Nanterre Bulle Tuil Leonetti et Claire Déléry
Abdellah Alaoui ( A A ) directeur du Patrimoine culturel, Rabat Mohamed El Hadri ( M E H ) professeur, université Ibn Zohr, Agadir Andrés Martínez Rodríguez ( A M R ) directeur du Musée archéologique ont traduit de l’espagnol vers le français et de l’anglais vers le français les
Miriam Ali-de-Unzaga ( M A - D - U ) chercheuse invitée Abdeltif Elkhammar ( A EL ) professeur, université Sidi Mohammed Ben Abdellah, municipal, Lorca textes de Miriam Ali-de-Unzaga, Maria Barrigon, Jonathan Bloom, Richard
au département des Papyri du Papyrus Museum, Vienne faculté polydisciplinaire de Taza, Taza Ronald Messier ( R M ) professeur émérite, Middle Tennessee State University, Camber, Anna Contadini, Rosalia Gonzalez Rodriguez, Jose Manuel Hita,
Habiba Aoudia ( H A ) doctorante, EHESS - IRIS , Paris Nadia Erzini ( N E ) conservatrice, musée du Patrimoine religieux, Tétouan Murfreesboro Antonio de Juan, Alvaro Jiménez Sancho, Jorge Lirola Delgado, Eduardo
Pau Armengol Machí ( P A M ) archéologue indépendante, Valence Ahmed Saleh Ettahiri ( A S E ) professeur, Institut national des sciences Joachim Meyer ( J M ) conservateur, The David Collection, Copenhague Manzano Moreno, Andres Martinez Rodriguez, Joachim Meyer, Diego Oliva
Mustapha Atki ( M A ) conservateur du site archéologique de Volubilis, Volubilis de l’archéologie et du patrimoine, Rabat Hassan Moukhlisse ( H M ) responsable de la médiathèque Alonso, Manuel Retuerce, Delfina Serrano, Cláudio Torres et Fernando Villada.
María Barrigon Montanes ( M B M ) conservatrice des textiles médiévaux, Gwenaelle Fellinger ( G F ) conservatrice, de la Maison méditerranéenne des sciences de l’homme, Guilhem Dorandeu a traduit du portugais vers le français
Patrimonio Nacional, Madrid département des Arts de l’Islam, musée du Louvre, Paris directeur du département Monde arabe et musulman, Aix-en-Provence les textes de Susana Gómez Martinez, Virgílio Lopes, Lígia Rafael
Mohamed Belatik ( M B ) archéologue, chef de la division des Musées, Elizabeth Fentress ( E F ) chercheuse indépendante Museo de Ciudad Real ( M C R ) et Claudio Torres.
ministère de la Culture, Rabat Abdallah Fili ( A F ) professeur, LMPM , université Chouaib Doukkali, El-Jadida, Museu Arqueològic de Son Fornés ( M A S F ) Adnan El Chafei a traduit de l’arabe vers le français
Yassir Benhima ( Y B ) maître de conférences, chercheur associé à l’ UMR CNRS 5648, Lyon Ana Navarro ( A N ) conservatrice, Museo Arqueológico, Séville le poème d’Ibn Battuta calligraphié par Hassan Massoudy page 29
université Paris 3 Sorbonne nouvelle – CIHAM – UMR 5648 Dominique de Font-Réaulx ( D F - R ) directrice du Musée national Eugène-Delacroix, Diego Oliva Alonso ( D O A ) archéologue, conservateur des Musées, et le texte de Hayat Kara, « Deux poètes à la cour mérinide : ‘Abd al-‘Aziz
Jonathan M. Bloom ( J M B ) professeur, Boston College and Paris Museo Arqueológico, Séville al-Malzuzi et Sarah al-Halabiyya ».
Virginia Commonwealth University, Boston Mehdi Ghouirgate ( M G ) maître de conférences, université Bordeaux-Ausonius, Nadège Picotin ( N P ) documentaliste scientifique, Madeleine Zicavo a traduit du turc vers le français
Adil Boulghallat ( A B ) collaborateur scientifique, CNRS – UMR 8167 – ERC S t G 263361, Paris département des Arts de l’Islam, musée du Louvre, Paris le texte de Zeren Tanındı, « Quelques corans maghrébins conservés
département des Arts de l’Islam, musée du Louvre, Paris Sophie Gilotte ( S G ) chargée de recherche, CNRS ( CIHAM – UMR 5648), Lyon Mohamed Rabitateddine ( M R ) professeur, université Cadi Ayyad, Marrakech dans les bibliothèques d’Istanbul ».
Vlada Boussyguina ( V B ) chargée d’études documentaires, Cécile Giroire ( C G ) conservatrice, département Lígia Rafael ( L R ) archéologue, Centre archéologique de Mértola, Mértola Louis Frank a gracieusement traduit l’inscription latine de la notice 518
Cité de l’architecture et du patrimoine, Paris des Antiquités grecques, étrusques et romaines, musée du Louvre, Paris Manuel Retuerce Velasco ( M R V ) professeur associé, (partie V , stèle funéraire)
Jacinta Bugalhão ( J B ) archéologue indépendante, Lisbonne Susana Gómez Martínez ( S G M ) archéologue, faculté de géographie et d’histoire, Universidad Complutense, Madrid
Pascal Buresi ( P B ) directeur de recherche au CNRS ( CIHAM – UMR 5648 – Centre archéologique de Mértola, Mértola Hicham Rguig ( H R ) archéologue, Conservation du site archéologique
ERC S t G 263361), Lyon María Ángeles Gómez Rodenas ( M A G R ) conservatrice, de Chellah et des Oudaïa, Rabat
Catherine Cambazard-Amahan ( C C - A ) professeur, Rabat Museo de Santa Clara de Murcia, Murcie Marie-Pierre Ruas ( M - P R ) chargée de recherche au CNRS ,
Richard Camber ( R C ) chercheur indépendant, Londres Rosalía González Rodríguez ( R G R ) directrice du Museo Arqueológico Municipal, département USM 303, Muséum national d’Histoire naturelle, UMR 7209,
Chloé Capel ( C C ) doctorante à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne, Paris Jerez de la Frontera AASPE , CNRS -Muséum, Paris
Louise Carlat ( L C ) élève de l’École du Louvre, Paris, Serge Gubert ( S GU ) chercheur indépendant, Paris Delfina Serrano ( D S ) chercheuse, Consejo Superior de Investigaciones
stagiaire au département des Arts de l’Islam, musée du Louvre, Paris Gisela Helmecke ( G H ) conservatrice, Museum für Islamische Kunst, Berlin Científicas, Madrid
Rafael Carmona Ávila ( R C A ) archéologue, Priego de Cordoba Laurent Héricher ( L H ) conservateur en chef, Bahija Simou ( D S ) directrice des Archives royales du Maroc, Rabat
Mohammed Chadli ( M C ) conservateur du musée Nejjarine des Arts département des Manuscrits hébraïques, Bibliothèque nationale de France, Paris Rachida Smine ( R S ) conservatrice, service des Manuscrits,
et Métiers du bois, Fès Violaine Héritier-Salama ( V H - S ) archéologue, Bibliothèque nationale de Tunisie, Tunis
Agnès Charpentier ( A C ) ingénieur CNRS - UVSQ , HDR , UMR 8167 – EA 2449, université Paris-Ouest Nanterre La Défense, Nanterre Aviad Stollman ( A S ) conservateur de la Chaim & Chana Salomon Judaica
Versailles José Manuel Hita Ruiz ( J M H R ) archéologue, Museo de Ceuta, Ceuta Collection, National Library of Israel, Jérusalem
Joseph Chetrit ( J C ) professeur émérite, université de Haïfa, Haïfa Alvaro Jiménez Sancho ( A J S ) chercheur associé, Universidad de Sevilla, Séville Zeren Tanındı ( Z T ) professeur, université Sabancı, Istanbul, consultante,
Hana Chidiac ( H C ) responsable de l’unité patrimoniale Hélène Joubert ( H J ) conservatrice en chef, musée Sakıp Sabancı, Istanbul
Afrique du Nord et Proche-Orient, musée du Quai Branly, Paris responsable de l’unité patrimoniale Afrique, musée du Quai Branly, Paris Michel Terrasse ( M T ) directeur d’études à l’École pratique des hautes études,
Hélène Claudot-Hawad ( H C - H ) anthropologue, Antonio de Juan García ( A D J G ) professeur associé, Paris, président de l’Institut méditerranéen, Versailles
directrice de recherche au CNRS , UMI 3189, Dakar Universidad de Castilla – La Mancha, Ciudad Real Cláudio Torres ( C T ) archéologue, Centre archéologique de Mértola, Mértola
Ana Contadini ( A CO ) professeur, SOAS , London University, Londres Samir Kafas ( S K ) archéologue, chef de la division de l’Inventaire Bulle Tuil Leonetti ( B T L ) collaboratrice scientifique,
Patrice Cressier ( P C ) chargé de recherche, CNRS ( CIHAM – UMR 5648), Lyon et de la Documentation du patrimoine, ministère de la Culture, Rabat département des Arts de l’Islam, musée du Louvre, Paris
Lahcen Daaïf ( L D ) chercheur, IRHT – CNRS , Paris Hayat Kara ( H K ) professeur, université Mohammed V , Rabat Dominique Urvoy ( D U ) professeur émérite, université Toulouse II, Toulouse
Rosène Declementi ( R D ) documentaliste scientifique, Youssef Khiara ( Y K ) archéologue, conservateur principal des Monuments Rafael Valencia ( R V ) professeur, faculté de philologie (études arabes
département des Arts de l’Islam, musée du Louvre, Paris historiques, direction du Patrimoine culturel, ministère de la Culture, Rabat et islamiques ) Universidad de Sevilla, Séville
Claire Déléry ( C D ) collaboratrice scientifique, Hassan Limane ( H L ) enseignant-chercheur, Jean-Pierre Van Staëvel ( J - P V S ) professeur, université Paris Sorbonne,
département des Arts de l’Islam, musée du Louvre, Paris Institut national des sciences de l’archéologie et du patrimoine, Rabat UMR 8167, Paris
Guilhem Dorandeu ( G D ) élève de l’École du Louvre, Paris, Yannick Lintz ( Y L ) directrice du département des Arts de l’Islam, Annie Vernay-Nouri ( A V - N ) conservatrice,
stagiaire au département des Arts de l’Islam, musée du Louvre, Paris musée du Louvre, Paris département des Manuscrits arabes, Bibliothèque nationale de France, Paris
Moulay Driss Sedra ( M D S ) chercheur, université Lumière Lyon 2 – Jorge Lirola Delgado ( J L D ) professeur, université d’Almería, Almería María Jesús Viguera Molins ( M J V M ) professeur d’études arabes
UMR 5648 – CNRS , Lyon Virgílio Lopes ( V G ) archéologue, Centre archéologique de Mértola, Mértola et islamiques, Universidad Complutense, Madrid
Jean-Charles Ducène ( J - C D ) directeur d’études, Eduardo Manzano ( E M ) professeur, Consejo Superior de Investigaciones Fernando Villada Paredes ( F V P ) archéologue, Ciudad Autónoma, Ceuta
École pratique des hautes études, 4 e section, Paris Científicas, Madrid Mohammed Zaïm ( M Z ) conservateur principal, musée des Arts et Traditions
Dar Batha, Fès
PRÉFACE PRÉFACE

Depuis plus de vingt ans, la Fondation Total et le musée du Louvre partagent une même Des confins subsahariens jusqu’aux cités commerçantes de l’Italie médiévale, des

ambition : contribuer au rayonnement des cultures et inviter les publics les plus larges royaumes chrétiens du nord de l’Espagne jusqu’au sultanat mamelouk d’Égypte, le

Maroc médiéval a occupé une place centrale au confluent des civilisations, à la charnière
à contempler la beauté du monde et à s’en nourrir.
de l’Afrique et de l’Europe.
Premier mécène français du département des Arts de l’Islam, la Fondation Total était
Cette invitation au voyage dans l’espace marocain et andalou nous offre une opportu-
naturellement destinée à accompagner cette exposition exceptionnelle. nité unique de mettre en lumière la culture marocaine et islamique. Une culture riche

« Le Maroc médiéval. Un empire de l’Afrique à l’Espagne » met en lumière, au cœur par ses traditions artistiques, qui unit pour la première fois les confins de l’Occident

d’une période trop largement méconnue, les destins croisés et les œuvres du Maroc islamique et dont l’influence a rayonné jusqu’en Orient.

Cette magnifique exposition, symbole du dialogue entre cultures et de la richesse qui


et de l’Andalousie. L’exposition offre en effet une lecture nouvelle de la région, en propo-
en est le fruit, est une initiative qui doit être d’autant plus saluée qu’elle participe à renfor-
sant aux visiteurs les plus belles réalisations des dynasties almoravide, almohade puis
cer les liens de respect et d’amitié entre les peuples. La richesse des idées, la créativité
mérinide au cours d’un apogée de près de cinq siècles. Elle ajoute ainsi vie et couleur à et l’audace illustrées par les chefs-d’œuvre exposés sont autant de messages d’opti-

la fascinante histoire des arts de l’Islam. misme et de foi en l’avenir qui doivent inspirer le monde aujourd’hui encore.

Présent sur tous les continents, Deloitte a pour ambition de contribuer au rapproche-
LA FONDATION TOTAL
ment des individus, des sociétés et des cultures dans toutes les formes du talent humain,

notamment l’art, grand vecteur de la compréhension interculturelle.

Fidèle au musée du Louvre, Deloitte lui renouvelle sa confiance en apportant son sou-

tien, en qualité de mécène associé, à l’exposition « Le Maroc médiéval. Un empire de

l’Afrique à l’Espagne », riche de près de trois cents œuvres.

Nous sommes fiers d’unir nos efforts à ceux de la première institution culturelle

de France et d’affirmer à cette occasion notre respect et notre admiration pour un pays

qui a joué un rôle fondamental tout au long de l’histoire et qui, aujourd’hui encore, nous

montre son extraordinaire vitalité.

ALAIN PONS

Président de la Direction générale de Deloitte

12 13
PRÉFACE PRÉFACE

L’exposition « Le Maroc médiéval. Un empire de l’Afrique à l’Espagne » s’inscrit dans le cadre de la coopération Deux ans après l’ouverture des nouveaux espaces dédiés au département des Arts de l’Islam, le Louvre inaugure
culturelle entre le Maroc et la France, et plus particulièrement entre le musée du Louvre et la Fondation nationale une grande exposition consacrée au Maroc à l’époque médiévale. Cet événement est d’abord la confirmation
des musées du Maroc ( FNM ). Elle bénéficie du haut patronage conjoint de Sa Majesté le Roi Mohammed VI et
du lien qui unit le Maroc au Louvre dans le grand dessein de faire connaître les brillants foyers d’art et de culture
du président de la République française, M . François Hollande.
Cet événement tire sa justification de notre conviction qu’une culture ne peut être viable ni s’épanouir que qui ont traversé l’histoire du monde islamique. Sa Majesté Mohammed VI , Roi du Maroc, a en effet désiré encou-
dans la mesure où elle s’ouvre en permanence sur son environnement international et s’ancre dans l’histoire rager la mise en valeur des Arts de l’Islam au Louvre. Son geste était d’autant plus généreux qu’il ne contribuait
générale de la communauté humaine. C’est à cette condition qu’elle peut se régénérer, ce qui lui permet de créer
pas immédiatement à valoriser le patrimoine et l’histoire du Maroc à travers les collections du musée. Peu
de nouvelles formes de culture et de pensée, et par conséquent de prendre part au développement de l’humanité.
L’organisation d’une telle manifestation n’est pas fortuite. Elle traduit en effet les progrès importants d’œuvres marocaines sont en effet présentes au Louvre.

accomplis par le Maroc sous le règne de Sa Majesté le Roi Mohammed VI , du point de vue de l’ouverture à l’autre, Le Maroc a su très tôt protéger son patrimoine en créant sur place des musées où furent rassemblées ces
de la consécration de la diversité culturelle et du partage des savoirs, comme elle vient honorer un pays en tant collections et la mémoire vivante du pays. Le Louvre se devait donc d’inaugurer un cycle de grandes expositions
qu’espace de dialogue, d’échanges et de tolérance.
en rapport avec ce nouveau département par un sujet portant sur l’histoire et la culture artistique de ce pays.
L’organisation de cette exposition par le prestigieux musée du Louvre nous apparaît comme une manière
de célébrer le patrimoine médiéval marocain par la reconnaissance de l’originalité de son apport culturel ainsi que L’apogée des grands empires marocains allant de l’Afrique au sud de l’Espagne constituait une occasion histo-
de la contribution déterminante d’une civilisation qui a marqué l’histoire du pourtour méditerranéen durant rique de mettre la lumière sur cet âge d’or de l’Occident islamique entre le X e et le X V e siècle.
la période médiévale et rayonné bien au-delà de ses frontières.
Une fois de plus, le Maroc a su faire preuve d’une générosité rare pour l’organisation de cette exposition.
Aujourd’hui, à l’heure où le Maroc veille à assurer le renouveau et l’élargissement de sa culture et de ses arts,
cette exposition, non seulement constitue une étape décisive dans l’histoire de la muséographie marocaine, mais Le président de la Fondation nationale du Maroc, M . Mehdi Qotbi, et la commissaire générale pour le Maroc,

contribue à consolider la formation d’acteurs marocains dans ce domaine, en vue de satisfaire aux exigences M me Bahija Simou, directrice des Archives royales, ont en effet déployé des efforts inégalables grâce auxquels
de cette ère d’ouverture et de promotion de la culture, vecteur de progrès et de développement économique. cette exposition a pu voir le jour. Des œuvres exceptionnelles, dont certaines provenant des grandes mosquées
Pour que cet élan soit efficace et à la hauteur du renouveau culturel auquel aspire légitimement le Maroc,
du royaume, rejoignent pour quelque temps l’écrin du palais du Louvre. De nombreux pays, comme le Mali, la
il a en effet besoin d’une vision, d’une politique, d’une stratégie, d’institutions adéquates et de ressources
humaines et matérielles. Ce sont ces objectifs que le Maroc, sous l’impulsion de Sa Majesté, s’est assignés Mauritanie, l’Espagne, Israël, ont accepté par leurs prêts de contribuer à ce voyage unique dans ce Maroc médié-
et vise à atteindre. val avec beaucoup de conviction et de générosité.
Au-delà de ces objectifs, cet événement réitère le témoignage d’une amitié constante et d’un dialogue per-
Enfin, cette vision renouvelée de l’histoire médiévale marocaine est aussi le fruit d’une collaboration intellec-
manent entre deux nations. Il prend la forme d’une création artistique à laquelle ont contribué d’illustres compé-
tences marocaines et françaises, à l’image de la brillante période évoquée par cette exposition, durant laquelle tuelle associant nos regards croisés d’historiens, d’historiens de l’art et d’archéologues. Ce grand projet n’aurait

musulmans, juifs et chrétiens œuvrèrent ensemble à l’avènement d’un véritable âge d’or. pu se réaliser sans le soutien fidèle et convaincu de grandes entreprises, la Fondation Total, Deloitte et Renault,
Pour les efforts louables qu’ils ont consentis pour le succès de cette manifestation, je ne saurais trop remer- qui ont vu dans ce partage franco-marocain une belle promesse. Nous souhaitons également remercier le Cercle
cier celles et ceux qui ont œuvré d’arrache-pied, des mois durant, avec abnégation et modestie, afin de nous offrir
International du Louvre pour son généreux soutien. Que cette expérience scientifique et culturelle soit une étape
des moments de joie sublime.
Je tiens également à exprimer mes remerciements les plus sincères à l’ensemble du personnel du Louvre, dans une collaboration que je souhaite longue et prospère entre le Louvre et le Maroc.
ainsi qu’à son président, M . Jean-Luc Martinez, pour cette opportunité qu’ils nous ont offerte de dévoiler l’une
des plus belles facettes du Maroc pluriel et millénaire.
JEAN-LUC MARTINEZ
De même, je veux rendre un hommage particulier à M mes Bahija Simou et Yannick Lintz, commissaires
Président-directeur du musée du Louvre
générales de l’exposition, qui ont fait preuve d’une immense bonne volonté et d’un sens élevé de la disponibilité
et de la responsabilité.
Mes remerciements vont aussi aux cadres et au personnel de la Direction des Archives royales pour avoir
porté avec patience le poids du commissariat général de l’exposition, ainsi qu’à tous les membres de la FNM pour
leur précieux travail de suivi et de coordination.
Enfin, je souhaite exprimer ma gratitude à tous les acteurs qui ont contribué, de près ou de loin, à la réussite
de ce rendez-vous, particulièrement les personnes et les établissements détenteurs de patrimoine muséogra-
phique, qui ont bien voulu enrichir la collection exposée en prêtant les œuvres historiques qui leur appartiennent.
Qu’ils veuillent trouver ici l’expression de ma profonde considération.

14 MEHDI QOTBI 15
Président de la Fondation nationale des musées
SOMMAIRE

Un grand moment de civilisation au cœur de l’Occident islamique Y A N N I C K LINTZ 19 LES ALMOHADES OU LA REFONDATION D’UN EMPIRE
AUTOUR D’UN NOUVEAU DOGME RELIGIEUX (VERS 1116–1269) 258
Regard sur le Maroc médiéval B A H I J A S I M O U 23
Les Almohades, entre unitarisme et berbérité (vers 1116 –1269) 260
Introduction à l’exposition C L A I R E D É L É R Y E T B U L L E T U I L L E O N E T T I 26
De la naissance d’un mouvement spirituel à l’émergence d’une dynastie 267
Igiliz Hargha, lieu de naissance du Mahdi Ibn Tumart, et la genèse de l’Empire almohade 268
SUR LES TRACES D’UNE HISTOIRE MÉCONNUE 31
L’extraction et l’utilisation de l’huile d’argan à l’époque médiévale : l’apport des fouilles d’Igiliz 272
Les sources d’étude pour une histoire du Maroc médiéval : une limite ou une chance ? 32 Les écrits de Ibn Tumart 274
Un éclairage sur les sources anciennes 36 Tinmal et la construction de la légitimité mu’minide 281
Les sources textuelles de l’histoire du Maroc médiéval 37 Expansion militaire et vigueur de la foi 291
Trois sommets du XIV e siècle maghrébin : Ibn Battuta, Ibn al-Khatib, Ibn Khaldun 41 Le djihad almohade en al-Andalus. La victoire d’Alarcos (1195) 292
L’archéologie islamique au Maroc, les acquis et les perspectives 44 La fondation de Ribat al-fath, manifestation symbolique de la puissance almohade 306
Le Maroc médiéval : un patrimoine matériel préservé 49 Juifs du Maroc et Juifs d’Espagne : deux destins imbriqués 309
La constitution des premières collections nationales des arts du Maghreb en France 50 Un penseur juif de l’époque almohade 313
La constitution des collections médiévales dans les musées marocains 52 Une main de lecture médiévale à Qsar Seghir 316
La collection du Maroc médiéval de Prosper Ricard et d’Alexandre Delpy au musée du Quai Branly 55 L’art des mosquées et la piété almohade 319
La première « Exposition d’art marocain » présentée au pavillon de Marsan, Contribution à l’étude des mosquées almohades 320
à Paris, du 25 mai au 8 octobre 1917 58 Des maisons sous la grande-mosquée almohade de Séville 327
La constitution des archives des monuments historiques du Maroc 62 Des monuments colorés. Le décor en céramique des minarets de la mosquée al-Kutubiyya de Fès et de la mosquée de la qasba de Marrakech 329
Visions colorées du Maroc, les autochromes du début du XX e siècle 65 Ablutions et jeux d’eau à l’époque almohade 340
Au cœur des trésors chrétiens 71 Entre héritage andalou et rigueur doctrinale 365
« Materiam superabat opus » : œuvres andalouses et maghrébines dans les trésors d’église médiévaux ( XI e – XIV e siècle) 72 Les différents supports de l’idéologie almohade 366
Les coffrets de tabletterie sous les dynasties berbères 79 Le lion : un mythe almohade ? 386
Les tissus de al-Andalus : un peu d’historiographie 83 De al-Andalus au Maghreb : le long voyage des chapiteaux umayyades cordouans 394
Les textiles almoravides des vêtements liturgiques de saint Jean d’Ortega 88 Au son du tambour et du luth : musique berbère et musique andalouse 398
La bannière de Las Huelgas dite de « Las Navas de Tolosa » 98 La langue berbère à l’époque almohade 404
Recettes d’époque almohade 411
LES IDRISSIDES ET LA FONDATION DE FÈS (FIN DU VIIe SIÈCLE – MILIEU DU Xe SIÈCLE) 100
Politique étrangère et présence almohade en Méditerranée 413
De l’Antiquité tardive au Maghreb al-Aqsa : le Maroc idrisside 102
Nouvelles données sur l’occupation de Volubilis à l’époque d’Idris I er 108 LES MÉRINIDES, UNE NOUVELLE DYNASTIE CENTRÉE SUR LA FIGURE DU SOUVERAIN (1269 – 1465) 422
Fès à l’aube du Maghreb al-Aqsa 118
Territoire et identité idrissides : le témoignage des monnaies 132 Les Mérinides : cheminements symboliques et retour à Fès (1269-1465) 424
Un émirat concurrent : les Midrarites de Sidjilmasa 135 Réécrire l’histoire et embellir Fès 431
Reformer le royaume idrisside : Fès et l’historiographie officielle mérinide 432
LES ALMORAVIDES, LE PREMIER EMPIRE ENTRE AFRIQUE ET ESPAGNE (1049–1147) 142 Les palais mérinides dévoilés : le cas d’Aghmat 446
Basculement berbère et naissance d’un art marocain 144 Quand Fès inventait le Mellah 452

Du sud au nord du Sahara : commerce transsaharien et conquêtes 151 Les instruments de la propagande mérinide 457
Sur la piste des marchands transsahariens : la découverte de la caravane de l’Ijafen 154 Des Almohades aux Mérinides : le passage d’un monnayage « dynastique » à un monnayage « religieux » 458
Islamisation et arabisation de l’Afrique de l’Ouest à l’époque almoravide : l’apport de l’archéologie 158 Abu al-Hasan, le sultan calligraphe 464
Aghmat et Marrakech à l’époque almoravide 170 Mesures d’aumône et piété mérinide 470
La notion de frontière à l’époque almoravide : le cas d’Albalat 182 Deux poètes à la cour mérinide : ‘Abd al-‘Aziz al-Malzuzi et Sarah al-Halabiyya 473
La Bu‘inaniya de Fès, perle des madrasas mérinides 474
Un développement urbain et une doctrine religieuse au service du nouveau pouvoir 191 La madrasa al-Djadida de Ceuta 488
Prestige des artisans andalous : le minbar de la mosquée al-Kutubiyya 192 Chella, de la nécropole mérinide au royaume des djinns 502
La Qarawiyyin de Fès : solennité et magnificence d’une mosquée 193
La « mosquée des morts » almoravide de Fès 204 Le rayonnement mérinide 517
L’œuvre des Almoravides à Tlemcen 212 Mérinides et Mamelouks. Le regard inédit de al-‘Umari sur l’expansion mérinide : conquête, commerce et diplomatie 518
Le coran du sultan Abu al-Hasan de Jérusalem 522
Le commerce almoravide en Méditerranée 231 Des ateliers tlemcéniens en terre mérinide : la porte de la madrasa de Chella 526
La Géographie de al-Idrisi à travers des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France 232 Quelques corans maghrébins conservés dans les bibliothèques d’Istanbul 536
Les stèles funéraires d’Almería, marqueurs du commerce et de la circulation des objets en Méditerranée 236
De port en port, le voyage des plats colorés 244 Fin d’une époque et renouveau spirituel 541
Les bannières perdues des sultans mérinides 542
Ibn Khaldun, la mort des Berbères et la peste 548
Un nouveau souffle mystique : al-Djazuli et le Dala’il al-Khayrat 551

glossaire 560
chronologies 564
généalogies des dynasties 568
notes 572
bibliographie 586
Y A N N I C K L I N T Z
Directrice du département des Arts de l’Islam, musée du Louvre

Un grand moment de civilisation l’urba nisation et l’unité territoriale nouvelle, que construisent
au milieu du XIe siècle les Almoravides, sont à l’origine d’un art
au cœur de l’Occident islamique imprégné des exemples andalous et orientaux de l’Égypte fati-
mide ou de la Syrie. Les Almohades, entre le X I I e et le X I I I e siècle,
réalisent sans doute la synthèse la plus intéressante d’une sensi-
bilité autochtone, visible dans une forme de simplicité et d’aus -
térité en rapport avec la réforme religieuse, et une influence
andalouse présente par ses savoir-faire artistiques ou par le goût
propre de certains princes de l’époque, grandis parfois dans le
sud de l’Espagne. Enfin, les Mérinides, grâce à leur prestigieux
programme d’embellissement des villes et de construction de
Qui n’a pas un sentiment de familiarité avec les décors architectu- madrasas, permettent l’accomplissement de cette identité
raux anciens du Maroc, visibles aujourd’hui encore dans les rues culturelle particulière.
de Fès, de Marrakech ou de Rabat ? Le voyageur est sans cesse Ayons aussi présent à l’esprit que cette histoire culturelle et
émerveillé par les zelliges colorés, les stucs et les bois délicate- artistique se déroule dans un environnement méditerranéen aux
ment sculptés, et les calligraphies monumentales qui forment enjeux politiques et culturels particulièrement riches entre le X e et
autant de courbes et d’arabesques légères à l’œil. Peu d’entre le XVe siècle. La rive orientale de la Méditerranée est marquée à
nous semblent capables en revanche de replacer ces productions cette époque par l’affrontement des Francs et des « Arabes », qui
architecturales et artistiques dans un cadre historique précis. voient les Turcs s’affirmer au sein du monde oriental. De l’Égypte
C’est sans doute l’enjeu essentiel de cette exposition, qui veut au Proche-Orient se succèdent ainsi durant cette période les trois
tenter d’accomplir cet autre voyage au Maroc, celui d’une histoire brillants foyers religieux, politiques et culturels que sont les
des dynasties islamiques qui se succèdent entre le Xe et le Fatimides, les Ayyoubides et les Mamelouks. L’Europe chrétienne,
XVe siècle. Ce parcours chronologique nous permet ainsi de mieux au-delà de l’affrontement idéologique et militaire avec les musul-
comprendre l’originalité de la culture du Maghreb médiéval entre mans d’Espagne et du Proche-Orient, intensifie ses échanges
l’Afrique et l’Espagne, dont le Maroc est l’épicentre durant ce commerciaux et artistiques avec l’Afrique et l’Orient. Les villes de
moment exceptionnel d’épanouissement artistique. Ces cinq Pise, Gênes et Venise témoignent de l’activité de ces échanges
siècles d’histoire couvrent une période passionnante du monde méditerranéens qui se reflètent dans la vie artistique et intellec-
islamique, où les pouvoirs politiques et religieux orientaux se mor- tuelle. La vie du géographe al-Idrisi, né à Ceuta au début du
cellent après l’unité omeyyade et abbasside, où l’Espagne arabe XIIe siècle, qui étudie à Cordoue et se met au service du roi nor-
n’est plus le cœur politique, religieux et culturel de l’Occident isla- mand Roger II de Sicile, illustre la réalité de ces échanges.
mique et où l’Afrique du Nord se compose autour de principautés Revenons donc à l’intérieur de notre territoire du Maroc
ou de dynasties puissantes qui font la synthèse d’une culture médiéval et déroulons ici les grands épisodes de ces dynasties
arabe et d’une sensibilité autochtone berbère. Ce revival isla- berbéro-andalouses entre le X e et le X V e siècle.
mique au cœur de l’Afrique du Nord est bien sûr teinté de jeux
d’alliances régionales et tribales complexes et mouvantes, de UNE DYNASTIE ISLAMIQUE ENTRE VOLUBILIS

doctrines religieuses subtiles au service d’une unité territoriale, ET FÈS : LES IDRISSIDES AUTOUR DU Xe SIÈCLE

ou d’une allégeance à tel ou tel califat oriental ou occidental. Ce La première dynastie de cette chronologie est celle des Idrissides,
n’est pas dans cette complexité historique que nous voulons dont l’histoire débute dans la ville antique de Volubilis. Idris I er des-
entraîner le spectateur, même si elle est toujours présente en cend d’Ali, cousin et gendre du Prophète en qualité d’époux de
arrière-plan. Le paysage que nous donnons à voir essentiellement Fatima. Il échappe à la grande tuerie des Alides perpétrée par les
est celui d’une histoire des villes et des monuments qui naissent Abbassides près de La Mekke en 786. Il gagne Tanger, puis Walili
et se transforment au cours de ces cinq siècles. Alors que nous (la Volubilis romaine). Il fait alliance avec certaines tribus locales,
sentons, au début de ce cycle, l’émergence timide d’une affirma- dans l’esprit des Orientaux qui ont trouvé refuge dans cet
tion artistique dans la naissance de Fès et de ses mosquées, Occident islamique en construction, comme la dynastie qui leur 19
est contemporaine des Aghlabides de Kairouan. Proclamé imam, LES ALMOHADES OU UN ART URBAIN menacées. Cet empire rétréci par rapport à celui des Almoravides nous ont ainsi permis de montrer des œuvres inédites du patri-
er
Idris I établit ainsi un pouvoir autonome, indépendant du califat AU SERVICE D ’U N E IDÉOLOGIE RELIGIEUSE et des Almohades, à géométrie encore variable en fonction des moine marocain. Enfin, la Fondation nationale des musées maro-
de Bagdad et de celui de Cordoue. Cette principauté en gestation (MILIEU DU XIIe SIÈCLE – MILIEU DU XIIIe SIÈCLE ) victoires ou des défaites, se construit une identité recentrée en cains et son président Mehdi Qotbi ont démontré leur capacité de
est reprise par son fils Idris II, qui fait de la ville de Fès la capitale de Le second épisode dynastique que connaît un Maghreb unifié du partie sur le territoire marocain actuel. La ville de Fès devient répondre au défi complexe que représente l’organisation d’une
ce premier royaume. La construction de la mosquée al-Qarawiyyin Portugal à Tripoli en Libye et au sud de l’Espagne dure près de la capitale des Mérinides, en référence à la première dynastie isla- telle opération. Au caractère inédit de cette collaboration s’ajoute
dans le quartier des Kairouanais à Fès est le symbole de cette soixante-dix ans. Il est le résultat d’une nouvelle alliance tribale mique des Idrissides. Cette légitimation du pouvoir par la filiation l’extraordinaire prêt par le Maroc d’un patrimoine venant des
nouvelle affirmation politique, religieuse et culturelle au cœur du originaire du Haut Atlas, les Almohades. Cette nouvelle construc- historique s’accompagne d’un important programme de diffusion musées mais aussi des mosquées marocaines et auquel le non-
Maroc en devenir. tion politique et idéologique est sans doute la plus aboutie de de cette nouvelle idéologie. Les madrasas s’affirment progressi- musulman n’a pas accès habituellement. Ces trésors sont
l’Occident islamique médiéval. Régnant entre le milieu du vement comme les vecteurs de ce discours. Elles illustrent aussi, confrontés pour la première fois de leur histoire à des œuvres
L E P R E M I E R E M P I R E E N T R E L ’A F R I Q U E XIIe siècle et le milieu du XIIIe siècle, les Almohades proclament dans leur décor architectural, la nouvelle recherche esthétique exceptionnelles venues d’Espagne, mais aussi de nombreuses
E T L ’E S P A G N E : LES ALMORAVIDES un califat dont le centre est à Marrakech et dont la figure religieuse des artistes mérinides. Dans les décors de façades sur cour alter- institutions européennes, africaines, ou israélienne (manuscrit du
(MILIEU DU XIe SIÈCLE – MILIEU DU XIIe SIÈCLE ) à l’origine de la nouvelle doctrine est Ibn Tumart. Le pouvoir califal nent matériaux et registres variés : d’abord des lambris de zellige, juif Maimonide). Tous ont voulu se mettre au service de ce beau
Le relatif isolement du Maghreb extrême durant cette période repose sur une organisation étatique hiérarchisée et efficace. Les mosaïque de céramique, auxquels succèdent des frises épigra- projet. Qu’ils en soient ici chaleureusement remerciés.
peut expliquer en partie l’émergence au milieu du X I e siècle d’une bâtisseurs politiques qui ont joué un rôle déterminant à la tête de phiques et des panneaux de composition florale en stuc sculpté.
nouvelle dynastie, dont l’origine tribale s’inscrit géographique- ce puissant empire sont Abd al-Mu’min et Ya‘qub al-Mansur. Le bois, mis en œuvre avec une grande maîtrise technique et une
ment entre le fleuve Sénégal et le sud du Maroc actuel. Cette nou- Dotés d’une importante flotte, les Almohades règnent sur un terri- véritable virtuosité dans l’ornementation, constitue le registre
velle dynastie, les Almoravides, s’assure progressivement la toire où se développe une grande activité portuaire, notamment supérieur dans la façade. L’effet chromatique de cette association
maîtrise économique et politique du territoire à partir des routes à Tunis, à Bougie et à Ceuta, ou encore sur l’Atlantique. Les assure un rendu esthétique exceptionnel.
caravanières et des prises des villes de Sidjilmasa et Aghmat. Ils échanges avec l’Occident chrétien, malgré la confrontation mili-
commencent à développer la ville de Marrakech en 1062, qui taire en al-Andalus, sont continus, et les contacts diplomatiques, Montrer au large public du Louvre ce brillant foyer de civilisation
devient capitale en 1070. La vision de ce nouveau pouvoir politique avec Pise ou Gênes par exemple, assurent les conditions néces- islamique au cœur de l’Occident médiéval, dans un destin partagé
est d’une autre dimension. On passe de la conception d’un saires à une activité commerciale de plus en plus florissante. entre l’Afrique et l’Europe, est une vraie nouveauté. L’éclairage
petit État centré sur une ville et une zone d’influence régionale à La force du projet politique et les capacités d’organisation admi- sur l’Occident islamique se focalise en effet souvent sur
l’organisation administrative et idéologique d’un territoire allant nistrative du régime almohade sont propices à de grands l’Andalousie arabe et ses fastes. Le regard culturel sur le Maroc à
des rives du fleuve Sénégal jusqu’à celles de l’Andalousie arabe. programmes d’urbanisation. Dans la capitale Marrakech, une nou- travers les expositions organisées depuis un siècle en France et à
Dans ce sens, c’est là le premier empire du Maroc médiéval. velle cité palatiale, la Qasba, est aménagée. Séville, siège andalou l’étranger s’est ouvert sur des panoramas plus larges du patri-
Désormais se déploie cette puissance économique fondée sur de l’autorité califale almohade, connaît également d’importants moine marocain. Notre approche, à travers cette exposition, est
le troc de l’or et du sel le long des routes caravanières du Sud. Une chantiers dans les espaces palatiaux (le qasr ou Alcázar), et la d’éclairer un moment de civilisation particulièrement méconnu, au
idéologie religieuse originale est constituée, qui s’appuie sur une construction d’une nouvelle grande-mosquée. Ribat al-fath (future cœur de l’Afrique, de l’Europe et de la Méditerranée en plein
doctrine du droit islamique sunnite, le malékisme. Sur le plan Rabat) est la principale fondation urbaine almohade. L’expression Moyen Âge. Plutôt que d’évoquer les croisades en Orient ou la
culturel et artistique, l’influence de l’Andalousie est évidente. La artistique est sans doute un vecteur privilégié de la doctrine almo- Reconquista chrétienne dans la péninsule Ibérique, notre intérêt
culture commune marocaine-andalouse trouve à s’illustrer dans hade. Elle transparaît notamment dans l’édification et la rénova- se concentre sur ces dynasties berbéro-andalouses qui rayonnent
le décor architectural des villes et dans la graphie arabe andalouse tion de nombreuses mosquées. à partir des grandes capitales marocaines.
qui apparaît alors au Maroc. L’Empire almoravide s’impose durant Enfin, la conception de cette exposition est le fruit d’une
près d’un siècle dans ce nouveau monde islamique, cependant LE RETOUR À FÈS DES MÉRINIDES col laboration scientifique et patrimoniale exceptionnelle avec le
que les Turcs seldjoukides entrent à Bagdad en 1055 et combat- E T L A F I N D ’U N C Y C L E (MILIEU DU XIIIe SIÈCLE – Maroc, qui rend ainsi possible cette mise en valeur historique
tent les Francs sur la rive proche-orientale durant la longue période DÉBUT DU XVe SIÈCLE ) et culturelle. Je voudrais citer ici la remarquable mobilisation de
des croisades. La cohésion de l’unité tribale autour du pouvoir almohade s’affai- Bahija Simou, la directrice des Archives royales, co-commissaire
blit progressivement pour aboutir, après la défaite de Las Navas de générale de l’exposition, qui a généreusement offert sa connais-
Tolosa en 1212, à la domination progressive des tribus mérinides. sance d’historienne et son énergie, ainsi que son écoute lors de
Dans une configuration régionale d’un Maghreb désormais divisé nos nombreux dialogues, pour comprendre nos visions com-
en entités tribales autonomes, les Mérinides recentrent leur pou- munes et particulières de cette histoire. Ses collègues marocains
voir et affirment leur légitimité autour d’un territoire restreint dont du comité scientifique ont su révéler la formidable vitalité de la
20 les frontières orientales et septentrionales sont continuellement recherche menée actuellement au Maroc sur cette période et 21
B A H I J A S I M O U
Directrice des Archives royales du Maroc

Regard sur le Maroc médiéval Toute l’histoire du Maroc est empreinte de cette espérance.
Car elle est animée par un principe de sagesse millénaire, celui de
la symbiose entre deux volontés solidaires, celle de l’unité et
celle de la diversité. La première garantit l’intégrité identitaire
de notre pays en préservant et revivifiant la mémoire de nos pères.
La seconde lui assure l’exigence d’ouverture qu’impose la marche
de l’histoire.
Ces deux volontés n’ont cessé de participer à la construction
d’une humanité universelle, inclusive et non exclusive, ouverte à
l’autre et non repliée sur elle-même. C’est cette dynamique, qui
traverse l’histoire du Maroc par-delà les vicissitudes, que l’exposi-
L’histoire ouvre la voie à une meilleure compréhension du tion consacrée au Maroc médiéval s’efforce de cerner et de refléter.
présent. C’est dans cet esprit qu’il convient de comprendre cette Sans doute l’événement permet-il de mieux comprendre les
louable initiative d’une exposition sur « Le Maroc médiéval. Un fondements de l’État marocain, d’apprécier le souffle spirituel,
empire entre l’Afrique et l’Espagne », qui relate le récit d’une voca- culturel et artistique du royaume, et de prendre la mesure de l’irré-
tion, celle de l’attachement indéfectible d’un pays à ses valeurs, ductible originalité d’une époque, de son authenticité et de son
et offre au visiteur de s’immerger dans les profondeurs du Maroc message.
médiéval, vu de la rive septentrionale du bassin méditerranéen. De même, il fait foi de l’intérêt que Sa Majesté le Roi
Sans doute cette exposition permet-elle de passer en revue Mohammed VI accorde au patrimoine médiéval du royaume en
cette période, véritable apogée de l’Occident islamique, du point particulier, et à l’art islamique en général. Dès son accession au
de vue tant historique que scientifique et artistique, et d’appré- trône, Sa Majesté le Roi n’a cessé d’œuvrer à la promotion d’une
hender la genèse d’un État, de suivre son évolution sur quatre vision du monde qui met l’islam du juste milieu en harmonie avec
siècles, et d’apprécier ses fondements, sa permanence et sa civili- le reste du monde et de bâtir une culture fondée sur la générosité,
sation sur plus d’un millénaire. la modération et l’ouverture.
Comment cette permanence eût-elle été possible sans cette C’est cette vision qui a sous-tendu la volonté marocaine d’ou-
force et cet esprit de rassemblement qui animent l’histoire du vrir les richesses de ses bibliothèques les plus anciennes et les
Calligraphie réalisée Maroc, et trouvent déjà dans le Maroc médiéval leurs fondements, trésors de ses musées, et tout particulièrement les portes de
spécialement pour l’exposition
par Abdallah Ouazzani leurs valeurs et leurs aspirations ? Comment eût-elle été conce- la prestigieuse mosquée al-Qarawiyyin, en vue de prêter au musée
Arbre généalogique vable sans l’attachement de tout un peuple – aussi divers fût-il ! – du Louvre des objets hautement chargés de spiritualité, comme
des Chorfas Idrissides à la voie du juste milieu, à la volonté de vivre ensemble, à la le minbar toujours en usage dans cette mosquée, ou encore
papier de type « peau d’éléphant »
45 × 60 cm recherche du progrès et du bien-être matériel et spirituel ? Autant son majestueux lustre-cloche, qui illumine les veillées spirituelles
de formes de sagesse dont le Maroc médiéval, exempt de toute depuis des siècles, et qu’il a fallu déposer et transporter avec soin
Cet arbre généalogique est réalisé sur tentation de fanatisme, donne l’exemple. dans le dédale des ruelles étroites de l’ancienne médina pour
la base d’une documentation historique
relative à l’époque idrisside et avec les En notre période qui, à l’heure de la mondialisation, assiste à l’offrir à l’admiration des visiteurs de l’exposition.
techniques d’enluminures (at-tawriq) bien l’entrée de l’humanité dans une histoire planétaire, où nations et Devant l’inépuisable richesse de ce patrimoine, il a fallu natu-
maîtrisées dans l’art du manuscrit arabe. États sont liés les uns aux autres dans un destin de plus en plus rellement opérer des choix parmi tant d’objets, sur la base de leur
Elles associent la calligraphie, les rosaces,
les miniatures et les dorures, dans des solidaire, il est plus que jamais impératif d’œuvrer à l’instauration portée historique, symbolique et esthétique. De fait, les objets
couleurs d’encres naturelles où dominent d’un équilibre juste et viable entre l’exigence de l’universalité et exposés ne constituent qu’une infime partie de notre patrimoine,
le vert et le jaune, donnant au « document » celle de la diversité. Ces nations et ces États, dans ce contexte, ne sélectionnée pour les besoins de l’exposition.
l’allure d’une véritable œuvre d’art.
L’arbre reconstitue la lignée des Idrissides peuvent désormais s’en tenir à de simples rapports de cohabita- Les bibliothèques marocaines regorgent de manuscrits évo-
et sa descendance du Prophète Sidna tion ou d’émulation. Ils se doivent plutôt d’agir dans un esprit de quant cette période, qui s’est illustrée par une production touchant
Mohammed qui gratifie la dynastie Idrisside solidarité, d’échange et de complémentarité, en tant que compo- à des domaines aussi divers que la théologie, l’astronomie, la méde-
de toute la légitimité d’un pouvoir qui fut
à l’origine de la genèse d’un État marocain santes d’une humanité qui les transcende et dont les valeurs res- cine, l’architecture, la gestion de l’eau, la gastronomie, la musique,
en toute autonomie du califat du Machreq. tent à consolider. le chant, l’élevage des chevaux, la science vétérinaire, etc. 23
BS
Les Archives royales détiennent par ailleurs un important indépendant du califat d’Orient, en définissant sa spécificité poli- tels que Melilla, Sebta, Tanger et Badis. Par ailleurs, des ateliers murs, comme tadellakt, dans l’embellissement d’obélisques,
fonds d’archives se rapportant à l’histoire des relations entre l’État tique et spirituelle. de monnaie furent créés qui frappèrent des dinars et des dirhams d’arcades et de portes, ou encore dans l’ornementation des
marocain et des pays chrétiens, notamment le Saint-Siège, à Arrivés au pouvoir au lendemain de l’avènement de l’Islam au de très bon aloi, d’où la grande diffusion du dinar almoravide margelles de puits et des vasques de fontaines. L’empreinte de
l’époque médiévale. Cette documentation nous rappelle, en parti- Maroc et forts de leur légitimité de descendants du Prophète, les dans tout le bassin ouest de la Méditerranée. Il était de si bonne cette inventivité se retrouve encore dans le tissage, la broderie,
culier, que le pape Grégoire VII prit contact avec le souverain almo- Idrissides parvinrent à propager l’islam parmi les tribus amazighes frappe et d’une teneur en or si élevée que les Castillans s’en inspi- l’orfèvrerie, l’argenterie et l’art du livre. Dans le domaine de la
ravide Youssef Ibn Tachfine (r. 1061-1106) car il avait à cœur de et à consolider leur souveraineté sur le territoire marocain. rèrent pour frapper une monnaie similaire, qu’ils appelèrent manufacture, on vit fleurir le travail du cuir (qui, en gage de cette
garantir aux chrétiens présents dans le Maghreb al-Aqsa la libre Prenant son indépendance vis-à-vis de l’Orient, la nouvelle entité « maravedis ». excellence, allait même prendre le nom du pays : la maroquinerie),
pratique de leur culte, tandis que le pape Honorius III (1216-1227) politique marocaine œuvra à la fondation de sa première cité capi- Cette prospérité économique du Maroc influença l’architecture la dinanderie et la poterie.
institua à Fès le siège épiscopal du diocesis marrochiensis. tale, Fès, et à l’adoption du rite malékite sous le règne de Moulay des villes marocaines, où la grande-mosquée et l’autorité repré- Cette période fut aussi celle d’une abondante production litté-
Cette présence chrétienne au Maroc à l’époque médiévale Idriss II (r. 808-828). sentant le sultan (Qasba) occupaient l’espace central, le tout cerné raire et scientifique, véhiculée par la langue arabe, comme langue
favorisait les échanges commerciaux et les correspondances entre Sous les Almoravides, on assiste à l’édification du Maghreb de tours et de murailles dont les portes sont souvent désignées des sciences, avec le rayonnement d’un grand nombre de lettrés
les souverains almohades et le Saint-Siège. En témoigne le pontifi- al-Aqsa en tant qu’État central ayant Marrakech pour capitale, par le nom de la région vers laquelle elles s’ouvrent. Tout un mode et de savants de renom, parmi lesquels on peut citer Abu al-Qasim
cat d’Innocent IV , qui, en 1246, avait demandé au calife almohade et s’étendant des rives du fleuve Sénégal, au sud, jusqu’à citadin devait alors émerger autour d’établissements et de struc- al-Zahrawi, Ibn Zohr (Avenzoar), Ibn Rushd (Averroès), Errazi, pour
Al-Saïd (r. 1242-1248) de garantir la protection des chrétiens. Le l’Andalousie au nord et au Maghreb central à l’est. Sur toute l’éten- tures urbaines tels que maristan-s (hôpitaux), madrasas, funduq-s, la médecine, Ibn al-Banna pour les mathématiques, al-Bakri, Ibn
nouveau calife Umar al-Murtada (r. 1248-1266) répondit au pape en due de cet espace unifié, le nouvel État poursuivit l’œuvre de fontaines, hammams, ponts, riyad-s, résidences, parcs et jardins. Fatima et al-Idrisi pour la géographie. Il y eut ainsi des découvertes
juin 1250 pour lui exprimer son profond respect et sa grande défé- consolidation et de généralisation du rite malékite et de la doctrine Parallèlement aux itinéraires commerciaux, des itinéraires et des inventions dans les domaines des sciences et techniques,
rence. Innocent IV répondit à son tour au calife, en mars 1251, en asharite, en référence respectivement à l’imam Malik Ibn Anas spirituels se dessinèrent avec l’apparition de nombreux ribat-s tels que l’astronomie, les mathématiques, la médecine, la géogra-
lui adressant une lettre où il lui rendait les expressions de courtoi- (V I I I e siècle) et à Abou al-Hassan al-Ashari (I X e siècle), qui, tous et zawiya-s, où un islam modéré, c’est-à-dire incarné dans la réa- phie et la construction navale.
sie. Ces échanges nous interpellent : comment, en effet, le Maroc deux, prônent un islam du juste milieu (wassatiya), celui de l’équi- lité, émergea peu à peu, sans volonté déclarée d’éradiquer par la Ce rayonnement s’est illustré dans l’impact de la philo sophie
médiéval a-t-il pu entretenir ces rapports avec le Saint-Siège dans libre réfléchi entre le temporel et l’intemporel. violence les coutumes, les idiomes et les cultures en usage alors islamique sur les philosophes du monde occidental chrétien du
un monde alors marqué par les croisades ? La réponse ne peut que De leur côté, les Almohades parvinrent à parachever l’unifi - dans le pays, d’où sa propagation assez rapide sur l’ensemble XIIIe siècle, avec notamment les commentaires de Ibn Rushd, qui
confirmer une autre spécificité de cette région. cation du Maghreb al-Aqsa en y installant un pouvoir central qui du territoire marocain. Très tôt, la tendance à l’incantation et à firent connaître la pensée d’Aristote en Europe. Ces échanges
D’autres documents des Archives royales font état de rela- s’étendait désormais de la mer des Romains (Méditerranée) et la psalmodie soufie s’imposa, donnant lieu à l’implantation de permirent de jeter des ponts entre deux mondes culturels diffé-
tions nouées très tôt dans le domaine commercial entre le Maroc de l’Andalousie au nord jusqu’aux confins du Soudan au sud et plusieurs confréries (turuq) organisées autour de saints patrons rents et de frayer la voie au dialogue entre les deux rives de la
et les cités italiennes, notamment Gênes, Venise et Pise. Les jusqu’à la Tripolitaine à l’est. comme Abou Yaâza Yelnour, Abou Al-Abbas Sebti, Moulay Méditerranée.
mêmes archives renvoient aux échanges entretenus entre les À la fin du règne des Almohades, le champ politique maghré- Abdesslam Ben Machich, Abou al-Hassan Chadili, Mohamed Ben C’est cette même histoire qui est relatée aujourd’hui par cette
Mérinides et la France, comme le montre la lettre du sultan méri- bin se scinda en trois dynasties : celle des Hafsides en Ifriqiya Slimane al-Jazouli, Abou al-Abbas Ahmed Ben Achir et Lalla Aziza exposition, où sont réunis des œuvres et des objets d’une grande
nide Abu Ya‘qub Yusuf adressée au roi de France Philippe III (actuelle Tunisie), celle des Ziyanides à Tlemcen (aujourd’hui en Sekssiouiya, prêchant tous la méditation intérieure, la méfiance importance symbolique, relevant de la vie quotidienne, de l’archi-
(Philippe le Hardi), le remerciant pour l’aide qu’il avait fournie au roi Algérie), et celle des Mérinides au Maghreb al-Aqsa (actuel à l’égard des passions d’ici-bas et la voie de l’amour. tecture, du culte, de la science, des lettres, des arts de la guerre,
de Castille Alphonse X (24 octobre 1282). Maroc). Cette dernière œuvra, à son tour, à la préservation des Le Maroc devint ainsi une terre de rencontre de civilisations et du commerce, de la navigation, etc. Autant d’objets qui illustrent
Puisse l’abondante matière de ce patrimoine stimuler la curio- mêmes fondements du pouvoir au Maroc, appuyés sur le rite un espace d’échanges où se mêlaient et interagissaient plusieurs l’âme d’un peuple et qui sont présentés aujourd’hui dans les
sité des chercheurs et ouvrir de nouveaux horizons de coopération malékite et la doctrine achâarite, qui, alliés à des courants soufis influences, celles de l’Afrique sub-saharienne, des États italiens, espaces prestigieux du Louvre. Cet événement est, de fait, une
scientifique et culturelle avec le département des Arts de l’Islam sunnites, ont formé le socle de l’identité marocaine et sa spécifi- des royaumes espagnols ou encore de l’Égypte des Mamelouks. démonstration des liens ancestraux et permanents qui unissent
du musée du Louvre. cité jusqu’à nos jours. L’acmé atteint en cette période par l’Occident musulman a permis le Maroc et la France.
Il convient de noter ici que cette exposition vient rappeler la Il convient ici de rappeler que durant la majeure partie de la l’intégration des apports culturels arabes, amazighs, juifs, anda- Toute notre gratitude et tous nos remerciements vont en
position géostratégique du Maroc en tant que carrefour de civili - période médiévale, le Maroc occupa une place économique pré- lous et africains, contribuant à l’épanouissement d’une civilisation conséquence à M . Jean-Luc Martinez, président de l’Établisse-
sations, terre de rencontres et de cohabitation, compte tenu de pondérante en jouant le rôle d’intermédiaire commercial entre alimentée par de multiples affluents, et comme telle génératrice ment public du musée du Louvre, pour sa perception du projet, à
son rôle de jonction entre l’Europe et l’Afrique. C’est l’occasion l’Afrique subsaharienne et l’Europe, à une époque où le poids de créativité et d’innovations. notre homologue, M me le professeur Yannick Lintz, pour sa capa-
de procéder à un réexamen et à une réévaluation de ce patrimoine économique se concentrait dans le sud de la Méditerranée. L’art marocain, imprégné d’une spiritualité soufie, y gagna en cité de partage, aux prêteurs, pour leur générosité, et à toutes
médiéval, de croiser les lectures et les angles de vue et de faire L’accroissement des échanges avec le Soudan occidental excellence et en diversité, comme en témoignent les techniques celles et tous ceux qui ont œuvré à l’aboutissement de ce projet.
interagir les connaissances et les savoir-faire. (Afrique de l’Ouest) favorisa l’apparition tout au long des itiné- de construction en pisé, en pierre ou en brique, celle de la pose
Par son ampleur, l’exposition offre une vue panoramique raires commerciaux d’un réseau de cités telles qu’Audaghost, des mosaïques du zellige, celles de la teinte des tuiles et de leur
couvrant une période déterminante de l’histoire du Maroc, au Tombouctou, Sidjilmasa, Aghmat, Marrakech, Salé, Fès, Sebta, alignement, de la gravure sur plâtre et du travail du bois. Cet art
24 cours de laquelle, en effet, s’était formé le nouvel État marocain Cordoue, Séville, et l’installation de comptoirs commerciaux, s’illustre également dans l’usage de teintures traditionnelles des 25
C L A I R E D É L É R Y E T B U L L E T U I L L E O N E T T I
Collaboratrices scientifiques, chargées des collections de l’Occident
islamique, département des Arts de l’Islam, musée du Louvre, Paris

Introduction à l’exposition les fouilles archéologiques menées sur le territoire marocain et Ce qu’il importe de retenir, c’est que le regard porté par les Gozalbes Cravioto et Patrice Cressier dans le domaine de l’histo-
le travail de réflexion et de remise en question historiographique historiens et les historiens de l’art sur le Maghreb al-Aqsa, plus riographie). Il doit être pris en compte afin de permettre de mieux
accompli sur les sources anciennes ont en effet permis de renou- précisément sur les empires berbères almoravide, almohade et comprendre l’image du Maroc médiéval qui est la nôtre aujourd’hui.
veler l’approche de cette époque longtemps lue depuis la rive mérinide, a longtemps été marqué par des partis pris ou des condi-
andalouse. Les acteurs ont également changé : les chercheurs tionnements idéologiques dont on a aujourd’hui encore du mal à E X P O S E R L E M A R O C M É D I É V A L

marocains participent pleinement, aux côtés d’équipes internatio- se défaire. L’art de ces dynasties a en effet été longtemps consi- Depuis l’exposition pionnière qui lui a été consacrée à Paris en
nales, à cette réflexion sur l’histoire de leur propre pays. déré, même sur le sol maghrébin, comme une simple « conti - 1917 juste après l’instauration du protectorat, le Maroc a été
L’exposition, et le catalogue qui la complète, non seulement nuité » ou une importation de celui de al-Andalus, la péninsule l’objet de plusieurs expositions. Si cette première manifestation
retracent l’histoire de ce pays et celle du regard porté sur son Ibérique sous domination islamique. Ce point de vue, soutenu en faisait une place au Maroc médiéval, c’était uniquement à travers
L’exposition qu’organisent le musée du Louvre et la Fondation histoire, mais témoignent de la formation d’une mémoire partagée son temps par Henri Terrasse, inspecteur des Monuments histo- des moulages de décors architecturaux en place. On mesure le
nationale des musées marocains est consacrée à une période par- et présentent les acquis et les enjeux de la recherche actuelle. Ils riques, et partagé par la plupart de ses contemporains espagnols chemin parcouru : depuis, les musées marocains et leurs collec-
ticulièrement féconde de l’histoire du Maghreb, du point de vue s’attachent à montrer, en même temps que les réalisations artis- dont Leopoldo Torres Balbás, soulève un problème méthodolo- tions ont été constitués et des fouilles ont permis la découverte
tant intellectuel qu’artistique. Il s’agit du Maroc médiéval. Les réa- tiques et intellectuelles les plus importantes de cette époque, gique. En effet, les œuvres monumentales, et les chantiers urba- d’un matériel inédit. Une partie de ce patrimoine a été présentée
lisations architecturales et les œuvres de cette époque ont fait les découvertes plus humbles, mais tout aussi révélatrices, des nistiques réalisés en péninsule Ibérique sous ces dynasties à Paris en 1999 lors d’une exposition intitulée « Les Trésors du
l’admiration de voyageurs européens dès le XIXe siècle, et plus fouilles archéologiques menées ces dernières années. berbères, donc en périphérie, ont longtemps été étudiés sans Royaume » et consacrée à l’histoire du Maroc depuis l’époque pré-
encore de nos jours. Elles sont toujours au cœur de la vie quoti- prendre en compte ceux menés au cœur de ces empires et dans historique jusqu’à nos jours. L’exposition que nous avons imagi-
dienne et spirituelle des Marocains. H I S T O I R E D ’U N R E G A R D , M É M O I R E P A R T A G É E leurs capitales en terre africaine. Espérons que les fouilles archéo- née est quant à elle entièrement consacrée au Maroc médiéval.
L’époque que nous présentons débute avec le bouleverse- Le territoire du Maroc actuel correspond, à l’époque médiévale, à logiques récentes effectuées sur le sol marocain contribueront à L’avancée des recherches permet en effet aujourd’hui d’attri-
ment que constitue l’arrivée de l’islam au VIIIe siècle, et s’achève une entité dénommée Maghreb al-Aqsa (« l’Occident le plus rééquilibrer le regard et à poser les données différemment. Une buer précisément certaines productions à telle ou telle époque. La
à la fin du X V e siècle, avec l’entrée du Maghreb et du monde dans éloigné »). Ce toponyme arabe désigne les confins occidentaux autre question à laquelle il est nécessaire de s’atteler est celle de sélection des œuvres a pris ce critère en compte, un critère impor-
la modernité. L’exposition se focalise sur un moment particulier du monde islamique, dont le cœur spirituel est La Mekke. Pour « l’archéologie de réserve » des collections marocaines mais aussi tant au moment où se pose la question de la spécificité de l’art
de cette longue période qui a vu la fondation des grandes capitales le grand voyageur marocain du X I V e siècle Ibn Battuta, le Maghreb européennes. Dans le cadre de la préparation de cette exposition, conçu à l’époque de ces trois dynasties berbères, du point de vue
du Maroc, Fès, Marrakech, Rabat, et le développement d’un art al-Aqsa est « le pays où la pleine lune se lève ». des membres du comité scientifique (Abdallah Fili, Ahmed tant des continuités que des ruptures. Les objets issus de fouilles
raffiné aujourd’hui réinvesti par la modernité. Il s’agit du règne des La consignation écrite des événements et la description Ettahiri, Hassan Limane et Rachid Arharbi, que nous remercions archéologiques sont documentés par le contexte de leur décou-
trois grandes dynasties berbères (amazighes) qui se sont succédé des réalités géographiques de cette région débutent quelques vivement) ont visité les réserves des grands musées marocains, verte. Ceux datés par une inscription ou mentionnés dans des
dans la région entre le milieu du X I e siècle et le milieu du X V e siècle : décennies après l’arrivée de l’Islam. La construction des empires où, avec l’appui des conservateurs, ils ont (re)découvert des sources historiques constituent également d’utiles jalons. C’est le
les Almoravides, les Almohades et enfin les Mérinides. Sous ces s’accompagne de celle de l’écriture de l’histoire sous la plume objets et des décors monumentaux, dont la mémoire et l’identité cas des lustres, des portes de mosquées et des minbars et aussi
trois dynasties, l’Occident du monde islamique, pour la première d’historiographes. Ces derniers sont en effet chargés par les sou- s’étaient parfois perdues. bien sûr des manuscrits. À de rares exceptions près, les manuscrits
fois uni, a été dirigé par un pouvoir berbère. Les trois empires verains d’inscrire leurs pouvoirs dans une lignée prophétique, de Les premières décennies du XXe siècle correspondent à une sélectionnés sont médiévaux afin de rendre compte de la produc-
qu’elles ont créés l’un à la suite de l’autre ont étendu leur rayonne- les rattacher à l’accomplissement d’un destin ou de les placer époque où tout autour de la Méditerranée se développe un intérêt tion intellectuelle de cette époque mais aussi de la culture visuelle
ment du sud du Sahara jusqu’au nord de l’Espagne actuelle, parve- dans une perspective eschatologique. Les historiens actuels doi- particulier pour le patrimoine. Le Maroc participe à cet élan de qui lui est attachée. Des manuscrits très richement enluminés, en
nant à l’est jusqu’à la Libye. Ils se sont tous trois appuyés sur les vent donc faire la part des réalités historiques et de la réécriture modernité patrimoniale savante. Parallèlement au recensement particulier des corans, sont ainsi présentés aux côtés d’œuvres
grandes villes qu’ils ont fondées ou remodelées pour en faire leurs qui en a été faite. Comprendre aujourd’hui l’histoire du Maroc du patrimoine, qu’il fût immobilier ou mobilier, des décrets de dont la mise en page est plus modeste mais le contenu fondateur.
capitales, et qui forment le fil conducteur de l’exposition. La com- médiéval, c’est identifier les étapes de cette construction histo- protection des monuments ont été promulgués. Épigraphistes, C’est le cas par exemple d’un unicum des Règles de la vie mystique
préhension de ce parcours chronologique et géographique est rique et prendre en compte le regard porté sur elle par les histo- codicologues, numismates se sont penchés sur les corpus d’ins- de Abu Bakr b. al-‘Arabi, grand qadi de Séville sous les Almoravides,
éclairée par un préambule : la période idrisside (fin du VIIIe – milieu riens tout au long du XXe siècle. L’enjeu du parcours chronologique criptions, de manuscrits et de monnaies, tandis que les fouilles qui fait écho au développement du soufisme, essentiel à la com-
du X e siècle) et celle des émirats indépendants. La ville de Fès est proposé dans cette exposition est justement de pouvoir suivre archéologiques se sont multipliées. Des musées ont été créés pour préhension du Maghreb médiéval. La plupart de ces manuscrits
en effet fondée par les premiers souverains idrissides, et c’est à cette histoire grâce à l’avancée des recherches historiques, tout abriter les résultats des fouilles, mais aussi celui des collectes exceptionnels ont dû être restaurés. Les liens étroits entre la pro-
cette époque que l’essentiel du territoire du Maroc actuel forme en offrant un cheminement simple au visiteur européen, auquel mobilières lancées par le protectorat français. Sources écrites et duction écrite et le pouvoir central sont également évoqués au
une principauté autonome par rapport à l’Orient. elle est le plus souvent peu familière. Le choix des œuvres rend matérielles d’origine diverse ont ainsi peu à peu été rassemblées travers des plus anciens manuscrits compilant la doctrine de Ibn
L’actualité de la recherche nous incite à voir d’une manière aussi compte de l’histoire de la formation du patrimoine au Maroc, grâce à l’implication d’un certain nombre de chercheurs auxquels Tumart, le fondateur du courant almohade, et d’un coran écrit de
nouvelle cette histoire dont les vestiges sont sublimés par la également abordée dans ce catalogue. Parmi les pièces exposées, ce catalogue rend hommage. L'activité patrimoniale de ce début la main du calife almohade al-Murtada. Toutes les catégories
splendeur de la terre qui modèle les cités, la blancheur des certaines ont été découvertes à l’époque des protectorats français du XXe siècle a fait l’objet d’un regain d’intérêt (soulignons pour d’œuvres ne sont pas datables avec précision, mais les chercheurs
26 mosquées, l’or des manuscrits. Depuis une vingtaine d’années, et espagnol, tandis que d’autres ont été mises au jour récemment. leur qualité les mises en perspective proposées par Enrique progressent, notamment à partir de l’examen des spécificités de 27
certains décors épigraphiques. Plusieurs métaux ont ainsi été placés
dans l’exposition pour tenir compte de l’actualité de la recherche,
comme les célèbres « griffon de Pise » et « lion de Mari-Cha »,
aujourd’hui attribués à la période almoravide. Enfin, les textiles
sélectionnés pour l’exposition s’inscrivent dans une fourchette
de datation relativement précise, telle la grande chasuble de saint
Exupère de Toulouse, coupée dans un tissu almoravide.
Le parcours chronologique que l’exposition et son catalogue
proposent dans l’histoire du Maroc médiéval suit un double fil
conducteur, celui des grandes dynasties à avoir régné et celui des
capitales fondées par elles. La période se caractérise non seule-
ment par la fondation de villes capitales, mais aussi par le double-
ment ou le triplement de leur noyau urbain à la faveur de leur
réinvestissement par les dynasties successives. Le parcours
débute ainsi par la fondation de Fès à l’aube du I X e siècle et se ter-
mine par le retour à cette première capitale orchestré par les sou-
verains mérinides, qui fondent Fès Jdid (« Fès la nouvelle ») et
raniment le souvenir de la dynastie idrisside, dont le premier émir
était le descendant direct du Prophète Muhammad par sa fille.
Chaque dynastie ayant eu à cœur d’embellir les grandes-
mosquées de ses capitales, certains édifices, comme la mosquée
al-Qarawiyyin de Fès, accompagnent le visiteur et le lecteur tout
au long de sa découverte. Celle-ci est jalonnée de chefs-d’œuvre
– lustres de mosquées, minbars (chaires à prêcher pour la prière
du vendredi), portes monumentales – provenant de ces édifices
et très généreusement prêtés par l’ensemble des institutions
marocaines. Plusieurs d’entre eux sont exposés pour la première
fois et ont fait l’objet de restaurations. Près de cinquante autres
institutions européennes, en majorité espagnoles, ont accepté de
prêter des œuvres. L’exposition est enfin émaillée d’hommages
aux chercheurs et aux découvreurs émerveillés du Maroc médié-
val, depuis ceux qui, à la fin du X I X e siècle et au début du X X e siècle,
en ont offert les premières vues en noir et blanc puis en couleur,
jusqu’à Théodore Monod, qui, dans les années 1960, découvrit
l’épave d’une caravane médiévale en plein désert du Sahara. Ces
clichés sont des documents d’archives de première importance,
car ils témoignent de ce qu’était l’état des monuments avant leur
« La plus belle des terres, c’est l’Occident [le Maghreb]
restauration. Dans le discours de l’exposition, clichés et relevés
Et j’en ai la preuve :
permettent par ailleurs de replacer l’architecture dans le paysage
marocain. Cette composante essentielle du Maroc médiéval se La pleine lune s’y observe,
devait d’être présente et de compléter la présentation des chefs- Et vers lui le soleil se rend »
d’œuvre mobiliers, ainsi perçus dans leur environnement.
Ibn Battuta, Voyages, vers 1349
28 impression à partir d’un original de Hassan Massoudy
Les sources d’étude pour une histoire
du Maroc médiéval : une limite ou une chance ?

Un éclairage sur les sources anciennes

Le Maroc médiéval : un patrimoine matériel préservé

Au cœur des trésors chrétiens


Y A N N I C K L I N T Z

C’est pour tenir compte de la particularité de cette politique. Al-Bakri, quant à lui, est contemporain de la chute du
construction historique qu’il nous a semblé important d’ouvrir califat umayyade de Cordoue, et à la fin de sa vie de l’implan -
ce catalogue par un chapitre sur les sources de la connais- tation du pouvoir almoravide qui réunit l’Espagne musulmane
sance, prolégomènes indispensables à la compréhension des au Maroc. Il n’a sans doute jamais quitté l’Espagne et son œuvre
regards croisés que nous avons choisi de mettre en place tout la plus importante reste le Kitab al-Masalik wa-al-Mamalik
au long de l’ouvrage. Nous voulons expliquer le mode d’écri- (« Livre des routes et des royaumes »), rédigé en 1068 et fondé
ture de cette histoire, lequel ne peut pas être linéaire car la sur les récits de voyage des marchands et marins plus anciens
nécessité de procéder à une synthèse rigoureuse n’implique ou de son temps. Son travail est marqué par sa méthode, celle
pas pour autant que l’on lisse des données diverses et parfois avec laquelle il décrit, pour chaque pays, son peuple, ses cou-
contradictoires ou lacunaires au profit d’un récit simple et tumes, son climat et ses principales villes, avec de multiples

Les sources d’étude Tenter de comprendre les ressorts historiques et artistiques


d’une partie du monde entre le XIe et le XVe siècle n’est pas
continu.
Pour mieux comprendre les sources qui multiplient leurs
anecdotes. Parmi cet inventaire systématique se trouve
l’Afrique du Nord, au sein de laquelle il ne distingue pas le

pour une histoire du Maroc chose facile. Quand cette région est située à l’extrême pointe
occidentale de l’Afrique du Nord, ce qui fait qu’elle est souvent
contributions au service de l’histoire du Maroc médiéval, il
convient d’en connaître les grandes figures, lesquelles ont
Maghreb occidental. Cette réalité marocaine, d’où s’organise
le nouveau pouvoir régional, reste donc vague et abstraite pour

médiéval : une limite perçue par les historiens ou les géographes comme un
« Finistère du Maghreb 1 », la difficulté est sans doute plus
construit ces différents points de vue au cours des siècles,
depuis les premiers temps de l’Islam au Maghreb jusqu’aux
un habitant sédentaire de l’Andalousie musulmane. Un autre
exemple de ces points de vue particuliers et parcellaires peut

ou une chance ? grande encore. Cette sorte de « double peine » aurait pu isoler derniers succès bibliographiques qui ont commencé à popula-
riser un intérêt universitaire nouveau pour cet Occident isla-
être évoqué en la personne de al-Idrisi. La Géographie de
al-Idrisi propose, au milieu du siècle, une exploration du
le Maroc de cette contribution à l’histoire universelle, en le XIIe

tenant à l’écart des circuits traditionnels de la transmission mique entre Afrique et Europe. monde par un savant arabe vivant à la cour cosmopolite du roi
et des échanges de documents, d’objets, de témoignages Les nombreux manuscrits arabes des premiers siècles de normand Roger II de Sicile, après avoir été élevé en Espagne et
qui construisent patiemment les strates de l’histoire ici en l’Islam constituent, on le sait, des témoignages précieux pour avoir étudié à Cordoue sous les Almoravides. Son ouvrage est
Occident et là-bas à l’est de la Méditerranée. pénétrer dans cette histoire quasi contemporaine du monde un atlas qui décrit les pays, leurs villes principales, leurs routes
Et pourtant, au moment où nous tentons de faire une syn- islamique. Pour le Maroc, ces sources anciennes [voir p. 44 à 46] et leurs frontières, les mers, les fleuves et les montagnes, de
thèse de ces « siècles d’or » du Maroc, de cette époque où la sont principalement de deux types, celles qui relèvent de la manière très codifiée. Al-Idrisi commente ces cartes en sui-
partie de l’Afrique occidentale qui nous intéresse unit sa desti- littérature de voyage et de la chronique du monde islamique vant des itinéraires, comme le ferait un véritable guide touris-
née au sud de l’Espagne et à l’Afrique subsaharienne, notre et celles qui participent de l’écriture d’un récit officiel voulu par tique. Il livre des informations de toute nature, géographiques
regard d’historien nous invite à faire défiler devant nous les les pouvoirs en place pour légitimer et consolider leur implan- bien sûr, mais également économiques et commerciales, his-
sources d’interprétation de ce passé méconnu. Au fur et à tation et leur influence. Parmi la première catégorie d’auteurs, toriques et religieuses. Il consacre plusieurs pages à l’état du
mesure que nous constituons la liste, le paradoxe est criant. souvent considérés comme des « géographes », on trouve tan- Maroc peu après la chute des Almoravides. On constate ainsi
Les sources sont là, multiples, présentes depuis les comptes tôt des espions propagandistes à la solde d’un pouvoir central, qu’au-delà de l’état qu’il dresse de la situation économique à la
rendus des premiers voyageurs, intellectuels ou autres chroni- tantôt des globe-trotters curieux. Ainsi, le géographe arabe fin de la dynastie almoravide, il méprise le nouveau pouvoir
queurs du monde arabe médiéval jusqu’à ceux des photo- Ibn Hawqal, qui est l’auteur au X e siècle d’un Kitab surat al-ard almohade, ne le nommant que par son slogan idéologique,
graphes, collectionneurs, archéologues du début du siècle (« Livre de la configuration de la terre »), illustre plutôt, au fil de « les unitariens ». Son interprétation des réalités est donc tein-
dernier. Depuis les dernières décennies, ces visions multiples sa « description » des terres qu’il arpente, la vision d’un courti- tée de scepticisme à l’égard du nouveau pouvoir. Enfin, que
sont redécouvertes avec un engouement évident par une nou- san au service du pouvoir califal puissant de son époque, les dire du regard de Ibn Khaldun, souvent considéré comme fon-
velle génération d’historiens, d’archéologues et d’amateurs Fatimides. Profitant de son activité de commerçant, il parcourt damental à la compréhension de ce Maghreb médiéval [voir
d’art et de patrimoine qui posent leurs yeux d’aujourd’hui sur ainsi les territoires en développant les thèses shi‘ites aux- p. 47-50] ? Il est un acteur politique déterminant d’une partie de
32 le Maroc médiéval. quelles le califat fatimide du Caire donne alors une réalisation cette histoire quand il se met au service du sultan mérinide 33
Abu ‘Inan à Fès, au milieu du X I V e siècle. Non seulement il est résultat d’un double mouvement culturel. Le premier se mani- bâtiments s’accompagne des premières études historiques ce dernier musée durant dix-neuf ans. Cette époque voit donc
le témoin, durant plusieurs décennies, des querelles dynas- feste par l’organisation au Maroc, sous le Protectorat, d’une sur ces mêmes monuments menées par le nouvel Institut des se construire un savoir durable sur le Maroc médiéval, percep-
tiques à la cour des Mérinides, mais il séjourne aussi auprès du politique d’inventaire et de protection patrimoniale « à la fran- hautes études marocaines. Parmi les historiens emblématiques tible dans les nombreux ouvrages publiés sur le patrimoine
roi nasride de Grenade, puis auprès des Hafsides entre Bougie çaise », comme l’administration de la III e République a su en de cette époque, on peut citer Henri Terrasse. Ce personnage marocain, mais aussi au travers des collections publiques et
et Tlemcen (Algérie actuelle) avant de revenir à Fès, si bien organiser une en France quelques décennies plus tôt. L’autre est représentatif de ces générations d’historiens qui ont très privées qui se constituent alors. Enfin, le patrimoine marocain
qu’il voit les alliances se faire et se défaire à l’intérieur de l’em- réalité de l’époque est la fascination d’une élite française pour vite porté leur intérêt sur la culture de l’Occident islamique, en profite aussi, en ce début du X X e siècle, des progrès de la pho-
pire des Mérinides. Il accomplit son œuvre littéraire et appro- un pays et un patrimoine teintés d’exotisme « musulman » aux particulier en Afrique du Nord. En 1933, à l’âge de trente-huit tographie, qui inspire nombre de voyageurs en quête d’orienta-
fondit son regard sur le pouvoir et l’histoire en se retirant de la portes de la France métropolitaine, à l’heure où l’orientalisme ans, Terrasse soutenait sa thèse sur l’art hispano-mauresque lisme dans les paysages sahariens ou dans les couleurs et les
vie politique et en s’installant à Tunis puis au Caire. Ce contem- triomphe dans l’Europe entière et où chez les collectionneurs des origines au X I I I e siècle. Peu de temps après, il est nommé arabesques de l’architecture médiévale marocaine [voir p. 71-
porain de Machiavel analyse dans la Muqaddima, son œuvre « d’art musulman » et dans les musées se développent cette chef de service des Monuments historiques du Maroc (1935), 75]. Cette photographie du voyage et de l’exploration artis-
fondamentale, la succession des dynasties comme autant de mode et cet engouement. L’« Exposition d’art marocain » fonctions qu’il assumera jusqu’à son départ du Maroc (1957). tique, ainsi qu’une photographie plus documentaire en rapport
cycles historiques. Il explique la formation du pouvoir dynas- tenue au pavillon de Marsan en 1917 [voir p. 64-67], quatorze ans En 1941, il prend la direction de l’Institut des hautes études avec l’étude patrimoniale des monuments, constituent aujour-
tique par l’esprit de clan d’une confédération de tribus, la cris- après la fameuse exposition organisée par Gaston Migeon sur marocaines, puis, en 1945, il succède à Georges Marçais dans d’hui des sources de connaissance précieuses de lieux qui
tallisation de ce pouvoir par l’accomplissement du fait urbain « l’art musulman » dans ce même lieu 2 , en est bien sûr la mani- la chaire d’archéologie musulmane à la faculté des lettres avaient alors un cachet médiéval et qui ont pu ensuite être
sous la forme de capitales et la fragilisation de cette volonté festation la plus évidente. Là encore, le Maroc constitue un cas et sciences humaines d’Alger, cumulant ainsi les fonctions transformés ou rénovés.
politique et idéologique par l’héritage des successeurs. Cette à part dans le regard porté par les Français sur l’Afrique du de professeur à Alger et à Rabat, de directeur de l’Institut Enfin, le regard sur le Maroc médiéval que nous proposons
grille de lecture peut bien sûr s’appliquer aux trois dynasties Nord. Dès le milieu du X I X e siècle en effet se fait jour un intérêt et d’inspecteur des Monuments historiques du Maroc. Son dans ce catalogue témoigne avec force des préoccupations
qui se succèdent dans le Maroc médiéval. Elle contribue ainsi pour l’histoire des pays dont on envisage la conquête colo- étude architecturale et historique de la mosquée al-Qarawiyyin des historiens et des archéologues d’aujourd’hui, qui se sont
à la compréhension de la naissance et de la chute de ces niale. Il est clair que l’un des buts des militaires français en est aujourd’hui encore une référence pour la connaissance emparés de ces sources anciennes de connaissance pour
régimes. Mais elle reste aussi nécessairement limitée du fait expédition en Algérie, comme Alphonse Delamarre au début de ce bâtiment 3 . renouveler la recherche. Les activités archéologiques menées
de son approche systématique et idéologique. des années 1840, est de retrouver la géographie antique du Dès les débuts du protectorat français au Maroc, la ques- par l’I NSAP au Maroc sur certains sites de l’époque médiévale
La seconde catégorie d’auteurs, témoins proches de cette pays, qui englobait notamment, durant la domination romaine, tion de la « sauvegarde » de l’artisanat se pose également. permettent de mieux comprendre l’apparition et le développe-
histoire, est représentée par les artisans du récit hagio - les provinces de la Maurétanie et de la Numidie. L’action de Celui-ci est considéré comme d’autant plus fragile qu’il est ment du fait urbain qui caractérisent cette période historique.
graphique de la dynastie ou de la légende fondatrice de sa Julien puis de Louis Poinsot, ou de Paul Gauckler et d’Alfred désormais au contact de la puissance coloniale, à l’origine de Les interventions d’archéologie monumentale effectuées sur
légitimité. On pense bien sûr au récit évoquant la geste du Merlin en Tunisie à la fin du X I X e siècle et dans la première moi- changements économiques et sociaux d’envergure. Ainsi, la mosquée de la Qarawiyyin à Fès dans les dernières années
héros almohade Ibn Tumart par son compagnon al-Baydhaq. tié du X X e siècle, témoigne de cette même quête de l’Antique l’enquête sur les industries marocaines ordonnée en 1913 par ont pu faire émerger une chronologie nouvelle des débuts de la
L’exemple le plus évident pour notre sujet est aussi le récit sur les traces des occupations puniques et romaines. Au Lyautey inaugure une politique dont le but est de rénover, res- ville de Fès. Plus largement, les travaux récents de nombreux
légendaire de la refondation du royaume idrisside tel que le Maroc en revanche, l’intérêt patrimonial des Français n’est pas susciter, revitaliser les « arts indigènes », selon les mots du historiens français, espagnols et marocains mettent progressi-
construit la propagande mérinide [voir p. 432-435] et tel qu’on dirigé exclusivement vers la recherche des traces de la grande résident général. Les traces matérielles des arts indigènes, vement en valeur ce pan de l’histoire de l’Occident islamique,
le lit par exemple dans le Rawd al-Qirtas de Ibn Abi Zar‘. Cette période antique. Dans ce Maghreb extrême peu touché par la dont l’appellation témoigne de ce rapport d’altérité, sont col- longtemps laissé dans l’ombre au profit de l’époque souvent
obsession de légitimation mérinide se retrouve dans les romanisation, les Français sont attirés d’abord par l’originalité lectées, triées et inventoriées dans des musées. En 1915 se jugée plus prestigieuse de l’Andalousie umayyade. Ces
légendes monétaires qui évoquent des formules relevant du des anciennes villes impériales. Cette admiration que ressen- tient la première exposition franco-marocaine à Casablanca. recherches, qui s’appuient autant sur de nouveaux témoi-
registre soufi populaire à l’époque et dont les Mérinides veu- tent très vite les responsables français, à commencer par Le contraste entre les objets nouveaux et anciens, dont le gnages matériels que sur une analyse renouvelée des sources
lent ainsi tirer parti. Ces récits et ces discours de propagande Lyautey lui-même, se porte en réalité autant sur les monu- mauvais état de conservation est visible, va déterminer la poli- textuelles, contribuent ainsi à structurer et enrichir le discours
constituent aussi des sources écrites quasi archivistiques ments que sur la tradition artisanale originale que ces derniers tique de rénovation de l’artisanat et la constitution de collec- historique et artistique de ce foyer de culture islamique au
permettant d’analyser ces régimes à partir de la façon dont révèlent et qui s’est maintenue dans les quartiers anciens de tions d’objets anciens [voir p. 56-57 et 61]. À cette fin, les musées cœur de l’Occident médiéval.
s’est constitué leur roman national. Fès, de Rabat ou de Marrakech. Alors que la République fran- de Rabat et de Fès sont créés, les objets collectés devant ser-
Une seconde période déterminante pour la connaissance çaise légifère en ce début du XXe siècle sur la protection des vir de modèles aux artisans. Parallèlement, deux Inspections
du Maroc médiéval est la première moitié du X X e siècle. C’est monuments historiques, Lyautey prend la décision, à peine la des arts indigènes sont créées à Rabat et à Fès, cette dernière
une époque où se constitue en France et au Maroc une énorme loi votée en 1913, de classer une partie de la médina de Fès. étant confiée à Prosper Ricard, puis à Marcel Vicaire, respon-
documentation matérielle et photographique sur ces années Une Inspection des beaux-arts et des monuments historiques sable du musée des Oudaïa à Rabat à partir de 1923, puis du
34 que l’on appelle alors « l’âge d’or ». Ce phénomène est le est créée, dont le travail de conservation et de restauration des musée du Batha à Fès en 1924. Vicaire resta conservateur de 35
Un éclairage sur
les sources anciennes
Les bibliothèques marocaines et européennes
conservent de nombreux manuscrits composés
au Moyen Âge. La production littéraire
est variée et remarquablement abondante.
L’historien du Maroc médiéval doit se livrer
à un patient travail de confron tation pour
parvenir à retracer objectivement le cours
des événements à partir de ces sources, ce
à quoi œuvrent les chercheurs depuis plusieurs
années. Leur approche est complétée par
le développement récent de l’archéologie
médiévale sur le sol marocain, qui vient enrichir
considérablement notre lecture du passé.

37
Vue de l’intérieur de la mosquée al-Qarawiyyin à Fès
Y A S S I R B E N H I M A

tradition lettrée andalouse. Le moment almohade représente du temps et par l’adversité politique, continua à alimenter par une absence de tradition historiographique locale. Alors

UN ÉCLAIRAGE SUR LES SOURCES ANCIENNES


pour l’historiographie du Maroc médiéval une phase de rupture : les pouvoirs de Marrakech et du Sous, qu’ils soient dépositaires que l’islam est tiraillé par ses antagonismes internes, les héré -
l’émergence d’un empire gouvernant les hommes et les territoires de l’héritage almohade, comme les Hintata, ou, à l’instar des sio graphes nous fournissent des données fort disparates sur
d’une manière centralisée et hiérarchisée s’est traduite par une Saadiens au XVIe siècle, porteurs d’un nouveau projet de réforme un Maroc dominé par l’hétérodoxie.
production historique intense. Pour les Almohades, l’histoire religieuse et politique puisant à la source de l’idéologie L’entité politique qui retient au premier chef l’attention des
était en effet un support essentiel de l’effort de légitimation ; almohade. auteurs orientaux, essentiellement des shi‘ites, est le pouvoir
elle marque leur inscription dans une temporalité eschatologique idrisside. C’est le cas de al-Nawfali (m. vers 870), de al-Ya‘qubi
où l’avènement du Mahdi Ibn Tumart annonce le début d’un Dans l’historiographie arabe forgée dans la sphère du califat (m. 891) ou du Yéménite zaydite Ibn Sahl al-Razi (premier quart
nouveau cycle de l’histoire de l’islam. Une nouvelle vision abbasside, le Maghreb occidental occupe une place très du X e siècle). Ce sont ces textes qui serviront plus tard aux auteurs
Les sources textuelles de du monde s’impose avec les Almohades, qui place désormais le marginale. Échappant à l’emprise directe du califat depuis la andalous et maghrébins tels al-Bakri (m. 1094), Ibn ‘Idhari (écrit
l’histoire du Maroc médiéval Maghreb extrême au centre du califat le plus puissant du moment, révolte berbère de 740, terre d’accueil des courants doctrinaux en 1312), Ibn Abi Zar‘ [cat. 260], et Ibn Khaldun (m. 1406) [cat. 331
Pour écrire, aujourd’hui, l’histoire du Maroc médiéval, face aux califats moribonds des Fatimides et des Abbassides. schismatiques – kharidjisme sufrite, mu‘tazilisme, shi‘isme et 332], lorsqu’ils s’attelleront à la réécriture de l’histoire idrisside
l’on doit d’emblée s’accommoder d’une absence, celle de la La production historiographique favorable au pouvoir se multiplie, zaydite –, ce qui allait devenir le Maroc n’était qu’une terre
documentation archivistique qui offre ailleurs, dans l’Occident comme d’ailleurs les écrits qui lui sont hostiles : jamais le lointaine suscitant peu l’intérêt des Orientaux. Il suffit pour
latin par exemple, un matériau riche et abondant. Non que Maghreb n’a suscité autant d’intérêt en Orient avant l’avènement s’en convaincre de parcourir les rares lignes que lui consacrent
la pratique de l’écrit documentaire ait été inconnue pour tout ce d’une dynastie sinon crainte, du moins suscitant la curiosité. les premiers chroniqueurs abbassides, à l’instar de Khalifa
qui touchait au fonctionnement du pouvoir et de la société, mais L’époque mérinide s’inscrit dans le prolongement de cette b. Khayyat (m. 854), auteur des plus anciennes annales conser -
les usages scripturaires ne s’accompagnaient pas d’une forte dynamique ; la dynastie zénète, dépourvue de projet de réforme vées de l’histoire de l’islam. Ainsi, l’histoire des conquêtes
tradition de conservation. Faire l’histoire par l’archive est ainsi, comparable à ceux de ses prédécesseurs, fait de l’historio - arabes de l’extrémité occidentale du Maghreb n’est mentionnée
pour l’historien du Maroc médiéval, un acte d’exception, le plus graphie un outil pour véhiculer une image positive du pouvoir qu’incidemment par les compilateurs du I X e siècle, eux-mêmes
souvent tributaire de la conservation accidentelle de tel ou tel en commençant par solder le passé à travers une entreprise tributaires de la transmission de matériaux narratifs divers,
document (lettres de chancellerie ou traités diplomatiques) de réécriture et de désalmohadisation. Mais cette nouvelle les akhbar-s 2 , d’abord relayés oralement puis progressivement
dans les fonds d’archives européens. historiographie est loin d’être uniforme : deux courants diver- consignés par écrit. Le caractère générique de ces mentions,
C’est pourquoi la production historique repose principalement gents y témoignent de deux approches différentes de l’histoire. noyées dans le flou des premières représentations géographiques
sur l’exploitation des textes narratifs, des textes qui, du fait Le premier, établi à Fès et agissant dans le sillage de la cour du pays 3 , ne laisse guère entrevoir les éléments factuels du
de leur diversité, opposent toutefois leur prisme déformant mérinide, inscrit l’histoire de la nouvelle dynastie dans le temps déroulement de la conquête militaire. Si les auteurs orientaux,
à l’intelligibilité des faits historiques et appellent un travail long d’une cité pétrie de la baraka de ses fondateurs idrissides. irakiens – Baladhuri (m. vers 892), Tabari (m. 923) – ou égyptiens –
de contextualisation ; une archéologie du savoir historique La conception de l’histoire dynastique du Maroc comme un Ibn ‘Abd al-Hakam (m. 871) –, sont peu diserts sur le sujet de la
qui s’avère indispensable pour que l’on puisse en apprécier cycle continu, qui commence avec les Idrissides et aboutit aux conquête islamique du Maroc, la tradition ifriqiyenne du X I e siècle
le potentiel et en définir les limites. Mérinides, préfigure les constructions historiographiques – Pseudo al-Raqiq, al-Maliki (m. 1081) – apporte une narration
Avant de parcourir la particularité des corpus disponibles récentes, qui ramènent à tort la constellation d’entités idrissides plus étoffée, bâtie autour de la figure de ‘Uqba, parangon d’un
au fil du temps, examinons brièvement les modalités de l’appa - au niveau d’un pouvoir central semblable à celui des empires Maghreb sanctifié par l’islam. Une dernière strate de l’écriture
rition, au Maroc médiéval, d’une culture historique s’exprimant postérieurs. Alors que Fès vit au temps du passé idrisside et de cette histoire de la conquête est celle des sources locales,
par le truchement d’une historiographie officielle. En effet, les du présent mérinide, Marrakech, où s’épanouit une mémoire généralement d’époque mérinide. La plus importante d’entre
premiers pouvoirs politiques à avoir cohabité sur le sol marocain historique concurrente, reste ancrée dans la temporalité elles, le Kitab al-Ansab de Ibn ‘Abd al-Halim (début du X I V e siècle),
après la fin du califat umayyade de Damas n’ont pas élaboré almohade. Ibn ‘Idhari, quoique écrivant au début du XIVe siècle, témoigne du développement d’une mémoire locale de l’islami -
de tradition historiographique propre. Même les Almoravides, qui interrompt son récit de l’histoire du Maghreb et de al-Andalus sation. Elle insiste sur la primauté (sabiqa) de la conversion
formèrent le premier empire berbère, n’ont pas laissé d’indices à la chute des Almohades, qu’il considère comme une fin de des Berbères, qu’elle inscrit dans les temps immémoriaux de la
sur l’existence d’une historiographie officielle relayant l’idéologie l’histoire 1 . D’autres ouvrages écrits à la gloire des Berbères Prophétie. Le luxe de détails qu’elle fournit sur les déplacements
du pouvoir. Le principal chroniqueur de la dynastie, Ibn al-Sayrafi (surtout Masmuda, confédération dont sont issus les Almohades) de ‘Uqba, par exemple, a pour effet de donner une implantation
(m. 1162 ou 1174), dont l’œuvre est connue grâce aux nombreux poursuivent sur le mode de la généalogie et de l’écriture des locale, imprégnée par la légende, au récit de conquête.
passages conservés par les compilateurs tardifs, écrit après origines le long travail d’ethnogenèse entrepris à l’époque L’histoire des premiers siècles du Maroc islamique se passe
38 la chute des Almoravides et semble plutôt s’inscrire dans une almohade. Cette mémoire méridionale, malmenée par les avatars donc dans l’indifférence des auteurs orientaux et se caractérise
fig. 1
Détail d’une page enluminée de l’index d’un manuscrit de L’Offrant du Muwatta’ de Ibn Tumart [cat. 156]
G A B R I E L M A R T I N E Z - G R O S

et à l’établissement d’une vulgate historique portant notamment le plus connu, mais l’empreinte de textes perdus, à l’image après La Mekke et le pèlerinage, sur la côte orientale de l’Afrique,

UN ÉCLAIRAGE SUR LES SOURCES ANCIENNES


sur la fondation de Fès. des écrits de al-Yasa‘ Ibn Hazm (m. 1179), est encore décelable. puis en Anatolie, dans les steppes russe et kazakhe, en Asie
Au X e siècle, alors que le Maroc est au centre d’un choc Loin des sphères du pouvoir, la période almohade a vu naître centrale, en Inde, aux Maldives, peut-être à Java et en Chine,
impérial entre Fatimides et Umayyades, les historiographies et se développer un riche corpus hagiographique, reflet de de nouveau en Inde du Sud. À son retour au Maroc, en 1349,
officielles des deux califats rivaux nous renseignent avec la diffusion du soufisme. Ces sources profondément enracinées une dernière marche le conduisit en al-Andalus puis au Mali.
parcimonie sur leurs interventions militaires ou sur leurs alliés dans le quotidien des villes et des campagnes, à l’instar du Cette énumération fait sans conteste de Ibn Battuta, qu’il ait
au Maroc. Les textes perdus des auteurs pro-umayyades formidable texte de al-Tadili (écrit en 1220), le Tashawwuf ou non visité la Chine et une partie de l’Asie du Sud-Est comme
– al-Razi (m. 955), al-Warraq (m. 973) et ‘Arib (m. vers 980) – ont ila ridjal al-tasawwuf (« La quête des hommes du soufisme ») il le prétend, le plus grand voyageur médiéval avec Marco Polo,
alimenté des chroniques plus tardives, à l’instar du Muqtabis [cat. 214], constituent un témoignage inédit sur la vie quotidienne auquel il n’est pas inutile de le comparer. L’un et l’autre voyageur
de Ibn Hayyan (m. 1076) ou des compilations du X I V e siècle. et les mentalités. Cette tradition hagiographique marocaine, Trois sommets du X I V e siècle maghrébin : n’en sont pas, en fait. Ils ne font pas du voyage leur objet, ils ont
Du côté fatimide, il existe une historiographie moins connue, incontestablement la plus abondante pour l’Occident musulman, Ibn Battuta, Ibn al-Khatib, Ibn Khaldun un but. Marco Polo vise la Chine, où il passe dix-sept ans. Ibn
représentée surtout par l’œuvre du qadi al-Nu’man (m. 974). se prolonge jusqu’à l’époque précoloniale. Quand l’Europe s’enquit au XIXe siècle de la culture et de l’histoire Battuta réside cinq ans à La Mekke, mais passe la moitié du
L’époque almoravide voit l’émergence d’un pouvoir central L’historiographie mérinide, la seule à avoir fait l’objet de cet Islam arabe que le monde ottoman et son tropisme persan temps de son périple de vingt-quatre ans (1325-1349) en Inde.
basé à Marrakech et fondé sur l’attachement à l’orthodoxie d’une étude systématique 5 , a profondément marqué l’écriture avaient longtemps occultées, elle n’en découvrit pas toujours Il entreprend sans doute au départ ce voyage d’études en Orient,
malikite 4 . Si elle n’a pas connu d’historiographie officielle, cette des phases médiévales du roman national. À l’image du Rawd d’emblée les auteurs de l’époque abbasside, que l’on devait plus avant de prendre conscience de son erreur : Bagdad, Basra et
période a été propice à la constitution d’un réseau de docteurs al-qirtas de Ibn Abi Zar‘ (1326), cette historiographie inscrit tard élever au rang de « classiques ». Pour les lettrés arabes même Damas, depuis les Mongols, sont en ruine ou réduites à
soucieux de reproduire leur mémoire collective. C’est d’ailleurs le moment mérinide dans une continuité politique remontant eux-mêmes, ces temps et ces œuvres étaient si lointains qu’ils la condition de chefs-lieux de province. Ce n’est pas là qu’il peut
sous le règne almoravide que le qadi ‘Iyad (m. 1149) composa aux Idrissides. Les nombreuses sources d’époque mérinide sont y accédaient souvent par le truchement de vastes compilations acquérir le prestige qui lui donnera accès à son retour au milieu
le premier recueil biographique écrit par un auteur marocain. d’ailleurs caractérisées par une variété de genres : la chronique plus récentes, pieusement conservatrices d’un passé dont on lettré marocain, où règne cette élite andalouse dont il n’est pas
Le Tartib al-madarik, qui célèbre les différentes générations y côtoie l’histoire urbaine louant les vertus (fada’il) des villes, craignait la perte après les terribles épreuves qu’avait subies issu. En revanche, en Inde, terre de conquête et de colonisation
du malikisme, est la plus ancienne source dont nous disposions Fès en premier, et la biographie des souverains se mêle aux récits l’Islam à la fin du Moyen Âge, en particulier les exterminations islamique récentes, où le sabre est turc et l’administration
sur l’activité intellectuelle et juridique dans le Maghreb extrême. des expéditions militaires. L’histoire se décline aussi en vers, mongoles, les destructions de Tamerlan, les pestes. L’énorme persane, on a besoin de savants arabes capables d’imprimer
Le caractère central, déjà souligné, du moment almohade à travers le poème didactique (‘urdjuza), et s’écrit aussi en arabe littérature mamelouke d’Égypte et de Syrie ( X I V e - X V e siècles) guida au sultanat le cachet de l’Islam originel, voire seul authentique
dans l’émergence d’une historiographie marocaine transparaît dialectal, dans la Mal‘aba de al-Zarhuni (milieu du XIVe siècle), les premiers spécialistes occidentaux de l’histoire de l’Orient. aux yeux des musulmans du Sous-Continent.
dans la présence d’une documentation relativement importante. qui retrace l’histoire du sultan Abu al-Hasan. Mais au-delà L’encyclopédie de al-Maqqari, composée au début du XVIIe siècle Voilà donc deux différences majeures avec Marco Polo : le
Celle-ci est d’abord narrative, représentée par plusieurs textes de l’histoire officielle, notre connaissance de la période doit pour des Orientaux curieux de l’héritage andalou et inquiets Vénitien sort résolument de la chrétienté, tandis que Ibn Battuta
écrits à l’instigation du pouvoir : parmi les plus marquants, le beaucoup à l’œuvre de deux auteurs exceptionnels, Ibn al-Khatib de sa disparition, joua le même rôle pour l’histoire de l’Occident ne quitte jamais le territoire de l’Islam ; Marco Polo, qui dicte ses
récit par al-Baydhaq de la geste de Ibn Tumart [cat. 250] ; ce texte (m. 1374-1375), polygraphe grenadin et vizir nasride qui nous musulman 1 . C’est aussi en partie le rôle d’éclaireurs que l’on souvenirs à Rusticien de Pise, ne prétend pas au rang de clerc
fondamental sur les débuts des Almohades est écrit dans une a légué des descriptions remarquables souvent oubliées par assigna au départ à nos trois éminents auteurs du XIVe siècle, ou de lettré, alors que Ibn Battuta ne cesse d’y aspirer. À son
langue qui mêle l’arabe littéral à des dialectalismes (en arabe les historiens occidentaux, et bien sûr Ibn Khaldun (m. 1406). avant de mesurer toute leur importance. De Ibn Khaldun, on confia retour, Abu ‘Inan met à sa disposition un secrétaire andalou pour
et en berbère). Empreint d’un discours eschatologique, il a une Sans cesse enrichi par de nouvelles découvertes de d’abord, en 1847, au baron de Slane, interprète général de l’armée transcrire son voyage et l’oblige à en accomplir la dernière partie,
tonalité messianique manifeste. Dans un registre différent, manuscrits et par l’évolution des approches, l’apport des textes d’Afrique, la traduction des deux tomes de son histoire universelle en Espagne et en Afrique, car il veut se prévaloir sans conteste
le « Don de l’imama aux persécutés » (al-Mann bi-l-imama) arabes à la connaissance de l’histoire du Maroc médiéval est consacrés au Maghreb, dans le but de mieux connaître les tribus de compter parmi ses sujets le plus grand voyageur du monde.
de Ibn Sahib al-Sala (m. 1197-1198), partiellement conservé, fondamental. Les sources disponibles sont loin d’avoir livré récemment soumises de l’Algérie – et avant de prendre pleine Ibn al-Khatib fut reconnu avant d’être connu. Comme d’autres,
célèbre l’histoire des trois premiers califes almohades. Le tous leurs secrets, mais leur étude philologique gagne à être conscience des géniales conceptions du premier volume de ses poèmes ornent les murs de l’Alhambra [fig. 1]. Ils y furent
discours laudatif des sources officielles est contrebalancé par confrontée à d’autres corpus, épigraphique, numismatique l’œuvre, la Muqaddima. Ibn al-Khatib fut célébré au moins autant, déchiffrés et (laborieusement) traduits en espagnol dès la fin
un ensemble d’écrits produits par plusieurs auteurs maghrébins et archéologique. au XIXe siècle, pour avoir recueilli les traces des antiquités de du X V I e siècle par l’interprète morisque de Philippe II , Alonso
ou andalous expatriés en Orient ; ces derniers participent à Grenade que pour ses poèmes. Chez Ibn Battuta enfin, traduit dès del Castillo. C’est au X I X e siècle seulement qu’on sut les attribuer
la diffusion d’un récit différent de l’histoire almohade, détaché 1853-1858, plus qu’une œuvre ou un itinéraire sans autre exemple, à Lisan al-din b. al-Khatib, le plus grand poète grenadin et proba -
de l’idéologie officielle, sinon hostile à son endroit, et dans lequel on chercha d’utiles informations sur les vastes terres ignorées blement l’un des derniers des grands poètes de langue arabe
les compilateurs orientaux tels Ibn al-Athir (m. 1233), Ibn Khallikan de l’histoire islamique, en particulier l’Inde du sultanat de Delhi 2 . avant la « Renaissance » (Nahda) du X I X e siècle. Ibn al-Khatib
(m. 1282) ou al-Nuwayri (m. 1333) puisent leurs matériaux. Ibn Battuta [voir p. 29] naquit le premier – en 1304 à Tanger. était né en 1313 à Loja, d’une vieille famille arabe établie dans
40 Le texte du Mu‘djib al-Murrakushi (écrit en 1224) en est l’exemple C’est en 1326 qu’il engagea l’immense voyage qui devait le mener, la Péninsule. Son père, qui servait les rois de Grenade, le fit tôt 41
entrer dans la chancellerie du royaume, où sa virtuosité littéraire On ne saurait mieux introduire Ibn Khaldun [cat. 331 et 332], aussitôt qu’elle y est traduite par fragments. Ibn Khaldun est
étourdissante, dans la versification comme dans la prose rimée, l’homme qui pensa et écrivit en effet ce que nul n’avait porté aux nues par l’Europe impériale et coloniale et par les plus
lui valut un avancement rapide. Il devint vizir en 1349, lorsque probablement jamais pensé ni écrit avant lui. Ibn Khaldun est grands historiens du X X e siècle. Mais l’entreprise de Ibn Khaldun
son maître Ibn Djayyab mourut de la peste. En 1354, le nouveau le plus grand historien du Moyen Âge, et l’un des très rares esprits est probablement plus neuve encore qu’on ne l’a jamais pensé.
roi Muhammad V le confirma à ce poste. Il suivit le souverain de l’époque médiévale islamique – le seul peut-être – dont la Sa base est en effet une pesée de l’économie des sociétés
renversé dans son exil à Fès entre 1359 et 1362, et rentra avec lui. pensée reste pertinente dans notre monde contemporain. Il est anciennes. Comment créer de la richesse dans les sociétés
En 1363, il accueillit Ibn Khaldun qui songeait à s’établir à Grenade né à Tunis en 1332 dans une vieille et illustre famille andalouse. agraires établies depuis la fin du Néolithique, et dont les progrès
et conduisit une ambassade auprès du roi de Castille Pierre Le grand-père de Ibn Khaldun gère les finances de l’État hafside, économiques spontanés sont à peu près nuls à vue humaine ?
le Cruel à Séville. Mais le jeune Ibn Khaldun – il avait vingt ans son père est juriste et enseignant. Ibn Khaldun est élevé dans Ibn Khaldun nomme « sédentaire » ce monde densément
de moins que Ibn al-Khatib – était décidément trop brillant. un milieu privilégié qui lui assure une éducation soignée mais peuplé, hautement productif, mais désarmé, soumis à l’impôt et
Ibn al-Khatib contribua à l’évincer. Quelques années plus tard, courte : en 1348, la peste s’abat sur Tunis et tue son père et dépourvu de solidarités, que tout pouvoir juge aussi dangereuses
le vizir, incapable de faire face aux intrigues de ses ennemis dix des seize maîtres qu’il cite dans le récit qu’il fait de sa vie. que les armes. Faute de la trouver chez ses sujets, auxquels
– au premier rang desquels son élève et subordonné Ibn Zamrak –, La peste sera sa compagne la plus fidèle : elle dévaste Le Caire il l’interdit, l’État va donc quérir la violence dont il a besoin dans
s’exila à son tour au Maroc (1371). Il y acheta des terres, collecta au moment où il y rend l’âme dans la première décennie du les périphéries tribales qui lui échappent, où l’homme est rare,
des manuscrits, écrivit. Le destin le rattrapa en 1374. Un coup XVe siècle. Sans doute sa théorie de l’histoire doit-elle beaucoup pauvre, mais libre, armé et surtout solidaire de sa famille, de
d’État à Fès y mit au pouvoir des partisans du roi de Grenade à l’épidémie, qui vide le vieux centre de l’Islam, déjà affaibli par son clan, de sa tribu dont dépendent sa sécurité et sa survie.
Muhammad V, qui réclamait depuis plusieurs années qu’on lui les destructions mongoles et la réduction des terroirs sédentaires Ces noyaux ethniques tribaux sont alors naturellement appelés
livrât son ancien vizir, accusé d’impiété et d’hérésie. Ibn al-Khatib sous la poussée des nomades. Sans population dense, sans au pouvoir. Par définition, nous dit donc Ibn Khaldun, tout pouvoir
fut arrêté, traduit devant une cour spéciale où Ibn Zamrak servit forces productives, il n’est pas d’État ni de civilisation. d’État, dans ce système impérial, est étranger aux masses pro -
de procureur. Le prestige littéraire de l’accusé, l’appui de En 1350, à l’âge de dix-huit ans, il entre à Fès au service du ductrices qu’il domine et qu’il protège. C’est en effet le cas des
quelques amis lettrés – dont Ibn Khaldun – retinrent sans roi le plus puissant du Maghreb, Abu ‘Inan, qui lui confie le soin conquérants arabes du I er siècle dans l’immensité des terres qu’ils
doute le tribunal de le condamner. Mais avec la complicité des d’apposer sa signature au bas des actes officiels. Vingt-cinq occupent, comme des « Slaves » des armées et de la domesticité
autorités de Fès, une meute soudoyée donna l’assaut à la prison. années s’écoulent, au cours desquelles Ibn Khaldun sert du calife à Cordoue au X e siècle, comme des dynasties berbères
Ibn al-Khatib fut étranglé, son corps brûlé. les souverains du Maghreb dans les plus hautes fonctions de en al-Andalus aux X I I e - X I I I e siècles, comme des tribus arabes
Il laissait plusieurs dizaines d’œuvres et d’opuscules. Ce sont l’administration civile, avant de se retirer brutalement, en 1375, qui fournissent en guerriers les dynasties berbères du Maghreb
surtout ses compilations historiques, très analogues à celles dans une solitude studieuse où il écrit en moins de quatre ans au temps de Ibn Khaldun. Mais on retrouverait les mêmes traits
que l’on écrivait au même moment au Caire, qui attirèrent une histoire universelle, qu’il intitule Kitab al-‘Ibar – le « Livre dans l’Égypte des Mamelouks ou dans l’Inde des Moghols :
les érudits du XIXe siècle. Francisco Simonet en tira dès 1861 des exemples » [cat. 331]. D’un seul coup, et parce qu’il a quitté la force des armes, et donc le pouvoir, sont toujours étrangers.
une « Description du royaume de Grenade sous les Nasrides ». le pouvoir sans intention d’y jamais revenir, les lois du pouvoir L’infinie faiblesse de la société sédentaire finit par s’imposer
Ses contemporains furent au contraire sensibles au raffinement lui sont apparues comme une révélation. Il passera le reste de avec le temps. De génération en génération, les descendants
de son écriture. Ibn Khaldun lui reconnaissait une indiscutable sa vie à enseigner cette « nouvelle science » de la « civilisation » des guerriers conquérants adoptent les usages et les vues
supériorité sur ce point. Il expliqua un jour à Ibn al-Khatib que (‘umran) qu’il a conscience d’avoir élaborée, d’abord à Tunis, de la société qu’ils dominent. Paradoxalement, l’État est fort,
les Andalous exilés au Maghreb auprès des cours berbères, puis après 1382, pendant les vingt-quatre dernières années l’impôt bas et la prospérité assurée quand les souverains sont
comme sa propre famille, y étaient contraints de disperser leur de sa vie, au Caire, où il meurt en 1406. à peine issus du monde barbare, frugaux par habitude, dédai -
apprentissage sur toutes les sciences utiles au pouvoir et à Parmi les multiples singularités de cette œuvre exceptionnelle, gneux du luxe et ignorants des artifices de la fiscalité. Alors,
la religion ; tandis que les Grenadins, dont Ibn al-Khatib était un tome d’introduction dans lequel l’auteur énonce les principes le roi et son entourage tribal parlent à peine – ou pas du tout –
le parangon, avaient su conserver la parfaite maîtrise d’une généraux de constitution et de dégénérescence des États, mais la langue de leurs sujets, mais savent les protéger. Les Andalous
langue arabe artificielle, parce que, libérés des devoirs de la aussi les liens qui existent entre formes politiques et modes avaient coutume de railler l’ignorance de l’arabe et de la poésie
guerre ou de la défense de l’État qu’assumaient les Maghrébins, de vie, voire modes de production, ce qu’on ne trouve chez aucun du sultan almoravide Yusuf b. Tashfin, mais il avait remporté
ils pouvaient se consacrer tout entiers au plaisir de la poésie auteur antique ou médiéval avant lui. Cette pensée considérable, la bataille de Zallaqa (1086), enrayant ainsi pour un demi-
et de la langue. Si on en croit Ibn Khaldun, Ibn al-Khatib considérée, mais tenue à distance par les doctes musulmans tant siècle les avancées chrétiennes. Deux générations plus tard,
le considéra un instant en silence, avant de s’exclamer avec au Caire qu’à Istanbul entre X V e et X V I I I e siècles, éclate au cœur les descendants de ces frustes fondateurs se sont policés,
42 admiration : « Il n’y a que toi pour dire des choses pareilles ! » des nouvelles sciences sociales européennes au X I X e siècle, mais perdent les guerres. Quand un souverain partage la langue
fig. 1
Poème de Ibn al-Khatib décorant la niche droite de l’arc d’entrée
du salon de Comares au palais nasride de l’Alhambra de Grenade (Espagne)
A B D E L L A H A L A O U I A H M E D S A L E H E T T A H I R I

A B D A L L A H F I L I

et les manières de voir de ses sujets sédentaires, l’État est aucun Marocain ne bénéficia de formation dans le domaine diffusion dédiés. Soulignons notamment l’influence de la revue

UN ÉCLAIRAGE SUR LES SOURCES ANCIENNES


condamné. Non pas seulement qu’il n’ait plus la force militaire archéologique. D’ailleurs, si l’histoire et l’archéologie pré - Tasmuda, puis plus tard, et dans des conditions particulières,
de s’opposer aux prédateurs qui l’assaillent, mais parce que islamiques figuraient bien parmi les treize sections de l’Institut, celle de la « Crónica arqueológica » de la revue Al-Andalus 13 .
ceux qui le gouvernent ne sont plus capables de penser dans l’archéologie islamique ne fut pas reconnue en tant que telle L’archéologie islamique sous protectorat espagnol présente
les termes violents du pouvoir. et fut intégrée dans la section « Histoire, art et ethnologie ». cependant quelques particularités. Pour des raisons idéo -
Cette pensée, plus provocatrice encore pour nous qu’elle Également placé sous l’autorité d’Henri Terrasse en 1941, le logiques, les années 1930-1940 sont marquées par un net recul
ne l’était de son temps, est si radicale, voire désespérante, Service des beaux-arts avait la prérogative sur les restaurations de l’attention portée aux vestiges de la civilisation berbère
qu’on se défend le plus souvent de la comprendre dans ses de monuments tandis que l’Institut des hautes études avait et arabe, au profit, à nouveau, de celle punique et romaine 14 .
infinies implications. C’est probablement fier d’avoir saisi un peu pour missions l’étude et la recherche. C’est certainement ce Après l’Indépendance (1956), les travaux de Bernard
des desseins de Dieu, et sans illusions sur ce que les hommes L’archéologie islamique au Maroc, dernier qui a le plus marqué l’archéologie islamique au Maroc Rosenberger sur « Les anciennes exploitations minières »
oseraient en entendre, que Ibn Khaldun mourut. Il fut, selon les acquis et les perspectives à l’époque du Protectorat. D’une part, il introduisit pour longtemps permirent de consolider l’approche historienne. Le Service
sa volonté, enterré dans une tombe anonyme, sans stèle, L’archéologie islamique est née au Maroc à la fin du XIXe siècle l’approche monumentale dans cette discipline en l’appliquant des antiquités, réorganisé en 1975, mit en place un « Service de
dans le cimetière des soufis du Caire. avec l’arrivée des premiers explorateurs européens, parmi à la plupart des monuments connus ; d’autre part, il lança l’archéologie », dont la mission était l’élaboration d’une stratégie
Quand un navire vient du large, la courbure de la terre fait lesquels Charles Tissot, Henri de La Martinière, Edmond Doutté plusieurs chantiers de fouilles archéologiques. Les plus de recherche et de formation et la promotion de la coopération
que le marin en aperçoit d’abord les points les plus hauts. et Raymond Thouvenot. Pour asseoir les bases de la discipline, importants eurent lieu à Marrakech et dans ses environs, scientifique avec les équipes étrangères. Il lança deux chantiers-
Ces auteurs que l’Europe du XIXe siècle découvrit en premier le protectorat français mobilisa des moyens importants et des sous la direction de Jacques-Meunié, Charles Allain et Gaston écoles, dont un dédié à l’archéologie islamique sur le site
sont demeurés parmi les sommets de la culture de l’Islam chercheurs de renom, dont beaucoup avaient fait leurs preuves Deverdun 5 . Parallèlement à cette démarche, il encouragea médiéval de Balyounech (1975-1978). L’installation d’équipes
médiéval. Il n’est pas indifférent de constater que ces sommets en Algérie. Ceux-ci ont laissé des descriptions détaillées de plusieurs études d’une grande envergure sur plusieurs villes pluridisciplinaires ainsi que le renouvellement des
appar tiennent tous les trois et au Maghreb occidental, souvent plusieurs sites et monuments emblématiques du Maroc islamique impériales, à savoir celles de Roger Le Tourneau sur Fès 6 , problématiques et des approches eurent pour effet de mettre
marginalisé par les études islamiques, et à ce XIVe siècle comme Aghmat, Tinmal, Amergou, Dchira, Qasbat al-Nasrani… de Gaston Deverdun sur Marrakech 7 et de Jacques Caillé progressivement fin aux approches individuelles. C’est dans
que l’on a longtemps prétendu reléguer au crépuscule Néanmoins, presque aucune intervention archéologique ne fut sur Rabat. cette perspective que s’ouvrirent, dans le cadre de la coopération
de la civilisation de l’Islam classique. entreprise avant les années 1940 et les rares sites qui ont été Le milieu urbain capta donc l’attention des autorités, maroco-française, deux programmes mixtes. Le premier, intitulé
l’objet de fouilles l’ont été car on supposait qu’il s’agissait de au détriment des milieux ruraux réservés à l’ethnologie « Prospection dans les Jbala-Ghomara 15 », fut lancé en 1982.
sites antiques ; ce fut le cas pour Dchira, dans la région de Rabat, ou à la sociologie coloniales, à l’exception des Rehamna, de la Consacré au littoral méditerranéen situé entre Tétouan et
et pour Fès al-Bali. localité de La Bahira et des sucreries de la région de Taroudant, Targha, il avait pour objectif d’étudier l’évolution de l’occupation
En revanche, l’archéologie monumentale a très tôt marqué d’Essaouira et de Chichaoua, étudiées respectivement par du territoire de la vallée de Targha à partir du site médiéval
de son empreinte l’approche archéologique marocaine 1 . Elle Charles Allain et Paul Berthier. Parallèlement, un intérêt parti - de Taghassa, de l’habitat et des installations hydrauliques.
s’est réellement imposée sur le terrain grâce à Henri Terrasse culier fut porté aux fortifications rurales des empires marocains Le second débuta en 1984. Sous l’appellation « Ethnoarchéologie
et Henri Basset, qui entamèrent, à partir de 1923, une série de telles que Zagora, Tasghimout 8 , Tigmi-u-Guellid (Taghjijt) 9 , des arts du feu au Maroc », il visait, en combinant la prospection
publications sur les « Sanctuaires et forteresses almohades 2 ». Amergou 10 ... Au-delà de ces choix académiques et méthodo - et les études de laboratoire, à étudier les ateliers de potiers
Évariste Lévi-Provençal et Henri Basset publièrent quant à eux logiques, l’archéologie islamique à l’époque coloniale était sous- du Maroc et leurs productions céramiques.
des travaux sur la nécropole dynastique de Chella 3 , et Djinn tendue par les a priori idéologiques qui imprégnaient l’époque. La création, en 1985, de l’Institut national des sciences
Jacques-Meunié sur les greniers collectifs et les qasba-s Une disparité territoriale est aussi à noter, spécia lement entre de l’archéologie et du patrimoine (INSAP) ouvrit une nouvelle
berbères, tandis que Paul Berthier étudiait les sucreries le Haouz de Marrakech et les autres provinces du pays. ère de formation et de recherche en archéologie, et plus parti -
du Maroc [cat. 119 à 126]. Pour publier ces travaux, la revue La recherche portant sur le nord du Maroc, et en particulier culièrement en archéologie islamique. Les partenaires et les
Hespéris, qui fusionna plus tard avec la revue Tamuda, les études d’« archéologie islamique » sous le protectorat programmes se multiplièrent. Le site de Sidjilmasa accueillit,
née sous le protectorat espagnol, fut créée. Elle devint espagnol, présentent certains points communs avec ce qui à partir de 1988, dans le cadre de la coopération entre l’ INSAP
incontournable dès la parution du premier fascicule, en 1921. s’est passé pour le reste du Maroc sous protectorat français. et la Middle Tennessee State University (États-Unis), une
L’essentiel de ces études monumentales et de ces travaux On y remarque également, dès la fin du X I X e siècle, le rôle pionnier équipe d’archéologues marocains et américains. L’objectif
archéologiques fut géré par le Service des beaux-arts et des joué par quelques voyageurs, qui se rendent sur les même sites, était la fouille archéologique de l’emprise spatiale du site
antiquités et par l’Institut des hautes études marocaines 4 Volubilis, Chella, que les voyageurs et les diplomates français 11 , au moyen de sondages, la compréhension des niveaux archéo -
créés au cours des années 1920 par le protectorat français. la même préférence pour l’archéologie classique, la recension logiques et l’étude de la vie matérielle de la cité caravanière
44 Ce dernier se chargea aussi de l’enseignement dès 1921, mais et les études de monuments 12 , et la création d’organes de et de son territoire [voir p. 135-138]. Plusieurs projets maroco- 45
français ont repris récemment les recherches sur Sidjilmasa d’aménagement. Elles ont permis de fouiller en milieu urbain le de l’archéologie et du patrimoine du ministère de la Culture ruines de Volubilis, de Nakkur, de Chella depuis l’époque des

UN ÉCLAIRAGE SUR LES SOURCES ANCIENNES


avec une approche et des outils renouvelés. Il s’agit d’un côté cimetière de Lalla Hniya à Safi (1995) 20 , les abords de la Kutubiyya du Royaume du Maroc. À l’image de la fondation Aghmat, protectorats espagnols et français jusqu’aux activités les plus
de procéder à un nouvel examen des séquences archéologiques à Marrakech (1995-1996) 21 , le parvis de la qasba des Oudaïa à la société civile s’investit de plus en plus dans la découverte récentes de fouille et de sauvegarde sur ces sites ? Ces mêmes
et de la cartographie de l’ensemble du site, d’un autre d’iden - Rabat (1999, 2003, 2006) 22 , la Qarawiyyin à Fès (2006) [voir p. 193- du patrimoine archéologique marocain et dans sa protection fouilles ont conduit à l’élaboration des premières collections
tifier les niveaux d’occupation correspondant au rayonnement 195] et al-Mazamma (province de al-Hoceima) (2010) 23 . En milieu et sa conservation. Il serait important de développer davantage muséales, qui ont permis de conserver le patrimoine mobilier
du commerce de l’or 16 . rural, l’opération la plus importante en archéologie islamique est ce type de partenariat public-privé en créant au sein de l’admi - découvert.
En 1990, des « Recherches archéologiques sur les métiers celle qui a concerné le site de Moulay Driss 24 . Il s’agissait d’une nistration du patrimoine des services de mécénat spécialisés. Les objets présentés dans cette exposition retracent à eux
et la production industrielle au Maroc du Haut Moyen Âge » furent opération de sauvetage menée par l’ INSAP en collaboration L’apport de l’archéologie islamique à l’écriture de l’histoire seuls plus d’un siècle de découvertes d’archéologie islamique,
menées avec la George Washington University (États-Unis) sur avec la Société nationale des autoroutes du Maroc ( SNAM ), du Maroc est incontestable. Que serait notre histoire sans depuis ceux rapportés par La Martinière [cat. 22] jusqu’aux
le site de al-Basra au nord du Maroc 17 . Le projet faisait suite l’Association marocaine d’art rupestre ( AMAR , Rabat) et l’Institut la découverte et l’étude, mais aussi sans la sauvegarde des découvertes récentes sur le site d’Igiliz [cat. 153 et 154].
à une série de sondages archéologiques effectués à al-Basra au national de recherches archéologiques préventives (France) 25 .
début des années 1980. Les investigations se concentrèrent sur L’objectif était de faire un diagnostic du potentiel archéologique
deux secteurs : celui des activités artisanales et celui de l’habitat. du site, de procéder à une fouille de sauvetage des zones
À partir de 1995, l’intérêt porté à l’étude des cités islamiques menacées, d’enregistrer les différents niveaux archéologiques
s’est renforcé par la mise en place d’un programme maroco- et d’en comprendre la nature.
français sur « La naissance de la ville islamique » 18 . Combinant L’archéologie islamique au Maroc s’est appuyée tout au
la prospection au sol et les sondages archéologiques, à l’intérieur long de son histoire sur des approches et des pratiques méthodo -
et aux environs de trois sites parmi les plus importants du Maroc logiques en perpétuel renouvellement, allant de la prospection
islamique, à savoir Nakkur au nord, Aghmat au centre et Tamdult pédestre à la prospection électromagnétique, de l’archéologie
[fig. 1] au sud, le projet visait à étudier les traits de la culture extensive avec sondages de reconnaissance à la fouille
matérielle urbaine et à comprendre la relation entre les struc - extensive et à l’analyse du territoire et du terroir. La somme
tures de la ville et son territoire. Dans le prolongement de de ces approches a trouvé à se concrétiser dans des centaines
cette démarche, le centre d’Aghmat fait l’objet, depuis 2005, de publications, individuelles et collectives, qui sont venues
d’un programme de fouilles extensives. Il a permis, grâce à un enrichir la discipline de l’archéologie islamique au Maroc avant
financement privé, de mettre au jour des niveaux archéologiques et après l’indépendance du pays. Une école marocaine dans ce
datant du X e au X V I e siècle et de créer une réserve archéologique domaine est encore loin de s’imposer, mais les efforts accomplis
de plusieurs hectares [voir p. 446-450]. D’autres projets d’étude en matière de formation de nouvelles générations d’archéologues
programmés ont débuté plus récemment. Ainsi, dans l’Anti-Atlas, à de nouvelles disciplines (archéologie du terrain, céramologie,
un programme pluridisciplinaire, « La montagne d’Igiliz et le pays histoire de l’art islamique, archéobotanique, archéozoologie…)
des Arghen. Enquête sur l’histoire du peuplement rural dans permettent d’espérer des avancées significatives dans la
le Sud marocain au Moyen Âge et à l’époque prémoderne », compréhension des ensembles archéologiques marocains
a démarré en 2008. Il a pour objet l’étude de la montagne d’Igiliz- par des chercheurs marocains. Grâce à la mise en place d’une
des-Hargha, située à l’est sud-est de Taroudant, qui a servi, archéologie préventive marocaine, et grâce à ce qu’elle suppose
dans les années 1120-1130, de refuge et de lieu de retraite en matière de renouvellement de la législation 26 , ces nouvelles
pieuse au Mahdi Ibn Tumart, fondateur de l’Empire almohade formations peuvent également devenir une source d’emplois.
[voir p. 268-270]. Un autre programme, maroco-espagnol cette L’université marocaine doit jouer son rôle, jusqu’ici limité, avec
fois, a repris, soixante ans après, les recherches entreprises la mise en place de formations de haut niveau dans le domaine
sous le protectorat français dans l’oasis de Taghjijt. Il s’agit de l’archéologie et du patrimoine. La demande sociale, de plus
d’un programme pluridisciplinaire intitulé « Recherches en plus perceptible, est un élément essentiel du développement
archéologiques dans la région de Sous-Tekna 19 ». humain et économique. Ces réalisations, ces approches et ces
Outre ces projets programmés, d’envergure internationale publications ont été portées par différents acteurs et institutions
pour la plupart, plusieurs opérations d’archéologie préventive nationales et internationales sous l’autorité de la direction
46 ont été menées à la suite de restaurations ou de grands travaux du Patrimoine culturel et de l’Institut national des sciences
fig. 1
Vue du site de Tamdult (Akka, province de Tata). Au premier plan, les banquettes du parcellaire irrigué fossile
associé à l’extension tardive de la ville médiévale, en aval de l’oasis de Akka ; à l’arrière-plan, le Jebel Bani
Le Maroc médiéval :
un patrimoine matériel
préservé
L’art du Maroc médiéval est présent de longue
date dans les musées français et marocains.
Des fouilles sont menées et des collectes
organisées sous le Protectorat. Elles ont permis
de mettre au jour un important patrimoine,
présenté lors de grandes expo sitions
internationales. Cette découverte du Maroc
médiéval s’accompagne d’études visant
à documenter et archiver le patrimoine
architectural. Des campagnes photographiques
plus ou moins systématiques sont organisées,
dont les clichés ont pu être conservés
jusqu’à nos jours.

49
Pierre Dieulefils, La cour et la façade intérieure de la madrasa Bu’inaniya de Fès, avant 1909.
Paris, Médiathèque de l'architecture et du patrimoine, inv. DLF00029P
H A B I B A A O U D I A

LE MAROC MÉDIÉVAL: UN PATRIMOINE MATÉRIEL PRÉSERVÉ


fig. 3
Moulage de la stèle de Shams al-Duha découverte sur le site de Chella à Rabat.
Paris, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco)

La constitution des premières


collections nationales des arts
du Maghreb en France
La position dominante de la France au Maghreb en tant que ce musée avait été conçu dès l’origine dans le but d’élargir les étoiles provenant d’un pavement. Il offrira l’un d’eux au musée de la découverte scientifique du Maroc 14 . Il proposa au Louvre
puissance coloniale aurait pu favoriser la constitution de collections à toutes les formes « d’art et d’industrie 3 » d’Algérie. de sa ville natale d’Annecy (actuel musée-château d’Annecy) une stèle mérinide (inv. MAO 1268) [fig. 2] collectée en 1897
collections muséales françaises d’envergure dans le domaine Il faudra attendre la seconde moitié du X I X e siècle pour que l’on en 1878 et proposera au musée de Sèvres d’acheter le second à Chella 15 [voir p. 502-505]. La Martinière a également obtenu
des arts du Maghreb. Tel ne fut pas le cas et Georges Marye 1 , se préoccupe en Algérie des monuments d’époque islamique. en 1886. Champfleury, son conservateur de l’époque, écrira à la même époque un moulage de la stèle de Shams al-Duha,
maître d’œuvre de la première « Exposition d’art musulman » Les plus remarquables d’entre eux sont alors étudiés et restaurés. à sa réception : « Fragment important et rare. Je n’en connais épouse du sultan Abu al-Hasan (r. 1331-1351), morte en
organisée en 1893 au pavillon de l’Industrie à Paris, le déplore La première mission diligentée par le ministère de l’Instruction pas de semblable dans aucun Musée 12 . » Signalons que le 750 H . / 1349 16 [fig. 3]. Il comptait par la suite compléter son don
tout en espérant contribuer à une évolution du goût en faveur publique est menée en 1872 à Tlemcen par Edmond Duthoit musée d’Annecy reçut également de Levet divers carreaux de au Louvre par un tombeau complet 17 , projet qui apparemment
de l’art musulman. Les collections du Louvre sont révélatrices (1837-1889), architecte à la Commission des monuments histo - revêtement d’époque plus tardive provenant de Tlemcen, ainsi demeura sans suite. L’archéologue diplomate a par ailleurs
de cet état de fait. riques 4 . C’est de cette cité emblématique que proviennent les que des moulages de monuments du XIIe et du XIIIe siècle 13 . apporté une contribution importante à la connaissance de l’art
Des relations anciennes lient le Louvre à l’Afrique du Nord, premières collections nationales du Maghreb. Deux chapi teaux Le contexte marocain est très différent de celui de l’Algérie. musulman marocain grâce à ses photographies 18 . Ce sont elles
elles remontent à l’établissement du « musée algérien du Louvre », (inv. MAO 2012 et 2013) 5 [fig. 1] et une colonne qui n’a pu être Peu exploré avant l’instauration du protectorat (1912), le pays qui permettront à Henri Saladin de faire pour la première fois
qui ouvre ses portes en 1847 – dans le prolongement du musée retrouvée sont ainsi arrivés au Louvre vers 1860. Ils sont vrai - a bénéficié très tôt d’une politique de protection des arts et de une place au Maroc dans son Manuel d’art musulman 19 publié
égyptien – et expose uniquement des vestiges romains 2 . Pourtant, semblablement issus de la grande-mosquée de al-Mansura l’architecture impulsée par le résident Lyautey. Fait exceptionnel, en 1907. L’accès à l’ensemble des monuments marocains sous
« la Victorieuse », fondée aux portes de Tlemcen par les Mérinides le Louvre possède une œuvre entrée dans les collections dès le Protectorat permettra de mener une étude détaillée et d’enver -
assiégeant la ville (1299-1307), puis restaurée à leur retour en 1898, grâce à Henri de La Martinière (1859-1922). Membre de gure de l’architecture marocaine, laquelle intégra véritablement
1336 6 . Le chapiteau complet a figuré à l’Exposition permanente la légation à Tanger, La Martinière figure parmi les pionniers cette dernière dans une histoire générale des arts de l’Islam.
des produits de l’Algérie (1855) avant d’être entreposé au Louvre 7 ,
probablement en raison de sa forme jugée antiquisante. D’autres
pièces muséales ont un lien avec la destruction en 1876 8 de
la madrasa ziyanide Tashfiniya de Tlemcen (première moitié
du X I V e siècle). Des fragments de son exceptionnel décor de
céramique furent prélevés à l’entrée du monument, sur propo -
sition d’Edmond Duthoit, qui les destinait au Louvre 9 . Le musée
n’a vraisemblablement pas accepté le don et les céramiques
furent déposées aux musées de Cluny (et de Tlemcen 10 ). C’est
à la demande de Georges Marçais 11 (1876-1962), alors directeur
du musée des Antiquités algériennes et d’Art musulman d’Alger,
que la mosaïque de céramique déposée à Cluny retourna dans
les collections du musée d’Alger par arrêté du 6 août 1934.
Un témoin direct de la destruction de la Tashfiniya, le capitaine
Eugène Levet (1850-1913), parvint également à prélever
50 in extremis deux panneaux de zelliges composés de délicates 51
fig. 1 fig. 2
Chapiteau de la Mansura de Tlemcen (Algérie). Stèle découverte sur le site de Chella à Rabat.
Paris, musée du Louvre, département des Arts de l’Islam, inv. MAO 2012 Paris, musée du Louvre, département des Arts de l'Islam, inv. MAO 1268
M O H A M E D B E L A T I K S A M I R K A F A S

de mobiliers, de manuscrits et d’éléments architecturaux. aussi bien sous protectorat français qu’espagnol. À l’occasion La restauration et parfois la dépose de mobilier liturgique

LE MAROC MÉDIÉVAL: UN PATRIMOINE MATÉRIEL PRÉSERVÉ


Leur entrée dans les musées correspond à différents moments de ces études ou dans le sillage de pratiques exportées d’Europe, provenant de mosquées et de madrasas a également fait
et à différentes actions et orientations de la politique patrimoniale des fouilles archéologiques sont mises en place. Elles sont entrer dans les musées marocains un certain nombre d’objets
qu’a connue le Maroc au cours du XXe siècle, sous le protectorat la seconde source d’entrée d’objets mobiliers ou d’éléments exceptionnels de la culture matérielle médiévale, comme
français entre 1912 et 1956 et depuis l’indépendance du royaume. architecturaux dans les collections marocaines. On crée par le minbar de la mosquée des Andalous [cat. 85] ou le minbar
En 1912, un premier dispositif de protection patrimoniale est exemple le musée archéologique de Tétouan en 1926 pour abriter de la madrasa Bu‘inaniya de Fès [cat. 285]. Les circonstances de
mis en place par Hubert Lyautey. Il vise à préserver les monu - les résultats des fouilles menées dans la région. Si la majorité leur arrivée au musée du Batha sont différentes et illustrent bien
ments anciens, dont une typologie précise est alors dressée. des objets accueillis dans les musées appartiennent à l’époque la diversité des origines des collections muséales marocaines.
Parmi eux, plusieurs monuments d’époque médiévale, notamment antique, quelques pièces médiévales entrent également très tôt Le minbar des Andalous a rejoint les collections du musée
La constitution des collections médiévales des mosquées et des madrasas. Le Service des antiquités, beaux- dans les collections. C’est le cas de la célèbre margelle décou - à la suite de sa découverte sous un minbar almohade lors de
dans les musées marocains arts et monuments historiques, chargé de la « conservation des verte à Ceuta, publiée dès 1926 et transférée dans le musée la restauration de la mosquée qui l’abritait. L’entrée au Batha
Les collections des musées sous tutelle du ministère de la richesses artistiques du passé », est créé dans la foulée 1 . En 1913, de la capitale du protectorat espagnol [cat. 204]. Néanmoins, du minbar de la madrasa Bu‘inaniya a été plus problématique,
Culture du Royaume du Maroc représentent une part importante une enquête sur les industries « indigènes » est lancée en vue de jusqu’aux années 1950, la plupart des fouilles étant consacrées et témoigne des enjeux et des tensions liés à la nature de ces
du patrimoine culturel marocain. L’histoire et le processus de « rénover, ressusciter, revitaliser » les arts marocains sur la base aux sites antiques, les collections muséales souffrent d’un objets. Un premier projet de restauration le concernant a été
constitution de ces collections, notamment celles correspondant de modèles anciens d’une grande perfection technique et d’une déséquilibre réel, accentué par le grand nombre de recherches entrepris en 1937 [fig. 2]. Le minbar fut déposé au musée pour
à la période médiévale, restent à écrire. Elles sont constituées qualité esthétique remarquable, susceptibles d’être reproduits sur la période antique. quelques jours, puis rendu à la madrasa, les croyants n’étant
par des artisans 2 . Ce projet donne même lieu à des interprétations À l’occasion de l’étude ou de la restauration de plusieurs pas favorables à son départ. Il fut finalement intégré dans les
modernes de modèles anciens, comme en témoigne le lustre monuments, des éléments architecturaux originels d’époque collections muséales en 1966. La restauration de plusieurs
offert à la grande-mosquée de Paris [fig. 1] construite sur le terrain médiévale sont par ailleurs déposés. Les réserves du palais Badia lustres de mosquées puis la dépose de portes monumentales
offert par la ville en signe de reconnaissance envers les musul - à Marrakech conservent ainsi des carreaux issus des minarets [cat. 1, 113 et 319] ont permis de présenter au public des
mans ayant combattu pendant la Première Guerre mondiale almohades de la ville [cat. 188 et voir p. 329-330 ]. Ces réserves musées l’art du métal monumental d’époque médiévale, l’un
[voir p. 64-67]. L’exécution de ce lustre mêlant savoir-faire ancien abritent d’autres vestiges d’origine variée provenant aussi bien des arts les plus prestigieux de cette époque. Au fil des années,
et dessin moderne est suivie par Marcel Vicaire 3 , promu en 1924 de la dépose d’éléments de plafonds de la mosquée de Tinmal
inspecteur des Arts indigènes, poste très marqué par l’action [cat. 162] que des fouilles menées dans les années 1950 sur
de Prosper Ricard [voir p. 61]. le site de la mosquée al-Kutubiyya de Marrakech 7 . Les réserves
La volonté de promouvoir un nouvel élan de l’artisanat du palais Batha, du musée des Oudaïa à Rabat, les locaux
marocain se traduit notamment par l’organisation de campagnes de l’Inspection des monuments historiques à Tanger, du Dar
de collecte de productions mobilières anciennes et par la al-Makhzan de Safi, renferment aussi des collections variées
création de musées destinés à abriter ces nouvelles collections 4 . partiellement en danger. En effet, les conditions de conservation
C’est ainsi que les musées de Rabat et de Fès sont créés en 1915, n’y sont pas toujours adéquates, et les informations relatives
avec un noyau important de productions modernes. Quelques à l’inventaire, à la publication et donc à l’identité des objets
objets d’époque médiévale rejoignent également les collections qui y sont conservés ont souvent été perdues. Les transferts
à la faveur de ces collectes, qui se poursuivront sur plusieurs d’objets prêtés pour des expositions et non restitués ajoutent
décennies. Marcel Vicaire fait par exemple entrer au musée à la confusion. À la faveur de l’organisation de l’exposition
du Batha, dont il est alors le conservateur, une mesure d’aumône « Le Maroc médiéval, un empire de l’Afrique à l’Espagne »,
médiévale trouvée dans l’échoppe d’un dinandier où elle était un tour d’horizon du contenu de ces réserves a été effectué
destinée à la fonte, ainsi qu’un seau en métal datant probable - par les conservateurs chargés des collections 8 et par plusieurs
ment de l’époque almohade 5 . membres du comité scientifique de l’exposition 9 . Espérons
Au nord du Maroc, sous protectorat espagnol depuis 1912, que les objets médiévaux sélectionnés pourront à cette occasion
une évolution parallèle est perceptible. Des décrets de protection retrouver une partie de leur histoire. Un important travail
« des monuments et des objets artistiques et historiques » sont d’identification et de récolement avec les inventaires dressés
promulgués 6 . L’archéologie monumentale, à savoir l’analyse à l’époque du Protectorat reste cependant à faire et a été
des monuments, reste l’objet d’étude préféré des chercheurs, entrepris par les musées marocains.
fig. 1 fig. 2
Lustre de la grande-mosquée de Paris Coffre confectionné avec les éléments du décor prévu pour la restauration du minbar de la madrasa
Bu’inaniya de Fès en 1937. Fès, Archives de la conservation du musée des Arts et Traditions, Dar Batha
La collection du Maroc médiéval de Prosper Ricard
et d’Alexandre Delpy au musée du Quai Branly
Le Maroc médiéval est représenté dans les col- d’édifices prestigieux tels que la mosquée
lections du musée du Quai Branly grâce à l’entrée al-Qarawiyyin de Fès. Figurent ainsi dans cette
de la collection de Prosper Ricard et d’Alexandre collection des fragments du revêtement en
plusieurs dons, parfois exceptionnels, de particuliers sont venus
Delpy au musée des Arts africains et océaniens bronze de la porte de son petit oratoire réservé
également compléter les collections médiévales et modernes en 1962 et 1963. Cet ensemble comportait des élé- aux défunts 2 [fig. 1] [cat. 1], d’autres provenant de
des musées marocains. ments provenant d’œuvres célèbres dont cer- son minbar du X I I e siècle 3 [fig. 3 et 4] [cat. 101]
L’indépendance du Maroc a ouvert la voie à une autre époque, taines sont présentées dans cette exposition, et des éléments de son lustre du X I I I e siècle 4
notamment des lustres, des portes et des minbars [cat. 190]. La madrasa Bu‘inaniya de Fès est repré-
aussi bien dans le domaine de la gestion des collections muséales
issus des mosquées et des madrasas de Fès. sentée quant à elle par des fragments prélevés
que dans celui de la protection des monuments ou de l’étude Prosper Ricard (1874-1952) commence sa car- sur son minbar du X I V e siècle 5 [fig. 2] [cat. 285].
des sociétés du passé grâce aux fouilles archéologiques. La rière d’instituteur en 1900 à « l’école principale Citons également des éléments des minbars de
création en 1985 de l’Institut national des sciences de l’archéo - de garçons indigènes » de Tlemcen, puis à l’école mosquées de Meknès datés du X I V e siècle 6 ainsi
d’Oran à partir de 1903. Devenu « inspecteur délé- que diverses parties du lustre de la grande-mos-
logie et du patrimoine ( INSAP ) de Rabat a donné un nouvel élan
gué pour l’Enseignement artistique et industriel » quée de Taza daté de 693 H . / 1294 7 . Les dimen-
à la recherche archéologique, toutes périodes confondues dans les écoles indigènes d’Algérie en 1910, il sions remarquables de ce lustre en cuivre 8
[voir p. 50-53]. Les fouilles programmées mais aussi les fouilles passe ensuite l’essentiel de sa carrière au Maroc, (hauteur 4 mètres, largeur 2,50 m, poids 32 quin-
d’urgence liées à de grands projets d’aménagement urbain et où le résident général Lyautey fait appel à lui en taux et pas moins de cinq cent quatorze godets)
1915. Il occupe le poste d’inspecteur régional des ont fait sa renommée dès l’époque mérinide. Les
à l’ouverture de grands chantiers d’autoroutes dans les années
Arts industriels à Fès et de conservateur des pièces en bronze des lustres de la grande-
1990 ont conduit à la découverte de nombreux vestiges qui ont musées d’Art musulman de Fès sous la direction mosquée de Taza et de la mosquée al-Qarawiyyin
souvent rejoint les réserves de l’ INSAP lorsque les sites fouillés de Joseph de La Nézière, puis, à l’apogée de sa de Fès ont été acquises à l’occasion de restaura-
ne possédaient pas de lieu de stockage propre, telle une réserve carrière, celui de directeur du Service des arts tions. Dans la mesure où celles qui étaient en
indigènes à Rabat de 1920 à 1935. Les « actions de mauvais état étaient généralement refondues, les
de site. Ces objets ont été dès lors stockés dans de meilleures
rénovation des arts indigènes » au Maroc, dont pièces ainsi préservées présentent un caractère
conditions de conservation. La plupart d’entre eux n’attendent Ricard fut le principal acteur, s’inscrivaient dans tout à fait exceptionnel.
qu’une restauration pour pouvoir entrer dans les collections la conception d’un « protectorat à visage humain » Alexandre Delpy, qui occupa les fonctions
muséales et compléter la présentation de l’art médiéval marocain. qui était celle de Lyautey 1 . La sensibilité orienta- d’inspecteur régional au musée de Meknès,
fig. 2 liste et islamophile de ce dernier a orienté sa poli- hérita d’une partie de la collection de son ami
tique de préservation des monuments islamiques Prosper Ricard, que celui-ci lui avait confiée de
et de maintien des cadres de l’artisanat tradition- son vivant. Il avait également reçu de ce dernier
nel, laquelle constituait un enjeu durable pour un ensemble important de calques et de dessins
la paix sociale. La création des musées marocains des motifs décoratifs ornant les lustres et les
a représenté le pivot de ces « actions de réno - décors des portes en bronze de la mosquée
va tion » en rassemblant précocement des objets al-Qarawiyyin (détails et vues d’ensemble), qu’il
de facture ancienne au caractère « artistique » étudia dans le cadre d’un projet plus large consa-
affirmé pouvant servir de modèles à diffuser cré à cet édifice 9 . Malheureusement, ils ne sont
fig. 3
auprès des artisans. Dans ce contexte, la collec- pas parvenus jusqu’à nous et ses articles « en pré-
tion réunie par Ricard et Delpy est remarquable paration » sur le sujet n’ont pas vu le jour 10 .
H A
par l’ancienneté ou la rareté des objets issus

fig. 1

fig. 1
Élément de décor du minbar de la madrasa Bu’inaniya de Fès. Paris, musée du Louvre, département des Arts de l’Islam, dépôt du musée du Quai Branly, inv. 74.1962.1.3
54 fig. 4 55
fig. 2 fig. 3, 4
Fragment de placage de la porte Bab al-djana’iz de la mosquée al-Qarawiyyin de Fès. Paris, musée du Quai Branly, inv. 74.1963.2.1 Éléments de décor du minbar de la mosquée al-Qarawiyyin de Fès.
Paris, musée du Louvre, département des Arts de l’Islam, dépôt du musée du Quai Branly, inv. 74.1962.1.1 et 74.1962.1.2
1
Fragments de placage
de la porte Bab al-Djana’iz
Fès (Maroc) l’existence sur cette porte d’une inscription donnant de Prosper Ricard [voir p. 61]. D’autres éléments de
531 H . / 1136 le nom d’un artisan, ‘Ali ‘Abd al-Wahid 1 , mais rien cette collection, qui restent à étudier, proviennent sans
H . 84,7 ; l. 44,2 cm (montage actuel) ne permet de confirmer cette information au vu doute de cette même porte 6 . La division de l’Inventaire
alliage cuivreux, fonte à moule ouvert au sable ; des fragments connus à ce jour. de la direction du Patrimoine du Royaume du Maroc
remontés sur une planche de bois Ces trois portes ont eu des destins très différents, conserve des clichés pris en 1957, montrant la nouvelle
inscriptions qui illustrent l’évolution des pratiques de restauration Bab al-Djana’iz [fig. 1] lors de son départ pour l’Exposition
plaque rectangulaire et de conservation à l’époque contemporaine. Bab al-Ward, internationale de Bruxelles de 1958. Elle fut ensuite
toujours in situ, a fait l’objet d’une restauration en 2005- installée à la place de l’originale. Cette volonté de rem -
« La joie permanente et le bonheur » 2007 lors des travaux qui ont également donné lieu à placer la porte ancienne par une copie est à rapprocher
carré lobé la restauration du minbar almoravide et à la découverte du programme de revivification de l’artisanat marocain sur
sous la salle de prière d’une partie des maisons détruites ses bases anciennes qui marque la politique patrimoniale
en 1134 [voir p. 193-195]. Ses placages d’origine ont été sous le Protectorat 7 . La porte Bab al-Sbitriyin actuellement
« La joie permanente et totale, la félicité, la bravoure, nettoyés, et les nombreux manques en partie basse ont en place est elle aussi une copie installée en remplacement
le bonheur, la puissance, l’appui, et la victoire » été comblés 2 . Bab al-Sbitriyin et Bab al-Djana’iz semblent de la porte déposée.
provenance avoir été déposées en 1954 et 1957 respectivement à D’autres fragments de revêtement des portes
Fès (Maroc), mosquée al-Qarawiyyin l’occasion de la campagne de restauration menée par Henri almoravides ont été récupérés au moment de leur dépose.
Terrasse 3 . Ces deux portes sont conservées depuis lors C’est ainsi que le Royaume du Maroc a acquis en 2012
Fès (Maroc), musée des Arts et Traditions, Dar Batha
inv. 57.17.1
au musée du Batha. Bab al-Sbitriyin a été déposée en l’état. cinq plaques autrefois dans la collection de Gilbert Hallier,
Cela n’a pas été le cas de Bab al-Djana’iz, dont le placage architecte et inspecteur des Monuments historiques
a été envoyé à la fonte. Quelques fragments récupérés du Maroc entre 1953 et 1959 sous la direction d’Henri
Cet ensemble présente une partie du revêtement qui ornait in extremis ont été remontés sur une âme de bois moderne Terrasse. Deux d’entre elles proviennent de Bab al-Djana’iz
la porte de la mosquée al-Qarawiyyin de Fès dénommée Bab au moyen de bandes de métal. C’est cet assemblage que [fig. 2 et 3] et trois de Bab al-Sbitriyin.
BTL/CD
al-Djana’iz. Avec Bab al-Sbitriyin [cat. 113] et Bab al-Ward, l’on peut voir aujourd’hui. Il résulte d’un parti-pris muséo -
il s’agit de l’une des trois portes commandées pour les graphique visant à trouver une composition harmonieuse
travaux d’agrandissement et d’embellissement menés en vue de la présentation. D’autres plaques de Bab bibliographie et expositions
à l’époque almoravide dans cette prestigieuse mosquée de al-Djana’iz ont échappé à la fonte. C’est ainsi que le musée Olagnier-Riottot, 1967, p. 165-166 et fig. 1 ; Terrasse H.,
Fès. Bab al-Djana’iz est l’une des portes qui permettaient du Quai Branly à Paris conserve une plaque triangulaire 4 1968, p. 47-48 et pl. 91 et 94 ; Cambazard-Amahan, 1989,
d’accéder à l’oratoire réservé à la prière pour les défunts et deux clous 5 donnés en 1962 au musée des Arts africains p. 81-92 ; El Khatib-Boujibar, 2014 (g).
[voir p. 204-205]. Les publications anciennes évoquent et océaniens à Paris par Alexandre Delpy, qui les tenait Paris, 1990, n o 461 ; Paris, 1999 (b), n o 144 ; Rabat, 2010, n.p.

56
fig. 1 fig. 2 et 3
La nouvelle porte Bab al-Djana’iz de la mosquée al-Qarawiyyin de Fès, présentée ici Fragments de placage de la porte Bab al-Djana’iz
dans les jardins de la Mamounia à Rabat, avant son exposition à Bruxelles en juin 1957. de la mosquée al-Qarawiyyin de Fès. Collection du Royaume du Maroc
Rabat, ministère de la Culture du Royaume du Maroc, direction du Patrimoine, division de l’Inventaire, inv. mq:0674
A D I L B O U L G H A L L A T

renseignent sur les préparatifs de cette exposition, les conditions L’exposition de 1917 répond à des préoccupations artistiques

LE MAROC MÉDIÉVAL: UN PATRIMOINE MATÉRIEL PRÉSERVÉ


des prêts, le transport des œuvres, le passage en douane, etc. 4 mais également caritatives 19 . Elle est organisée exclusivement
Celle-ci, inaugurée par le général Henri Joseph Eugène Gouraud au bénéfice des soldats marocains qui combattent pour la
[fig. 1], qui remplace temporairement Lyautey, promu ministre République française, notamment sur le front est, en Alsace et
de la Guerre en France de décembre 1916 à avril 1917 5 , est en Lorraine 20 . L’affiche de l’exposition [fig. 3], dessinée par Joseph
organisée par Joseph de La Nézière 6 , directeur du Service de La Nézière, illustre bien cette idée en montrant un tirailleur
des arts indigènes et adjoint au chef du Service des beaux-arts blessé à côté d’un potier 21 . Il n’en demeure pas moins que cet
du Maroc, sous la direction de Maurice Tranchant de Lunel, événement est un outil de propagande en faveur de la politique
La première « Exposition d’art marocain » directeur du Service des beaux-arts du Maroc, de Louis Metman, de pacification telle qu’elle est promue par le gouvernement
présentée au pavillon de Marsan, à Paris, conservateur du pavillon de Marsan, de Raymond Koechlin, français. Dans ce contexte de guerre, la République française
du 25 mai au 8 octobre 1917 conservateur du musée des Arts décoratifs, et d’Auguste Terrier, multiplie les activités économiques et culturelles pour contre -
Le 25 mai 1917, l’Union centrale des arts décoratifs ( UCAD ) directeur de l’Office du gouvernement chérifien 7 . L’entrée dans carrer les convoitises coloniales des Allemands et éviter
présente pour la première fois, au pavillon de Marsan à Paris, une les salles d’exposition est payante – le tarif est de un franc leur infiltration en Afrique du Nord. À travers cette exposition,
exposition dédiée à l’art marocain 1 . Cet événement est l’occasion français –, mais le public bénéficie de la gratuité tous les le protectorat français au Maroc cherche ainsi à convaincre
– pour les scientifiques et les amateurs d’art – de montrer environ dimanches. Par ailleurs, les élèves de l’École supérieure pratique les Marocains et les élites françaises de continuer à soutenir
deux cents pièces. Cette initiative découle de la volonté du résident de commerce et d’industrie 8 et de l’École nationale des langues ses causes politiques et militaires 22 . Le but de la France consiste
général de la République française au Maroc, Louis Hubert orientales vivantes 9 ont un accès libre tous les jours. également à encourager la sauvegarde des savoir-faire maro -
Gonzalve Lyautey, de faire connaître l’art marocain aux Français 2 L’exposition voit le jour à peine cinq ans après l’établissement cains en incitant les artisans du pays à reproduire les objets
pour les inciter à découvrir ce royaume « pittoresque et exotique 3 ». officiel, en 1912, du protectorat français au Maroc sous le règne usuels 23 , à exécuter des moulages et à copier les décors
Les archives de l’ UCAD , tout particulièrement les lettres du sultan Moulay Hafid 10 . Elle est préparée en un temps record, architecturaux (entrelacs géométriques, étoiles polygonées
envoyées et reçues par le protectorat français au Maroc, nous entre l’automne 1916 et le 25 mai 1917, dépassant ainsi toutes et motifs floraux) 24 . Quelques reproductions de monuments
emblématiques telles les portes en bois de la madrasa mérinide
Bu‘inaniya 25 de Fès [fig. 4] sont destinées à rapprocher le grand
public d’une terre qui lui est étrangère et mystérieuse.
fig. 3
Affiche de l’« Exposition d’art marocain » organisée au pavillon de Marsan à Paris en 1917,
dessinée par Joseph de La Nézière

les hésitations des professionnels des musées 11 . Elle s’inscrit


dans une conjoncture marquée par la tenue de plusieurs foires
franco-marocaines à finalités commerciales et culturelles,
principalement à Casablanca (septembre 1915) 12 , Lyon (mars
1916), Fès et Bordeaux (septembre 1916) 13 . À cette occasion, des
collections privées commencent à se constituer dans les cercles
d’amateurs d’art marocain : le commandant Joseph Fortoul,
Inès de Bourgoing, dite la maréchale Lyautey 14 , Robert Reynaud,
ancien secrétaire au gouvernement d’Algérie, et bien d’autres
érudits épris d’art 15 . C’est dans ce cadre que Raymond Koechlin
acquit peut-être un encrier [fig. 2] présenté lors de l’exposition de
1917 16 et légué en 1931 au musée des Arts décoratifs 17 . Au même
moment, la création des premiers musées « des Arts et Traditions
populaires » à Fès et à Rabat, en 1915 18 , permet de former les
noyaux des collections publiques dédiées aux « arts marocains ». 59
fig. 1 fig. 2
Inauguration le 25 mai 1917 par le général Gouraud de l’exposition d’art marocain organisée au pavillon de Marsan à Paris. Encrier à inscription, Maroc, X I X e siècle ? Paris, musée du Louvre,
Agence Rol, Paris, BnF, inv. Rol 49580 VL 161466 département des Arts de l’Islam, dépôt du musée des Arts décoratifs,
inv. AD28007, legs Raymond Koechlin, 1931
Cet encouragement s’explique par le fait que les inspecteurs effectuées par des érudits et par le protectorat français au

LE MAROC MÉDIÉVAL: UN PATRIMOINE MATÉRIEL PRÉSERVÉ


du Service des beaux-arts du Maroc veulent orienter les métiers Maroc. Elle a permis au public français de saisir les différents
d’art vers une production artisanale de qualité 26 . Dans cette aspects de l’histoire culturelle marocaine dans toutes ses
logique, Prosper Ricard est à l’origine du renouveau de l’artisanat composantes (amazighe, arabe et juive). Dans la logique
de la reliure et des tapis dits citadins et ruraux par des artisans propagandiste coloniale, cette rétrospective fut présentée
de Fès 27 et de Rabat 28 . L’exposition de 1917 est également comme une belle réussite, notamment par la presse française 38 .
l’occasion d’envisager « les influences possibles du Maroc Cette exposition peut être considérée comme la première
sur l’art français » 29 . référence dans l’historiographie sur l’art marocain. Elle est
Aucune œuvre médiévale n’est présentée dans l’exposition. cependant aujourd’hui rarement évoquée dans les travaux
Cela sans doute pour deux raisons : le nombre réduit d’œuvres scientifiques 39 et n’a pas encore fait l’objet d’une analyse
conservées dans les siècles passés et la rareté à cette date approfondie.
des fouilles archéologiques sur des sites islamiques au Maroc 30 .
En accord avec les objectifs du Protectorat, l’exposition vise
à aborder l’art marocain dans toute sa splendeur : elle montre
côte à côte des copies de décors architecturaux et des objets
ethnographiques. Dix salles du pavillon de Marsan présentent
des ensembles répartis par matériaux et par foyers de production
(Salé, Meknès, Tétouan, etc.) 31 . Les deux premières accueillent
des photographies et des relevés de décors islamiques exécutés
par le Service des beaux-arts pour illustrer les caractéristiques
culturelles marocaines (architecture, vie sociale, habitat, etc.),
peu connues du public français. Les autres salles sont organisées
autour de deux thématiques principales 32 : le « Maroc historique »
à travers des reproductions d’ornements architecturaux et
le « Maroc moderne » par le truchement d’armes, de bijoux,
de broderies, de céramiques, etc. Des armes sont également
présentées à la fin de ce parcours dans l’espace qui précède
la partie consacrée aux peintures anciennes et modernes
des orientalistes français, parmi lesquels Delacroix 33 .
Par ailleurs, plusieurs événements sont organisés dans
la dernière salle de l’exposition. Des conférences sur le royaume
marocain sont animées par des érudits de l’époque 34 , tels que
Joseph Chailley (« Les Allemands et la pénétration économique
au Maroc »), Raymond Koechlin (« L’art marocain »), André
Lichtenberger (« L’effort de la France au Maroc »), Alfred
de Tarde (« Le Maroc, école d’énergie ») et René Moulin
(« Les menées allemandes au Maroc pendant la guerre »).
Un atelier d’enlumineur 35 est restitué sous la forme d’une
ancienne échoppe en bois sculpté 36 [fig. 5]. Des films sur l’empire
chérifien sont enfin projetés à l’occasion de cet événement
culturel, avec le concours de la société de films Éclair 37 .
Première de son genre en la matière, l’« Exposition d’art
60 marocain » de 1917 montre des objets issus de collectes 61
fig. 4 fig. 5
Reproduction d’un vantail de porte mérinide de la madrasa Bu’inaniya de Fès. Page de la revue France-Maroc, 15 septembre 1917, montrant un « enlumineur arabe »
Paris, bibliothèque du musée des Arts décoratifs, fonds UCAD , art marocain, E 225, n o AI 156 à l’« Exposition d’art marocain » au pavillon de Marsan à Paris
La constitution des archives des monuments historiques du Maroc

La constitution des archives des monuments purent être recensés et documentés à travers tous les biens de mainmorte destinés à assurer le Les dossiers techniques de protection et de l’identification des biens culturels marocains. les sites archéologiques, mosquées, madrasas,
historiques du Maroc est étroitement liée au long le pays. Il avait pour objectif de « [r]assembler et fonctionnement et la pérennité de ces structures conservation-restauration sont conservés par le Tout cela a abouti à l’élaboration de fiches norma- greniers et qasba-s.
processus de patrimonialisation amorcé dès les acquérir le maximum d’informations sur le pays ; religieuses 6 . service de documentation de l’actuelle division lisées pour l’inventaire des monuments et des Après 1997 et en raison de l’importance des
premières années du XXe siècle. La politique de [de] faire l’inventaire du patrimoine scientifique et En 1935, l’ IHEM rattacha à ses services, outre des Études et des Interventions techniques. Lors sites, des collections muséales et des arts et tra- enquêtes de terrain pour l’enrichissement du
conservation et de mise en valeur du patrimoine culturel du Maroc 3 ». Ces travaux embrassaient l’École supérieure de langue arabe et de dialectes de la procédure de classement d’un monument ou ditions populaires. Ces fiches se sont substituées fichier central du patrimoine culturel et la révision
culturel marocain a dès lors nécessité la mise en tous les champs du patrimoine : matériel, immaté- berbères ( ESLADB ) 7 , l’Inspection des antiquités d’un site, l’Inspection régionale fournissait en aux différents systèmes existants auparavant. Ce des données de l’inventaire, les missions se sont
place d’un cadre juridique et institutionnel parti- riel et naturel. et l’Inspection des monuments historiques, char- effet toute l’information nécessaire à l’adminis- recensement systématique a permis la création multipliées. Il s’agissait de repérer, d’identifier,
culier. Par sa volonté de s’intégrer à la société L’ IHEM a aussi permis d’installer des struc- gées respectivement de la recherche archéo - tration centrale chargée du classement et de du fichier central des monuments et des sites. de décrire et d’enregistrer les traces et les
marocaine à travers la protection et la valorisa- tures de recherche stables. Abstraction faite de logique, de la conservation-restauration des l’inscription. Le dossier contenait une note sur Entre 1988 et 1997, on procéda enfin à la révision, à témoins laissés par les hommes, depuis la préhis-
tion de son héritage ancestral, le Protectorat a son implication directe dans la politique de la monuments historiques et de la protection artis- l’état de conservation du bien concerné, une l’actualisation et à l’enrichissement des dossiers toire jusqu’à nos jours. En 2005, conformément à
contribué à la connaissance et à la documen - résidence générale en matière de recherches tique des villes anciennes et des architectures documentation graphique [fig. 2], une notice histo- de l’inventaire. Ces actions concernèrent surtout la volonté centrale de relancer l’inventaire du
tation de larges pans des richesses culturelles et sociologiques et ethnographiques 4 , lesquelles régionales, ainsi que du classement des monu- rique, une description et une bibliographie suc-
naturelles du pays. Les chercheurs et les érudits sont teintées de colonialisme, la qualité docu- ments et des sites. Le travail de recherche et cincte. Les Inspections des monuments histo -
de l’époque ont notamment publié de nombreuses mentaire de l’œuvre de l’ IHEM en fait une source de gestion mené par ces différentes entités riques réalisèrent de nombreux projets qui permi-
archives historiques, ce qui a eu pour effet de de première main sur l’histoire et la société du s’accompagna d’un inventaire documenté des rent de remettre plusieurs monuments en état.
mettre en lumière des sources d’une importance Maroc. L’une des réalisations les plus mar- richesses artistiques du pays ainsi que d’une car- Parmi eux figurent de nombreux bâtiments datant
majeure telles que chroniques, descriptions géo- quantes de cette période, et qui s’est poursuivie tographie des sites archéologiques. Les résultats de l’époque médiévale : le site archéologique
graphiques et récits de voyages, que l’on peut au-delà du protectorat français, est la publication de ces travaux ont été publiés à partir de 1935 du Chella (Rabat) [voir p. 502-505], la porte de Bab
considérer comme des inventaires ou des cartes des Sources inédites de l’histoire du Maroc par le Service des antiquités du Maroc. D’autres Rouah (Rabat), la mosquée al-Qarawiyyin [voir
archéologiques avant la lettre et qui constituent (vingt-sept volumes parus entre 1905 et 1970). Ces périodiques, tels le Bulletin d’archéologie maro- p. 193-195], les madrasas mérinides de Fès [voir
autant de témoignages sur leurs époques respec- recherches ont été conduites par la Section histo- caine, les Villes et sites archéologiques du Maroc p. 474-476], de Salé, etc.
tives. rique du Maroc, qui a sollicité pour s’acquitter de et les Études et travaux d’archéologie marocaine, Conscient des problèmes de sauvegarde du
Dès la seconde moitié du XIXe siècle furent cette tâche le concours d’historiens et d’archi- ont été consacrés aux résultats des recherches patrimoine culturel, le gouvernement marocain
entreprises plusieurs actions visant à mieux vistes parmi les plus éminents. Parmi ces grands archéologiques. Entre 1927 et 1937, l’ IHEM orga- s’adressa à l’Unesco afin de bénéficier d’une
connaître le pays (géographie, géologie, décou- noms, citons ceux d’Henry de Castries, Pierre nisa neuf congrès qui permirent de dresser un expertise consistant à faire un bilan de la situa-
page régional) et à collecter des documents et de Cenival, Philippe de Cossé-Brissac et Chantal bilan de la recherche scientifique dans tous tion du patrimoine monumental et des traditions
des données relatives à l’histoire, à l’organisation de La Véronne. Un inventaire des documents d’ar- les domaines. Les travaux effectués aboutirent à artistiques et à proposer des actions pilotes de
sociale et aux traditions du Maroc. Le Comité de chives appartenant à plusieurs pays ayant une la constitution d’un fonds documentaire composé préservation. Plusieurs projets furent ainsi élabo-
l’Afrique française pilota les premières études, histoire commune avec le Maroc a également été d’« archives historiques » et d’« archives adminis- rés. L’année 1974 a ainsi permis la création d’un
avant de céder la place à une Mission scientifique établi. Une autre œuvre capitale pour la connais- tratives » dont font partie les dossiers relatifs à la centre chargé de procéder à l’inventaire et à la
créée en 1903. L’objectif de cette mission était de sance de l’histoire de ce pays est la collection gestion des monuments historiques autrefois pro- documentation du patrimoine culturel national. En
« rechercher sur place toute la documentation « Villes et tribus du Maroc », qui comprend onze duits par les Services des beaux-arts puis par les 1979, ce centre fut remplacé par la division de
permettant d’étudier le Maroc et d’en reconsti- volumes publiés par la Mission scientifique entre Inspections des monuments historiques. Ces dif- l’Inventaire général du patrimoine, qui plus tard
tuer l’organisation et la vie, non seulement à l’aide 1915 et 1926. férents projets furent pour la plupart documentés rejoignit la direction du Patrimoine culturel, créée
de livres et de manuscrits, mais aussi par les Le projet de recensement de toutes les et publiés dans la revue Hespéris puis Hespéris- en 1988. Les archives existantes furent réorgani-
renseignements oraux, par les traditions des tri- archives historiques du Maroc a soulevé la ques- Tamuda et dans les collections « Hespéris ». Ils sées et de nouvelles données collectées, qui
bus, des confréries, des familles 1 ». Ces travaux tion de l’organisation, de la centralisation et de concernent les grandes villes marocaines, ainsi furent triées et enregistrées de façon systéma-
débouchèrent sur la publication des Archives la transmission des archives du makhzen (le gou- que plusieurs monuments historiques et sites tique. Un fichier-index bibliographique recensant
marocaines, dont trente-quatre volumes virent vernement). Le passage du pouvoir d’une dynas- archéologiques de premier plan. Un travail colos- la bibliographie relative à ce patrimoine fut insti-
le jour entre 1904 et 1936. tie à l’autre et les transferts de capitales (Fès, sal de collecte de données relatives à la ville tué 9 . Parmi les autres réalisations notables,
Après la signature du traité du Protectorat, la Marrakech, Meknès, Rabat) avaient contribué à de Rabat a également été effectué à l’occasion de citons la constitution d’une cartothèque et d’une
Mission scientifique devint un organe consultatif l’éparpillement de ces fonds, voire à leur perte. l’instruction de son dossier de candidature pour microthèque facilitant la consultation des réfé-
au service de la direction du Protectorat pour Henry de Castries écrivit à ce propos en 1921 : « Le une inscription sur la liste du patrimoine mondial rences bibliographiques, la réorganisation de la
tout ce qui avait trait à l’histoire du pays et à ses Makhzen n’a pas d’archives anciennes. Ce qui de l’Unesco. Les archives photographiques pro- documentation graphique et des archives rela-
institutions. Un véritable réseau d’informateurs subsiste des papiers de l’État se trouve aux mains duites dans le cadre de bon nombre de ces projets tives aux monuments historiques et à divers sites,
fut mis en place auprès des pouvoirs territoriaux des descendants des vizirs 5 . » Parmi les fonds sont aujourd’hui conservées à la photothèque et la réorganisation de la photothèque conservant
« pour centraliser la documentation scientifique d’archives organisés et conservés de longue de la direction du Patrimoine culturel et dans les la documentation produite lors des missions de
utile à la connaissance détaillée des populations date, il faut aussi mentionner les hawalat des archives de la Bibliothèque nationale du Royaume terrain (restauration, fouilles archéologiques…),
indigènes du territoire 2 ». L’Institut des hautes habous. Il s’agit de documents précieux pour la du Maroc 8 [fig. 1]. Quelques clichés documentant à quoi s’ajoutent la filmothèque et la sonothèque.
études marocaines ( IHEM ), créé en 1920, fut le reconstitution de l’histoire du Maroc et de son les objets et les monuments présentés dans cette Une nomenclature typologique a été mise en
précurseur d’une série d’enquêtes grâce aux- patrimoine immobilier, notamment de ses mos- exposition sont publiés dans ce catalogue. Ils œuvre à cette occasion et un système d’enregis-
62 quelles un nombre important de biens culturels quées, de ses zawiya-s, de ses madrasas et de sont issus de ces archives photographiques. trement des données a été établi pour faciliter
fig. 1
Cliché ancien de la madrasa Mesbahiya de Fès.
Rabat, ministère de la Culture du Royaume du Maroc, direction du Patrimoine culturel
D O M I N I Q U E D E F O N T - R É A U L X

des essais infructueux, les photographes obtenaient des images

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colorées, de manière stable et sans l’expédient de la colorisation
postérieure. Apparemment simple dans son principe, fondé sur
la théorie optique des couleurs d’Eugène Chevreul qui avait,
dès les années 1830, retenu l’intérêt d’Eugène Delacroix avant
de séduire les peintres impressionnistes, la plaque autochrome
fut, de l’aveu même de ses inventeurs, complexe à obtenir.
inventaire a intéressé trois cents ksar-s. Chacun
L’autochrome se composait en effet d’une mosaïque de grains
d’eux a fait l’objet d’une description et d’un relevé
de fécule de pomme de terre (de six à sept mille au mètre carré)
de ses composantes architecturales essentielles,
de leur usage et de leur état de conservation.
Visions colorées du Maroc, les teintés en rouge orangé, vert et violet, interposés entre une
Ces documents s’accompagnent d’orthophotos autochromes du début du xxe siècle plaque de verre et une émulsion au gélatino-bromure d’argent.
permettant d’évaluer l’évolution des bâtiments. Mis au point par les frères Lumière en 1903, l’autochrome, Le réseau des grains filtrait les rayons lumineux avant qu’ils
Toutes ces informations ont été intégrées dans un premier procédé industriel de photographie en couleurs, fut n’impressionnent la plaque argentique photosensible. Après
système d’information géographique associé à
commercialisé en 1907. Près de quatre-vingts ans après développement, les grains de fécule, vus en transparence grâce
une base de données permettant une présenta-
tion graphique et textuelle. l’annonce de l’invention de la photographie, après bien à la projection, permettaient de rendre l’image en couleurs.
Entre 2007 et 2010, le système d’inventaire et
de documentation a été de nouveau repensé et
adapté aux technologies de l’information. La divi-
sion de l’Inventaire et de la Documentation du
patrimoine a proposé une révision des outils
méthodologiques (fiches d’inventaire), ainsi
qu’un nouveau système descriptif (nomenclature,
typologie) dans la perspective de l’élaboration
d’un thésaurus du patrimoine culturel du Maroc.
Cette mise à niveau du système documentaire
national a été marquée par l’élaboration d’un
système d’information, « www.idpc.ma », relié à
un système d’information géographique, « www.
fig. 2
Jean Hainaut, « Décor d’entrelacs du minaret de la mosquée de Hasan (Rabat), sigpcm.ma ». Une bonne partie des données sont
schéma de construction de l’entrelacs du registre supérieur de la face sud », 1950. désormais conservées dans ce nouveau système
Rabat, ministère de la Culture du Royaume du Maroc, direction du Patrimoine culturel
d’information, lequel peut accueillir toute la docu-
mentation graphique et photographique de la
direction du Patrimoine culturel, actuellement en
patrimoine national sur de nouvelles bases, le vont faire l’objet du premier Atlas du patrimoine cours de numérisation. Ces archives photogra-
Centre d’inventaire et de documentation du patri- culturel marocain. D’autres actions d’envergure phiques, qui constituent la mémoire des archives
moine vit le jour. Chargée d’inventorier le patrimoine ont été accomplies, telle la campagne d’inven- des monuments historiques, renferment les pho-
culturel, cette structure est désormais nommée taire qui a intéressé quatre médinas classées tographies les plus anciennes, datant du début du
« division de l’Inventaire et de la Documentation sur la liste du patrimoine mondial, à savoir XXe siècle. Elles couvrent notamment les monu-
du patrimoine ». Elle compte deux services : le Marrakech, Meknès, Tétouan et Essaouira. Ces ments historiques datant de la période islamique
Service de l’inventaire du patrimoine culturel maté- travaux ont donné lieu à la publication du premier des grandes villes historiques. Ce fonds est régu-
riel et le Service du patrimoine culturel immatériel. numéro des Cahiers du patrimoine, paru en 2008. lièrement enrichi par de nouvelles couvertures
La direction du Patrimoine culturel a lancé Durant la période 2000-2006, le Centre de photographiques effectuées dans le cadre des
depuis 2003 une nouvelle action visant à dresser conservation et de réhabilitation du patrimoine différents projets menés par la direction du
un inventaire systématique du patrimoine cultu- atlasique et subatlasique a par ailleurs mené un Patrimoine culturel (enquêtes de terrain, restau-
rel. La première étape a concerné la province de inventaire systématique de l’architecture verna- rations, fouilles, expositions patrimoniales…).
Tata. Cette opération, achevée en 2007, a donné culaire en terre dans le cadre d’un projet intitulé Toutes ces archives sont la mémoire du Maroc
lieu au premier inventaire topographique d’une « Inventaire par photographies aériennes du dans toutes ses composantes et une base grâce
64 province. Les résultats de ce programme pionnier patrimoine culturel de la vallée du Draa ». Cet à laquelle il peut penser et choisir son avenir. 65
S K /M B fig. 1
Henry Sauvaire, Tanger, une rue, maisons, tour, escalier, 1878. Paris, musée d’Orsay, inv. PHO 1995 34 3
fig. 2
Eugène Delacroix, Paysage des environs de Meknès, 1832. Paris, musée du Louvre, inv. RF 1712 bis f o 87 v o

Les plaques autochromes étaient en effet projetées, à l’aide privilégier le sujet qui leur permettrait de mettre en valeur
de lanternes à forte luminosité ; comme le cinématographe, autre au mieux la couleur nouvelle : jardins, objets d’art, bijoux
invention majeure de Louis et Auguste Lumière, l’autochrome et vues d’Orient ou d’un univers perçu comme tel furent parmi
donnait lieu à de véritables spectacles. La densité de la fécule les motifs les plus souvent retenus par les autochromistes 3 .
de pomme de terre apportait à l’apparition de l’image et à sa C’est à ce dernier registre, celui des vues d’Orient ou d’un
disparation une temporalité et une profondeur qui ajoutaient à la univers orientaliste, qu’appartiennent, pour une part, les vues
séduction colorée du procédé. Le succès de ce procédé pendant autochromes réalisées au Maroc. La densité profonde de leurs
près de trente ans, jusqu’à l’invention du film couleurs par Kodak, ciels bleus évoque la vibration lumineuse des peintures. Les
est ainsi tout à fait compréhensible, malgré l’habileté qu’exigeait subtiles variations colorées du paysage, qui avaient tant séduit
l’invention nouvelle et malgré les défauts inhérents à l’image les artistes – Delacroix notamment, lequel, en 1832, avait noté
unique, qui ne permettait pas la reproduction directe sur papier 1 . avec soin toutes les nuances des collines, des arbres, des
La plaque autochrome obligeait à revenir aux usages des tout rochers qu’il observait –, pouvaient enfin être reproduites par
premiers photographes ; à l’heure de l’instantané, le procédé la photographie. Comme l’Algérie, le Maroc fut, dès le début
rallongeait les temps de pose, contraignant les opérateurs des années 1850, un sujet apprécié des voyageurs photographes.
fig. 3
à composer leur image préalablement à la prise de vue. L’effet Relativement proche par le bateau, il offrait aux Européens
Jean-Léon Gérôme, Le Charmeur de serpents au Caire, 1880. Williamstown (Mass.), The Sterling and Francine Clark Art Institute, inv. 1955.51
pictural, déjà favorisé par la couleur, était amplifié par cette une vision accessible d’un imaginaire orientaliste, nourri par
nécessité de créer une image précisément réglée, sélectionnée la littérature et la peinture. Gustave de Beaucorps (1825-1906),
avec soin par son auteur. Le modèle de la peinture était ainsi membre de la Société française de photographie, photographia
sous-jacent, aussi bien pour ce qui est de l’équilibre de la ainsi les côtes algériennes et marocaines. Henry Sauvaire (1831-
composition que du choix du sujet. La pratique de l’autochrome 1896), consul de France à Tanger après avoir séjourné à Beyrouth,
s’accompagna en effet souvent d’un désir de virtuosité 2 . La pratiqua la photographie en amateur doué. Malgré le talent avec
dextérité des photographes cherchait à s’exprimer au-delà de lequel il maîtrisait les valeurs lumineuses, il fut contraint par
66 la seule représentation en couleurs de la réalité ; ils souhaitaient les procédés de son temps à obtenir des images d’où la couleur, 67
qualité première et implicite de l’atmosphère marocaine aux yeux encourageait le respect et les relations pacifiques entre de monuments. Ses photographies laissent transparaître une

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de la plupart des créateurs, était absente [fig. 1 et 2]. Les plaques les peuples. Il craignait aussi que les mutations techniques attention au détail, un désir scrupuleux de mieux cerner l’état de
autochromes présentées dans cette exposition offrent de montrer et industrielles n’entraînent une disparition des cultures tradi - l’édifice reproduit. Précieux témoignages des monuments avant
le Maroc en couleurs, tel qu’il fut saisi pour la première fois, tionnelles. Il écrivit ainsi en 1912, au moment du lancement de leur restauration ou leur transformation au cours du X X e siècle,
au tout début du X X e siècle. La beauté rayonnante des carreaux son projet : « La photographie stéréoscopique, les projections, elles sont également, grâce à la couleur de l’autochrome, fidèles
de céramique recouvrant l’architecture acquérait, sur la plaque le cinématographe surtout, voilà ce que je voudrais voir fonction - à la vision poétique de ce beau pays où artistes et écrivains
autochrome, le lustre que leur donna Jean-Léon Gérôme dans ses ner en grand afin de fixer une fois pour toutes des aspects, des vinrent chercher l’émotion colorée pure, la vibration lumineuse
toiles orientalistes [fig. 3]. Grâce à la générosité des collections pratiques et des modes de l’activité humaine, dont la disparition des paysages et de l’architecture 6 .
publiques et privées, les œuvres de quatre des plus distingués fatale n’est plus qu’une question de temps. » Sur les conseils
autochromistes ayant travaillé en Afrique du Nord, Gabriel Veyre, d’Emmanuel de Margerie, il confia son entreprise extraordinaire
Stéphane Passet, Georges Chevalier et Lucien Roy, sont ainsi au géographe Jean Brunhes (1869-1930), qui avait publié en 1910
mises en valeur. Le concours du musée Albert-Kahn à Boulogne son œuvre capitale, La Géographie humaine. Le rôle de Brunhes
– l’une des collections d’autochromes les plus importantes –, dans la mise en œuvre des Archives de la planète fut sans aucun
de la Médiathèque du patrimoine à Paris, du musée Nicéphore doute crucial ; il offrit à chacun des opérateurs, photographes
Niépce à Chalon-sur-Saône et des héritiers de Gabriel Veyre et cinéastes, un exemplaire de son livre et leur demanda de
a été précieux et essentiel. suivre une procédure stricte afin de référencer les images. Son
Gabriel Veyre (1871-1936), pharmacien de formation, but était de constituer une « vue raisonnée » de la surface de
embauché dès 1895 par les frères Lumière comme opérateur du la terre, de traduire en mots et en images le travail du géographe.
cinématographe, s’installa au Maroc en 1901 pour initier le jeune Il préférait la photographie aux croquis. Le choix de l’autochrome
sultan Moulay Abd el Aziz à la photographie. « Je me reposais se justi-fiait certainement par le désir de reproduire les paysages
au bord du Rhône, écrit-il, lorsque j’appris qu’on cherchait un et leurs habitants en couleurs ; Brunhes utilisa également très
homme, un ingénieur à même d’enseigner au sultan du Maroc fréquemment les plaques réalisées pour illustrer ses cours
tout d’abord la photographie, dont il s’était épris, puis de l’initier, au Collège de France 5 .
si besoin, aux plus récentes découvertes modernes […]. L’occa - Stéphane Passet (1875 – ?), militaire de formation, fut engagé
sion était excellente de voir un pays nouveau, plus mystérieux en 1912 pour les Archives de la planète. Après la Chine et la
et plus fermé encore que tous ceux que j’avais parcourus jusque- Turquie, il se rendit au Maroc au tournant de 1912 à 1913. Après
là. Ma candidature fut posée. On m’agréa 4 . » Le Maroc fut, grâce la guerre, il mit son sens de la représentation, son intérêt pour
à Veyre qui utilisa le procédé avant sa commercialisation, l’une la narration et l’observation humaine au service des deux films
des régions du monde le plus tôt reproduites par les couleurs en relief qu’il tourna, La Belle au bois dormant et La Damnation
de l’autochrome. Veyre s’installa ensuite, en 1908, à Casablanca, de Faust.
où il se dédia à plusieurs activités industrielles et commerciales. Georges Chevalier (1882-1967) entra en 1913 aux Archives
En 1935, il réalisa un reportage photographique au Maroc, utili - de la planète. Il se rendit au Maroc au milieu des années 1920.
sant toujours l’autochrome dont il fut un des opérateurs les plus Son intérêt passionné pour le projet de Kahn, comme son talent
doués [fig. 4]. Sa connaissance du pays, de la cour du sultan d’autochromiste, l’amenèrent à sauver le projet après la faillite
aux étroites ruelles de la médina de Marrakech, son goût pour de son instigateur, poursuivant le développement des plaques
l’architecture marocaine, son attention à la population, lui qui n’avaient pas été traitées. Il fut officiellement responsable
permirent de dresser un portrait sensible du Maroc, à la fois de la collection au sein du département de la Seine, nouveau
actuel et légendaire, poétique, vibrant de luminosité colorée. propriétaire des archives Kahn.
L’autochrome fut au cœur du projet ambitieux d’Albert Kahn Lucien Roy (1850-1941) était architecte en chef des Monuments
(1860-1940), les Archives de la planète, « sorte d’inventaire historiques. Membre de la Société française d’archéologie,
photographique de la surface du globe occupée ». Animé par un il mit son intérêt pour la photographie au service de ses études
idéal de paix universelle, l’homme d’affaires d’origine alsacienne architecturales. Il se rendit au Maroc en 1913, où il réalisa
68 était convaincu que la connaissance des cultures étrangères plusieurs grandes plaques autochromes de paysages et de vues
fig. 4
Gabriel Veyre, Autoportrait à Dar Bou Azza, 1935.
Chalon-sur-Saône, fondation Gabriel-Veyre, collection en dépôt au musée Nicéphore Niépce
Au cœur des
trésors chrétiens
Des tissus de soie et des boîtes luxueuses
en ivoire et en métal ont été produites
dans les ateliers des empires almoravide,
almohade et mérinide. Ces œuvres
ne se sont que très rarement conservées
au Maghreb. Elles sont en revanche
nombreuses dans les trésors d’églises
et les tombeaux des rois de la péninsule
Ibérique. Leur parcours, depuis les ateliers
généralement situés au sud de l’Espagne
jusqu’à ces conservatoires exceptionnels,
est difficile à retracer, mais riche
d’enseignements.

70 71
Détail de la chasuble dite « suaire de saint Exupère » [cat. 9]
G W E N A Ë L L E F E L L I N G E R

par le « regard sanctifiant » qui les associe aux reliques 4 . Parmi Le coffret de Saint-Servais présente, quant à lui, un élément de suaire de saint Exupère [cat. 9] et conservée dans le trésor

AU CŒUR DES TRÉSORS CHRÉTIENS


celles-ci, les objets d’art andalous furent particulièrement rapporté, probablement en contexte chrétien : sur son couvercle de la basilique Saint-Sernin de Toulouse en est un exemple.
nombreux. Commerce, échanges diplomatiques, pillages ou a été ajouté un élément métallique en forme de poisson. Cela Elle servit à envelopper les reliques du saint 22 avant d’être
conquêtes sont généralement évoqués pour rendre compte tendrait à indiquer qu’il servait plutôt, à l’origine, à conserver consi dérée comme aussi précieuse que les reliques elles-
de leur arrivée dans les trésors occidentaux. Mais leur trans - des eulogies, car le poisson est une image de l’eucharistie. mêmes. Ce phénomène entraîne parfois le développement
mission s’explique aussi par bien d’autres phénomènes. Il a pu ultérieurement être remployé en reliquaire. La boîte de dévotions particulières. On prêtait ainsi au manteau de
Il est, en premier lieu, frappant de constater la variété des circu laire en ivoire provenant de l’abbaye de Caunes-Minervois, la Vierge de Thuir [cat. 13] des vertus prophylactiques, si bien
œuvres originaires du Maghreb ou d’Espagne islamique dans dans l’Aude [cat. 4], eut le même usage. Elle conserve peut-être que les femmesen couches se devaient d’en garder un fragment
« Materiam superabat opus 1 » : œuvres les trésors. Certains matériaux n’y sont guère fréquents et aussi, par ailleurs, les restes d’un mécanisme similaire à celui avec elle. La chasuble conservée à Provins et réputée avoir
andalouses et maghrébines dans les trésors l’on ne connaît, par exemple, que peu d’exemples d’objets qui fait la particularité du coffret de Maastricht, une ingénieuse appartenu à saint Edme, mort en 1242 [cat. 17], devint également
d’église médiévaux ( X I e –X I V e siècle) métalliques. La boîte provenant du trésor de Saint-Marc de Rome serrure à combinaison. La présence de ces mécanismes une relique par destination. Le cas des reliques de ce dernier est
Le trésor, terme évocateur de la préciosité et de la rareté de son [cat. 3] aurait ainsi servi de reliquaire à un fragment du corps complexes explique en partie leur remploi : merveille produite emblé matique, car le développement de leur culte est encouragé
contenu, est, dans l’église, intimement lié à la liturgie chrétienne du pape Marc, devenu saint 5 , sans que l’on puisse déterminer par l’esprit humain, protection supplémentaire du contenu, en France pour des raisons politiques liées à la rivalité franco-
et à ses évolutions: depuis l’époque carolingienne en effet, quand eut lieu cette translation. On la rapproche parfois d’une la serrure ajoute en préciosité à l’objet, qui peut ainsi sans anglaise, puis à la guerre de Cent Ans.
la pompe et le faste sont destinés à refléter la gloire divine 2 . pyxide [cat. 2], dont l’arrivée, au sein du trésor de l’église de peine s’intégrer au trésor 15 . Le remploi d’objets précieux hispano-mauresques s’explique
Investi de pouvoirs symboliques, image de la puissance du clergé la Très Sainte Vierge Annonciatrice d’Arezzo, construite au milieu Outre les objets mobiliers, les tissus occupent une place toute avant tout par le contexte politique médiéval. Alphonse VIII
et de ses riches donateurs, le trésor assure une communication du XIVe siècle, reste encore mystérieuse 6 . Ce réceptacle avait particulière au sein des églises. Depuis le haut Moyen Âge, les offre ainsi au monastère de Las Huelgas, à Burgos, l’étendard
efficace entre le Ciel et la terre et sert de support à l’intercession probablement pour fonction de recueillir les eulogies, hosties textiles islamiques font l’objet d’un commerce à grande échelle dit de la bataille de Las Navas de Tolosa, en 1212 23 . Les bannières
des saints. Sa renommée peut dépasser les frontières 3 . Tout consacrées surnuméraires que l’on plaçait dans le tabernacle. autour de la Méditerranée. La situation géographique et les liens mérinides saisies à la bataille du Río Salado, en 1340 [cat. 330],
particulièrement lié au développement du culte des reliques, L’emploi de ces objets dorés et brillants peut s’expliquer par commerciaux de la péninsule Ibérique avec l’Occident expliquent sont également offertes en ex-voto à la cathédrale de Tolède.
le trésor participe au rayonnement de l’église à laquelle il leur aspect proche de l’or, qu’ils remplacent à moindres frais. le très grand nombre de tissus hispano-mauresques présents
appartient en attirant les pèlerins. Il abrite enfin des curiosités, Pourtant, ces boîtes restent des témoignages isolés 7 , quand dans l’Europe médiévale 16 . L’Espagne produit les tissus les plus
éléments naturels ou étrangers, toujours étonnants, transformés d’autres matériaux sont privilégiés 8 . fins et les plus réputés 17 , qui répondent à la demande nobiliaire.
À l’inverse, les coffrets d’ivoire espagnols se retrouvent Le vêtement, au Moyen Âge, marque en effet la différence sociale
très fréquemment dans les trésors. Ce matériau, très recherché et son usage relève de codifications précises. Dans les églises,
au Moyen Âge en raison de sa couleur blanche et de son aspect le tissu participe au faste de la liturgie, à une période où les
crémeux, est associé à la Vierge, à la sainteté et à la vérité 9 . couleurs ne sont pas encore codifiées 18 . On l’emploie pour
Il est travaillé aussi bien dans la péninsule Ibérique ou en Sicile des vêtements, comme les chasubles, ou pour les ornements,
que dans l’Europe chrétienne. Jusqu’à la fin du XIIe siècle, le blanc les étoles et les manipules. Dans le rituel chrétien, le tissu protège
est également la couleur des martyrs 10 . Il n’est donc guère ce avec quoi il est en contact, il marque son intégration au sein
étonnant de trouver des coffrets d’ivoire andalous contenant de l’Église 19 . Aussi, lors des translations de reliques, est-il très
plus particulièrement des reliques de saints martyrs. C’est fréquent de protéger ces dernières, avant leur installation dans
le cas du coffret de la cathédrale Saint-Servais à Maastricht, de nouvelles châsses, au moyen de tissus précieux. Le trésor
réputé avoir conservé les reliques de saint Amor 11 [fig. 1], ou de la cathédrale de Sens en conserve de nombreux exemples,
de celui de la cathédrale de Bayeux, qui recueillit, du moins qui tapissaient les anciens reliquaires 20 . Le tissu aux lions [cat. 14]
à partir du XVIe siècle, la chasuble, l’étole et la manipule de saint provient ainsi de la châsse de saint Léon, évêque de Sens mort
Regnobert 12 . Tous deux sont probablement originaires d’Espagne en 541, dont les reliques étaient conservées depuis le I X e siècle
et datables des X I I e - X I I I e siècles 13 . Le coffret de Bayeux, ainsi dans l’abbaye Saint-Pierre-le-Vif. Il est possible que le tissu
qu’un autre exemplaire presque identique conservé dans le trésor ait servi lors d’une translation organisée par l’abbé Geoffroy
de la cathédrale de Coire, en Suisse 14 , présente un travail très de Montigny au milieu du X I I I e siècle 21 .
particulier : les plaquettes d’ivoire y sont simplement polies Peu à peu, les tissus protecteurs s’imprègnent de la sainteté
et assemblées par de grosses ferrures métalliques mettant des reliques qu’ils entourent, jusqu’à être considérés comme
72 en valeur la pureté du matériau. des reliques secondaires. La chasuble connue sous le nom
fig. 1 fig. 2
Coffret à combinaison, Espagne (?), vers 1200. Tissu à décor d’aigle, trouvé dans le reliquaire de sainte Librada, cathédrale de Sigüenza (Espagne), avant 1147.
Maastricht, trésor de la cathédrale Saint-Servais Cleveland, Cleveland Museum of Art, inv. 1952.15
2
Pyxide
Al-Andalus ou Maroc Mudas du Palazzo Vescovile, à Arezzo, où elle a été
1 re moitié du X I V e siècle (?) déposée, elle provient du trésor de l’église de la Très Sainte
alliage de cuivre probablement doré, décor gravé Vierge Annonciatrice de cette même ville 5 . Or celle-ci
H . 7,2 cm ; D . 6,7 cm ne fut construite qu’à partir de 1354. Il est vraisemblable,
Symbole de la défaite de l’ennemi, elles y sont présentées La fondation, à Las Huelgas ou à Oña, de véritables panthéons

AU CŒUR DES TRÉSORS CHRÉTIENS


inscription étant donné l’excellent état de conservation de l’objet,
dans la nef. Certains remplois sont également intimement liés royaux, témoigne aussi de cette affirmation politique. Principaux autour du couvercle que ce dernier soit parvenu en ce lieu peu après sa création
et qu’il date donc de la première moitié du X I V e siècle.
à la « Reconquista » de la péninsule Ibérique. Ainsi, les reliques conservatoires de tissus hispano-mauresques, ces nécropoles
« … La félicité et la prospérité… » En revanche, l’absence d’études précises permettant
des martyrs Alodia et Nunilo de Cordoue sont installées dans dynastiques nous ont transmis de nombreux fragments, provenant dans le médaillon de distinguer les productions métalliques nasrides des
un coffret d’ivoire d’époque amiride, au monastère de Leyre, tant de vêtements que du mobilier funéraire, des coussins, des productions mérinides ne permet pas de trancher quant
« … La félicité… » à son origine précise.
près de Pampelune 24 , tandis que celles de sainte Librada furent couvertures ou des doublures de cercueil 25 . Au monastère de GF
historique
entourées de tissus pillés par Alphonse VII à Almería en 1147 Las Huelgas, créé par Alphonse VIII de Castille (r. 1158-1214), Arezzo (Italie), trésor de l’église de la Très Sainte Vierge bibliographie et expositions
[fig. 2]. Ces saintes reflètent l’idéologie de la « Reconquête » : près de Burgos, la conservation des tissus est liée à la pratique Annonciatrice Scerrato, 1966, p. 84 et pl. 35 ; Gabrieli, 1983, p. 93 ;
Gennaioli, 2007.
jeunes filles pures, elles furent exécutées par les musulmans de l’inhumation habillée, qui accompagne la ritualisation de Arezzo (Italie), Palazzo Vescovile, musée Mudas, dépôt
Sans inv.
pour avoir refusé d’abjurer leur foi. Politique et piété sont ainsi la mort du souverain, dont le corps embaumé est exposé plusieurs
Cette petite boîte cylindrique présente essentiellement
étroitement mêlées au Moyen Âge. jours avant sa mise en terre 26 . Dans ce rituel de perpétuation
un décor épigraphique et floral. Au centre du couvercle,
de la monarchie, l’importance des tissus hispano-mauresques en revanche, apparaît un motif central géométrique,
ne peut être un hasard. Si le mobilier funéraire participe, certes, partiellement caché par les ferrures. Sur son pourtour court
une suite de vœux. La panse est occupée par des médaillons
de l’apparat et du confort posthume du souverain 27 , l’abondant
contenant d’autres inscriptions en miroir et alternant
emploi de tissus provenant du camp des vaincus est aussi avec un décor de palmettes se détachant sur un fond de
l’affirmation éclatante du triomphe des souverains catholiques. hachures. La disposition en miroir des lettres composant
une arcature en forme d’accolade est fréquente sur les
La proclamation de la supériorité des chrétiens sur
œuvres du X I V e siècle dans la péninsule Ibérique comme
les « Maures 28 » à travers les spolia n’est pas l’apanage des au Maroc. On la retrouve par exemple, accompagnée
souverains ibériques : elle apparaît aussi à travers le modeste de palmettes bifides, dans le décor de bois de la madrasa
al-Djadida de Ceuta, construite sur l’ordre de Abu al-Hasan
remploi et la christianisation d’œuvres dans l’Europe entière, (r. 1331-1351) le Mérinide, ou sur des poutres de bois
depuis les petits coffrets jusqu’au griffon monumental de la conservées au musée du Batha à Fès [cat. 282]. Mais on
peut aussi la rapprocher de décors de stuc de l’Alhambra
cathédrale de Pise 29 [cat. 151], dont la construction commémore
de Grenade. Sur ces derniers, le décor est traité en
les raids victorieux menés contre les côtes des Baléares ou plusieurs plans. Le fond hachuré des médaillons de la boîte
d’Espagne 30 . Quant au fabuleux trésor de l’abbaye de Saint-Denis, en métal, contrastant avec les inscriptions en aplat, produit
un effet similaire. L’épigraphie nouée évoque également
pensé et développé par l’abbé Suger (1081-1151) comme symbole
fortement les inscriptions de ces mêmes stucs, notamment
de la liturgie chrétienne, mais aussi de la monarchie française, ceux des panneaux des bains de Comarès, datables des
il abritait également des œuvres qui transitèrent par la péninsule années 1330-1350 1 . Enfin, d’autres éléments se retrouvent
sur des œuvres de la même période : la tresse courant
Ibérique. La plus célèbre d’entre elles est le vase d’Aliénor [fig. 3],
en partie haute et basse de la panse est ainsi visible sur
dont la monture indique le cheminement, depuis un souverain une série de boîtes cylindriques en ivoire, dont l’attribution
musulman jusqu’au don à Suger 31 . Dans ce qui fut pensé comme reste disputée entre l’Espagne et l’Égypte du X I V e siècle 2 .
Enfin, le mélange entre épigraphie cursive et anguleuse,
le trésor exemplaire d’une abbaye vouée à la protection du entre écriture fleurie et tressée, est également caracté -
royaume, ce vase christianisé, consacré aux saints martyrs, ristique de cette période. On le retrouve ainsi fréquemment
à l’Alhambra, mais aussi dans les madrasas mérinides
est l’exemple de l’assimilation d’une œuvre originaire d’un
de Meknès et de Fès.
monde étranger, transcendée par la chrétienté médiévale. Le profil de cette boîte rappelle, en outre, une production
Objets précieux et chatoyants, oblations somptuaires, d’ivoires peints. Plusieurs pyxides de ce type, notamment
deux boîtes conservées à l’Instituto Valencia de Don Juan
créations précieuses de main d’homme, les artefacts hispano-
à Madrid, sont considérées comme nasrides 3 . Elles
arabes remployés dans les trésors médiévaux de l’Europe présentent le même couvercle plat, la même panse ornée
chrétienne véhiculent bien des symboles. Participant à l’apparat de petits anneaux et un système de charnières en alliage
de cuivre très proche de celui de notre boîte. On retrouve
liturgique, ils gardent mémoire de leur origine, que leur nouvel
également ce système de ferrures et d’anneaux sur d’autres
usage ne tend pas toujours à effacer. Dans cette « collection boîtes d’époque nasride, comme la boîte en bois incrustée
sans collectionneur 32 » qu’est le trésor médiéval, ils échappent d’ivoire conservée au Metropolitan Museum à New York 4 .
Cette datation est rendue particulièrement cohérente
en grande partie aux échanges économiques, nous permettant par les quelques éléments historiques dont nous disposons.
74 aujourd’hui de les apprécier dans la multiplicité de leurs facettes. En effet, si la boîte est aujourd’hui conservée au musée 75
fig. 3
« Vase d’Aliénor », Iran, V I e – V I I e siècle (?) (cristal), Saint-Denis, avant 1147 (monture),
décor enrichi au X I I I e – X I V e siècle. Paris, musée du Louvre, département des Objets d’art,
inv. MR 340
3 4
Boîte piriforme Boîte à décor animalier
Al-Andalus Al-Andalus ferrure à pène est rectangulaire et ne correspond
X I I e – X I I I e siècle (?) X I e – X I I e siècle donc pas aux deux éléments aujourd’hui en place,
alliage de cuivre, décor embossé, gravé et incisé ivoire et cuivre doré de forme lancéolée.
H . 22 cm H . 8 cm ; D . 12 cm Enfin, la platine métallique surmontant le couvercle

AU CŒUR DES TRÉSORS CHRÉTIENS


Rome (Italie), trésor de l’église Saint-Marc inscription conduit également à s’interroger : sur ce disque devaient
à la base de la boîte être rivetés deux ou quatre éléments aujourd’hui disparus 4 .
Cette petite boîte présente un profil rare en forme de poire, S’agirait-il du reste d’une serrure à combinaison 5 ?
une technique de décor par embossage peu répandue « Bénédiction totale et bien-être complet » Cette hypothèse expliquerait le double cerne visible
et des motifs également peu courants sur ce type d’objet. sur ce disque, lequel ménage un espace où auraient
Aucune autre œuvre ne lui est comparable. Plusieurs signature gravée sur le dos d’un animal , pu se trouver inscrites les lettres permettant d’ouvrir
traits évoquent cependant les productions andalouses à gauche de l’une des rosettes métalliques et de fermer la boîte 6 .
ou maghrébines : les arcatures entrecroisées évoquant La boîte est censée être apparue dans l’inventaire
le décor de sebka des X I I e - X I I I e siècles, le mélange « De la main de Burd b. Nuwas » du trésor de l’abbaye de Caunes-Minervois, dressé
d’inscriptions cursives et anguleuses, le système de historique à l’occasion du passage de cette dernière sous la tutelle
ferrures proche de celui de boîtes de bois et d’ivoire 1 Caunes-Minervois (Aude, France), des Mauristes 7 . Mais la description de l’inventaire est
sont autant d’éléments que l’on retrouve fréquemment trésor de l’abbaye Saint-Pierre-Saint-Paul si succincte que l’on ne peut tenir cette information pour
sur les œuvres mobilières de l’Occident islamique. certaine. En effet, si une « petite boîte d’ivoire » contenant
Cannes-Minervois (France), trésor de la cathédrale
Enfin, le style, la coiffure et la posture des personnages Saint-Michel de Carcassonne
des parcelles de reliques est bien inventoriée, aucun détail
rappellent le seul manuscrit illustré andalou conservé, une inv. 4OM831, classée monument historique le 2 octobre 1906
supplémentaire ne vient enrichir la description 8 . L’arrivée
histoire de Bayad et Riyad 2 , autant que celui des peintures de l’objet dans le trésor s’expliquerait cependant aisément,
de la chapelle palatine de Palerme 3 . Un dernier élément Cette curieuse petite boîte présente un décor animalier dans la mesure où l’abbaye fut placée, au X I e siècle, sous
semble troublant : le couvercle est traité d’une manière organisé en deux registres : l’un court sur le couvercle la tutelle des comtes de Barcelone, puis, au X I I e siècle,
toute particulière. Il est, en effet, orné d’un gros bouton de et est souligné par une tresse, le second, sous une seconde sous celle des vicomtes de Béziers, liés aux souverains
préhension en forme de corolle, qui rappelle étrangement tresse, occupe la panse. Les animaux, des gazelles, des aragonais. Ces derniers en enrichirent le trésor de Caunes
les clous des portes de la mosquée al-Qarawiyyin de Fès, félins et des paons, se détachent sur un fond de rinceaux et auraient pu offrir, parmi d’autres œuvres d’art hispano-
datées de 1136 [cat. 1 et 113]. Cet indice pourrait indiquer refendus. Leur style, qui évoque des productions arabes, ce petit coffret énigmatique.
une production du X I I e siècle ou légèrement espagnoles des X I e et X I I e siècles, a été comparé à celui GF /RD

plus tardive. du coffret de Zamora, conservé à Madrid et attribué au bibliographie et expositions


X I e siècle, notamment en raison du traitement du pelage Sicard, 1932 ; Kühnel, 1971, n o 141, pl. CXII ;
GF

bibliographie et expositions des animaux au moyen de petites hachures 1 . Certaines Makariou, 2004, p. 76-77 ; Galán y Galindo, 2005, p. 90-91.
Gabrieli et Scerrato, 1985, n o 499. plaquettes du coffret dit de « Las Bienaventurenzas », Carcassonne, 1935, n o 116 ; Paris, 1965, n o 591, p. 327,
Venise, 1993-1994, p. 121-122. datables de la seconde moitié du X I e siècle 2 , présentent pl. 5 ; Carcassonne, 1993, n o 48 p. 144-145 ; Paris, 2005,
cette même caractéristique, bien que le traitement des n o 117, p. 169.
motifs végétaux ornant le fond y soit bien plus soigné, de
même qu’une petite plaquette trouvée en fouille à Silves 3 .
Sur cette dernière, probablement également du X I e siècle,
l’échelle des animaux et l’effet de contrainte par le cadre
qui en découle rappellent singulièrement notre petite boîte.
Mais cette dernière présente d’autres caractéristiques
particulières. Sa forme, presque sphérique et légèrement
aplatie en partie supérieure et inférieure, est sans équi -
valent. Son couvercle est percé d’un orifice circulaire
fermé par une plaquette de métal. Deux petits anneaux,
sur le côté, permettaient de limiter l’amplitude d’ouver -
ture du couvercle. La base est aujourd’hui manquante.
En partie basse court une inscription en caractères
angu leux, dont certaines lettres sont tronquées par
la cassure. Il s’agit d’une suite de vœux. Son emplacement
est curieux : à supposer que la base de la boîte ait été
plate, l’épigraphie ne devait guère être lisible. Il est
donc possible qu’un élément de forme inconnue l’ait
maintenue à hauteur, de manière à ce que l’on puisse
la voir.
L’ensemble présente par ailleurs des signes de
remaniement ultérieur difficiles à interpréter. Les
ferrures, vraisemblablement, ont été changées. En effet,
les pentures des ivoires ibériques ont généralement
des emplacements réservés dans le décor d’ivoire.
Or, à l’arrière de cette boîte, les pentures de charnière
paraissent n’en avoir aucun, ce qui laisse penser
qu’elles ont peut-être été ajoutées par la suite.
76 De plus, sur le couvercle, l’espace réservé pour une 77
5
Coffret octogonal Les coffrets de tabletterie sous les dynasties berbères
Al-Andalus d’une autre église troyenne, comme la collégiale Saint- par exemple, est très particulière. Elle se retrouve toutefois
X I I I e – X I V e siècle Étienne, ou d’une abbaye environnante, telle Notre-Dame- dans d’autres inscriptions, notamment sur un coffret L’étude des ivoires de la péninsule Ibérique s’est nouveau regard doit désormais être posé sur cet
ivoire, décor ajouré aux-Nonnains ou encore Clairvaux 1 . En 1861, la boîte est provenant de la cathédrale de Zamora, actuellement concentrée sur les coffrets en plein ivoire riche- ensemble de pièces.
H . 18,8 ; D . base 20,5 cm précisément décrite dans le Portefeuille archéologique conservé à Palma de Majorque et attribué au X I I I e siècle 5 ment sculptés, souvent signés et datés, exécutés Une première approche consiste à revoir
inscription de la Champagne 2 . Les plaques d’ivoire étaient alors fixées [cat. 8]. On peut également la trouver sur les alicatados
à Madinat al-Zahra’ et probablement Cordoue l’identification souvent erronée des matériaux qui
première plaquette sur une âme octogonale en chêne recouverte d’une feuille du Cuarto Real de Santo Domingo à Grenade, datables
de cuivre doré, à l’intérieur tapissé de soie rouge. Leur du règne du sultan nasride Muhammad II (1273-1302). pour la période califale, et à Cuenca pour la composent ces coffrets de tabletterie, qui s’avè-
« Toi qui libères du besoin tout... » décor ajouré laissait apparaître la feuille métallique. Par ailleurs, l’emploi du cursif indique que notre objet période des Taifas. La survivance du travail de rent être en os ou en bois de cervidés 8 plutôt
La fermeture, aujourd’hui disparue, était constituée ne peut être antérieur à la période almohade 6 . l’ivoire dans la péninsule Ibérique sous domina- qu’en ivoire. Accessible à l’époque par les routes
seconde plaquette , comportant d’une « serrure en bronze doré, entourée d’une plaque de Le décor végétal raffiné de ce coffret est sans équivalent. tion des dynasties berbères a été peu étudiée, commerciales de l’Afrique de l’Ouest, l’ivoire était
les réserves des ferrures vermeil à rinceaux de feuillages et exécutée au repoussé 3 ». Les plaques ajourées du coffret rectangulaire de Lyon
et un certain flou entoure les œuvres en os, de peut-être employé pour d’autres productions
(?)
) ? ( […] En l’absence de couvercle, l’auteur attribue au coffret [cat. 6] s’en approchent un peu par leur compo sition, bien
facture plus sobre, pourtant recensées depuis le luxueuses qui restent à attribuer à cette période.
« Et pour un roi que l’on craint (?) » une origine byzantine et l’englobe, à tort, dans le butin que le travail des palmettes, dont les détails sont peints et
rapporté de Constantinople par les croisés. Les éléments non gravés, soit sensiblement différent. début du XXe siècle 1 . Les coffrets à décors peints D’autre part, l’absence de coffrets conservés
historique
Troyes (France), cathédrale Saint-Pierre du couvercle, qui ont réintégré le coffret avant 1894, Le coffret, aujourd’hui disparu, provenant de la cathédrale et la technique du placage sur une âme de bois entiers ou de fragments trouvés en fouille au
portent, sur le pourtour, une inscription très partielle, dont de Burgo de Osma présente le même type de décor de ont été attribués à des ateliers de Sicile ou de Maroc donne la vision, sans doute à nuancer, d’un
inv. Hany n o 62, classé monument historique le 15 septembre 1894
le texte subsistant n’est pas continu. L’épigraphie cursive, palmettes ajourées que celui de Lyon, de moindre qualité. l’Espagne nasride. Leurs inscriptions, des eulo- savoir-faire circonscrit à la péninsule Ibérique,
nettement occidentale, est d’une lecture très complexe. Mais le fait que ces coffrets soient constitués en majorité
gies répétitives, ne permettent cependant ni de où la tradition du travail de l’ivoire et de ses imita-
Ce coffret d’ivoire plaqué fait aujourd’hui partie du trésor On peut cependant déchiffrer l’extrait d’une invocation, de petites plaquettes d’os peint, et non d’ivoire, ne permet
de la cathédrale de Troyes. Ce trésor fut richement doté ainsi, que le mot mulk (« royaume ») ou malik (« roi ») suivi pas de pousser la comparaison, d’autant que les plaquettes les dater ni de les associer à un lieu de produc- tions existait depuis longtemps. Cependant, les
par les comtes de Champagne, qui rapportèrent d’Orient d’un qualificatif qui reste encore difficile à déchiffrer 4 . ajourées de la boîte du trésor de Troyes sont, au contraire, tion. Dans ce contexte, les données de fouilles matières premières circulaient, comme en
de nombreuses reliques, notamment après la quatrième Ces difficultés de lecture s’expliquent par la graphie de dimensions imposantes. récentes apportent un nouvel éclairage et invitent témoigne le bois de cèdre du Rif marocain 9 qui
croisade et la prise de Constantinople, en 1204. Mais notre défective et l’absence de proportion des lettres, mais aussi La grandeur du coffret est particulièrement frappante, à reconsidérer un ensemble de coffrets en os compose l’âme du coffret de Lyon [cat. 6].
coffret n’appartenait vraisemblablement pas au trésor par la disposition décorative de ces dernières. La forme ainsi que sa forme. D’autres coffrets octogonaux sont
plaqué et peint. Les coffrets de Lyon [cat. 6], L’utilisation de plaquettes rectangulaires de
de la cathédrale avant la Révolution. Il pourrait provenir de la ligature du et du sur la première plaquette, connus dans l’Occident islamique. Une série de boîtes
du Victoria and Albert Museum à Londres [cat. 7] et 1 ou 2 mm d’épaisseur, de longueur variable mais
ornées d’un décor de micro-marqueterie présente des types
similaires 7 . Dans deux d’entre elles, en bois, sont insérées du trésor de la cathédrale de Zamora en Espagne de largeur assez constante, comprise entre 1 et
des plaquettes d’ivoire ajouré 8 . Leur décor géométrique [cat. 8] peuvent en effet être rapprochés des 2 cm, évoque une standardisation de la forme des
les rapproche d’une série de pyxides en ivoire à décor éléments mis au jour sur des sites occupés par coffrets. Tous sont rectangulaires, généralement
également percé, dont certaines présentent une mise les Almoravides et les Almohades dans le sud à couvercle taluté 10 , et quelques-uns comportent
en page avec une tresse en partie basse proche de ce que
de l’Espagne et du Portugal. Ces découvertes de petits pieds globulaires [cat. 7]. Boîte et cou-
l’on observe sur le coffret de Troyes 9 . L’origine de cet
ensemble est aujourd’hui discutée : la graphie présente archéologiques consistent en plaquettes d’os vercle sont articulés par des ferrures de cuivre
sur certaines boîtes évoque une production espagnole, taillées, polies et parfois ornées de décors peints : doré longues et fines qui se terminent par une
tandis qu’une seule, aujourd’hui disparue, porterait le nom trois petits ensembles de cinq, six et dix pla- pointe lancéolée. Elles semblent souvent dispro-
d’un sultan mamelouk 10 . Tous ces objets sont attribués quettes à Moura 2 , Tavira 3 et Silves 4 (Portugal), portionnées par rapport à la taille du coffret et
au X I I I e ou au X I V e siècle. Le travail d’ajour de l’ivoire peut
vingt plaquettes appartenant à un même objet chevauchent le décor, ce qui a pu faire penser à
aussi se comparer à celui qui est pratiqué sur le métal
à Alarcos 5 (Espagne), environ deux cents pla- un ajout postérieur. Les fouilles d’Albalat ont
depuis l’époque almohade : on trouve des décors végétaux
similaires à ceux de cette boîte sur les lustres almohades quettes à Mértola 6 (Portugal) et les éléments d’un au contraire révélé la présence de semblables
de la mosquée al-Qarawiyyin de Fès [cat. 190], mais aussi coffret à couvercle taluté à Albalat 7 (Espagne). Un ferrures associées à un coffret trouvé dans un
sur des lampes d’époque nasride 11 .
La grande taille des plaquettes d’ivoire de la boîte
de Troyes suppose un approvisionnement aisé en matière
première de qualité, ce qui incite à y voir une production de
grand luxe. De même, le raffinement de son décor montre
que l’objet fut fabriqué dans un atelier où les techniques
décoratives d’ajour étaient parfaitement maîtrisées.
Ce coffret, d’une qualité exceptionnelle, fut très
probablement une somptueuse commande princière.
RD /GF

bibliographie et expositions
Gaussen, 1861, pl. 7 et p. 6-9 ; Darcel, 1864 ;
Fichot, 1894 ; Hany-Longuespé, 2003.

78 79
fig. 1
Deux ferrures de coffret trouvées à Albalat (Espagne), 1 re moitié du X I I e siècle. Cáceres, Museo de Cáceres
6 7
Coffret Coffret ponctuent chacune des faces de la boîte et du couvercle.
Al-Andalus Al-Andalus Sur la face arrière, elles sont encadrées de figures,
contexte archéologique de la première moitié presque toujours « al-yumn wa-l-iqbal » (« la féli- fin du X I I e siècle – X I I I e siècle fin du X I I e siècle – X I I I e siècle deux paons stylisés sur le couvercle et deux couples
du X I I e siècle [fig. 1]. cité et la prospérité »). Des ajours complètent probablement os, cuivre doré, os, cuivre doré, bois, polychromie et traces de dorure de personnages au niveau de la pointe lancéolée des
Les décors peints de ce groupe sont essentiel- exceptionnellement ces décors peints et forment bois, polychromie et traces de dorure H . 8 cm ; L . 9 cm ; l. 6 cm ferrures. Ces personnages, sans doute apparentés

AU CŒUR DES TRÉSORS CHRÉTIENS


H . 11 cm ; L . 26,8 cm ; l. 17,5 cm inscription aux buveurs présents sur d’autres œuvres de la même
lement formés de rosettes géométriques et végé- des réseaux de tiges végétales entrelacées [cat. 6]
inscription « La félicité et la prospérité » époque, ont perdu leurs détails. Ils apparaissent
tales dorées et bordées d’un cerne noir. Celles du ou des rosettes 14 . « La félicité et la prospérité » en réserve dans un cadre architecturé, séparés
historique
coffret du Victoria and Albert Museum [cat. 7] et Grâce aux découvertes effectuées en fouilles historique Acquis par J. C. Robinson, conservateur du South par un élément végétal. Ce coffret appartient à un
celles qui figurent sur les plaquettes de Moura dans des contextes archéologiques datés, il est Ancienne collection Goupil (France) Kensington Museum, actuel Victoria and Albert Museum, groupe dont la datation a longtemps été incertaine
[fig. 2] sont identiques et semblent tracées au possible d’attribuer cette série de coffrets à la à León (Espagne), en 1866 [voir p. 85-86].
Lyon (France), musée des Beaux-Arts
LC /RD
compas. D’autres rosettes formées d’un entre- péninsule Ibérique et de la dater des deux siècles inv. D .378 Londres (Royaume-Uni), Victoria and Albert Museum
inv. 11-1866 bibliographie et expositions
lacs de tiges végétales sont également présen- de domination almoravide et almohade. Bien
Ce coffret rectangulaire à couvercle plat présente un décor Longhurst, 1927, p. 61 ; Cott, 1939, n o 132 ; Ferrandis,
tées, sur les plaquettes d’Alarcos [fig. 3] datées qu’aucun atelier ne soit à ce jour documenté, peint, ajouré et incisé. Les ajours s’inscrivent dans de Ce petit coffret à couvercle taluté en placage d’os sur âme 1940, n o 100 ; Montoya Tejada et Montoya Diaz, 1979,
entre 1195 et 1212 [voir p. 292-296] et sur le coffret le décor de ces objets montre une inspiration petites fenêtres rectangulaires pratiquées sur les quatre de bois repose sur quatre pieds globulaires. L’une des faces n o 111 ; Galán y Galindo, 2005, II, p. 118-119 ; Gallego
de Lyon [cat. 6]. Des couples de personnages se commune, partagée avec d’autres matériaux : les faces et sur le couvercle. Ils forment une fine dentelle qui de son couvercle est lacunaire, et comblée par une pièce Garcia, 2010, p. 106-109 ; Rosser-Owen, 2010, p. 43-44 ;
faisant face animent aussi ces décors : ils poin- rosettes géométriques et végétales 15 se retrou- contraste avec les surfaces pleines où les inscriptions et en bois. Son décor peint ne présente plus que des traces Knipp, 2011, n o 11, p. 334-337 ; Silva Santa-Cruz, 2013,
les motifs végétaux sont peints à l’or. De petites incisions de dorure. Il se compose de rosaces géométriques qui p. 386-389.
tent du doigt la rosette sur la plaquette de Moura, vent en effet dans le vocabulaire stylistique de
obliques dessinent un cordon torsadé passant au-dessus
évoquent des scènes de délassement princier ou l’art du livre et dans celui des reliures, ainsi que et en dessous des frises inscrites. L’intérieur est tapissé
sont représentés sous des arcatures 11 [cat. 7 et 8]. sur des tissus de la même période 16 . De même, les d’une soie rouge contrecollée sur du papier. La copie
Le règne animal se limite sur ces mêmes coffrets à couples de personnages affrontés, qui apparais- tardive d’un manuscrit médical arabe recouvre l’une
quelques paons très stylisés avec leur queue en sent tant sur des tissus que sur la céramique des parois. Sous le coffret, quatre trous indiquent qu’il
reposait sur des pieds aujourd’hui disparus qui pourraient
croissant de lune 12 . Des inscriptions parfois dis- esgrafiée de Murcie 17 . L’utilisation privilégiée
s’apparenter à ceux du coffret du Victoria and Albert
posées dans des cartouches ornent les bordures de la graphie cursive est également un élément
Museum [cat. 7]. Les ferrures aux extrémités lancéolées
et sont calligraphiées le plus souvent en écriture marquant de cette production, qui mérite d’être sont également caractéristiques d’un groupe de coffrets
cursive 13 . Il s’agit de formules répétitives, reconsidéré en regard du mobilier de l’époque. de ce type [voir p. 85-86].
fig. 3 LC /RD
LC /RD
Plaquettes incisées et peintes trouvées dans
bibliographie et expositions
la forteresse d’Alarcos (Espagne), fin du X I I e siècle.
Ferrandis, 1940, n o 91 ; Stierlin, 1981 ; Durey, 1989,
Ciudad Real (Espagne), Museo de Ciudad Real, Convento de la Merced,
inv. CE 002446 p. 24-27 ; Silva Santa-Cruz, 1998 ; Galán y Galindo, 2005,
II , p. 120-121.
Saint-Jacques-de-Compostelle, 2000, n o 177.

cat. 7

81
fig. 2 cat. 6
Plaquettes en os trouvées dans la forteresse de Moura (Portugal), avant 1232. Moura, Museu Municipal
8
Coffret Les tissus de al-Andalus : un peu d’historiographie
Al-Andalus Ce coffret à couvercle taluté présente de riches décors
fin du X I I e siècle – X I I I e siècle peints disposés sur chaque face. Sur la face avant, Les études sur les tissus de al-Andalus regrou- écrivant vers 1154, indique que la ville comptait ensembles restent, en revanche, encore difficiles
probablement os, cuivre doré, bois, quatre musiciens jouent du luth et du tambourin, tandis pent divers enjeux relevant des champs de huit cents métiers à tisser la soie. Il énumère éga- à dater, tel celui des tissus présentant des motifs
polychromie et traces de dorure que les faces latérales sont meublées de couples de l’histoire économique, de l’histoire de l’art, de lement les types de tissus qu’elle produit 8 , mon- cernés d’épigraphies circulaires [cat. 17].
H . 11 ; L . 13,5 ; l. 9,5 cm buveurs et d’autres musiciens jouant de la harpe ou l’histoire des collections et de l’histoire des tech- trant la très grande richesse de la production de Les productions de l’époque almohade sont
inscription de la cithare. La face arrière est quant à elle ornée d’une niques. Sur le plan de l’histoire patrimoniale, ces soie de l’Andalousie médiévale. Mais on trouve plus malaisées à déterminer. La période est mar-
« La félicité et la prospérité » rosette, de deux paons et de motifs végétaux très effacés. œuvres sont nombreuses à avoir été conservées aussi mention de Séville, de Valence, de Malaga quée par l’emploi d’une grande variété de tech-
provenance Disposés symétriquement, les figures sont réunies dans dans les trésors d’église européens. Voilà proba- ou de Murcie 9 comme centres de production. niques et de motifs. On a souvent écrit qu’en
Zamora (Espagne), cathédrale des cartouches délimités par des cordons incisés, blement pourquoi leur étude fut d’abord menée, Alors que l’époque du califat umayyade de raison du rigorisme des dirigeants, l’usage de la
historique que l’on retrouve sur d’autres coffrets de la même dès le X I X e siècle, par des érudits locaux qui Cordoue présentait surtout des techniques de soie aurait été prohibé, mais si l’on en croit les
Anciennes collections Pedro Castillo Olivares, époque [voir p. 85-86]. cherchaient à établir l’origine de chasubles, tapisserie et de taffetas, les armures les plus sou- très nombreux tissus de soie de cette époque
Olegario Junyent puis Bartolomé March Servera LC /RD
de nappes d’autel ou de suaires ayant protégé vent utilisées sont désormais le taqueté, le samit, retrouvés dans les nécropoles des rois chrétiens,
Palma de Majorque (Espagne), bibliographie et expositions des reliques, découverts dans les sacristies des introduit à partir du X I e siècle 10 , et le lampas, à il convient de nuancer fortement cette assertion.
Gómez Moreno, 1927, n o 166 ; Ferrandis, 1928, p. 102 ;
fondation Bartolomé March Servera cathédrales. Parallèlement, dès 1852, un médié- partir du X I I e siècle vraisemblablement, qui pré- Les difficultés à bien comprendre ces productions
Ferrandis, 1940, n o 89 ; Montoya Tejada et Montoya Diaz,
inv. 93 viste de renom, Francisque Michel, publie une sente la particularité d’avoir une trame de fond s’expliquent probablement par le contexte poli-
1979, n o 110 ; Galán y Galindo, 2005, II, p. 127-128 ;
somme sur l’histoire des étoffes, où il évoque non travaillant en « nid d’abeille » 11 . L’emploi de fils tique de progression de la Reconquista, qui
Silva Santa-Cruz, 2013, p. 389-391.
seulement la présence en Europe de tissus « his- d’or ou d’argent doré devient important. L’intro - détruit les ateliers et déplace les artisans, autant
pano-mauresques » et orientaux au Moyen Âge, duction de ces nouvelles techniques entraîne que par les évolutions économiques de la période
mais aussi leurs techniques, leurs origines, les d’importantes modifications stylistiques. et l’absence de sources connues sur les tisse-
transferts culturels qui les accompagnent et les Un seul tissu peut être précisément daté de rands. Le X I I I e siècle semble, cependant, marqué
sources qui les mentionnent 1 . La fin du X I X e siècle cette période, en raison de la mention de l’émir par de profondes évolutions : les cartons se modi-
et le début du X X e siècle sont marqués par la almoravide ‘Ali 12 [voir p. 94-97]. Mais qu’il s’agisse fient grandement, le décor géométrique domine et
« naissance de l’art islamique » et l’essor des arts de fragments réutilisés dans des reliquaires, les couleurs changent. Les liens stylistiques avec
décoratifs. Plusieurs spécialistes, comme Gaston comme les tissus de sainte Librada 13 , d’éléments d’autres matériaux deviennent évidents et se res-
Migeon 2 , conservateur au musée du Louvre, ou tapissant des cercueils comme ceux de la tombe serrent encore sous la dynastie nasride. Parallè -
Otto von Falke, historien de l’art viennois 3 , se de Bernard Calvo, mort en 1243 [fig. 1], de suaires lement, les productions textiles du Maroc
penchent alors sur les tissus espagnols, dans ou de parures funéraires provenant de nécro- mérinide restent particulièrement méconnues,
le cadre d’études plus générales sur l’histoire poles royales, telles qu’à Burgos 14 , les tissus dont alors que les collections publiques et privées
du textile. la datation peut être établie par leur contexte conservent des tissus qui leur sont attribuables
Un nouveau souffle est donné à l’étude de tis- de découverte sont assez nombreux. Il est donc [voir p. 542-546]. Une étude systématique du cor-
sus de al-Andalus avec la parution d’une première possible d’établir une chronologie de certaines pus, mêlant comparaisons techniques, études
grande synthèse en 1957 4 . Florence May Lewis productions. Le groupe le plus connu est celui stylistiques, analyses des sources historiques et
y établit une classification, une chronologie et des tissus dit « de Bagdad 15 », produits dans la des phénomènes économiques reste donc, pour
des groupes fondés essentiellement sur l’analyse première moitié du X I I e siècle. Bien d’autres cette période, encore à faire.
stylistique. Ses conclusions sont encore, dans GF

l’ensemble, admises aujourd’hui et ont parfois été


corroborées par les résultats des analyses tech-
niques, dont le développement est lié à la création
du Centre international des textiles anciens de
Lyon, en 1954 5 . L’un de ses membres, Dorothy
Shepherd, conservateur au musée de Cleveland,
publie dans ces mêmes années de nombreux
articles sur des tissus ou des groupes de tissus,
qui restent des références aujourd’hui. Plus
récemment, des chercheurs comme Cristina
Partearroyo Lacaba, ont tenté d’esquisser des
synthèses fondées sur l’étude des très nombreux
tissus conservés dans la péninsule Ibérique et
sur les articles de leurs prédécesseurs 6 . Un pro-
gramme de recherche, comprenant des analyses
de fibres et de colorants, est également en cours
à Madrid, ouvrant de nouvelles perspectives pour
les années à venir 7 .
Malgré les études foisonnantes consacrées
aux tissus almoravides et almohades, ces der-
niers restent difficiles à attribuer à des ateliers
précis. Les centres de tissage mentionnés dans
les sources d’époque almoravide et almohade
sont assez nombreux : le plus important est
82 Almería, cité par le géographe al-Idrisi, qui,
fig. 1
Fragment de tissu avec un motif représentant l’étrangleur de lion,
Al-Andalus, probablement Almería (Espagne), 1 re moitié du X I I e siècle.
Cleveland, Cleveland Museum of Art, inv. 1950.146
9
Chasuble dite
« suaire de saint Exupère » Ce vêtement liturgique est une chasuble, sorte de cape une inscription angulaire comprenant le même mot baraka, la chasuble de saint Jean d’Ortega, conservée dans vraisemblablement employé à partir de 1258 comme suaire pour être exposé dans le trésor de la basilique 14 . Dès lors,
Almería (Espagne) (?) qui sert à célébrer la messe et qui est étroitement associée inscrit de manière similaire et disposé en miroir, mais aussi la paroisse de Quintanaortuño, en est l’un des très rares pour envelopper les reliques de saint Exupère 10 , réputées il reste difficile de déterminer quand furent soustraits
1 re moitié du X I I e siècle à l’eucharistie 1 . Tous les fragments rassemblés dans cette un décor animalier dont certains détails se rapprochent du exemples, puisqu’elle porte une bande brodée au nom pour leur pouvoir thaumaturge : elles étaient trempées dans les trois autres fragments aujourd’hui connus. L’opération
samit de soie 4 lats à 4 e interrompu exposition proviennent du même habit. Leur dispersion tissu de Toulouse. Ainsi, la présence de petits quadrupèdes de l’émir ‘Ali Ibn Yusuf (r. 1106-1143) [voir p. 94-97]. de l’eau bénite, bue ensuite par les malades 11 . L’inventaire eut vraisemblablement lieu entre 1846 et 1892. En effet,
H . 153,5 ; L . 287 cm date vraisemblablement de la seconde moitié du X I X e siècle. situés entre les motifs principaux d’aigles ou de lions rappelle Cette dernière a également été rapprochée des frag- dressé en 1246 par l’abbé Bernard II de Geniac, soit douze deux d’entre eux passèrent entre les mains du même
inscription Ce tissu présente un somptueux décor de paons affrontés celle des animaux situés entre les paons de la chasuble ments de Sigüenza et attribuée à Almería 7 . Les analyses ans avant la translation au cours de laquelle le suaire aurait marchand, Stanislas Baron, alors établi à Paris. Ce dernier
« La bénédiction complète » autour d’un axe végétal, disposés en registres superposés. de Saint-Sernin. techniques de cet ensemble de tissus montrent qu’ils été utilisé, ne permet pas de l’identifier avec certitude vendit le premier au musée de Cluny en 1892, puis le second
historique Entre les pattes des paons, deux petits quadrupèdes La technique utilisée pour ce tissu de soie, celle du samit, présentent des points communs avec la chasuble parmi les nombreux vêtements liturgiques conservés au au Victoria and Albert Museum en 1894. Les deux étant
Classé monument historique le 30 décembre 1897 les regardent, tandis qu’une bande d’inscription en arabe, est orientale et n’aurait été introduite en al-Andalus qu’au de Toulouse : la même torsion des fils en Z ou des laizes monastère, mais mentionne, dans la sacristie, la présence jointifs, on peut émettre l’hypothèse qu’il avait acquis un
disposée en miroir, court à la base du motif. Il s’agit X I e siècle 5 . Complexe, elle était réservée aux textiles de luxe. aux dimensions proches 8 . Il est donc probable que la de deux chasubles noires de samit 12 . Il est tentant de voir fragment d’au moins 45 cm qu’il redécoupa. Il est d’ailleurs
Toulouse (France), basilique Saint-Sernin
sans numéro d’inventaire
d’un vœu au possesseur, que l’on peut traduire par La grande qualité de ce tissu est confirmée par les analyses chasuble de Toulouse date aussi de la première moitié dans l’une d’entre elles le suaire de saint Exupère, qui possible qu’un autre fragment ait été en sa possession,
« la bénédiction parfaite 2 ». de colorants : les différentes nuances de bleu, en effet, sont du X I I e siècle 9 . En revanche, ces autres tissus ne sont présente effectivement un fond bleu-noir. car la reconstitution de la chasuble par Gabriel Vial et
bibliographie et expositions Plusieurs éléments indiquent que ce tissu est d’origine obtenues à partir d’indigo, une plante importée à grands pas des samits, mais des lampas ou des taquetés. Cette En 1582, un procès-verbal fait état de l’ouverture de Dorothy Shepherd 15 montre qu’un morceau devait venir
Caumont, 1854 ; Viollet-le-Duc, 1854, III, p. 360 ; espagnole 3 : il a notamment été comparé avec un groupe frais du Proche-Orient, mais aussi du Maghreb à partir du importante différence limite les comparaisons et incite la châsse et de la présence du tissu, cousu et replié pour se loger entre le fragment dextre de Toulouse et le
Prisse d’Avennes, 1877, III, pl. 148 ; Linas, 1890, p. 149 ; de soieries fabriquées dans la première moitié du X I I e siècle X e siècle et réservée, de ce fait, aux tissages les plus riches 6 . à la prudence quant à l’attribution de notre chasuble protéger les ossements 13 . Il est possible que le tissu ait fragment de Cluny. L’histoire du fragment florentin reste,
Von Falke, 1921, p. 17 ; Lewis, 1957, p. 52-54 ; Prin, 1964 ; à Almería et réutilisées après le sac de la ville par le Ces derniers provenaient souvent de la ville d’Almería, à un centre de production précis. été coupé en deux dès le Moyen Âge, car les chanoines quant à elle, encore mystérieuse, de même que le destin
Shepherd et Vial, 1965 ; Volbach, 1969 ; Gauthier, 1983, roi catholique Alphonse VII en 1147 pour envelopper les particulièrement réputée pour ses ateliers textiles. S’il reste impossible de dater l’arrivée du tissu de 1582 prennent la peine de mentionner la présence des morceaux aujourd’hui manquants.
p. 92 ; Partearroyo Lacaba, 2005 (a), p. 232-234 ; Partearroyo reliques de la sainte martyre Librada, dans la cathédrale Peu de tissus hispano-arabes sont précisément datables. à Toulouse, on peut, en revanche, donner quelques de deux paquets de reliques. En 1846, la vérification des GF

Lacaba, 2007, p. 379-380 ; Bavoux, 2012, p. 165-166 et 198. de Sigüenza 4 [voir p. 78-80] : ces tissus présentent, en effet, Outre les fragments de Sigüenza, antérieurs à 1147, indications sur son utilisation dans la basilique. Il fut reliques met au jour le tissu, qui est extrait de sa châsse
Paris, 1965, n o 502 ; Toulouse et Paris, 1989-1990 ; Grenade
et New York, 1992, n o 87 ; Toulouse, 1999-2000, p. 262-263.

84
cat. 9 (détail)
10 11 12
Fragment de la chasuble dite Fragment de la chasuble dite Fragment de la chasuble dite
« suaire de saint Exupère » « suaire de saint Exupère » « suaire de saint Exupère »
Almería (Espagne) (?) Almería (Espagne) (?) Almería (Espagne) ?
1 re moitié du X I I e siècle 1 re moitié du X I I e siècle 1 re moitié du X I I e siècle
samit de soie 4 lats à 4 e interrompu samit de soie 4 lats à 4 e interrompu samit de soie 4 lats à 4 e interrompu

AU CŒUR DES TRÉSORS CHRÉTIENS


H . 32 ; l. 24 cm H . 45 ; l. 21 cm H . 27,5 ; l. 17 cm

historique historique historique


Achat, 1894 Achat, 1892 Legs G. Franchetti, 1906
Londres (Angleterre), Victoria and Albert Museum Paris (France), Musée national du Moyen Âge – thermes de Cluny Florence (Italie), musée du Bargello
inv. 828-1894 inv. Cl. 12869 inv. 628 TF

bibliographie et expositions bibliographie et expositions bibliographie et expositions


Kendrick, 1924, n o 991 ; Flemming, 1927, p. 45 et 174 ; Migeon, 1909, p. 42 ; Migeon, 1927, fig. 419 ; Koechlin Podreider, 1928, fig. 27.
Sievernich et Budde, 1989, p. 561-562 ; Rosser-Owen, et Migeon, 1929, p. L X I I I ; Von Wilckens, 1991, fig. 115 ;
2010, n o 21. Erlande-Brandenbourg et alii, 1993, n o 199 ; Baker, 1995,
p. 43 ; Huchard et alii, 1996, fig. 22 ; Desrosiers, 2004,
p. 249-251.
Paris, 1938, n o 255 ; Chambéry, 1970, n o 107 ; Paris, 1971,
n o 237 ; Paris, 1977, p. 110, n o 194 ; Paris, 1989-1990, n o 75.

87
cat. 10 cat. 12 cat. 11
M I R I A M A L I - D E - U N Z A G A

les confectionner rendent compte par ailleurs de la créativité, La bande en taqueté porte une inscription de style coufique

AU CŒUR DES TRÉSORS CHRÉTIENS


de l’originalité et du raffinement de la culture de cour almoravide : en lettres bleues, sur fond d’or : « Que Dieu assiste le commandeur
la chasuble est en effet l’unique textile conservé portant le des musulmans ‘Ali 10 ». Cette inscription est ensuite répétée
nom d’un souverain de cette dynastie 2 . Cette inscription a été en miroir [fig. 2]. L’autre fragment épigraphié, réalisé en taqueté,
déterminante pour son attribution aux ateliers almoravides a été cousu et inséré verticalement dans le tissu figuré, en partie
de la première moitié du X I I e siècle 3 . Quant à l’aube, dont l’étude médiane de la chasuble. Il s’agit d’une bande triple comportant
est restée inédite jusqu’à récemment 4 , elle présente un motif une inscription centrale bordée de deux inscriptions plus petites.
figuratif exceptionnel 5 . Les lettres sont de couleur crème et rehaussées de fil d’or.
Pour confectionner la chasuble [fig. 1] on a utilisé un très beau L’inscription centrale, de style coufique, répète les mots al-nasr
Les textiles almoravides des vêtements tissu découpé en onze morceaux cousus sur une doublure bleue (« l’assistance ») à l’endroit et en miroir. Un griffon – quadrupède
liturgiques de saint Jean d’Ortega assez grossière. Plusieurs techniques sont attestées : lampas ailé –, dont l’image en miroir est aussi présentée, est logé au-
La chasuble et l’aube qui auraient appartenu à saint Jean pour les décors figurés, et taqueté pour la bande épigraphiée dessus des mots. Les deux bandes latérales répètent les mots
d’Ortega (1088-1163), conseiller du roi Alphonse VII , ont été horizontale au nom de l’émir almoravide ‘Ali 6 ainsi que pour la al-mulk (« le pouvoir ») à l’endroit et en miroir.
conservées dans l’église du village de Quintanaortuño, son lieu triple bande verticale épigraphiée située au centre du vêtement 7 . Dorothy Shepherd a daté cette bande centrale du X I I I e siècle 11 ,
de naissance. La forme et les dimensions de ces deux pièces 1 Le lampas présente une chaîne de liage de taffetas irrégulier ; mais elle n’a jamais vu la chasuble, n’ayant pu examiner que
permettent de penser qu’il s’agit de vêtements liturgiques pour rehausser certains motifs, on a utilisé une trame brochée. de petits fragments conservés dans des collections privées
utilisés pour le service religieux. La finesse, la virtuosité des techniques employées et le et aujourd’hui non localisés. Elle n’a eu accès qu’à des images
Ces deux vêtements sont uniques à plusieurs points de vue. raffinement des effets visuels sont remarquables sur ce tissu. en noir et blanc de l’ensemble de la pièce, ce qui ne lui a permis
Faisant partie des reliques du saint, ils sont tout d’abord l’un Le décor principal est formé de la juxtaposition de doubles aucune étude approfondie de cette triple bande centrale. En
des rares témoignages des vêtements liturgiques castillans médaillons perlés, de 35 cm de diamètre, ornés de motifs fait, le style épigraphique bien particulier de cette triple bande,
du XIIe siècle, la chasuble étant même la plus ancienne de ce type géométriques, végétaux ou zoomorphes. Au centre de chaque caractérisé par l’insertion d’animaux fantastiques dans les
conservée pour la péninsule Ibérique. Les tissus utilisés pour médaillon se dressent deux lions rampants affrontés, juchés lettres, n’est pour l’instant pas attesté dans les textiles datables
sur de petits quadrupèdes. Le médaillon extérieur est orné de du X I I I e siècle ou des siècles postérieurs. À titre d’hypothèse, fig. 3
paires de sphinges – des quadrupèdes à tête humaine – passant on peut donc envisager que cette bande soit contemporaine du Aube de saint Jean d’Ortega. Quintanaortuño (Espagne), église paroissiale

et affrontées. Des motifs végétaux et des étoiles à huit branches reste du tissu de la chasuble, et qu’elle date donc de la première
meublent les espaces laissés libres. La tête des lions ainsi que moitié du X I I e siècle. Dans tous les cas, elle serait antérieure
les étoiles sont brochées d’or, la technique particulière employée à la mort d’Alphonse VII en 1157 et à celle du saint en 1163.
est caractérisée au revers par un effet en « nid d’abeille » 8 . Ce L’aube, en coton, présente aussi des bandes tissées à part.
type de grand médaillon orné d’animaux affrontés, la technique Deux bandes étroites en soie beige et fil d’or ont ainsi été cousues
particulière de la trame brochée sur le devant du tissu en « nid sur le col et les épaules ; des bandes épigraphiées en style
d’abeille » et le lampas irrégulier ne sont associés à ce jour coufique ont été rajoutées au niveau des poignets, mais un seul
qu’à un seul groupe de tissus de la première moitié du XIIe siècle exemplaire en soie rouge, jaune, bleue et beige a subsisté [fig. 3] ;
attribués à la période almoravide 9 . enfin, en partie basse, sur l’avant et l’arrière du vêtement,
fig. 2
Détail de la bande épigraphiée en taqueté au nom de ‘Ali sur la chasuble de saint Jean d’Ortega
et édition de son inscription

88
fig. 1
Chasuble de saint Jean d’Ortega, probablement Almería (Espagne),
1 re moitié du X I I e siècle. Quintanaortuño (Espagne), église paroissiale
13
Fragment du manteau de
Notre-Dame-de-la-Victoire
Al-Andalus
X I I e siècle
samit façonné 4 lats, le 4 e interrompu
une bande cousue de mêmes couleurs présente une figure Il est donc possible que le tissu recouvrant son cercueil soit de Grenade, d’Almería puis de Cordoue est resté dans la Péninsule

AU CŒUR DES TRÉSORS CHRÉTIENS


soie
enturbannée ou auréolée accompagnée de deux oiseaux, de part d’origine almoravide et ait fait partie des biens dont elle aurait jusqu’en 532 H . / 1137. On ignore si les membres de la famille régnante H . 27,6 cm ; L . 19,4 cm

et d’autre des épaules. Ce motif, répété dix-huit fois, est logé sous hérités. Reste à préciser si le motif de têtes de lion du tissu ornant almoravide ont directement rencontré les souverains castillans, provenance
Thuir (France), église paroissiale
des arcs polylobés meublés de losanges colorés. Le personnage, l’intérieur de son cercueil est exécuté en nid d’abeille, ce qui le mais on sait que lors de certains affrontements, par exemple celui historique
de face, est figuré jambes croisées sur la plateforme de losanges, relierait à la chasuble et permettrait de confirmer son attribution au château d’Oreja (à 50 km de l’actuel Madrid), des chefs militaires Achat Chamonton, 1906

les deux mains paumes ouvertes. Est-il en prière 12 ? Ce type à la période almoravide 18 . almoravides furent contraints de laisser des otages et des biens Lyon (France), musée des Tissus
inv. MT 28003
de représentation est inédit dans l’art textile de al-Andalus 13 . La Tous les éléments que nous venons de présenter nous permettent précieux pour conclure un traité de paix 21 . À la suite de cette bataille,
bande figurée est entourée de motifs perlés beiges sur fond noir d’avancer l’hypothèse selon laquelle les tissus utilisés pour confec - le roi Alphonse VII s’en revint à Tolède puis à Burgos. Or c’est dans Ce fragment provient d’un « manteau » dont on revêtait la
statue de Notre-Dame-de-la-Victoire de Thuir (Pyrénées-
[fig. 4]. Un motif comparable est attesté sur des stucs attribués tionner les vêtements de saint Jean d’Ortega sont tous d’époque la province de Burgos que vivait le prêtre Jean de Quintanaortuño, Orientales) durant la messe de Noël. Le reste de l’étoffe
à l’époque almoravide 14 . Ce tissu, qui orne les poignets et le bas almoravide. On tentera maintenant de préciser quel fut leur chemine - qui fut doté par le roi en 1142 de la seigneurie d’Ortega 22 . Jean qui composait le vêtement est toujours conservé dans
le camaril (« vestiaire ») de l’église. La tradition attachée
du vêtement, est un samit et non pas un lampas, technique habitu - ment, depuis leur production en contexte almoravide jusqu’à leur d’Ortega était très estimé du roi, dont il fut le conseiller, et dont
à la statue rapporte qu’elle aurait accompagné l’armée
elle des textiles almoravides les plus connus. Dorothy Shepherd apparition en contexte castillan. il reçut de nombreux privilèges royaux. Il est donc possible, bien de Charlemagne dans sa reconquête du Roussillon
et Gabriel Vial ont cependant clairement démontré que le samit L’inscription au nom de ‘Ali a été rattachée à la figure du second que cela ne soit pas documenté, que le roi lui ait fait don de tissus (fin du V I I I e – début du I X e siècle). Elle aurait permis
la victoire contre les « Sarrazins » à Monastir del Camp.
de la basilique Saint-Sernin de Toulouse était almoravide 15 [cat. 9, émir almoravide ‘Ali Ibn Yusuf (r. 1106-1143). Les Almoravides ont almoravides pour confectionner ses vêtements liturgiques.
Après la mort de l’empereur, l’effigie aurait été enterrée
10, 11 et 12]. Les couleurs utilisées sur les bandes, la technique adopté le titre de « commandeur des musulmans » et proclamé leur Notre étude de la chasuble montre que dix-sept morceaux afin d’être soustraite aux incursions arabes. Bien plus tard,
du samit, plusieurs motifs (perlés, losanges) ainsi que le style soumission au calife abbasside, « commandeur des croyants » 19 . y ont été découpés au fil du temps, ce qui pourrait correspondre elle aurait été retrouvée miraculeusement par un berger.
En réalité, la statue, qui fait encore l’objet d’un culte
des épigraphies, sont également attestés sur le tissu recouvrant Les chroniques médiévales – en particulier le Bayan al-Mughrib de à la coutume médiévale de prélever des morceaux de reliques
vivace, est attribuable à la fin du X I I e siècle ou au début
le cercueil de Maria de Almenar conservé à Las Huelgas et Ibn ‘Idhari – nous apprennent aussi que les souverains almoravides à des fins thaumaturgiques 23 . Or de nombreux miracles ont été du X I I I e siècle.
daté avant 1196 16 . On peut donc supposer que ces samits ont revêtaient de très beaux tissus et en distribuaient à leur entourage 20 . attribués à Jean d’Ortega, qui a reçu le statut de saint après Le manteau qui la recouvrait était lui-même considéré
comme une relique. On en prélevait des fragments
été produits dans un même atelier. Maria de Almenar (m. 1196) Les textiles au nom de ‘Ali ont donc pu être tissés par un atelier sa mort 24 . De nos jours, une fois l’an, ses reliques sont portées en pour satisfaire la dévotion de certains fidèles. L’évêque
était la petite-fille du noble castillan Rodrigo de Lara et la fille de cour aussi bien pour le souverain que pour être offerts comme procession lors de sa fête. Le reliquaire qui les contient est doté d’Elne Onuphre Réart (1599-1622), pour le préserver
de la destruction, le fit placer dans un reliquaire exposé
d’Armengol VI , comte d’Urgel, deux personnages importants présents. Il est ensuite possible que de tels vêtements aient été d’une fenêtre en verre qui permet de voir l’un des personnages
à côté de la statue. On portait parfois le reliquaire
de la cour de Castille qui combattirent les Almoravides aux pris comme butin et réutilisés en mains castillanes. Si ‘Ali n’est de l’aube. Cette image est révérée par la communauté locale au chevet des malades ou des femmes en couches, pour
côtés d’Alphonse VII , ce qui permit la prise de précieux butins 17 . venu en al-Andalus que quatre fois, son fil Tashfin, gouverneur comme la figure du saint. hâter leur délivrance.
La seule description circonstanciée de ce manteau,
avant son démantèlement, est contenue dans une étude
de Jean-Auguste Brutails publiée en 1893. L’auteur
indique : « En fait de vêtements sacerdotaux antérieurs
au X V I e siècle, je ne connais que la chasuble de Thuir.
Cette chasuble est très échancrée sur les côtés ; le devant,
beaucoup plus court que la partie postérieure, se termine
en pointe ; l’ouverture qui sert à passer la tête est, de
même, taillée en pointe par devant et munie, par derrière,
d’un capuchon qui a été cousu après coup. La soie a presque
disparu ; c’est un tissu rouge sombre, à dessins noirs et
jaunes, qui pourrait être d’origine orientale ; il ne reste
guère que les doublures, elles-mêmes en fort mauvais état,
à cause de l’habitude où l’on était jadis de distribuer des
fragments de cette chasuble aux femmes en couches. »
La pratique consistant à revêtir des statues de Vierge de
manteaux précieux pour les grandes circonstances semble
remonter à la fin du X I I e siècle en Europe méridionale. On
réservait en général les étoffes les plus remarquables pour
cet usage. Le manteau de Notre-Dame-de-la-Victoire est
probablement l’un des plus anciens témoignages de cette
pratique, ce qui explique à la fois le type inhabituel de
la « chasuble » décrite par Brutails, mais aussi le caractère
exceptionnel de la soierie utilisée pour sa confection.
Sur le fragment du musée des Tissus, un aigle bicéphale,
90 le corps de face, les têtes de profil, est dressé sur sa queue
fig. 4
Détail de la bande inférieure ornant l’aube de saint Jean d’Ortega
14
Tissu aux lions,
dit « suaire de saint Léon »
disposée en éventail et les ailes déployées. Traité en soie Al-Andalus patronyme, saint Léon fut transféré en 833 par l’archevêque le reliquaire peu de temps après sa fabrication. Il paraît
jaune, bleu-noir et rouge, le corps décomposé en motifs 1 re moitié du X I I I e siècle (?) Angésise à l’abbaye Saint-Pierre-le-Vif. En 1294, Geoffroy alors plausible d’imaginer que notre tissu soit parvenu
géométriques, il tranche sur le fond cramoisi de l’étoffe. lampas (?) de soie et fils métalliques de Courlon, chroniqueur de l’abbaye, nous indique que, entre les mains de l’abbé vers le milieu du X I I I e siècle et

AU CŒUR DES TRÉSORS CHRÉTIENS


Dans chaque serre, il saisit par le cou un bouquetin cabré H . 108,5 ; l. 48,5 cm lors d’une translation de la plupart des reliques de l’abbaye qu’il ait donc été confectionné durant la première moitié
sur ses pattes arrière. Une trame bleu clair, très usée, Sens (France), trésor de la cathédrale
ordonnée par l’abbé Geoffroy de Montigny, ses restes de celui-ci.
rehaussait les sabots des bouquetins, le bec et la base inv. TCB 10
furent installés dans une châsse d’argent 9 . C’est GF

du cou de l’aigle. La couleur singulière du fond de l’étoffe probablement à ce moment-là que le tissu vint protéger bibliographie et expositions
est due à l’emploi abondant de kermès pur. Cette teinture Ce tissu présente un décor de félins affrontés, encerclés les reliques. Or, Geoffroy de Montigny dirigea l’abbaye Chartraire, 1897, p. 17, n o 15 ; Chartraire, 1911,
caractérise les soieries les plus précieuses, et notamment par un savant réseau d’arcs formant des quadrilobes entre 1240 et 1282 10 . Le très bon état de conservation p. 34, n o 31 ; Von Falke, 1921, pl. 152 ; Lewis, 1957,
celles qu’on attribue à la production de al-Andalus. On entrelacés. Entre les sections d’arc sont placés des du tissu laisse penser que celui-ci fut remployé dans p. 32, fig. 21.
considère même qu’elle fournit un indice pour identifier le fleurons à cinq lobes et des motifs floraux composites.
lieu de leur production, puisque l’Andalousie se distingua, Si l’ensemble du décor se détache en rouge sur un fond
durant la période médiévale, comme l’un des principaux beige, les animaux, quant à eux, sont alternativement
centres de récolte de cet insecte rare, réquisitionné tissés de fils rouges et de fils métalliques, dont la couleur
pour les tissus produits par la cour de Cordoue. apparaît aujourd’hui gris bleuté 1 .
Par sa texture et son iconographie, qui rappelle L’organisation générale donne un effet presque baroque.
les décors héraldiques des soieries byzantines, et par Ce décor, au carton complexe et étonnant, possède peu
le traitement du corps de l’aigle bicéphale, la soierie du d’équivalents, ce qui rend malaisées sa datation et son
manteau de la statue de Notre-Dame de Thuir s’inscrit attribution. Il a généralement été donné à l’Espagne
dans un groupe attribué à la péninsule Ibérique du du X I I e siècle 2 , mais rares sont les tissus comparables.
X I I e siècle. Un fragment de lampas aux perroquets, De manière générale, la taille des motifs, leur insertion
qui constituait peut-être le capuchon du manteau, dans un réseau organisé et la disposition des animaux
lui aussi attribué à l’Espagne du X I I e siècle, subsiste restent semblables à celles de certaines productions
dans l’église de Thuir. ibériques. Ainsi, sur un tissu conservé au musée de
MD
Cleveland, se retrouvent les arcs entrelacés formant des
bibliographie et expositions polylobes autour d’un motif central de sphinx adossés 3 .
Brutails, 1893, p. 378 ; Durliat, 1955 ; Picard-Schmitter, L’aspect rouge sur fond beige de ce lampas est similaire
1956 ; Guicherd, 1958 ; Cardon, 1993 ; Bernus-Taylor, 2001 ; à celui du tissu de Sens. Sur un autre, conservé au Victoria
Neveux-Leclerc, 2001 ; Durand, 2011. and Albert Museum à Londres 4 , apparaissent également
les quadrilobes sécants, mais ils sont encadrés par un
réseau très géométrique formant une structure symétrique
sans rapport avec celui de Sens. Le principe décoratif des
médaillons qui se démultiplient se retrouve enfin sur un
autre lampas de soie à fils d’or sur fond rouge, également
conservé au Victoria and Albert Museum 5 . Il présente
néanmoins un décor plus raide. Aucun de ces tissus
n’est, par ailleurs, précisément daté. On les attribue
généralement au X I I e ou au X I I I e siècle, sur la base de
comparaisons essentiellement stylistiques. Seul le
manteau de l’infant Fernando, fils d’Alphonse X , mort vers
1250, pourrait nous donner un élément de datation 6 . En
effet, bien que les motifs semblent d’échelle plus petite
et que le décor soit monochrome, il présente des points
communs avec le tissu de Sens : alternance de quadrilobes
avec un autre motif, ici une étoile, présence d’animaux
affrontés au dessin simplifié, fleurette centrale et petits
fleurons à cinq lobes. De plus, le décor est obtenu avec
des fils d’argent doré, comme sur notre textile.
Le tissu conservé dans la cathédrale de Sens pourrait
alors dater de la première moitié du X I I I e siècle. Cette
hypothèse semble confortée par les informations
historiques concernant sa présence à Sens. En effet,
bien qu’il soit aujourd’hui conservé dans le trésor de la
cathédrale Saint-Étienne, qui réunit, depuis la Révolution
française, des textiles provenant de diverses abbayes
bourguignonnes 7 , le tissu au lion fut découvert en 1844
dans un reliquaire provenant de l’abbaye Saint-Pierre-
le-Vif de Sens, d’où il fut extrait en 1896 8 . Cette châsse
protégeait les restes de saint Léon, l’un des premiers
évêques de Sens, mort en 541. Enterré primitivement
dans l’église Saint-Gervais-Saint-Protais, qui prit son
cat. 13 cat. 14 (détail)
15
Fragment de la doublure
du cercueil d’Aliénor
d’Angleterre de la doublure du caisson posséde une lisière formée
de cinq cordons en lin, à torsion S. Depuis sa découverte,
Al-Andalus on considère ce tissu comme une production de al-Andalus
avant 1214 et on le rapproche de l’esthétique d’époque almohade.
lampas de soie fond taffetas, 1 lat de liseré, MBM

1 lat broché de fils de lamelle de baudruche bibliographie et expositions


sur une âme de soie pour les décors de « boutons » Gómez Moreno, 1946, p. 27-28 et 47 ; Herrero Carretero,
L . 63 ; l. 38 cm 1988, p. 82-83 et 84-85 ; Benito et alii, 2005, p. 227 et 228 ;
provenance Herrero Carretero, 2005, p. 227 et 228.
Burgos (Espagne), monastère de Santa María la Real Grenade, 2013-2014, n o 161.
de las Huelgas, tombeau d’Aliénor d’Angleterre (m. 1214)
Madrid (Espagne), Palais royal, Patrimonio Nacional
inv. 00651956

16
Fragment de la doublure
du cercueil d’Aliénor
d’Angleterre
Espagne
avant 1214 cat. 15
losange sur 14 fils et 14 coups de base sergé 2:5 et 1:6,
avec une trame de liage en taffetas. Décoration brochée
de fils de lamelle de baudruche sur une âme de soie
pour les « étoiles ou fleurs »
L . 65 ; l. 43 cm

provenance
Burgos (Espagne), monastère de Santa María la Real
de las Huelgas, tombeau d’Aliénor d’Angleterre (m. 1214)
Madrid (Espagne), Palais royal, Patrimonio Nacional
inv. 00651957

Ces deux fragments appartenaient à la doublure du cercueil


d’Aliénor d’Angleterre (m. 1214), qui avec son époux,
le roi Alphonse VIII a fondé le monastère de Santa María la
Real de las Huelgas à Burgos, en Espagne. Le contenu des
sépulcres royaux et princiers se trouvant dans ce monastère
a été étudié en 1942-1943 par Manuel Gómez Moreno.
Le cercueil de la reine Aliénor contenait quatre
doublures qui ornaient aussi bien le couvercle que
le caisson. La première était une toile de lin grossier,
la seconde un taffetas de soie blanche ; venaient ensuite
au-dessus deux luxueuses doublures [cat. 15 et 16].
Ces deux doublures ont été dissociées lors de leur
restau ration, et l’on peut aujourd’hui les admirer dans
le musée des Tissus du monastère de las Huelgas
à Burgos. Les fragments ici présentés en proviennent. cat. 16
Le « tissu aux étoiles ou fleurs » [cat. 16 et fig. 1 ] était
fixé par un galon rouge. Il fait partie des « draps d’areste » 1
dont les parti cularités techniques permettent d’envisager
(bien qu’avec prudence) qu’ils aient été réalisés par des
artisans mudéjars, à savoir des artisans musulmans vivant
dans les royaumes chrétiens.
Le « tissu aux boutons d’or » [cat. 15], situé le plus
à l’extérieur, était également fixé par un galon, cette fois
de couleur brune. Une croix réalisée dans un galon
94 plus large et richement orné le décorait. Une partie 95
cat. 14 fig. 1
Fragment de la doublure du cercueil d’Aliénor d’Angleterre,
Madrid (Espagne), Palais Royal, Patrimonio Nacional, inv. 00651957
17
Chasuble dite
« de saint Edme »
Al-Andalus de la cathédrale de Salamanque. Il présente deux traits ment le même centre de production que ces derniers.
re
X I I e siècle ou 1 moitié du X I I I e siècle proches de notre chasuble : des aigles adossés et des Cet habit fait partie d’un ensemble d’ornements
lampas de soie lancé à fond taffetas médaillons, entre les bandes épigraphiques, occupés liturgiques, réputés avoir appartenu à Edme (ou Edmond)

AU CŒUR DES TRÉSORS CHRÉTIENS


H . 155 ; D . 460 cm par une fleurette centrale placée dans une forme étoilée. Rich d’Abingdon, archevêque de Cantorbéry, qui
inscription Bien que le remploi ait pu être postérieur à la copie comprenaient une chasuble, une étole et une manipule
« La gloire/puissance à [?] Dieu 1 » ][?]
?[ du manuscrit, le tissu de Salamanque semble être [fig. 1]. Réfugié en France en 1240, le prélat meurt au
provenance contem porain de ce dernier. Il pourrait donc indiquer prieuré de Soizy, près de Provins, en 1241 6 . Ses ornements
Provins (France), église Saint-Quiriace que ce textile, ainsi que les autres présentant des décors sont alors confiés à l’abbaye dont dépend le prieuré,
similaires et une même technique, a été fabriqué Saint-Jacques de Provins, et y sont vénérés comme
Provins (France), musée de Provins et du Provinois
inv. MP 1173, classée monument historique le 30 décembre 1897
au X I I e siècle 3 . des reliques après la canonisation d’Edmond en 1246 7 .
Ce groupe de tissus a également été comparé à une autre Après la Révolution, la chasuble est vendue le 9 février
Ce vêtement liturgique est confectionné à partir d’un production connue, celle des lampas dits « de Bagdad », 1797 (21 pluviôse an V ) à un ancien chanoine de l’église
tissu monochrome et d’un galon ajouté postérieurement 2 . que l’on date de la première moitié du X I I e siècle et que Saint-Quiriace 8 . Si l’attribution à saint Edme est exacte,
Sur le fond du tissu se détachent des motifs d’oiseaux l’on attribue généralement à la ville d’Almería 4 . Plusieurs alors qu’aucun document médiéval ne vient la confirmer,
affrontés encerclés par des épigraphies en miroir hypothèses concernant les liens entre les deux groupes notre tissu serait antérieur à 1240, ce que confirment
[voir détail]. Les décors n’apparaissent que grâce ont été émises : les tissus à motif d’oiseau pourraient être les comparaisons stylistiques avec les rares éléments
aux différences de tissage et sont obtenus selon une dérivation du groupe de Bagdad, car ils partagent datables. En revanche, il reste difficile, voire impossible,
la technique du lampas. certaines caractéristiques techniques 5 . d’établir précisément de quel centre de production la
On a rapproché cette chasuble de plusieurs lampas Notre chasuble se distingue pourtant de tous ceux-ci chasuble provient. Les tissus espagnols étaient exportés
présentant également des motifs d’oiseaux cernés d’épi - par plusieurs détails : sa couleur vert pâle et son aspect en nombre vers l’Angleterre 9 et il est probable que celui-ci
graphies. Le plus important, et le seul approximativement monochrome sont rares, sinon uniques ; l’absence de fils a ainsi transité par l’Atlantique et la Manche, avant
datable, est un fragment de tissu réutilisé en reliure métalliques, très fréquents dans ces productions, est de se retrouver à Provins.
d’un manuscrit du X I I e siècle, provenant des archives frappante. Il semble donc délicat de lui attribuer exacte - GF

bibliographie et expositions
Aufauvre et Fichot, 1858, p. 126-127 ; Rohault de Fleury,
1883-1889, VII , p. 168-169, VIII , pl. DCVII ; Von Falke, 1921,
p. 118 ; Maillé, 1939, I , p. 147-148 ; Lewis, 1957, p. 33,
fig. 19 ; Shepherd, 1958, p. 5 ; Gauthier, 1983, p. 40.
Paris, 1963, n o 43 ; Paris, 1965, n o 113-115 ; Paris, 1970-
1971, n os 58 à 60 ; Londres, 1976, n o 10 ; Paris, 1988, n o 5 ;
Grenade et New York, 1992, n o 57 ; Carcassonne, 1993,
n o 38 ; Rome, 1994, n. p. ; Pontigny, 1996, n o 47 et fig. 16
et 17 ; Saint-Denis, 2001, p. 69.

96 97
fig. 1 cat. 17 (détail)
Planche de l’ouvrage Les Monuments de Seine-et-Marne, description historique
et archéologique et reproduction des édifices religieux, militaires et civils
du département, représentant la chasuble dite « de saint Edme » [cat. 17] en 1858
La bannière de Las Huelgas dite de « Las Navas de Tolosa »
La tradition identifie la bannière militaire conser- Ainsi, l’un des décors en stuc de la madrasa
vée au monastère royal Santa Maria la Real de Las mérinide Bu‘inaniya de Meknès présente un motif
Huelgas à Burgos (Espagne) comme étant un tro- identique à celui que l’on peut voir au centre de la

AU CŒUR DES TRÉSORS CHRÉTIENS


phée pris par le roi Alphonse VIII (m. 1214) [fig. 1]. bannière de Las Huelgas. Par ailleurs, l’un des
Il s’en serait saisi lors de la bataille de « Las Navas motifs – connu sous le nom d’« éperon » (espuela
de Tolosa », qui l’opposa en 608 H . / 1212 aux en espagnol) – que l’on trouve sur la bannière de
troupes almohades conduites par le calife Ya‘qub Las Huelgas est aussi présent sur six chapiteaux
b. Yusuf al-Nasir (m. 609 H . / 1213), et qui se solda du patio des lions du palais de l’Alhambra édifié
pour ces dernières par une terrible défaite. par Muhammad V – après son exil de plusieurs
Malgré l’absence de source indiquant années à la cour mérinide 4 – ainsi que sur des
qu’Alphonse VIII l’aurait effectivement prise pour céramiques nasrides 5 .
la déposer à Las Huelgas, cette bannière a De même, les hampes des lettres de la bannière
toujours été communément présentée comme de Las Huelgas sont ornées du motif en forme de
un témoignage de cet épisode, et comme un tashdid (signe redoublant une consonne) en posi-
emblème du triomphe des chrétiens sur les musul- tion verticale que l’on retrouve sur les bannières
fig. 2
mans. Elle était donc portée en procession dans mérinides, ainsi que – inversé et simplifié – sur un
Inscriptions de la bannière dite « de Las Navas de Tolosa »
Burgos par les militaires haut gradés lors des textile nasride inédit, dont les fragments sont La bande épigraphique supérieure inclut :
fêtes religieuses comme un symbole visible de conservés dans trois institutions 6 . De plus, la cou- T1 Ta‘awudh (Coran, XVI, 98) ; tronqué
T2 Basmala
la Reconquista 1 . Comme de nombreux textiles et leur rouge, prédominante sur la bannière de Las T3 Tasliya tronqué à partir du ha’ sur le mot Allah.
objets précieux entrés dans les fonds des églises Huelgas, a souvent été considérée comme la cou- Le style calligraphique est imaginatif et dynamique,
les boucles de certaines lettres enveloppant les lettres
en Europe, donc décontextualisés, il était assez leur officielle des Nasrides, bien qu’elle soit éga-
des mots suivants. Graphie cursive monumentale bleue,
difficile d’en retracer précisément l’origine, la lement courante en contexte mérinide 7 . Tous ces surlignée de rouge, aux hampes ornées d’une demi-
palmette verticale blanche, aux boucles soulignées de
datation ou encore le parcours. indices concordent donc pour affirmer une data-
motifs en forme de « = ». Le mim est souvent représenté
Dans son étude des trophées militaires menée tion du X I V e siècle. L’analyse stylistique est cepen- ouvert.
en 1893, Rodrigo Amador de los Ríos a pu relever dant insuffisante pour déterminer précisément s’il S Deux frises de cartouches épigraphiés de la shahada
en graphie cursive, alternés d’un motif étoilé.
quelques similitudes entre cette bannière et s’agit d’ateliers mérinides ou d’ateliers nasrides, Les cartouches aux extrémités sont tronqués.
deux bannières mérinides conservées à Tolède les mêmes motifs se retrouvant d’un contexte à Au X I X e siècle, la bande inférieure de cartouches
était remplacée par une frise aujourd’hui disparue
[cat. 330] [voir p. 542-546], et discuter ardemment l’autre. Des datations par carbone 14, pourraient d’étoiles à huit branches recticurvilignes.
cette attribution traditionnelle à l’époque almo- venir conforter cette hypothèse, mais en aucune Quatre bandes en cursif monumental orné de demi-palmettes
verticales dans les hampes, et de « = » dans les boucles
hade. Il en conclut succinctement que la bannière mesure préciser l’attribution géographique sur
des lettres :
connue comme « Pendón de Las Navas de une rive ou l’autre de la Méditerranée. A (Coran, LXI, 10). La dernière lettre, un mim ouvert,
franchit les limites du cadre.
Tolosa » serait plutôt une production nasride de Au premier regard, la bannière semble intacte,
B en miroir ; (Coran, LXI, 11)
Grenade. Son hypothèse est par la suite long- bien qu’une coupe abrupte dans son épigraphie C en miroir ; (Coran, LXI, suite du verset 11 et début
temps oubliée. indique qu’elle était de plus grandes dimensions du verset 12)
D en miroir; (Coran, LXI, suite du verset 12) ; incomplet.
Différents auteurs ont plus tard considéré que [fig. 2]. Cette découpe pourrait être liée aux diffé- La dernière lettre, un kaf ouvert, franchit les limites
cette bannière pouvait être une production post- rentes interventions menées sur le textile. En du cadre.
médaillon central
almohade, mais leurs hypothèses peu étayées effet, une intervention touchant l’ensemble de la Le centre est occupé par une étoile à huit branches
n’ont pas été relayées 2 . Une révision des travaux bannière est référencée dans les années 1950 8 ; blanche sur fond rouge, disposée au centre d’un entrelacs
géométrique à huit intersections dessiné par le mot
d’Amador de los Ríos nous a permis de reconsidé- elle fut précédée au X I X e siècle par des consolida-
al-mulk en coufique géométrique, répété huit fois.
rer certains aspects de ce textile, plus précisément tions avec ajout de textile, et probablement même Le motif en « = », de petites dimensions, est dessiné
dans les boucles des lettres et souligné de bleu pâle.
son style calligraphique et le choix des citations par des coupes, comme l’indique Amador de los
La ligature entre le lam et le mim, très étirée, sert de base
coraniques qui y sont présentées. En effet, en le Ríos, ce qui pourrait expliquer les lacunes visibles à un entrelacs géométrique et végétal. Le kaf s’achève
comparant aux trois bannières mérinides conser- actuellement 9 . Une manipulation plus ancienne, en rejoignant la bordure du médaillon, faisant face à
ce même motif inscrit disposé en miroir. Chaque espace
vées à Tolède [voir p. 542-546], il est désormais au XVIIe siècle, pourrait également être respon- interstitiel est orné d’un quadrilobe blanc. Aux points
possible de supposer, en s’appuyant sur des argu- sable de ces amputations, mais il semble impos- cardinaux du cadre carré L, apparaissent trois lions
rampants (le quatrième est perdu) disposés dans des
ments détaillés, que cette bannière a été confec- sible d’affirmer que ces inscriptions manquantes médaillons, exécutés en soie pourpre soulignée dans
tionnée à Fès au XIVe siècle par les mêmes ateliers aient pu contenir des informations historiques, la crinière et les détails d’un fil d’or. Une frise perlée
borde le médaillon central.
de tissage et de calligraphie que les trois ban- comme on l’a parfois supposé 10 .
8PS & KR Frise d’étoiles à huit branches intercalées
M A-D-U
nières mérinides conservées 3 . de rondeaux géométriques, tous soulignés de rouge,
et très altérés.
PSM Frise de chevrons alternativement dorés et rouges.
Huit croissants ornés d’eulogies traduites par Amador
98 de los Ríos, 1983, p. 47) et aujourd’hui perdues. 99
fig. 1
Bannière dite « de Las Navas de Tolosa ». Burgos, Monasterio de Santa María la Real de Huelgas,
Museo de Telas Medievales, Patrimonio Nacional, inv. 00652193
De l’Antiquité tardive au
Maghreb al-Aqsa : le Maroc idrisside

Nouvelles données sur l’occupation


de Volubilis à l’époque d’Idris I er

Fès à l’aube du Maghreb al-Aqsa


E D U A R D O M A N Z A N O M O R E N O

De l’Antiquité tardive Si l’histoire était une discipline guidée par nos lacunes les plus
criantes, l’un de nos thèmes de recherche prioritaires devrait

au Maghreb al-Aqsa : être l’Afrique du Nord à partir de l’époque du Bas-Empire


romain. En effet, nous n’avons qu’une connaissance très

le Maroc idrisside vague de ce qui s’est passé dans cette région à partir du
moment où les structures administratives de l’Empire romain
se sont disloquées, et nous ignorons en quoi leur disparition
a affecté les populations locales.
Notre ignorance est particulièrement grande pour tout ce
qui touche au Maghreb al-Aqsa une fois conquis par les
troupes arabes. C’est la raison pour laquelle nous avons ten-
dance à considérer cette région comme marginale, alors que
les quelques données dont nous disposons semblent indiquer
LE TERRITOIRE IDRISSIDE DANS LA PREMIÈRE MOITIÉ DU Xe SIÈCLE
le contraire.
Étudier le Maghreb al-Aqsa entre les I V e-V e siècles et les
V I I I e-I X e siècles implique de s’interroger sur deux processus, de zones d’intérêt bien définies de la part des autorités de la Maurétanie Tingitane, par les villes de Tanger, Volubilis,
qui, bien que tout à fait distincts du point de vue de la chronolo- romaines, qui se sont contentées, dans de nombreux terri- Lixus et Benasa. Ces villes ont sans doute eu un impact sur les
gie et des résultats, peuvent présenter quelques points com- toires, d’établir des relations pacifiques avec les chefs locaux, sociétés indigènes, dont elles ont contribué à transformer le
muns pour ce qui est des mécanismes et des objectifs. Il s’agit lesquels dirigeaient des communautés plus ou moins grandes mode de vie traditionnel 4 .
d’une part du processus de romanisation des populations le plus souvent dédiées au pastoralisme. Dans leurs formes Il est très difficile de savoir dans quelle mesure ces socié-
indigènes, d’autre part de celui qui a mené à l’arabisation et les plus simples, ces relations permettaient aux Romains de tés ont été affectées par la disparition de l’Empire romain dans
à l’islamisation de ces mêmes populations 1 . On connaît mieux contrôler les déplacements annuels des groupes concernés ; la région à la fin du I I I e siècle. Contrairement à ce qui est parfois
le premier que le second car les données écrites et archéo - quand il s’agissait de contacts plus étroits, Rome pouvait avancé, les sociétés maghrébines ont pu être alors les propres
logiques le concernant sont plus nombreuses et ont été davan- octroyer la citoyenneté à certains chefs ou les nommer prae- actrices de leur développement. Il est cependant certain qu’au
tage étudiées 2 . Les chercheurs ont récemment mis en évi d- fecti genti ou même principes gentis, comme nous l’apprend Maghreb, comme dans d’autres territoires, la fin du monde
ence différentes phases dans le processus de romanisation à saint Augustin dans une de ses lettres 3 . Cette brève évocation antique a entraîné l’interruption des transformations sociales
l’œuvre dans les régions d’Afrique du Nord. On ne peut réelle- de la romanisation de la région se doit de mentionner aussi auxquelles nous donnons le nom de romanisation. Ainsi est-il
102 ment parler de résistance indigène, mais plutôt de l’existence le rôle qu’a pu jouer la trame urbaine formée, pour ce qui est significatif qu’aucun peuple germanique, par exemple, n’ait 103
décidé de s’installer dans la partie occidentale du Maghreb : contrastes entre les zones urbaines et les régions excentrées arabes leur imposaient en matière d’impôts. Les consé- du Maroc actuel jusqu’à son élimination par les Almohades
les Vandales ont préféré se fixer en Afrique proconsulaire et en et où la diversité de la population s’est sans doute accentuée quences de cette révolte furent profondes : au-delà de au milieu du X I I e siècle 10 .
Byzacène, alors même que ces régions étaient plus éloignées à la suite de la chute de l’empire. Les modalités de cette l’Ifriqiya, la domination politique du califat oriental ne s’exerça C’est dans ce panorama politique et social complexe que
de leurs bases hispaniques, ce qui peut indiquer que les res- confrontation nous échappent encore. Tout au plus peut-on plus directement. Dans les décennies suivantes, le Maghreb s’implanta la dynastie idrisside à la fin du 2 e H . / V I I I e siècle.
sources existant sur place ou disponibles localement ne leur signaler que les troupes arabes envoyées par le calife al-Aqsa revint donc à une situation similaire à celle qu’il avait L’arrivée d’Idris b. ‘Abd Allah au Maghreb al-Aqsa, fuyant le
permettaient pas de le faire. Pourtant, Volubilis, pour ne citer umayyade de Damas eurent bien du mal à prendre en main ce connue avant la conquête arabe, c’est-à-dire une véritable courroux abbasside après sa malheureuse tentative de soulè-
qu’elle, a continué d’être un centre urbain d’une certaine territoire : dès les premières expéditions, qui succédèrent à mosaïque politique et sociale 8 . Pourtant, quelque chose avait vement contre le califat, soldée par la mort de son neveu
importance, tout au moins régionale, jusqu’à l’époque idrisside. la prise d’Alexandrie en 21 H . / 641, jusqu’à la pacification rela- changé radicalement : le processus d’islamisation des popula- al-Husayn b. ‘Ali à Fakhkh en 169 H . / 786, doit être comprise
Les fouilles archéologiques y ont révélé l’existence d’une tive du Maghreb à la veille de la conquête de l’Hispania en tions d’Afrique du Nord était enclenché 9 . Cette islamisation dans le cadre des processus d’arabisation et d’islamisation
communauté urbaine que, faute de terme plus adapté, nous 92 H . / 711, les armées arabes connurent de multiples revers. avait été amorcée par les gouverneurs arabes, mais, à la suite que nous avons mentionnés et qui se concrétisèrent par
pouvons qualifier de « romano-berbère ». Bien qu’occupant un Alors qu’elles n’avaient eu aucune peine à venir à bout des du mécontentement croissant des populations locales vis-à- l’afflux d’idées, de matériaux et d’individus venus d’Orient. La
espace considérablement plus réduit que celui de la ville empires byzantin et sassanide et du royaume wisigoth de vis du pouvoir califal umayyade, elle était passée dans les présence au Maghreb al-Aqsa d’autres « immigrés » au profil
antique, cette communauté se déployait sur plus de 18 hec- Tolède, il semble qu’il leur fut plus difficile d’affronter la mains de prédicateurs kharidjites venus d’Orient, où ils semblable à celui d’Idris, tels le fondateur de la dynastie
tares, tandis que le reste de la ville semble avoir été affecté mosaïque politique et sociale très fragmentée qu’était fuyaient les persécutions dont ils étaient victimes dans leur umayyade de al-Andalus, ‘Abd al-Rahman b. Mu‘awiya, ou le
aux activités artisanales et aux cimetières [voir p. 108-111]. La l’Afrique du Nord, et plus particulièrement le Maghreb al-Aqsa. pays d’origine. Le discours de ces prédicateurs soulignait fondateur de la dynastie fatimide, ‘Ubayd Allah al-Mahdi, laisse
céramique d’importation de type African Red Slip continuait Les derniers épisodes de cette conquête eurent lieu sous les aussi bien l’exploitation illégale à laquelle les gouverneurs entrevoir un Occident certes éloigné des régions centrales du
à arriver à Volubilis, quoique en quantités toujours plus faibles 5 . gouverneurs arabes Hasan b. al-Nu‘man et Musa b. Nusayr. Ils arabes soumettaient les populations berbères que le potentiel dar al-islam (le domaine de l’islam) mais réceptif aux messages
La ville était donc encore insérée dans des réseaux commer- impliquent que des accords aient été passés avec les popula- libérateur du credo musulman. Plusieurs chefs de tribus, tels qui en provenaient. Ces exilés sollicitent et obtiennent par
ciaux, du moins à l’échelle régionale. tions berbères, selon lesquels les autochtones pouvaient être ceux des Banu Midrar, furent attirés par ce message, qui com- ailleurs d’importants soutiens, selon une configuration sociale
Plusieurs stèles funéraires chrétiennes, telles celle enrôlés dans l’armée des conquérants. Le laps de temps très binait religion et activisme militaire et les conduisit dès lors, et politique particulière propre au monde arabe 11 .
dédiée à un princeps appelé Iulius en 605 ou celle d’un homo- court séparant ces épisodes du début des expéditions menées après qu’ils eurent participé à la grande rébellion de La mobilisation en faveur d’Idris b. ‘Abd Allah, qui appar -
nyme vice praepositus datée de l’an 606, nous confirment en Hispania par les troupes de Musa b. Nusayr en 92 H . / 711 122 H . / 740, à se déployer vers le sud et à occuper Sidjilmasa tenait à un lignage charismatique descendant du gendre
dans l’idée qu’il existait là une population qui n’était plus est un indice qui doit être pris en compte. En effet, de telles en 140 H . / 757. Ils firent bientôt de cette enclave un centre du Prophète, ‘Ali b. Abi Talib, se produisit grâce à l’appui d’un
romaine mais possédait une identité religieuse et linguistique expéditions n’auraient pas été possibles sans l’existence d’un actif vers lequel convergeaient les routes du commerce sub - chef berbère de la tribu Awraba appelé Abu Layla Ishaq
propre. Il est difficile de définir la nature des relations que cette pacte entre les chefs berbères, qui optèrent vraisemblable- saharien [voir p. 135-138]. b. Muhammad, dont on dit qu’il professait le mu‘tazilisme.
population entretenait avec les alentours. Il se passait peut- ment pour un accord rendant possibles la poursuite des Un autre épisode de la pénétration de l’islam au Maghreb, Nous savons peu de chose sur cet Abu Layla Ishaq qui
être à Volubilis la même chose que ce qui transparaît à la lec- conquêtes et le partage des bénéfices devant en découler. non sans rapport avec le précédent, a eu pour acteur principal accueillit le fugitif et le proclama imam à Walili (Volubilis) en
ture d’une fameuse inscription datée de 508 par laquelle un Cela permettrait d’expliquer l’organisation très rapide des Salih b. Tarif, qui s’était également engagé dans la rébellion 172 H . / 789. Nous savons en revanche qu’en moins de trois
certain Masuna, « Rex gentium Romanorum et Maurorum », expéditions en Hispania, auxquelles les troupes berbères par- berbère aux côtés de son père. Il permet cette fois de mettre ans, Idris réussit non seulement à consolider et à agrandir son
commémore la construction d’un castrum. L’inscription pro- ticipèrent dès le début 7 . en lumière non pas tant l’action des prédicateurs kharidjites domaine mais aussi à faire reconnaître son lignage. En effet,
vient de Altava (Ouled Mimoun, près de Tlemcen), où trois Cet accord ne dura pas. En 122 H . / 740 prend place un épi- que les effets d’une islamisation encore balbutiante et mal à sa mort – peut-être due à un empoisonnement ordonné par
cents ans plus tôt s’était établie la Cohors II Sardoroum, corps sode crucial de l’histoire du Maghreb : les Berbères, aussi bien assimilée. En effet, Salih se présenta comme prophète à la le calife abbasside –, il n’avait pas d’héritier. Néanmoins, ses
d’armée romain dont les membres, assez étonnamment pour ceux de la péninsule Ibérique que ceux de l’Afrique du Nord, se tribu Masmuda et aux autres groupes établis dans la plaine de partisans parvinrent à imposer que l’on attende la fin de la gros-
l’époque, dédiaient des inscriptions aux « dieux des Maures » rebellent massivement contre la domination arabe. Cette Tamasna. Il rédigea pour eux un Coran en berbère, dans lequel sesse d’une de ses concubines, une Berbère, et comme
(diis Mauris) 6 . La période témoigne de l’existence de réalités rébellion a pour source la discrimination existant à l’encontre il énonçait toute une série de préceptes relatifs au jeûne, à l’enfant était un garçon, à attendre également sa majorité en le
hybrides liées à un processus de romanisation non achevé. des Berbères lors du partage du butin, et ce malgré la partici - la prière et aux relations avec les Infidèles qui allaient former plaçant sous la tutelle d’un autre personnage obscur, Rashid.
Le mouvement d’expansion arabe de la fin du VIIe siècle pation de leurs troupes aux combats les plus périlleux, et les le cœur des pratiques de la secte des Berghawata-s. Cette Celui-ci avait accompagné Idris dans sa fuite depuis l’Orient
104 rencontre donc un monde d’influences réciproques, de forts réquisitions en bétail et en esclaves que les gouverneurs doctrine perdura dans certaines régions de la côte Atlantique et semble avoir été un personnage central dans l’édification 105
18
Vue du Rocher
Maroc Ce cliché, qui appartient à la série « Voyage au Maroc, et le Maroc s’y regardent et s’y confrontent. Les trois
septembre 1899 Tanger, septembre 1899 », offre une vue particulièrement grands empires berbères du Moyen Âge, d’abord
Petit (actif fin du X I X e siècle – début du X X e siècle) poétique du détroit de Gibraltar. Au loin se découpe le almoravide, puis almohade et enfin mérinide, leur ont
négatif sur plaque de verre rocher, tel qu’il est certainement apparu aux conquérants permis de partager un temps une destinée commune,
du domaine idrisside. Ses dix années de « régence » virent les monnaie voisine, dans des quantités significatives, avec la impression à partir de l’original musulmans arabes et berbères conduits par Tariq b. Ziyad, au gré des caprices de l’histoire.
H . 6,5 ; l. 9 cm lors de leur traversée vers la péninsule Ibérique en 711. Ces BTL /CD
débuts d’un processus progressif d’arabisation du territoire monnaie frappée par le pouvoir central abbasside. Nous igno-
Charenton-le-Pont (France),
voisins à la fois proches et lointains que sont l’Andalousie bibliographie et expositions
idrisside : la fondation de la ville de Fès – dont l’existence est rons par quels chemins cette monnaie y était arrivée ; il est pro- Inédit.
Médiathèque de l’architecture et du patrimoine
attestée par des monnaies dès 185 H . / 801 – à la croisée de bable qu’elle y est parvenue sous la forme de tributs imposés inv. 08L01650

chemins jusqu’alors dominés par les tribus berbères, est sou- à un moment ou à un autre par les Aghlabides et qu’elle a été
vent considérée comme liée à une volonté de se dégager de envoyée d’Ifriqiya vers Bagdad.
l’emprise indigène de l’antique Volubilis et de créer une ville Fait particulièrement impressionnant, la monnaie idrisside
dont le modèle, bien distinct, serait proprement arabe et isla- – que l’on ne trouve pas en al-Andalus – a circulé au Proche-
mique 12 [voir p. 118-120]. Le nom initialement donné à Fès, Orient et bien au-delà. Elle figure ainsi de manière régulière
al-‘Aliya, est clairement lié à ce projet. Une fois proclamé et dans des trésors de monnaies arabes découverts dans le
reconnu en 187 H . / 803, alors qu’il n’avait que onze ans, Idris II Caucase, monnaies qui transitèrent dans le cadre du vaste
poursuivit sur cette voie. La géographie de l’Afrique du Nord commerce suscité par la demande du califat abbasside. Des
avait alors bien changé avec l’établissement de la dynastie monnaies idrissides sont même apparues en Suède, en
aghlabide en Ifriqiya sous la tutelle des califes abbassides. Pologne et en Suisse, ce qui témoigne de déplacements d’une
Dans ce nouveau contexte, Idris II ordonna la mise à mort de ampleur tout à fait remarquable en plein 3 e H . / I X e siècle. Cette
Abu Layla Ishaq, accusé de comploter avec les Aghlabides. circulation montre bien que les processus d’islamisation et
Cette exécution marqua un pas de plus dans le processus des- d’arabisation mis en œuvre par la dynastie idrisside ont permis
tiné à soustraire le pouvoir de l’emprise indigène. L’arrivée en d’inscrire pendant un certain temps ce territoire dans les
202 H . / 808 d’exilés provenant de al-Andalus, à la suite d’une grandes routes commerciales de l’époque médiévale 15 .
révolte dans un faubourg de Cordoue, y contribua également.
Les nouveaux venus s’établirent sur la rive droite du fleuve
et finirent par donner leur nom à cette partie de la ville. À cette
politique s’ajouta une expansion territoriale remarquable et
c’est ainsi qu’à la mort d’Idris II, en 213 H . / 828, le domaine
idrisside, qui comprenait Tanger, Tlemcen, Wazeqqur ou
encore le Rif, fut partagé entre ses douze fils.
L’expansion territoriale voulue par les premiers Idrissides
était destinée à leur garantir le contrôle des routes du com-
merce subsaharien qui traversait l’Afrique du Nord et abou -
tissait à Tlemcen, ainsi que l’accès aux mines d’argent du
Haut Atlas. Ainsi les Idrissides purent-ils frapper des monnaies
d’argent à une échelle inconnue dans cette région depuis
l’époque romaine, et ce dans un grand nombre d’ateliers 13 [voir
p. 132]. Cet épisode coïncida avec l’énorme demande en argent
venue du cœur du califat abbasside, qui semble avoir alors
drainé cette matière première depuis le Maghreb al-Aqsa 14 . La
présence de dirhams idrissides au Proche-Orient est attestée
106 par la découverte de plusieurs trésors dans lesquels cette
É L I Z A B E T H F E N T R E S S H A S S A N L I M A N E

à Volubilis. En 789, il fut proclamé imam par ses hôtes, et devint par des chefs berbères indépendants ait été formulée 10 , du règne d’Idris I er , ce qui a permis d’établir la chronologie

e r
NOUVELLES DONNÉES SUR L’OCCUPATION DE VOLUBILIS À L’ÉPOQUE D’IDRIS I
ainsi le chef de la communauté 2 . ce monnayage semble devoir être rattaché à l’époque où de l’édifice 15 . En 2000, une prospection magnétique dans
Il est très difficile d’écrire l’histoire des débuts de la dynastie le Maghreb al-Aqsa dépend du califat abbasside de Bagdad. ce secteur a révélé des séries d’alignements de murs réguliers,
idrisside en l’absence de sources de l’époque et d’historiographie Plusieurs de ces monnaies portent simplement le nom de Walili 11 . particulièrement fascinants du fait de leur orientation, qui
officielle. L’archéologie de cette période est encore également Après sa proclamation, Idris fait de Volubilis / Walili la capitale coïncide avec celle des premières mosquées du Maroc 16 .
balbutiante : des fouilles ont été menées de longue date sur du grand royaume qu’il parvient rapidement à former. La fondation À l’exception de l’enceinte et d’un four datant du I er siècle,
le site de Volubilis, mais la période marquée par l’arrivée des de Fès après sa mort signe le déclin de la ville [voir p. 118-120], le plus ancien bâtiment de ce secteur est le complexe thermal 17
conquérants arabes et la période idrisside à proprement parler une grande partie de ses habitants se tournant vers cette (bâtiment III ) [fig. 4]. Il se compose de quatre salles implantées
sont encore peu documentées 3 . Cependant, la situation est seconde capitale lorsque son fils Idris II atteint sa majorité. à angle droit, suivant la gradation de chaleur traditionnelle
Nouvelles données sur l’occupation aujourd’hui en train de changer grâce à des campagnes archéo - pour ce type d’établissement. Le soin avec lequel l’ensemble est
de Volubilis à l’époque d’Idris I er logiques récentes qui s’attachent à retrouver les vestiges du Fouilles à l’intérieur de l’enceinte romaine: réalisé est remarquable : le petit vestibule ouvrant sur la piscine
er
L’arrivée du futur Idris I au Maghreb fait suite à la tentative de VIIIe au Xe siècle. C’est le cas des fouilles menées conjointe ment le secteur D est soigneusement enduit et décoré d’un bouclier en bas relief
soulèvement contre le califat abbasside fomentée par son frère de 2000 à 2005 par l’Institut national des sciences de l’archéologie Le premier secteur des fouilles archéologiques menées de en remploi provenant de l’arc de triomphe de Caracalla qui se
shi‘ite zaydite 1 , qui fut écrasée en 786 à la bataille de Fakhkh. et du patrimoine ( INSAP ) et le University College London ( UCL ) 4 . 2000 à 2005 montre les vestiges d’un certain nombre de bâtiments dresse dans la ville. À l’ouest des thermes, une surface de pierres
Idris parvint à s’échapper et à rallier le Maroc actuel, où il fut Couplant prospection géophysique et techniques de fouille relativement bien conservés à 20 mètres de l’enceinte tardive, compactées pourrait correspondre à une voie constituant la limite
accueilli par le chef de la tribu berbère des Awraba-s, implantée traditionnelles, ces opérations ont permis de dégager deux tout près de ce qui était peut-être une porte [fig. 2]. La phase la ouest du site. Vers le nord s’étend un grand espace ouvert par
principaux secteurs datant de l’occupation idrisside : le premier plus ancienne observée n’a pas encore été entièrement fouillée. une porte à l’angle nord-ouest (bâtiment IV ). La cour est occupée
est la zone D, à l’intérieur des limites de la ville romaine, le second Elle est matérialisée par une couche d’effondrement de murs par de très grandes fosses, probablement des silos à grains.
est le secteur B, situé à l’extérieur de l’enceinte de la ville [fig. 1]. en terre datant de la fin du I V e siècle, résultant peut-être d’un Ces derniers suivent un alignement relativement régulier, sans
Les deux secteurs sont nettement différents : le premier reflète tremblement de terre. La seconde phase, datée par C 14 entre qu’aucun ne coupe l’autre, ce qui laisse penser qu’ils étaient
l’habitat des occupants romano-berbères du site, l’autre nous 542 et 633 12 , consiste en trois propriétés correspondant à contemporains les uns des autres. Cet espace correspond
donne un aperçu de l’urbanisme idrisside 5 . trois maisons bien distinctes, dont chacune se composait sans doute à un grenier collectif. Il est délimité par les thermes,
Nous savons peu de chose sur Volubilis – ville centrale d’une pièce d’habitation et d’une étable ou d’un atelier, ce qui l’enceinte antique et de longues pièces qui servaient de lieu
de la Maurétanie Tingitane – après le départ de l’administration rappelle l’habitat berbère connu en Kabylie et ailleurs 13 . Sur de stockage ou accueillaient des activités artisanales.
romaine en 285. Les témoignages de cette période étudiés la voie qui traverse le site pendant cette occupation, on a trouvé
par Aomar Akkeraz évoquent une occupation continue mais une monnaie d’Idris I er . L’allure de l’ensemble est très rurale,
plus repliée sur elle-même jusqu’à la fin du I V e siècle 6 . Durant avec des espaces pour les bêtes et des silos domestiques.
le VIe siècle, un petit groupe d’épitaphes écrites en latin 7 montre Il n’y a aucune trace de destruction violente dans la phase
l’existence d’une communauté chrétienne vivant dans le tiers d’abandon de ces trois propriétés ; l’absence générale de
nord-ouest du site, protégé par une nouvelle enceinte d’orien - céramique du X e siècle incite à penser que durant cette période
tation nord-sud qui reliait deux tronçons de l’enceinte romaine 8 . la ville s’est repliée sur la partie centrale du site. Le départ
La zone entourée par l’enceinte couvrait à peu près 18 hectares. d’une partie de la population de Volubilis vers Fès pourrait
La raison de la concentration de l’occupation dans cette zone expliquer ce repli.
est probablement la proximité de l’oued Khoumane, dont l’eau
était nécessaire puisque l’aqueduc romain avait cessé de Fouilles à l’intérieur de l’enceinte romaine :
fonctionner. Cette zone n’a jamais été fouillée. Depuis 1950, le secteur B
deux autres ensembles médiévaux situés au bord de la rivière, La fouille menée dans le secteur B [fig. 3] avait pour but de
immédia tement en dehors de l’enceinte romaine, ont été fouillés. comprendre l’environnement du petit établissement thermal
Ces fouilles anciennes n’ont malheureusement donné lieu à islamique fouillé pour la première fois par Bernard Rosenberger
aucune publication, mais elles ont livré une abondante série en 1960 14 . La fouille de Rosenberger n’a malheureusement laissé
de monnaies islamiques publiées par Daniel Eustache, en parti - aucune documentation, mais des sondages entrepris en 1993

N
culier deux trésors 9 dont les monnaies les plus tardives peuvent par Abdel Aziz el-Khayari ont conduit à la découverte dans
être datées vers 750. Bien que l’hypothèse de frappes ordonnées le pavement de trois monnaies islamiques, dont une a été datée 109
fig. 1 fig. 2
Plan de l’occupation antique de Volubilis (en gris) et de l’occupation médiévale de Walili (en noir). La zone D : reconstitution de trois maisons du I X e siècle (F. Palmieri)
Localisation des structures fouillées datant de l’époque idrisside (secteurs D et B )
Dans la zone située au sud des thermes, des murs orthogonaux précédents, s’étend à l’angle sud-est du chantier. Une cour

e r
NOUVELLES DONNÉES SUR L’OCCUPATION DE VOLUBILIS À L’ÉPOQUE D’IDRIS I
forment la limite de ce que nous avons identifié comme trois occupe vraisemblablement sa partie nord, mais rien n’est visible
ensembles distincts formés de longues pièces autour d’une cour. à part un foyer construit contre le mur ouest.
Le plus grand des bâtiments (bâtiment I ) s’appuie contre les S’il reste à éclaircir un certain nombre de détails, les deux
thermes et se compose de deux ailes séparées par une immense phases du site au nord et au sud des thermes semblent être
cour dallée. La partie fouillée dans l’aile ouest comporte deux relativement cohérentes, et les grandes lignes de l’occupation
pièces, dont une ouvre directement sur une voie pavée. Sur sont claires. Les structures les plus anciennes sont le grenier
les murs et sur une banquette peu élevée nous avons relevé collectif, l’établissement thermal, et au sud les trois bâtiments
des traces de mortier gris très fin peint en rouge, similaire substantiels avec de larges cours et un plan orthogonal.
à la peinture rouge observée dans la salle chaude des thermes. La proximité du bâtiment I et des thermes, la porte ouvrant
L’aile ouest du bâtiment, dont deux pièces sont actuellement directement sur la rue et la qualité des mortiers des sols
visibles, était partiellement dallée. Une large porte en biais laissent supposer qu’il s’agissait d’un bâtiment public. Le
fig. 4
contiguë à cette aile à l’angle sud-est du bâtiment permettait grenier collectif IV a pu fonctionner comme zone de stockage Reconstitution des thermes (F. Palmieri)

d’accéder à la cour depuis un large espace qui n’a pas été pour l’ensemble des habitants du quartier extra muros, tandis les techniques romaines de construction et de décor 19 . donc ici les traces d’une occupation planifiée, vraisemblablement
fouillé mais correspond probablement à une sorte d’avant-cour. que les autres bâtiments servaient de logements. Dans une phase Le monument donne sur un espace à ciel ouvert. La situation conçue à l’époque d’Idris I : il s’agit peut-être du siège du pouvoir.
Au sud, un deuxième bâtiment (bâtiment II ) présente deux rangées postérieure, séparée, semble t-il, par une période de dépôts est moins claire dans le cas du bâtiment situé au sud des thermes, Volubilis reflète donc encore à cette date les effets de la désurba -
de pièces ouvertes également sur une simple cour. Le troisième et d’alluvions, toutes ces structures ont été remplacées par dont l’immense cour et la décoration soignée font néanmoins nisation qui caractérise souvent l’occupation tardo-antique au
ensemble (bâtiment VI ), apparemment distinct des deux bâtiments des modestes bâtiments de nature domestique. La chronologie également penser à un contexte public. L’ensemble du quartier Maghreb : elle associe un habitat à développement empirique, lié
absolue de ces phases d’habitation reste à confirmer par l’étude a été mis en place suivant un schéma orthogonal qui contraste aux activités agricoles, à un habitat plus structuré, probablement
de la céramique et des monnaies. Mis à part deux monnaies avec le développement organique du secteur D ; nous voyons lié à la présence du nouveau souverain.
d’Idris II , il s’agit essentiellement de monnaies pré-idrissides,
dont l’utilisation s’est toutefois certainement prolongée
au I X e siècle. La céramique provenant des couches les plus
anciennes de la cour située au sud des thermes est datée
du V I I I e siècle, et celle associée au niveau de réoccupation
du bâtiment sud du X I e siècle 18 . Cette fourchette chronologique
est confirmée par les analyses radiocarbones effectuées sur
plusieurs échantillons. En dépit de la présence de plusieurs
monnaies résiduelles antérieures, on peut avancer que
la construction de cette zone remonte au règne d’Idris I er .
L’occu pation a ensuite été interrompue, peut-être en raison
d’une inondation, vers le milieu du I X e siècle. La zone a été
réoccupée au X I e siècle par des maisons après une période
de près de un siècle sans trace d’occupation.
Malgré leur similitude chronologique, les secteurs D et B
présentent des différences de peuplement [fig. 5]. Dans le cas
du secteur D , il s’agissait vraisemblablement d’une communauté
berbère post-romaine, dont le commerce avec le monde extérieur
était limité mais non pas nul, comme le prouve une jarre glaçurée
peut-être importée d’Espagne au V I I I e siècle. L’occupation
à l’extérieur de l’enceinte romaine, le secteur B , dans la vallée
de l’oued, semble d’un autre type. L’établissement thermal,
même petit, est remarquablement bien exécuté et rappelle 111
fig. 3 fig. 5
Plan des structures dégagées dans la zone B Reconstitution de l'habitat à Volubilis à la fin du V I I I e siècle (F. Palmieri)
19 20
Vue générale de Volubilis Stèle de Joseph fils de Rabbi
1935 Sur cet autochrome, Gabriel Veyre a enregistré l’état Volubilis (Maroc) Cette stèle est un des rares témoignages de la présence
Gabriel Veyre (1871-1936) des édifices situés sur le forum de Volubilis avant qu’ils I V e siècle (?) d’une communauté juive à Volubilis et plus largement
support de verre, autochrome ne soient considérablement restaurés et partiellement pierre gravée au Maroc à une haute époque. Le texte de cinq lignes
impression à partir de l’original remontés. Sont encore en élévation les murs percés de H . 14 ; l. 13 cm en caractères hébraïques, inscrites dans un arc

e r
H . 17,6 ; l. 23,5 cm baies situés aux extrémités de la basilique et du capitole. inscription grossièrement ébauché, indique que le défunt était

NOUVELLES DONNÉES SUR L’OCCUPATION DE VOLUBILIS À L’ÉPOQUE D’IDRIS I


Tout indique aujourd’hui que les édifices publics ont le fils d’un rabbi, signe probable de l’existence sur place
Chalon-sur-Saône (France), Fondation Gabriel-Veyre,
collection en dépôt au musée Nicéphore Niépce
continué de fonctionner après le retrait des troupes d’une synagogue. Au moins trois autres inscriptions
inv. D2012.3.1.20PB01H
romaines en 285, et ce d’autant plus que l’habitat se rapportant à cette communauté ont été découvertes
ne s’est resserré dans une plus petite enceinte, d’où sur le site ; l’une est en latin, la seconde en grec 1 , la
le forum était exclu, qu’à la fin du V I e siècle 1 . Les fouilles dernière, en hébreu, serait celle de Matrona, également
anciennes dont le site antique a fait l’objet ne permettent « Joseph fils de […] rabbi […] Que repose fille d’un rabbin 2 . Cette stèle, aujourd’hui non localisée,
malheureusement plus de comprendre si ces bâtiments [son] â[me] dans le faisceau des vivants » a été découverte par La Martinière et rapportée en France.
publics étaient encore en activité après la conquête provenance La présence de communautés juives au Maghreb
arabe et à l’arrivée d’Idris I er [voir p. 108-111]. Volubilis (Maroc) al-Aqsa résulterait d’une part de l’installation de commu -
BTL /CD nautés immigrées, mais également de la conversion
Rabat (Maroc), Musée archéologique
bibliographie et expositions inv. vol. 14289
de certaines tribus berbères 3 .
Jacquier et alii, 2005, p. 76-77. Depuis sa dernière publication, un fragment détaché
de la stèle de Joseph a pu être retrouvé et replacé.
BTL /CD/MA

bibliographie et expositions
Février, 1954, p. 43 ; Inscriptions antiques du Maroc,
1966, héb. n o 5, p. 136.
Paris, 1990, p. 43 (erreur dans la légende).

113
21 22
Lampe à huile Encensoir
Maroc Proche-Orient (?) est utilisé par les chrétiens lors de rites funèbres et dans
I V e – V e siècle V I e – V I I e siècle la liturgie, en référence au Psaume 141, 2, « Que ma prière
bronze, fonte en creux bronze devant toi s’élève comme l’encens ». L’encensoir constitue
H . 11,4 ; L . 15 cm H . 14,5 ; D . 6,5 cm un objet essentiel du culte chrétien et se présente sous

e r
provenance provenance plusieurs formes regroupées en autant de types. Celle de

NOUVELLES DONNÉES SUR L’OCCUPATION DE VOLUBILIS À L’ÉPOQUE D’IDRIS I


Volubilis (Maroc) Volubilis (Maroc) l’exemplaire de Volubilis s’avère particulièrement adaptée
historique à la fonction de l’objet. Elle se caractérise par la présence
Rabat (Maroc), Musée archéologique
inv. 99.1.7.2375 (Vol. 563)
Mission Henri de La Martinière, 1888-1890 ; don, 1891 d’une cassolette cylindrique reposant sur trois pieds
dans laquelle était placé l’encens. Un couvercle ovoïde
Paris, musée du Louvre, département
Parmi les quelques témoignages de la présence d’une des Antiquités grecques, étrusques et romaines
est maintenu au moyen d’une charnière et d’une goupille.
communauté juive à Volubilis à la fin de l’Antiquité inv. MNC 1496/Br 4318
Il présente des perforations qui forment un registre
tardive, cette lampe à huile dont l’anse circulaire porte d’arcs outrepassés laissant circuler l’oxygène nécessaire
un chandelier se distingue particulièrement. Ce type Au cours de la séance de l’Académie des inscriptions à la combustion de la substance aromatique, et deux
de chandelier à sept branches, ici représenté en miniature, et belles-lettres du 28 août 1891, M. Héron de Villefosse, groupes de jours par lesquels s’exhale la fumée parfumée.
était utilisé lors de la fête juive de Hanouka, la fête conservateur au département des Antiquités du musée L’ensemble est surmonté d’une croix à branches pattées
des lumières. du Louvre, « met sous les yeux de ses confrères un curieux servant d’attache, laquelle est fixée à une chaînette
La lampe était dotée d’un couvercle, aujourd’hui disparu. brûle-parfum de l’époque chrétienne, en bronze, trouvé permettant de suspendre l’encensoir et de le balancer
Des anneaux, fixés au sommet du chandelier et sur le bec, par le jeune voyageur à Volubilis 1 ». au cours des cérémonies. Présumé d’origine orientale,
permettaient de la fixer à une chaîne pour la suspendre. Ce jeune voyageur est Henri de La Martinière (1859- ce type est attesté par l’existence d’autres exemplaires,
Christiane Boube-Piccot a souligné la parenté formelle 1922) 2 , qui mena des fouilles à Volubilis de 1888 à 1890. dont un très proche retrouvé en Dalmatie 5 . Ceux prove-
de cette lampe avec les lampes de la fin de l’époque S’il ne fut pas le premier à explorer le site 3 , il y effectua nant d’Égypte, munis le plus souvent d’un manche qui
romaine portant une croix en lieu et place du chandelier des fouilles pour lesquelles il fit appel aux techniques se substitue à la chaînette de suspension, témoignent
ici représenté. C’est cette parenté qui a conduit à proposer les plus modernes. À côté des coupes, des croquis et de l’évolution de ce type à l’époque islamique 6 .
une datation pour cette lampe à huile, entre le I V e et des estampages, il prit des clichés, aujourd’hui conservés L’encensoir de Volubilis, dont il existe une copie
le V e siècle. à la BnF, qui sont parmi les plus anciens permettant au musée de Rabat, est avec quelques inscriptions chré -
BTL /CD de « voir » le Maroc. tiennes de même provenance 7 l’un des rares souvenirs
bibliographie et expositions La Martinière a fait lui-même le récit de la découverte de la présence chrétienne au Maroc à la fin de l’Antiquité.
Thouvenot, 1969, p. 359, pl. IV.3 ; Boube-Piccot, 1975, de cet encensoir, qu’il donna au musée du Louvre avec Quelques années après ces fouilles, La Martinière
p. 164-167, n o 190, pl. 95-97 ; Salih, 2010, p. 86. d’autres pièces mises au jour sur le site : « Dans un devait « découvrir » le site de Chella, dont il rapporterait
Paris, 1990, n o 216, p. 170 ; Paris, 1999 (b), n o 154, p. 115. sondage effectué près de cette citerne j’ai recueilli les premières photos et une stèle mérinide conservée
le petit encensoir de bronze avec croix qui est au musée au musée du Louvre [voir p. 56-57].
du Louvre ; c’est le seul objet de culte chrétien provenant BTL /CD/CG

de la Tingitane 4 . » La citerne se révéla par la suite être bibliographie et expositions


non pas celle des thermes antiques, mais celle du hammam, Héron de Villefosse, 1891 ; Toutain, 1891, p. 507 ;
l’un des seuls édifices aujourd’hui attribués à la période La Martinière, 1912 ; Leclercq, 1922, p. 27-29, fig. 4069 ;
d’occupation idrisside du site [voir p. 108-111]. Berthier, 1938, p. 46 ; Gómez Moreno, 1951, p. 325,
D’usage courant dans l’Antiquité, notamment dans fig. 388, p. 335 ; Coche de la Ferté, 1958, n o 30, p. 99 ;
les cultes égyptiens, juifs, grecs et romains, l’encens Thouvenot, 1969, p. 371-372, pl. VII , fig. 1.
Paris, 1990, n o 219, p. 371 ; Paris, 1999 (b), n o 137, p. 95.

114 115
23 24 25 et 26
Coupelle réfractaire, creuset Bague-sceau Dihrams
Proche-Orient ou Moyen-Orient Les nombreuses découvertes archéologiques d’objets Maroc (?) comme en témoignent les niveaux islamiques de la Walili/Volubilis
V I I I e – I X e siècle similaires advenues sur tout le territoire du monde V I I I e – I X e siècle « maison au compas 4 » et le quartier situé au nord de 173 H . / 789-790 et 174 H . / 790-791
bronze islamique médiéval, tant au Proche-Orient qu’au Moyen- argent moulé l’arc de triomphe 5 , qui ont livré des structures islamiques argent frappé
H . 1,7 ; L . 9,6 ; D . 4,8 cm Orient (Égypte, Iran, Arabie Saoudite 2 ), permettent D . 2 cm importantes et une grande quantité de matériel du V I I I e D . 2,4 cm ; poids 2,6 g

e r
provenance aujourd’hui de revoir la chronologie de cet objet marocain inscription et du début du I X e siècle 6 . Ses structures reposent en partie
Rabat (Maroc), Musée archéologique

NOUVELLES DONNÉES SUR L’OCCUPATION DE VOLUBILIS À L’ÉPOQUE D’IDRIS I


Volubilis (Maroc) et de l’attribuer à l’époque de l’occupation idrisside de sur les vestiges d’un cimetière paléochrétien en activité inv. 2001.11.62.6372 et 2001.11.62.6367
Volubilis ( V I I I e – I X e siècles). Il témoigne de l’orientalisation jusqu’au V I I e siècle et recouvrant à son tour des maisons
Rabat (Maroc), Musée archéologique
inv. PI.89.1.7.2 / 99.1.7.2377
croissante de certains aspects de la culture matérielle romaines. Arrivé depuis peu à Volubilis, Idris y est proclamé imam
marocaine à cette époque, à l’image de ce qui s’est passé « Allah me suffit, Il est le meilleur garant » La bague-sceau islamique de Volubilis est en argent en 172 H . / 789 [voir p. 102-106] par la tribu berbère
Ce creuset est connu des antiquisants marocains sous pour les structures religieuses et pour l’organisation provenance moulé d’une seule pièce. Elle n’a reçu aucun traitement islamisée des Awraba-s. La frappe de monnaies d’argent à
l’appellation d’« infuseur d’huile copte ». Il a été découvert étatique elle-même. Il est probable que cette coupelle Volubilis (Maroc) de surface une fois moulée, si bien que sa surface est son nom, marque de sa souveraineté, fait suite à cette
sur le site archéologique de Volubilis à l’époque du a été rapportée par les populations arabes, très peu restée rugueuse. Cet objet a la forme d’un anneau élargi proclamation.
Rabat (Maroc), Musée archéologique
Protectorat. C’est à Christiane Boube-Piccot que revient nombreuses, installées dans la première capitale sur le dessus pour former un chaton bordé de deux BTL /CD
le mérite d’avoir étudié cet objet pour la première fois, idrisside, pour leur propre usage ou à titre de présent. Les bagues-sceaux sont des anneaux caractérisés excroissances triangulaires. Rectangulaire et aplati, bibliographie et expositions
en 1966 ; elle le rattacha alors à l’époque de l’Antiquité La fonction de ces objets soulève encore quelques par la présence de formules en négatif portant un nom, le chaton porte le négatif d’une inscription en coufique Salih, 2010, p. 109.
tardive, entre le V I e et le V I I e siècle, et à l’art chrétien copte, questions. Si certains y voient des lampes à bec, on peut une invocation ou un verset coranique. Sous l’influence répartie sur trois lignes parallèles au sens de l’anneau.
sur la base de comparaisons avec des objets semblables plutôt supposer qu’il s’agit de creusets destinés à la probablement sassanide, elles sont relativement On remarque l’absence de alif (a), la voyelle solaire,
découverts essentiellement en Égypte 1 . préparation de liquides, ensuite versés dans des flacons 3 . courantes dès l’avènement de l’islam. En effet, il est au début du mot al-wakil (« le garant »).
Unique en son genre au Maroc, ce creuset se présente Largement présents en Égypte depuis le V I e siècle, ils se rapporté par la Tradition que le Prophète Muhammad La formule ornant le chaton reprend au singulier
sous la forme d’une coupelle hémisphérique à fond plat sont maintenus durant l’époque islamique. Au Maghreb, ainsi que les premiers califes en faisaient usage. le verset 173 de la sourate III du Coran, originellement
légèrement convexe. Ses parois, convexes et divergentes, deux exemplaires de ce type ont été découverts à Feriana 4 Si bien que l’Orient comme l’Occident islamiques rapporté au pluriel. La première partie de cette formule cat. 25 droit
se terminent par un rebord plat au contour découpé. et à Raqqada 5 , le second étant rattaché au I X e siècle en offrent de multiples exemples. Au Maroc, l’unique (hasbiyya Allah) est présente, quant à elle, au moins
De la coupelle s’échappe un long bec dont le canal ouvert aghlabide. L’exemplaire de Volubilis vient donc compléter objet de ce type, para doxalement encore inédit, trois fois dans le Coran 7 . Cette formule peut être évoquée
s’incline légèrement vers l’extérieur. Le profil de ce canal, nos connaissances sur la présence de ce type de pièce provient de la ville de Volubilis ou Walili. Les monnaies chaque fois que l’on éprouve un sentiment d’impuissance
qui n’est muni à son extrémité d’aucun dispositif destiné au Maghreb dans les premiers siècles de la présence mises à part, il est à l’heure actuelle le plus ancien et de faiblesse face à l’adversité. En effet, il s’agit
à retenir du liquide, favorise un écoulement doux. Un tenon islamique. objet portant une inscription arabe au Maroc. de versets révélés à un moment où le Prophète et
A F
festonné, plat et horizontal, orné de sept cercles imprimés Cette bague-sceau en argent a été mise au jour par sa communauté ont dû mener la lutte armée (djihad).
en creux, permet de tenir le récipient et de le manipuler bibliographie et expositions Louis Chatelain le 18 mai 1933 à l’ouest de la « maison Plusieurs bagues-sceaux comparables à notre
lors des combustions. Deux petits appendices latéraux, Boube-Piccot, 1966, p. 337-340, pl. II ; Boube-Piccot, 1975, au chien », à l’est de l’enceinte tardive délimitant exemplaire remontent aux débuts de l’Islam. Les exemples
dont un est arraché, sont eux aussi agrémentés d’un n o 192, p. 168-170, pl. 99 ; Salih, 2010, p. 87. la ville tardo-romaine de Volubilis [voir p. 108-111]. orientaux les plus connus font partie de la célèbre
cercle ponctué. Ce motif est également présent de part Paris, 1990, n o 218, p. 371 ; Paris, 1999 (b), n o 119, p. 91. Si Chatelain, chargé des fouilles à Volubilis par Lyautey collection de Benjamin Zucker 8 ; mais la série la plus riche
et d’autre du départ du bec. et fondateur du Service des antiquités du Maroc 1 , était et la mieux contextualisée a été récemment mise au jour
hésitant sur la nature du métal utilisé (cuivre ou argent), dans l’Occident du monde islamique, en al-Andalus.
il reconnut rapidement la fonction de cachet attachée à Elle a été collectée en Navarre, notamment à Pampelune,
l’objet. L’énumération du matériel hétérogène qui lui était dans un certain nombre de cimetières musulmans
associé (monnaies de Juba II , monnaies romaines, arabes, et chrétiens remontant au V I I I e siècle 9 . Cet ensemble,
lampes romaines, broche…) montre que les fouilleurs se qui présente des ressemblances avec notre objet,
préoccupaient peu de la stratigraphie 2 . Bien que Chatelain illustre les débuts d’une acculturation progressive entre
cat. 26 droit cat. 26 revers
ne mentionne pas de tombes islamiques dans les parages les populations locales et les populations musulmanes
immédiats, Maurice Euzénnat n’exclut pas que la bague provenant probablement du Maghreb nouvellement
se rattache à un contexte funéraire 3 . Quoi qu’il en soit, installées dans la région.
le secteur était densément occupé à l’époque médiévale, AF

bibliographie et expositions
Chatelain, 1934-1935 ; Euzénnat, 1974.

116 117
cat. 23 cat. 24
A H M E D S A L E H E T T A H I R I

un nouveau souffle, l’aura de Fès, intimement liée à celle des de restauration menée sous le Protectorat par Henri Terrasse architecturales ou mobilières que reçurent alors ces deux

FÈS À L’AUBE DU MAGHREB AL-AQSA


Idrissides, présentés comme détenteurs du pouvoir légitime, dans la mosquée des Andalous a permis de mettre en évidence mosquées ont disparu, notamment la coupole à l’entrée de
prend un caractère mystique 3 . le remploi, lors des travaux de réfection de l’édifice effectués la nef axiale de celle des Andalous, où l’amiride al-Mansur
L’examen des principales sources écrites de l’histoire de Fès à l’époque almohade (au tout début du XIIIe siècle), de fûts de Ibn Abi ‘Amir aurait placé en 388 H . / 998 « les signes et les
– toutes largement postérieures à la fondation de la ville au tout colonnes susceptibles de correspondre aux piliers qui soute - talismans qui se trouvaient sur la coupole qui surmontait dans
début du I X e siècle –, déjà effectué par l’historien Évariste Lévi- naient la salle de prière d’époque idrisside telle que décrite le temps le premier mihrab 15 ».
Provençal, montre bien les modalités d’élaboration du mythe 4 . par al-Bakri 13 [cat. 36]. Ce même chercheur a mis au jour dans En 2006, des fouilles de sauvetage menées à l’intérieur
er
Si Lévi-Provençal conclut que la ville a été fondée par Idris I la mosquée de la Qarawiyyin une poutre de fondation datée de la mosquée al-Qarawiyyin [fig. 2] ont apporté de nouvelles
plutôt que par Idris II , il souligne aussi l’importance, pour la de 263 H . / 877 au nom de l’Idrisside Dawud, un temps maître et précieuses informations 16 . La superficie fouillée a atteint
compréhension de cette fondation, du « paysage » idrisside, de Fès [cat. 28]. 291,60 m 2 . Elle s’est étendue du sud vers le nord sur les travées 6,
Fès à l’aube du Maghreb al-Aqsa marqué par l’existence d’autres foyers de population. L’actualité L’affrontement entre Umayyades de Cordoue et Fatimides 7, 8, 9 et 10 à partir de la nef axiale, et de l’est vers l’ouest sur les
Fès est aujourd’hui entourée d’une aura de sainteté, en raison de la recherche historique revient sur ces premières intuitions 5 . d’Ifriqiya pour la possession de Fès, par leurs alliés zénètes et quatre premières nefs du côté de la qibla [fig. 3]. Le niveau le plus
notamment du récit de ses origines. On a longtemps cru que Des études numismatiques exhaustives pourraient apporter zirides interposés, a laissé des traces matérielles incontestables ancien a été identifié au niveau des travées 7 et 8 de la quatrième
la ville avait été fondée par Idris II , dont elle abrite le tombeau. de nouvelles clefs de lecture de ces événements fondateurs 6 . qui éclairent à leur tour les sources historiques. En 346 H . / 956, nef 17 . Il s’agit des restes de deux murs et d’un puits antérieurs
Les plus anciennes relations de sa fondation sont celles dues À l’étude critique des sources menée par les historiens, la mosquée des Andalous et la mosquée al-Qarawiyyin, déjà à la fondation de la mosquée. Les deux structures appartenaient
au milieu du XIe siècle à al-Bakri 1 , puis à la fin du XIIe siècle à l’archéologie ajoute aujourd’hui une part de matérialité et promues au rang de mosquées du vendredi, furent agrandies à un bâtiment assez vaste construit en moellons liés avec un
un auteur anonyme. Un nouveau récit nous est enfin donné par d’informations inédites. Des fouilles ont récemment apporté et dotées de minarets, toujours visibles de nos jours 14 [cat. 34]. mortier de terre et de chaux. Le tronçon dégagé, orienté nord-sud,
Ibn Abi Zar‘, historiographe officiel des souverains mérinides, des témoignages de la vie dans cette cité, dont on sait qu’elle L’influence de l’architecture de al-Andalus sur la conception mesure 4,08 m de longueur et 0,79 m d’épaisseur. Il supportait une
en 726 H . / 1326 2 [voir p. 432-435]. L’historiographie dont cette accueillit, dans la première moitié du I X e siècle, des exilés du minaret de la seconde, lequel est contemporain de la toiture en tuiles non vernissées dont l’effondrement est à l’origine
source constitue le point de départ va permettre dans les siècles venus des deux plus grandes villes de l’Occident islamique, domi nation umayyade, semble évidente si l’on en juge par de l’épaisse couche de destruction qui recouvrait le sol en terre
suivants de présenter Fès comme un espace sacré, sous la Cordoue et Kairouan. ses caractéristiques formelles et décoratives. Exception faite battue et le puits. Situés à un niveau inférieur par rapport au sol
protection du chérif, descendant du Prophète Muhammad. Si l’on s’en tient aux sources écrites antérieures à Ibn Abi Zar‘, du minbar de la mosquée des Andalous [cat. 35], les réalisations idrisside de l’oratoire mis au jour dans la travée 6, ces vestiges
À « espace sacré », « temps sacré », celui des Origines et celui on apprend, en particulier de al-Bakri ( X I e siècle) [cat. 55], que la
du Retour ? Au XIVe siècle, à l’heure où le monde méditerranéen ville de Fès était composée de deux noyaux, qui avaient été dotés
est ébranlé par la peste et où le pouvoir mérinide cherche par Idris II de deux mosquées du vendredi 7 , et que l’on s’employa
un peu plus tard à y attirer poètes et professeurs de théologie
et de fiqh 8 . L’attribution à ce même souverain de la fondation
du second noyau, al-‘Aliya (la cité haute), implanté sur la rive
gauche de l’oued, semble corroborée par l’existence de monnaies
frappées à son nom et associées à ce nouveau toponyme 9 . Fermé
à une date indéterminée par une enceinte percée de plusieurs
portes, chacun de ces quartiers fonctionnait en autonomie [fig. 1].
L’examen des sources écrites oblige à questionner la suite
de l’histoire, en particulier le récit, apparu à l’époque mérinide,
de la fondation de deux autres mosquées sises chacune dans
un des deux quartiers de Fès, lesquelles allaient prendre le nom
des exilés de Cordoue et de Kairouan qui s’y étaient établis
respectivement en 202 H . / 818 et 210 H . / 825-826. D’après Ibn
Abi Zar‘, ces deux mosquées, celle des Andalous 10 et celle
des Kairouanais 11 , auraient été fondées par deux sœurs 12 .
Les recherches archéologiques anciennes et récentes mettent la mosquée idrisside
agrandissement zénète
en perspective ces informations textuelles pourtant jamais agrandissement almoravide

N

N
contemporaines des événements. C’est ainsi que la campagne 119
fig. 1 fig. 2 fig. 3
Restitution schématique de Fès à l’époque idrisside selon Évariste Lévi-Provençal (1922). Plan des agrandissements successifs de la mosquée al-Qarawiyyin de Fès Localisation des fouilles menées sous le sol de la mosquée al-Qarawiyyin de Fès
Depuis cette publication, quelques détails dans l’agencement de la ville ont été remis en question
27
Fès al-Bali vue depuis
le fort Chardonnet
Fès (Maroc)
26 juin 1926
Georges Chevalier (1882-1967) La morphologie de la ville fondée par les premiers Sur cette vue de la vieille ville prise depuis le fort
nous renseignent sur la première phase d’occupation idrisside du du bâtiment correspondant, qui permet néanmoins d’entrevoir

FÈS À L’AUBE DU MAGHREB AL-AQSA


support de verre, autochrome Idrissides ne peut à ce jour être restituée que de manière Chardonnet au nord-est apparaît l’un des tronçons
site avant l’érection de la mosquée al-Qarawiyyin. De nombreuses trois séquences d’occupation à l’époque idrisside. impression à partir de l’original extrêmement hypothétique [voir p. 118-120]. Tout au de la grande enceinte refait à l’époque almohade.
H . 9 ; l. 12 cm plus peut-on évoquer les deux noyaux urbains de Fès Au loin se détache le minaret du sanctuaire de Mulay
céramiques y ont été découvertes. La présence de quelques plats Outre ces structures bâties, la fouille a livré plusieurs stucs
et de al-‘Aliya situés sur les deux rives de l’oued al-Kabir, Idris, qui aurait été construit à l’emplacement de
Boulogne-Billancourt (France), musée départemental Albert Kahn
et formes fermées glaçurés témoigne de la vitalité de Fès à ses sculptés. Découverts sous les déblais des trois premières nefs, qui prirent par la suite le nom de « rive des Andalous » la grande-mosquée idrisside de al-‘Aliya, le djami‘
inv. A 49 855 D
débuts et de sa place dans les grands courants d’importation ces stucs décorés proviennent sans doute du démantèlement, et de « rive des Kairouanais ». Chacun d’eux possédait sa al-ashraf.
propre enceinte, et c’est seulement à l’époque almoravide BTL /CD
des nouvelles technologies orientales 18 . Ces découvertes, en 528 H . / 1134, du mur de la qibla et de la nef axiale du sanctuaire
que les deux centres furent réunis pour former Fès al-Bali. bibliographie et expositions
d’une grande importance pour la connaissance des dynamiques idrissido-zénète [fig. 4]. Il s’agit de fragments de panneaux Boulogne-Billancourt, 1999, p. 137.
urbaines à l’aube du Maghreb al-Aqsa, montrent en effet que à décor végétal ou épigraphique [cat. 29 et 30]. L’ensemble le plus
Fès a vraisemblablement adopté la technologie de la glaçure remarquable est constitué de quatre fragments ornés d’inscrip -
au même moment que la capitale umayyade Cordoue 19 . tions coraniques ayant la même hauteur et appartenant sans
Sur ce premier niveau idrisside, un nouveau bâtiment a été doute à deux encadrements. Le premier, qui reproduit le verset 2
édifié, dont le mur orienté nord-sud a par la suite été recouvert de la sourate CXII (« Le Culte »), formait un encadrement
par le sol de la partie de la mosquée agrandie par les Zénètes rectiligne. Les autres, qui reprennent, respectivement, une
en 346 H . / 956. Ce mur en pisé s’appuie contre le mur d’enceinte partie du verset 255 de la sourate II (« La Vache ») et le début
nord de la mosquée. Dans la travée 5, la fouille a mis au jour du verset 56 de la sourate LI (« Celles qui vont »), s’inséraient
un sol en chaux lié à deux murs, orientés nord-sud et est-ouest. dans un encadrement arqué. Sculptés en coufique angulaire
Ceux-ci forment l’angle droit nord-est de la mosquée idrisside archaïque rehaussé d’une peinture bleue assez vive, ces versets
ainsi que sa limite nord, laquelle sera détruite, un siècle plus ne pouvaient pas – conformément à une règle parfaitement
tard, en 346 H . / 956. Leurs soubassements ont été construits observée – parer un édifice profane. Ils décoraient certainement
en moellons avec un liant à base de terre et de chaux. Pour les la Qarawiyyin, et plus précisément sans doute la zone du mihrab,
renforcer et les stabiliser, des couples de longrines y ont été à savoir la niche et /ou ses coupoles.
placés longitudinalement. L’élévation est en brique crue 20 . Du point de vue stylistique, le champ de l’écriture est
Les deux murs frappent par le soin et l’ingéniosité avec lesquels déséquilibré. Les lettres sont aérées mais peu élancées
ils ont été édifiés. On ignore cependant quelle était la fonction et leurs extrémités se terminent par un biseau simple. D’autres
caractéristiques paléographiques, comme le traitement du mim,
du dal, du kha’, du waw et du lam-alif, se rapprochent nettement
de celles du I X e siècle, notamment de celles des inscriptions
du ribat de Sousse (206 H . / 821), de la mosquée des Trois Portes
à Kairouan (252 H . / 866), du sahn de la grande-mosquée de
Sousse (237 H . / 852) en Tunisie 21 , de la stèle d’un Umayyade
trouvée à Almería (239 H . / 854) et de la stèle cordouane de
la tombe de ‘Uqar (268 H . / 881) 22 en Espagne. Il est probable que
Fès possédait déjà à cette époque, outre un atelier de sculpture
sur bois, un autre consacré au plâtre, vraisemblablement
respon sable des travaux d’agrandissement et d’embellissement
dont la mosquée al-Qarawiyyin a été l’objet. En effet, ces
caractéristiques paléographiques laissent à penser que ces
inscriptions, qui ornaient le sanctuaire jusqu’à la destruction
du mur de la qibla et de la nef axiale lors de son agrandissement
à partir de 529 H . / 1134, sont d’époque idrisside. Si tel est bien
le cas, elles constituent un nouveau jalon dans la recherche
sur la culture matérielle et visuelle d’une période encore
largement méconnue.
fig. 4
Structures dégagées pendant les fouilles menées sous la salle de prière de la mosquée al-Qarawiyyin de Fès
1 : mur en moellons (premier niveau) ; 2 : mur en pisé (deuxième niveau) ; 3 : mur de la qibla zénète ;
3* : sol zénète (troisième niveau) ; 4 : mur nord de la mosquée de Fatima (quatrième niveau)
28
Poutre de fondation
Fès (Maroc) la région de Fès, à la mort de son père et de son neveu 1 . depuis 1957, du début de l’inscription, demeure inexpliquée marquée par le réinvestissement et la réécriture
263 H . / 877 Il s’agit du seul témoignage architectural d’épigraphie et extrêmement regrettable. de l’histoire idrisside [voir p. 432-435]. De récentes
bois de cèdre sculpté idrisside conservé à ce jour 2 . L’inscription a été publiée Deverdun a procédé à l’étude critique du texte, recherches consacrées à Fès 4 ont montré que l’histoire
L . 316 ; l. 14 ; É P . 10 cm en 1957 dans un article pionnier de Georges Deverdun, qui présente quelques omissions, et à celle du style, de la fondation de la mosquée al-Qarawiyyin avait pu
inscription qui évoque sa découverte lors des travaux entrepris qu’il rapproche de celui des inscriptions d’Ifriqiya être en partie remaniée. La découverte lors des fouilles
dans la mosquée al-Qarawiyyin sous la direction d’Henri à l’époque aghlabide. de 2006 de niveaux d’occupation antérieurs à la mosquée
Terrasse. Étonnamment, les conditions dans lesquelles La qualité de l’exécution est en effet remarquable. offre également de nouvelles perspectives. Si les sources
cette inscription a été mise au jour ne sont pas précisées Le style se caractérise, entre autres, par l’allongement historiques ne mentionnent, après celle de Fatima al-Fihri,
dans la monographie consacrée à ce bâtiment 3 . Deverdun de certaines lettres le long de la ligne d’écriture, les sin qu’une intervention d’importance en 345 H . / 956, avec
rapporte que, selon Georges Marçais, cette poutre se triangulaires, les différences de hauteur des hampes la destruction de la cour, du minaret primitif et l’agrandis -
trouvait encastrée au-dessus de l’arc situé à l’endroit verticales, et l’absence de liaison entre les lettres sous sement de la salle de prière à la demande des souverains
« Gloire à Dieu le sublime. Cet oratoire a été bâti durant où devait se tenir le mihrab primitif, au niveau des piliers la ligne d’écriture. Sur ce dernier point, l’écriture diverge zénètes, il n’est pas interdit d’envisager qu’il ait pu
le mois de Du l-Qi ‘da de l’année 263, sur ordre de l’imam de la troisième travée de la nef axiale en partant du mihrab quelque peu du style attesté sur les stucs peints en bleu y avoir des réfections antérieures ou même que Dawud
– que Dieu l’illustre – Dawud b. Idris – que Dieu l’assiste, actuel. Rien n’est malheureusement dit des conditions dont on peut penser qu’ils viennent du mihrab détruit ait été à l’origine de l’édifice. Cette hypothèse nous
l’ennoblisse, le préserve du mal, lui apporte Son aide de cette découverte, qui n’est pas sans soulever un certain en 1134 [cat. 30 et 33]. semble plus crédible que celle du déplacement de cette
puissante et lui accorde la victoire éclatante » nombre de questions. Deverdun n’exclut pas que cette poutre provienne d’une poutre, à une époque postérieure, depuis une autre
provenance La première donnée importante concernant ce vestige autre mosquée et ait été fixée tardivement à la Qarawiyyin. mosquée de Fès. Sa présence au niveau de l’ancien
Fès (Maroc), mosquée al-Qarawiyyin exceptionnel est qu’il a en partie disparu. L’article de Il est vrai que les sources écrites dont nous disposons mihrab est par ailleurs à souligner.
Deverdun, s’il ne reproduit pas de photo de la poutre elle- ne mentionnent pas Dawud comme constructeur ou De plus amples recherches restent à mener sur la
Fès (Maroc), musée des Arts et Traditions, Dar Batha
inv. B.15
même, publie en effet celle d’un moulage effectué à la suite maître d’œuvre de réparations dans cette mosquée : elles mosquée al-Qarawiyyin primitive, et sur ce témoin unique
de sa découverte [fig. 1]. La poutre mesurait alors 4,70 m. évoquent sa fondation en 245 H . / 859 par Fatima al-Fihri, de son histoire, afin de permettre la préservation de
Cette inscription sur bois de cèdre, qui a admirablement Elle comprenait, outre les éléments mentionnés ci-dessus, fille d’un riche commerçant kairouanais établi à Fès, ce chef-d’œuvre.
résisté au temps, commémore la construction ou la le verset 56 de la sourate XXXIII et le début du verset 16 qui aurait reçu pour ce faire l’accord de l’émir idrisside BTL /CD

réfection d’une mosquée par Dawud, l’un des fils d’Idris II , de la sourate III . Il ne nous a pas été possible de retrouver Yahya b. Idris. Les sources relatant ces faits sont bibliographie et expositions
à qui échoit une partie du royaume idrisside, l’est de le moulage historique de la poutre, et la disparition, cependant tardives et datent de l’époque mérinide, Deverdun, 1957 ; Terrasse H., 1968, p. 77 ;
Salih, 2010, p. 144.
Paris, 1999 (b), n o 149, p. 108. fig. 1
Moulage de la poutre découverte dans la mosquée al-Qarawiyyin de Fès
(Deverdun, 1957, p. 68)

123
cat. 28 (détail)
29 30, 31, 32, 33
Fragment de panneau Panneaux épigraphiés
Fès (Maroc) Fès (Maroc) Ces fragments de stucs sculptés ont été mis au jour lors
en place jusqu’en 528 H . / 1134 en place jusqu’en 528 H . / 1134 des fouilles menées en 2006 sous la salle de prière de
L . 12 ; l. 25 ; É P . 7,5 cm stuc sculpté et peint en bleu la mosquée al-Qarawiyyin de Fès ; ils ont été découverts
stuc sculpté inscriptions dans les déblais de la « maison 1 » et de l’impasse qui

FÈS À L’AUBE DU MAGHREB AL-AQSA


provenance cat. 30 : Coran, CXII , 2 (incomplet) la séparait de la mosquée. Cette maison et ses voisines ont
Fès (Maroc), mosquée al-Qarawiyyin cat. 31, 32 : Coran, II , 256 (incomplet) été achetées et détruites en 528 H . / 1134 afin d’agrandir
cat. 33 : Coran, LI , 56 (incomplet ) la mosquée 1 . Au cours de cet agrandissement, le mur de
Rabat (Maroc), Institut national des sciences
de l’archéologie et du patrimoine dimensions la qibla ainsi que la nef centrale ont été détruits pour être
inv. QAR -06-695
cat. 30 : L . 11,5 ; É P . 3,5 cm déplacés plus au sud-est et permettre d’élargir la salle
cat. 31 : L . 14,5 ; É P . 4 cm de prière de trois nouvelles travées [voir p. 193-195].
cat. 32 : L . 14 ; É P . 4,2 cm L’étude des structures a permis de déterminer que
cat. 33 : L . 10,5 ; É P . 4,5 cm ces maisons avaient été construites après 345 H . / 956,
provenance date du premier agrandissement de l’édifice, effectué par
Fès (Maroc), mosquée al-Qarawiyyin le gouverneur de la ville à la demande du calife umayyade
de al-Andalus. Ce groupe de stucs se trouvait sous la
Rabat (Maroc), Institut national des sciences
de l’archéologie et du patrimoine
couche de préparation du sol almoravide de la mosquée
inv. QAR -06-555, QAR -06-556 a et b, et QAR -06-1065
(528 H . / 1134). Les stucs se caractérisent par une taille
peu profonde et par la présence de perforations circulaires
rappelant les décors au trépan des chapiteaux de marbre
umayyades de al-Andalus. À l’exception d’un panneau cat. 30
à motif végétal, ce groupe est composé de fragments
présentant des inscriptions coraniques sur fond bleu
dont la ligne d’écriture est, pour certains, horizontale,
et pour d’autres, courbe. Il s’agit de versets appartenant
à trois sourates ( II , LI et CXII ). La nature des inscriptions
permet de penser que les stucs proviennent des murs
de la mosquée idrisside, probablement du mur de la qibla
qui se trouvait tout près de la « maison 1 » et de l’impasse
et qui fut détruit. Le style épigraphique est relativement
archaïque. Deux autres fragments, non présentés ici,
appartiennent au même ensemble et portent un décor
de résille 2 .
On peut considérer cet ensemble exceptionnel, de
cat. 33
même que la poutre de Dawud [cat. 28] et le « minbar des
Andalous » [cat. 35], comme l’un des très rares exemples
de l’architecture idrisside parvenus miraculeusement
jusqu’à nous.
ASE

bibliographie et expositions
Inédits.

cat. 31

cat. 32

cat. 29
124 125
34 35
Mosquée Qaraouiyine. Minbar de la mosquée
Le minaret, face sud des Andalous
Fès inspecteur des Monuments historiques, pour illustrer Le minaret nouvellement implanté du côté sud-ouest Fès (Maroc) pour la possession de Fès et du Maghreb al-Aqsa. Cette même année, al-Mansur finança également la
octobre 1951 la monographie qu’il a consacrée à l’édifice. de la cour est, avec celui de la mosquée des Andalous, 369 H . / 980 (structure et joues) ; 375 H . / 985 (dossier) L’inscription la plus ancienne date en effet de l’époque construction d’une coupole, située en majesté à l’entrée
anonyme Ce cliché montre la face sud du minaret construit en le plus ancien conservé au Maroc. Ils sont tous deux de bois de cèdre sculpté, bois de pin, polychromie, métal où Fès était gouvernée par Buluqqin b. Ziri, chef berbère de la nef axiale de la grande-mosquée al-Qarawiyyin.

FÈS À L’AUBE DU MAGHREB AL-AQSA


plaque de verre ; impression à partir de l’original 345 H . / 956 à l’occasion de l’agrandissement de la mosquée plan carré et dotés d’une plateforme couronnée de merlons ferreux (clous) de la confédération ziride sanhadja, alliée des Fatimides, Ces deux mosquées avaient déjà reçu, dès 321 H . / 933,
mené par l’émir zénète Ahmad b. Sa‘id al-Zanati, devenu sur laquelle repose un lanternon circulaire. Le minaret H . 286 ; L . 205 ; l. 90 cm (structure) tandis que l’inscription de 375 H . / 985 évoque le nom la marque des luttes d’influence qui signèrent la fin de
Rabat (Maroc), ministère de la Culture du Royaume du Maroc,
direction du Patrimoine, division de l’Inventaire
maître de la ville au détriment des derniers Idrissides. des Andalous est plus petit que celui de la Qarawiyyin H . 66,5 ; l. 75 ; É P . 2,5 cm (dossier : partie supérieure de al-Mansur, détenteur du pouvoir en al-Andalus, qui prit la période idrisside. Le gouverneur de Fès, qui tenait la
inv. Mq :0144 (A.5 quar 144)
À cette occasion, son allié, le calife de al-Andalus, finança et seulement éclairé de minuscules baies, tandis que le en plein cintre) cette année-là le contrôle de Fès. Celui-ci souhaita alors ville pour les Fatimides, les avait déjà dotées de minbars.
une partie des travaux, en particulier ceux du minaret, second porte plusieurs belles fenêtres simples ou doubles H . 36 ; l. 75 ; É P . 2,5 cm (dossier : partie médiane) probablement changer le dossier du minbar de la grande- Le geste éminemment politique que représentaient la
La direction du Patrimoine du Royaume du Maroc conserve en envoyant « l’argent du quint du butin pris aux chrétiens ». à arc outrepassé dans la tradition de al-Andalus. Sur la face H . 44,5 ; l. 75 ; É P . 4,5 cm (dossier : partie inférieure) mosquée et en faire exécuter un à son nom, en hommage commande d’un minbar et l’adjonction sur ce dernier
une grande partie des plaques de verre faites dans les La salle de prière de la mosquée fut agrandie de cinq sud, ici présentée, l’œil est attiré par la fenêtre éclairant H . 55 à 56 ; l. 20,6 ; É P . 2,5 à 4,5 cm (joues : panneaux à sa victoire. En effet, c’est depuis les premières marches d’une inscription commémorative au nom d’un souverain
années 1930-1960 par le Service des beaux-arts pour le travées sur son côté nord-est et de quatre travées du côté la partie basse, dont l’arc outrepassé est non pas dédoublé supérieurs) de ce minbar que l’imam dirigeait la prière du vendredi, fut redoublé, à Fès, par la frappe de monnaies au nom des
Service des monuments historiques du Maroc. La mosquée sud-ouest, cependant que la cour et le minaret idrisside mais triplé sur l’extrados, selon une formule élégante et inscriptions au cours de laquelle il appelait la communauté à prier différents souverains opposés, umayyades et fatimides 2 .
al-Qarawiyyin de Fès fait l’objet d’une série importante, étaient détruits et trois travées supplémentaires ajoutées originale dont nous ne connaissons pas d’équivalent. JOUE GAUCHE : basmala ; Coran, XXIV , 36 pour le souverain régnant. Ce dossier se présente donc Les nombreuses photos publiées en 1942 rendent
dont certains clichés ont été utilisés par Henri Terrasse, sur l’ancienne cour. BTL /CD JOUE DROITE : basmala comme la transcription matérielle de son succès. compte précisément de l’état du minbar du X e siècle lors
bibliographie et expositions
Cette découverte fut bien analysée, tant du point de sa découverte. Il portait alors des traces d’une peinture
Inédit.
de vue politique qu’artistique, par Henri Terrasse dans la verte, apposée à une date indéterminée sur le minbar
monographie qu’il consacra à l’édifice. Les caractéristiques almohade, sur le dossier et sur les marches 3 , et qui s’était
« Ce minbar a été fabriqué au mois de Shawwal de l’an 369 » du décor sculpté renvoyant davantage à l’art de l’Ifriqiya infiltrée dans la structure portante 4 . Depuis sa découverte,
aghlabide et fatimide qu’à celui de al-Andalus, il y vit ce minbar a beaucoup souffert. Le musée du Louvre a
DOSSIER : basmala l’illustration, dans le domaine de l’art, de l’influence lancé, pour sa présentation à Paris, un premier chantier
kairouanaise qui marqua Fès de son empreinte 1 . Fait de consolidation et de restauration qui reste à compléter 5 .
remarquable, c’est un nouveau dossier stylistiquement Cette intervention a néanmoins permis de constater
homogène avec le minbar qui devait l’accueillir qui fut la perte irrémédiable de la plupart des demi-balustres
exécuté au nom du calife de al-Andalus en 375 H . / 985. qui ornaient les flancs. L’étude effectuée à cette occasion

« Ceci est ce qu’a ordonné dans son éminence le hadjib


al-Mansur, l’épée du royaume de l’imam et serviteur de
Dieu Hisham, l’assisté de Dieu – puisse Dieu prolonger sa
durée ! – Abu ‘Amir Muhammad fils de Abu ‘Amir – puisse
Dieu l’inspirer ! – au mois de Djumada II de l’année 3[7]5 »
provenance
Fès (Maroc), mosquée des Andalous
Fès (Maroc), musée des Arts et Traditions, Dar Batha
inv. MBF/R .2.2014 (structure) et N . P .1.2.3.4.5 MBF (dossier),
inscrit sur la liste du patrimoine national (mobilier)

Les sources écrites nous apprennent que Fès, capitale


idrisside, était dotée de deux mosquées du vendredi, ainsi
que d’autres oratoires. Seules les mosquées al-Qarawiyyin
et des Andalous sont parvenues jusqu’à nous, largement
remaniées. Les témoignages matériels de l’époque
idrisside étaient, à Fès, davantage de l’ordre du rêve
que de la réalité concrète, jusqu’à ce que les travaux de
restauration menés par Henri Terrasse dans la mosquée
des Andalous révèlent l’existence d’un minbar du X e siècle,
qui servait de structure à un minbar plus récent, sans doute
d’époque almohade. La présence d’un dossier orné d’une
inscription datée de 375 H . / 985, au nom du hadjib, grand
chambellan du calife umayyade de Cordoue, trahissait
l’existence d’un meuble plus ancien. Les planches du
minbar le plus récent furent démontées, mettant au jour
la structure ancienne [fig. 1]. On remarqua aussi que
les deux panneaux supérieurs des joues portaient une
inscription datée de 369 H . / 980, soit antérieure à celle
du dossier.
La confrontation de ces deux inscriptions a permis
de comprendre que cet exceptionnel minbar était un
témoignage matériel de la longue et sanglante lutte
qui opposa les Umayyades de Cordoue et les Fatimides,
126 par l’intermédiaire de leurs alliés zénètes et zirides,
fig. 1
Le minbar du X e siècle de la mosquée des Andalous de Fès lors de sa découverte
(Terrasse H., 1942, II , pl. L )
semble aussi indiquer que le minbar avait déjà été
largement remanié lorsqu’on décida de l’utiliser comme
structure portante : la plupart des décors sculptés qui
recouvraient les joues initialement avaient déjà disparu
et avaient été remplacés par ces demi-balustres peints.
L’intérieur des joues avait également été peint 6 . Seuls
subsistaient, sur chacune des joues, le rectangle supérieur
et un seul des trente-quatre carrés sculptés d’origine.
Ces deux carrés ont depuis disparu, sans doute ont-ils
été volés. La structure était déjà très lacunaire et
l’on comprend que le parti retenu au X I I I e siècle ait été
de la recouvrir de planches sculptées. L’encadrement
qui divise le décor en trente-cinq panneaux étagés le
long des six degrés a été mieux conservé. Il montre encore
la délicatesse de sa sculpture où le motif de la « pomme
de pin » a, comme sur le dossier, la part belle, l’ensemble
évoquant les sculptures en bois et les stucs de l’Irak
abbasside parvenus jusqu’à nous.
Ce chef-d’œuvre exceptionnel, abîmé par les hommes
et les ans, a pris place dans l’histoire de l’art comme
le premier type de minbar maghrébin. Il sera supplanté
au X I I e siècle par les minbars de type « andalou »,
marquetés, à décor de polygones [cat. 101].
BTL /CD

bibliographie et expositions
Marçais G., 1939 ; Terrasse H., 1942, I , p. 5-6, 34-50,
52, fig. 4, II , pl. XLIX - XCII ; Terrasse H., 1958 (a) ;
Cambazard-Amahan, 1989, p. 23-27 et 39 ; Bloom
et alii, 1998, p. 52, fig. 35 ; El Khatib-Boujibar, 2014 (e).
Grenade et New York, 1992, n o 41, p 249-251 ;
Paris, 1999 (b), n o 406, et p. 139, n o 195.

128
cat. 35 (détail du dossier)
36 37, 38
Les deux travées du fond Dirhams
vues de la nef axiale Walili/Volubilis et Tudgha (Maroc)
(Mosquée des Andalous) Fès (Maroc)
[avant 1942]
Ce cliché représente l’intérieur de la salle de prière
de la mosquée des Andalous : pureté de la blancheur
173 H . / 789-790 ; 174 H . / 790-791
argent frappé
anonyme des murs, simplicité des formes et dépouillement en font cat. 37 : D . 2,3 cm ; POIDS 2,78 g

FÈS À L’AUBE DU MAGHREB AL-AQSA


plaque de verre ; impression à partir de l’original toute la beauté. La vue, prise depuis la nef axiale, permet cat. 38 : D . 2,4 cm ; POIDS 2,70 g
Rabat (Maroc), ministère de la Culture du Royaume du Maroc,
d’apprécier deux types d’arcs : ceux de la nef menant Paris (France), BnF, département des Monnaies, Médailles et Antiques
direction du Patrimoine, division de l’Inventaire
au mihrab sont en plein cintre outrepassé, ceux des nefs inv. Lavoix 891 et Lavoix 890
inv. A.6 And 54
latérales sont brisés et outrepassés. La nef axiale, plus
large que les autres nefs, est mise en valeur par ses L’une des monnaies ici présentées, frappée à Volubilis,
dimensions, par les arcs qui lui sont propres et par la est contemporaine de la proclamation d’Idris comme imam cat. 37 droit cat. 37 revers
présence de piliers formés de quatre colonnes engagées, de la communauté en 172 H . / 789 [voir p. 102-106]. L’autre
dits « quatre-feuilles », là où les nefs simples reposent sur a été frappée l’année suivante à Tudgha, ville située sur
des piliers maçonnés carrés. Henri Terrasse a découvert, les contreforts du Haut Atlas, à plus de 200 km de Volubilis.
sous l’enduit recouvrant les piliers quatre-feuilles, Elle nous renseigne donc sur l’extension rapide de l’influence
des fûts en pierre qu’il a mis en relation avec le premier idrisside bien au-delà du territoire de l’ancienne Volubilis
état de la mosquée, antérieur à la réfection de l’édifice [fig. 1, p. 132].
à l’époque almohade. Al-Bakri [cat. 55] rapporte en effet BTL /CD

qu’au milieu du X I e siècle, les arcs de la salle de prière bibliographie et expositions


étaient portés par des colonnes en calcaire. Ces colonnes Lavoix, 1891.
auraient été remployées pour orner la nef centrale à
l’époque de l’agrandissement almohade. Elles seraient
le seul vestige de la mosquée datant de l’époque idrisside.
Le lustre qui apparaît sur ce cliché serait, selon Terrasse,
moderne. Il est ici photographié après une réparation
39, 40, 41, 42 cat. 38 droit cat. 38 revers

qui a permis de recomposer sa hampe. Il témoigne, aux Dirhams


côtés des vieilles colonnes idrissides, du soin constant Wudjta, Fès, Matghara et al-‘Aliya (Maroc)
avec lequel chaque époque a eu à cœur d’embellir ou 186 H . / 802 ; 189 H . / 804-805 ; 201 H . / 816-817 ;
de restaurer cette grande-mosquée. 209 H . / 824-825
BTL /CD argent frappé
bibliographie et expositions P O I D S 2,35 g ; 2,30 g ; 2,35 g ; 2,23 g
Terrasse H., 1942, II , pl. IX . Paris (France), BnF, département des Monnaies, Médailles et Antiques
inv. Lavoix 902, Lavoix 899, Lavoix 901 et 1965-197

Deux de ces monnaies d’argent (dirhams) ont été frappées


par Idris II sur la rive droite de l’oued Fès, là où aurait pris
place la première implantation de la ville – probablement
sous le régent Rashid 1 –, et sur la rive gauche, qui reçut cat. 40 droit cat. 40 revers
le nom de al-‘Aliya et fut sans doute aménagée sous Idris II .
Les deux autres lieux de frappe attestés par ces monnaies,
Wudjta et Matghara, correspondent à des toponymes qui
n’ont pas été précisément localisés à ce jour.
On remarque sur le revers de la monnaie frappée
à Fès, et sur celle frappée à Watit, la présence d’un motif
de palmier. Une légende circulaire rappelle par ailleurs
la mission prophétique de Muhammad (Coran, VIII , 33).
BTL /CD

bibliographie et expositions
Lavoix, 1891.

cat. 41 droit cat. 41 revers

131
cat. 39 droit cat. 39 revers cat. 42 droit cat. 42 revers
Territoire et identité idrissides : 43, 44, 45, 46,47, 48
le témoignage des monnaies Dirhams
Wazeqqur, Watit, Massa, Massa,
Les limites du domaine construit par les premiers [fig. 1]. C’est dire combien l’actualité de la Wazeqqur et Tudgha (Maroc)
Idrissides, Idris I er et Idris II , dont plusieurs mon- recherche en numismatique peut apporter de cat. 43 : 198 H . / 813-814
naies sont ici présentées, sont appréhendées par connaissances nouvelles sur l’extension du cat. 44 : 202 H . / 817-818

FÈS À L’AUBE DU MAGHREB AL-AQSA


les historiens à partir des sources écrites et de domaine idrisside. Au nord-est, ce domaine va cat. 45 : 204 H . / 819-820
ces indices matériels très parlants que sont les jusqu’à Tlemcen, où Idris I er aurait fondé la ville cat. 46 : 204 H . / 819-820
monnaies frappées en leur nom 1 . Ces monnaies d’Agadir et construit une grande-mosquée [voir cat. 47 : 209 H . / 824-825
sont d’une richesse exceptionnelle : elles nous p. 212-214]. Si certains lieux de frappe correspon- cat. 48 : 211 H . / 826-827
permettent de connaître, à travers la localisation dent indubitablement à des villes ou à des établis- argent frappé
des lieux de frappe, l’extension de la zone sements humains de moindre envergure, le D . et P O I D S non communiqués,
d’influence des souverains et de la cartographier. manque d’information sur certains toponymes, sauf pour cat. 44 : inv. 991 : D . 2,2 cm ; poids 2,2 g
En observant l’évolution des ateliers de frappe non localisés mais attestés par les monnaies, ne historique
sur le long terme, on peut également reconstituer nous permet pas toujours d’identifier la nature Ancienne collection Brèthes (inv. 991)
les stratégies d’expansion de la dynastie et des lieux de frappe 4 . Les Idrissides, qui n’avaient Rabat (Maroc), musée numismatique de la Bank of Maghrib
tâcher de les comprendre. pas accès à l’or, comme leurs puissants voisins inv. non communiqués, sauf pour cat. 44 : inv. 991
Les mentions portées sur les monnaies, qui cir- midrarites [cat. 52 et 54], frappaient des monnaies cat. 43 droit cat. 43 revers
culent à travers tout le royaume et bien au-delà 2 , de cuivre et d’argent. Ils fondaient donc une par- Ces dirhams d’argent, également frappés tout au long
nous permettent par ailleurs de savoir quelle tie de leur stratégie territoriale sur la sécurisation du règne d’Idris II , nous renseignent sur l’extension
vision les souverains voulaient que l’on ait d’eux- de leur approvisionnement en métaux précieux. du domaine idrisside, qui atteignait le port de Massa
mêmes, au travers de la définition très brève, C’est ainsi que leur influence se fit sentir jusqu’à [fig. 1, ci-dessous]. Massa est la seule ville du Sous a avoir
réduite à quelques mots, qu’ils y donnent de leur Tamdult 5 . livré si tôt des monnaies idrissides ; leur découverte est
identité et de leur pouvoir. Les premières monnaies idrissides se caracté- un témoignage exceptionnel qui éclaire d’un jour nouveau
La capitale, Fès, est le cœur du domaine idris- risent par la présence d’une légende circulaire le développe ment rapide de l’influence idrisside vers le sud. cat. 44 droit cat. 44 revers
side. L’importance prise par cette nouvelle ville continue sur les deux faces, qui indique le lieu de Il est cependant difficile de déterminer avec précision
au détriment de Volubilis se traduit dans le mon- frappe, la date, et le nom du souverain régnant. la nature des relations que pouvaient entretenir Idris II et
nayage. Une nouvelle étude des monnaies frap- Sur les champs centraux figurent une formule sa capitale Fès avec ces provinces distantes. En l’absence
pées à Fès a même récemment conduit à recon- résumant le credo musulman – « Pas de dieu de sources écrites de l’époque, qui nous permettraient
sidérer la date et les conditions de la fondation hormis Dieu, unique, sans associé » – et une béné- d’affiner la cartographie de ces espaces, une éventuelle
de la ville et de l’attribuer à Rashid – le régent qui diction du Prophète suivie de la mention du nom continuité territoriale de Fès à Massa, inféodée au
succéda à Idris I er – et non plus à Idris I er ou de ‘Ali, cousin et gendre du Prophète, dont les souverain chérifien, reste du domaine des conjectures.
à Idris II , comme on l’a longtemps cru à partir de Idrissides descendent et qui est donc considéré BTL/CD

l’étude de sources écrites toutes très tardives 3 . comme la source de leur légitimité. La référence bibliographie et expositions
Deux monnaies récemment découvertes alide est également sensible dans le nom de Eustache, 1970-1971, n o 358, p. 256 ;
[cat. 45 et 46] nous permettent par ailleurs de al-‘Aliya donné à la seconde implantation de Fès, El Khatib-Boujibar, 2014 (f).
cat. 45 droit cat. 45 revers
savoir que, sous Idris II , l’influence idrisside sur la rive gauche de l’oued 6 . Paris, 1990, n o 325, p. 182-183 ; Paris, 1999 (b),
s’étendait déjà, au sud, jusqu’au port de Massa BTL /CD n o 142, p. 103.

cat. 46 droit cat. 46 revers

cat. 47 droit cat. 47 revers

cat. 48 droit cat. 48 revers 133


fig. 1
Lieux de frappe des monnaies à l’époque idrisside
R O N A L D M E S S I E R A B D A L L A H F I L I C H L O É C A P E L

Un émirat concurrent :
les Midrarites de Sidjilmasa
Le royaume idrisside s’inscrit dans une dynamique régionale
complexe, dont témoigne sa coexistence avec les domaines
de Nakkur au nord, et des Barghawata-s à l’ouest. Au sud, il est
borné par le brillant émirat de Sidjilmasa, maître des routes
de l’or.
Largement maintenu en dehors de l’autorité abbasside,
le Sahara marocain, marge méridionale du Maghreb, est
longtemps demeuré loin de l’épicentre des confrontations
politiques et idéologiques opposant au V I I I e siècle au nord des
Atlas les représentants du califat de Bagdad et les résistances
berbères. Il n’en a pas moins été très tôt un lieu d’émergence
et de structuration de pouvoirs islamiques. À l’écart de l’héritage
romain, mais au carrefour des mondes méditerranéen et africain,
cette région a sans doute connu une riche histoire avant l’arrivée
de l’Islam, mais celle-ci n’est encore que peu connue faute de
recherches archéologiques suffisamment nombreuses. En limite
orientale du territoire marocain, la plaine du Tafilalt constitue
un refuge écologique rare puisque cette vaste dépression, sise
au pied du Haut Atlas et à l’extrémité orientale des derniers
reliefs anti-atlasiques, est irriguée par de nombreux oueds
descendant des massifs montagneux alentour. C’est ici que s’est
développée dès le courant du V I I I e siècle la ville de Sidjilmasa.
Les géographies médiévales en langue arabe évoquent très
tôt cette cité, siège d’un pouvoir indépendant tenu par la tribu
Miknasa, qui ne tarda pas à occuper une position prépondérante
dans le système commercial transsaharien. Ce dernier, s’il n’est
sans doute pas né avec l’Islam, a connu avec lui un formidable
essor. Sidjilmasa a ainsi acquis depuis le début de l’ère islamique
la réputation d’une cité prospère vivant de l’économie carava -
nière, tirant de ses échanges avec l’Afrique équatoriale – au
premier rang desquels celui de l’or – de très importants revenus.
La ville offrait une qualité de vie incomparable. Aussi Sidjilmasa 135
Porte mérinide de Sidjilmasa
n’a-t-elle jamais cessé de représenter un enjeu économique le fait de musulmans kharidjites, formant un cercle de fidèles confrontés aux tentatives hégémoniques des Fatimides, tantôt muraille en pisé, se développe sur une éminence rocheuse

UN ÉMIRAT CONCURRENT : LES MIDRARITES DE SIDJILMASA


primordial pour tous les grands pouvoirs maghrébins, lesquels autour de Abu al-Qasim Samgu, chef de clan Miknasi, formé s’y soumirent, tantôt leur résistèrent. Ils furent définitivement naturelle qui se détache topographiquement très nettement
se disputaient son contrôle, et partant l’accès à ses ressources, à Kairouan dans sa jeunesse par ‘Ikrima, figure du kharidjisme renversés en 366 H . / 976-977, et leur autonomie politique fut du reste de la plaine du Tafilalt. En cela, ce secteur jouit d’une
fiscales et aurifères. Fatimides, Umayyades d’Espagne, oriental. La communauté aurait retenu la plaine du Tafilalt pour réduite à néant par la conquête maghrawa, orchestrée depuis position défensive et symbolique privilégiée. Au milieu des ruines
Almoravides, Almohades, Ziyanides et Mérinides ont, d’une y ériger sa ville, Sidjilmasa, sous l’impulsion de son premier chef Cordoue par les Umayyades de al-Andalus. de la qasba se dressent celles de la grande-mosquée, dont les
façon ou d’une autre, réussi à tour de rôle à imposer leur autorité élu, ‘Isa ibn Mazid ou Yazid, choisi, selon la doctrine kharidjite, Les travaux du programme maroco-américain de Sidjilmasa textes rapportent qu’elle a été construite à l’époque moderne
sur la ville, mettant fin, dès le courant du X e siècle, à son statut parmi la communauté, sur le seul critère de son exemplarité ont permis de révéler les premiers vestiges de cette époque et rénovée sous les Alaouites 4 . La fouille de la plus grande partie
de cité autonome. humaine et dogmatique, et ce au détriment du premier meneur midraride, jusque-là totalement inconnue. Le site se présente de la salle de prière a permis de mettre en évidence l’existence
Mené entre 1988 et 1998, le MAPS (Moroccan American politique et spirituel, Abu al-Qasim. La plaine, que l’on dit sous la forme d’une vaste zone de ruines se développant tout de deux mosquées plus anciennes, sur lesquelles la mosquée
Program at Sijilmasa), programme archéologique placé sous hostile et impropre à l’agriculture, aurait néanmoins accueilli en longueur sur une distance comprise entre 2 000 et 4 500 mètres post-médiévale a été édifiée. Au-dessous, ce sont les vestiges
la direction de Ronald A. Messier (Middle Tennessee State depuis longtemps les pérégrinations de pasteurs nomades, (selon les estimations), sur la rive orientale d’un oued, le Ziz, d’une grande demeure, incomplètement fouillée, qui constituent
University) et Larbi Erbati ( INSAP -Rabat), demeure à ce jour qui y organisaient périodiquement des rassemblements en une gigantesque accumulation de niveaux archéologiques, le niveau d’occupation le plus ancien du secteur. Cette demeure,
le principal chantier archéologique entrepris à Sidjilmasa 1 . communautaires et commerciaux à partir desquels un noyau dont les plus récents ont été formés au XVIIIe siècle [fig. 1]. datée des V I I I e – I X e siècles, représente à ce jour la principale
Au cours de cette décennie, six campagnes de fouilles de de population sédentaire se serait formé à l’emplacement Peu de vestiges sont identifiables en surface car, depuis découverte liée aux occupations d’époque midraride à
deux mois ont été organisées, auxquelles ont été associés des de la future ville. Après quinze années de gouvernance, ‘Isa l’abandon de la ville, les destructions de l’architecture en terre Sidjilmasa ; le site, dont l’immensité n’a encore été que très peu
prospections régionales, un volet géographique, une étude fut finalement écarté du pouvoir, et c’est Abu al-Qasim qui fut et les accumulations de sables éoliens, importantes dans cette étudiée, en recèle sans doute d’autres. Cette zone d’habitat
paléobotanique, des enquêtes orales, une réflexion patrimoniale rappelé, à qui l’on doit l’essor urbain de Sidjilmasa. À son fils, région saharienne, n’ont pas manqué d’ensevelir les restes a révélé des aménagements intérieurs soignés qui permettent
et une formation universitaire pour des étudiants marocains Abu al-Muntasir al-Yasa’, appelé à régner en 174 H . / 790-791, des élévations. Au nord du site se détache néanmoins une zone de penser que ses habitants jouissaient d’un statut social
et américains. L’équipe a ainsi livré le premier panorama archéo - sont attribués l’édification de la muraille de la ville, le lotissement surélevée, communément qualifiée de « citadelle », hérissée des privilégié et qu’il existait dès la plus haute époque un habitat
logique du site. Bien que la publication d’une monographie soit de plusieurs nouveaux quartiers et la construction de la grande- vestiges de la qasba reconstruite au XVIIe siècle par la dynastie réservé à l’élite au cœur de la trame urbaine de Sidjilmasa.
imminente 2 , cet important travail reste aujourd’hui insuffisam - mosquée. Débuta ainsi une ère dynastique, celle des Banu alaouite. Ce secteur représente la réduction ultime du périmètre C’est par ailleurs cet emplacement symbolique qui fut retenu
ment connu, et nombre de découvertes demeurent peu exploitées Midrar (d’où le qualificatif de « midraride »), où le pouvoir se urbain à l’époque alaouite, lorsque le déclin démographique plus tard pour la construction de la grande-mosquée.
et même sous-estimées 3 . transmettait de manière héréditaire et où Sidjilmasa formait de Sidjilmasa s’est accompagné d’une réorganisation de la Cette demeure midrarite, en partie dégagée et très
La fondation de Sidjilmasa remonte certainement au un État indépendant des autres puissances maghrébines. population, désormais regroupée dans les ksours des alentours. endommagée par les constructions ultérieures, se compose
VIIIe siècle ; al-Bakri avance la date de 140 H . / 757-758. Elle serait Néanmoins, dès la première moitié du Xe siècle, les Midrarides, La « citadelle », en grande partie cernée par une imposante d’une série de pièces organisées autour de deux cours, l’une

137
fig. 1 fig. 2
À l’arrière-plan, le tell archéologique de Sidjilmasa. Au premier plan, un cimetière actuel Fragment de plafond peint découvert dans la demeure d’époque midrarite de Sidjilmasa
49, 50
Fragments de décor
architectural
Sidjilmasa et Rissani (Maroc) à Sedrata (Algérie), qui sont datés du X I e au X I I I e siècle 2 .
I X e siècle Sur les panneaux de Sidjilmasa, toutefois, la densité
cat. 49 : plâtre sculpté des motifs est moins grande qu’à Sedrata et le souci
sans doute liée à une zone de réception, l’autre à un espace de la ville de Sidjilmasa. Si son essor au V I I I e siècle n’est pas

UN ÉMIRAT CONCURRENT : LES MIDRARITES DE SIDJILMASA


cat. 50 : plâtre peint des détails décoratifs moins prononcé 3 .
dédié aux activités domestiques. Il est délicat de pousser remis en cause, les spécialistes sont d’avis que le secteur de cat. 49 : H . 27,2 ; l. 46,5 cm Parmi les plus anciens du monde islamique d’Occident,
cat. 50 : H . 23 ; l. 17,8 cm les stucs de Sidjilmasa permettent ainsi de sortir ceux
l’interprétation plus loin, car la lecture de cette structure est la « citadelle », actuellement considéré comme le noyau primitif
inscription du site algérien de l’isolement qui a été le leur pendant
perturbée par la présence de plusieurs fosses de rejets plus de la ville de Sidjilmasa, a pu n’être occupé que tardivement, Coran, II , 286 (incomplet) longtemps. Ils forment un jalon important dans l’histoire
tardives. Le MAPS propose d’y voir la résidence du prince, à la fin du VIIIe ou au tout début du IXe siècle, lors de la fondation provenance de l’orientalisation de la culture matérielle des premiers
Sidjilmasa (Maroc) centres urbains marocains.
étroitement associée à une mosquée primitive qui aurait été d’une ville nouvelle ordonnée par le quatrième souverain AF
Rissani (Maroc), Centre d’études et de recherches alaouites
établie non loin de là 5 . Toujours est-il que les niveaux de de Sidjilmasa, al-Yasa’ 6 . Ce dernier, confronté à l’affirmation bibliographie et expositions
destruction de cette maison ont livré un mobilier archéologique du pouvoir idrisside, qui commençait à menacer les intérêts Les fouilles menées sur le site médiéval de Sidjilmasa Messier et Fili, 2011, p. 131 et 132, fig. 3.
ont permis de découvrir des espaces correspondant à
important sous la forme de nombreux fragments de plâtre sahariens de Sidjilmasa, aurait souhaité quitter le noyau urbain une vaste demeure d’époque midrarite [voir p. 135-138].
décorés, qui sont les premiers à témoigner de l’existence primitif de Sidjilmasa, pour fonder une cité plus ambitieuse, Y a été mise au jour une série de stucs peints d’un trait
fin noir sur fond clair, dont certains étaient encore in situ,
d’un art midraride. Quoique l’étude de ces stucs soit en cours, protégée par des remparts, dotée d’une grande-mosquée et
sur la partie basse des murs 1 . Plusieurs d’entre eux portent
elle permet d’ores et déjà de souligner le caractère éminemment lotie de façon rationnelle. En cela, Sidjilmasa pourrait faire écho des motifs végétaux et géométriques, mais un fragment
original de ces panneaux, malheureusement très fragmentaires. à la construction, en 193 H . / 808, de la ville palatine idrisside de plus exceptionnel est orné d’un médaillon inscrit où
l’on peut lire trois mots tirés du verset 286 de la deuxième
Un premier ensemble est orné de décors peints, faits de motifs al-‘Aliya, tenue pour un modèle, et elle-même décalque marocain
sourate (« La Vache »). Le passage en question rappelle
géométriques, de bandeaux perlés et de rosaces tracés à main de la ville impériale de al-‘Abbasiyya, édifiée peu de temps les mérites et les responsabilités de chaque individu
levée, se détachant en un trait fin bleu foncé sur le fond clair des avant, en 184 H . / 800, par les Aghlabides d’Ifriqiya 7 . Plus que d’une part, et la justice mais aussi la clémence de Dieu
de l’autre. Ce verset a pu être particulièrement apprécié
supports. Des rehauts de couleurs vives (jaune, rouge) ponctuent d’un lent processus de structuration sociale et religieuse
en contexte kharidjite, ce courant mettant en effet
quelques-uns des panneaux. L’un des fragments se distingue par interne, l’essor politique et urbain de Sidjilmasa pourrait être en avant la possibilité pour tout homme de diriger
son décor épigraphique, qui reproduit une inscription coranique la conséquence d’une émulation et d’une concurrence étatique la communauté dès lors qu’il en est jugé digne. Sur ce
panneau, l’écriture se caractérise par un style coufique
en style coufique [cat. 50]. Une seconde série rassemble des de nature continentale. Cette hypothèse inviterait à chercher archaïque et anguleux, avec des lettres en biseau et
pièces profondément sculptées de motifs géométriques angu - hors de la zone de la citadelle le noyau primitif de la ville, sans fioritures. Il s’agit là de l’une des plus anciennes
inscriptions coraniques du Maroc islamisé.
laires (carrés sur pointes, rectangles, étoiles, chevrons, triangles, peut-être dans les zones plus basses du site, là où le MAPS
Les fragments de stuc sculpté découverts dans les
svastikas inscrits dans des carrés) et présentant des restes de a mis en évidence des traces ténues d’occupation remontant cat. 49
mêmes espaces que cette inscription se caractérisent
polychromie (rouge, brun, bleu, vert) [cat. 49]. Un ultime élément à l’époque préislamique. par une taille profonde et des motifs géométriques, parmi
lesquels un svastika et un motif de losange enserré dans
de décor s’avère unique : il s’agit d’un panneau en bois, d’une
un carré. D’autres panneaux provenant de la maison sud
cinquantaine de centimètres de longueur, qui a conservé des présentaient des motifs géométriques à base d’alvéoles
décors peints, aux traits noirs et aux plages de couleur claire angulaires (triangles, losanges, chevrons) également
très profondément creusées et des motifs perlés utilisés
(blanc ? jaune ?) où se développent des registres de carrés
en bandeaux décoratifs afin de délimiter les compositions.
sur pointe et de cercles enfermant des motifs losan giques Les motifs végétaux se résumaient quant à eux à des
et triangulaires et cernés par des bandes de chevrons [fig. 2]. feuilles simples agencées en rosaces et à des demi-
palmettes placées en bandeaux. Même s’il est pour
Ce panneau appartient à un plafond ouvragé. l’instant difficile de les situer dans une perspective
La maison midraride de Sidjilmasa a été construite directe - régionale, il convient de remarquer que ces stucs
présentent des corrélations évidentes avec ceux trouvés
ment sur le substrat de l’éminence rocheuse dominant le Ziz,
sans qu’aucune installation humaine plus ancienne n’ait été
décelée. Les datations obtenues pour cette maison ne la font
pas remonter au-delà du V I I I e siècle, ce que semblent corroborer
les informations fournies par les textes, qui fixent la naissance
de Sidjilmasa à cette même période. Quoique très localisé,
ce constat archéologique tend à remettre en cause l’existence
d’une occupation rurale ou nomade à l’emplacement même
de Sidjilmasa avant l’apparition de la ville. Cette observation
ne constitue que l’un des indices qui ont récemment permis
138 de renouveler les hypothèses historiques relatives à l’émergence 139

cat. 50
51 52 53, 54
Bague Dinar Dinars
Sidjilmasa (Maroc) (?) Sidjilmasa (Maroc) Sidjilmasa et était devenu sunnite malikite tout en s’alliant au calife
I X e – X e siècle 343 H . / 954-955 [331-347 H . / 942-958] umayyade de Cordoue, dont l’influence s’étendait alors
or filigrané or frappé or frappé au Maghreb al-Aqsa. Il se proclama lui-même calife
D . 1,9 cm P O I D S 3,96 g D . 1,9 cm ; P O I D S 3,5 g et 3,7 g en 342 H . / 953-954 et fit frapper des monnaies d’or bien

UN ÉMIRAT CONCURRENT : LES MIDRARITES DE SIDJILMASA


provenance reconnaissables que Ibn Hazm, son contemporain andalou,
Paris (France), BnF, département Rabat (Maroc), Musée archéologique
Sidjilmasa (Maroc) des Monnaies, Médailles et Antiques inv. 2001.7.61.2314 et 2001.7.61.2315
nomme mathaqil shakiriya, du nom de son laqab al-shakir
li-llah (« le reconnaissant à Dieu »). Le calife fatimide
Rabat (Maroc), musée des Oudaïa inv. 1982-1578
Le droit et le revers de ces monnaies présentent un champ ne put supporter cette audace. Muhammad al-Fath fut fait
En tant que maîtres de Sidjilmasa, au débouché des bibliographie et expositions central circulaire inscrit de cinq à six lignes de texte prisonnier et conduit en 959 dans la capitale régionale
routes caravanières traversant le Sahara, les Midrarites Paris, 1990, n o 329, p. 392. coufique et cerné d’une légende circulaire également de Sabra al-Mansuriyya, en Tunisie, en même temps que
avaient accès à l’or provenant des mines de l’Afrique coufique. Elles auraient toutes les trois été frappées l’émir zénète de Fès, capturé à la même époque 1 . Le règne
de l’Ouest, au-delà du fleuve Sénégal et du fleuve Niger. à Sidjilmasa sous le règne du souverain midrarite de Muhammad al-Fath illustre donc bien les tensions d’une
Cet accès à l’or leur permettait de frapper des dinars, Muhammad al-Fath (r. 331-347 H . / 942-958). époque durant laquelle le Maghreb al-Aqsa était le terrain
monnaies d’or, mais également d’exécuter des bijoux, Ce souverain emblématique avait pris le pouvoir d’affrontement des deux puissances régionales umayyade
dont cette bague, découverte à Sidjilmasa dans le par la force. Ce faisant, il avait rejeté le kharidjisme et abbasside par leurs alliés interposés.
BTL/CD
niveau d’occupation d’une maison luxueuse aux environs
de la grande-mosquée. Elle constitue le seul objet bibliographie et expositions
en or mis au jour par la mission archéologique maroco- Inédits.
américaine (1988-1998).
L’anneau est formé d’un ruban sinusoïdal enserré par
deux cordons torsadés. Le petit diamètre de cette bague
fait penser à un objet de parure de jeune fille. La rareté
des éléments de parure médiévale qui nous sont parvenus
ne permet malheureusement pas d’établir de comparaisons
avec d’autres bagues.
AF

bibliographie et expositions
Salih, 2010, p. 290. cat. 52 droit cat. 52 revers

cat. 53 droit cat. 53 revers

cat. 54 droit cat. 54 revers

140 cat. 51 141


Basculement berbère et naissance d’un art marocain

Du sud au nord du Sahara : commerce transsaharien


et conquêtes

Un développement urbain et une doctrine religieuse


au service du nouveau pouvoir

Le commerce almoravide en Méditerranée


A H M E D S A L E H E T T A H I R I A B D A L L A H F I L I

B U L L E T U I L L E O N E T T I C L A I R E D É L É R Y

Basculement berbère et Au cours du Xe siècle, le Maghreb al-Aqsa apparaît morcelé


et attise les convoitises des grandes puissances régionales,

naissance d’un art marocain Fatimides d’Ifriqiya et Umayyades de al-Andalus. Pour la


première fois dans l’histoire du monde islamique, celles-ci
concurrencent le pouvoir central de Bagdad en revendiquant
toutes deux le titre de calife, légitime détenteur du pouvoir
sur la communauté musulmane. Fès passe tour à tour sous
l’emprise des Zirides et des Zénètes [cat. 35], leurs alliés res-
pectifs. Les autres principautés du Maghreb al-Aqsa, celle des
Banu Salih à Nakkur, celle des Midrarites à Sidjilmasa sont
le jouet de ces influences opposées, dont un des enjeux est
la maîtrise de l’or 1 . Le morcellement politique se double de
fractions religieuses au sein des communautés islamisées et
non islamisées 2 .
Le départ des Fatimides en Égypte en 969 et la fin du
califat umayyade de al-Andalus vers 1031 changent à nouveau
la donne. Al-Andalus est divisé en principautés régionales
concurrentes, les Taifas, qui peinent à contenir l’avancée des
chrétiens au nord de la péninsule Ibérique.
Profitant de ce chaos politique et encouragée par ses succès
militaires au sud de l’Adrar mauritanien dont elle est originaire,
la puissante confédération nomade des Sanhadja lance ses
troupes vers le nord et unifie pour la première fois sous une
même gouvernance les deux rives du détroit de Gibraltar. Tout
comme au Proche-Orient, où le devant de la scène est désormais
occupé par les Turcs, l’Occident musulman se voit gouverné
par un peuple non arabe. En ces deux régions du dar al-islam,
144 le sunni revival est donc porté par des groupes non arabes. 145
L ’E M P I R E A L M O R A V I D E V E R S 1100
L A G E S T E A L M O R A V I D E b. ‘Umar, ils entrent à Sidjilmasa en 446 H . / 1054, s’emparent appel à Yusuf b. Tashfin, qui devient, aux yeux des fuqaha’ de Cordoue et accuse de lourdes pertes, dont celle de princes
E T L A N A I S S A N C E D ’U N E M P I R E d’un important butin et marchent vers le Sous. Leur progres- et du peuple, le défenseur du dar al-islam. Celui-ci traverse et de dignitaires sanhadjiens. L’est de al-Andalus devint égale-
L’origine du mouvement almoravide se trouve dans le pèle - sion inexorable passe par Massa, Taroudant, puis par la prise le Détroit et s’installe à Algésiras, qu’il fortifie pour en faire ment le théâtre d’attaques répétées.
rinage du chef des Sanhadja, Yahya b. Ibrahim al-Gudali, à d’Aghmat, dont ils font leur première capitale [voir p. 170-171]. la base de ses opérations en al-Andalus. En 479 H . / 1086, les Devant l’impuissance almoravide, la timide réaction des
La Mekke en 427 H . / 1036. De passage à Kairouan, il y ren- Les troupes prennent ensuite la direction du pays des Almoravides remportent une grande victoire sur les Castillans chefs militaires et les exactions des fonctionnaires de l’État à
contre le célèbre faqih (juriste) malikite Abu ‘Imran al-Fasi, qui Barghawata-s (450 H . / 1058) dans les plaines atlantiques. lors de la bataille de al-Zallaqa 9 . Cependant, les troupes se reti- Marrakech et dans les provinces, l’empire est le théâtre de plu-
le conduit à s’interroger sur la superficialité de la pratique reli- Nonobstant la perte de leur chef religieux ‘Abd Allah b. Yasin, rent sans profiter de cette victoire pour annexer la région 10 . sieurs soulèvements, comme ceux de Cordoue et de Séville,
gieuse des siens. Décidé à réformer leurs mœurs, il rentre les Almoravides poursuivent leur progression grâce à de Quatre ans plus tard, indignés par la conduite de leurs émirs, portés notamment par un désir de réforme religieuse. Leurs
chez lui accompagné d’un faqih de la région du Sous célèbre nombreuses batailles qui leur permettent de contrôler l’axe non seulement face à l’avancée des Castillans mais aussi pour protagonistes dénoncent les émirs et les théologiens, qui, cor-
pour sa droiture et son rigorisme, ‘Abd Allah b. Yasin. Le pre- Sidjilmasa-Fès. En 462 H . / 1070, Abu Bakr b. ‘Umar est leur non-respect des règles coraniques, notamment « en rompus par le luxe du pouvoir, auraient mis à mal les principes
mier contact avec la tribu est difficile, et ‘Abd Allah b. Yasin doit contraint de retourner au Sahara pour faire face aux dissen- matière fiscale » 11 , les savants de al-Andalus et du Maghreb réformateurs de l’empire. La réponse du pouvoir central,
se retirer en 440 H . / 1049 dans un ribat situé sur la côte atlan- sions entre deux des principales composantes des Sanhadja, al-Aqsa persuadent Yusuf b. Tashfin de porter de nouveau l’autodafé du Kitab Ihya’ ‘ulum al-din du célèbre al-Ghazali
tique de la Mauritanie actuelle, avec ses rares fidèles 3 . C’est les Lamtuna et les Gudala. Il délègue son autorité sur les terri- l’effort du djihad en al-Andalus : en 483 H . / 1090, celui-ci prend à Cordoue dès 503 H . / 1109, traduit cette situation de crise
à partir de cette date que naît véritablement le mouvement toires conquis à son cousin Yusuf b. Tashfin, premier véritable la tête d’une nouvelle traversée et dépose les souverains face à l’éclosion de tendances mystico-ascétiques inspirées
almoravide 4 . émir des Almoravides. de Grenade et de Malaga, ‘Abd Allah b. Buluqin et Tamim par l’ouvrage. L’un de ces mouvements d’opposition, celui
Par la force des armes et de son discours, Ibn Yasin Fin stratège doublé d’un authentique meneur d’hommes b. Buluqin, qu’il exile à Aghmat. L’année suivante, il organise de Ibn Tumart [voir p. 268-270], réussit en moins de trois décen-
parvient à imposer aux populations à rigoureuse formation et fort d’une armée aguerrie, Yusuf b. Tashfin est l’artisan de depuis Ceuta une opération ambitieuse visant toutes les prin- nies à mettre fin au pouvoir almoravide et à donner naissance,
religieuse et militaire et ses partisans sont de plus en plus la création d’un empire étatique et centralisé. En brandissant cipautés espagnoles : un corps armé est envoyé contre la prin- en entrant solennellement à Marrakech en 541 H . / 1147, à
nombreux. Brisant les habitudes tribales, la guidance de cette la devise éminemment attirante de ses aïeuls, à savoir « Propa - cipauté de Séville de al-Mu’tamid Ibn ‘Abbad, le deuxième l’Empire almohade 12 .
nouvelle communauté est bicéphale : elle est assurée par ‘Abd ger la vérité, réprimer l’injustice et abolir les impôts illégaux » attaque le fils de al-Mu’tamid à Cordoue, le troisième assiège
Allah b. Yasin, le chef religieux du mouvement, et par Yahya (Da’wat al-haqq, wa-rad al-mazalim, wa qat’ al-magharim) 8 , Almería, et les princes sont exilés à Marrakech ou à Aghmat. I D É O L O G I E E T C E N T R A L I S A T I O N

b. ‘Umar, le chef des Lamtuna, qui en assure la conduite mili- il parvient à rallier plusieurs tribus à son projet. Il fonde vers Mais ces avancées ne se font pas sans résistance et l’annexion « Liés ensemble pour la foi », comme on traduit parfois leur
taire. La réforme s’axe principalement sur les deux thèmes 462 H . / 1070 la ville de Marrakech [voir p. 170-171], dont il fait dure plusieurs décennies. Après le décès de Yusuf b. Tashfin nom, les Almoravides sont conduits par un désir de réforme et
que sont le djihad 5 et l’application des règles coraniques, sa nouvelle capitale. Ses armées progressent vers le nord ; en 500 H . / 1106, son fils et successeur, ‘Ali, achève son projet de défense du sunnisme, articulé au dogme malikite. Le terri-
notamment en matière fiscale. la même année, il conquiert les villes de Meknès et de Fès. dans le Sharq al-Andalus (la région orientale de la Péninsule), toire dans lequel ils diffusent leur message est en effet encore
Partis de l’Adrar mauritanien, les Almoravides se dirigent Six ans plus tard, il entre à Tlemcen, puis prend la direction de où son armée ne vient à bout du petit royaume des Baléares inégalement islamisé, et traversé par de nombreux courants
d’abord vers le sud. Des raids les conduisent sur les chemins l’ouest pour s’emparer de la région de la Moulouya, de Ceuta qu’en 509 H . / 1115. théologiques sunnites, kharidjites et shi‘ites 13 . Ce sont eux
de « l’empire du Ghana », avec pour ligne de mire les villes qui et de Tanger avant de se réorienter vers l’est pour annexer Les deux rives sont unifiées ; la paix est établie sur un qui, grâce à l’appui de grands juristes tels Ibn Rushd al-Djadd
contrôlent le commerce caravanier au sud du Sahara et l’appro- Oran, Tenès et la montagne de Ouarsenis. Il s’arrête aux vaste territoire s’étendant du Sahara méridional jusqu’à de Cordoue (m. 520 H . / 1126) [cat. 114], Abu Bakr Ibn al-‘Arabi
visionnement en or 6 . Si la réalité de la présence almoravide portes d’Alger, évitant ainsi tout conflit avec ses cousins les Tolède et Saragosse au nord. Néanmoins, cette quiétude va de Séville (m. 543 H . / 1148) [cat. 132] et al-Qadi ‘Iyad de Ceuta
dans cette vaste région constituée d’une mosaïque culturelle, Banu Hammad, qui contrôlent cette partie du Maghreb central. être progressivement ébranlée à partir de la seconde décennie (m. 544 H . / 1149) 14 [cat. 302], vont imposer au Maghreb occi-
cultuelle et linguistique [cat. 61, 62 et 63] est mal connue et Sur l’autre rive du détroit de Gibraltar, la situation est celle du XIIe siècle, d’abord au Maroc puis en al-Andalus, où les dif - dental l’orthodoxie sunnite et malikite qui reste de mise jus-
discutée 7 , ce sont bien le contrôle de ces routes et la maîtrise de guerres permanentes entre les différentes Taifas, ce qui ficultés militaires face aux chrétiens vont peser de tout leur qu’à nos jours, si l’on excepte l’épisode particulier de
de l’or qui semblent avoir financé la conquête almoravide et laisse toute latitude aux royaumes chrétiens, dont la progres- poids sur le devenir de la dynastie. Dès 508 H . / 1114, l’almohadisme.
la construction de ce qui deviendra un empire. sion territoriale s’accélère : Alphonse VI de Castille occupe al-Mazdali, illustre chef militaire almoravide, est battu par Cette volonté de réforme religieuse qui porte le mouve-
Appelés par les fuqaha’ de Sidjilmasa, dont les habitants Tolède en 478 H . / 1085 et se prépare à attaquer le royaume des les Aragonais. La même année, ceux-ci réussissent à éliminer ment almoravide lui assure immédiatement le soutien des
sont écrasés par une lourde fiscalité, les Almoravides com- Banu ‘Abbad de Séville et de Cordoue. Pour faire face à l’immi- Ibn Tiflwit dans la région de Barcelone. L’année suivante, un fuqaha’ malikites, qui occupent une place de premier rang
146 mencent à se diriger vers le nord. Conduits par Abu Bakr nence du danger, al-Mu’tamid, le souverain de Séville, fait corps almoravide subit une troisième défaite aux environs dans l’empire 15 . La légitimité du mouvement est religieuse, 147
mais elle est également politique. En effet, à partir de Yusuf le plus valeureux de tous les clans, se substitue alors un encore du dynamisme architectural des princes sanhadjiens, Marçais admettait en revanche que « les conclusions qu’on
b. Tashfin, les Almoravides sont conduits par l’amir al-musli- pouvoir héréditaire. qui participe de leur politique d’intégration du territoire par se hasarde à formuler ne peuvent être que provisoires ; elles
min (« prince des musulmans »). Ce titre est forgé en 1073 sur L’unité politique et religieuse profite également à l’écono- le fait urbain. Yusuf b. Tashfin fit ainsi élever à Fès la Qasba ne valent que comme un état de la question 32 ».
le modèle de l’amir al-mu’minin califal (prince des croyants), mie : les maîtres des deux rives mènent une politique écono- de Boujloud. Vers 514 H . / 1120, ‘Ali fit ériger l’enceinte et L’existence d’un « art almoravide » a divisé et divise
impliquant une subordination du premier au second. En effet, mique fondée sur le commerce transsaharien et sur ses les portes de Marrakech 27 . On attribue aux souverains almo - encore les chercheurs 33 . Les récentes découvertes effectuées
la légitimité de leur pouvoir se fonde notamment sur la tutelle débouchés. Le port d’Almería, siège de l’amirauté, est un port ravides l’édification des enceintes de Meknès, de Salé et sur les sites d’Aghmat [voir p. 446-450], sous la salle de prière de
du califat abbasside de Bagdad obtenue dès 1092 par Abu Bakr artisanal et commercial de premier ordre 19 [voir p. 236-237]. Le de Tlemcen que leurs successeurs allaient reconstruire ou la Qarawiyyin de Fès, dans les mihrabs de la grande-mosquée
b. al-‘Arabi. Cette autorité dérivée s’affiche sur les monnaies vaste territoire désormais sous leur domination permet aux restaurer. Sur les cimes qui dominent les plaines, les itiné- d’Agadir et de Tagrart à Tlemcen, apportent aujourd’hui de
[cat. 68 et 69]. Néanmoins, l’affirmation du pouvoir almoravide est Almoravides de contrôler les voies commerciales de l’argent raires et les débouchés des montagnes, ils firent bâtir les cita- nouvelles données qui imposent de reconsidérer les hypo-
forte et se traduit également par l’utilisation d’un laqab à réso- et de l’or avec lesquels ils battent monnaies. L’influence de delles de Fès al-Bali dans l’Ouargha, du mont Zarhoun (Qasbat thèses anciennes. En al-Andalus aussi, de nombreux vestiges,
nance califale, al-nasir li-din Allah, qui avait été porté par le pre- leur monnaie d’or se fait sentir dans l’ensemble du monde al-Nasrani), de Bani Targa en face de Salé, de Tasghimout 28 certes plus mobiliers qu’architecturaux, clairement datables
mier calife umayyade de Cordoue, ‘Abd al-Rahman III , en 929. méditerranéen, et notamment dans les royaumes latins [cat. 89 dans l’Ourika, de Tazagort dans le Dara, d’Ansa dans l’Anti- de l’époque almoravide ont été mis au jour à partir du milieu
Les Almoravides procèdent à une organisation très hié - et 90], où elle devient l’une des principales monnaies d’échange Atlas et de Tasnoult à Massa 29 . des années 1980 à Almería, Lisbonne, Santarém. Ces villes
rarchisée de leur État autour de la personnalité charismatique et de compte, même après la chute du dernier émir 20 . Dans ces œuvres, les maîtres maçons évitent les tours ont été conquises par les chrétiens lors d’événements drama-
du premier émir, Yusuf b. Tashfin. En fondant la ville de semi-circulaires et la pierre de taille ; ils adoptent une concep- tiques survenus en 1147-1148. C’est à cette date qu’une
Marrakech en 1070, et en y installant sa forteresse 16 , Qasr U N E N O U V E L L E S Y N T H È S E A R T I S T I Q U E tion plus complexe où ils ont recours plus fréquemment au coalition chrétienne les attaqua, sonnant la fin de l’Empire
al-hadjar, ce dernier pose la première pierre d’un empire Selon l’historiographie classique médiévale, Yusuf b. Tashfin pisé sur des soubassements en moellons. Ils construisent almoravide. Les découvertes effectuées dans ces villes nous
étatique centralisé. Il s’entoure d’une garde de mercenaires, était un grand dévôt. Ibn Abi Zar‘ rapporte ainsi que « lorsqu’il aussi des tours carrées, comme en témoignent les enceintes permettent de repenser, si ce n’est « l’art almoravide » – car la
constituée d’esclaves noirs et de renégats, ce qui introduit trou vait une rue sans mosquée, il adressait des reproches de Marrakech et de la forteresse de Tasnoult. Dans leurs édi- question du lien entre la classe dirigeante et certaines formes
une nouvelle donnée dans l’organisation militaire de l’empire : aux habitants 21 ». Au sujet de son fils et successeur fices religieux, les colonnes cèdent la place à différents types artistiques est toujours ouverte –, du moins l’art de l’époque
la guerre n’est plus uniquement le fait de solidarités tribales. ‘Ali, al-Murrakushi rapporte qu’il « méritait plus de figurer de piliers articulés ; l’arc en plein cintre recule devant des almoravide. Elles semblent montrer que, loin d’être une simple
Aux hommes de son clan, Lamtuna, Yusuf b. Tashfin confie le parmi les ascètes et les ermites que parmi les princes et formes plus complexes, arc brisé outrepassé, arc polylobé terre d’implantation des procédés andalous, le Maghreb avait
commandement des corps de l’armée et les postes de gouver- les conquérants 22 ». et arc recticurviligne, comme à la Qarawiyyin 30 [voir p. 193-195]. déjà développé une esthétique propre, dont les caractéris-
neurs des provinces. Les premiers sillonnent et pacifient les La piété de ces deux souverains se traduit notamment La hiérarchisation des espaces dans les sanctuaires s’accen- tiques restent à préciser, tant sont rares les vestiges anté-
villes et les tribus ; les seconds administrent les provinces, par les nombreuses mosquées qu’ils fondent ou restaurent. tue également du fait de l’utilisation de muqarnas sculptées rieurs à l’époque almoravide à être parvenus jusqu’à nous.
assistés de vizirs, de juges et de muhtasib-s 17 qui veillent, Au premier sont attribuées les grandes-mosquées d’Alger pour couvrir les parties nobles, comme à la Qarawiyyin de Fès,
comme à Marrakech, au bon fonctionnement de cet appareil (590 H . / 1096) 23 et de Nedroma 24 , au second celle de Tagrart- ou de coupoles à nervures comme dans la grande-mosquée
étatique. Les villes sont dotées de forteresses où sont canton- Tlemcen [voir p. 212-214] et la réfection de la Qarawiyyin de de Tlemcen et dans la qubba de Marrakech [voir p. 212-214].
nées les troupes almoravides, imprimant dans l’espace de la Fès [voir p. 193-195]. Profitant des revenus accrus de l’empire La décoration se compose de motifs floraux, de combinaisons
ville le modèle étatique centralisé de Marrakech. L’unification unifié, ‘Ali Ibn Yusuf souhaite magnifier Marrakech : il adjoint géométriques et de frises épigraphiques au style varié, cou-
des deux rives de Fès dans une même enceinte participe de de nouveaux palais au Qasr al-hadjar de son père et fonde dans fique et cursif. Les panneaux aux multiples palmettes abs-
cette même démarche. Yusuf b. Tashfin organise une fiscalité les environs une mosquée qui porte son nom et dont seules traites, essentiellement digitées, et aux entrelacs polygonaux,
étatique en abolissant les impôts extra-canoniques 18 . subsistent les fondations du minaret 25 , ainsi que la salle à se multiplient et se répandent en introduisant une vitalité et un
Soucieux du devenir de son pouvoir, Yusuf b. Tashfin ablutions, la célèbre qubba de Marrakech 26 . Le célèbre minbar dynamisme nouveaux. Plusieurs historiens espagnols, notam-
convoque notables, savants et juristes pour faire allégeance « de la Kutubiyya » [voir p. 192] avait sans doute été commandé ment Leopoldo Torres Balbás et à sa suite Henri Terrasse,
(bay’a) à son fils ‘Ali, le désignant ainsi comme « prince héri- pour cet édifice. voyaient dans toutes ces réalisations des œuvres dues aux
tier ». Au pouvoir suprême confié après consultation Si certaines mosquées almoravides furent détruites par maîtres et aux artistes venus de al-Andalus 31 . Conscient du
148 des sages de la confédération tribale des Sanhadja à l’homme les Almohades, plusieurs monuments militaires témoignent peu de vestiges encore identifiés de cette époque, Georges 149
Du sud au nord du Sahara :
commerce transsaharien
et conquêtes
Les premiers Almoravides se tournent d’abord
vers le sud, pour tenter de prendre le contrôle
des « cités de l’or ». Ces villes de l’Afrique
de l’Ouest, comme Gao, structurent les routes
caravanières qui traversent le désert chargées
d’or et de matières précieuses. La maîtrise
de l’or permet aux Almoravides de financer
leurs conquêtes. Ils marchent vers le nord et
progressent vite, prenant d’abord Sidjilmasa,
puis Aghmat avant de fonder Marrakech.
Leur progression est ininterrompue jusqu’au
nord de la péninsule Ibérique, où se stabilise
la frontière. La monnaie d’or almoravide,
réputée pour sa qualité, devient un standard
dans le monde méditerranéen et est imitée
par les royaumes chrétiens.

151
Coupole de la qubba almoravide de Marrakech (Maroc)
55
Livre des routes
et des royaumes

Abu ‘Ubayd al-Bakri (m. 487 H . / 1094) l’Afrique du Nord ainsi que le Bilad al-Sudan, ou « pays

ET CONQUÊTES
Maghreb ou al-Andalus des Noirs ». Dans le cas de l’Afrique du Nord, en effet,
X I I I e siècle il s’appuie en grande partie sur les travaux d’un savant
papier maghrébin antérieur, Muhammad b. Yusuf al-Warraq
104 folios (m. 363 H . / 973), qui avait rédigé une série de monographies
reliure moderne sur plusieurs villes du Maghreb. Al-Bakri tire cependant
H . 28 ; l. 20 cm aussi profit des renseignements disponibles en al-Andalus,
annotations marginales en partie rognées comme ces informations jadis données par un émissaire
berbère au calife al-Hakim en 352 H . / 963. L’apport de

DU SUD AU NORD DU SAHARA : COMMERCE TRANSSAHARIEN


San Lorenzo de El Escorial (Espagne), bibliothèque
du monastère royal de l’Escorial
al-Bakri est cependant important. En effet, ses descriptions
inv. 1635
donnent à connaître un vocabulaire berbère lié à la
toponymie ou aux réalités géographiques propres au
Maghreb. Pour les côtes, il fournit parfois des itinéraires
Ce manuscrit incomplet contient la seconde partie maritimes, ce qui suppose l’utilisation de routiers
de l’ouvrage géographique de Abu ‘Ubayd al-Bakri nautiques.
(m. 487 H . / 1094) 1 . Il comprend cent quatre feuillets, Le texte est structuré en itinéraires, interrompus
de dix-neuf lignes par page, d’une belle écriture maghribi par la description des lieux habités. Al-Bakri mentionne
ou andalusi de type mabsut vocalisée. Le début et la fin de la sorte les ressources, les biens ou les produits
manquent, et il a été relié en désordre à l’époque moderne. commercialisés dans chacun des endroits où son discours
Bien qu’il ne comporte pas de date, son exécution est marque une pause. Il évoque également les installations
située par Dérembourg au X I I I e siècle 2 . Le manuscrit urbaines, les tribus berbères, rappelle la fondation
a été mentionné pour la première fois par Michael Casiri 3 d’un certain nombre de cités ou l’existence de vestiges
au X V I I I e siècle, puis par Francisco Pons Gayangos 4 . antiques qui apparaissent pour la première fois dans
Le traité géographique de Abu ‘Ubayd al-Bakri revêt un un texte arabe 6 , et traite également des mœurs locales.
intérêt particulier car c’est le premier texte de géographie Concernant le territoire du Maghreb al-Aqsa, al-Bakri
descriptive à portée universelle rédigé en al-Andalus entre ajoute à la description des voies de communication,
460 H . / 1067-1068 et 479 H . / 1086. En effet, l’ouvrage, des villes qui les ponctuent, des biens qui y circulent
constitué de deux volumes, décrit le monde connu grosso et des pistes caravanières qui s’étendent vers le « pays
modo d’est en ouest, en fournissant des notices historiques des Noirs » méridional, l’histoire des dynasties idrisside
plus amples quand il aborde l’histoire musulmane. Comme et almoravide. À ce propos, si al-Bakri décrit Aghmat
al-Bakri n’a guère quitté le sud-est de la péninsule Ibérique, – que l’on sait avoir été la première capitale des
c’est avant tout une œuvre de compilation. Or, l’auteur Almoravides – comme une étape sur les routes
a eu à sa disposition des ouvrages aujourd’hui perdus, caravanières, il ne dit mot de Marrakech pourtant
ce qui rend son traité d’autant plus précieux, comme récemment fondée.
J-C D
la relation du voyage en Europe de Ya‘qub al-Turtushi
ou la traduction partielle des Étymologies d’Isidore bibliographie et expositions
de Séville 5 . Ses chapitres les plus originaux concernent Casiri, 1770, p. 2-4 ; Pons Boigues, 1898, p. 160-163 ;
le Yémen, l’Égypte, les Slaves, l’Europe centrale, Dérembourg, 1928, p. 175-176.

152 153
Sur la piste des marchands transsahariens : 56
la découverte de la caravane de l’Ijafen Clichés de la mission menée
à la recherche de la caravane
Théodore Monod (1902-2000) était un naturaliste […] se trouve, un beau jour, en difficultés : elle a
d’Ijafen
polyvalent : ses recherches l’ont conduit à fran- perdu des chameaux (fatigués, morts, ou razziés)
chir les frontières des disciplines, touchant la et se voit contrainte d’abandonner sur place une 1964
Théodore Monod (1902-2000)
zoologie, la géologie, l’histoire, l’archéologie et partie de sa cargaison ; elle constitue donc un
tirages papier monochromes
même la botanique. Lui-même se définissait dépôt provisoire 8 ». Ce dépôt devait être ultérieu-
H . 8,5 ; l. 12 cm (chacun)
comme « avant tout un naturaliste, devenu un rement récupéré ; il ne le fut jamais. Son emplace-
Paris (France), Muséum d’Histoire naturelle,
explorateur par la force des choses 1 ». ment exact s’est-il perdu ? Qui étaient les hommes
direction des Bibliothèques et de la Documentation
Ce grand voyageur a mené plusieurs missions de cette caravane, et d’où venaient-ils ? Fonds Théodore Monod, Ms Md5 (dossier 2)
dans les régions sahariennes. L’une d’entre elles, Tout ce que nous savons de cette caravane
effectuée en 1964, avait pour but d’identifier vient du compte rendu de prospection de
l’épave d’une caravane médiévale située en Théodore Monod et des quelques éléments qu’il a
Mauritanie. En effet, en 1962, des méharistes rapportés. Il faudrait entièrement refouiller le site 57
avaient signalé la présence de vestiges d’une pour trouver des réponses à certaines questions Croquis de restitution
caravane en pleine Majabat al-Koubra, une laissées en suspens. Mais le site gardera sans du chargement
région sablonneuse séparant la Mauritanie du doute encore ses secrets ; il n’a, en effet, jamais
Mali, « sans aucun point de repère et où chaque été retrouvé depuis 9 …
de la caravane
1964
dune ressemble à la précédente et à la sui- NP
Théodore Monod (1902-2000)
vante 2 ». Théodore Monod monta une expédition
dessin au crayon sur papier millimétré
à la recherche de cette caravane ; il en relata les H . 32 ; l. 22 cm
péripéties dans un compte rendu adressé à l’ad-
Paris (France), Muséum d’Histoire naturelle,
ministrateur commandant le cercle de l’Adrar 3 . direction des Bibliothèques et de la Documentation,
Le site a été nommé « Ma’aden Ijafen », ce qui Fonds Théodore Monod, Ms Md5 (dossier 2)
signifie « la mine de l’Ijafen », du nom de la région.
Sur ces clichés réalisés par Théodore Monod (1902-2000)
Arrivé sur le site, Monod prit des clichés, démarra
lors de sa prospection sur le site d’Ijafen, on peut
une fouille, esquissa quelques croquis qui sont apercevoir la caravane de dromadaires avec laquelle
notamment conservés au Muséum d’Histoire il est parvenu jusqu’à l’épave de la caravane médiévale.
naturelle [cat. 56]. Ces relevés lui permirent de Deux autres vues évoquent la butte, en l’état, parsemée de
procéder à une estimation des faisceaux et des tiges de métal, tandis que le croquis tente de reconstituer
tiges en métal, dont il pesa un échantillon. Il put le chargement de la caravane découverte : deux étages
de faisceaux de baguettes surmontés de sacs de cauris,
ainsi évaluer la valeur de la cargaison à près
le tout recouvert de sable, peut-être afin de le dissimuler,
d’une tonne de laiton. À cela s’ajoutaient les sacs
peut-être aussi à la suite d’un ensevelissement naturel
de cauris, coquillages utilisés comme monnaie dû au vent.
depuis la période médiévale dans la zone saha- NP

rienne. Le temps de faire quelques prélèvements bibliographie et expositions


de tiges, de tissus et de cordes pour les études et Inédits.
les analyses futures 4 , et il fallut déjà repartir 5 .
Plus tard, la datation des fibres de tissus a permis
d’affirmer que la caravane s’était abîmée sur ce
site entre 1000 et 1280 6 .
Cette caravane venait sans nul doute du nord,
peut-être de la région occidentale du Sud maro-
cain, des régions du Draa ou de l’oued Noun, où se
trouvaient des mines de cuivre, et se rendait au
sud, peut-être à destination de Oualata 7 . À cette
époque, le commerce transsaharien était en plein
essor et le métal utilisé dans les centres métallur-
giques, notamment pour la dinanderie, était bien
souvent importé, comme en témoigne l’existence
de cette caravane, même s’il y avait dans la région
des mines de cuivre en activité.
Ce « dépôt » reste pourtant bien mystérieux :
pourquoi a-t-il été abandonné ? Monod suggère la
chose suivante : « une caravane partie du Maroc
cat. 57
58
Plaquette
Mauritanie milliers de dromadaires, cette caravane est comparée française Odette du Puigaudeau 2 qu’un pan du voile
1 re moitié du X X e siècle par l’explorateur à un « serpent géant se déplaçant à la se lève sur l’origine de ces étonnants objets. Chargée
sel gemme, pigments surface du sol d’un mouvement lent et continu – une vraie de missions archéologiques et ethnographiques dans
H . 12,3 ; l. 19,7 cm progression de mille pattes ». De Taoudéni, Monod décide le Sahara occidental par les ministères de l’Éducation

ET CONQUÊTES
provenance de pousser jusqu’aux anciennes salines de Teghazza, nationale et des Colonies et par le Muséum national
Oualata (Mauritanie), entre 1934 et 1936 à trois jours de marche en direction du nord-ouest. d’Histoire naturelle, Odette du Puigaudeau débarque
Connues et exploitées au X I e siècle (signalées par le fin décembre 1936 au Maroc. Son itinéraire : les confins
Paris (France), musée du Quai Branly
inv. 71.1938.17.31 D
géographe andalou al-Bakri [1040-1094]) [cat. 55], algéro-marocains, la Mauritanie, puis cap sur Tombouctou,
les salines sont ruinées à la fin du X V I e siècle à la suite où elle rejoint la caravane de l’azalai. La dernière étape
du conflit qui oppose le sultan du Maroc, Ahmad al-Mansur de cette impressionnante caravane est Taoudéni. Odette

59 Saadi, au vaste et puissant empire africain des Songhaï.


Le célèbre voyageur Ibn Battuta (1304 – 1368 ou 1377),
du Puigaudeau nous apprend dans son récit que les salines
de Taoudéni se nomment Agorgott et qu’elles ressemblent

DU SUD AU NORD DU SAHARA : COMMERCE TRANSSAHARIEN


Coffre et couvercle qui les visite en mars 1352, nous parle d’une ville en pierres à une vaste nécropole en raison de leurs fosses béantes
Mauritanie de sel de gemme habitée uniquement par les esclaves et de leur terre fraîchement remuée. Elle raconte la vie
1 re moitié du X X e siècle des Massoufa, des Berbères de la confédération Sanhadja des mineurs, ces « damnés du sel », qui taillent dans le roc
sel gemme, pigments dont la seule activité consistait en l’extraction de sel. de sel gemme de lourdes plaques semblables à des pierres
H . 11,5 ; L . 13,5 ; l. 9,5 cm Car le Sahara vivait du commerce du sel. Théodore Monod tombales. Mais ce que nous révèle surtout l’exploratrice,
provenance ne passe que quelques heures à Teghazza, qui n’est pas, c’est que ces hommes, « qui ont des loisirs et de l’adresse »,
Oualata (Mauritanie), entre 1934 et 1936 selon lui, un lieu où l’on puisse s’attarder, et poursuit confectionnent parfois avec des débris de plaques brisées
son expédition dans le Sahara jusqu’en mai 1935. des bibelots, des coffrets et des barres miniatures ornés
Paris (France), musée du Quai Branly
inv. 71.1938.17.35.1-2 D
Rentré en France, le chercheur ne va pas y demeurer de dessins rouges et bleus qu’ils vendent aux voyageurs
longtemps. En novembre, il débarque à Alger et de là comme « souvenirs de Taoudéni ».
se rend de nouveau à Taoudéni pour une courte mission, Ainsi, le mystère qui entoure ces petits objets en sel
60 complétant ses observations de l’année précédente.
Dans son premier livre, qu’il publie en 1937 1 , Théodore
gemme est enfin levé. Mais si nous connaissons désormais
le contexte de leur usage et de leur fabrication, leur lieu
Bol Monod raconte ses longs raids à dos de chameau dans le de collecte devient problématique. Ces objets proviennent-
Mauritanie sud du Maroc, en Mauritanie, au Mali et dans le Tanezrouft. ils réellement de Oualata, comme mentionné sur les fiches
1 re moitié du X X e siècle Sur l’une des planches qui composent l’ouvrage, des objets d’enregistrement du musée de l’Homme ? Ou bien est-ce à
sel gemme maures et touaregs sont finement illustrés. Le texte ne fait Taoudéni que le téméraire explorateur les aurait collectés,
H . 9,5 cm ; D . 9,5 cm curieusement aucune mention des fameux petits objets en souvenir de cette saline perdue en plein désert ?
provenance en sel gemme, et c’est grâce au récit de l’exploratrice Autant de questions qui restent à ce jour sans réponse.
Oualata (Mauritanie), entre 1934 et 1936 HC

bibliographie et expositions cat. 58


Paris (France), musée du Quai Branly
71.1938.17.37 D
Inédits.

C’est en 1938 que le grand savant Théodore Monod


[cat. 56] mit en dépôt au musée de l’Homme une collection
de cent vingt objets africains. Parmi eux, un petit ensemble
de pièces taillées dans du sel gemme : un bol, un coffre
à couvercle et des plaquettes oblongues aux extrémités
en queue d’aronde. Des pièces qui dormaient depuis
cette date au fond des réserves dans l’attente du moment
où elles pourraient être dévoilées aux yeux des visiteurs.
Monod mène ses premières missions de recherche
en Afrique à partir de 1922. Mais ce n’est qu’entre 1934
et 1935 que l’explorateur, surnommé par les Maures
majnoun, « le fou », et plus tard « le fou du désert »
par les journalistes, effectue sa plus longue expédition
dans l’Ouest saharien. Parti en mars 1934 de Saint-Louis
(Sénégal), il entreprend un grand périple à travers les
plateaux désertiques de l’Adrar et l’immense plaine
de l’Aouker, véritable océan de dunes qui s’étire au pied
de la falaise de Tishitt. À Oualata, où il ne séjourne
que deux jours, il est séduit par les décors d’arabesques
de couleur qui embellissent les murs intérieurs des
cat. 60
habitations. Arrivé le 25 octobre à Tombouctou, Monod
quitte la ville quatre jours plus tard avec l’azalai, la grande
caravane qui remonte en direction de Taoudéni, dans
le grand nord du Sahara, pour y charger des plaquettes
156 de sel, l’or blanc du désert. Constituée de plusieurs 157
cat. 59
C H L O É C A P E L

cultuels, celui de l’arabisation des sociétés, révélée non ou autochtones formant une communauté certes minoritaire,
seulement par la production écrite officielle mais également mais sans doute pleinement intégrée aux sociétés méridionales 9 .
par l’épigraphie privée, ou encore celui de l’évolution des La pratique commune de l’islam représentait certainement un
structures de peuplement (habitat, tissu urbain, parcellaire moyen unique de fédération des populations, de rapprochement
agricole), qui peut être marquée par l’assimilation de modèles par affinités culturelles et linguistiques facilitant les contacts,
sociaux ou techniques islamiques 6 . À ce titre, l’archéologie les échanges et la confiance « fraternelle » entre les différents
permet d’observer de plus près les évolutions culturelles acteurs du commerce, qui, éloignés les uns des autres de
des sociétés en cours d’islamisation. plusieurs milliers de kilomètres et à la merci des intermédiaires
Islamisation et arabisation de L’époque almoravide est souvent considérée par les historiens caravaniers, ne se rencontraient probablement que très rare -
l’Afrique de l’Ouest à l’époque almoravide : de l’Afrique comme une période charnière dans l’islamisation ment, si ce n’est jamais. Par ailleurs, l’islam introduit puis relayé
l’apport de l’archéologie de la région située au sud du Sahara. Mouvement rigoriste dès cette haute époque dans le monde sahélien s’inspirait des
L’ouverture à l’islam des régions situées au sud du Sahara est sunnite, initialement motivé par une réforme religieuse au obédiences kharidjites (soufrites et ibadites) telles qu’elles
évoquée à plusieurs reprises dans les grandes chroniques Maghreb extrême, l’affirmation almoravide est habituellement étaient majoritairement pratiquées, dans les grands pôles
historiques et géographiques du Maghreb médiéval. Ces écrits placée en miroir de la conversion survenue précisément à la fin commerciaux du Nord, aux premiers rangs desquels Sidjilmasa
permettaient aux lettrés de l’Occident musulman de mesurer la du X I e siècle de rois établis au sud du Sahara. Dans les faits, l’une et Tahert (Algérie) 10 . En cela, le rigorisme malikite défendu par les
progression vers le sud de l’étendue du dar al-islam. Néanmoins, des premières campagnes militaires des Almoravides a eu pour Almoravides à la fin du X I e siècle s’est inscrit en faux par rapport
selon la conception des auteurs arabes, l’islamisation ne signifiait objet de s’assurer le bénéfice exclusif de la « route de l’or », c’est- aux pratiques locales, favorisant un renouvellement dogmatique
pas tant la conversion en masse des populations ni la progression à-dire de contrôler le réseau caravanier du Sahara de l’Ouest parmi les musulmans sahéliens qui a entraîné une sunnisation
individuelle de la foi que l’intégration d’États ou de structures de [fig. 1] par lequel transitait l’or importé d’Afrique occidentale, de la région. Néanmoins, ce phénomène a provoqué une impor -
pouvoir à la sphère de l’Islam politique, synonyme d’allégeance nécessaire à l’assise pécuniaire de leur puissance naissante. tante déstabilisation des systèmes de pouvoir préexistants,
juridique collective à la loi islamique 1 . L’on comprend mieux ainsi C’est pourquoi, dès 446 H . / 1054-1055, les deux principaux comme le suggèrent les très probables renversements
la dimension militante que sous-tendent ces mentions textuelles débouchés de cet itinéraire commercial – la principauté dynastiques survenus à Kanem, Gao et Ghana entre 1068 et 1080 11 .
et le fait qu’elles se limitent à relater la conversion des seuls de Sidjilmasa (Sud marocain), et la ville de Tegdaoust (Sud De fait, l’archéologie met clairement en lumière différentes
chefs, princes et souverains – celui de Gao (Mali) en 400 H . / mauritanien) sous contrôle de l’État de Ghana – font l’objet modalités d’implantation de l’islam dans les régions du Sud dès
1009-1010 2 , celui de Takrur (Sénégal) peu avant 432 H . / 1040- d’une incursion armée. S’il semble établi que les Almoravides avant la poussée almoravide. Les sites urbains de Koumbi Saleh
1041 3 , celui de Ghana (Mali-Mauritanie) en 469 H . / 1076-1077 4 , ont conquis Sidjilmasa pour longtemps 7 , la pérennité de leur et Tegdaoust ont par exemple révélé l’existence de grandes
celui de Kanem (Tchad) peu après 500 H . / 1106-1107 5 –, sans victoire sur Tegdaoust paraît moins sûre et leur établissement mosquées établies bien avant l’épisode almoravide, attestant
presque jamais évoquer la réalité des pratiques individuelles durable au sud du Sahara aujourd’hui largement invalidé 8 . ainsi l’essor d’une assez importante communauté musulmane
de l’islam ni l’évolution, linéaire ou non, des mœurs et des usages Néanmoins, cet épisode guerrier à travers le Sahara aura sans dans ces villes méridionales dès sans doute le X e siècle 12 . Ces
fig. 1
à l’échelle de communautés entières. L’impression laissée par doute participé, de façon indirecte, à la diffusion de l’islam dans deux mosquées sont agrandies vers la fin du X I e siècle, soit Carte de l’Afrique de l’Ouest et des principaux axes commerciaux transsahariens aux X e et X I e siècles (C. Capel)
ces textes est ainsi souvent celle de transformations rapides la frange sahélienne, où il a entraîné des bouleversements après le contact supposé avec les Almoravides : elles pourraient
et sans résistance, survenues à la suite de pressions militaires d’ordre politique. Toutefois, cette expédition militaire ne doit pas illustrer une nouvelle vague de conversions, y compris princières,
ou politiques d’origine nécessairement allogène. dissimuler le fait que l’islamisation au sud du Sahara semble suscitée par ces derniers. À Tegdaoust, la découverte de des Almoravides au sud, là où l’usage quotidien de monnaies
L’archéologie, bien que renseignant les mêmes sociétés que avoir été non pas la conséquence de la seule domination armée nombreux dénéraux produits au X e siècle en Ifriqiya 13 souligne d’or produites par un État lointain ne se conçoit guère d’un point
l’étude des textes, n’apporte pas une documentation de nature mais plutôt un lent processus de diffusion endogène commencé l’adoption dès cette date d’un système pondéral islamique qui de vue économique, mais où la constitution d’un tel trésor offert
comparable et, de fait, ne conduit pas à appréhender les mêmes beaucoup plus tôt. L’introduction de l’islam au Sahel est en effet intègre Tegdaoust dans une sphère commune avec les villes en gage d’allégeance ou de récompense éclairerait les très
réalités. Aussi les vestiges matériels permettent-ils d’aborder liée à une forme de diaspora économique où ce sont avant tout fatimides. Le trésor monétaire mis au jour fortuitement à Acharim probables pressions venues du nord 14 . Le champ du funéraire
la question de l’islamisation au sud du Sahara sous d’autres les commerçants investis dans les échanges entre le Nord et (Mauritanie) [cat. 66 et 67], dont six dinars almoravides frappés recèle d’autres éléments où se manifeste l’adoption de l’islam,
angles : celui de l’islamisation des administrations et des États, le Sud qui ont permis, de proche en proche, la progression de en al-Andalus entre 504 H . / 1110 et 509 H . / 1116 ont été préservés cette fois-ci au titre de la foi individuelle : les cimetières de
décelable dans les productions monétaires ou la normalisation l’idée d’Allah : d’abord sous la forme de comptoirs installés par du pillage, met d’une part en lumière cette islamisation très nette Koumbi Saleh et de Tegdaoust renferment des enclos funéraires
pondérale (étalons, dénéraux), celui de l’islamisation des des hommes venus du nord au contact direct des grands empires du système de valeurs marchand qui ne fait que perdurer au dotés de mihrabs qui soulignent bien l’adoption précoce de rites
pratiques culturelles individuelles cristallisées dans les lieux ouest-africains, puis sous l’aspect de quartiers entiers dans début du X I I e siècle dans cette région ; mais il révèle en outre, plus musulmans (même si ces tombes ne sont pas précisément datées)
158 de culte, les sépultures, les stèles funéraires et les objets les grandes villes du Sud, peuplés par des musulmans berbères subtilement, la réalité des injonctions politiques (et prosélytes ?) parmi la masse de la population 15 . Mais l’exemple le plus célèbre 159
61
Statue féminine
Mali non naturaliste. Le procédé de l’enfouissement a laissé la statue semble s’étirer pour atteindre l’infini. S’agit-il
X e – X I I e siècle (?) place au-delà du X I V e – X V e siècle à des onctions au beurre d’une ancêtre, ou d’une figure tutélaire, représentée dans
bois, matériaux organiques de karité, ainsi qu’à des offrandes et des libations où sa dimension féconde et protectrice ? Fascinés sans doute
H . 47,5 ; l. 7,3 ; P R . 7,2 cm dominent le sang des poulets offerts en sacrifice, la bière par les images abstraites, synthétiques et spirituelles
de ces rites musulmans demeure l’ensemble de stèles épi - internes propres. Le rôle des commerçants maghrébins, de mil et l’eau farineuse. de leurs prédécesseurs, les forgerons-sculpteurs dogon en
historique
graphiées découvertes dans plusieurs sites à l’est de la boucle déclencheurs de ce processus, représente une impulsion initiale, Ancienne collection Viera da Silva Le personnage, silhouette schématique dont les bras ont repris l’esprit pour y insuffler leurs propres croyances
levés répondent aux jambes légèrement fléchies, semble à partir de leurs mythes, sur lesquels nous sommes mieux
du Niger (Mali) : le corpus actuel rassemble environ quatre cents très vite relayée par des mécanismes d’auto-islamisation, sans Paris (France), musée du Quai Branly
inv. 73.2012.1.1337
construit à partir de volumes géométriques peu profonds 5 : informés. Cette forme de continuité matérielle serait alors
inscriptions s’échelonnant de 404 H . / 1013-1014 (là encore avant doute limités dans un premier temps à quelques cercles de seuls se détachent les reliefs du visage, des seins pendants la preuve d’une transition progressive, qui n’exclut pas
l’essor almoravide) à 894 H . / 1489, la plupart mentionnant, en populations liés aux échanges transsahariens. Plusieurs siècles À l’époque des grands empires sahélo-soudanais décrits qui évoquent les nombreuses maternités, et du nombril la mixité, entre Tellem et Dogon.
par les géographes arabes Ibn Hawqal (seconde moitié du saillant sur l’abdomen renflé. Frontale et symétrique, HJ

langue et écriture arabes, des formules poétiques, parfois des durant, cette islamisation demeure toutefois très partielle et
X e siècle), al-Bakri (1040-1094) et al-Idrisi (m. 1165-1166), bibliographie et expositions
versets coraniques, une date calendaire et l’identité du défunt 16 . discontinue : certaines des lignes épigraphiées des stèles de des populations dont l’archéologie et la tradition orale Inédite.
Ce genre d’inscriptions dépasse de loin la portée du seul rituel Gao, appartenant majoritairement aux X I I e, X I I I e et XIVe siècles, ont partiellement gardé et restitué la mémoire se sont
développées en marge des grands espaces économiques
funéraire collectif et mimétique : elles mettent en exergue une sont à l’évidence exécutées par des artisans peu ou non arabisés, et politiques du Moyen Âge de l’Afrique subsaharienne.
connaissance réelle de l’islam, décelable notamment dans les ce qui suffit à mettre en exergue d’une part le caractère circonscrit Leurs cultures matérielles témoignent de la mosaïque de
peuples et de cultures au contact les uns des autres dans
citations coraniques et le recours démonstratif au calendrier des pratiques musulmanes et d’autre part la très faible arabisation
cette région à cette époque, en lien avec l’exploitation
hégirien 17 . Parmi cet ensemble, plusieurs provenant du cimetière de la région située au sud du Sahara 21 . Limité à quelques enclaves des mines de sel et d’or. Le premier de ces espaces,
de Saney, à Gao, et datées de 476 H . / 1083-1084 à 600 H . / 1203, urbaines, l’islam du Sahel, probablement d’abord majoritairement qui porte le nom de Ghana, ou Wagadou, est composé
de populations notamment berbères et soninké regroupées
ont en commun de mentionner, en écriture coufique, des « rois » kharidjite, a néanmoins été ponctuellement renforcé par la conver -
autour de sa capitale Koumbi Saleh. Il se développe
(et « reines ») et de laisser penser qu’elles appartenaient à sion, du moins de forme, des souverains, motivée par les mêmes à partir du I I I e – I V e siècle et domine l’espace stratégique
des tombes princières. Les études épigraphiques et les études stratégies d’alliances et de reconnaissance mutuelle qui prési - du commerce transsaharien de l’or jusqu’au X I e siècle.
Ruiné par les Almoravides d’après la tradition orale,
de matériau ont prouvé que cinq de ces « stèles royales » ont daient à la diffusion de la religion – et de son système marchand –
et plus probablement sous l’effet de circonstances
été travaillées dans un marbre de al-Andalus par des artistes parmi les commerçants. Seule une partie de ces (re)conversions diverses, il laisse ensuite la place à l’empire de Mali,
d’Almería 18 [cat. 65], ce qui témoigne de l’existence dans royales se sont produites avec certitude à l’époque almoravide, fondé par le héros mandingue Sunjata Keita au début
du X I I I e siècle.
le courant du XIIe siècle d’un lien entre l’élite musulmane de sous la pression (économique ? prosélyte ? politique ?) probable Parmi les populations animistes situées en marge de
Gao et l’un des grands centres islamiques de la Méditerranée. mais lointaine, et dont il demeure délicat de dessiner les contours ces deux empires successifs 1 , les Tellem, qui précèdent
les Dogon dans la falaise de Bandiagara – au sud-ouest
Beaucoup ont voulu voir ici une intervention des Almoravides, qui exacts, de l’empire septentrional : elle traduit cependant un
de la boucle du Niger –, occupent une place importante par
avaient autorité sur Almería précisément dans la première moitié changement durable dans les orientations dogmatiques de la région, l’ancienneté des témoignages qu’ils ont laissés dans leurs
du XIIe siècle 19 . Mais de nouvelles interprétations, notamment désormais rattachée à la sphère de l’islam malikite. Plus tard, nécropoles inaccessibles, dont l’atmosphère particulière
était propice à la conservation des bois et des textiles 2 .
lexicales, défendent aujourd’hui l’hypothèse plus probable de aux X V e et X V I e siècles, l’amplification de l’islamisation au Sahel
Après leur départ ou leur disparition 3 , aussi inexplicables
contacts économiques, intellectuels et politiques solides entre sera, de manière comparable, en grande partie imputable à des qu’énigmatiques, les Tellem, « ceux qui étaient là avant
Gao et Almería dès le début du X I e siècle, qui seraient à l’origine processus internes et réciproques. C’est en effet grâce à l’essor nous », ainsi que les ont dénommés les Dogon, ont laissé
dans ces grottes sanctuaires les reliques d’une culture
de ces échanges et dans lesquels les Almoravides ne seraient de mouvements prosélytes endogènes d’inspiration soufie
matérielle qui faisait une place importante à la
pour rien. Toutefois, la marque de l’ascendance almoravide que quelques grandes cités subsahariennes, comme Katsina représentation humaine, et dont la statuaire présentait
serait nettement décelable dans cet usage jusqu’alors inconnu (Nigeria) et Tombouctou (Mali), acquièrent progressivement des traits stylistiques annonçant l’art sculptural de leurs
successeurs. Elle reste cependant peu documentée pour
dans les pratiques princières de stèles épigraphiées qui un statut de cités lettrées, phares de l’islam, et que les populations ce qui est de sa provenance exacte et de son contexte,
pourraient refléter le glissement dogmatique des souverains d’un rurales semblent dès lors davantage touchées par ce renouveau aucune fouille archéologique n’ayant pu véritablement
observer ces œuvres in situ 4 . Le marché de l’art s’est
kharidjisme égalitariste à un malikisme princier, permettant par spirituel, désormais originaire des seules sphères urbaines 22 .
intéressé à ces types statuaires « archaïques » de l’art
là même l’intégration des États du Sud à la sphère prestigieuse Les assauts militaires menés depuis le nord, et notamment africain à partir des années 1950 ; leur ancienneté,
de l’orthodoxie impériale 20 . L’ensemble des stèles du Mali depuis le « Maroc », à l’époque almoravide et plus tard à souvent réelle ( X I e – X I I e siècles), les a valorisés au sein
d’un corpus d’œuvres majoritairement plus récentes.
invalide une fois de plus l’exclusivité almoravide dans les l’époque saadienne (avec l’expédition sur Tombouctou en 1591),
La posture de cette figure tellem, bras levés tendus vers
processus anciens de diffusion de l’islam au sud du Sahara, ne paraissent en consé quence avoir joué qu’un rôle réduit dans le ciel, que l’on retrouve moins fréquemment par la suite
mais souligne dans le même temps le rôle certain de ces les mécanismes d’isla misation populaire en Afrique de l’Ouest. dans la statuaire dogon, est caractéristique, tout comme
sa patine grumeleuse, fruit d’une série d’apports de
« hommes du ribat » dans la revitalisation sunnite de la religion. Enfin, si l’islamisation de l’Afrique subsaharienne demeure
matières minérales et organiques à l’époque tellem,
La première vague d’islamisation au sud-ouest du Sahara, un processus lent dont les prémices remontent au X e siècle, le fait dus notamment à l’enfouissement partiel de ces pièces
depuis les rivages atlantiques jusqu’à la boucle du Niger, qu’elle rencontre une large adhésion dans les pays sahéliens dans les excréments de chauves-souris et dans le sol
des abris de la falaise. Cette patine enveloppe le corps
ne doit rien à l’influence de la sphère almoravide : elle la précède est un phénomène récent, lié à des soulèvements sociaux de la statue dans une gangue qui lisse et adoucit les
160 et traduit avant tout un phénomène motivé par des dynamiques ou à des réactions anti-coloniales aux X V I I I e et X I X e siècles 23 . détails sous-jacents d’une morphologie délibérément
62 63
Bracelet Appuie-nuque
Niger touareg Cet anneau en pierre sombre porte une inscription arabe Mali
date indéterminée prophylactique 1 . Il a été collecté par Louis Desplagnes X e – X I I e siècle (?)
pierre, probablement stéatite avant 1906, lors des prospections qu’il a menées sur bois
D . 12 cm ; É P . 0,7 cm des tumuli anciens dans la région de la boucle du Niger H . 14,4 cm ; L . 23,5 cm ; É P . 6,7 cm

inscription (Mali actuel). Ce type d’anneau, identifié comme touareg Paris (France), musée du Quai Branly
par Desplagnes, est caractéristique de la région, et ce inv. 73.1964.3.44
« La protection suprême, l’Envoyé de Dieu, depuis l’époque néolithique 2 . En l’absence d’inscription
la protection » datée, il est malheureusement impossible de proposer Les fouilles néerlandaises menées à partir du milieu
provenance une datation pour notre objet, dont l’épigraphie peut avoir des années 1960 dans la région de Sangha ont fourni des
Collecté avant 1906 au Mali actuel par Louis Desplagnes. été exécutée dans un second temps. Quoi qu’il en soit, informations précieuses sur les objets mobiliers tellem,
historique il témoigne de la mosaïque culturelle de la région, qui en particulier les appuie-nuques funéraires issus des
Ancienne collection du musée de l’Homme associe une inscription religieuse arabe à un bracelet grottes où étaient inhumés les morts. Beaucoup sont
d’usage talismanique. sortis du Mali entre les mains d’antiquaires locaux faisant
Paris (France), musée du Quai Branly
BTL /CD le voyage à Paris, avant et surtout après l’Indépendance 1 .
inv. 71.1906.3.1
bibliographie et expositions Ainsi, la mission Dakar-Djibouti (1931-1933) conduite par
Inédit. Marcel Griaule collecta vingt et un appuie-nuques tellem
dans la région de Sangha. Les précisions sur leur contexte
archéologique font hélas dans la plupart des cas cruelle -
ment défaut, ce qui pose le problème de leur chronologie,
alors que le bois a en général bien traversé le temps 2 .
De même que la statuaire funéraire [cat. 61], ces appuie-
nuques révèlent la diversité cultuelle de la région,
diversité à laquelle étaient confrontés les Almoravides
et leurs partenaires commerciaux islamisés.
Monoxyle, cet appuie-nuque tellem est composé d’une
base rectangulaire peu haute d’où émergent trois supports
portant des motifs décoratifs qui soutiennent une tablette
très incurvée, marquée de deux petits appendices trian -
gulaires à chaque extrémité. Le répertoire décoratif qui
couvre les montants est constitué d’incisions, lignes en
chevrons superposées, que la patine du temps a adoucies :
elles rappellent le fameux motif de la ligne brisée cher
aux Dogon illustrant le cheminement de l’eau et de la
parole dans le mythe de création du monde. Sur d’autres
exemplaires, on trouve le motif des arêtes de poisson,
des hachures croisées, des lignes parallèles ; parfois,
les tenons situés aux extrémités du support prennent
l’aspect d’une tête animale. La forme générale de ces
appuie-nuques ainsi que leurs motifs rappellent ceux des
sièges provenant d’Afrique de l’Ouest 3 . Ils sont souvent
enduits d’ocre rouge, ce qui laisse penser que la couleur
de ces objets destinés à soutenir le crâne des défunts
auxquels ils étaient offerts avait une valeur symbolique.
À la période tellem finale ( X I I I e – X I V e siècles), l’usage
d’appuie-nuques en fer plus petits, en général votifs,
est attesté et semble alors indiquer une forme de
stratification sociale 4 . À partir du X I V e siècle, la culture
matérielle dogon se démarque et l’usage des appuie-
nuques semble disparaître.
HJ

bibliographie et expositions
Inédit.

162
64
Inscriptions tifinagh en
touareg (langue amazighe)
Sahara puis les tifinagh « modernes », présents à partir du qui, au Sahara, ne prend de l’ampleur qu’à partir du
date indéterminée Ve siècle. Seuls les Touaregs ont conservé une utilisation X I e siècle [voir p. 158-160], va susciter un certain nombre
pierre gravée ininterrompue de cet alphabet, tandis que les Amazighs de transformations culturelles et identitaires, alliant
H . 54,5 ; l. 15 ; É P . 7 cm du Nord ont perdu cette écriture vraisemblablement berbérité, islam et arabité dans des combinaisons variées.
inscription avant même l’arrivée de l’islam 3 . C’est par rapport à l’usage sacré de l’écriture tifinagh
Les signes géométriques caractéristiques de l’écriture que l’utilisation de l’alphabet arabe instaure une rupture,
Eseli n Araghfi[a] akasagh tikra consonantique des tifinagh sont particulièrement abon - en ce qu’elle représente un choix délibéré de la part
« Dalle de Araghfi[a] [qui] ôte-le-vol » dants au Sahara central. Sur ce fragment de roche, d’une nouvelle élite forgeant sa légitimité sur un modèle
les lettres tifinagh restent identifiables et sont donc de croyances et de valeurs distinct des références
(Araghfi peut être un nom propre (Araghfia) ou un terme postérieures au V e siècle. L’inscription est elliptique anciennes. Les spécialistes de l’islam vont concurrencer
dérivé de ghf, « tête », dans le sens de « tenir tête », et contient probablement une énigme liée au contexte les aggag-s, gestionnaires du sacré dans la cosmologie
ce qui donnerait : « Rocher de la bravade anti-vol ») historique, social, politique ou géographique de son amazighe 4 . Selon les cas, les savoirs fusionneront ou se
provenance auteur. Elle a la tournure d’une formule de protection. sépareront, contribuant à l’émergence d’une catégorie
Sahara Deux ou trois autres signes tifinagh traversent l’inscription sociale particulière qui, parmi les Sahariens demeurés
historique verticalement, sans que l’on puisse en dégager un autre amazighophones, comme les Touaregs, porte encore le nom
Ancienne collection N. Reformatzky terme. Ce jeu de textes et de lettres qui s’entrecroisent distinctif de « musulmans » (ineslimen). Les recompositions
est présent sur tous les sites gravés de tifinagh : la densité politiques qui agitent le Sahara à la période almoravide
Paris (France), musée du quai Branly
inv. 71.1934.115.1
et l’enchevêtrement des inscriptions sont recherchés, sont à l’origine de la lente métamorphose identitaire
multipliant à l’infini les possibilités de déchiffrage, et linguistique de certains groupes 5 (par exemple les
Cette pierre, gravée de tifinagh – lettres de l’alphabet exercice intellectuel auquel les Touaregs aiment se livrer Maures, qui vont devenir « arabes »), du remodelage
amazigh (ou berbère) – est une illustration en miniature jusqu’à présent. de la hiérarchie sociale au profit des religieux, de l’instau -
de l’intense marquage scripturaire qui caractérise Cette pierre gravée est nécessairement un fragment ration d’un modèle de filiation patrilinéaire (au détriment
les terres du nord de l’Afrique. De la bordure sahélienne détaché d’une vaste roche plate (eseli), car aucune de la matrilinéarité) pour gérer l’ordre social.
H C-H
du Sahara jusqu’à la Méditerranée, en effet, ces lettres inscription ne se fait sur un support naturel instable.
géométriques creusées au burin ou peintes à l’ocre L’aspect partiellement décapé de la pierre incite à penser
tatouent les rochers à profusion, estampillage original qu’elle a séjourné dans de l’urine animale et se trouvait
qui rend intelligible l’organisation des territoires et donc sur un lieu de passage intense des troupeaux :
de leurs points stratégiques. point d’eau, col, étape caravanière ou partage territorial.
La pièce présentée ici, collectée vers 1930 dans Bien qu’arrachée à son contexte, cette pierre offre
la « Colonie du Niger » 1 , porte une inscription en langue un aperçu de l’étonnant façonnage graphique du Sahara
touarègue – appelée tamajaght, tamahaght, tamashaght et de ses territoires nomades. Dans un univers perçu
selon les accents – qui appartient à la grande famille en mouvement, graver des signes et des énigmes à chaque
linguistique de l’amazigh ou berbère. L’alphabet utilisé étape du parcours universel que tout être, tout élément,
pour la noter a un nom au féminin pluriel : les tifinagh. toute chose doit accomplir, c’est engager l’échange
Enracinée dans la préhistoire du nord de l’Afrique, avec le monde de l’inconnu.
la langue amazighe s’est élaborée entre 9000 et 8000 Dans le contexte culturel touareg, les tifinagh, associés
avant notre ère. Dès l’Antiquité, elle semble avoir joué à la civilisation, aux valeurs matricentrées fondatrices
le rôle de lingua franca entre l’espace méditerranéen de la société et à la capacité nomade de transformer
et l’espace subsaharien 2 . Les premières inscriptions le désert en abri protecteur, ont ainsi une valeur sacrée
libyco-berbères apparaissent entre –1300 et –1200 sur le plan culturel, symbolique et esthétique. Plus
au Sahara central, principal foyer de production et large ment, ces lettres structurent l’imaginaire amazigh
de diffusion de la civilisation amazighe. Dans la filiation et sont intégrées dans le décor géométrique de toutes
de cet alphabet naissent les tifinagh dits « anciens », les productions matérielles et artistiques de cette
dont l’usage est attesté dès le V I e siècle avant notre ère, civilisation. La propagation de la religion musulmane,

164
65
Stèle funéraire
Almería (Espagne) ? Plusieurs stèles funéraires ont été découvertes à Gao- leur graphie et leur matière première, le fait que les
1 re moitié du X I I e siècle Saney à partir de 1939, à quelques kilomètres au nord défunts, deux hommes et une femme, portent des titres
marbre sculpté de Gao. Jean Sauvaget s’est penché, dès la fin des souverains (malik-malika). Le contenu des épigraphies
H . 87 cm ; l. 45 cm années 1940, sur plusieurs d’entre elles, qu’il a réparties atteste leur foi et témoigne de la pratique de l’islam à cette
inscriptions en trois groupes. Le premier, auquel appartient la stèle date par les élites de Gao 3 , pratique par ailleurs rapportée
basmala, tasliya ici présentée, a été rapproché des stèles produites un peu plus tôt par al-Bakri pour les élites de « l’empire
en al-Andalus et notamment à Almería, premier port du Ghana » 4 . Les noms des souverains reflètent quant
almoravide, dans la première moitié du X I I e siècle ; à eux les processus d’assimilation en cours. Certains
l’épigraphie, en style coufique, y est en relief. La forme mêlent prénom (ism) et/ou surnom honorifique (laqab)
des stèles, l’organisation du décor – pour deux d’entre typiquement musulmans, filiation imaginaire avec les
elles autour d’un arc outrepassé –, la graphie de certaines compagnons du Prophète Muhammad et filiation réelle
lettres ainsi que diverses particularités orthographiques avec une lignée locale.
ont permis de les rattacher à ce lieu de production très La stèle que nous présentons ici est la seule à ne pas
éloigné. Le second groupe correspondrait à une imitation être datée et à ne correspondre à aucune épitaphe. Elle
locale du premier, tandis que le dernier, très différent, porte simplement, après les formules liminaires, un poème
composé de graphies incisées au trait, serait de facture fondé sur plusieurs passages du Coran, probablement
locale et « dégagé d’influences extérieures ». Toutes ces inspiré d’un poème de Abu al-‘Atahiya (m. à Bagdad en
inscriptions ont fait l’objet d’une étude et d’une édition 210 H . / 825). Cette stèle devait certainement aller de pair
récentes qui ont permis d’affiner les premières inter - avec une autre, portant l’épitaphe du défunt 5 . Aujourd’hui
prétations, tout en inscrivant ces stèles dans le panorama plus abîmée que lors de sa découverte, elle a été un temps
plus large des inscriptions arabes du Mali actuellement encastrée sur l’un des murs des bureaux du « Cercle de
« Voici ce qui a été dit à ce propos : Ô toi dont le chemin connues 1 . Elles ont ainsi pris place au sein des plus anciens Gao », puis a rejoint le Musée national du Mali en 1968.
est élevé, dont le sommeil n’est pas troublé, alors que la indices matériels de l’islamisation et de l’arabisation Deux des stèles du « groupe d’Almería » portent
mort rôde prête à fondre. Pense à la tombe et au châtiment de l’Afrique de l’Ouest [voir p. 158-160]. le nom du même sculpteur, Ya‘ish, par ailleurs attesté
durant lequel les serviteurs de Dieu reposeront jusqu’au Le groupe rattaché aux productions d’Almería, formé de sur plusieurs stèles de al-Andalus et du Maghreb 6 .
Jour de l’Appel mutuel. Familiarise-toi avec l’idée de cinq stèles, dont une double, a fourni une preuve matérielle Reste à comprendre le contexte de leur production 7 .
cette épreuve, attends-la, tiens-toi prêt. Le Jour où tous des liens, dont la nature reste à préciser, entre la région Ont-elles été commandées par les souverains locaux ?
les hommes se présenteront nus, pressant le pas à l’Appel, de la boucle du Niger où se trouvait la capitale régionale, Dans quelles conditions ont-elles parcouru le domaine
le Jour où les consciences seront pesées et où rien ne Gao, et le monde almoravide 2 . Trois d’entre elles portent almoravide ? Toujours est-il que quelques années après
sera caché à l’assemblée des témoins, le Jour où les Cieux la date de décès du défunt, ainsi que son nom. 1110, les sources d’approvisionnement semblent taries,
seront déchirés, le Jour où le Tout-Puissant jugera Ces stèles, rapprochées dans le temps (494 H . / 1100 – les souverains locaux ayant recours à des imitations
ses serviteurs » 503 H . / 1110), ont pour point commun, outre leur forme, locales moins belles et linguistiquement incorrectes,
provenance quoique continuant d’utiliser les formules et les versets
Nécropole de Gao-Saney (Mali), « grand caveau » coraniques habituels 8 .
Ces stèles de Gao ne sont pas le plus ancien témoi-
Bamako (Mali), Musée national du Mali
inv. R88-19-279
gnage matériel de l’adoption de l’islam dans cette région
confrontée à une mosaïque linguistique et cultuelle.
La vallée de es-Souk au Mali, correspondant à Tadmekka,
important centre pour le commerce de l’or 9 , a en effet
livré de nombreuses épitaphes, dont la plus ancienne
date de 404 H . / 1013-1014. Une autre inscription peu
commune et non funéraire 10 porte à la fois un texte
en arabe daté de 432 H . / 1041 et une inscription en
caractères tifinagh [voir p. 164], dont la juxtaposition
chronologique est incertaine.
BTL /CD

bibliographie et expositions
Monod Th., 1941 ; Sauvaget, 1948 ; Sauvaget, 1949 (a) ;
Sauvaget, 1950 ; Vire, 1958 ; Flight, 1981 ; Moraes Farias,
2003, n o 2.

166
État de la stèle peu après sa découverte, vers 1943
66 et 67 68 et 69 70 et 71
Trésor d’Acharim Deux dinars au nom Deux dinars au nom
(coffret et deux dinars) de Abu Bakr b. ‘Umar de Abu Bakr b. ‘Umar
Al-Andalus située aux confins de l’influence de cette dynastie, et même commerciales leur suffisait. Cet or devait financer leur Sidjilmasa (Maroc) Sidjilmasa (Maroc) la première fois, des dinars d’or, symboles de leur pouvoir
1 re moitié du X I I e siècle (après 509 H . / 1116) au-delà, témoigne de la circulation, sur des milliers de expansion et la formation d’un empire incluant le Maghreb 450 H . / 1058-1059 et 462 H . / 1069-1070 461 H . / 1068-1069 et 477 H . / 1084-1085 et de la maîtrise qu’ils exerçaient sur le commerce de l’or.
alliage cuivreux martelé et incisé (coffret), kilomètres, le long des routes caravanières, de productions al-Aqsa et al-Andalus 1 . Il fut transformé en fils 2 , ce qui or frappé or frappé Ces monnaies témoignaient également de la légitimité
or frappé (dinars) artisanales de grande qualité en provenance de al-Andalus. facilitait sa commercialisation, et parfois moulé en cat. 68 : D . 2,3 cm ; P O I D S : 4,10 g provenance de ce pouvoir almoravide assujetti au calife abbasside
P O I D S : 4,03 à 4,07 g (dinars) Elle est par ailleurs un indice révélateur de jeux « monnaies chauves », des monnaies non frappées, qui cat. 69 : D . 2,3 cm ; P O I D S : 4,23 g Inconnue de Bagdad : les dinars almoravides portent en effet le nom
provenance d’influences plus complexes. étaient frappées plus au nord, dans la cité de Sidjilmasa. provenance du calife abbasside ‘Abd Allah, identifié comme imam
Rabat (Maroc), Musée numismatique de la Bank of Maghrib
Acharim (Mauritanie), région de Tidjikja La région de Tidjikja, où se trouve Acharim, est située Si l’or des mines de l’Afrique de l’Ouest montait vers le Inconnue et amir al-mu’minin, et reconnu par les guerriers du désert
au sud de l’Adrar mauritanien, berceau des Almoravides. nord, le cuivre des mines du Maroc descendait en échange Ces quatre dinars ont été frappés après que Abu Bakr comme calife légitime.
Nouakchott (Mauritanie), Musée national de Mauritanie (coffret) Paris (France), BnF, département
et Institut mauritanien de recherche scientifique ( IMRS ) (dinars)
Elle a sans doute subi des assauts directs lorsque ces jusqu’au bord du fleuve Sénégal, où il était transformé sur des Monnaies, Médailles et Antiques
et ses guerriers almoravides se furent emparés de Jusqu’aux premières frappes de Sidjilmasa, les
derniers se sont déployés vers le sud, en direction de place 3 . Le sel, les esclaves et les produits manufacturés inv. Lavoix 507 et 509
Sidjilmasa en 448 H / 1055-1056. À partir de cette Almoravides ne frappaient que des monnaies de cuivre
Le trésor d’Acharim est, avec les stèles découvertes à Gao- l’empire du Ghana, et ont attaqué Audaghost, vers 1055, comptaient parmi les termes essentiels de ces date, les Almoravides frappèrent, apparemment pour et d’argent. Sidjilmasa resta d’ailleurs longtemps l’unique
Saney [cat. 65], l’un des très rares témoignages, au sud avant de prendre en main des villes clefs du commerce transactions. centre émetteur de monnaies d’or almoravides. Au fur
du Sahara, de la culture matérielle de al-Andalus à l’époque de l’or. Les mines dont les Almoravides convoitaient La présence dans la région de Tidjikja de ce coffret et à mesure que les conquêtes se multipliaient et que
de la domination almoravide. Sa présence dans une zone l’or se situent plus au sud, mais la maîtrise des voies en alliage cuivreux, accompagné de monnaies d’or le pouvoir central renforçait son ancrage vers le nord,
frappées en al-Andalus (cinq à Murcie et une à Malaga 4 ) d’autres lieux de frappe apparurent : Aghmat [cat. 76
entre 504 H . / 1110 et 509 H . / 1116, sous le règne de à 78] puis Marrakech [cat. 79, 80, 81 et 232].
‘Ali b. Yusuf, ne laisse pas de nous interroger [voir p. 158- Les premières monnaies almoravides de Sidjilmasa
160]. Ils ont été fortuitement découverts, sans doute devaient connaître une large diffusion, tout au long des
avec d’autres objets et monnaies, en décembre 1967. circuits du commerce à longue distance, comme le montre
Plusieurs tentatives de lecture de l’inscription cursive par exemple la découverte de l’une d’entre elles à Aurillac,
décorant le coffret ont été faites, mais aucune ne s’est frappée par Ibrahim, fils de Abu Bakr [cat. 86].
révélée satisfaisante à ce jour 5 . Bien qu’une nouvelle BTL /CD

analyse de l’œuvre soit nécessaire pour autoriser bibliographie et expositions


de nouvelles conclusions 6 , il convient de souligner Lavoix, 1891, n os 507 et 509.
les parallèles formels qu’elle semble présenter,
dans une certaine mesure, avec le coffret conservé
dans le trésor d’Arezzo [cat. 2].
BTL /CD

bibliographie et expositions
cat. 66 droit cat. 66 revers Colin et alii, 1983. cat. 68 droit cat. 68 revers
Dinar frappé à Murcie (Espagne) en 508 H. / 1114-115

cat. 69 droit cat. 69 revers

cat. 70 droit cat. 70 revers

168 169
cat. 67 cat. 71 droit cat. 71 revers
Le coffret d’Acharim (Mauritanie) lors de sa découverte (Colin et alii, 1983)
M O H A M E D R A B I T A T E D D I N E B U L L E T U I L L E O N E T T I C L A I R E D É L É R Y

C’est là qu’ils s’établirent dans ce site saharien, comme en témoignent plusieurs monnaies idrissides frappées alors même que Marrakech a déjà été fondée. L’occupation

ET CONQUÊTES
où les gazelles et les autruches sont les seuls compagnons, dans la ville 6 . almoravide ininterrompue jusqu’à la chute du dernier émir
et où ne poussent d’autres plantes qu’épineux et coloquintes * Bénéficiant d’une position stratégique sur les routes à Aghmat Urika commence à peine à être mise en lumière par
du commerce caravanier menant aux grandes villes du sud les fouilles en cours 13 . La fouille d’un palais [voir p. 446-450]
du Sahara, Aghmat a pu s’enrichir d’une manière considérable. largement transformé au X I I I e et au X V I e siècle a donné des
Les grands commerçants de la cité, fiers de leur réussite, exhibaient niveaux anciens des X I e et X I I e siècles. Ce palais est situé à côté

DU SUD AU NORD DU SAHARA : COMMERCE TRANSSAHARIEN


des signes d’opulence sur les portes de leurs demeures 7 . Malgré d’une mosquée, également en cours de fouille, qui correspondrait
son déclin, amorcé dès la fin de l’époque almohade, et dont la ville à la grande-mosquée Wattas et qui semble avoir reçu un beau
n’allait pas se relever, des vestiges de cette première époque décor de stuc à l’époque almoravide. À côté de cette mosquée,
faste et de son habitat luxueux étaient toujours perceptibles au un grand hammam remontant à la fin du X e siècle était encore
Aghmat et Marrakech à l’époque almoravide XIVe siècle, comme le rapporte le secrétaire grenadin Ibn al-Khatib en activité à cette époque.
L’ancrage almoravide au Maroc s’est tout d’abord fait au nord (1313-1374), qui évoque notamment les ruines d’une maison Poussés par le désir de marquer leur souveraineté par
du Haut-Atlas dans deux centres urbains importants, Aghmat ornée de plâtres et de bois sculptés et possédant un jardin 8 . le truchement d’une nouvelle fondation, tout en maintenant un
et Marrakech. La postérité de cette dernière, fondée par les Sa situation géographique et commerciale a également contrôle sur les tribus du Haut Atlas occidental, et peut-être
Almoravides, a progressivement effacé le souvenir d’Aghmat, permis à Aghmat d’être un carrefour important pour ce qui est confrontés à des tensions locales, les Almoravides décident de
ancienne cité appartenant au réseau urbain pré-almoravide. des échanges intellectuels avec l’Afrique subsaharienne, fonder une nouvelle capitale plus au nord, et posent les premières
Les débuts de l’Empire almoravide ne peuvent cependant se lire avec al-Andalus, mais également avec l’Ifriqiya et par cette voie pierres de Marrakech 14 . La ville se situe dans le bassin du Tensift,
fig. 1
qu’au travers de ces deux capitales successives. Si les sources avec l’Orient lointain, comme en témoigne le parcours des œuvres entre le versant nord du Haut Atlas occidental 15 au sud et le petit Une page du manuscrit de ‘Abd Allah b. Ziri. Charenton-le-Pont,
Médiathèque de l'architecture et du patrimoine, fonds Boris Maslow 251 IFA 50
écrites sont prolifiques à leur sujet, les fouilles anciennes et du mystique Abu Bakr al-Muttawiya, intégrées au savoir marocain massif des Jbilete au nord. Nombreux sont les avantages de cet
récentes ne nous permettent pas d’avoir une vue d’ensemble grâce à l’entremise du savant vénéré d’origine kairouanaise emplacement, ce qui a probablement favorisé l’élection du site 16 : L’important investissement architectural des dynasties
de ces établissements urbains à l’époque almoravide. Nous Muhammad b. Sa‘dun, installé, et inhumé, à Aghmat Urika 9 . sa localisation au point de rencontre de différents groupes postérieures, notamment saadienne, a fortement bouleversé
en sommes donc réduits à des conjectures, et à des descriptions Les Almoravides se fixent à Aghmat dès 450 H . / 1058-1059, tribaux, sa topographie et son substrat favorables à l’agriculture l’aspect de la Marrakech almoravide. Cependant, on peut
assez générales. dont ils font leur capitale jusqu’à la fondation de Marrakech 10 grâce à l’abondance des ressources en eau mises en valeur le restituer grâce aux sources écrites 26 et aux interventions
Établie au débouché des principaux oueds du bassin de en 462 H . / 1070. Ils y nouent de complexes alliances matri - par un système d’irrigation complexe 17 , ainsi que sa richesse archéologiques ponctuelles, le plus souvent anciennes,
Tensift 1 , à environ 30 kilomètres au sud de Marrakech, Aghmat moniales, preuve de l’importance de la maîtrise de cette ville en matériaux de construction 18 . effectuées en son sein 27 . Des fouilles ont en effet eu lieu dans
pourrait avoir été fondée à la fin du V I I e siècle, soit avant l’arrivée – alors capitale d’un émirat berbère maghrawa – dans leur Le toponyme berbère de Marrakech dérive ainsi de amur le Qasr al-hadjar 28 , au niveau des remparts en pisé, qui étaient
des conquérants arabes sur ce territoire 2 ; sans la fondation stratégie de développement : la veuve du potentat local Zaynab n’yakush ou mur akush, qui signifient le « Pays de Dieu » : cantonnés de tours 29 et percés de treize portes dont neuf sont
de Marrakech, elle serait sans doute restée le principal centre al-Nafzawiya 11 épouse ainsi successivement les deux chefs la référence à la dimension démiurgique des souverains toujours visibles, et dans le palais de ‘Ali, situé sous la mosquée
urbain de la région. Elle occupe en effet une place de choix almoravides partis à la conquête du nord du Maroc, Abu Bakr almoravides est explicite 19 . Il apparaît pour la première fois almohade postérieure de la Kutubiyya 30 . Des fouilles ont aussi
dans la riche vallée de l’Ourika, qui constitue le principal point b. ‘Umar, puis Yusuf b. Tashfin, assurant aux Almoravides pour désigner le site dans le manuscrit autographe rédigé été menées dans la grande-mosquée de ‘Ali, dont il ne reste
de passage entre l’Atlas et la plaine du Haouz. Son toponyme l’allégeance des tribus locales. par ‘Abd Allah b. Ziri pendant son exil à Aghmat 20 [fig. 1]. aujourd’hui que l’édifice dédié aux ablutions, la qubba, contenant
berbère, probablement masmuda, pourrait dériver du verbe À l’époque médiévale, Aghmat était formée de deux noyaux La fondation et la formation de la cité, sur environ 600 hectares, une fontaine et un bassin à ablutions, ainsi qu’une citerne 31 .
signifiant à l’impératif « colorez » ou « teignez ». urbains distincts, Aghmat Urika, le siège du pouvoir maghrawa sont incontestablement l’œuvre des trois premiers souverains Peu de temps après l’installation du campement almoravide
Si l’on en croit les témoignages fournis par les géographes puis almoravide, et Aghmat Aylan, du nom des deux groupes almoravides : Abu Bakr b. ‘Umar, qui en 462 H . / 1070 21 ordonne et l’aménagement des premières structures urbaines en dur,
arabes médiévaux, en particulier al-Bakri et al-Idrisi, Aghmat tribaux masmuda qui les peuplaient. La ville actuelle est située l’érection de la forteresse du Qasr al-hadjar 22 , achevée par la ville se développe et détourne à son profit les voies commer -
était au moment de l’avènement du pouvoir almoravide un sur l’ancienne Aghmat Urika : il ne reste rien du second noyau son successeur Yusuf b. Tashfin, qui commande également ciales jusqu’alors dirigées vers Aghmat. Marrakech connaît donc
territoire verdoyant de jardins et de vergers. Elle possédait urbain, dont on ignore même l’emplacement exact. L’importance l’installation d’un atelier monétaire [cat. 79 à 81] ainsi que une rapide intégration dans le commerce à l’échelle de l’empire
les caractéristiques des villes telles que les définissent et le prestige d’Aghmat Urika perdurent après le départ de la cour la première grande-mosquée de la ville 23 . Son successeur de l’époque almoravide 32 . Le développement de la ville marque
les géographes, à savoir une enceinte percée de portes 3 , à Marrakech : c’est là que sont envoyés en « résidence forcée » ‘Ali b. Yusuf ordonne quant à lui la construction d’une seconde le début d’une mise en valeur du Haouz central, encore assez peu
une grande-mosquée – la mosquée Wattas 4 – et des bains le prince de Grenade ‘Abd Allah b. Buluqin (m. après 1090), puis grande-mosquée avec ses annexes, mosquée dite de Ali Ben construit 33 , et la transition d’un milieu naturel exploité de manière
publics. Elle était également le siège d’un atelier monétaire 5 le prince de la Taifa de Séville, al-Mu’tamid (m. 1092), après la Youssef, peut-être élevée à l’emplacement de celle de son pastorale vers une économie de type agricole, « d’un lieu désert,
[cat. 76 et 77], ainsi que d’un marché hebdomadaire le dimanche. conquête almoravide de la péninsule Ibérique 12 , et que Abu Bakr prédécesseur 24 , ainsi que l’érection d’un nouveau palais peuplé de gazelles et d’autruches », de jujubiers et d’épineux,
170 L’atelier monétaire existait bien avant l’époque almoravide, fixe sa résidence lors de son retour vers le sud, en 465 H . / 1073, et des premiers remparts de la ville 25 [cat. 72 à 75]. vers un espace de plus de 5 000 hectares irrigués 34 . 171

* Extrait de al-Bayan al-Mugrib sur la fondation de Marrakech,


cité dans Lévi-Provençal, 1957, p. 119.
72 73
Remparts de Marrakech Palmeraie de Marrakech
Marrakech (Maroc) Ces quatre vues de Marrakech montrent ses remparts Marrakech (Maroc)
décembre 1912 et sa palmeraie, avant l’explosion touristique de ces 1935
Stéphane Passet (1875 – ?) dernières années, qui a transformé la morphologie Gabriel Veyre (1871-1936)
support de verre, autochrome de la périphérie de la ville. Les premières fortifications support de verre, autochrome

ET CONQUÊTES
impression à partir de l’original ont été fondées sur ordre de l’émir almoravide ‘Ali b. Yusuf. impression à partir de l’original
H . 9 ; l. 12 cm Construites en pisé et cantonnées de tours carrées, elles H . 17,6 ; l. 12,7 cm
ont été refaites à de nombreuses reprises, notamment
Boulogne-Billancourt (France), Chalon-sur-Saône (France), Fondation Gabriel-Veyre
musée départemental Albert-Kahn
aux époques almohade et saadienne. Seules les fouilles collection en dépôt au musée Nicéphore Niépce
inv. A 988
menées à leur fondation permettent de rendre compte
de leur configuration exacte à l’époque almoravide
[voir p. 170-171]. La palmeraie, source vivrière capitale
pour la ville, a été développée grâce au système d’irrigation

DU SUD AU NORD DU SAHARA : COMMERCE TRANSSAHARIEN


complexe voulu par les souverains almoravides et achevé
à la période suivante, lorsque l’eau a été amenée depuis
le Haut Atlas.
BTL /CD

bibliographie et expositions
Jacquier et alii, 2005, p. 116-117.
Boulogne-Billancourt, 1999, p. 138.

172 173
74 75
Remparts de Marrakech Palmeraie de Marrakech
Marrakech (Maroc) Marrakech (Maroc)
1924 1935
Lucien Roy (1850-1941) Gabriel Veyre (1871-1936)
support de verre, autochrome support de verre, autochrome
impression à partir de l’original impression à partir de l’original
H . 12,7 ; l. 17,6 cm
Montigny-le-Bretonneux (France), fort de Saint-Cyr,
Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, Chalon-sur-Saône (France), Fondation Gabriel-Veyre
Centre d’archives, Archives photographiques collection en dépôt au musée Nicéphore Niépce
inv. 10L00116

174
76, 77 78 79 80 et 81 82
Deux dinars Dinar au nom Dinar au nom Deux dinars au Coin monétaire
au nom de Yusuf b. Tashfin de Yusuf b. Tashfin de Yusuf b. Tashfin nom de Yusuf b. Tashfin Al-Andalus
Aghmat (Maroc) Aghmat (Maroc) Poursuivant leur progression vers le nord, après s’être Marrakech (Maroc) Marrakech (Maroc) 1 re moitié du X I I e siècle
490 H . / 1096-1097 ; 495 H . / 1101-1102 490 H . / 1096-1097 rendus maîtres de Sidjilmasa, les Almoravides s’installent 491 H . / 1097-1098 485 H . / 1092-1093 ; 499 H . / 1105-1106 bronze gravé
or frappé or frappé à Aghmat, capitale régionale située au pied de l’Atlas or frappé or frappé H . 3,1 cm ; D . 2,3 à 2,6 cm ; P O I D S 110 g

ET CONQUÊTES
D . 2,3 cm ; P O I D S 4,19 g [voir p. 170-171]. Ils y battront des monnaies en or, POIDS 4 g inscription
Rabat (Maroc), Musée numismatique de la Bank of Maghrib Rabat (Maroc), Musée numismatique de la Bank of Maghrib
et ce jusqu’à la fondation de Marrakech, qui deviendra
Paris (France), BnF, département des Monnaies, Paris (France), BnF, département des Monnaies, inv. 1152 et 1153
Médailles et Antiques
le troisième atelier de frappe de dinars, puis progressi - Médailles et Antiques
« Pas de dieu hormis Dieu, Muhammad
inv. Lavoix 519
vement la véritable capitale de l’empire. inv. Lavoix 534
Après le premier siège, établi à Aghmat, les Almoravides est l’envoyé de Dieu » (en miroir)
BTL /CD fondent Marrakech vers 462 H . / 1070, qui supplante provenance
bibliographie et expositions rapidement son aînée comme capitale de l’Empire Proviendrait d’un village de la Sierra de Córdoba
Lavoix, 1891, n o 519. almoravide. Les émirs y battent monnaies d’or. Bien que historique
la capitale y soit définitivement installée, les ateliers Acquis en 1926

DU SUD AU NORD DU SAHARA : COMMERCE TRANSSAHARIEN


de Sidjilmasa et d’Aghmat sont toujours en activité Cordoue (Espagne), Museo Arqueológico y Etnológico
et continuent à émettre des dinars en or au nom de inv. CE004557
l’émir régnant.
BTL /CD Ce coin monétaire porte une légende en miroir qui
bibliographie et expositions correspond à celle des quirats anonymes almoravides
Lavoix, 1891, n o 534. de la première moitié du X I I e siècle. Les qirat-s sont
des monnaies d’argent utilisées pour les transactions
quotidiennes ; elles pèsent environ 1 gramme. Certaines
d’entre elles portent le nom du lieu de frappe et celui
de l’émir régnant, d’autres sont anonymes. Rares sont
les coins monétaires almoravides à avoir été conservés.
Signalons pour comparaison un exceptionnel coin pour
frapper des dinars daté de 509 H . / 1115-1116 au nom
cat. 78 droit cat. 78 revers de ‘Ali b. Yusuf et conservé au Musée national des
Antiquités à Alger 1 .
BTL /CD

bibliographie et expositions
Cordoue, 2007, n o 204, p. 60.

cat. 79 droit cat. 79 revers

cat. 76 droit cat. 76 revers

cat. 80 droit cat. 80 revers

cat. 77 droit cat. 77 revers

cat. 81 droit cat. 81 revers cat. 82


176 177
83, 84 et 85
Trésor monétaire et bijoux
Al-Andalus pour la construction d’un marché couvert, le mercado des émirs almoravides Yusuf b. Tashfin (r. 1061-1106)
2 nde moitié du X I e siècle – 1 re moitié du X I I e siècle de Abastos. Il se composait de deux mille trois cent et ‘Ali b. Yusuf (r. 1106-1143). Elles ont été frappées dans
cat. 83 : or et argent frappés (monnaies) vingt-sept monnaies d’or et d’argent, parfois fractionnées, des lieux aussi divers que Sidjilmasa, Ceuta et Valence.
cat. 84 : perles en or (collier) datant de l’époque des Taifas et de l’époque almoravide. La monnaie la plus récente daterait de 541 H . / 1146.

ET CONQUÊTES
cat. 85 : perles en or filigrané (bracelet) Les monnaies de l’époque des Taifas ont été frappées Le trésor comporte aussi plusieurs bijoux en or, dont
D . 1,3 à 0,7 cm (perles du collier) ; à Séville et à Cordoue sous le règne de al-Mu‘tadid et un collier et un bracelet sont présentés dans l’exposition.
D . 0,8 à 0,9 cm (perles du bracelet) de son fils al-Mu‘tamid, derniers souverains de la Taifa Le collier est constitué de cent cinquante-trois perles
provenance de Séville, qui, au moment de sa plus grande expansion, rondes et lisses, dont le diamètre est parfois rehaussé
Castillo de Lucena (Espagne) comprenait la région de Cordoue. Al-Mu‘tamid, célèbre d’un fil torsadé. Les perles qui composent le bracelet
pour son amour de la poésie, appela les Almoravides sont cylindriques et filigranées. Monnaies et bijoux
Cordoue (Espagne), Museo Arqueológico y Etnológico
inv. CE 023327/1-53 (trésor dans son ensemble),
à l’aide face à la menace chrétienne contre al-Andalus, ont été retrouvés dans un seau en bronze portant une
mais finit exilé et emprisonné à Aghmat par ses premiers bénédiction inscrite.

DU SUD AU NORD DU SAHARA : COMMERCE TRANSSAHARIEN


CE 023327/52 (collier) et CE 023327/49 (bracelet)
alliés, tout comme ‘Abd Allah b. Ziri, le souverain BTL /CD

Un très important trésor a été découvert en 1962 près de de la Taifa de Grenade [voir p. 170-171]. Les monnaies bibliographie et expositions
Castillo de Lucena, à une soixantaine de kilomètres au sud de l’époque almoravide contenues dans ce trésor, Marcos Pous et Vicent Zaragoza, 1993, n o 14, p. 207-208.
de Cordoue, lors de travaux effectués par la municipalité dont une centaine sont ici présentées, datent du règne Cordoue, 2007, n os 155-203, p. 55-60.

cat. 85

cat. 84

178 179
cat. 83
86 87 88 89 et 90 91
Dinar almoravide Dinar almoravide Dinar almoravide au Maravédis au nom Moule pour fondre
au nom de Ibrahim au nom d‘Ali b. Yusuf nom de Muhammad b. Sa’d d’Alphonse VIII de Castille de faux dinars
Sidjilmasa (Maroc) Nul Lamta (Maroc) Murcie (Espagne) Tolède (Espagne) légende marginale (cat. 90) : Espagne
467 H . / 1074 535 H . / 1140-1141 543 H . / 1148-1149 1208 (1246 de l’ère hispanique), période médiévale (?)
or frappé or frappé or frappé 1212 (1250 de l’ère hispanique) alliage métallique

ET CONQUÊTES
D . 2,45 cm ; P O I D S 3,84 g D . 2,55 cm ; P O I D S 4,15 g D . 2,55 cm ; P O I D S 3,95 g or « Ce dinar fut frappé à Tolède en l’an 1250 L . 6 ; l. 4,6 cm ; P O I D S 212,87 g

provenance provenance provenance cat. 89 : D . 25,55 mm ; P O I D S 3,82 g de l’ère de Safar » inscriptions


Aurillac (France) Aurillac (France) Aurillac (France) cat. 90 : D . 26,30 mm ; P O I D S 3,80 g Valve des droits : six empreintes à la légende
Madrid (Espagne), Musée archéologique national
inscriptions « ALF / ONSVS / REXCAS / TELLEE / TLEGIO / NIS »
Paris (France), BnF, département Paris (France), BnF, département Paris (France), BnF, département cat. 89 : inv. 106.625 ; cat. 90 : inv. 106.618
des Monnaies, Médailles et Antiques des Monnaies, Médailles et Antiques des Monnaies, Médailles et Antiques
DROITS (cat. 89 et cat. 90) Valve des revers : six empreintes à l’écartelé
inv. 1981-139 inv. 1981-151 inv. 1981-158
légende centrale Après avoir pris Tolède aux musulmans, le roi de Castille de châteaux et de lions
ALF Alphonse VIII (r. 1158-1214) y fit frapper des maravédis d’or historique
Ces trois monnaies appartiennent au trésor découvert « Imam de l’Église chrétienne, son pape A L F » portant sa titulature en arabe et des mentions religieuses Ancien fonds du Cabinet numismatique de Catalogne

DU SUD AU NORD DU SAHARA : COMMERCE TRANSSAHARIEN


à Aurillac, une petite ville du Massif central, où il a été légende marginale comme celles de la Trinité ou de l’Évangile de saint Marc. Barcelone (Espagne), Museu Nacional d’Art de Catalunya, cabinet
enfoui vers 1155. À la suite de sa découverte en 1980, Bien que largement postérieure à la chute du pouvoir numismatique de Catalogne
quarante-huit dinars ont été acquis par la Bibliothèque almoravide, ces monnaies sont des réinterprétations de inv. 78134
nationale de France, tandis qu’un seul entrait au musée « Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit Dieu dinars almoravides, déjà imités depuis 1149 1 : il s’agissait
d’Aurillac. Les vingt-quatre dinars almoravides du trésor unique celui qui croira et qui sera baptisé sera sauvé » alors d’une monnaie d’or dont le titrage et la pureté étaient Le monnayage almoravide, et notamment les dinars
ont été frappés au Maghreb ou dans la péninsule Ibérique tels qu’elle était considérée comme monnaie de référence en or, était frappé. Son importante diffusion dans
entre 1074 et 1145. Les autres pièces appartiennent aux REVERS à l’époque. Les émissions de maravédis, dont les légendes l’ensemble du monde méditerranéen a cependant
souverains de la région de Murcie qui se sont opposés légende centrale (cat. 89 et cat. 90) étaient définies par le pouvoir émetteur chrétien, suscité des imitations [cat. 89 et 90], qui étaient alors
aux Almohades, sauf une, qui est un dinar frappé permettaient de garantir la circulation d’une monnaie fondues. Ce moule a ainsi servi à exécuter de faux deniers
à la manière almoravide mais présentant une légende d’or forte et reconnue dans la Péninsule. d’Alphonse X (r. 1252-1284). Ils portent la même légende
almohade. Des trésors similaires contenant des émissions « Émir des catholiques Alphonse fils de Sanche – GD
que ses quarts de maravédi, maravédi dont le type
almoravides ont été découverts en France jusqu’à la que Dieu le secoure et l’assiste » bibliographie et expositions a fortement évolué depuis Alphonse VIII (r. 1158-1214).
cat. 86 droit cat. 86 revers hauteur de Meslay-le-Vidame, près de Chartres 1 . Cette Medina Gómez, 1992, n o 162, p. 386 ; Balaguer, 1993, En l’absence de prototype antérieur ou de pièce de
présence relativement inattendue aussi loin des terres légende marginale (cat. 89) n os 43 et 45. comparaison connue, ce moule monétaire constitue
d’Islam s’explique notamment par la rareté des frappes un exemplaire unique dont la datation est incertaine ;
de monnaies d’or en Europe occidentale entre le V I I e il pourrait être bien postérieur aux monnaies qu’il
et le X I I I e siècle. Les monnaies d’or n’étaient alors émises « Ce dinar fut frappé à Tolède en l’an 1246 permet d’imiter.
que dans des ateliers islamiques ou récemment conquis, de l’ère de Safar » GD

et les dinars almoravides, au titrage très pur, étaient la bibliographie et expositions


principale monnaie d’échange et de compte. Ils devinrent Torres J., 2006, p. 65.
très répandus en France au X I I e siècle. En 1120, ainsi, Barcelone, 2006-2007, p. 63 ;
une charte de Conques fait état de la demande par Barcelone, 2010-2011, p. 35.
l’évêque Petrus de trois cents « marabotins » pour
la croisade. Comme toutes les monnaies almoravides,
ces dinars présentent dans le champ central du revers
la profession de foi musulmane, la mention de la mission
cat. 87 droit cat. 87 revers
prophétique de Muhammad puis le nom de l’émir régnant.
La légende circulaire cite quelques versets du Coran.
Sur le droit, le champ central précise l’allégeance au
calife abbasside dont les Almoravides reconnaissent
cat. 89 droit cat. 89 revers
la souveraineté, et la légende circulaire permet de
connaître le lieu et l’année de frappe.
GD

bibliographie et expositions
Duplessy, 1985, n o 21 bis, p. 29 ; Nègre, 1987, pl. XVIII
à XXI , n os 1, 20 et 47.

cat. 88 droit cat. 88 revers


cat. 90 droit cat. 90 revers

180 181

cat. 91
S O P H I E G I L O T T E

de contrôle de l’un des rares gués permettant de franchir renfermer des vestiges qui conduiraient à nuancer les hypothèses l’idée d’un départ précipité [cat. 93]. Ces huit dinars, frappés
le cours du Tage entre Talavera de la Reina et Alcántara justifia déjà émises. respectivement à Malaga, Murcie et Valence entre les années
les efforts déployés par les musulmans pour récupérer cette Quoi qu’il en soit, c’est donc dans des édifices en partie ruinés 1110 et 1119, témoignent en outre de la circulation des monnaies
place-forte au début du siècle suivant : elle réintégra le domaine que s’établirent les derniers habitants connus, qui s’employèrent et des relations avec l’est de al-Andalus.
de al-Andalus vers les années 1112 – 1119–1120, avant d’être à les réaménager, en modifiant parfois les tracés antérieurs. Si cet affrontement marqua une rupture dans la vie d’Albalat,
détruite en 1142 par des milices chrétiennes en provenance Il est peu probable que le faubourg et peut-être même le hammam il constitue paradoxalement une véritable aubaine pour les
d’Ávila et de Salamanque 3 . La période qui succéda à ces situés à l’extérieur de la muraille (et aujourd’hui sous les eaux archéologues. Beaucoup de restes organiques, périssables
intermèdes belliqueux est tout aussi confuse et reflète bien d’un barrage) aient été encore en fonction, et l’on préféra dans des conditions normales, ont été préservés par carboni -
le fragile équilibre géopolitique de la zone. Les offensives et sans doute la protection qu’offraient les hauts murs d’enceinte sation : éléments de charpente, fragments de nattes végétales
La notion de frontière à l’époque almoravide : contre-offensives lancées par les différentes factions eurent flanqués de contreforts. C’est dans cet espace intra muros tressées, morceaux de tissus ou encore aliments d’une réserve
le cas d’Albalat pour conséquence de transformer le nord de l’Estrémadure que l’empreinte de la guerre est le plus clairement visible, sous (céréales, olives, glands doux) fournissent autant d’informations
L’actualité de la recherche archéologique nous permet en un territoire frontalier extrêmement instable jusqu’à sa la forme de nombreux fers de traits 7 [cat. 97] disséminés parmi précieuses qui viennent enrichir nos connaissances sur le milieu
de mieux connaître la frontière nord du monde almoravide reconquête définitive par les chrétiens, dans les années 1230. les toitures effondrées et les sols, mais surtout dans les traces environnant, les pratiques alimentaires ou l’industrie textile
et les enjeux territoriaux qui s’y sont noués. Elle nous permet On voit, dès lors, toute la difficulté qu’il y a à reconstruire l’histoire de violents incendies, de pillages et de destructions volontaires dans l’Empire almoravide au début du X I I e siècle. De même, le
aussi de saisir sur le vif et de façon inédite le quotidien des de cette région en s’appuyant uniquement sur destinées à interdire la réoccupation des édifices [fig. 3]. Les mobilier immobilisé dans les différents niveaux d’effondrement
habitants de ces provinces. des sources textuelles peu prolixes, qui mentionnent des faits indices d’une consommation inhabituelle de chevaux et d’ânes permet d’aborder l’aspect matériel des labeurs domestiques
À la veille du XIIe siècle, la petite agglomération fortifiée alors militaires dont on ne peut mesurer les répercussions réelles évoquent un moment de disette vraisemblablement provoqué (mouture, cuisine, tissage), artisanaux (sidérurgie de post-
connue sous le nom de Mahadat al-Balat 1 tomba sous les coups sur le peuplement. par un siège, tandis que le petit ensemble monétaire oublié réduction, travail de forgeage) ou agricoles (outils, réserves
des offensives menées dans la région par le roi Alphonse VI C’est en considérant l’histoire d’Albalat, un établissement dans une cache pratiquée dans une paroi en terre conforte alimentaires), ou encore le domaine des croyances populaires,
de León et Castille [fig. 1]. Même si les conditions et la date somme toute mineur mais qui se trouva projeté en première
exactes de sa première reddition face aux troupes chrétiennes ligne de front durant la période almoravide, que l’on peut
sont méconnues, tout porte à croire que celle-ci eut lieu avant appréhender ce que fut la vie quotidienne d’une frontière où
l’intervention des Almoravides dans la Péninsule. En effet, le site villes et forteresses pouvaient passer d’une domination à l’autre
se trouva pris en étau entre les terres septentrionales contrôlées à plusieurs reprises dans des laps de temps relativement courts 4 .
par les chrétiens dès 1079 et celles situées plus à l’est, conquises Grâce aux recherches archéologiques 5 engagées depuis 2009
quelques années plus tard, entre 1084 et 1085 2 . Sa fonction à Albalat, les niveaux les plus récents documentés jusqu’àprésent
ont pu être datés de la première moitié du X I I e siècle 6 [fig. 2].
Il est surtout intéressant de constater que cette occupation
est intervenue après une phase d’abandon durant laquelle
les constructions se dégradèrent, ce qui laisse penser que
l’intervalle chrétien ne s’accompagna pas d’une installation
effective. Ce schéma semble s’être répété par la suite car,
après l’implantation d’époque almoravide, le site fut de nouveau
déserté, en dépit d’une tentative royale pour revivifier cet espace
conquis en cédant en 1195 à l’ordre militaire de Trujillo « villam
et castellum quod vocant Albalat, situm in ripa Tagi » (« villam
et castellum appelés Albalat, et qui se trouvent sur la rive du
Tage »). L’échec du repeuplement a pu aussi bien découler d’une
faiblesse logistique, faute d’hommes et de moyens, que résulter
de la campagne militaire menée en 1196 par le calife almohade
Ya‘qub al-Mansur pour reprendre le contrôle de cette région
du Tage. Mais la surface réduite qui a été fouillée invite à
la prudence : d’autres secteurs encore non étudiés pourraient 183
fig. 1 fig. 2
Localisation du site d’Albalat (Espagne), en bordure du Tage Niveau supérieur mis au jour par les fouilles de l’occupation médiévale du site d’Albalat
92
Moule d’orfèvrerie
Albalat (Espagne) (?)
X I e siècle
pierre
H . 8,1 ; l. 7,1 ; É P . 2,1 cm
situées à mi-chemin entre religiosité et magie blanche (motifs retracer leur distribution dans les habitations et procéder à

ET CONQUÊTES
provenance
prophy lactiques, talismans [cat. 92 et 96]). Ces objets qui ont des analyses biochimiques de leurs contenus, autant d’éléments Cáceres (Espagne), Albalat, Romangordo

échappé à la rapacité des vainqueurs et à la destruction attestent qui posent les bases d’une approche globale sur le geste, les Cáceres (Espagne), Museo de Cáceres
inv. D-8141
égale ment une certaine richesse, signe qu’en dépit de la frontière usages et l’économie. Certains détails, comme une dédicace
Albalat était bien inséré dans un réseau d’échanges commerciaux de propriété écrite en arabe sur une jarre, ramènent à l’individu. Ce type de moule bivalve est bien connu en al-Andalus et,
dans une moindre mesure, au Maghreb occidental ainsi
et ne vivait pas uniquement de formes d’économie parallèles, Retrouver les spécificités des groupes qui ont composé
qu’en Afrique subsaharienne. À la différence d’autres

DU SUD AU NORD DU SAHARA : COMMERCE TRANSSAHARIEN


telles que les razzias en terres ennemies décrites par les sources la population d’Albalat s’avère d’une grande importance pour techniques en usage, tels le martelage ou la cire perdue,
historiques. Les vaisselles d’importation tels le plat au décor comprendre le fonctionnement de cette société où se côtoyaient ce procédé permettait de fabriquer en série des amulettes
et des bijoux en métaux non ferreux, précieux ou non
de cercles sécants [cat. 94], des artefacts en verre (perles- paysans, artisans mais aussi soldats, puisqu’il fallait bien (plomb, alliage cuivreux, or).
amulettes, flacon) et ce qui subsiste d’un petit coffret en marque - défendre les lieux. De ce point de vue, un élément de réponse Formé à l’origine par deux matrices de taille similaire
qui s’assemblaient au moyen de rivets en plomb, cet
terie de plaquettes d’os dorées donnent une idée de la variété nous est fourni par la concentration des jeux de table, incluant
élément de moule est exécuté dans une pierre de couleur
et de la qualité de ces productions, dans un contexte qui n’était des mérelles et deux pièces d’échecs taillées dans des os de verdâtre à grain très fin, riche en micas et en chlorite 1 .
ni aulique ni aristocratique. Les industries locales occupent grand mammifère [cat. 95]. Ces dernières, non seulement font Les canaux de coulée permettaient d’acheminer le métal
en fusion vers les empreintes ; une fois le métal refroidi,
une place importante, témoignant d’un certain degré de spécia - partie des très rares témoins de la diffusion de ce jeu trouvés
le moule était ouvert pour que l’on puisse en extraire les
lisation : la tabletterie, qui remploie de simples déchets osseux en contexte stratigraphique dans la Péninsule, mais sont positifs et procéder à leur finition en coupant et en limant
de consommation, nécessite un réel savoir-faire, à l’instar du généralement associées aux loisirs d’une certaine élite, les excédents. Dans le cas présent, la moitié conservée
a dû faire l’objet d’emplois successifs, comme le laisse
travail métallurgique. S’il est trop tôt pour identifier les centres qui pouvait être militaire. Toutes ces découvertes dévoilent
penser le fait que ses deux faces sont gravées. Malgré
de production des céramiques communes, on peut d’ores ces hommes dans des moments ordinaires, durant lesquels un certain air de famille suggéré par leur forme circulaire
et déjà en étudier les aspects technologiques ou fonctionnels, la guerre semble suspendue pour un temps. et leur composition concentrique, les deux négatifs
se différencient par leur répertoire ornemental et leur
fonction. En effet, le premier (face A ) présente un décor
de petites cupules ponctuées de points tandis que la zone
centrale laissée lisse devait être sertie d’une pierre ou
de pâte de verre, imitant ainsi des modèles diffusés dès
l’époque du califat umayyade de Cordoue ; on renverra au
trésor de Loja conservé à l’Instituto Valencia de Don Juan
à Madrid ou à celui de Charilla, qui se trouve au Musée
archéologique de Jaén. Le second (face B ), plus complexe,
associe des motifs géométriques et épigraphiques qui lui
donnent une valeur prophylactique. L’hexagramme étoilé
ou le « sceau de Salomon » inscrit dans un cercle était
un motif récurrent dans la magie populaire médiévale.
La frise pseudo-épigraphique en élégant coufique aux
hampes biseautées rappelle quant à elle la valeur divine
attribuée à l’écriture dans la culture musulmane. Elle
semble reproduire en positif le début de la profession
de foi islamique répété trois fois 2 . La finesse du travail
est particulièrement remarquable dans le traitement
des graphèmes, habituellement incisés au lieu d’être
en relief comme ici.
Le contexte de trouvaille de cet objet, qui est apparu
incrusté dans un sol de terre battue, indique qu’il n’était
déjà plus utilisé lors de la toute dernière occupation du
secteur fouillé, datée de la première moitié du X I I e siècle.
SG

bibliographie et expositions
Inédit.

185
fig. 3
Niveau témoignant des incendies et des destructions volontaires survenus sur le site d’Albalat
93 94
Huit dinars Plat
Al-Andalus Ces huit dinars, monnaies en or, découverts lors de La variation du titre et du poids donne en effet Al-Andalus
frappes de Murcie, Valence et Malaga fouilles récentes menées sur le site frontalier d’Albalat des indications précieuses sur l’économie de l’époque 1 re moitié du X I I e siècle
494 H . / 1100 – 512 H . / 1119 en Estrémadure [voir p. 182-184], formaient un petit et sur les choix politiques liés à l’effort de guerre. céramique glaçurée
or ensemble monétaire, isolé dans une cache pratiquée dans SG
H . 11,8 ; D . bord 34,2 ; D . fond 11,5 cm

ET CONQUÊTES
cat. 93a : D . 2,3 cm ; P O I D S 4 g une paroi en terre. Ils ont probablement été oubliés ou bibliographie et expositions provenance
cat. 93b : D . 2,3 cm ; P O I D S 4 g abandonnés lors d’un départ précipité, peut-être en raison Gilotte, 2011 (b). Cáceres (Espagne), Albalat, Romangordo
cat. 93c : D . 2,5 cm ; P O I D S 3,95 g des attaques dirigées contre le site par les chrétiens. Cáceres (Espagne), Museo de Cáceres
cat. 93d : D . 2,4 cm ; P O I D S 3,99 g Ces huit dinars ont été frappés en al-Andalus, sous les inv. D-5513 (inv. de fouille PC 55)
cat. 93e : D . 2,4 cm ; P O I D S 4,02 g règnes de Yusuf b. Tashfin (r. 1061-1106) et de ‘Ali b. Yusuf
cat. 93f : D . 2,3 cm ; P O I D S 3,98 g (r. 1106-1143) dans les villes de Malaga, Murcie et Valence Ce plat au profil caréné offre la particularité
cat. 93g : D . 2,4 cm ; P O I D S 3,99 g entre les années 1100 et 1119. Ils témoignent donc de de présenter un pied annulaire souligné de
cat. 93h : D . 2,5 cm ; P O I D S 4,10 g l’insertion du site dans un vaste réseau d’échanges. trois moulures. Les parois sont recouvertes

DU SUD AU NORD DU SAHARA : COMMERCE TRANSSAHARIEN


provenance L’or était d’ailleurs plus que jamais le nerf de la guerre 1 . d’une glaçure miel, rehaussée, à l’intérieur,
Albalat, Romangordo (Cáceres, Espagne) Ces monnaies ont été analysées au laboratoire de trois traits courbes formant des arcs sécants.
de l’Université autonome de Madrid, sous la direction Ce type de décor est fréquent sur les céramiques
Cáceres (Espagne), Museo de Cáceres
cat. 93a : inv. D -5522 ; cat. 93b : inv. D -5523 ; cat. 93c : inv. D -5524 ;
d’Alberto Canto García. Leur étude viendra compléter glaçurées de al-Andalus à partir du X I e siècle.
cat. 93d : inv. D -5525 ; cat. 93e : inv. D -5526 ; cat. 93f : inv. D -5527 ;
les bases de données sur le monnayage almoravide. SG

cat. 93g : inv. D -5528 et cat. 93h : inv. D -5529 bibliographie et expositions
Gilotte, Cáceres Gutiérrez et Juan Arés, à paraître.

cat. 93a cat. 93b cat. 93c cat. 93d

cat. 93e cat. 93f cat. 93g cat. 93h

186 187
95 96 97
Pièces d’échecs : Amulette en forme d’épée Quatre pointes de flèche
pion et tour Al-Andalus et une pointe de javeline
Al-Andalus début du X I I e siècle Al-Andalus
1 re moitié du X I I e siècle plomb moulé 1 re moitié du X I I e siècle
os L . 8,8 ; l. max. 1,4 cm fer forgé

ET CONQUÊTES
pion : H . 4,9 ; l. max. 2,35 cm provenance I N V . D -5516 : L . 10,3 cm
tour : H . 5,9 ; l. max. 4 cm Cáceres (Espagne), Albalat, Romangordo I N V . D -5518 : L . 11,7 cm

provenance I N V . D -5519 : L . 11,5 cm


Cáceres (Espagne), Museo de Cáceres
Cáceres (Espagne), Albalat, Romangordo inv. D -5521 (inv. de fouille ALB 12/ S 3- D / UE 5062- M 849)
I N V . D -5520 : L . 6,6 cm
I N V . D -5517 : L . 12 cm
Cáceres (Espagne), Museo de Cáceres
pion : inv. D -5514 ; tour : inv. D -5515
Cette amulette en plomb représente une épée ou un sabre. provenance
(inv. de fouille ALB 11/ S 2- B / UE 3071- H 4 et ALB 11/ S 2- B / UE 3080- H 5)
Ni sa forme ni son décor, légèrement différent sur les deux Cáceres (Espagne), Albalat, Romangordo
côtés, ne semblent renvoyer à un type réel mais évoquent

DU SUD AU NORD DU SAHARA : COMMERCE TRANSSAHARIEN


Cáceres (Espagne), Museo de Cáceres
Ce pion et cette tour d’échecs sont, aux côtés de nombreux plutôt une arme schématisée. De nombreuses amulettes inv. D-5516, D-5518, D-5519, D-5520 et D-5517
jeux de table et mérelles gravés sur pierre, un témoignage ont été découvertes sur les terres de al-Andalus 1 , mais (inv. de fouille M1717, M972, M966, M856 et M1599)
de la vie quotidienne sur le site frontalier d’Albalat rares sont celles qui proviennent de contextes strati -
en Estrémadure, en même temps que l’un des rares graphiques connus. Le site d’Albalat est de ce point de vue Les très nombreuses pointes de flèche et de javeline
témoignages de ce type de pièces [voir p. 182-184]. exceptionnel car une matrice à amulettes y a également découvertes dans les niveaux de destruction du site
Ils ont été taillés dans de l’os puis polis. Dans le cas de été mise au jour [cat. 92]. Les amulettes en forme d’épée d’Albalat [voir p. 182-184] témoignent des tensions
la tour, on sait qu’elle a été taillée dans l’os d’un grand découvertes ont une lame droite et non pas courbe 2 . qui existaient sur la frontière nord de l’Empire almoravide
mammifère (bovidé, équidé ou cervidé) et qu’il s’agissait Cette amulette complète donc nos connaissances sur et de la fréquence des passes d’armes entre chrétiens
sans doute d’une scapula ou d’une hanche. Le pion la typologie de ces ornements que l’on pouvait porter sur et musulmans. Leur étude formelle nous renseigne sur
a une forme conique, et la tour une forme tronconique soi, peut-être en rapport avec l’effort de djihad intérieur. l’armement des troupes à cette époque. Certaines d’entre
couronnée par deux créneaux stylisés. Le pion est lisse, Quelques moules destinés à l’exécution d’amulettes elles ont été tordues ou cassées sous l’effet de l’impact.
tandis que la tour, perforée de trois trous, est ornée en forme d’armes sont également connus, et l’un d’entre Elles étaient montées sur une hampe sans doute en bois.
de petits cercles. eux aurait été découvert sur le site du Castillo de Lobón à SG
SG
Badajoz 3 . Les lames courbes sont généralement attribuées bibliographie et expositions
bibliographie et expositions à des périodes plus tardives, en particulier à l’époque Gilotte, 2011 (b) ; Gillotte, 2013.
Gilotte, 2011 (b). nasride, mais elles ont pu exister auparavant. Un graffiti
de cimeterre est en tout cas représenté sur l’une des portes
almohades de l’enceinte urbaine de Rabat, Bab Rouah 4 .
SG cat. 97

bibliographie et expositions
Gilotte, 2011 (b).

188 189
cat. 95 cat. 96
Un développement urbain
et une doctrine religieuse
au service du nouveau pouvoir
Les Almoravides font du sunnisme et du courant
juridique malikite leur doctrine officielle.
Les souverains construisent et embellissent
des grandes-mosquées sur tout le territoire.
La capitale Marrakech fait l’objet de tous
les soins, mais les grandes villes telles Fès
et Tlemcen ne sont pas oubliées. Grâce à l’appui
du pouvoir, la période est intellectuellement très
riche et les sciences juridiques se développent.
Dans cette atmosphère de piété s’épanouit
également un courant spirituel particulier,
le soufisme, promis à un grand avenir.

191
Vue aérienne de la mosquée al-Qarawiyyin de Fès
Prestige des artisans andalous : A H M E D S A L E H E T T A H I R I

le minbar de la mosquée al-Kutubiyya


D’après les belles inscriptions visibles sur le dos-
sier et sur le flanc du minbar de la mosquée
al-Kutubiyya de Marrakech, ce dernier aurait été
d’areng, de jujubier et autres bois précieux 7 », est toujours visible

UN DÉVELOPPEMENT URBAIN ET UNE DOCTRINE RELIGIEUSE AU SERVICE DU NOUVEAU POUVOIR


commandé au premier jour de l’an 532 H . (19 sep-
tembre 1137) à Cordoue (Espagne), par le sultan actuellement [cat. 159].
almoravide ‘Ali b. Yusuf, pour être utilisé dans la Tout fut mis en œuvre pour que l’harmonie et l’unité de
grande-mosquée qu’il avait fondée à Marrakech 1 . l’édifice soient préservées. L’agrandissement fut rigoureusement
La fabrication puis le transport du minbar entre
effectué de part et d’autre de la nef axiale, qui fut partiellement
ces deux villes ont probablement pris plusieurs
années. Il a certainement été installé dans la rénovée [voir p. 118-120 et fig. 2 et 3, p. 119]. Les six premières
grande-mosquée de la ville avec un autre chef- travées de cette nef à partir du mihrab furent refaites et leur
d’œuvre de l’art cordouan, un bassin en marbre toiture surélevée par cinq coupoles, protégées, comme le reste
sculpté de l’époque amiride 2 . La commande d’une
du sanctuaire, par une charpente en bâtière recouverte de tuiles.
chaire à prêcher, d’où l’imam dirigeant la prière
du vendredi rappelle chaque semaine l’allé-
La Qarawiyyin de Fès : solennité À l’intérieur, ces coupoles abritent des voûtes en stalactites
geance au souverain régnant, est un acte émi- et magnificence d’une mosquée richement décorées, qui comptent parmi les plus anciennes
nemment politique. Le choix de faire exécuter fig. 2
Élément de décor du minbar dit « de la Kutubiyya »
L’emblématique mosquée al-Qarawiyyin a fait l’objet de tous réalisations de ce type conservées de l’Occident musulman.
l’œuvre en question à Cordoue, ancienne capitale
Paris, musée du Louvre, département des Arts de l’Islam, dépôt du musée du Quai Branly, inv. 1969.5.2 les soins des différentes dynasties qui se sont succédé dans La cour, déjà abritée de la canicule en 526 H . / 1131 par « une
umayyade considérée comme l’un des conserva-
toires de l’art de cette époque prestigieuse, mal- la région, et qui l’ont marquée de leur empreinte. Toutefois, tente en coton soigneusement doublée de la grandeur du sahn,
gré les difficultés matérielles que cela pouvait le nom de Kutubiyya (« mosquée des libraires »). panneaux ont depuis été détachés des joues du la plus remarquable intervention fut celle que les Almoravides qui s’étendait et se pliait au moyen de poulies et de grosses
entraîner, témoigne d’une volonté particulière de Le minbar est resté en son sein jusqu’en 1962, minbar, probablement en raison des manipula- y conduisirent à partir de 528 H . / 1134. Les chroniques sont cordes 8 », fut entièrement pavée de briques cuites par
s’inscrire dans une tradition andalouse, que l’on date à laquelle il fut transféré au palais Badia. En tions qu’entraînait le fait de le déplacer pour la
unanimes : la mosquée était devenue trop exiguë pour accueillir Muhammad al-Khawlani 9 . Une « mosquée des morts », djami‘
retrouve dans le remploi de nombreux chapiteaux 1996, le Metropolitan Museum of Art à New York prière du vendredi, tandis que d’autres ont pu être
de marbre au Maroc [voir p. 394-396]. Parallèlement, et le ministère de la Culture du Royaume du Maroc récupérés comme talismans : il manque en effet la foule des croyants qui s’y pressaient. Ces mêmes sources al-djana’iz, fut construite sur le côté sud-est de la qibla,
ce prestigieux minbar a introduit au Maghreb entreprirent un projet conjoint de conservation, sur ces joues près de quarante panneaux hexago- s’attardent donc sur le déroulement du chantier ; elles en complétant l’ensemble ainsi formé [voir p. 204-205].
al-Aqsa un nouveau modèle de chaire, que l’on de stabilisation et de nettoyage de ce chef- naux 4 . décrivent les étapes et rapportent les noms des mécènes, La mosquée reçut également une décoration exubérante.
retrouve ensuite dans tous les minbars exécutés d’œuvre de l’art islamique médiéval 3 . Chacun des panneaux conservés est un chef-
des surveillants et des artisans. À l’initiative des shaykh-s Les arcs en plein cintre outrepassés, devenus archaïques, furent
à l’époque médiévale. Le minbar est une structure triangulaire en bois d’œuvre de sculpture, et tous présentent un décor
Peu de temps après son arrivée à Marrakech, de 3,86 m de hauteur, 3,46 m de longueur et 87 cm unique : certains ont des bords striés tandis que et des faqih-s de la ville, le juge Ibn Dawud demanda au prince complétés par des formes plus subtiles, comme l’arc polylobé
les Almohades prirent la ville et détruisirent la de largeur [fig. 1]. À l’origine, il était placé sur un d’autres sont cernés d’un cordon perlé ; les des musulmans, ‘Ali Ibn Yusuf (r. 1106-1143), l’autorisation et ses différentes variantes ainsi que l’arc à lambrequins et l’arc
mosquée almoravide, sous prétexte qu’elle pré- jeu de petites roues, ce qui permettait de le dépla- champs meublés d’arabesques sont formés par de « faire agrandir la mosquée 1 ». Ayant obtenu l’approbation recticurviligne. Ces nouveaux modèles furent introduits dans
sentait une orientation défectueuse. Le minbar fut cer facilement, notamment lorsqu’il fallait le sortir des rinceaux de palmettes et de demi-palmettes
du sultan de Marrakech, le juge entreprit l’inventaire des biens la « mosquée des morts », sur le mur de la qibla, dans la travée qui
alors récupéré pour être déposé comme trophée de la petite pièce attenante pour le prêche du ven- dont la tige s’enroule autour des feuilles et passe
dans la nouvelle mosquée qu’ils construisirent dredi. Les huit marches aménagées sur l’hypoté- parfois par-dessus ; une partie des décors se habous du sanctuaire et de leurs produits. Selon le Qirtas, précède le mihrab, et dans la couverture. Au-dessus de la partie
sur les ruines du palais almoravide. Celle-ci prit nuse conduisent à un siège devant lequel se déploient autour d’axes de symétrie verticaux ou « Muhammad b. Dawud parvint ainsi à réunir une somme de surélevée de la nef axiale furent placées une coupole à nervures
tenait le khatib lorsqu’il s’adressait aux fidèles horizontaux, mais la plupart sont asymétriques et plus de 80 000 dinars 2 », avec lesquels il acheta les terrains et six autres coupoles à stalactites, dont une vient coiffer la niche
rassemblés dans la mosquée à l’occasion du plusieurs feuilles et tiges s’échappent du cadre
attenants à la mosquée. Il rasa les demeures qui s’y trouvaient, du mihrab. De plan octogonal au-dessus du mihrab, carré au-
prêche. Le corps du minbar, qui est démontable, des panneaux [fig. 2]. La surface est exceptionnel-
est constitué de panneaux de bois de cèdre main- lement animée, et les différences de traitement vendit les décombres, puis « joignit ce nouveau terrain à devant de celui-ci, circulaire ou barlong sur la nef axiale, ces
tenus ensemble par une armature en pin, disposi- laissent penser que le décor a été exécuté à plu- celui de la mosquée 3 » de façon à procéder à son extension. coupoles reposent sur des bandeaux épigraphiques historiques
tif qui lui a permis d’être assemblé sur place à sieurs mains. La qualité technique de l’ensemble Le chantier dura jusqu’en 538 H . / 1143. Le mur de la qibla ou religieux 10 au-dessus desquels courent des frises [cat. 102].
Marrakech. Toute la surface du minbar était cou- est très élevée, preuve de la vitalité de la tradition
et le mihrab de la mosquée du X e siècle furent détruits. Trois Elles alternent des arcs recticurvilignes, géminés ou simples,
verte d’un décor en bois sculpté et incrusté. Celui- umayyade en sculpture sur bois et ivoire à
ci était fait de l’assemblage de plus d’un millier de l’époque almoravide à Cordoue, soit près de cent séries d’arcs supportés par des piliers carrés furent élevés à décor végétal de palmettes digitées, de pommes de pin et de
panneaux formant un réseau géométrique parfai- soixante-dix ans après la fabrication du minbar de sur le côté est de l’oratoire, ce qui permit d’ajouter trois nefs rinceaux, et des arcs percés de claustras. Les stalactites étagées
tement accordé avec les marches, qui recevaient, la grande-mosquée de Cordoue, qui passe pour en parallèles au mur de la qibla. La superficie du sanctuaire attei- sont recouvertes d’une suite de médaillons superposés. Des
quant à elles, un fin décor marqueté de bois teint être le parangon, et que les Almoravides ont pro-
gnit ainsi 6 300 m 2 et pouvait accueillir jusqu’à vingt-deux mille séries sont meublées d’eulogies religieuses en coufique fleuri au
et d’os. Les panneaux ont été sculptés en forme bablement pu admirer 5 . Cet art était toujours très
d’étoiles à huit branches de deux dimensions dif- apprécié des patrons almoravides, puis almo- sept cents fidèles 4 . Pour faciliter la circulation à l’intérieur, milieu d’un décor de palmettes digitées et de rinceaux. D’autres,
férentes, de Y aux branches bifides, et d’hexa- hades, comme en témoignent les réalisations dix-huit 5 portes, dont quelques-unes revêtues de plaques moins chargées, présentent une innovation sculpturale qui ne
gones allongés agrémentés sur les côtés de ultérieures [cat. 101, 217]. En effet, c’est bien le en cuivre jaune sculptées [cat. 1 et 113], furent aménagées tardera pas à devenir une expression centrale de la décoration
projections triangulaires. Les étoiles ont été modèle de ce minbar « andalou » qui fut imité par
sur les quatre côtés. Le nouveau mur de la qibla fut creusé maroco-andalouse. Elles sont sculptées de versets coraniques
sculptées dans un bois d’acacia africain, les Y la suite, au détriment du type « kairouanais »,
dans du jujubier et les hexagones dans du buis, ce visible sur le minbar ziride de la mosquée des d’un mihrab et d’une pièce destinée à recevoir le minbar, en écriture cursive sur un fond de rinceaux sveltes semés
qui produit un léger effet de polychromie. Certains Andalous 6 [cat. 35]. lequel, construit 6 « en bois d’ébène, de santal incrusté d’ivoire, de palmettes dont les digitations sont à peine ébauchées. 193
JMB

fig. 1
Le minbar dit « de la Kutubiyya », aujourd'hui conservé au palais Badia à Marrakech
Une peinture rouge ou bleue y a été délicatement introduite que les travaux furent pris en charge par les habous de la cité 11 . de la Qal‘a des Banu Hammad au Maghreb central et oriental. d’un axe longitudinal fait d’œillets empilés, de palmettes simples

UN DÉVELOPPEMENT URBAIN ET UNE DOCTRINE RELIGIEUSE AU SERVICE DU NOUVEAU POUVOIR


pour en rehausser le champ et parfois les motifs de remplissage. Or, le pouvoir almoravide était alors soumis à rude épreuve Et si la qubba almoravide de Marrakech s’apparente effecti - à calices triangulaires et de croissants. Le même traitement
Le dôme à stalactite sur plan circulaire est agrémenté d’une et devait faire face à des agressions sur différents fronts qui vement aux coupoles de la grande-mosquée de Cordoue, les se retrouve sur les bordures. Elles sont délimitées par des paires
succession de bouquets de feuilles d’acanthe, dont le traitement mobilisaient d’importants capitaux : al-Andalus était la proie fouilles que nous avons menées sous la mosquée al-Qarawiyyin de brins tressés qui enferment une inscription coufique dont
peut être rapproché de celui des chapiteaux umayyades en de dissidences et d’attaques de la part des royaumes de Castille en 2006 nous permettent aujourd’hui d’affirmer qu’il existait la ligne d’écriture est cantonnée dans la partie inférieure de la
remploi dans la retombée de l’arc du mihrab et dans la coupole et d’Aragon, et le mouvement almohade guidé par le Mahdi une autre tradition du stuc à Fès. Il s’agit d’enduits peints qui bande [cat. 99]. La plupart des caractères lisibles sont dépourvus
de ‘Ali b. Yusuf à Marrakech. Disposées dans les écoinçons Ibn Tumart et Abd al-Mu’min menaçait la ville de Marrakech décoraient les murs de deux maisons dont les restes ont été de fioritures. Exception faite du ha’ d’où jaillit une simple palmette
des alvéoles, les feuilles s’empilent en suivant une tige creusée depuis plus de douze ans. Les Almoravides, et plus précisément mis au jour sous les trois nefs de l’agrandissement almoravide en fleuron et du lamalif tressé qui se termine par un fleuron
d’une gorge triangulaire ; certaines d’entre elles, plus déve - leurs représentants à Fès, pouvaient-ils, dans de telles de la mosquée 14 . Contrairement aux stucs sculptés, qui sont à deux lobes, les lettres sont droites et s’achèvent en biseau.
loppées, en épousent le tracé pour former des arceaux floraux ; circonstances, faire appel à des ateliers andalous, comme assez épais, ces ornements ont été peints sur des enduits lissés Ainsi que le révèle la stratigraphie, les deux demeures sont
d’autres, disposées de façon symétrique de part et d’autre on l’a souvent répété 12 ? Cet art almoravide peut-il n’être, appliqués sur les parements de murs en pisé 15 , d’une épaisseur séparées du mur de la qibla de la mosquée par une impasse.
de rinceaux sculptés de trois gorges, embellissent la petite pour reprendre l’expression d’Henri Terrasse, qu’« un art ne dépassant pas un centimètre. À la suite de quoi, la trame Le mur qui la condamne appartient à l’une des deux maisons
coupole lobée qui en timbre le sommet. d’importation, un art andalou en terre africaine 13 » ? de base a été dessinée à l’aide d’un instrument pointu et d’une et vient s’appuyer contre la mosquée. Le terminus a quo de ces
Si cet agrandissement répondait aux besoins d’une Quand ces éminents chercheurs avancèrent de telles réglette. En dernier lieu, le décorateur a appliqué au pinceau maisons est donc 345 H . / 956, date du prolongement du mur de
popu lation accrue, il n’en demeure pas moins que la luxuriance interprétations, ils ne disposaient comme éléments de une couche de peinture ocre pour faire ressortir les formes la qibla vers le nord, et le terminus ad quem l’année 528 H . / 1134,
très frappante des parties nobles, à savoir la nef axiale et comparaison que des vestiges de Cordoue, de Saragosse tracées au préalable. Les combinaisons sont assez variées et soit le début de l’agrandissement almoravide. Sur le plan
le mihrab, soulève plusieurs questions. Les sources indiquent et de Tolède en al-Andalus, de Kairouan, de Sousse et diffèrent d’une maison à l’autre. Reste toutefois un point commun, stylistique, les inscriptions diffèrent sensiblement de celles
qui est que ces registres couvrent l’intégralité des parements connues pour les I X e – X e siècles dans la région. Elles introduisent
intérieurs des murs. une décoration secondaire végétale remarquable par sa densité.
Les formes géométriques dominent largement dans la maison 1 De plus, certains caractères renvoient, du fait de la présence
[fig. 1]. Une bande horizontale sert de base aux panneaux du fleuron au niveau du ha’ et du lamalif, aux inscriptions
décoratifs. Ceux-ci alternent des registres à décor géométrique des X e et X I e siècles 16 ; celui-ci deviendra, à partir du X I I e siècle,
et des registres peints d’une couche ocre uniforme. Des brins un élément plus décoratif qu’épigraphique.
se développent et forment des séries de médaillons polylobés Si l’on se réfère à la stratigraphie, ces demeures et leurs
ou recticurvilignes au-dessus desquelles courent des frises panneaux décoratifs se placent donc entre la seconde moitié
de losanges et d’étoiles à huit pointes. Ces brins entrelacés sont du X e siècle et le premier tiers du X I I e siècle et témoignent
meublés de rosaces et de nœuds, et disposés entre deux arcs et de l’importance, du dynamisme et de la singularité de la ville
une tresse à trois brins. Cette dernière dessine des arcs polylobés de Fès, qui en font, jusqu’à nos jours, un creuset de l’école
ou de simples nœuds en cercles pour couronner les compositions. artistique maroco-andalouse. Longtemps considéré comme
L’ornementation de la seconde demeure, nettement plus riche, une simple interface permettant l’intégration des formes nées
est inédite dans l’Occident musulman. Elle est faite de deux sortes en terre ibérique, avant l’élaboration d’un art authentiquement
de panneaux, les uns qui combinent le géométrique, le végétal marocain par les Almohades, l’art almoravide peut aujourd’hui
et l’épigraphique, les autres qui s’en tiennent aux motifs végé - être repensé à l’aune des découvertes qui se multiplient sur
taux. On remarque la présence de palmettes asymétriques le sol marocain.
à grands lobes enroulés, de rosaces à huit pétales [cat. 98],
mais surtout de feuilles d’acanthe, pour meubler les médaillons
polylobés, ainsi que d’étoiles à huit pointes et de polygones
recticurvilignes. Dans ces derniers apparaît une prière en
caractères coufiques reprenant l’eulogie ‘Afiya kafiya (« santé
suffisante ») parsemée de palmettes [cat. 100]. Le second type de
panneau est entièrement végétal ; il est constitué de rinceaux très
fins en spirales d’où jaillissent des palmettes doubles digitées,
des palmettes simples et des pommes de pin, de part et d’autre 195
fig. 1
Décors des murs de la maison 1, vue partielle en cours de dégagement lors des fouilles menées en 2006
sous le sol de la salle de prière de la mosquée al-Qarawiyyin de Fès (dir. A. S. Ettahiri)
98, 99 et 100
Fragments de
décors architecturaux Ces trois panneaux en stuc peint ont été découverts lors à huit pointes. La trame est peinte en rouge et enserre
Fès (Maroc) des fouilles 1 menées en 2006 sous la salle de prière des motifs végétaux et épigraphiques en réserve.
en place jusqu’en 528 H . / 1134 de la mosquée al-Qarawiyyin de Fès [voir p. 118-120 et La présence de vœux, tel le souhait de « santé suffisante »,
stuc incisé et peint en rouge fig. 3, p. 119]. Ils illustrent les décors variés qui ornaient les sur les murs de cette maison est caractéristique de
cat. 98 : L . 54 cm ; l. 41 cm maisons détruites pour permettre, à partir de 528 H . / 1134, la culture matérielle des X I e et X I I e siècles et se retrouve
cat. 99 : L . 39 cm ; l. 31 cm l’agrandissement de la mosquée à l’époque almoravide. sur de nombreux objets : métaux, céramiques.
cat. 100 : L . env. 55 cm Ils présentent un décor d’une grande densité fondé sur Ces décors, d’une exécution très soignée,
inscription (cat. 100) une trame géométrique complexe tracée puis incisée sur sont un témoignage exceptionnel, unique au Maroc,
« Santé suffisante » l’enduit de stuc avant la mise en couleur. L’un des panneaux de l’ornementation des demeures de Fès à l’apogée
provenance est orné, entre deux cordons angulaires à deux brins, du pouvoir almoravide. Ils présentent des similitudes
Fès (Maroc), mosquée al-Qarawiyyin d’une frise épigraphiée sur fond de rinceaux. Les lettres avec ceux découverts dans le palais attribué à ‘Ali b. Yusuf
et le décor végétal apparaissent en réserve sur le fond à Marrakech 2 .
Rabat (Maroc), Institut national des sciences
de l’archéologie et du patrimoine
blanc de l’enduit, tandis que le cordon est d’un ocre rouge D’autres stucs provenant de ces maisons sont conservés
cat. 98 : inv. QAR -06-1151 ; cat. 99 : inv. QAR -06-1155 ;
soutenu. Les deux autres panneaux présentent des trames dans les réserves de l’ INSAP , et plusieurs panneaux restés
cat. 100 : inv. QAR -06-1150
géométriques centrées sur des rosaces ou des étoiles in situ ont été réenfouis après que leur décor eut été relevé.
ASE

bibliographie et expositions
Inédits.

cat. 100

196
cat. 98 cat. 99
101
Minbar de la mosquée
al-Qarawiyyin
Espagne ou Maroc temps à destination, comme celle de la Kutubiyya. bibliographie et expositions
538 H . / 1144 Au-delà de l’écart chronologique qui sépare l’exécution Marçais G., 1932, p. 330 ; Terrasse H., 1957 ;
bois, os des minbars de la Kutubiyya et de la Qarawiyyin, Terrasse H., 1958 (a) ; Olagnier-Riottot, 1967, p. 165-166,

UN DÉVELOPPEMENT URBAIN ET UNE DOCTRINE RELIGIEUSE AU SERVICE DU NOUVEAU POUVOIR


H . 360 ; L . 275 ; l. 90 cm la différence de traitement plastique des motifs suggère fig. 2 ; Terrasse H., 1968 ; Thésaurus d’épigraphie islamique,
inscription également l’intervention d’un atelier distinct, certaine - fiche n o 8721 ; Al-Tazi, 1972.
Coran, LIX , 18-23 ment formé à l’esthétique des minbars andalous. En effet, Paris, 1977, n o 221, p. 121.
d’après le Zahrat al-As de al-Djazna’i 5 , la réalisation
Fès (Maroc), encore en usage dans la mosquée al-Qarawiyyin
du minbar, qui a été ordonnée par le qadi de Fès ‘Abd
ŒUVRE NON EXPOSÉE al-Haqq b. ‘Abd Allah b. Ma‘isha al-Gharnati et achevée
sous la conduite de son successeur ‘Abd al-Malik b. Bayda’
Le minbar de la mosquée al-Qarawiyyin de Fès est le second al-Qaysi, est l’œuvre du grand maître fassi Abu Yahya
plus ancien minbar almoravide à avoir été conservé, comme al-‘Uttad. Il aurait dépensé pour ce faire 1 870 dinars
en témoigne l’inscription inédite – et aujourd’hui perdue – d’argent, prélevés sur les revenus habous de la mosquée.
qui le datait de Sha‘ban 538 H . / février 1144 1 . Cette date, JMB /BTL
plus de six ans après qu’eut été commandé le minbar
de la Kutubiyya à Cordoue [voir p. 193-195], suit d’une
année celle de l’achèvement des travaux d’agrandissement
almoravides de la Qarawiyyin, qui consistèrent en
l’addition d’un mihrab, de nefs et de voûtes à muqarnas –
probablement exécutées par des artisans cordouans 2 .
L’édifice originel était déjà doté d’un minbar, associé au
souvenir prestigieux du califat de Cordoue car fabriqué sur
l’ordre de Hisham en 395 H . / 1005 3 . Cependant, les travaux
d’envergure entrepris par les Almoravides ont légitimement
suscité la commande d’un nouveau minbar, témoignage
de leur présence dans la ville et de leur autorité.
L’aspect général de ce minbar est identique à celui de
la Kutubiyya, avec sur chacune des joues un décor formé
sur la base d’un entrelacs géométrique, anciennement
bordé par une inscription coufique sur fond biseauté,
aujourd’hui également perdue. Légèrement moins haute
et plus large que celle de Marrakech, la chaire est munie
de huit marches, auxquelles une neuvième a été ajoutée en
partie basse, ainsi que d’une double balustrade sur chaque
face reliant deux panneaux percés de baies arquées situés
au sommet et à la base de la chaire. Le dosseret placé à
l’avant de la plateforme supérieure est supporté par des
extensions des joues. Sur chacune d’entre elles, l’entrelacs
marqueté est fait de très petits éléments en os et bois teint
séparant les différents panneaux sculptés. La décoration
est cependant légèrement différente d’une face à l’autre :
sur le côté droit, les panneaux adoptent la forme d’étoiles
à huit branches, d’étoiles à cinq branches irrégulières
et de panneaux hexagonaux de deux types, l’un aux extré -
mités projetées, l’autre avec une extrémité projetée et
une extrémité rentrante ; sur le côté gauche, les panneaux
hexagonaux sont de deux sortes : avec extrémité projetée et
avec extrémité rentrante, et avec des triangles rectangles
agrémentés sur l’hypoténuse d’un plus petit triangle 4 .
Cette différence de décor sur les deux faces des joues
est tout à fait exceptionnelle, bien qu’en réalité, il soit
impossible de s’en rendre compte sans avoir recours à
la photographie. L’exécution des panneaux est très belle,
bien qu’elle semble moins délicate que sur le minbar de la
Kutubiyya. Le schéma géométrique général est également
plus simple, du fait de l’utilisation d’étoiles à huit branches
qui permettent le tracé de diagonales droites.
Il n’est pas impossible que cette chaire ait été fabriquée
à Cordoue, juste avant que les Almohades ne prennent
la ville en 1148, mais rien n’indique qu’elle ait été faite
198 en pièces détachées pour être montée dans un second 199
cat. 101 (détail de l’arc d’entrée du minbar orné d’une inscription coranique)
102 103 104 et 105
Mosquée Qaraouiyine. Fragment épigraphié Éléments de frise
Décor almoravide de Fès (Maroc) architecturale
en place jusqu’en 528 H . / 1134 Fès (Maroc)
la coupole barlongue n o 3 stuc sculpté en place jusqu’en 528 H . / 1134
Fès (Maroc) L’agrandissement de la mosquée al-Qarawiyyin de Fès et troisième travées de cette nef axiale. Le décor en H . 15,2 ; l. 13,7 ; É P . 2,5 cm stuc sculpté

UN DÉVELOPPEMENT URBAIN ET UNE DOCTRINE RELIGIEUSE AU SERVICE DU NOUVEAU POUVOIR


juin 1957 à l’époque almoravide a été obtenu notamment par stuc sculpté et peint est fait d’inscriptions coufiques provenance cat. 104 : H . 15 ; l. 6 ; É P . max. 8 cm
plaque de verre l’adjonction de trois nefs complémentaires en direction et cursives mêlées à des panneaux végétaux qui épousent Fès (Maroc), mosquée al-Qarawiyyin cat. 105 : H . 13,2 ; l. 6 ; É P . 6 cm
impression à partir de l’original de la qibla [voir p. 193-195]. Les travées qui résultent les différentes alvéoles de la couverture. Ce cliché provenance
Rabat (Maroc), Institut national des sciences
de leur intersection avec la nef axiale sont couvertes de est postérieur au dégagement des enduits lisses qui Fès (Maroc), mosquée al-Qarawiyyin
Rabat (Maroc), ministère de la Culture du Royaume du Maroc, de l’archéologie et du patrimoine
direction du Patrimoine, division de l’Inventaire
riches coupoles à muqarnas qui hiérarchisent les différents recouvraient les différentes parties sculptées, enduits inv. QAR -06-551 Rabat (Maroc), Institut national des sciences
inv. Mq 0680
espaces du sanctuaire. Sur ce cliché apparaît la base visibles dans la publication qu’Henri Terrasse a consacrée de l’archéologie et du patrimoine
de la grande coupole barlongue qui unit les deuxième à cette mosquée 1 . cat. 104 : inv. QAR -06-587 ; cat. 104 : inv. QAR -06-564
BTL /CD

bibliographie et expositions
Inédit.

cat. 104 cat. 105

200 201
cat. 103
106 et 107 108 et 109 110
Fragments de Fragments de Fragment d’un écoinçon
décor architectural décor architectural Fès (Maroc) de la nef axiale ou d’autres parties de l’édifice en place
Fès (Maroc) Fès (Maroc) en place jusqu’en 528 H . / 1134 jusqu’en 528 H . / 1134 ? Leur origine et leur datation
en place jusqu’en 528 H . / 1134 en place jusqu’en 528 H . / 1134 stuc sculpté doivent être affinées. Quoi qu’il en soit, il s’agit de décors
stuc sculpté stuc sculpté H . 15 ; l. 21,5 ; É P . 6 cm de stucs blancs caractérisés par une taille profonde et

UN DÉVELOPPEMENT URBAIN ET UNE DOCTRINE RELIGIEUSE AU SERVICE DU NOUVEAU POUVOIR


cat. 106 : L . 37,3 ; l. 18 ; É P . 11 cm cat. 108 : H . 13,6 ; l. 16,5 ; É P . 5 cm provenance un décor d’une grande densité, où prédominent les motifs
cat. 107 : L . 37,3 ; l. 24,7 ; É P . 11,2 cm cat. 109 : H . 11 ; l. 14,5 ; É P . 5 cm Fès (Maroc), mosquée al-Qarawiyyin de palmettes digitées à œilletons et les « pommes de pin ».
provenance provenance On remarque aussi un motif épigraphique dont les hampes
Rabat (Maroc), Institut national des sciences
Fès (Maroc), mosquée al-Qarawiyyin Fès (Maroc), mosquée al-Qarawiyyin de l’archéologie et du patrimoine
supérieures sont savamment nouées [cat. 103]. Ce
fragment, de profil courbe, semble correspondre à une
Rabat (Maroc), Institut national des sciences Rabat (Maroc), Institut national des sciences inv. QAR -06-566b
de l’archéologie et du patrimoine de l’archéologie et du patrimoine
élévation incurvée, encorbellement, intrados d’un arc
cat. 108 : inv. QAR -06-553 ; cat. 109 : inv. QAR -06-5566
Ces fragments de stucs sculptés ont été découverts ou coupole. Deux panneaux à angles droits adoptent
dans les niveaux de destruction des maisons retrouvées une forme rectangulaire [cat. 108 et 109] ; ils devaient
sous la salle de prière de la mosquée al-Qarawiyyin de Fès 1 correspondre à des éléments modulaires d’une compo -
[voir p. 193-195]. Après l’achat et la destruction partielle sition dont nous ignorons l’organisation générale.
des maisons, la tranchée de fondation du nouveau mur Un autre panneau présente une découpe arquée [cat. 110].
de qibla almoravide a été creusée jusque sur leur terrain. Enfin, deux éléments de frise à motifs de feuilles d’acanthe
Ces maisons étant situées sur une terrasse plus basse ont pu appartenir à des encadrements ; ils ne sont pas
que le sol de la salle de prière du X e siècle, on les a sans rappeler les décors mis au jour à Chichaoua [cat. 119],
ensuite comblées avec des matériaux de destruction à Tlemcen [cat. 116], à la qubba de la mosquée de ‘Ali
divers. Ces très beaux fragments de stucs en font partie. de Marrakech, et ceux qui ornent l’agrandissement
Proviennent-ils de la destruction du mur de la qibla, almoravide de la mosquée al-Qarawiyyin.
ASE

bibliographie et expositions
Inédits. cat. 110

cat. 106

cat. 107

202 203
cat. 108 cat. 109
B U L L E T U I L L E O N E T T I

que l’on peut interpréter l’apparition exceptionnelle de cette


structure particulière, à savoir l’oratoire des funérailles
ou masdjid al-djana’iz – terme improprement traduit par
« mosquée des morts » –, dans la prestigieuse grande-mosquée
al-Qarawiyyin de Fès.
Le masdjid al-djana’iz se présente sous la forme d’une annexe
hors-œuvre de la mosquée, à l’arrière du mur de qibla, dans
l’angle sud-ouest du bâtiment. Il communique directement avec
la salle de prière de la mosquée par trois portes percées dans
ce même mur [cat. 112] et ouvre sur la rue al-Sbitriyyin par deux
La « mosquée des morts » almoravide de Fès autres portes. Il subsisterait de son plan originel almoravide
En Islam, et tout particulièrement en contexte sunnite, le corps une salle couverte d’une coupole à muqarnas, qubba [cat. 111],
des défunts ne peut pénétrer dans l’espace sacré, haram, cachée par un toit à quatre pentes et ouvrant par trois côtés,
de la mosquée 1 . Cependant, un certain nombre de bénédictions sur une cour ainsi que sur un porche. Ce dernier repose sur un arc
doivent être prononcées pour accompagner les âmes dans leur à lambrequins situé en face du mur de qibla, et se prolonge par
passage vers l’Au-delà, et ces prières peuvent avoir lieu dans un second espace ouvrant également par un arc à lambrequins
l’espace de la mosquée. La condition pour ce faire, formulée appuyé sur ce même mur.
à l’époque almoravide par le qadi Ibn Rushd al-Djadd [cat. 114], est La qubba est fermée sur le côté sud-est et ouvre sur ses trois
l’existence d’un espace annexe spécialement dévolu à cet effet, autres côtés par une arcade géminée reposant sur une colonne
situé hors de la mosquée elle-même 2 . C’est dans ce contexte et un chapiteau de marbre umayyades en remploi [voir p. 394-396].
De même, les trois portes sur le mur de qibla sont toutes formées
fig. 2
d’une arcature géminée sur colonnes et chapiteaux de marbre Coupole à muqarnas en stuc sculpté du masdjid al-djana’iz
umayyades et antiques en remploi. Elles sont surmontées
de trois baies au tracé festonné, dont seules deux séries sont
conservées. Lors de la réfection mérinide de cet ensemble,
probablement à la fin du X I I I e siècle, ces portes ont été dotées
de vantaux de bois sculpté 3 [fig. 1]. Les muqarnas de stuc Malgré sa simplicité, un grand soin a été attaché à l’exécution considérer qu’il s’agit de la traduction matérielle de la sensibilité
sculpté de la qubba sont d’une grande qualité plastique [fig. 2] : de cet oratoire, comme en témoignent la beauté des muqarnas plus grande pour l’Au-delà qui caractérise la seconde moitié du
les surfaces lisses des alvéoles, pour certaines godronnées sculptées de la qubba, ainsi que le choix de chapiteaux de marbre Moyen Âge dans l’Occident musulman, particulièrement au Maghreb
ou finement ornées de rinceaux de palmettes, contrastent andalous en remploi, matériaux dont la supériorité esthétique al-Aqsa. La dynastie almoravide semble en avoir été le promoteur :
avec les petites coupolettes en forme de fleurs lobées aux tracés était sans cesse vantée, et dont la présence dans l’architecture si l’on en croit le témoignage d’un muhtasib du début du X I I e siècle 6 ,
variés, ce qui produit un jeu subtil d’ombre et de lumière. La almoravide ne semble pas dénuée d’implications symboliques il en existait un autre exemple datant de la même époque à la
grande pureté de l’ensemble, en regard de la coupole construite [voir p. 394-396]. De même, les deux paires de portes de cette grande-mosquée de Séville – dont il ne reste aucun vestige. C’est
au même moment au-dessus du mihrab, et dont le décor est plus annexe de la mosquée ouvrant sur la rue ont fait l’objet d’un à cette même dynastie que l’on peut par ailleurs attribuer le premier
complexe, semble volontaire : dans le droit malikite, la sobriété important investissement décoratif sous la forme d’un placage témoignage explicite de culte des tombes en 460 H . / 1068, avec
est en effet recommandée en matière de dispositif funéraire. en laiton finement ciselé d’inscriptions et de rinceaux végétaux. la sépulture du chef spirituel du mouvement, ‘Abd Allah b. Yasin 7 .
S’agissant de la date de cette mosquée des funérailles, Il s’agit du Bab al-Djana’iz, dont on ne conserve que des frag ments Si aucune fondation de ce type ne peut être rattachée à la période
la chronique de al-Djazna’i, rédigée entre 766 H . / 1365 et 768 H . / [cat. 1], et du Bab al-Sbitriyin [cat. 113]. La valeur accordée à cet almohade, dont l’emprise architecturale à Fès est moindre, le modèle
1367 et consacrée à Fès, permet de déduire que les travaux oratoire des funérailles est indéniable : seule une troisième porte a cependant été repris lors de la fondation de la grande-mosquée
d’agrandissement peuvent être datés par terminus ante quem a vrai sem blablement fait l’objet d’un décor comparable, à savoir de Fès Jdid par le sultan mérinide Abu Yusuf Ya‘qub, vers 677 H . /
de 533 H . / 1138-1139 4 [voir p. 193-195]. Cette datation est confirmée Bab al-Ward, située dans l’axe de la nef principale de la mosquée. 1278-1279. Une étape était alors franchie et l’oratoire allait accueillir
par la signature de la porte en bronze Bab al-Djana’iz, qui donne Cette mosquée des funérailles est tout à fait exceptionnelle plusieurs cénotaphes et sépultures 8 . L’oratoire des funérailles
la date de 531 H . / 1136 [cat. 1]. et ne connaît à ce jour aucun précédent 5 . On peut cependant semble dès lors être devenu une spécificité de la ville de Fès. 205
fig. 1
Portes percées dans le mur de qibla
de la mosquée al-Qarawiyyin de Fès,
donnant sur le masdjid al-djana’iz
111 112
Ensemble des arcades Mosquée Qaraouiyine.
soutenant la coupole Travée n o 8 et porte
de la qoubba jama’ El gnaiz communiquant
de la Qarawiyin à Fès avec Jamaa gnais
Fès (Maroc) Fès (Maroc)
avant 1937 juin 1953
Boris Maslow (1893-1962) plaque de verre
tirage argentique impression à partir de l’original
impression à partir de l’original H . 18 ; l. 13 cm

Paris (France), Médiathèque de l’architecture Rabat (Maroc), ministère de la Culture du Royaume du Maroc,
et du patrimoine direction du Patrimoine, division de l’Inventaire
inv. AR-08-10-13-16 ; Maslow 251Ifa inv. Mq 0371

L’agrandissement de la mosquée al-Qarawiyyin de Fès


à l’époque almoravide [voir p. 193-195] s’est également
traduit par l’adjonction d’un espace annexe inédit
dans la ville à cette époque : un oratoire des funérailles
[voir p. 204-205]. Celui-ci communique directement avec
la salle de prière de la mosquée, elle-même percée au
niveau du mur de qibla de deux doubles portes polylobées,
dont une paire apparaît sur le cliché. L’oratoire des
funérailles se compose d’un petit espace carré surmonté
d’une coupole à muqarnas sculptées, prolongé par un
double portique. Le cliché [cat. 111] a été pris après une
oraison ; les hommes rassemblés sont tous déchaussés,
preuve de la valeur liturgique de cet espace annexe.
Cette photographie provient de la maquette annotée
du célèbre ouvrage de l’architecte russe Boris Maslow
sur les mosquées de Fès [voir p. 463 et p. 439].
BTL /CD

bibliographie et expositions
Maslow, 1937, pl. 41.
113
Paire de vantaux de
la porte Bab al-Sbitriyin
Fès (Maroc)
vers 531 H . / 1136
bois de cèdre et placage en bronze fondu, laminé et
repoussé sur les plaques, moulé et ciselé sur les autres
éléments
H . 385 ; l. 121 ; É P . 15 cm

inscriptions
sur le heurtoir

« Au nom de Dieu le Clément, le Miséricordieux.


Ceci a été façonné pour la grande-mosquée de la ville
de Fès, que Dieu la garde. »
sur le pourtour de la porte
« La joie permanente »
provenance
Anciennement sur le Bab al-Sbitriyin de la mosquée
al-Qarawiyyin de Fès (Maroc).
historique
Déposée au musée du Batha vers 1954.
fig. 2
Fès (Maroc), musée des Arts et Traditions, Dar Batha Détail du placage en bronze ouvragé
inv. 85.4.1

Cette paire de vantaux de porte provient du Bab al- irréguliers ou triangles – liées par des baguettes moulées, et de palmettes fleuronnées. Sur les étoiles à six pointes,
Sbitriyin, situé au sud-ouest de la grande-mosquée et organisées sur la base d’un schéma symétrique autour ce décor rayonne autour d’un large clou hémisphérique
de Fès al-Qarawiyyin. Cette porte tire son nom de celui d’une étoile à six pointes. Seuls certains éléments sont ciselé de palmes affrontées en composition cruciforme.
de la voie qui longe la mosquée et l’oratoire funéraire, ciselés, les autres laissés nus, ce qui met en valeur le décor Le seul heurtoir conservé s’appuie sur un support conique
le masdjid al-djana’iz [voir p. 204-205], qui s’y trouve fouillé des premiers. La bordure des vantaux est formée coiffé d’un cordon enroulé, et doté d’un rebord plat orné
accolé 1 . Elle aurait été déposée avant 1942 2 [fig. 1], de plaques rectangulaires, ciselées alternativement de rinceaux de palmes à flammèche. Celui-ci est rattaché
pour être remplacée par une copie exécutée au même d’une arcature trilobée ou lisse. Sur la reproduction de au heurtoir à proprement parler par un manche mouluré
moment et toujours en place aujourd’hui. la porte, telle qu’elle a été publiée en 1968 3 , un bandeau et articulé. Le marteau se présente sous la forme
Sur l’avers, chaque vantail est subdivisé en neuf épigraphié courait à l’interface des deux vantaux, d’un disque ajouré d’une rosette polylobée prolongée
registres horizontaux, séparés par des rangées de larges bandeau aujourd’hui perdu tant sur la reproduction de palmettes lancéolées. Le pourtour du disque porte
clous à tête conique godronnée [fig. 2]. Les registres que sur l’original. Le revers, tourné vers l’intérieur un bandeau épigraphié naskhi scandé de paires de demi-
sont formés d’une composition géométrique de plaques de la mosquée, ne présente aucun décor. palmettes adossées, et enserré dans un brin torsadé.
de bronze de formes variées – étoiles hexagonales et Chaque plaque porte un décor ciselé de compositions Les plaques rectangulaires disposées sur le pourtour
octogonales, polygones hexagonaux, parallélépipèdes végétales symétriques formées de palmettes souples des vantaux portent alternativement un décor d’arcatures
trilobées meublées de rinceaux de palmettes et de fleurons
et une inscription coufique sur fond de rinceaux de palmes
à flammèche. Les longues hampes bifides qui prolongent
certaines lettres sont redoublées de hampes suspendues,
de manière à scander régulièrement la surface inscrite.
Cette porte forme un ensemble de trois avec
le Bab al-Djana’iz, qui a été démantelé [cat. 1], et
le Bab al-Ward, situé dans l’axe de la nef principale
de la salle de prière 4 . Chacune d’entre elles présente
un décor organisé selon un schéma géométrique unique,
témoignage du raffinement de l’œuvre almoravide dans
la mosquée al-Qarawiyyin. Leur disposition, du côté
de la mosquée des funérailles et sur l’axe du mihrab,
met en valeur la hiérarchisation des différents espaces
de la mosquée, où la primauté décorative est accordée
au mihrab et à ce dispositif exceptionnel qu’est le
masdjid al-djana’iz.
BTL /CD

bibliographie et expositions
Terrasse H., 1968, p. 47-48 et pl. 92 et 93 ;
Cambazard-Amahan, 1989, p. 73-81.

fig. 1
Salle de prière de la mosquée al-Qarawiyyin de Fès. Au premier plan apparaît la porte Bab al-Sbitriyin décrochée.
Fine Arts Library of the Harvard College Library, inv. Fez A .038/2742/ AKP 033
114
« Expliciter, comprendre,
expliquer, organiser et
justifier les responsa de
la Mustakhradja de al-‘Utbi »
Première section : les
funérailles (al-Djana’iz)

Abu al-Walid Muhammad b. Ahmad Ibn Rushd al-Djadd Ibn Rushd al-Djadd (405 H . / 1058 – 520 H . / 1126) 2 est L’auteur ne partage pas systématiquement les avis
(405 H . / 1058 – 520 H . / 1126) l’une des grandes figures du malikisme almoravide, aux juridiques de Malik rapportés par son disciple direct
19 Shawwal 697 H . / 30 juillet 1298 côtés de Abu Bakr b. al-‘Arabi [cat. 132] et du qadi ‘Iyad Ibn al-Qasim (m. 191 H . / 806), qu’il tente parfois de
copiste [cat. 302]. Homme de confiance du pouvoir, il a exercé relativiser en se référant à des traditions prophétiques.
Ahmad b. Muhammad b. ‘Ali b. Muhammad al-Ru‘ayni la charge de qadi supérieur (qadi al-qudat) et d’imam D’après Ibn Rushd, il n’est par exemple pas nécessaire
al-‘Abdas de la grande mosquée de Cordoue, et c’est en cette qualité mais seulement recommandé pour qui croise un cortège
qu’il a pu être le promoteur de l’école juridique malikite, funéraire d’accomplir la prière mortuaire (salat al-djanaza)
papier fortement imprégnée de l’asharisme des Almoravides. [voir p. 204-205]. Les ablutions majeures (ghusl)
137 folios Il fut un faqih mudjtahid, habilité à produire un effort n’incombent pas non plus à celui qui lave la dépouille
reliure à rabat moderne d’interprétation personnelle, un théoricien du droit (usuli) d’un mort, dans la mesure où il est possible d’interpréter
H . 27 ; l. 20 cm et un mufti d’une grande renommée 3 . Il eut de nombreux le propos de Malik (avec force traditions et arguments
autres mentions manuscrites disciples aussi bien en Andalousie qu’au Maghreb, dont d’ordre linguistique à l’appui) dans un sens favorable
Marque d’immobilisation habous sur le premier folio : l’historien Ibn Bashkuwal (m. 578 H . / 1183) et le juriste au statut religieux de la dépouille humaine : comme celle-ci
Ibn al-Wazzan (m. 543 H . / 1148), qui rassembla ses fatwa-s. ne saurait être considérée comme impure (nadjas), il faut
L’épithète al-Djadd (« l’aïeul ») permet de le distinguer plutôt comprendre que le laveur de la dépouille est invité,
de son petit-fils Ibn Rushd, le grand philosophe, l’Averroès cela à titre de recommandation (mustahabb), à faire les
latin (m. 595 H . / 1198), dont le nom se termine par ablutions non pas après le lavage du corps, mais avant.
l’épithète al-Hafid (« le petit-fils »). LD

Al-Bayan constitue l’une des œuvres clefs en matière bibliographie et expositions


de droit malikite dans l’Occident musulman du Moyen Âge 4 . Bel, 1918, n o 109 ; Al-‘Abid al-Fasi, 1979, I , p. 320.
Il a insufflé une nouvelle vie à la Mustakhradja de al-‘Utbi
(m. 255 H . / 869), principal ouvrage de droit malikite après
la Mudawwana al-kubra de Sahnun b. Sa‘id (m. 240 H . /
854), autrefois délaissée par les juristes, qui en jugeaient
« [Ce livre est] immobilisé par notre seigneur le sultan, le contenu d’accès difficile. Son titre renvoie à sa matière
le calife, l’imam, le vainqueur, le victorieux, le [...] le juridique, qui est extraite des diverses auditions (sama‘at)
commandeur des musulmans [...] Abu Sa‘id 1 descendant transmettant les avis juridiques de Malik b. Anas.
de nos maîtres les califes bien guidés, que la miséricorde Ce manuscrit constitue le deuxième volume de l’œuvre,
de Dieu soit sur eux tous […] en haut de son dos, lequel et comporte huit sections au total, dont la première est
est le deuxième volume de al-Bayan wa-l-tahsil, au profit consacrée au rite des funérailles (djana’iz). Formellement,
de la bibliothèque sise à l’aile est du patio de la mosquée le texte est constitué de consultations suivies de leurs
al-Qarawiyyin [...] à sa disposition et d’en faire usage réponses. Chacune de ces consultations est précédée
sans le faire sortir de l’enceinte de la mosquée bénie. du mot mas’ala (« responsa »), et la réponse proposée par
C’est une immobilisation permanente, un legs pieux Ibn Rushd est introduite par la formule « qala Ibn Rushd »
perpétuel sur lequel a insisté, que Dieu Très-Haut l’assiste (« Ibn Rushd a dit »). L’ensemble du texte est en caractères
[…] sept Rabi‘ ( I ) de l’an 811. Contient une rectification maghribi, et ces mentions sont inscrites en caractères
‘alayhim. [D’une main différente :] Cela est certifié exact. plus épais.
Écrit par Muhammad b. Muhammad […] »
Fès (Maroc), bibliothèque al-Qarawiyyin
inv. 329/224

210 211
M I C H E L T E R R A S S E A G N È S C H A R P E N T I E R

La grande-mosquée de Tagrart nous livre ainsi, avec

UN DÉVELOPPEMENT URBAIN ET UNE DOCTRINE RELIGIEUSE AU SERVICE DU NOUVEAU POUVOIR


celles d’Alger et de Nedroma, un témoin privilégié de l’art des
Almoravides de la première moitié du X I I e siècle. Elle illustre
nettement leur volonté d’accorder chaque partie de l’édifice
à son rôle liturgique. Si les modifications dues notamment à l’émir
Yaghmurasan à la fin du X I I I e siècle ont profondément transformé
la cour 3 , la salle de prière large de treize vaisseaux et profonde
de six travées reflète l’organisation voulue par son fondateur,
‘Ali b. Yusuf, en Djumada ( II ) 530 H . / mars-avril 1136 4 [fig. 1].
Les arcades en plein cintre outrepassés disposées perpendi -
L’œuvre des Almoravides à Tlemcen culairement à la qibla s’inscrivent dans une tradition andalouse,
La fin du XIe siècle voit avec la conquête almoravide de la ville tandis que les piliers placent la mosquée dans une tradition
idrisside de Tlemcen, dite Agadir, la naissance d’une nouvelle maghrébine présente dès le X e siècle à la grande mosquée
ère pour cette cité « porte de l’Occident », comme la qualifiait d’Agadir. Le vaisseau central est plus large. Une grande arcade
al-Idrisi 1 . Ce noyau urbain initial fut doublé par la fondation lobée recoupe la salle de prière au niveau de la troisième travée.
d’une seconde entité, sur le plateau où l’émir almoravide Yusuf Son rôle de raidisseur de la structure permet au maître d’œuvre
b. Tashfin avait établi son camp, qui prit le nom de Tagrart 2 d’introduire une hiérarchie des espaces ; il ménage ainsi une zone
et supplanta rapidement son aîné. L’intervention des émirs maqsura de trois travées soulignée par l’organisation des arcs.
ne se limita pas à cette ville de commandement qu’était Tagrart ; L’arc qui recoupe le vaisseau central compte onze lobes, tandis
fig. 2
l’intégration de l’ensemble urbain ainsi constitué dans le premier que ceux des travées adjacentes n’en comportent que neuf, Coupole nervée de la grande-mosquée de Tagrart (Tlemcen, Algérie)
empire ibéro-maghrébin se traduisit par l’apparition d’un art et les travées ordinaires, sept. Une zone de trois travées
proprement almoravide, dont le territoire du Maghreb central, sur trois est ainsi ménagée dans l’axe de la qibla, rappelant les ajouré vient en contrepoint du rythme des nervures. Celui-ci, Elles s’organisent autour de rinceaux ou selon des compositions
et tout particulièrement Tlemcen, constitue un singulier aménagements de al-Hakam II à Cordoue ou plus sûrement ceux composé de palmes simples et doubles à digitation d’acanthe, en « arbres de vie ». Le style des palmes de la coupole et de
conservatoire. de la transformation almoravide de la mosquée al-Qarawiyyin s’organise selon des axes de symétrie disposés entre deux certains panneaux du mihrab est proche de celui des décors
de Fès, où une coupole sur deux travées précède la travée devant nervures. Une arcature florale lisse s’enlève sur ces rinceaux mis au jour à l’occasion des fouilles menées dans la grande-
le mihrab. Les colonnes qui reçoivent les arcs de la deuxième et constitue une zone de repos pour l’œil. Cette coupole nervée, mosquée d’Agadir, ce qui laisse penser à l’œuvre d’un même
fig. 1
Plan de la grande-mosquée travée au niveau des arcades A et A’ affirment elles aussi la sorte de maqsura monumentale, permet ainsi un éclairage atelier. En revanche, le traitement en relief des formes garnissant
de Tagrart (Tlemcen, Algérie)
singularité de l’espace de trois travées de largeur manifestée indirect du mihrab tout en faisant jouer la lumière qui souligne les écoinçons des arcs à grands lobes semble indiquer l’œuvre
par les arcs à neuf et onze lobes. la silhouette des palmes. La lumière devient dès lors un véritable d’un second atelier. Le répertoire des palmes place les décors
Les arcs en plein cintre du vaisseau central sont bordés vers élément de l’architecture. de Tlemcen dans la lignée des décors de la mosquée al-Qarawiyyin
l’extrados de deux cordons de crochets et de folioles d’acanthe, Le panneau du mihrab s’inscrit dans un encadrement ou de la qubba de Marrakech, témoignant de l’existence d’une
désignant ainsi l’axe principal de l’oratoire, mais c’est la travée rectangulaire surhaussé par un bandeau d’arcatures trilobées esthétique du décor proprement almoravide au début du X I I e siècle,
au-devant du mihrab qui présente, avec la coupole, le décor [fig. 3]. L’arc de la niche se compose d’un arc en plein cintre où l’héritage andalou califal, mais aussi celui de l’époque des
le plus riche. outrepassé dont l’extrados excentré évoque Cordoue. Mais Taifas, occupent une place importante.
La coupole nervée ajourée [fig. 2], qui fait une large place le surhaussement des piédroits, l’alternance des claveaux L’intervention almoravide ne s’est cependant pas limitée
à la lumière, s’associe au mobilier liturgique – minbar mais aussi lisses et sculptés comme le décor qui les orne vers l’extrados à Tagrart, et il est possible aujourd’hui d’affirmer que la grande-
maqsura 5 [cat. 118] – pour affirmer la solennité de la zone clef marquent une continuité avec le XIe siècle andalou tel qu’on mosquée idrisside d’Agadir ne fut pas oubliée par les Almoravides.
de l’édifice. Sa structure marque l’un des modes de passage le trouve à l’ora toire de l’Aljaferia de Saragosse. C’est là un signe Son site a bénéficié au X X e siècle de trois séries de fouilles 6 qui
en terre maghrébine du modèle de la coupole nervée ornementale de la diffusion au Maghreb central des formes mises au point montrent que la zone du mihrab a fait l’objet de travaux : la niche
adopté à la grande-mosquée de Cordoue, avec l’agrandissement en al-Andalus sous les Umayyades puis sous les émirs des comporte deux états, avec, en place, les vestiges des couches
de al-Hakam II , à la fin du Xe siècle. Un parallèle peut être établi Taifas au XIe siècle. préparatoires d’un décor peint sur enduit.
avec la qubba almoravide de Marrakech, également édifiée sous Les palmes à digitations d’acanthe sont omniprésentes dans Les types ornementaux du décor floral mis au jour soulignent
212 ‘Ali b. Yusuf. À Tlemcen, les nervures s’allègent et un décor floral le décor du mihrab ainsi que dans les claustras qui l’éclairent. la richesse de l’œuvre en stuc almoravide. La qualité des tailles 213
115
Grande-mosquée
Tlemcen (Algérie)
dernier quart du X I X e siècle

Edmond Duthoit (1837-1889)


comme l’analyse des plans souvent courbes du décor et leur Le premier groupe combine des folioles d’acanthe épineuse encre et lavis contrecollé sur carton
échelonnement en profondeur le montrent mieux encore. Lettres avec des formes géométriques lisses ; il rappelle les décors H . 62 ; l. 45,4 cm

coufiques ou palmes lisses forment comme un registre de surface mis au jour dans la « Maison de la plaine » de Chichaoua Charenton-le-Pont (France), Médiathèque
de l’architecture et du patrimoine
lumineux qui s’enlève sur le jeu subtil des palmes nervées par Paul Berthier 7 [cat. 119, 121 à 123]. Mais sur certains
inv. 80/123/1013.35709
apparaissant en demi-teinte ; elles-mêmes et les tiges qui les fragments, le style de l’acanthe est proche de celui de l’atelier
Ce plan aquarellé de la grande-mosquée de Tlemcen
supportent sont en forte saillie sur les fonds sombres, parfois qui a exécuté le second registre du décor de la qubba de
a été exécuté par Duthoit, probablement dans les mêmes
colorés, des panneaux. Curieusement, ce niveau du décor – fondé ‘Ali b. Yusuf à Marrakech, où des folioles d’acanthe sont années que ses autres relevés d’élévation et de plan
sur les clairs-obscurs – comme celui de surface – plus lumineux – asso -ciées à des feuilles traitées comme des demi-palmettes. effectués sur place [cat. 316].
Le plan de l’édifice représenté, fondé à l’initiative
présentent un nombre de trous au trépan étonnamment élevé. Le second groupe présente des fragments où dominent les palmes de l’émir ‘Ali b. Yusuf dans les années 1130, et achevé
Deux « ateliers » sont de nouveau présents ici, ce qui permet – à digitations d’acanthe caractéristiques des débuts du X I I e siècle. en Djumada II 530 H . / mars-avril 1136, conserve les
grands traits de son organisation originelle au niveau
en l’absence de source historique – de dater ces travaux de Certaines palmes doubles présentent des lobes à retournement
de la salle de prière 1 . Cet édifice, élevé en même temps
la même époque que ceux effectués dans la grande-mosquée qui rappellent, une fois encore, certaines palmes de la qubba que débutaient les travaux d’élargissement de la mosquée
de Tagrart. Leur manière évoque ce que nous connaissons de ‘Ali. Elles constituent le premier plan d’une composition al-Qarawiyyin de Fès, témoigne du raffinement de l’archi -
tecture almoravide au Maghreb central [voir p. 212-214].
à Fès [cat. 108 à 110], à Marrakech ou à Chichaoua. où des palmes à digitations d’acanthe composent l’essentiel
BTL /CD
du décor. Celui-ci forme un « arbre de vie » dont la tige médiane bibliographie et expositions
est régulièrement ponctuée de petits disques. Nous n’avons Inédit.

que peu d’éléments pour tenter de reconstituer le décor, mais


le répertoire floral comme l’emploi d’arc floral lisse évoquent
la coupole devant mihrab de la grande-mosquée de Tagrart.
Les fragments mis au jour dans la mosquée d’Agadir et
le décor visible dans celle de Tagrart témoignent sans ambiguïté
de la présence d’au moins deux « ateliers » héritiers de la tradition
de al-Andalus et informés des réalisations de Fès et Marrakech
à la même époque, signe de l’insertion de la ville dans le même
monde ibéro-maghrébin. Les décors de ces deux mosquées
témoignent également de la naissance d’une école régionale
qui, sans oublier la tradition des Umayyades de Cordoue,
sait l’intégrer dans le nouveau répertoire développé sous les
Almoravides. Ces œuvres mettent surtout en lumière la façon
dont les Almoravides ont su créer un ensemble culturel
où les formes venues de al-Andalus circulent, sont adaptées
par les ateliers locaux et affirment une esthétique régionale
qui sera vivace jusqu’à la fin du Moyen Âge.

fig. 3
Mihrab de la grande-mosquée de Tagrart
(Tlemcen, Algérie)
116 117
Arc du mirhab dans Tlemcen. Intérieur
la grande-mosquée de la grande-mosquée
de Tlemcen Tlemcen (Algérie)
entre 1868 et 1915
Tlemcen (Algérie)
avant 1906 (?) Neurdein frères
anonyme tirage argentique sur papier
épreuve sur papier albuminé impression à partir de l’original
impression à partir de l’original H . 27,4 ; l. 20,7 cm
H . 24,2 ; l. 18 cm
Paris (France), BnF, département
Paris (France), École nationale supérieure des Beaux-Arts des Estampes et de la Photographie
inv. PH 15133 EO -223-Fol a – boîte 7 n o 252

La grande-mosquée de Tagrart (Tlemcen) a été achevée Ce cliché pris par les frères Neurdein, qui fut commercialisé
en 530 H . / 1136 sous l’émir almoravide ‘Ali b. Yusuf sous forme de carte postale, montre une vue générale
[voir p. 212-214]. Dotée d’un magnifique mihrab, elle est, du mihrab almoravide de la grande-mosquée de Tlemcen.
avec la mosquée al-Qarawiyyin de Fès, le plus specta - La coupole ajourée devant le mihrab, ici invisible, inonde
culaire exemple d’édifice religieux de la période almoravide celui-ci de lumière. À droite du mihrab, on observe le
conservé jusqu’à nos jours. Il en existe plusieurs photos minbar sorti de la petite pièce dans laquelle il est remisé
anciennes, notamment dans les fonds publics français, jusqu’à la prière du vendredi. La seconde travée, qui occupe
en raison de l’intérêt suscitépar Tlemcen chez les premiers ici le premier plan, présente des arcs outrepassés tout
grands « voyageurs » européens puis dans le sillage de simples, tandis que l’arc de la nef axiale, polylobé, met
la conquête française. Parmi les vues les plus anciennes celle-ci en majesté.
de la grande-mosquée figurent celles publiées en 1861 L’arc du mihrab outrepassé, dans son encadrement
par Jakob Lorent 1 . Les frères Neurdein devaient prendre carré, alfiz, s’inscrit dans la tradition andalouse. Son décor
plus tard une série de clichés, qui allaient être commer - de stuc est exubérant et contraste avec celui de la niche,
cialisés [cat. 117], de son magnifique mihrab et de beaucoup plus simple, où court une inscription coufique.
sa coupole ajourée par laquelle perce la lumière. Ce mihrab et son décor ont fait l’objet d’une étude
Nous présentons ici une vue moins connue, anonyme, et de relevés minutieux par Georges Marçais 1 , pionnier
d’un détail du mihrab. Elle fait partie d’une série de trois de l’étude des arts de l’Islam qui consacra à la ville
clichés conservés à l’École nationale supérieure des de Tlemcen des monographies faisant toujours autorité.
Beaux-Arts de Paris 2 . Ils sont peut-être du même auteur BTL /CD
que la vue de la maqsura du musée de Tlemcen [cat. 118]. bibliographie et expositions
On peut y observer, bien plus précisément que sur les vues Inédit.
d’ensemble plus habituelles, l’exceptionnelle beauté
de la dentelle de stuc de la coupole.
BTL /CD

bibliographie et expositions
Inédit.
118 119
Maqsura almoravide Élément d’arcature
de la grande-mosquée Chichaoua (Maroc)
X I e – X I I e siècle
de Tagrart stuc sculpté, restes de polychromie rouge
Tlemcen (Algérie) Cette photographie de la maqsura de la grande-mosquée au musée d’Art et d’Histoire de Tlemcen, cette maqsura est, sur les parties planes

UN DÉVELOPPEMENT URBAIN ET UNE DOCTRINE RELIGIEUSE AU SERVICE DU NOUVEAU POUVOIR


avant 1906 almoravide de Tagrart (Tlemcen) est peu connue. Elle à côté des minbars de Nedroma, d’Alger, de la Qarawiyyin H . 160,5 cm ; l. 62 cm
anonyme montre la partie conservée de cette palissade qui se de Fès [cat. 101] et de la Kutubiyya de Marrakech, l’un des provenance
épreuve sur papier albuminé trouvait à l’origine devant le mihrab [cat. 117] et servait rares vestiges de l’art du bois monumental de l’époque Chichaoua (Maroc), « Maison de la plaine »
impression à partir de l’original à protéger l’émir ou son représentant durant la prière almoravide, et comme eux un témoignage de premier Rabat (Maroc), Musée archéologique
H . 19,5 ; l. 16,3 cm du vendredi. Sur ce cliché, la maqsura nous est donnée plan de la mise en scène du pouvoir politique et religieux. inv. 99.12.10.2463
à voir, sans doute vers la fin du X I X e siècle, dans un état de L’utilisation de ce dispositif liturgique par les
Paris (France), École nationale supérieure des Beaux-Arts
inv. PH 15132
conservation bien meilleur que celui d’aujourd’hui, et même Almoravides n’est attesté que dans un texte de Ibn ‘Idhari
meilleur que celui attesté par un cliché publié par Georges évoquant le meurtre de l’imam de la grande-mosquée
Marçais en 1906. Conservée actuellement en trois parties de Cordoue en 1134-1135 1 . Il s’agissait sans doute
de la maqsura construite sous le calife umayyade de
181, 184, 185, 194
Cordoue al-Hakkham II . Le plus ancien exemplaire conservé
de l’Occident musulman est celui de la grande-mosquée
de Kairouan. Celle de Tlemcen lui fait suite. Elle atteste
le rôle éminent que fut celui de Tagrart et de sa grande-
mosquée dans l’empire construit par l’émir almoravide
‘Ali b. Yusuf (r. 1106 – 1142-1143).
Ce meuble est daté de 533 H . / 1138 par une inscription
située sur l’arc d’entrée, datant donc de la fin du règne
de cet émir. L’arc d’entrée, outrepassé, est encadré par
une autre inscription reprenant les trois derniers versets
de la sourate VII , comme il est souvent d’usage sur les
maqsuras et les mihrabs. Ainsi la voit-on de nouveau sur
le mihrab de la grande-mosquée qui abritait cette maqsura.
On retrouve au-dessus de l’arc un entrelacs de palmes
à digitation d’acanthe, similaires à celles que l’on observe
à la grande-mosquée de Tagrart et sur les stucs mis au jour
lors des fouilles de la mosquée d’Agadir [voir p. 212-214].
Le revers de la porte présente un ensemble décoratif
comparable, mais le décor sculpté est d’un modelé moins
accentué que celui de la face principale. À la clef de
l’arc d’entrée se dresse une étoile à six pointes. Outre
le témoignage exceptionnel apporté par ce cliché, ce
meuble a fait l’objet de relevés de grande qualité. Celui fig. 1
Le panneau avant restauration
effectué par Duthoit en 1872 est le plus complet et nous
apprend que cette maqsura était, comme celle de Kairouan,
ornée de merlons dentés 2 . Il est vraisemblable qu’elle
se trouvait alors encore en place. Les relevés et les
publications plus tardives de Georges Marçais 3 offrent,
entre autres, une étude érudite de ses inscriptions ainsi
que du montage des panneaux de bois constituant la
palissade proprement dite de ce meuble fabriqué pour
protéger l’émir d’un immense empire.
MT /AC/BTL /CD/MG

bibliographie et expositions
Paris, 1999 (a), n o 125.

219
fig. 2
Un autre panneau en stuc découvert à Chichaoua,
aujourd'hui déposé au Musée archéologique de Rabat
120, 121, 122, 123
Éléments de
décors architecturaux
Chichaoua (Maroc)
X I I e siècle
stuc sculpté

UN DÉVELOPPEMENT URBAIN ET UNE DOCTRINE RELIGIEUSE AU SERVICE DU NOUVEAU POUVOIR


restes de polychromie bleue (cat. 120)
et rouge (cat. 120 et 123)
cat. 120 : L . 38 ; l. 21 ; É P . 22 cm
cat. 121 : L . 45 ; l. 29,5 ; É P . 5 cm
cat. 122 : L . 61 ; l. 54,3 ; É P . 5,7 cm
cat. 123 : L . 53 ; l. 47,8 ; É P . 8 cm
provenance
Chichaoua (Maroc), « maison de la plaine »
Safi (Maroc), musée de Safi
cat. 120 : inv. CH .2013-326 ; cat. 121 : inv. CH .2013-332 ;
cat. 122 : inv. CH .2013-327 ; cat. 123 : inv. CH .2013-328

cat. 120

cat. 121

221
cat. 122 cat. 123
124, 125 126
Panneaux de Panneau de
décors architecturaux décor architectural
Chichaoua (Maroc) Chichaoua (Maroc)
X I I e siècle X I I e siècle
stuc sculpté, restes de polychromie bleue stuc sculpté, restes de polychromie bleue

UN DÉVELOPPEMENT URBAIN ET UNE DOCTRINE RELIGIEUSE AU SERVICE DU NOUVEAU POUVOIR


cat. 124 : L . 57,5 ; l. 40,5 ; É P . 5,5 cm H . 49,5 ; l. 133 cm
cat. 125 : L . 58,8 ; l. 36 ; É P . 5,3 cm inscription
inscription Coran, III , 191-192 (incomplets)
« […] Il croit en Dieu […] » Coran, III , 195 (incomplet)
« À Dieu, à Dieu » provenance
provenance Chichaoua (Maroc), site des Bdadaz,
Chichaoua (Maroc), site des Bdadaz, fouilles du riyad fouilles du riyad
Safi (Maroc), musée de Safi Safi (Maroc), musée de Safi
cat. 124 : inv. CH .2013-324 ; cat. 125 : inv. CH .2013-325 inv. CH .2013-323
En 1960, des recherches menées sur les sites cartouches séparés par une bande ornée de palmettes
d’anciennes sucreries permirent de localiser, à 3 kilo - simples symétriques à calices en excroissance
bibliographie et expositions mètres à vol d’oiseau au nord-est de la ville de Chichaoua enve loppées par des palmettes lisses. Les lettres
Berthier, 1962 ; Berthier, 1968 ; Berthier, 1969 ; (à 100 kilomètres à l’ouest de Marrakech), sur la rive sont souples ; les terminaisons des hampes verticales
Berthier, 1980 ; Ewert, 1987 ; El Khatib-Boujibar, 2013 (b). droite d’un affluent de l’oued Tansift, l’oued Chichaoua, se développent sur toute la hauteur du champ épi -
Murcie, 1995, p. 80 sq. ;Paris, 1999 (b), n o 199, p. 142. les ruines d’un site archéologique exceptionnel. Établi graphique ; les lettres finales s’allongent et épousent
sur une colline « dite des Bdadaz » située entre deux la partie inférieure des cartouches. Le texte se présente
fabriques de sucre et leurs canalisations, le site s’étend sur deux lignes en miroir. Un remplissage de rinceaux
entre Zawiyat Ben Lamqaddam au sud et Dar Sidi al-Hadj en spirales ponctués d’œillets et de palmettes simples
al-Thami au nord 1 ; il mesure « environ 800 mètres de long à calices triangulaires, dont le limbe est creusé de rainures
sur 500 mètres de large 2 », occupant ainsi une superficie incurvées, complète la composition. Des stucs à décor
de plus de 40 hectares. épigraphique cursif aux lettres souples sont attestés
Dégagé partiellement en 1960 puis entre 1965 et 1968 dans les constructions almoravides de la mosquée
par Paul Berthier avec l’aide du Service des monuments al-Qarawiyyin, et à Tlemcen [voir p. 212-214], donc dès
historiques, le site livra les restes de plusieurs bâtiments, le X I I e siècle. L’usage de versets coraniques ne laisse
dont deux hammams 3 , un puits, des répartiteurs, des pas le moindre doute sur l’appartenance de ces éléments
conduites, deux citernes, un quartier de potiers 4 ainsi à un édifice religieux, certainement une mosquée de type
que trois édifices privés. L’un d’eux fut qualifié de riyad 5 citadin, et non pas à un riyad comme on a bien voulu
tandis que les deux autres étaient identifiés comme étant le croire 9 . Ils y composaient sans doute les bandeaux
deux maisons, dites « maison de la plaine » et « maison de l’encadrement du mihrab.
des oliviers » 6 . Dans le même temps, certains détails s’éloignent
Les enduits peints en rouge et les plâtres sculptés de ces mêmes décors almoravides. La sculpture est
mis au jour dans ces deux maisons offrent une diversité de aérée et assez profonde ; le modelé creusé est rectiligne ;
combinaisons et de motifs dont la délicatesse d’exécution les rinceaux sont encore épais ; les encadrements larges ;
laisse songer à l’existence d’un atelier aguerri. Bien que certains semblent assez archaïques. Les ruines des Bdadaz
n’ayant pas fait l’objet d’une étude raisonnée à ce jour, correspondraient-elles à la première installation de la ville
ils ont immédiatement suscité l’intérêt des spécialistes, de Chichaoua pré-almoravide mentionnée par al-Bakri 10 ,
cat. 124
notamment Henri Terrasse puis Christian Ewert, comme qui achève son livre en 1068 ? Une chose est incontestable :
témoins de la culture visuelle almoravide. les décors sculptés découverts à Chichaoua forment
Peu nombreuses et fragmentaires, les compositions au moins deux ensembles distincts dont la datation
peintes en rouge reproduisent des bordures dessinées est à affiner 11 .
au moyen de deux brins entrelacés 7 . Les plâtres sculptés de L’étude raisonnée des décors médiévaux de Chichaoua
la « maison de la plaine » présentent un ensemble de formes reste à effectuer. Pour ce faire, des archives inédites
végétales. Les panneaux sont encadrés de larges bandes seront à prendre en compte. En effet, en 1962, Paul
nouées doublées de rainures rectilignes assez profondes Berthier évoque « le regretté M. Maslow, M. Sefrioui
[cat. 119, 122], de feuilles d’acanthe empilées [cat. 119], et M. H. Terrasse à qui des photos et des dessins ont été
de chaînettes [cat. 120] ou de pastilles en forme de perles communiqués ». Intrigué par cette mention, nous avons
[cat. 122]. Au premier plan, ce sont des palmettes digitées tenté de retrouver ces archives, qui pourraient compléter
à œilletons simples ou doubles, des palmettes entassées notre connaissance du site. Cette recherche nous a conduit,
en fleurons, des palmettes bilobées en éventail d’où grâce à la générosité de Michel Terrasse, à la découverte
jaillissent des bourgeons, des palmettes simples à calice, d’une partie des archives de la mission Berthier [fig. 1 et 2].
cat. 126 des feuilles d’acanthe et des pommes de pin qui se Les clichés conservés, complémentaires de ceux publiés
dégagent de tiges assez épaisses. Relégués au second en 1962, nous montrent entre autres les deux fragments
plan, les espaces lisses étaient rehaussés de peinture d’arcs à claveaux rayonnants de la « maison de la plaine » 12
rouge et bleue. lors de leur découverte et avant leur restauration.
Le « riyad » révéla d’autres panneaux en plâtre sculptés Également prometteuse est l’étude que mène Michel
dont les plus importants correspondent à des encadrements Terrasse sur les panneaux peints du hammam de
et à des frises épigraphiques en style cursif ou coufique. Chichaoua. Ils se rapprochent de ceux découverts
L’un d’eux reproduit des versets coraniques en écriture dans les ruines du palais almoravide de Marrakech 13
cursive 8 [cat. 126]. Il se présente sous la forme de deux et sous la Qarawiyyin 14 [cat. 100]. 223
cat. 125 ASE
127 128
Coran Section d’un Sahih
probablement Maghreb de al-Tirmidhi
Djumada ( I ) 483 H . / juillet 1090
vélin
nombre de folios non communiqué Al-Tirmidhi
type de reliure non communiqué Al-Andalus ou Maghreb
H . 18,8 ; l. 15,5 cm 514 H . / 1120
historique parchemin
Ancienne collection de Jacob Jonas Björnstahl 57 folios
(1731-1779) ; acquis à Rome le 6 juin 1771 reliure à l’orientale en cuir brun
estampé d’une mandorle dorée
Uppsala (Suède), Uppsala Universitetsbibliotek
H . 21 ; l. 17 cm
inv. MS O Bj 48
autres mentions manuscrites
Ce coran est l’un des plus anciens manuscrits datés Plusieurs marques de propriétaire
et enluminés de l’Occident musulman connus à ce jour. en marge du frontispice
Il témoigne de l’apparition d’une écriture cursive propre - San Lorenzo de El Escorial (Espagne),
ment maghrébine, dite maghribi, ici à l’encre noire, bibliothèque du monastère royal de l’Escorial
rehaussée de bleu et de rouge. Le texte est richement inv. Árabe 1740
enluminé : les titres des sourates sont inscrits dans
des ‘unwan-s polychromes et dorés ou chrysographiés, Ce très beau manuscrit contient l’une des sources
et achevés de vignettes marginales végétales. Le canoniques du sunnisme, le recueil de traditions
frontispice, simple, présente une treille orthogonale composé par al-Tirmidhi (m. 892). Le soin dont
disposée de biais, dessinée par des rubans blancs il a fait l’objet, et l’abondance de l’or dans son
entrecroisés. Chaque espace laissé libre est meublé d’une enluminure, témoignent du rôle prépondérant
inscription coufique sur fond rouge ou bleu, d’une résille des sciences juridiques à l’époque almoravide.
dorée, ou d’un motif végétal polychrome sur fond doré Le texte, copié dans une belle écriture maghribi
également. Le panneau se prolonge dans la marge par à l’encre brune rehaussée de vert et de rouge,
une vignette végétale. Le décor, qui rappelle les manuscrits occupe dix-neuf lignes par page, complétées par
coraniques enluminés du V I I I e siècle trouvés à Sanaa 1 , de nombreuses annotations marginales. Les titres
le format vertical et l’écriture, évoquent incontestable - des différentes sections sont chrysographiés
ment le raffinement toujours plus important des « hommes et soulignés en marge par une vignette végétale
du ribat », les Almoravides, partis du Sud marocain sur fond de petits points. Le manuscrit s’ouvre
à la conquête du Maghreb al-Aqsa et de la policée par un double frontispice à composition tripartite :
al-Andalus des Taifas. Un saut stylistique important le centre, un carré, est meublé d’un médaillon
se produit ensuite, qui conduit à orner les corans de à entrelacs géométrique étoilé, aux écoinçons
compositions géométriques et végétales plus complexes fleuris de palmes et de fleurons, sur fond alterna -
[cat. 128 et 213]. tivement vert et rouge. Deux bandeaux d’invocations
BTL /CD inscrits en réserve bordent ces champs centraux.
bibliographie et expositions L’ensemble est cerné d’une large tressée dorée
Dandel, 1994, cat. A1 ; Barrucand, 1995, p. 164 et 167 ; à multiples brins, prolongée dans la marge par
Déroche, 2001, p. 608-610 ; Barrucand, 2005, p. 111. une gracieuse vignette végétale.
Grenade et New York, 1992, n o 74. BTL /CD

bibliographie et expositions
Dérembourg, 1928, p. 249 ; Dandel, 1994, cat. 2 ;
Barrucand, 2005, p. 110.

224
129 130
Section du Muwatta’ Deuxième volume du Siradj
(« Le Chemin aplani ») al-muridin fi sabil al-din
« La lampe des adeptes
Malik b. Anas du Prophète. Il s’agit donc de l’œuvre fondamentale association courante dans les manuscrits de l’époque, sur le chemin de la religion » Ce manuscrit a été composé par le grand qadi de Le texte est copié dans une fine écriture maghrébine

UN DÉVELOPPEMENT URBAIN ET UNE DOCTRINE RELIGIEUSE AU SERVICE DU NOUVEAU POUVOIR


Marrakech de cette école malikite. et dont l’archaïsme artificiel semble choisi pour évoquer Séville, Abu Bakr b. al-‘Arabi. Promoteur et fer de lance brune ; les titres et les mots importants sont écrits en
Sha‘ban 502 H . / mars 1109 Comme cela était habituel dans l’Occident musulman, le retour aux fondements de l’Islam originel prôné par le du malikisme des Almoravides aux côtés de Ibn Rushd caractères plus foncés, de manière à scander le texte.
copiste la version du texte sur laquelle s’appuie la copie est mouvement almoravide. Trois mains au moins ont apporté Abu Bakr b. al-‘Arabi al-Djadd et du qadi ‘Iyad, Ibn al-‘Arabi est né à Séville Il s’agit de l’un des plus anciens manuscrits connus
Yahya b. Muhammad b. ‘Ubayd al-Lakhmi la recension de l’Andalou Yahya b. Yahya al-Laythi. des annotations dans les marges. Celles qui figurent dans 720 H . / 1320-1321 en 1076 et mort à Fès en 1148. Il est le premier en de cette œuvre ; l’identité du copiste qui l’a calligraphié,
parchemin Les folios contenus dans ce manuscrit commencent par la marge gauche du premier folio indiquent que le manuscrit copiste al-Andalus à avoir introduit l’étude de l’œuvre du mystique pour lui-même, est inconnue par ailleurs.
A V-N /BTL
20 folios d’un manuscrit, miscellanées de 130 folios la section consacrée à « L’autorisation [rukhsa] de passer a été constitué habous par le sultan mérinide Abu ‘Inan Ahmad b. Ibrahim al-Ghafiqi persan al-Ghazali, dont il a favorisé la diffusion 1 . Sa tombe,
reliure moderne en cuir rouge devant celui qui prie », du chapitre intitulé « Abréger en faveur de la « nouvelle bibliothèque », allusion évidente papier située à l’intersection des deux noyaux urbains médiévaux bibliographie et expositions
H . 18 ; l. 12 cm [qasr] la prière », et s’achève avec la section « Se marier à la bibliothèque de la Qarawiyyin fondée par ce dernier en 115 folios de Fès [cat. 73], faisait déjà l’objet d’un culte au moment de Inédit.
provenance pendant le recueillement spirituel [al-i‘tikaf] », du chapitre 750 H . / 1349 4 . Le legs a été avalisé par plusieurs paraphes. reliure orientale à recouvrement en la copie de ce manuscrit. Cette œuvre appartient aux
Constitué en waqf par le sultan mérinide Abu ‘Inan consacré au « Recueillement spirituel durant Ramadan ». Les autres annotations marginales, de la même main, font maroquin rouge à motif central de mandorle sciences coraniques dédiées à l’invocation du Nom de Dieu.
vers 750 H . / 1349, année de la fondation de L’examen du manuscrit apporte une série d’infor - état de chaînes de transmission parallèles ou d’ajouts de H . 30 ; l. 21 cm Elle traite spécifiquement des versets évoquant paradis
la bibliothèque de la mosquée al-Qarawiyyin mations de grande importance sur l’histoire intellectuelle transmetteurs de certains hadith mentionnés dans le corps autres mentions manuscrites et enfer, ainsi que des récompenses, promesses et
de l’Occident musulman. En premier lieu, la mention du texte, ce qui indique que la copie a été utilisée à des Acheté à Fès à la mosquée al-Qarawiyyin, par ‘Ali menaces qui peuvent être relevées dans le Coran, tout
Fès (Maroc), bibliothèque al-Qarawiyyin
inv. 605/348
du copiste. Son nom, dont la fin, ‘Ubayd al-Lakhmi, fins didactiques et d’enseignement après son dépôt à b. Djama‘a b. ‘Ali al-Shayzami en Sha‘ban 993 H . / juillet- en traitant de l’importance de l’humilité, de la quête
est restituée de manière conjecturelle, permet de dire la bibliothèque. L’intervention du sultan mérinide semble août 1585, puis par ‘Abd Allah b. [?] du savoir, et de l’application de la shari‘a.
Ces folios contiennent la sixième partie de ce qui semble qu’il s’agit de l’un des calligraphes au service de l’émir indiquer qu’une bonne partie du fonds de la « bibliothèque historique
avoir été un projet de copie intégrale du Muwatta’ 1 , almoravide ‘Ali b. Yusuf b. Tashfin, et que ce dernier de ‘Ali b. Yusuf » avait survécu à la prise de Marrakech Acquis en 1989
la prestigieuse compilation de hadith dont l’auteur, souhaitait se constituer une bibliothèque (khizana). par les Almohades. Paris (France), BnF, département des Manuscrits
Malik b. Anas al-Asbahi, a donné son nom à l’une La formule par laquelle il est fait allusion à l’émir apparaît La copie de ce Muwatta’ a été exécutée à une période inv. Arabe 7233
des quatre écoles juridiques islamiques sunnites également sur les monnaies où le nom de ‘Ali est associé où l’on a pu enregistrer une forte hausse des études sur
– le malikisme – dont les Almoravides se firent le porte- au laqab « champion de la religion » (nasir al-din), avec la Tradition prophétique. Dans le même temps, la mention
étendard. Le Muwatta’ est composé aussi bien de traditions le titre de « prince des musulmans » (amir al-muslimin), du Muwatta’ parmi les œuvres transmises par les savants
prophétiques que d’opinions émises par les autorités comme le faisait son père, bien que dans son cas ce titre de l’époque almoravide devenait plus fréquente que celle
religieuses islamiques des premiers temps, considérées n’ait pas été reconnu par la chancellerie abbasside 2 . de son principal « concurrent » au fondement de la pratique
comme reflétant la tradition juridique de Médine, la ville La calligraphie utilisée mêle le coufique et le cursif 3 , juridique malikite, la Mudawwana de Sahnun 5 .
DS

226 227
131 132
« La clef de la félicité Règles de la vie mystique
et l’accomplissement Abu Bakr b. al-‘Arabi
de la voie de la volonté » X I I I e siècle
papier
2 folios d’un manuscrit, miscellanées de 109 folios
reliure en cuir
H . 20,2 cm ; l. 16 cm
Ibn al-‘Arif Ce manuscrit constitue l’unique exemplaire d’un texte une certaine réticence des émirs à ce sujet. Le manuscrit, San Lorenzo de El Escorial (Espagne),
Maroc mystique composé par Abu al-‘Abbas Ibn al-‘Arif (Almería, en belle écriture maghribi de dix-sept lignes de texte bibliothèque du monastère royal de l’Escorial
X I V e – X V e siècle 481 H . / 1088 – Marrakech, 536 H . / 1141). L’auteur n’est par page à l’encre sépia, contient un ensemble de inv. Árabe 1516
papier autre que l’un des « Sept Hommes » de Marrakech, grande correspondances échangées par Ibn al-‘Arif avec d’autres
107 folios figure du soufisme andalou, qui, en raison de ses liens maîtres et disciples mystiques, dans lesquelles il discute Parmi les œuvres composant ce manuscrit se trouve
reliure moderne avec des figures anti-almoravides, fut exilé à Marrakech, où différents points de théologie 1 . un court texte de Abu Bakr b. al-‘Arabi (468 H . / 1076 –
H . 20,5 ; l. 14,5 cm il mourut. Son parcours spirituel et son œuvre témoignent 543 H . / 1148) consacré aux règles de la vie mystique.
BTL

Rabat (Maroc), Bibliothèque royale Hassaniya


de cette première phase d’épanouissement qu’a constituée bibliographie et expositions Cet auteur prolifique est principalement célèbre pour
inv. 1562
l’époque almoravide pour le soufisme occidental, malgré Ibn al-‘Arif. ses traités juridiques et dogmatiques [cat. 130], grâce
auxquels il a pu élaborer une pensée malikite imprégnée
de la doctrine ash’arite, également portée par ses
contemporains Ibn Rushd al-Djadd et le qadi ‘Iyad.
Formé en Orient à l’enseignement de al-Ghazali, dont
il a diffusé l’œuvre à son retour à Séville 1 , Ibn al-‘Arabi
s’est également intéressé au mysticisme et à l’ascétisme,
qui commençaient alors à prendre de l’ampleur
en al-Andalus et au Maghreb ; il leur a donc consacré
plusieurs textes, dont celui exposé ici.
A V-N /BTL

bibliographie et expositions
Dérembourg, 1928, n o 1516.

228
Le commerce almoravide
en Méditerranée
L’immense empire almoravide est puissant
et commerce activement. À la richesse des
caravanes au sud s’ajoute le dynamisme
de grands ports méditerranéens au nord.
Almería, en Espagne, est le principal port
de l’empire et le siège de son amirauté.
La ville, qualifiée de « porte de l’Orient », est
également un centre artisanal réputé pour ses
soieries et le travail des métaux. Les fouilles
archéologiques ont révélé l’étendue de
ses activités artisanales : on y fabrique
des céramiques multicolores et des stèles
en marbre que l’on retrouve aux quatre coins
de l’Empire almoravide.

231
Le port de Mértola (Portugal)
A N N I E V E R N A Y - N O U R I

sur lequel on grava l’ensemble des éléments fut ensuite coulé.


Le monde y était divisé en climats et y figuraient les mers,
les pays, les régions ainsi que les distances entre les villes.
Selon les calculs de Schiaparelli et de Konrad Miller 1 , ce disque
aurait pesé dans les 150 kilos et mesuré 3,50 m de longueur
sur 1,50 m de largeur. Le roi le fit compléter d’un commentaire
décrivant les particularités des régions traversées. Il semble
que al-Idrisi fut chargé à la fois de la confection de la carte et
de la rédaction de l’ouvrage. Écrit en arabe, le livre fut achevé
La Géographie de al-Idrisi à travers des manuscrits en 1154, peu de temps après la mort de Roger. L’existence même
de la Bibliothèque nationale de France de la mappemonde, jamais retrouvée, est sujette à caution.
Al-Idrisi, sans doute le plus connu des géographes arabes, Seul nous est parvenu le commentaire de al-Idrisi. Connu
occupe une place singulière dans l’histoire de cette science. aussi sous le nom de Livre de Roger, il a pour titre Kitab nuzhat
Auteur tardif et compilateur d’ouvrages antérieurs, il doit sa al-mushtaq fi ikhtiraq al-afaq (« Délassement pour celui qui
renommée au livre qu’il écrivit à la cour du roi chrétien Roger II désire parcourir le monde ») ; selon les manuscrits, le texte
de Sicile. Les renseignements biographiques que l’on possède est complété ou non par des cartes.
à son sujet proviennent pour l’essentiel de sources occidentales. Conformément à la conception ptoléméenne, le monde connu
Né en 1100 à Ceuta au Maroc, il se rattache, par son nom, est divisé horizontalement en sept climats (iqlim), la nouveauté
à la maison des Idrissides, qui gouverna Malaga de 789 à 985. introduite par al-Idrisi étant la subdivision verticale de chaque
Après des études à Cordoue, alors centre intellectuel de la région, climat en dix sections (djuz’), décrites l’une après l’autre. L’auteur
il effectue un premier voyage en Asie Mineure dès l’âge de seize s’étend non seulement sur la géographie physique mais aussi
ans, puis visite l’Angleterre et séjourne longuement en Espagne sur les villes et les particularités de leurs habitants, physionomie,
et au Maroc. Sans doute pour des raisons politiques, il est appelé religion, coutumes, langue… Les itinéraires d’une ville à l’autre
vers 1138 à la cour de Palerme par le roi normand Roger II de ainsi que leurs distances sont indiqués. Dans les exemplaires
Sicile (1097-1154). Conquise par les Normands entre 1060 et 1091, illustrés, chacune des soixante-dix sections est précédée
la Sicile est alors un lieu où se côtoient les cultures occidentale d’une carte. Dans ce cas, le commentaire introduit un nombre
et arabe. Al-Idrisi y vit jusqu’au décès du roi en 1154 et, de retour de toponymes beaucoup plus élevé que celui contenu dans
fig. 1
à Ceuta, y meurt en 1166. les cartes, ce qui ne manque pas d’interroger sur le lien complexe Pages d’un manuscrit illustré de la Géographie de al-Idrisi montrant le Maghreb, 2 nde moitié du X I I I e siècle – 1 er quart du X I V e siècle.
Le nord est orienté en bas. Paris, BnF, départements des Manuscrits, inv. Arabe 2221, fol. 89 v o – 90 r o
C’est par la préface du livre – hommage appuyé au souverain qui unit l’un à l’autre.
commanditaire de l’ouvrage – que l’on connaît la genèse de Le nombre de manuscrits conservés dans le monde s’élève
cette Géographie. Al-Idrisi raconte comment Roger II le chargea actuellement à dix. Copiés entre le début du X I V e et la fin du Il est intéressant d’analyser l’originalité de l’exemplaire se demander quelle était la fonction de ces exemplaires
de réaliser un planisphère destiné à représenter la somme des XVIe siècle, huit d’entre eux contiennent des cartes, la totalité conservé à la BnF, le manuscrit Arabe 2222 [cat. 133]. Copié illustrés. Étaient-ils exécutés pour des commanditaires fortunés ?
connaissances géographiques de son temps et dont l’élabo- (soixante-neuf) ou seulement une partie. Deux d’entre eux en maghribi à l’encre marron, il possède un colophon précisant La composante cartographique était-elle plus importante que
ration dura près de quinze ans. Maître d’œuvre du projet, le roi n’en possèdent pas. Deux copies figurent dans les collections qu’il a été écrit au milieu de Shawwal 744 H . / début mars 1344. le texte ? Les voyageurs les utilisaient-ils lors de leurs déplace -
consulta d’abord les ouvrages de géographie existants, dont de la BnF dont celle considérée comme la plus ancienne (dite PI ), Un certain nombre de pages, dont celles du début et du milieu, ments ? A contrario se pose aussi la question de l’utilisation
le nombre excède largement les douze titres cités. Il fit ensuite non datée mais attribuée aux années 1300 2 . Cinq autres manus - ont été refaites plus tardivement en naskhi. Cinq feuillets ajoutés d’un exemplaire dépourvu de cartes. Les différentes annotations
interroger directement les spécialistes et les voyageurs crits ont également été copiés au XIVe siècle 3 . Très proches postérieurement contiennent le dix-huitième chapitre du Ta’rikh marginales ne nous donnent que peu d’indications sur l’usage
instruits et recueillit les données concernant les latitudes de PI , les copies conservées à Saint-Pétersbourg 4 et à Istanbul 5 al-Hind (« Histoire de l’Inde ») de al-Biruni. La première parti - qui en a été réellement fait. Un premier lecteur a parfois repris
et les longitudes. Recoupant ces différentes informations seraient les deux volumes d’un même manuscrit. Ce dernier, cularité de ce manuscrit est d’être la seule copie complète 8 dans la marge les noms des villes citées en donnant leur distance
et ne gardant que celles qui lui paraissaient sûres, il fit fabriquer avant d’être séparé en deux, se serait trouvé au Caire en 1456 non illustrée qui nous soit parvenue. Cela semble indiquer que dans des chiffres utilisés en al-Andalus. D’autres inscriptions
une planche à dessiner où furent reportés au compas les points et aurait servi de modèle au manuscrit d’Oxford ( OI ) 6 . Les les exemplaires possédant des cartes étaient majoritaires, plus tardives mentionnent dans une fine écriture orientale noire
indiqués, dont la confrontation entre sources écrites et sources copies d’Istanbul et de Sofia 7 sont plus tardives (1469 et 1456). même si le nombre de manuscrits conservés aujourd’hui ne ou rouge les lieux décrits dans le texte. Ceux-ci sont de la main
232 orales avait prouvé l’exactitude. Un planisphère en argent Seuls cinq manuscrits présentent un texte complet. reflète qu’imparfaitement la production réelle. On peut donc d’un certain Abu Bakr b. Rustam Shirwani, dont la marque 233
133
« Délassement pour
celui qui désire parcourir
le monde »
de possession datée de 1085 H . / 1674 figure à la dernière page. du même texte qui appartenait à l’importante collection rapportée

LE COMMERCE ALMORAVIDE EN MÉDITERRANÉE


Il s’y plaint de la mauvaise qualité de la graphie du copiste. d’Égypte par Asselin de Cherville, ancien attaché d’ambassade
Al-Idrisi Exécuté pour un usage courant [voir p. 232-234],
Utilisée dans ce manuscrit, l’écriture maghrébine a pour au Caire. Ce nouveau manuscrit était accompagné de soixante-
Almería (Espagne) ce manuscrit miscellanées, qui contient la Géographie
caractéristique de noter différemment plusieurs lettres par neuf cartes géographiques. Jaubert effectua alors sa traduction Shawwal 744 H . / mars 1344 de al-Idrisi (fol. 1 – 233 v o ), ainsi que des extraits
rapport à la graphie orientale, différences dont le lecteur en français sur les deux manuscrits conservés à Paris, trans - papier oriental de l’Histoire de l’Inde de al-Biruni (fol. 234 – 238 v o ),
247 folios est dépourvu de cartes et copié dans une encre marron
était manifestement peu familier. crivant en caractères arabes les noms de lieux afin d’en corriger
reliure occidentale en cuir aux armes de Louis-Philippe en écriture maghribi dans un module plutôt large, sur
La seconde particularité de ce manuscrit est d’être à la fois les variantes dues à des erreurs de copie 11 . Le manuscrit H . 31,5 cm ; l. 22,5 cm un papier assez épais. Les mots importants sont signalés
daté et localisé. Le colophon porte la mention d’une ville qui fut ensuite l’un des six utilisés pour l’édition critique moderne autres mentions manuscrites par leur trait plus appuyé et plus sombre. Les deux premiers
Marques de possesseur, au nom de Abu Bakr b. Rustam folios ainsi que la fin de la première partie et le début
peut se lire comme Coïmbre ou Almería. Cette dernière semble réalisée par l’Istituto Orientale di Napoli. Shirwani, datée de 1085 H . / 1674, et au nom de ‘Ali b. ‘Arab de la seconde ont été remplacés par des feuillets plus
historiquement plus pertinente car, dépendant de l’émirat nasride Parmi l’abondante bibliographie consacrée à al-Idrisi, historique récents dans une écriture orientale et sur un papier
Rapporté de Constantinople en 1742 filigrané fin et blanc.
de Grenade, elle était encore sous domination musulmane essentiellement vouée à la description des différentes régions A V-N
Paris, BnF, département des Manuscrits
au X I V e siècle. Cette précision dans la localisation et la datation dans le texte et les cartes, peu d’études sont consacrées
inv. Arabe 2222 bibliographie et expositions
est importante car nous ne possédons que peu de renseignements aux manuscrits en tant qu’unités matérielles. La recherche Al-Idrisi (a).

sur l’origine des premiers manuscrits de al-Idrisi. L’attribution doit continuer dans ce sens.
au X I V e siècle pour les copies dites de « Paris I », de Saint-
Pétersbourg et d’« Istanbul I » ne repose en effet que sur des
caractéristiques codicologiques. Quant à l’écriture maghrébine
dans laquelle elles ont été copiées, elle recouvrait à cette
époque une zone très large englobant le Maghreb et ce qui
restait de al-Andalus.
Enfin, ce manuscrit tient une place conséquente dans l’histoire
de la traduction du Livre de Roger en Europe. Il est entré dans les
collections royales dans le cadre de la politique d’acquisition de
manuscrits en Orient menée aux X V I I e et X V I I I e siècles. Acheté par
le marquis de Villeneuve lors de son ambassade à Constantinople,
le manuscrit est envoyé en France sur le vaisseau du capitaine
Templier au milieu d’un lot de manuscrits arméniens et grecs.
Arrivé à Paris en 1740, il est remis à la Bibliothèque du Roi en
1742 sous le nom de « Geographia Nubiensis » (« Géographie
de la Nubie »), première traduction latine de l’ouvrage 9 . Quelques
dizaines d’années plus tard, le volume est remarqué par Pierre
Amédée Jaubert (1779-1847). Ce grand orientaliste, élève de
Sylvestre de Sacy et ancien traducteur de Bonaparte en Égypte,
raconte comment il tomba sur « un volume écrit en arabe, assez
peu lisible, non encore catalogué mais dont le titre, le nombre
de pages et la forme des caractères excitèrent d’abord, puis
finirent par captiver tout à fait [s]on attention 10 ». Il connaissait
alors l’existence des deux manuscrits conservés à Oxford ainsi
que celle de la Geographia Nubiensis, l’abrégé imprimé à Rome
en 1692 et traduit en latin en 1619 par les maronites Gabriel Sionite
et Jean Hesronite. Alors qu’il venait d’entreprendre, à l’insti -
gation de la Société de géographie, la traduction du texte et son
234 commentaire, il prit connaissance en 1831 d’un nouveau volume 235
J O R G E L I R O L A D E L G A D O

Torrevieja 4 (Espagne), Marrakech (Maroc) [cat. 134], Gao (Mali) 5 N’ayant pu arriver là comme fruits du commerce, elles sont

LE COMMERCE ALMORAVIDE EN MÉDITERRANÉE


[cat. 65]… L’unité formelle de cet ensemble lapidaire pose plutôt issues d’un pillage depuis leur lieu d’utilisation primaire
la question de leur provenance commune, ou de la diffusion et ont fait l’objet d’un remploi dans des localités proches de
d’un modèle imité localement. L’existence d’un commerce la côte. Ces pièces de marbre sculptées auraient donc été
de marbres déjà taillés en provenance des carrières de Macael, récupérées dans les cimetières d’Almería à la suite du sac
en Méditerranée, laisse penser que les stèles ont pu être auquel la ville fut soumise lors de sa conquête par les chrétiens
exportées depuis Almería, où de nombreux exemples ont été en 1147 10 , avant d’être transportées en d’autres points du littoral
trouvés en fouilles. chrétien, comme trophées de guerre ou comme poids pour
Les stèles funéraires d’Almería, Dans le cas des quatre stèles funéraires mises au jour lester des embarcations 11 .
marqueurs du commerce et de la circulation à Gao 6 – les plus somptueuses qui soient apparues en dehors Conjointement à celui de nombreuses autres productions,
des objets en Méditerranée de la péninsule Ibérique – et de la mqabriyya de Ibrahim trouvée le long voyage de ces stèles, qu’il résulte de pillage, de commerce
Une riche collection de près de deux cents inscriptions arabes à Marrakech 7 , les similitudes avec les stèles d’Almería sont ou d’envois de toute autre nature, évoque l’intensité du trafic
remarquables par leur qualité est rattachée à Almería, principal telles qu’il semble évident qu’elles ont été produites dans maritime ouest-méditerranéen et transsaharien au X I I e siècle.
port de la péninsule Ibérique jusqu’à sa chute et sa destruction des ateliers de ce port espagnol avant d’être exportées une fois Elles peuvent ainsi être mises en parallèle avec d’autres produc -
par les chrétiens en 1147. Leur nombre ne cesse d’augmenter achevées. Si cette attribution est correcte, trois de ces stèles tions d’Almería, comme les céramiques 12 trouvées dans plusieurs
au fil des découvertes 1 . L’immense majorité d’entre elles est de Gao constitueraient les exemplaires datés les plus anciens grands ports et mouillages de al-Andalus, de Lisbonne à Palma
à caractère funéraire et date de la première moitié du XIIe siècle, connus à ce jour de stèles d’Almería utilisant le motif de de Majorque, en passant par le grand port maghrébin de Ceuta 13
époque de l’apogée économique de la ville, alors sous domination l’arc symbolique. Elles sont datées des années 494 H . / 1100, [voir p. 244], retraçant en creux certains des itinéraires maritimes
almoravide. Toutes sont exécutées dans le beau marbre blanc 502 H . / 1108 et 503 H . / 1110, alors que le premier exemplaire connu des bateaux qui accostèrent dans le premier port de l’Empire
des carrières de Macael, situées près de la ville. Quelques-unes en al-Andalus date de 510 H . / 1116 8 . La stèle de Gao présentée almoravide, siège de son amirauté 14 . Les sources écrites, et
ont été découvertes dans les zones correspondant aux anciens dans cette exposition [cat. 65] est une stèle quadrangulaire notamment des passages de al-Idrisi 15 [voir p. 232-234], rendent
cimetières de la ville. également destinée, comme les trois précédentes, à être fichée compte du dynamisme exceptionnel du port d’Almería, ville
Deux types de marqueurs funéraires très caractéristiques verticalement. Elle comporte en revanche un champ épigraphique industrieuse, également célèbre pour sa production de tissus 16
peuvent être distingués dans cette production. Le premier type unique dans lequel est inséré un poème sans aucune indication [cat. 9] et d’objets en métal. Sa chute devant une coalition de
correspond à des stèles prismatiques tronco-pyramidales, dites concernant l’identité du défunt. On peut donc supposer que cette chrétiens en 1147, sa destruction partielle et son occupation
mqabriyya [cat. 135]. L’origine de cette forme semble attestée dans stèle était accompagnée d’une autre inscription sur un second durant dix ans, sonnèrent le glas de l’Empire almoravide. Outre
la région de Tunis, d’où elle aurait été introduite en al-Andalus, support contenant cette information. Les poèmes sont fréquents les stèles funéraires, d’autres objets provenant du sac d’Almería
et plus spécifiquement à Almería, où le premier exemplaire date parmi les stèles d’Almería. Il existe de grandes différences entre et ayant voyagé sont connus, tels les tissus du reliquaire de
de 1060. Elle s’est ensuite généralisée durant la première moitié la qualité de la sculpture de ces quatre stèles, très probablement Santa Librada de Sigüenza (Guadalajara) ; d’autres pourraient
du siècle suivant. Le second type est représenté par des stèles exécutées à Almería, et le reste des inscriptions arabes trouvées en provenir, dont un fragment qui entourait les reliques associées
quadrangulaires destinées à être fichées verticalement à la tête à Gao, ce qui conforte l’hypothèse d’un commerce de stèles au Christ roman « La Majestat Batló » : la date associée à ces
des défunts. Elles présentent un décor sculpté d’un arc en plein déjà inscrites. Il nous semble nécessaire d’écarter la théorie reliques est l’année 1147 17 .
cintre outrepassé au centre duquel se développe le champ selon laquelle les stèles de meilleure qualité seraient le fruit
épigraphique principal, complété en bordure par d’autres d’une production locale, par des artisans almériens installés
inscriptions [cat. 136 et 137]. à Gao, ce qu’aucune source ou témoignage matériel ne vient
Les caractéristiques de la sculpture, une écriture corroborer 9 . Il s’agit bien plutôt du résultat d’un commerce
généralement très nette et en relief de style coufique simple, transitant par le fleuve Niger, imité localement dans un second
parfois rehaussée de motifs végétaux ou géométriques, temps, et avec une réussite variable.
permettent également de distinguer les productions d’Almería. Le cas des inscriptions funéraires arabes qui sont apparues
Il est donc possible de rattacher à ce port, ou à des artisans en des lieux où aucune colonie musulmane ne s’était implantée,
en provenant, les stèles découvertes dans d’autres contextes, comme en France à Montpellier, Sorède ou encore Trouillas, doit
comme à Montpellier 2 [cat. 138 et 139], Sorède (église Saint- être interprété différemment. Il s’agit chaque fois de mqabriyya-s
236 André) 3 , Trouillas (commanderie de Masdéu) (France), Dénia, dont le type est caractéristique des productions d’Almería.
fig. 1
Vue de la forteresse d’Almería (Espagne)
134 135
Marqueur de Marqueur de tombe
la tombe d’Ibrahim Cette stèle prismatique en marbre blanc sculpté ont été retrouvées à Almería, notamment dans les Almería (Espagne) Ce type de marqueur funéraire prismatique était posé
Almería (Espagne) (?) est tronquée à son extrémité, nous privant ainsi des cimetières de la ville, mais également dans d’autres villes, 12 Safar 537 H . / 5 septembre 1142 au-dessus de l’endroit où le corps était enseveli. Il était
1 re moitié du XII e siècle informations liées à l’identité du défunt qu’elle devait ce qui témoigne de l’importance du commerce à l’époque marbre sculpté parfois accompagné d’une stèle fichée au niveau de la tête
marbre blanc certainement présenter. Les publications évoquant almoravide [voir p. 236-237]. Il s’agit cependant du seul H . 24 ; L . 162 ; l. 22 cm du défunt. Les marqueurs prismatiques, appelés mqabriyya

LE COMMERCE ALMORAVIDE EN MÉDITERRANÉE


H . 14,5 ; L . 90 ; l. 21cm sa découverte indiquent qu’elle avait été déplacée et exemplaire découvert au Maroc. inscriptions en arabe dialectal, étaient souvent composés d’une base
ne signalait plus l’emplacement d’une sépulture. Le type BTL /CD face 1 plane, rarement conservée, comme ici, sur laquelle reposait
inscriptions
face 1 auquel elle appartient, et le contenu de ses inscriptions bibliographie et expositions le prisme qui reproduisait, de façon pérenne, la forme
Basmala, tasliya […] religieuses, sont caractéristiques des stèles produites Meunié, Terrasse et Deverdun, 1952, p. 75-77 ; des tumuli de terre qui marquent encore de nos jours
à Almería ; on remarque que l’inscription est abrégée Deverdun, 1956, p. 8-10 ; Salih, 2010, p. 128 ; les tombes au Maghreb.
face 2 à plusieurs endroits. Nombre de stèles de cette sorte El Khatib-Boujibar, 2013 (a). L’inscription, typique dans sa forme comme dans
[sic ] Paris, 1990, n o 435 ; Rabat, 2010, n. p. son contenu – des versets coraniques recomposés – des
[sic ] productions des ateliers d’Almería dans la première moitié
face 2 du X I I e siècle, est l’épitaphe d’une femme, fille d’un faqih.
« Ibrahim al-Aqra‘, que Dieu fasse miséricorde Plusieurs marqueurs funéraires de femmes, aussi bien que
et fasse miséricorde à ceux qui L’invoqueront d’hommes, sont conservés. L’étude des noms de métiers
pour qu’Il ait pitié de lui ! » ou du statut des défunts semble montrer que les épitaphes
en marbre de ce type étaient assez largement accessibles
côté [cat. 137].
[sic ] BTL /CD

« Muhammad est l’envoyé de Dieu » bibliographie et expositions


provenance « Ceci est la tombe de ‘A’isha, fille du faqih, de l’amin Ocaña Jiménez, 1964, p. 83-84, pl. XXXVII a et b, n o 84 ;
Découverte sous le niveau du sol de la première mosquée Abu al-Qasim al-Nadar b. ‘Abd Allah al-Nadar. Elle Ocaña Jiménez, 1988 ; Lirola Delgado, 2000, p. 97-142.
al-Kutubiyya de Marrakech (Maroc) est décédée – qu’Allah sanctifie son âme et illumine sa
sépulture ! – le samedi douze du mois de Safar de l’an 537,
Rabat (Maroc), Musée archéologique
inv. D 4409
attestant qu’il n’y a pas de dieu hormis Dieu, unique,
sans associé, que Muhammad – Dieu le bénisse ! –
est Son serviteur et Son envoyé ; qu’Il l’a envoyé avec
la guidance et la religion véritable, pour la faire prévaloir
sur la religion en entier, en dépit de l’aversion des
associationnistes ; que le Paradis, le Feu et la Résurrection
sont vérité ; que l’heure du jugement est inévitable ;
que Dieu ressuscite les tombes. Elle a vécu dans cette
profession de foi et en elle, elle est morte »
provenance
Almería (Espagne)
Almería (Espagne), Museo Arqueológico Provincial
inv. 28817

cat. 134

238 239
cat. 135
136 Ce fragment de stèle funéraire, tout comme une autre pièce « Que le Paradis, le Feu et la Résurrection sont vérité ;

Stèle funéraire présentée dans l’exposition [cat. 137], est typique des
productions des ateliers d’Almería dans la première moitié
et que l’heure du jugement est inévitable ; que Dieu
ressuscite les tombes. Il a vécu dans cette profession
Almería (Espagne) du X I I e siècle. Ces ateliers utilisaient le très beau marbre de foi, et en elle il est mort, et en elle il ressuscitera si Dieu
18-19 Ramadan 516 H . / 19-20 novembre 1122 blanc des carrières de Macael, situées non loin de la ville. le veut. Que Dieu le prenne dans Sa miséricorde ainsi que
marbre sculpté Ces productions se caractérisent, non seulement par la celui qui s’apitoie sur lui, ainsi que tous les musulmans ! »
H . 56 ; l. 30 ; É P . 3,5 cm nature du marbre employé, mais par le style de l’épigraphie
inscriptions coufique utilisé, l’organisation du décor – ici autour d’un arc bandeau sommital
bandeau surmontant l’arc : outrepassé à encadrement carré – et les formules choisies, Basmala, tasliya (lacunaires)
Basmala, tasliya en partie stéréotypées. À la même époque et dans les
mêmes ateliers, on fabriquait également des marqueurs champ central
champ épigraphique central funéraires prismatiques [cat. 134, 135, 138 et 139], qui Coran, III , 185 (lacunaire)
pouvaient parfois être associés aux stèles.
BTL /CD

bibliographie et expositions
[sic ] Ocaña Jiménez, 1964, p. 32-33, n o 35, pl. XVI b ; Ocaña
Jiménez, 1988 ; Lirola Delgado, 2005, p. 245, fig. 11.
« Le salut absolu, par la grâce de Dieu, Héritier des cieux
et de ce qu’ils contiennent, et de la terre et de ce qu’elle
contient. Ceci est la tombe de Ahmad b. Husayn b. Tahir
al-‘Adhri. Il est mort la nuit du lundi, dix-neuf jours s’étant
écoulés du mois de Ramadan al-Mu‘azzam, de l’an 516 »
137
Stèle funéraire
bordure Almería (Espagne) « Ceci est la tombe du faqih, du hadjdj, Abu Hafs ‘Umar
[sic ] 2 Ramadan 526 H . / 18 juillet 1132 b. Yunus al-Dani – que Dieu le prenne dans Sa miséricorde !
[sic ] marbre sculpté Il est mort le lundi 2 du mois de Ramadan de l’an 526 – Que
H . 95 ; l. 43 ; É P . 2 cm Dieu le prenne dans Sa miséricorde et fasse briller son visage,
« [témoignant] que Muhammad – Dieu le bénisse inscriptions et le reçoive généreusement ! – Témoignant, à propos de Dieu
et le secoure – est Son prophète ; qu’Il l’a choisi pour encadrement – qu’Il soit honoré et exalté ! – ce dont il témoigna à propos
cette mission, de la famille la plus noble ; qu’Il l’a envoyé de Lui-même, et dont témoignent Ses anges, le Prophète
avec la guidance et la religion véritable pour la faire et Ses créatures dotées de science : qu’Il est Dieu ; qu’il n’y a
prévaloir sur la religion… » pas de dieu hormis Dieu, unique, sans associé ; qu’Il n’a besoin
provenance de rien ni de personne, que Muhammad est Son serviteur
Almería (Espagne) et Son envoyé ; Il l’a envoyé avec la guidance et la religion
véritable annonçant [la bonne nouvelle], conduisant
Almería (Espagne), Museo Arqueológico Provincial
inv. 28795
et invoquant Dieu comme une lumière ardente »
provenance
Almería (Espagne), Pechina
historique
Collection Medina (?), puis collection Merlo Pinto ;
acquis par achat
Madrid (Espagne), Instituto Valencia de Don Juan
inv. 8251

Cette stèle funéraire a été découverte à Pechina, petite ville


située près d’Almería, premier port de al-Andalus à l’époque
almoravide. Il s’agit de la stèle d’un faqih nommé Abu Hafs
‘Umar b. Yunus al-Dani.
Tant par le style de son épigraphie coufique que par ses
dimensions, son décor, organisé autour d’un arc outrepassé,
et son contenu, elle est représentative des productions,
large ment diffusées, des ateliers d’Almería [voir p. 236-237].
Exécutée à la mort du défunt, elle nous apprend que celui-ci
a fait le pèlerinage à La Mekke (Hadjdj), et elle indique le jour
du décès. Le reste de l’inscription est stéréotypé. Il commence
par la basmala, la tasliya, puis présente différentes sections
de versets coraniques recomposées, comme cela est fréquem -
ment attesté sur ce type de stèle. La profession de foi puis
les fondements de la croyance islamique sont exprimés
parla bouche de celui qui les a prononcés, classiquement,
avant de mourir. Publiées dès 1887, cette stèle et l’édition
de son texte rendent compte de l’ampleur des premiers
travaux raisonnés des arabisants espagnols.
BTL /CD

240 bibliographie et expositions


cat. 136 Saavedra, 1887, p. 148-150 ; Ocaña Jiménez, 1964, n o 118, cat. 137
p. 118-119, pl. LI b.
138 et 139
Marqueurs de tombe
Almería (Espagne) « Emplissez-vous de résignation, faites-en provision, La Société archéologique de Montpellier possède trois Il arbore un poème, qui devait compter sept, ou plus célèbres en matière de transmission de la science
1 re moitié du X I I e siècle, avant 1147 pour supporter la mort de Ibn Ayyub / un jeune homme marqueurs de tombe provenant d’Almería, appartenant certainement neuf vers, dont cinq ont été conservés religieuse. L’un deux, le juriste et jurisconsulte Abu
marbre blanc de Macael (Espagne) chéri de tous. / Sa noblesse était manifeste aux yeux au type dit mqabriyya, c’est-à-dire tronco-pyramidal, dans leur totalité et deux sont incomplets : Il manque un al-‘Abbas Ahmad b. Khalaf b. Sa‘id, est mort à Almería
cat. 138 : H . 17,7 ; L . 72 ; l. 24,5 cm de tous […] / […] / Combien de ses intimes se sont flétris et exécutés en marbre blanc de Macael. Deux de ces trois fragment de près de 40 cm de longueur. Le thrène présente au début du mois de Radjab 522 H . / 1128. Nous ne

LE COMMERCE ALMORAVIDE EN MÉDITERRANÉE


cat. 139 : H . 12 ; L . 107,5 ; l. 24,4 cm quand le malheur l’a affecté / se considérant en état marqueurs fragmentaires sont ici évoqués. Ils ont été une rime en bi et utilise le mètre basit. Il a probablement connaissons pas la date de décès de son fils Abu al-Qasim
inscriptions de suffocation : tu es passé ! Tu étais encore étudiant rapportés d’Almería, comme trophées de guerre ou comme été composé spécialement car il porte le nom du défunt, Muhammad, ni celle de son père Khalaf, né à Dénia
cat. 138 en droit appliqué dans la science de l’opinion / jusqu’à lest dans des embarcations, à la suite de la conquête Ibn Ayyub, Ayyub étant le nom de Job en arabe, réputé en 460 H . / 1067-1068, et disciple du célèbre lecteur
ce qu’advienne ce que nul n’avait demandé. / La mort, de la ville par les chrétiens en 542 H . / 1147. Ils datent pour sa patience ou sa résignation, à laquelle fait allusion ‘Amr al-Dani. L’une de ces trois figures pourrait
tu as causé de la douleur dans le cœur de son père / de la période almoravide. le premier vers. Tout indique que Ibn Ayyub est mort jeune, correspondre à l’identité de notre défunt.
qui ne trouve plus de plaisir dans […] / […] / […] c’est L’épigraphie, en relief, est de style coufique simple. avant d’achever ses études juridiques portées sur l’opinion Le troisième marqueur de ce groupe conservé
une des choses surprenantes. / Tu as laissé ses deux Les deux des marqueurs exposés [cat. 138 et inv. 965] et l’effort personnel. S’y exprime également un reproche à Montpellier [inv. 965] a été découvert à Nîmes 1 .
« Au nom de [Dieu, le Clément, le Miséricordieux. adversaires dans le double état de son existence, arborent une ligne d’écriture unique et continue sur leurs direct à la mort pour la douleur causée au père du jeune On n’en conserve aujourd’hui que la partie centrale,
Que Dieu bénisse] Muhammad… et tu es venue pour nous priver de la vue de Ibn Ayyub » deux faces, rehaussée de rinceaux. La bande épigraphiée homme, qui lui a survécu. Ni les formules religieuses où il est indiqué qu’il s’agit de la tombe d’un juriste mort
« [il est décédé... 5...] en témoignant qu’il n’y a pas provenance est bordée d’une frise de motifs alternant deux perles habituelles ni l’identité complète du défunt et sa date en 533 H . / 1139, que l’on pourrait identifier comme étant
de Dieu hormis Dieu, l’unique, sans associé » cat. 138 : Découverte en 1892 lors de travaux percées et un motif oblong. Sur le troisième, qui a l’inscrip - de décès ne sont mentionnées, ce qui laisse penser que ce Abu al-Hasan ‘Ali b. Ibrahim al-Ansari, dit Ibn al-Lawwam,
menés rue de la Monnaie à Montpellier (Hérault) tion la plus longue [cat. 139], le texte est disposé en deux marqueur était accompagné d’une stèle, destinée cette fois juriste et traditionnaliste né à Almería en 474 H . / 1081-
cat. 139 cat. 139 : Découverte dans les vestiges du presbytère lignes sans ornement végétal ni bordure décorative, à être fichée à la tête du défunt, de forme quadrangulaire 1082, mort en Radjab 533 H . / mars-avril 1139, et enterré
d’Aniane (Hérault) celle-ci étant simplement indiquée par un ruban. et à décor d’arcature. Il s’agit en effet du type de marqueur dans le cimetière situé à l’extérieur de la porte de Pechina
Le premier marqueur [cat. 138] est apparu en 1892 funéraire pour lequel nous disposons du plus grand nombre à Almería 2 .
Montpellier (Hérault), Musée languedocien,
collections de la Société archéologique de Montpellier
rue de la Monnaie à Montpellier. Il conserve le début de vestiges archéologiques pour cette époque [voir par Bien qu’arrivés de manière relativement mystérieuse
cat. 138 : inv. 886.1.1 ; cat. 139 : inv. 892.1.1
et la fin d’une inscription funéraire, avec les formules exemple cat. 136 et 137]. Le défunt peut être identifié en France, et postérieurement à leur date de production
religieuses habituelles. Malheureusement, la partie comme étant Abu Muhammad ‘Abd Allah b. Abi ‘Abd Allah et de premier emploi, ces marqueurs de tombe illustrent
contenant les informations relatives à l’identité et b. Ayyub al-Lanti, un Berbère décédé à Almería vers l’importance des productions lapidaires d’Almería,
à la date de décès du défunt est perdue. 515 H . / 1121-1122, ou plus probablement un membre notamment dans le domaine funéraire.
Le second marqueur [cat. 139] a été trouvé à Aniane, non de la famille des Banu al-Ayyub al-Yahsubi, originaire JLD

loin de Montpellier, après l’effondrement du presbytère. de Dénia et établie à Almería. Ses membres étaient bibliographie et expositions
Jomier, 1954 ; Aceña, 1998.

cat. 139

243
cat. 138
140
De port en port, le voyage des plats colorés Plat
Almería (Espagne) (?)
Plusieurs témoins font état de l’intense circula- rattacher à aucune espèce. On retrouve ce motif 1 re moitié du X I I e siècle
tion des objets dans les vastes empires almora- de l’oiseau isolé sur plusieurs autres productions céramique glaçurée, décor de cuerda seca
H . 7,7 ; D . base 8,4 cm
vide et almohade. Les céramiques à glaçures de la même époque, tels des plats découverts à
provenance
multicolores se distinguent par leur grande qua- Mértola 9 , Malaga 10 , Almería 11 et Cieza 12 . Dans la
Lisbonne (Portugal), Rua das Pedras Negras
lité et par la quantité des pièces parvenues jus- littérature soufie d’alors 13 , l’oiseau évoque l’âme
Lisbonne (Portugal), Museu da Cidade
qu’à nous. Faciles à reconnaître parmi les tessons s’échappant du corps au moment du dernier sou-
inv. MC . ARQ . RPN .96. C /1569
non décorés, elles sont devenues l’un des objets pir. Une lecture symbolique des différentes com-
d’étude privilégiés des archéologues et des histo- positions de ces plats renvoie donc au thème du Ce plat, très peu connu des spécialistes car peu publié,
est un témoin de la culture matérielle raffinée de la ville
riens qui tentent de connaître l’activité écono- paradis. Les bords présentent des motifs diffé-
portuaire de Lisbonne dans la première moitié du X I I e siècle,
mique des empires berbères, à peine évoquée par rents, végétaux dans le cas des exemplaires de
avant qu’elle ne soit prise et saccagée par les chrétiens,
les sources écrites de l’époque. Parmi les diffé- Mértola, Lisbonne et Almería. Le plat de Qsar tout comme le grand port d’Almería, en 1147. Les fouilles
rents groupes identifiés, on trouve une petite Seghir est quant à lui orné d’une frise de cœurs et, archéologiques mettent peu à peu au jour les vestiges
série de plats à décor mixte, qui associent de sur le bord, de quatre « fleurs de lotus ». contemporains des dernières années de la présence
façon exceptionnelle la technique de la cuerda La dispersion de ces plats à décor mixte, islamique à Lisbonne. C’est ainsi que d’autres céramiques
à décor de cuerda seca, les unes importées, proba blement
seca au décor estampé sous glaçure. Leurs motifs comme celle de plusieurs autres séries de céra-
d’Almería, les autres de production locale, ont été
d’étoiles ou de rosettes estampées ont été exécu- miques glaçurées produites à la même époque, découvertes sur le site du château São Jorge 1 .
tés avant une première cuisson, puis recouverts contribue à mettre en évidence la circulation et L’extérieur de ce plat est monochrome. Au centre,
de glaçure avant de subir une seconde cuisson. les flux commerciaux entre les différents ports du délimité par une frise de motifs estampés sous glaçure,
L’association des deux techniques apparaît sur monde almoravide et almohade, de part et d’autre se tient un oiseau aux ailes vertes ; sur les bords, des
des plats de différentes formes, attribués au du détroit de Gibraltar. Chaque découverte com- plages alternativement blanches et de couleur miel sont
délimitées par quatre motifs, comme on peut le voir sur
XIIe siècle 1 , et retrouvés en fouille dans plusieurs plète la liste des ports commercialement actifs et
d’autres pièces datant de la même époque [cat. 142].
sites portuaires du sud de la péninsule Ibérique celle des mouillages par ailleurs évoqués par les Ce plat peut être rattaché à deux séries. La première est
ou du nord du Maghreb : Carthagène 2 , Almería 3 , écrits géographiques de la période, tel le Kitab celle des rares pièces à décor mixte estampé sous glaçure
Qsar Seghir 4 [fig. 1], Mesas de Asta 5 , Mértola 6 nuzhat de al-Idrisi [cat. 133]. Lorsque les ateliers et de cuerda seca attestées, bien qu’en faible nombre,
[cat. 142] et Lisbonne [cat. 140]. Il s’agit donc d’ob- de production sont identifiés, c’est tout un pan de dans plusieurs grands ports de l’Occident musulman
[voir p. 244 et cat. 142] ; la seconde est celle formée par
jets qui voyagèrent et furent commercialisés dans circulation qui peut être reconstitué, correspon-
les plats présentant en leur centre un motif d’oiseau isolé.
les ports les plus dynamiques de l’occident de la dant à des activités commerciales courantes que
Deux beaux exemplaires de ce type ont été découverts
Méditerranée ; cependant, on ignore encore dans l’on doit distinguer, d’un point de vue écono- dans la ville portuaire de Mértola 2 et un autre dans
lequel d’entre eux ils furent produits. Il semble mique, de celles, ponctuelles, liées à une volonté le site également portuaire de Qsar Seghir [fig. 1].
que ce ne soit pas le port de Lisbonne, puisque les politique particulière, dont témoigne pour les Le motif d’oiseau est également attesté en contexte
pâtes et les glaçures des cuerda seca qui y sont époques considérées le transfert de Cordoue à de production sur des jarres produites à Almería 3 ,
d’où ces plats ont probablement été exportés. Le port
produites présentent des caractéristiques diffé- Marrakech d’un admirable minbar à la demande
d’Almería associait en effet de façon exemplaire des
rentes de celles de cette série. Il est plus vraisem- de l’émir almoravide [voir p. 192].
ateliers de production de très grande qualité, dans
blable qu’elles sont originaires du grand port SGM
le domaine de la céramique, des tissus et des métaux,
d’Almería, siège de l’amirauté almoravide, car la et une flotte commerciale très bien organisée, renforcée
fabrication de plats à décor de cuerda seca de par la présence de l’amirauté almoravide.
SGM /CD/JB
forme similaire à certains plats de cette série y est
bibliographie et expositions
attestée 7 .
Inédit.
Ces plats se caractérisent par un motif central
entouré d’une étroite bande circulaire où ont été
apposés les motifs estampés. Le motif central de
la pièce de Mértola [cat. 142] est un « arbre de vie »
dont la partie sommitale est formée de trois
« fleurs de lotus ». La position de cet arbre dans la
composition ainsi que le motif renvoient au thème
de l’arbre qui se trouvait au centre du paradis 8 . Le
motif central du plat découvert à Mesas de Asta
est un motif épigraphique : « ‘afiya », signifiant
« bonheur ». Au centre des plats découverts à
Lisbonne, Almería et Qsar Seghir, on trouve un
oiseau en position isolée. Il s’agit d’un oiseau
sans caractéristique particulière, que l’on ne peut
fig. 1
Plat à l’oiseau découvert à Qsar Seghir (Maroc) (Redman, 1978)
141
Plat
Almería (Espagne) (?) bibliographie et expositions du plat borde le motif central, végétal, formé de trois
1 re moitié du X I I e siècle Rosselló Bordoy, 1978 ; Flores Escobosa, Muñoz Martín et bulbes ancrés sur une tige munie d’un pied à sa base.
céramique glaçurée Lirola Delgado, 1999 ; Lull et alii, 2001 ; Gómez Martínez, Sous la lèvre, des plages alternativement blanches
H . 7 ; D . max. 24,5 cm 2004 ; Déléry, 2006 ; Lull et alii, 2010. et de couleur miel sont délimitées par quatre motifs :
provenance deux motifs formés de palmettes opposées, et deux carrés
Montuïri, île de Majorque (Espagne), coupés par leurs diagonales.
site archéologique de Son Fornés Le motif central, finement exécuté, est un motif codifié,
bien qu’interprété selon une infinité de variantes [cat. 141].
Montuïni (Espagne), Museo Arqueològic
inv. SF - ZD - S 1-1 A 1-40
Il est attesté sur la céramique de al-Andalus depuis

Ce plat a été découvert en 2008 au cours des fouilles


142 la seconde moitié du X e siècle, comme en témoigne par
exemple une jarre à décor de cuerda seca du musée
archéologiques menées à Son Fornés, sur l’île de Majorque. Plat de Ceuta 1 . Il est toujours formé d’une longue tige nouée
Il gisait, très fragmenté, dans les couches superficielles Almería (Espagne) (?) émergeant d’un pied triangulaire. Au sommet fleurissent
d’une partie du site utilisée à l’époque contemporaine milieu ou 2 nde moitié du X I I e siècle trois bulbes, parfois plus. La codification de ce motif est
comme terrain agricole 1 . Dans ces niveaux superficiels, céramique estampée sous glaçure et décor de cuerda seca la preuve qu’il possédait une identité bien particulière,
des vestiges datant de toutes les époques d’occupation H . 10 ; D . max. 29,5 ; D . pied 11 cm que l’on a parfois rapprochée des « arbres » ou de « l’arbre
de ce site rural ont été mis au jour, depuis sa fondation, provenance du paradis » (Sidrat al-muntaha) évoqués dans le Coran
matérialisée par trois édifices monumentaux (talaiots) Mértola (Portugal), Alcáçova du Castelo, cryptoportique ( LIII , 14-16) et dans la littérature populaire de l’époque.
vers 900 avant notre ère, jusqu’à son abandon au I er siècle SGM /CD
Mértola (Portugal), Museu de Mértola
de notre ère 2 . Le matériel décontextualisé découvert inv. CR / CST /0014 bibliographie et expositions
en surface comprenait également des céramiques du Bas Torres C., 1986, p. 195 ; Torres C., 1987, p. 84 ; Torres C.
Empire et d’époque romaine tardive, ainsi que de rares Ce plat creux à pied annulaire présente sur ses parois et Gómez Martínez, 1995, n o 83, p. 102-103 ; Macias
fragments altérés de céramiques d’époque médiévale, internes un décor mixte peu courant [voir p. 244]. et Torres C., 2001, n o 35, p. 127 ; Gómez Martínez, 2002,
datant de l’occupation islamique. L’extérieur est recouvert d’une simple glaçure mono - n o 14, p. 62 ; Gómez Martínez, 2004, n o CR / CST /0014.
La découverte inédite d’un plat à décor de cuerda seca, chrome. La frise estampée circulaire qui court à l’intérieur Lisbonne, 1998-1999, n o 45, p. 94.
dont tout le profil a pu être restitué lors d’une opération
de restauration délicate, soulève des questions. Il s’agit
en effet d’une vaisselle de luxe dont l’acquisition était
réservée aux élites urbaines des grandes villes côtières,
mais dont on n’a paradoxalement découvert que peu
d’exemplaires datant du X I I e siècle dans la ville de Palma
de Majorque 3 .
L’intérieur de ce plat est décoré selon la technique dite
« cuerda seca totale ». Les couleurs utilisées pour le décor
glaçuré sont le vert turquoise, le vert olive, le blanc et
le noir. Les parois sont courbes 4 , la lèvre extrovertie,
et le fond présente un pied annulaire. Le motif décoratif
central est constitué d’une tige d’où s’échappe un bulbe
floral soutenu par un calice vert. Sur les parois extérieures,
on observe une inscription pouvant correspondre aux trois
première lettres du mot arabe al-yumn (« la félicité ») 5 ,
ainsi qu’un motif de bulbe. Ces deux motifs, disposés
de façon asymétrique, se détachent sur un fond clair.
La présence de ce décor extérieur permet de penser que
cette pièce a également pu servir de couvercle.
Des plats comparables ont été découverts dans
le cryptoportique de l’Alcáçova de Mértola au Portugal 6
[cat. 142 à 144]. La collection de céramiques à décor
de cuerda seca totale découvertes dans ce port fluvial
présente de nombreuses similitudes, tant du point de vue
des profils et des motifs que de la pâte argileuse, avec
les céramiques produites dans la première moitié du
X I I e siècle dans les ateliers d’Almería 7 , le plus grand port
du sud-est de l’Espagne. Les points communs incluent
aussi l’existence de défauts, tels que nous pouvons
les observer sur ce plat découvert à Son Fornés. Ainsi,
les glaçures colorées outrepassent fréquemment les lignes
peintes au manganèse censées les séparer.
De ces similitudes, on peut conclure que le plat
majorquin provient probablement des ateliers du grand port
d’Almería et qu’il a été produit dans la première moitié du
246 X I I e siècle, avant que ce port ne soit pris et en partie détruit
par une coalition chrétienne en 1147-1148 8 . cat. 141 cat. 142
MASF
143 et 144 145
Plat creux et couvercle Plat à motif de cerf
Espagne, probablement Almería Ces formes, preuves d’un grand raffinement dans Espagne, probablement Almería
1 re moitié ou milieu du X I I e siècle la présentation des plats, sont rarement attestées en 1 re moitié ou milieu du X I I e siècle
céramique glaçurée, décor de cuerda seca fouille. Il ne s’agissait pas en effet de pièces de vaisselle céramique glaçurée, décor de cuerda seca
cat. 143 : H . 7,7 ; D . max. 21 ; D . pied 8,5 cm courantes, mais d’objets luxueux, revêtus d’un décor H . 8 cm ; D . max. 25,5 cm ; D . pied 10, 6 cm
cat. 144 (non reproduit dans l’ouvrage) : de cuerda seca par ailleurs difficile à exécuter car fondé provenance
H . 7 ; D . max. 22 cm ; D . anneau de préhension 8 cm sur le cloisonnement de glaçures susceptibles de se Mértola (Portugal), Alcáçova du Castelo, cryptoportique
inscription mélanger lors de la cuisson si celle-ci n’est pas conduite Mértola (Portugal), Museu de Mértola
cat. 143 correctement 1 . inv. CR/CST/0001
« Bénédiction » Dans les deux cas, le décor se présente sous la forme
provenance de médaillons arrondis ou allongés. Des pièces compa - Ce plat est sans doute l’une des plus belles réalisations
Mértola (Portugal), Alcáçova du Castelo, cryptoportique rables ont été découvertes dans les contextes d’ateliers à décor de cuerda seca produites dans les ateliers du sud-
de l’actuelle Avenida Pablo Iglesias, dans la grande ville est de al-Andalus dans la première moitié du X I I e siècle.
Mértola (Portugal), Museu de Mértola
cat. 143 : inv. CR / CST /0012 ; cat. 144 : inv. CR / CST /0017
portuaire d’Almería, siège de l’amirauté almoravide 2 . Il est caréné en partie médiane. La carène délimite
Le motif baraka y est fréquemment attesté. Les pièces à l’intérieur un espace central circulaire dans lequel se
Ces pièces témoignent de l’existence d’une vaisselle mises au jour à Mértola, port situé sur un point de rupture développe le motif principal : un cerf en position statique
de luxe soignée à la fin de l’époque almoravide. Il s’agit de charge du fleuve Guadiana, au sud du Portugal, ont accompagné d’éléments végétaux. Les grands bois de
de formes ouvertes dont la particu larité est de présenter probablement été produites dans cette ville puis trans - l’animal épousent le tracé de la carène arrondie. Afin de
le décor principal sur leur face externe. L’une d’elles portées par bateau. On retrouve ce type de production donner de la légèreté au motif, des espaces ont été laissés
possède une lèvre double dont la morphologie permet jusqu’au port de Lisbonne, preuve du rayonnement en réserve dans le corps de l’animal, par ailleurs moucheté
de recevoir un couvercle à lèvre simple. Ces caracté - des ateliers d’Almería, qui ont par ailleurs donné lieu de brun. Au-dessus de la carène court une frise de
ristiques ont permis de comprendre qu’il s’agissait là à des imitations locales. palmettes triangulaires stylisées et affrontées.
de deux formes destinées à être associées, l’une servant SGM /CD La perfection de cette pièce, soigneusement restaurée
de couvercle à l’autre. La chose est confirmée par le bibliographie et expositions par le Campo Arqueológico de Mértola, réside dans
sens de lecture des décors. L’épigraphie souhaitant Torres C., 1986, p. 196 ; Torres C., 1987, p. 81 ; Torres C., l’association de plusieurs talents : celui du potier qui
la « bénédiction » qui orne la pièce à lèvre double ne 1989, p. 51 ; Torres C. et Gómez Martínez, 1995, n o 81, a conduit la cuisson et réussi le tour de force que les
peut être lue que lorsque celle-ci est utilisée comme p. 102-103 ; Macias et Torres C., 2001, n o 44, p. 132, n o 115, glaçures ne se mélangent pas, celui de l’artisan qui a mis
plat creux ; à l’inverse, le décor végétal de l’autre pièce p. 166 ; Gómez Martínez, 2002, n o 12, p. 60, n o 17, p. 65 ; le plat en couleur avant cuisson, et celui du dessinateur
montre le développement d’un bulbe végétal qui ne peut Gómez Martínez, 2004, n os CR/CST/0012 et CR/CST/0017. qui est sans aucun doute intervenu pour exécuter un carton
se comprendre que lorsque celle-ci est utilisée comme Rabat, 1988, n o 45 ; Lisbonne, 1998-1999, n o 51, p. 96, préliminaire. En effet, les courbes et contrecourbes qui
couvercle. Plat et couvercle sont recouverts sur leur face et p. 127. donnent toute son élégance à cette pièce ne s’improvisent
interne d’une glaçure monochrome de couleur miel. pas à main levée, non plus que la mise en couleur, qui
a été soigneusement pensée afin que les quatre couleurs
utilisées, vert, blanc, miel et noir – la palette la plus large
existant alors –, soient harmonieusement réparties.
Un motif apparenté, cette fois probablement une gazelle,
avec d’élégants jeux de courbes et de contre-courbes,
est également attesté sur des plats carénés produits à
Saragosse à la fin du X I e siècle ou au début du X I I e siècle 1 ,
montrant qu’il s’agissait sans doute là de l’un des motifs
privilégiés du répertoire de cette époque, à côté des
formules de souhait « bénédiction » [cat. 143 et 144] et
« félicité », et des motifs animaliers, au premier rang
desquels les oiseaux [cat. 140].
SGM /CD

bibliographie et expositions
Torres C., 1986, p. 196 ; Torres C., 1987, p. 85 ; Torres C.,
1989, p. 51 ; Torres C. et Gómez Martínez, 1995, n o 79,
p. 102-103 ; Macias et Torres C., 2001, n o 33, p. 125 ;
Gómez Martínez, 2002, n o 1, p. 49 ; Gómez Martínez, 2004,
n o CR/CST/0001 ; Gómez Martínez, 2008, p. 54.
Rabat, 1988, n o 46 ; Lisbonne, 1998-1999, n o 63, p. 100 ;
Grenade, 2013-2014, p. 196.

248
cat. 143 (plat creux) cat. 145
146 147 148
Plat aux faons Pied ou Brûle-parfum
aux cous entrelacés support de lampe (?) ornant l’autre objet conservé à Madrid. Sur celui autrefois Al-Andalus comparé à une coupole nervée ajourée. Un petit oiseau,
Maghreb ou al-Andalus du médaillon central sont enveloppés de rinceaux Al-Andalus à Valence, les médaillons ne portent qu’un motif, celui X I I e siècle juché sur le dessus, offre une prise. Ce type de prise
1 re moitié du X I I e siècle de palmettes fleuronnées. X I I e siècle d’un lion rampant. Ce motif connaît un développement alliage cuivreux moulé et ciselé zoomorphe est bien attesté dans le monde islamique
bronze ciselé La thématique décorative utilise des modèles très alliage cuivreux, doré, repoussé et incisé particulier à l’époque almohade sur plusieurs types H . 15,5 ; D . 8,8 cm médiéval en général, et en al-Andalus en particulier, sur

LE COMMERCE ALMORAVIDE EN MÉDITERRANÉE


H . 2,8 cm ; D . 27,3 cm répandus dans la décoration céramique de cette période, H . 9,5 cm ; D . 12 cm de supports [voir p. 386-388]. provenance des lampes à huile et des braseros. Un autre brûle-parfum
inscriptions où motifs géométriques et épigraphiques se combinent inscription Notre méconnaissance des contextes de découverte de Madrid (Espagne), couvent de las Madres Mercedarias présentant un couvercle ajouré apparenté a été rapproché
frise centrale de façon à solliciter la protection divine pour les aliments « Bénédiction » ces objets, et de façon plus générale, des métaux andalous, historique de notre exemplaire. Conservé à l’Instituto Valencia de
« Bénédiction totale » servis dans les plats 1 . Le motif des jeunes cervidés provenance ne nous permet pas de préciser la datation de ces trois Ancienne collection M. Gómez-Moreno Don Juan de Madrid (inv. 3071), il proviendrait de Grenade 1 .
aux cous entrelacés sur un fond floral est au contraire Cordoue (Espagne) belles pièces, mais on peut avancer qu’elles remontent Rafael Azuar l’attribue cependant plutôt au X I e siècle sur
Grenade (Espagne), musée de l’Alhambra
frise périphérique relativement inhabituel, ce qui soulève le problème de historique sans doute aux empires berbères, comme le laissent penser inv. 3805
la base de comparaisons avec les encensoirs de l’époque
sa provenance. Cependant, un poinçon céramique destiné Acquis de Don Miguel Bernabé le style épigraphique et la nature des motifs. Parmi ceux-ci, califale.
à exécuter des décors estampés et présentant un motif très outre le lion, on remarque la présence d’un lièvre, égale - Ce brûle-parfum proviendrait du couvent de las Madres CD
Madrid (Espagne), Musée archéologique national
« Le bonheur complet, la bénédiction totale, proche a été découvert à Tlemcen, qui date probablement inv. 1925/35/2
ment attesté sur des métaux de l’époque almohade, tel Mercedarias à Madrid. On ignore comment il y était arrivé bibliographie et expositions
le bien-être complet, la joie éternelle » de la même période 2 . Il témoigne donc de l’existence le brasero de la Plaza de Chirinos à Cordoue [cat. 230], et comment il est ensuite parvenu dans la collection Bermúdez Pareja, 1952-1953 ; Fernández Puertas, 1976,
provenance de cette composition animalière « orientalisante » dans Cet élément sphérique appartient à un type de mobilier, et celle d’un griffon, animal fantastique peu habituel sur de M. Gómez-Moreno, illustre spécialiste de l’art de fig. 4 ; Zozaya, 1995, p. 232, fig. 1 ; Zozaya et von Gladib,
Mértola (Portugal), Alcáçova du Castelo les productions du X I I e siècle. Une lampe à huile d’époque peut-être un support de lampe, dont il existe plusieurs les objets de l’Occident islamique mais dont l’importance al-Andalus et de Grenade en particulier. Il a été attribué 1995 (b).
almohade est également ornée d’un motif apparenté 3 . exemplaires. L’un d’entre eux, également découvert est magistralement traduite par le griffon de Pise [cat. 151]. au X I I e siècle par différents chercheurs, sur la base du
Mértola (Portugal), Museu de Mértola
inv. MM . AI .0003 (anciennement BR / ME /0001)
L’origine de ce plat de bronze est mal définie et il s’agit à Cordoue et conservé au Musée archéologique national Quant à l’inscription « bénédiction », il s’agit de l’invocation style de son inscription en caractères coufiques incisée
à ce jour d’un unicum. C’est indéniablement un objet à Madrid, possède un haut piédouche supportant une la plus fréquente sur les pièces de l’époque almoravide, sur la partie inférieure. Ce bandeau, tel qu’il a été lu dans
Ce plat de bronze a été découvert en 1978, lors d’une de luxe, certainement utilisé pour présenter des mets lors sphère identique à la pièce ici présentée, et un col évasé. tous supports confondus [cat. 143 et 144]. les publications précédentes, porte la phrase suivante :
intervention archéologique menée dans le cryptoportique d’occasions exceptionnelles. L’excellence de son exécution Un objet comparable était conservé à Valence 1 . Il s’agit La forme de ces éléments de lampes semble ancien - « Bénédiction complète, prospérité et gloire. Bénédiction
de l’Alcáçova du Castelo de Mértola. Il est peu profond et technique et sa beauté décorative, qui s’associent pour sans doute de la partie basse d’objets autrefois complets. nement attestée en al-Andalus. Une pièce comparable, complète et gloire. Bénédiction ».
à bord droit, et repose sur une base plane. Sa face interne demander la protection divine sur son contenu, évoquent Nous ne connaissons les contextes précis de découverte conservée au Musée archéologique de Grenade, Cette œuvre est composée de trois parties, un réceptacle
est intégralement ciselée au burin. Le décor est organisé un atelier métallurgique de prestige. d’aucun d’entre eux. Ils ont cependant des points communs, a en effet semble-t-il été découverte à Madinat Elvira 2 . inférieur sur piédouche permettant de recueillir les
en registres concentriques autour d’un médaillon central Cette œuvre est une pièce remarquable du musée non seulement formels mais décoratifs, qui méritent d’être De plus amples études s’imposent sur ce petit groupe cendres, une grille mince où étaient posées les matières
dans lequel deux faons affrontés entrelacent leurs cous de Mértola, et appartient à la collection permanente soulignés. La pièce que nous présentons est décorée de d’objets qui, avec les braseros, font partie des rares à brûler, et un couvercle ajouré pour permettre une bonne
[fig. 1]. Ce médaillon central est bordé par une première de la section d’art islamique. cinq médaillons à motifs zoomorphes, parfois fantastiques, pièces architecturales en métal du X I I e siècle parvenues aération. Couvercle et réceptacle étaient ajustés par
frise de petits demi-cercles, entourée d’une frise CT /LR dont un griffon, un oiseau aux ailes éployées, un lièvre, jusqu’à nous. des anneaux permettant de les suspendre à une chaîne
épi graphique coufique, elle-même cernée par un cordon bibliographie et expositions un lion rampant. Les médaillons, noués entre eux, sont CD
et de les transporter sans risque.
tressé dit « cordon d’éternité ». Le dernier registre, Macias, 1996, p. 120 ; Macias et Torres C., 2001, n o 120, soulignés par une frise de palmettes, tandis que la partie bibliographie et expositions Le couvercle, qui est ajouré, présente en partie basse
bordé d’une autre bande de demi-cercles, est une frise p. 170 ; Rafael, 2001, p. 76.. supérieure de la sphère est ornée d’une inscription coufique Gómez Moreno, 1951, p. 333, fig. 398 (b) ; des perforations circulaires et en partie haute des ajours
épigraphique propitiatoire incomplète, en caractères Rabat, 1988, n o 47 ; Lisbonne, 1998-1999, n o 152, p. 161. dont le contenu et la graphie sont comparables à celle Torres Balbás, 1957, p. 760, fig. 614. dessinant des bouquets de palmettes opposées. Il a été
cursifs sur fond de rinceaux végétaux. Les deux cervidés

cat. 148

250 251
cat. 146 fig. 1 cat. 147
Vue de dessus et profil du cat. 146.
(Mértola, Campo Arqueológico de Mértola)
149 150
Lampe à huile Lampe à huile
Al-Andalus la ligne d’écriture et la forme particulière de certaines Al-Andalus
fin du X I e siècle – 1 re moitié du X I I e siècle (?) lettres, en particulier la kaf et la ra’, cette dernière 1 re moitié du X I I e siècle
alliage cuivreux moulé et ciselé remontant pour former un « col de cygne » au-dessus bronze coulé et gravé
H . 10,3 cm ; L . 16,5 cm de la ligne, comme c’est le cas par exemple sur le lion H . 19,8 cm ; L . 26,6 cm

inscription de Monzón [cat. 234]. inscription


« Bénédiction complète » L’élément le plus surprenant de cette lampe à huile est
provenance sans conteste son anse zoomorphe, également très proche « Bénédiction complète et bien-être »
Jimena de la Frontera (Espagne) de celle de la lampe de Copenhague. L’espèce à laquelle Copenhague (Danemark), The David Collection
appartient l’animal est discutée et reste à préciser.
Grenade (Espagne), musée de l’Alhambra inv. 36/2001
inv. 002827
Certains ont cru y voir un chien, d’autres un lion. L’animal
est dans tous les cas rendu avec beaucoup d’expressivité, Cette lampe à huile appartient à un petit groupe de pièces
Cette lampe à huile se caractérise par un bec muni d’un la courbure double de son corps et sa position faisant qu’il qui, selon Juan Zozaya, se caractérisent par leur anse
réflecteur, un réservoir lenticulaire monté sur un piédouche semble s’agripper avec force, le cou tendu par l’effort, en forme de chien 1 . Dans sa présentation des différentes
et une grande anse zoomorphe. Un couvercle, aujourd’hui les oreilles dressées, les pattes avant démesurément lampes de al-Andalus, le chercheur espagnol dénombre
disparu, permettait d’obturer le goulot, facetté, par lequel allongées, la queue battante. deux autres lampes appartenant à ce groupe, qui s’ajoutent
on versait l’huile. Il devait ressembler à celui conservé La répétition du même motif sur ces deux lampes à celle-ci ainsi qu’à celle exposée conjointement 2
sur la lampe à huile, très proche de celle-ci, du musée est remarquable, mais on ignore sa signification. [cat. 149]. Une cinquième lampe de ce type a été vendue
de Copenhague [cat. 150]. BTL /CD à Londres en 2002 3 .
Les parois extérieures de cette lampe sont entièrement bibliographie et expositions Comme les autres lampes de ce groupe, l’exemplaire
recouvertes de motifs végétaux et épigraphiques ciselés, Gómez Moreno, 1951, p. 328-329, fig. 1 ; de la David Collection présente un haut piédouche, contre -
notamment sur le pied et sur le réservoir, où se répète Fernández Puertas, 1975 ; Zozaya et von Gladib, 1995 (a), balancé par un haut col, ici facetté, et par une anse en
l’inscription « bénédiction complète » en style coufique. fig. 2 ; Fernández Puertas, 1999 ; Zozaya, 2010 (b). forme de chien doté de pattes élancées. L’originalité réside
On remarque les liaisons entre les lettres situées sous Grenade, 1995, p. 236-237, fig. 2 ; Saint-Jacques- dans la présence d’un bec à réflecteur, ainsi que dans le fait
de-Compostelle, 2000, p. 143, fig. 1. que son couvercle est conservé, alors qu’il est manquant
sur les autres lampes. Ce dernier, en forme de dôme coiffé
d’une corolle de pétales, est orné d’un décor ajouré simple
qui contraste avec celui finement gravé sur le corps de
la lampe et sur ses différentes parties. Il semble cependant
d’origine. On retrouve en effet le même type de couvercle
sur d’autres métaux espagnols du X I I e siècle, comme
le brûle-parfum de la Plaza de Chirinos 4 . De plus, une fois
ouvert, sa prise en forme de fleur repose d’une manière
très élégante sur la gueule de l’animal de l’anse, ce qui
explique la forme particulière de sa moustache aplatie
et tripartite. La lampe a subi plusieurs chocs et les oreilles
de l’animal ont été perdues. Sa queue, rabattue sur le dos,
se prolongeait certainement sous la forme d’une boucle
achevée par une demi-palmette, comme sur la lampe
vendue à Londres. Le décor gravé, bien que prolifique,
est utilisé avec économie, laissant nus les espaces
où s’accrochent l’anse et le bec. Il consiste en frises
de rinceaux sur les différentes parties, alternées sur
la panse d’une frise de rondeaux meublés d’oiseaux.
Sur le bec et sur le col, l’alternance se fait avec un
bandeau inscrit en coufique fleuri.
L’identification précise de l’animal est difficile à établir.
Reliant le motif à un passage du Coran ( V , 4) dans lequel
il est indiqué qu’il est licite de consommer tout ce qu’un
animal entraîné peut attraper, Zozaya est d’avis qu’il s’agit,
dans le cas des lampes espagnoles, de chiens de chasse
saluki 5 . Cependant, l’animal visible sur la lampe de
la David Collection semble plus proche d’un lion, avec la
large crinière qui lui couvre le cou dessinée par les mêmes
boucles que celles visibles sur d’autres fauves, comme
le lion de Mari-Cha [cat. 152], et plus tard le lion de Monzón
[cat. 234]. La poignée en forme de félin étiré dérive
probablement des métaux persans, dont la tradition
remonte au tout début de l’Islam, si ce n’est avant 6 .
JM

bibliographie et expositions
Zozaya, 2010 (b), p. 218-222, fig. 6a.
252
cat. 149 cat. 150
151
Griffon de Pise
Al-Andalus ainsi que des métaux de cette même région, en particulier deux pièces des automates, utilisés en contexte palatin,
milieu du X I e siècle – milieu du X I I e siècle celle du lion de Monzón 7 [cat. 234]. peut-être dans des jardins 10 . Une fois placé au sommet
bronze à canon moulé et gravé Décrivant le trône byzantin du milieu du X I I e siècle, de la cathédrale, le griffon a été privé de son mécanisme,
H . 107 cm ; L . 90 cm ; l. 46 cm Liutprand 8 parle des lions et des griffons dont il était mais il a continué à faire caisse de résonance et à émettre
inscription 1 flanqué et qui émettaient un rugissement effrayant de leur des sons étranges sous l’action du vent 11 , en véritable
gueule largement ouverte. À l’origine, le griffon de Pise gardien de la cathédrale.
et le lion de Mari-Cha [cat. 152] produisaient certainement A CO

des sons, eux aussi : chacun d’eux possède un réceptacle bibliographie et expositions
« Bénédiction totale et bien-être complet rattaché à l’intérieur, qui a pu servir de support rigide à un Marcel, 1839 ; Migeon, 1907 ; Liutprand, 1930 ;
Joie totale, paix permanente, et tranquillité sac à air sur lequel s’exerçait une pression. À supposer que Monneret de Villard, 1946 ; Melikian-Chirvani, 1973 ;
Absolue, et bonheur promis à son propriétaire » ces deux objets aient été disposés sur des socles contenant Jenkins, 1978 ; Contadini, 2002 ; Contadini, 2010 ;
historique des soufflets 9 , il n’est pas exclu que de l’air ait été aspiré Meyer, 2014, fig. 2 et 16 ; Contadini, à paraître.
Utilisé comme faîtage de la toiture de la cathédrale jusqu’au sac et expulsé par la gueule au travers d’une flûte Grenade et New York, 1992, n o 15, p. 216-218 ;
de Pise (Italie) jusqu’en 1828 en roseau. Cette hypothèse expliquerait la forme irrégulière Venise, 1993-1994, n o 43, p. 126-130.
du réceptacle intérieur, le sac ne nécessitant pas une
Pise (Italie), Opera della Primaziale Pisana
étanchéité parfaite. On pourrait donc voir dans ces
Le griffon de Pise est la plus grande sculpture en bronze
connue pour la période prémoderne dans le monde
musulman méditerranéen. Son appartenance au monde
arabe a été proposée pour la première fois en 1846, quand
Michelangelo Lanci a traduit son inscription. On a envisagé
successivement une origine du sud de l’Italie 2 , de l’Égypte
et de l’Afrique du Nord fatimide 3 , ou encore de l’Espagne 4 .
Des analyses radiocarbone des matériaux datables trouvés
fig. 1
à l’intérieur de ses ailes permettent de dater l’œuvre entre Emplacement du griffon sur le toit de la nef centrale de la cathédrale de Pise
1020 et 1160 5 . On peut donc présumer qu’elle a été prise (aujourd’hui remplacé par une copie)
comme butin durant l’une des batailles qui opposèrent
les Pisans aux Arabes en Sicile, en Afrique du Nord et
dans les îles Baléares, dont les victoires, de 1005 à 1115,
ont été inscrites sur la façade de la cathédrale. Considérant
cette liste, Monneret de Villard (1946) a proposé d’associer
la prise du griffon à la bataille d’Almería en 1089, ou bien
à celle, considérée aujourd’hui comme plus probable,
des îles Baléares en 1114.
Le griffon rapporté à Pise a donc été placé au sommet
de la cathédrale en témoignage de la puissance de la ville
[fig. 1]. Le matériau dont il est constitué, ses dimensions et
son caractère précieux incitent à le rapprocher des portes
en bronze de Bonanno 6 , et peut-être aussi à y voir l’un de
ces bronzes antiques remployés comme témoins d’un passé
impérial. Une interprétation symbolique peut également
être avancée. De même que les lions, les griffons étaient
communément utilisés dans le vocabulaire artistique
de la Méditerranée médiévale, à titre de symboles de la
royauté en contexte profane, et de symboles apotropaïques
en contexte religieux. De fait, placé au sommet de la
cathédrale de Pise, notre griffon pourrait avoir joué le rôle
de figure protectrice. Il est resté à cet endroit jusqu’en
1828, avant d’être déposé au Camposanto jusqu’en 1986,
date à laquelle fut créé le musée de l’Opera del Duomo.
L’essentiel de la surface du corps de l’animal est orné
de motifs sophistiqués exécutés à l’aide de différents
outils utlisés à froid. La partie supérieure des pattes
présente des médaillons en forme de bouclier dans lesquels
sont disposés des lions (sur le devant) et des oiseaux
(à l’arrière), vraisemblablement des colombes. L’inscription
en arabe continue sur le corps est une invocation pour
le propriétaire, lequel n’est pas nommé. Certaines parties
sont endommagées, probablement à la suite de tirs
de mousquet et de chocs, et la queue est manquante.
L’organisation du décor, notamment la bande inscrite
254 achevée en tiraz, rappelle celle des textiles espagnols
152
Lion dit « de Mari-Cha »
Région des Pouilles (Italie) ou Sicile et Al-Andalus Toutes les preuves, stylistiques, iconographiques, de l’époque normande. Le lion pourrait avoir été coulé là,
milieu du X I e siècle – milieu du X I I e siècle de même que techniques concernant la métallurgie, avant d’être regravé en Espagne 7 . Enfin, puisqu’il a été
bronze coulé et gravé évoquent le travail d’un atelier des Pouilles. Cependant, récemment démontré que des ateliers de l’occident
H . 45 ; L . 73 cm la recherche actuelle, toujours en cours, laisse penser que du monde islamique étaient actifs en Sicile au début de
inscription 1 la gravure superficielle, notamment la bande épigraphiée, la période normande, on peut imaginer que le lion ait été
et les médaillons en forme de goutte meublés de griffons, décoré en Sicile par des artisans venus de al-Andalus 8 .
ont été exécutés dans un atelier espagnol, ou tout du moins RC

avec les mêmes outils que ceux utilisés pour le griffon bibliographie et expositions
« Bien-être, bénédiction et tranquillité de Pise [cat. 151]. Le contenu de l’inscription est également Contadini, Camber et Northover, 2002 ; Meyer et Northover,
Paix, bonheur et prospérité très proche sur ces deux œuvres. Or, les liens commerciaux 2003, p. 49-50, 60-67 et fig. 2 ; Contadini, 2010, p. 54 et 57,
Honneur et longue vie à son propriétaire » entre les Pouilles et l’Espagne ont largement été démontrés fig. 1.9 et 1.13 ; Meyer, 2014, p. 29-31, 35-36 et fig. 3, 17
provenance pour le X I e siècle, ce qui permet d’envisager que le lion et 18 ; Camber, à paraître.
Inconnue ait suivi ce parcours particulier de l’Italie à l’Espagne 6 . Londres, Christie’s, 19 octobre 1993, lot 293 ; Venise,
Une autre hypothèse peut également être formulée 1993-1994, fig. 43a et 43b ; Palerme et Vienne, 2003-2004,
Hongkong (Chine), Mari-Cha Collection
en raison de la présence attestée de sculpteurs et n o 18 ; Doha, 2008-2009, n o 69 ; Londres, 2012, n o 62.
Cette ronde-bosse de lion a été coulée d’une seule pièce de bronziers originaires des Pouilles en Sicile au début
selon la technique de la fonte à la cire perdue, tout comme
le griffon de Pise [cat. 151]. À la différence de ce dernier,
fait de bronze à canon plombifère, il s’agit cette fois d’un
alliage bronzier non plombifère. Un réceptacle est disposé
au fond, coulé en même temps que la ronde-bosse elle-
même, quand celui situé à l’intérieur du griffon a été coulé
à part. Ce réceptacle, qui constituait vraisemblablement
un dispositif acoustique, était sans doute accessible par
l’intermédiaire d’une plaque rectangulaire aujourd’hui
perdue, placée au niveau du ventre. Deux cavités ont
été prévues pour recevoir un chanfrein ou prometopidia
de forme classique sur le poitrail.
Du point de vue stylistique, le modelage des épaules
et des pattes arrière est typique de la première sculpture
romane qui apparaît dans la région des Pouilles au milieu
du X I e siècle. Le premier témoignage en est le support du
trône épiscopal en forme de lion conçu pour Santa Maria de
Siponto (aujourd’hui au musée diocésain de Manfredonia),
mais ce style s’épanouit pleinement au siècle suivant,
comme sur les bœufs en marbre disposés sur chacune
des faces de la porte de San Nicola à Bari, et l’on en trouve
encore la trace au X I I I e siècle sur les lions qui flanquent
l’entrée de la cathédrale de Ruvo dans les Pouilles 2 .
Les exemples de ce type de traitement pour les épaules
et l’arrière-train sont nombreux au nord des Pouilles
à cette période. Quant à la face, notamment le modelage
des sourcils, celui inhabituel des oreilles, et la bouche
entrouverte très expressive, on peut également en trouver
des parallèles dans la sculpture de la région, en particulier
sur la tête du lion de Siponto déjà évoquée 3 . La présence
d’éléments décoratifs classiques, comme le prometopidia,
est également très représentative de la sculpture locale,
qui s’illustre au X I I e siècle dans le sphinx de marbre sur -
plombant l’entrée de San Nicola à Bari, dérivé d’un modèle
romain probablement en terre cuite, et dans le relief
sculpté situé juste en dessous d’une représentation du
Christ en sol invictus sur un quadrige, dont le prototype
remonte à l’époque constantinienne 4 . Les analyses
effectuées sur l’alliage utilisé pour modeler le lion ont
également confirmé une attribution à un atelier des Pouilles
du début du X I I e siècle. En effet, la technique de la fonte
en bronze apparaît pour la première fois en Italie du Sud
sur les portes du mausolée de Bohémond à Canosa, au nord
des Pouilles, datées de 1111-1118, et dont la composition,
notamment pour ce qui est des impuretés, peut d’ailleurs
256 être rapprochée de celle du lion 5 .
Détail du motif de griffon ornant la patte avant droite du lion
Les Almohades, entre unitarisme et berbérité
(vers 1116–1269)

De la naissance d’un mouvement spirituel


à l’émergence d'une dynastie

Expansion militaire et rigueur de la foi

L’art des mosquées et la piété almohade

Entre héritage andalou et rigueur doctrinale

Politique étrangère et présence almohade


en Méditerranée
P A S C A L B U R E S I

De retour d’Orient, vers 1116-1117, Ibn Tumart se serait posé la revendication d’un descendant du Prophète Muhammad,
en censeur « sunnite » des mœurs, incarnant de manière viru- mais dans la réforme des mœurs et des pratiques juridiques,
lente le puritanisme et l’ascèse qui avaient la faveur des habi- ainsi que dans la contestation de la pratique almoravide du
tants des régions rurales du Maghreb. Dès 1120, il aurait pouvoir, au nom d’une vision austère et rigoriste des normes
reproché aux Almoravides leur corruption, leur hérésie et leur sociales et de l’autorité légitime. S’étant réfugié, lors d’une
anthropomorphisme 1 . Le point de départ du mouvement ne première « hégire », à Igiliz, son hameau natal, près de Taroudant
réside donc pas dans une contestation à fondement shi’ite, avec [voir p. 268-270], Ibn Tumart se serait proclamé devant ses

Les Almohades, entre unitarisme En 1147, des montagnards de l’Atlas s’emparent de Marrakech,
capitale des Almoravides. C’est l’acte de naissance de l’Empire

et berbérité (vers 1116 –1269) almohade (« unitarien »), ou mu’minide, du nom de la dynastie
qui va le diriger jusqu’à sa disparition en 1269. Pour la première
et dernière fois de l’histoire, le Maghreb est unifié politique-
ment, de la Tripolitaine jusqu’aux rives de l’Atlantique, sous
l’autorité de souverains, non pas romains ou arabes, mais
berbères. Outre le Maghreb, les Almohades gouvernent aussi
al-Andalus, la partie méridionale de la péninsule Ibérique,
depuis Marrakech, maintenue comme capitale de cet immense
ensemble territorial.
Cet empire exceptionnel eut une durée de vie limitée, mais
les arts, l’architecture, l’idéologie, la pensée politique et reli-
gieuse qu’il élabora marquèrent durablement et profondément
la région. En effet, il se structura autour d’une idéologie très
originale, mise en place par les plus grands intellectuels de
l’époque, et influença tous les domaines, artistiques et cultu-
rels, qui furent mobilisés à son service.

N A I S S A N C E E T E X P A N S I O N D E L ’E M P I R E

Le fondateur du mouvement almohade, Ibn Tumart, serait né


entre 1076 et 1082. Issu de la tribu des Hargha, qui appartien-
nent au groupe des Berbères masmuda, Ibn Tumart aurait étu-
dié à Cordoue, puis en Orient. Il aurait puisé le savoir aux plus
célèbres sources de l’époque comme al-Ghazali, mais, comme
pour tous les fondateurs de nouvelles religions, sa vie nous est
L ’E M P I R E A L M O H A D E V E R S 1200
très mal connue, car les sources de l’époque, quand elles exis-
260 tent, sont partisanes et hagiographiques plutôt qu’historiques. 261
partisans ou aurait été reconnu « guide » (imam) et Mahdi 2 , périrent au cours de cette bataille, et Ibn Tumart lui-même l’émir almoravide Tashfin (r. 1143-1145), et défirent une troupe le véritable fondateur de l’Empire almohade, mais aussi
manifestant ainsi des aspirations tant politiques que spiri- mourut quelques mois plus tard. hammadide, dans le massif montagneux surplombant l’architecte du nouvel État et de son idéologie. Il s’imposa
tuelles et religieuses et organisant tout à la fois ses troupes, Il fallut deux ou trois ans, selon les sources, à ‘Abd Tlemcen. Acculé et abandonné par ses généraux, Tashfin se comme unique législateur, seul interprète autorisé des textes
la conquête de l’Empire almoravide et le système idéologique al-Mu’min (r. 1132-1163) pour s’imposer comme l’héritier du retrancha avec quelques proches dans la forteresse d’Oran, où fondateurs de l’islam, écartant les ulémas du processus
du tawhid (« dogme de l’Unicité divine »). Mahdi Ibn Tumart et pour prendre la tête du mouvement almo- il mourut alors qu’il tentait de s’enfuir. Démoralisés par la dis- interprétatif qui caractérise le malikisme occidental. Les ulé-
À partir de là, Ibn Tumart, accompagné d’une petite troupe hade, sans doute vers 1132. Tirant les leçons de la déroute de parition de leur souverain, de nombreux chefs militaires almo- mas furent mis au pas, leurs ouvrages de consultations juri-
de fidèles, tenta de fédérer les tribus masmuda du Haut Atlas la Buhayra et de l’impossibilité de vaincre la cavalerie des mer- ravides changèrent alors de camp, tel l’amiral Ibn Maymun. diques furent brûlés, ils furent cantonnés à leur activité
occidental et de l’Anti-Atlas. Il dut faire face à différentes expé- cenaires chrétiens, dirigés par le noble catalan Reverter au ser- Ces défections accélérèrent la désagrégation du pouvoir almo- judiciaire ou enrôlés dans les bureaux provinciaux pour des
ditions menées depuis Taroudant par le gouverneur almora- vice des Almoravides, les Almohades se gardèrent dorénavant ravide. Après les conquêtes de Fès, de Meknès, de Tlemcen, tâches administratives 3 .
vide du Sous, qui, malgré des renforts venus de Marrakech, ne de s’engager dans des batailles frontales et décidèrent d’isoler de Ceuta et de Salé, la seule ville demeurée fidèle aux C’est sur les deux dogmes du caractère quasi prophétique
put empêcher la plus puissante tribu masmuda, les Hintata, et Marrakech, en évitant la plaine et en longeant les piémonts du Almoravides fut Marrakech. Mais coupée des derniers contin- de Ibn Tumart et de son inspiration divine que ‘Abd al-Mu’min
une partie de la confédération des Haskura qui contrôlaient la Haut et du Moyen Atlas. Cette stratégie est désignée, dans les gents almoravides de al-Andalus et des plaines atlantiques qui allait asseoir idéologiquement l’empire qu’il construisit en
route de Sidjilmasa, de rejoindre la Cause (da‘wa) almohade. sources, comme la « campagne de sept ans », de 1140 à 1147. lui fournissaient les céréales nécessaires à son ravitaillement, trois décennies. Il organisa la conquête en choisissant dans un
Pourtant, Ibn Tumart et ses fidèles ne parvinrent pas à s’empa- Les Almohades commençaient par s’assurer la collaboration elle fut conquise en 1147. Un nouvel empire était né, qui allait premier temps, à la différence de ce qu’avaient fait les souve-
rer de la riche plaine du Sous, grande productrice de sucre. des populations locales, auxquelles ‘Abd al-Mu’min promettait s’étendre de la Tripolitaine à l’est jusqu’aux rivages de rains almoravides, d’unifier le Maghreb plutôt que de traverser
Dans un second temps, vers 1124, devant la pression almo- chaque fois d’abolir les taxes extra-coraniques, très mal per- l’Atlantique, et du Sahara au sud jusqu’au centre de la pénin- le détroit de Gibraltar. Les gouverneurs nommés à la tête des
ravide, Ibn Tumart se serait réfugié dans le Haut Atlas, à Tinmal çues, puis ils attaquaient les forteresses fidèles à Marrakech. sule Ibérique au nord. grandes cités andalouses n’étaient plus seulement membres
[voir p. 281-284], qui allait devenir le berceau et la première capi- Cette stratégie permit aux Almohades de vaincre et de suppri- des tribus dirigeantes, comme à l’époque almoravide,
tale du mouvement almohade, puis, longtemps après, la mer de nombreuses troupes almoravides, isolées au préalable. U N E N O U V E L L E R E L I G I O N : L ’A L M O H A D I S M E c’étaient les fils, puis les descendants, de ‘Abd al-Mu’min. Ils
nécropole impériale de la dynastie, centre d’un pèlerinage Cette guerre d’usure allait porter ses fruits. Les Almohades Le système politique mis en place était à la fois un califat, sur portaient le titre de sayyid. Dorénavant, l’autorité du prince sur
annuel : c’est la « seconde hégire ». À partir de cette date, Ibn purent progressivement s’assurer la maîtrise du Haut Atlas le modèle sunnite des califats umayyades de Damas (661-750) ses représentants était redoublée par celle du père sur ses
Tumart eut tous les attributs du Mahdi : « guidé / guidant » et central et du Moyen Atlas, menaçant ainsi directement Fès et et de Cordoue (929-1031), abbasside de Bagdad (750-1258), et fils 4 . En outre ‘Abd al-Mu’min, puis son fils et successeur,
« infaillible », il devint le théoricien dans le domaine religieux Meknès. La flotte almoravide, pourtant réputée, sous le com- un imamat, sur le modèle shi’ite de l’imamat fatimide de Yusuf I er (r. 1163-1184), firent appel aux plus grands savants
du pouvoir qu’il mettait en place dans la sphère politique [voir mandement de l’amiral Ibn Maymun, était inutile dans ces Kairouan (909-969) et du Caire (969-1171). Il puisait à toutes andalous de l’époque, juristes, philosophes ou théologiens,
p. 274-276 et cat. 155 à 157]. Contenus durant plusieurs années combats terrestres. De plus, en al-Andalus, Séville et Cordoue, les sources. Les souverains almohades portaient ainsi à la fois pour établir et mettre en forme les fondements idéologiques
dans leur bastion de l’Atlas et frustrés de ne parvenir à étendre ainsi que des régions entières comme l’Algarve, sentant le le titre de « prince des croyants » (amir al-mu’minin), de calife de leur empire sur des bases solides. Le résultat fut absolu-
leur pouvoir, les Almohades procédèrent à ce que les sources pouvoir almoravide vaciller, se révoltèrent ; quant aux (khalifa), c’est-à-dire « successeur [du Prophète / Mahdi] » ou ment extraordinaire. Il s’agit de l’une des plus brillantes syn-
appellent la « sélection » (tamyiz), en fait l’élimination par les royaumes chrétiens ibériques, ils profitèrent des troubles pour « vicaire [de Dieu] », et celui d’imam, « guide [inspiré par thèses politiques et religieuses qu’ait produites le monde
tribus elles-mêmes de leurs membres les moins motivés, afin avancer vers le sud en s’emparant de Tortosa, de Lisbonne et Dieu] ». Le fondateur du mouvement, dont ils héritaient le pou- musulman médiéval.
de casser les solidarités tribales et d’imposer la transcendance d’Almería (1147). voir, était considéré quant à lui comme imam impeccable Les théoriciens de l’almohadisme, ou dogme de l’Unicité
d’une autorité supra-tribale ; une fois accomplie cette épura- Les Almohades portèrent alors leurs efforts sur la trouée de (ma‘sum) et Mahdi reconnu. La première caractérisation est divine (tawhid), poussèrent à son paroxysme le mimétisme à
tion, dont les victimes se comptent vraisemblablement en mil- Taza, point de passage à l’est entre le Maghreb extrême et le d’inspiration shi’ite : le Prophète et ses descendants biolo- l’égard des débuts de l’islam. Le tawhid était conçu comme
liers, les Almohades passèrent à l’offensive et vainquirent les Maghreb central, ainsi que sur le Rif oriental, où ils conquirent giques auraient porté en eux la lumière de Dieu. Quant à la avènement ultime de la Révélation. Dans cette optique, le pou-
troupes almoravides, s’emparant de la ville d’Aghmat et s’ou- la plupart des ports, tels Hoceima et Melilla. Dès 1144, ils par- notion de Mahdi, à forte connotation eschatologique, elle voir almohade (amr) 5 était la réalisation de l’Ordre de Dieu (amr
vrant ainsi le chemin de Marrakech. Malgré ces succès encou- vinrent à détacher certaines tribus zénètes du pouvoir almora- désigne un personnage de type messianique devant arriver Allah) ; le Maghreb, comme l’Arabie du Prophète Muhammad,
rageants, les Almohades subirent une lourde défaite en 1128, vide, d’abord en capturant des otages, puis en les intéressant pour annoncer le Jugement dernier. était considéré comme terre sacrée. Aussi les souverains
sous les murs de Marrakech, lors de la bataille dite de la au partage du butin. En outre, ils anéantirent la cavalerie chré- Plus encore que le Mahdi Ibn Tumart, son successeur, mirent-ils fin à la dhimma, le statut juridique des gens du Livre
262 Buhayra. Une grande partie des premiers fidèles de Ibn Tumart tienne de Reverter, après l’avoir isolée du reste de l’armée de le premier imam-calife ‘Abd al-Mu’min, est non seulement (chrétiens et juifs), qui avait jusque-là permis à ces derniers de 263
se maintenir comme communauté, de conserver leurs lieux de favorisa l’émergence d’une classe de lettrés maghrébins en

ABCDEFGHIJKLMNOPQRSTUVWXYZ
culte et de transmettre leur patrimoine. L’almohadisme était même temps que l’arabisation de pans croissants de la société
tellement en quête d’absolu que ce sont non seulement les du Maghreb.
juifs (art. Stollman) et les chrétiens, mais aussi les musulmans Jusqu’au début du XIIIe siècle, l’Empire almohade ne cessa
eux-mêmes, qui furent contraints à la conversion au tawhid, de s’étendre, avec la grande victoire d’Alarcos, dans la pénin-
conçu comme la réalisation ultime de l’islam. sule Ibérique, contre les Castillans, en 1195 [voir p. 292-296], et
avec la conquête des Baléares, en 1203, aux dépens des Banu
A R T S E T C U L T U R E Ghaniya, ultimes descendants des Almoravides, dont la résis-
Un programme d’éducation, inspiré selon toute vraisemblance tance allait se poursuivre pendant encore un quart de siècle en
du livre V de la République de Platon – traduit de longue date en Ifriqiya. En 1229, pourtant, l’empire entra en crise 10 . Le calife
arabe –, fut mis en place à Marrakech : comportant un entraîne- al-Ma’mun renonça au dogme almohade de l’infaillibilité et de
ment physique, militaire et intellectuel, il était destiné à former l’impeccabilité du Mahdi Ibn Tumart, provoquant la scission de
les nouvelles élites dirigeantes, qui reçurent le nom de talaba 6 l’Ifriqiya, qui devint indépendante sous la dynastie hafside,
ainsi que la première place dans l’ordre de préséance. Des fidèle au dogme almohade, et l’éclatement de al-Andalus en
ouvrages didactiques et pédagogiques furent rédigés par les une multitude de principautés qui se détachèrent d’un pouvoir
grands savants almohades de l’époque, tels Ibn Tufayl (1110- maghrébin affaibli.
1185) et Ibn Rushd (1126-1199), plus connu sous le nom D’itinérante, la cour almohade devint sédentaire et se fixa
d’Averroès, tous deux médecins, conseillers, philosophes 7 , et à Marrakech, d’où les califes ne sortaient plus qu’occasionnel-
aussi pour le second, grand qadi de Cordoue. Telle est la révo- lement pour se rendre en pèlerinage à Tinmal. Ils parvinrent
lution almohade : un programme d’éducation spécifique à se maintenir jusqu’en 1269, quand les Mérinides s’empa -
adapté à chaque catégorie : élites ou plèbe, hommes ou rèrent de la ville et mirent fin à l’Empire almohade. Tinmal
femmes, enfants ou adultes, libres ou esclaves. demeura pourtant de longs siècles durant un lieu saint visité
Du point de vue architectural, l’empire était un vaste chan- par des pèlerins venus se recueillir sur la tombe du Mahdi
tier : mosquées [voir p. 320-323], minarets [voir p. 329-330], forte- Ibn Tumart.
resses 8 furent édifiés ou restaurés en al-Andalus et au Maghreb.
Les versets coraniques gravés en une nouvelle écriture cur-
Forteresse almohade de Dar-al-Sultan (Tarjidit, province de Smara-Guelmin, Maroc).
sive servirent de motifs décoratifs sur les stucs, les monnaies Sur le contrefort de l’Anti-Atlas, la porte de cette forteresse semble reprendre en les simplifiant les formules
architecturales ayant présidé aux grandes portes urbaines édifiées par la dynastie almohade à Marrakech et à Rabat.
et les tissus des ateliers califaux 9 . Une nouvelle monnaie
d’argent fut créée, dont la forme carrée rompait avec celle
des modèles précédents [cat. 231 et voir p. 366-368 et p. 458-460 ].
Cette forme fut introduite aussi comme motif central des
dinars d’or [cat. 232].
La cour, itinérante pendant les premières décennies,
concentrait tous les talents. Lettrés, poètes et savants y
convergeaient pour bénéficier des largesses du calife, qui par-
courait son empire à mesure qu’il l’étendait et l’organisait.
La langue berbère fut promue au rang de langue du pouvoir
264 aux côtés de l’arabe [voir p. 404-406]. Le bilinguisme imposé 265
De la naissance
d’un mouvement spirituel
à l’émergence d’une dynastie
Ibn Tumart est la grande figure du début du
mouvement almohade. Il voyagea en Orient
pour se former avant de regagner son pays natal,
comme prédicateur et comme censeur des
mœurs. Autoproclamé Mahdi (guidé par Dieu),
il commença la lutte à partir d’Igiliz, son village
natal dans les montagnes de l’Anti-Atlas,
avant de s’installer plus au nord, à Tinmal.
La lutte contre les Almoravides était engagée.

267
Vue de la mosquée almohade de Tinmal. Au centre, le minaret
J E A N - P I E R R E V A N S T A Ë V E L A B D A L L A H F I L I A H M E D S A L E H E T T A H I R I

d’un lieu de militance (ribat), et surtout celle de la grotte où, que lui a livrées Djinn Jacques-Meunié. Celle-ci avait en effet de manière quasi systématique aux défenses naturelles du site :

DE LA NAISSANCE D’UN MOUVEMENT SPIRITUEL À L’ÉMERGENCE D’UNE DYNASTIE


à l’instar du Prophète Muhammad dans les hauteurs surplombant exploré en 1942 la vallée du Assif-n-Warghen, « la vallée des des murs protègent ainsi le flanc nord-est contre d’éventuels
La Mekke, Ibn Tumart se réfugia au début de sa prédication, Arghen », sans pour autant s’intéresser au site archéologique lui- assaillants, en épousant au plus près les courbes de niveau.
on sait moins le rôle militaire que joua Igiliz-des-Hargha durant même, qu’elle ne localise à aucun moment de manière précise 5 . Des traces d’habitat existent également au niveau du Jebel orien -
ces années dans la résistance initiale qu’opposèrent les premiers D’autres travaux, engagés désormais par des chercheurs tal. Le cœur du système défensif 10 se situe dans le prolongement
Almohades aux troupes du pouvoir de Marrakech stationnées marocains, historiens ou érudits locaux, ont, depuis l’Indé pen - de ce Jebel, au niveau de la zone sommitale, ou « Jebel central ».
dans la vallée du Sous. Implantée au sommet de la montagne, dance, unanimement validé cette localisation d’Igiliz dans le C’est à cet endroit, ainsi que sur les premières pentes au sud-
la forteresse servit alors, dans les années 1120-1130, de cadre Assif-n-Warghen. On pense ici tout particulièrement aux travaux est et au nord-est, que se regroupent les principaux bâtiments
Igiliz Hargha, lieu de naissance à cette communauté de dévots voués à la réforme religieuse, de ‘Ali Azayko 6 et Mustafa Na‘imi 7 , et surtout à un texte qu’avait aujourd’hui encore les plus visibles : le système défensif est
du Mahdi Ibn Tumart, et la genèse dont l’irrésistible expansion militaire devait aboutir, un quart consacré le savant de Taroudant ‘Abd al-Hamid Muradi au lieu composé d’une enceinte basse dépourvue de tours et percée
de l’Empire almohade de siècle après ses débuts, à la fondation du plus grand empire de naissance du Mahdi Ibn Tumart 8 . Dans cette étude, longtemps de deux portes monumentales (est et nord), d’une poterne (ouest)
La montagne d’Igiliz – ou plus exactement « Igiliz-des-Hargha 1 », de l’Occident musulman durant le Moyen Âge. restée inédite, il raconte qu’en mars 1971 il participa à une et d’une muraille haute enserrant, au sommet, la zone de
du nom de la tribu amazighe qui habite la région – est connue Dans la langue amazighe, le terme « Igiliz » connote l’idée d’un excursion jusqu’à Magenoune, au cours de laquelle il put commandement et ses dépendances (qasba) 11 [fig. 3].
par les textes médiévaux pour avoir abrité le lieu de naissance « piton », d’une « montagne isolée », tel le Guéliz de Marrakech. observer, depuis la vallée, la montagne d’Igiliz [fig. 1]. C’est en La qasba est une structure fortifiée monumentale composée
de Ibn Tumart, le Mahdi des Almohades, et avoir constitué le pre - La forme originelle du toponyme est généralement associée 2005, après nos premières prospections sur le terrain, que nous de deux secteurs distincts. Le premier est la zone de comman -
mier épicentre de la révolution unitariste prônée par ce grand à un ethnonyme, « Arghen », du nom du groupe tribal amazigh avons eu connaissance de ces notes, qui ont été pour nous une dement, centrée autour d’une cour de plan carré de 30 mètres
personnage. C’est là en effet, vraisemblablement dans un village auquel appartient Ibn Tumart, qui permettait ainsi sa localisation. ultime confirmation a posteriori du bien-fondé de l’hypothèse sur 25 mètres environ autour de laquelle se déploient des pièces
situé au pied de la montagne, que Ibn Tumart naquit et grandit, Très rapidement, toutefois, cette appellation semble avoir cédé de Jacques-Meunié, relayée par Huici Miranda, et de nos d’habitat, de réception ou des annexes (citerne, salle d’eau),
dans le dernier quart du X I e siècle. C’est de là qu’il entreprit, vers le pas devant une orthographe fluctuante, résultant de l’oubli propres travaux sur les sources médiévales et prémodernes. sans doute réservées à un petit groupe d’habitants de statut
500 H . / 1106-1107, un voyage à des fins d’étude, qui devait durer progressif du site par les historiographes officiels de l’Empire Munis des informations fournies par les sources et des social élevé. Le niveau d’abandon découvert dans les pièces
quinze ans et le mener en Orient, auprès de maîtres réputés. almohade. Les sources médiévales adoptent alors, à partir des hypothèses de localisation émises par nos prédécesseurs, nous a livré un lot exceptionnel de céramiques importées, dont une
Et c’est également là qu’il devait revenir, dans les habits d’un premières décennies du X I I I e siècle, des dénominations diverses avons donc entrepris de confronter l’ensemble de ces données, bouteille glaçurée [cat. 260] et un plat en « vert et brun » présentant
prestigieux juriste et théologien, pour s’installer parmi les siens, pour évoquer le lieu de naissance de Ibn Tumart : Igiliz, Igilîn parfois contradictoires, à l’apport des cartes topographiques un oiseau encadré par une inscription al-yumn (« la félicité »)
mener sa prédication et engager une lutte sans merci contre et Igli, rendant de plus en plus difficile la localisation précise de la région et de la réalité du terrain. Le programme archéo - [cat. 259]. Ce matériel ainsi que les datations absolues ont permis
les Almoravides. Si l’on connaît, par les textes médiévaux, du berceau de l’almohadisme. logique maroco-français 9 qui allait naître de cette localisation de mettre en évidence le caractère éphémère de l’occupation
la dimension religieuse du site, marquée par l’existence Il fallut attendre l’année 1924, soit près d’un quart de siècle précise d’Igiliz se révéla une occasion inédite d’étudier le site médiévale de la zone, autour de la première moitié du X I I e siècle 12 .
après qu’Edmond Doutté eut découvert Tinmal, pour qu’Henri majeur de la naissance du mouvement almohade. Si l’on excepte la pièce 3, qui a une histoire plus complexe
Basset et Henri Terrasse proposent de situer l’habitat des La montagne d’Igiliz, d’une altitude de 1 354 mètres, se
Hargha dans le Haut Atlas 2 . Cette hypothèse de localisation ne présente sous la forme d’une imposante formation géologique
s’appuie toutefois que sur une lecture très partielle des sources d’orientation ouest-est [fig. 2]. Les informations fournies par les fig. 2
Vue de l’habitat du site de Igiliz en cours de fouille. En contrebas, la vallée.
alors disponibles. L’idée va s’avérer d’une grande pertinence textes concernant le caractère inexpugnable du lieu semblent
pour convaincre d’autres chercheurs de son supposé bien-fondé, remarquablement corroborées par la configuration très escarpée
et ce jusque loin dans les années 1970 encore 3 . Ce que nous du relief : la montagne est inaccessible sur trois de ses flancs,
dénommons la « vulgate Basset-Terrasse » avait pourtant été à l’ouest, au sud et à l’est ; ce dernier côté présente un impres -
contestée peu de temps après sa publication. C’est en effet sionnant dénivelé sous forme d’une falaise abrupte qui domine
dès 1928 qu’Évariste Lévi-Provençal proposa de corriger la localité de Tighmart. L’accès au site proprement dit s’effectue
les assertions des deux auteurs en se rangeant à l’avis de en contournant le massif montagneux par l’ouest, pour suivre
R. Montagne, pour qui la tribu des Hargha ne saurait être placée ensuite, plein est, la route de Tifigit, village situé à mi-hauteur,
qu’au sud de l’oued Sous, et au sud-est de Taroudant 4 . S’inscri - au nord d’Igiliz.
vant dans la droite ligne de cette précoce remise en question, L’accès le plus aisé au site s’effectue par la partie la plus
la localisation du site est encore affinée lors de la parution, orientale de la montagne, que nous appelons le « Jebel oriental ».
en 1956-1957, de l’Historia política del imperio almohade Cet endroit stratégique, qui commande l’accès à la partie centrale
d’Ambrosio Huici Miranda, qui publie alors des informations d’Igiliz, est doté de moyens de protection qui se combinent
fig. 1
La vallée du Sous et le massif de l’Atlas
puisqu’elle est antérieure à la qasba et conditionne sa mise Les différents secteurs du site d’Igiliz ont livré de grandes 153
en place, on peut considérer que tous les bâtiments de cette quantités de matériel archéologique, lequel constitue une Plat
dernière sont strictement contemporains les uns des autres 13 . réfé rence importante non seulement sur les débuts de l’époque Al-Andalus (?) Ce plat a été découvert dans la qasba, zone de et une grande queue remontant au-dessus de la tête.
Cette zone de commandement domine le second secteur, almohade mais également sur les sociétés de montagne à l’époque X I I e siècle commandement du site de Igiliz, en 2009 et 2010 Ce motif central est cerné d’une frise d’oves, tandis que
céramique glaçurée en « vert et brun » [voir p. 268-270]. Il se trouvait éclaté en morceaux entre sur les bords se déroule une inscription formée du mot
une grande esplanade (basse-cour) en forme de « L », bordée islamique au Maroc. Exceptionnellement riche et diversifié,
H . 9,5 ; D . 25,5 cm les espaces 3, 4 et 9. Cette pièce exceptionnelle a été al-yumn, répété plusieurs fois comme une litanie. Ce
elle aussi de bâtiments dont les fonctions restent à préciser. le matériel céramique démontre les dynamiques des circuits

DE LA NAISSANCE D’UN MOUVEMENT SPIRITUEL À L’ÉMERGENCE D’UNE DYNASTIE


inscription restaurée à l’occasion de cette exposition. Il s’agit d’une type d’inscription se retrouve, exécuté dans une graphie
La grande-mosquée du site, établie sur la pente sud-est, économiques mais surtout symboliques dans lesquelles Igiliz « La félicité » pièce importée, probablement de fort loin, peut être similaire, sur les lustres métalliques de la même époque
provenance de al-Andalus, où les céramiques à décor en « vert et brun », [cat. 254]. La présence de cette pièce somptuaire dans
présente un plan barlong (30 × 5 mètres environ) divisé par des s’inscrivait tout au long du X I I e siècle.
Igiliz (Maroc) après avoir connu un apogée dans la seconde moitié les niveaux d’abandon est peut être à rattacher avec
piliers-murs en deux nefs parallèles au mur de la qibla. Celui-ci Nous avons mentionné l’exemple du plat en « vert et brun » mis du X e siècle, sont à nouveau produites à l’époque de la visite-pèlerinage du site par des dirigeants du mouve -
Rabat (Maroc), Institut national des sciences
est percé de deux portes qui s’ouvrent sur une avant-cour au jour dans la qasba ; nous pouvons aussi évoquer des frag ments de l’archéologie et du patrimoine ( INSAP )
la domination almohade. Le pied annulaire de la pièce ment almohade alors établis dans les grands centres
présente deux trous permettant la suspension de l’objet, urbains du Maghreb al-Aqsa et de al-Andalus.
donnant sur la zone de la porte est du site. Tout au long de son de céramiques à décor de lustre métallique moulé retrouvés dans inv. IGI -4426-318
mais le décor intérieur n’est pas axé par rapport aux trous CD

évolution, l’édifice a gardé ses proportions originelles, même l’habitat, dont les parallèles connus en al-Andalus datent du milieu de suspension. On remarque au centre un motif de paon bibliographie et expositions
si les piliers-murs ont remplacé des piliers en brique crue lors ou de la seconde moitié du X I I e siècle. Ce type de pièce inscrit portant un petit drapeau en lieu et place de la crête Inédit.

d’une profonde restauration de l’édifice, survenue probablement d’emblée le site dans une économie et une histoire extra-régionales,
lors de la visite-pèlerinage que le premier calife almohade qui, incluant al-Andalus, s’étendent à l’ensemble des empires
entreprit à Igiliz en 1157. À l’époque moderne, le sanctuaire almoravide puis almohade.
devint un lieu de repas rituels communautaires, au moment Dans ce site de montagne, éloigné des grandes voies et des
où le site connut une réoccupation partielle 14 . centres de commerce, la présence ponctuelle de céramique
Autour de la grande-mosquée, comme près des portes de luxe importée de al-Andalus ne semble pouvoir être comprise
monumentales, se développe un habitat dense. Il s’y ajoute deux qu’en rapport avec la place de choix qu’a eue le site dans la
grottes aménagées, qui ont fait l’objet de travaux de protection construction de la légitimité du pouvoir califal almohade, dont
à l’époque médiévale et moderne, peut-être dans le cadre de certains représentants font un « pèlerinage » à Igiliz, aux sources
pratiques ascétiques. Des installations hydrauliques, sous forme du mouvement almohade du Mahdi Ibn Tumart. Les productions
de huit citernes et d’un abreuvoir, sont disséminées sur le Jebel locales permettent de répondre aux besoins immédiats des habi -
central, à l’exception de une ou deux citernes desservant la zone tants d’Igiliz, tandis que d’autres céramiques, glaçurées et
d’habitat extra muros. non glaçurées, confirment l’insertion du site dans la dynamique
des rapports commerciaux régionaux.
Les objets en métal sont eux aussi présents en quantité ; ils
reflètent la dimension guerrière du site, puisque les armes ou
les équipements militaires (épée, pointes de flèches et de javelines,
fragment de cotte de mailles, éléments de sellerie, etc.) constituent
une proportion importante des trouvailles, à côté des objets de
la vie quotidienne. Enfin, des monnaies almoravides frappées
au nom de ‘Ali Ibn Yusuf (m. 1143) et du prince héritier Sir Ibn ‘Ali
(m. 1139) durant la première moitié du X I I e siècle ont également
été retrouvées.
Grâce à l’abondance de son matériel archéologique, le site
d’Igiliz offre une vue d’ensemble sur la culture matérielle d’un site
de montagne à la fin de l’époque almoravide et au début de l’époque
almohade. Pour autant, l’implantation des bâtiments et des espaces
de circulation, qui obéissent à un schéma directeur d’ensemble
et à un certain degré de planification, fait qu’Igiliz n’est pas un site
« rural ». Son rôle dans la genèse du mouvement almohade n’est
sans doute pas sans lien avec ses caractéristiques exceptionnelles.
D’un autre côté, l’un des principaux apports des travaux archéo -
logiques en cours sur le site est celui de l’archéobotanique 15
[voir p. 272]. Il révèle une facette méconnue de la vie rurale en
270 montagne au Maroc dans les premières décennies du X I I e siècle. 271
fig. 3
La qasba d’Igiliz : plan général provisoire à partir de l'état des fouilles en 2012
L’extraction et l’utilisation de l’huile d’argan 154
à l’époque médiévale : l’apport des fouilles d’Igiliz Pichet
Al-Andalus ou Maroc
Au Maroc, plusieurs sites localisés dans le nord ensemble architectural complexe où se côtoient tion de l’huile d’argan revêtent un intérêt histo- X I I e siècle

et le sud-est du pays et ayant livré des niveaux bâtiments domestiques de statut social différen- rique inestimable : Igiliz détient le premier témoi- céramique glaçurée
d’habitat romains et médiévaux ont fait l’objet de cié et espaces religieux 5 . gnage archéobotanique de l’exploitation H . 29 ; D . max. 29 cm

recherches archéobotaniques 1 . Cependant, les Des analyses archéobotaniques ont été inté- de cette espèce en montagne pendant l’époque provenance
données récoltées concernent principalement grées au programme dès le début des fouilles médiévale 6 . Igiliz (Maroc)
des plaines, et des habitats anté-islamiques. De archéologiques. Les vestiges de graines et les En tant que produit spécifique de la région du Rabat (Maroc), Institut national des sciences
fait, malgré les textes de voyageurs, géographes déchets de fruits découverts dans les structures Sous, l’huile d’argan a retenu l’attention de deux de l’archéologie et du patrimoine ( INSAP )
ou botanistes médiévaux qui mentionnent parfois de chauffe et de cuisson (fours, foyers) et dans les auteurs médiévaux, al-Bakri puis al-Idrisi 7 , qui inv. IGI -40953-539

les productions vivrières des provinces qu’ils tra- dépotoirs alimentaires témoignent de la consom- en décrivent, avec plus ou moins de détails, le
Ce pichet a été découvert en 2010 sur le site archéologique
versent, les connaissances sur l’histoire agraire mation d’au moins dix-sept plantes exploitées procédé d’extraction. Une fois ramassés (selon d’Igiliz [voir p. 268-270]. Il se trouvait dans les espaces 9
et pastorale de la région du Sous et des mon- soit par culture soit par cueillette : trois céréales al-Idrisi, au mois de septembre), les fruits sont et 10 de la qasba, zone de commandement.
tagnes environnantes demeurent encore très (orge vêtue, blé froment et sorgho), deux légumi- soit laissés en tas le temps que la partie charnue Il s’agit d’une pièce soignée, à la pâte claire. La glaçure
lacunaires. Aussi ne savons-nous rien de l’exploi- neuses (féverole et gesse chiche), deux légumes se décompose (al-Bakri), soit donnés aux transparente est de couleur miel clair. À l’opposé de
tation ancienne de l’arganier, arbre embléma- (gourde et bette), peut-être deux espèces condi- chèvres, qui les avalent puis en régurgitent les l’anse, on remarque un décor appliqué formé de trois
tique de cette contrée, à la fois pour ses chèvres mentaires (câprier et gattilier), sept fruitiers noyaux (al-Idrisi). Ces derniers sont ramassés petits triangles. Plusieurs céramiques glaçurées ont été
acrobates et pour l’huile d’argan, devenue une (caroubier, figuier, grenadier, deux sortes de juju- dans les enclos, lavés puis concassés pour libé- découvertes dans la zone de commandement du site d’Igiliz,
ressource économique valorisée pour le tou- biers, palmier-dattier, vigne), et l’espèce oléagi- rer les graines [fig. 2]. Celles-ci sont grillées dans mais dans des proportions réduites au sein de l’ensemble
risme. Des sondages entrepris dans les sédiments neuse et fourragère, l’arganier. Près de cinquante une poêle d’argile (al-Idrisi), puis broyées pour en du vaisselier, pour l’essentiel non glaçuré. Ces pièces
marins au large d’Agadir (cap Ghir) montrent que et une plantes sauvages qui composaient la flore extraire une huile de couleur noire (al-Idrisi). glaçurées sont toutes importées. On ignore cependant
l’arganier 2 [fig. 1], aujourd’hui dominant, était pré- des champs et des jardins, celle des pâturages et Les nombreux déchets de coques d’argan encore si celle-ci, seule représentante de sa forme sur
le site, correspond à une production urbaine d’une ville
sent dans la végétation de la plaine du Sous, mais des enclos de parcage et celle des décombres, découverts carbonisés dans les cendres des
du Maghreb al-Aqsa plus ou moins éloignée du site
que sa part a rapidement augmenté à partir de 950 sont aussi enregistrées. À côté de ces déchets foyers et des fours médiévaux d’Igiliz [fig. 3 et 4],
ou d’une ville de al-Andalus. De même que le plat au paon
après J .- C . Cet essor signerait le début de son en majorité carbonisés, des charbons de bois et parfois mêlés à des crottes de caprinés, et la pré-
[cat. 153], ce pichet témoigne de l’importation sur ce site
exploitation 3 . La première attestation textuelle de des bois non brûlés indiquent l’utilisation du peu - sence de percuteurs et de meules dans le mobilier
perché d’une céramique somptuaire, que l’on pourrait
l’arganier est cependant plus tardive car elle date plier ou du saule, du palmier-dattier, du thuya de archéologique renvoient à certaines des opéra- rattacher au pèlerinage des dirigeants almohades sur
du dernier quart du X I e siècle, et nous est donnée Berbérie et de l’arganier. Dans l’éventail des tions décrites dans les deux textes et à celles ce premier berceau du mouvement almohade.
par al-Bakri 4 . plantes ainsi exploitées au début du X I I e siècle par observées à Tifigit, dans le village actuel situé en CD

Depuis 2009, un programme franco-marocain les habitants de l’ensemble fortifié, les déchets de contrebas, à 1 280 mètres d’altitude : consomma- bibliographie et expositions
(« La montagne d’Igiliz et le pays des Arghen ») bois et de fruits de l’arganier sont les plus fré- tion des fruits par les chèvres, concassage, Inédit.
mène une recherche archéologique et historique quents. Outre le caractère inédit d’un point de vue broyage, utilisation des déchets comme combus-
sur le site médiéval d’Igiliz et de son environne- archéologique de l’ensemble fortifié et sa valeur tible. Mais la fonction des divers récipients et du
ment [voir p. 268-270]. Le dégagement des vestiges symbolique, les témoins matériels qu’il a livrés mobilier lithique dégagés dans les habitats et les
de l’occupation du X I e - X I I e siècle a révélé un sur l’exploitation de l’arganier et la consomma- lieux de culte du site archéologique demeure
encore inconnue. Seules des analyses chimiques
des micro-résidus organiques potentiellement
conservés sur les surfaces d’utilisation des meules
et des percuteurs ou sur la paroi des récipients
révéleront les matières (huile, farine) qui ont été
en contact avec ces ustensiles et en indiqueront
la fonction. Les observations effectuées à Tifigit
permettent aussi de mieux comprendre quelle a
pu être la chaîne opérationnelle ancienne, les
pratiques actuelles constituant un véritable réfé-
rentiel ethnographique.
Les vestiges archéobotaniques de l’habitat
almohade trahissent ainsi le rôle considérable de
cette ressource ligneuse, fourragère oléagineuse
dans la montagne médiévale. Le site archéolo-
gique et le village actuel de Tifigit constituent un
observatoire archéologique, historique et ethno-
botanique de premier plan pour étudier les pra-
tiques d’exploitation du territoire cultivé et
parcouru qui ont modelé les traits de l’arganeraie
actuelle 8 . L’enjeu est de comprendre comment la
communauté almohade avait accès à une diver-
sité agro-alimentaire dans un environnement de
montagne semi-aride.
fig. 1, 2 fig. 3 M-P R
L'arganier et ses fruits Le fruit récolté et la graine d’argan
fig. 4
Déchets brûlés de concassage d'argan provenant d’Igiliz
D O M I N I Q U E U R V O Y

témoigne qu’au X I V e siècle déjà ce titre était donné à tout du vizir de ‘Abd al-Mu’min connue sous le nom de Risalat al-fusul (Averroès) à l’avoir commentée, mais son texte n’a pas encore

DE LA NAISSANCE D’UN MOUVEMENT SPIRITUEL À L’ÉMERGENCE D’UNE DYNASTIE


le volume. Un troisième manuscrit, conservé à la Bibliothèque (« Lettre aux paragraphes ») 5 , chacun devait, sous peine de mort, été retrouvé.
royale Hassaniya à Rabat, sous la cote M s 12618, était de posséder par cœur l’un des trois textes en fonction de son propre La première Murshida a été très diffusée à la faveur de son
désignation incertaine. Il aurait dû être présenté à l’exposition degré d’instruction. caractère de résumé dogmatique brut, sans aucune argumentation,
organisée en 1990 au Petit Palais à Paris, mais l’exposition La ‘Aqida [fig. 2], réservée à l’élite intellectuelle, a suscité des ce qui la coupait de l’éthos spécifique de la ‘Aqida et permettait
n’a pas eu lieu et il a alors disparu [fig. 1]. Un catalogue 1 a néan - interprétations variées tant au cours de l’histoire de l’islam que de projeter sur elle des vues diverses, voire des ajouts éventuels.
moins été publié, qui le présente sous le titre A‘azz ma yutlab, de celle de la recherche orientaliste quant à son rattachement Aussi Sa’d Ghrab a-t-il pu envisager son audience comme un
ce que confirme la photographie donnée, concernant le chapitre à telle ou telle école doctrinale. Ni les deux manuscrits connus, facteur de diffusion de la doctrine sunnite ash’arite 9 . Elle est
sur l’Imamat du Kitab de Ibn Tumart. ni une traduction latine faite au X I I I e siècle ne décèlent une connue sous au moins quatre formes et l’on en possède un nombre
Le manuscrit de la BnF a été copié en 579 H . / 1183, celui diversité notable de rédaction 6 susceptible de justifier une telle élevé de copies (notamment, pour le texte seul, Bibliothèque
Les écrits de Ibn Tumart de la Bibliothèque royale de Rabat en 595 H . / 1198-1199, et celui variation dans la perception du texte. En revanche, en écartant nationale de Tunis, dans le recueil n o 16966, et BnF, dans le recueil
Les bibliographes musulmans médiévaux avaient pour habitude de la Hassaniya en 590 H . / 1193-1194. Ces dates correspondent l’idée a priori de syncrétisme qui a offusqué les esprits, une n o 5296) et de commentaires, jusqu’au 11 e H . / X V I I e siècle, émanant
de donner, sous un même nom d’auteur, des listes de titres sans à la période d’apogée de l’Empire almohade. D’après l’incipit du étude de la cohérence interne du texte montre qu’elle repose sur principalement de mystiques.
autres précisions. Seule la consultation directe de chaque écrit manuscrit parisien, ce recueil aurait été composé après la mort une structure argumentative nette et témoigne d’un rationalisme Sous le nom de Ibn Tumart figurent également deux excerpta
nous permet de savoir s’il s’agit d’un ouvrage important, d’un de Ibn Tumart (vers 524 H . / 1130), sous la dictée du premier calife théologique rigoureux autant que spécifique 7 , rationalisme de grands ouvrages de la tradition sunnite. L’un d’eux est consacré
bref opuscule ou même d’un simple chapitre de livre. Dans le almohade, ‘Abd al-Mu’min (m. 558 H . / 1163), lui-même recueillant que l’on ne saurait rapprocher de la démarche intellectuelle au Muwatta’ de Malik b. Anas, éponyme du malikisme, l’école
cas de Ibn Tumart, nous disposons d’une liste de trente-quatre l’enseignement oral du Mahdi d’après les notes (ta‘aliq) de de Ghazali, malgré l’exploitation de ce nom par les Almohades juridique dominante dans l’Ouest islamique. Suivant les copies,
titres dont une bonne partie se retrouve par ailleurs sous forme ses compagnons. Frank Griffel 2 a objecté que les textes étaient contre les Almoravides, qui l’avaient condamné 8 . Dans le monde il s’agit seulement d’extraits 10 , ou bien ceux-ci sont accompagnés
de chapitres dans un recueil d’importance moyenne désigné trop soigneusement composés pour que l’on puisse parler almohade, on ne connaît guère que le philosophe Ibn Rushd d’un commentaire 11 [cat. 156]. Le recueil est appelé tantôt Muwatta’
parles chroniqueurs comme Kitab Ibn Tumart (« Livre de Ibn seule ment de notes, et qu’il est déjà fait mention par al-Baydhaq,
Tumart »). On peut penser que ces textes circulaient sous deux un compagnon des premiers temps, d’un livre remis par l’imam
formes : soit isolés, ce qui permettait une plus grande diffusion et à ‘Abd al-Mu’min dès leur première rencontre 3 . Il voit dans cette
éventuellement des commentaires spécifiques ; soit rassemblés présentation développée dans le manuscrit parisien une fiction
en recueil pour ceux qui étaient jugés susceptibles de définir destinée à établir un parallèle entre le Prophète de l’islam et Ibn
la doctrine officielle de l’Empire almohade. Tumart dans un même rapport distancié à l’écrit. Par ailleurs,
Parmi les autres « écrits » de Ibn Tumart, on trouve également on a remarqué qu’un texte du second calife almohade sur
une recension du Muwatta’ de Malik et un résumé du Sahih le djihad avait été inséré dans ce livre. Ce Kitab est donc une
de Muslim. Grâce à ces textes, il serait donc possible de restituer recomposition postérieure au prêche du Mahdi, véritable vulgate
la pensée et le dogme originels de ce prédicateur exceptionnel. du dogme almohade destinée à être diffusée dans l’empire,
La réalité est plus complexe. et certainement copiée dans le cadre d’ateliers impériaux
Le « Livre de Ibn Tumart » tel qu’il peut être restitué nous si l’on en juge par la qualité des manuscrits conservés.
est actuellement connu par deux manuscrits ne comportant que La plus grande partie du recueil composant le Kitab Ibn Tumart
de légères différences de texte : celui de la BnF, inv. Arabe 1451 (ainsi que des textes qui n’y sont pas repris et qui ne sont connus
[cat. 155], et celui de la Bibliothèque générale de Rabat, que par leurs titres) concerne la méthode de traitement de la
inv. qaf 1214 (originairement à la bibliothèque de la grande- révélation, et des points de droit et de pratique (pureté, prière,
mosquée de Taza, n o 645). Seul le premier a servi pour l’édition interdiction du vin). L’enseignement juridique dispensé sur
de Jean-Dominique Luciani et Muhammad al-Kamal, avec une cette base a dû être seulement oral et ne nous a guère laissé de
longue introduction par Ignaz Goldziher (1903) ; les deux ont été commentaire écrit qu’à propos du premier texte du recueil par un
utilisés pour celles de ‘Ammar Talibi (1985) et de ‘Abd al-Ghani certain Abu ‘Abd Allah Muhammad al-Mahdawi 4 . Trois opuscules,
Abu-l-‘Azm (1997). Ces éditions donnent toutes comme titre A‘azz de longueur et de difficulté décroissantes, se détachent du Kitab
ma yutlab (« Le plus précieux qu’on puisse demander »), qui est Ibn Tumart ; ils concernent la théologie : une ‘Aqida (profession
en réalité formé des premiers mots du premier texte, lequel traite de foi) et deux Murshida (imamat et guide spirituel). Ils sont
274 des usul-al-fiqh (fondements du droit). Cependant, Ibn Khaldun d’une importance capitale car, comme le rappelle une circulaire 275
fig. 1
Pages d’un manuscrit de l’ouvrage de Ibn Tumart Le plus précieux qu’on puisse demander.
Rabat, Bibliothèque royale Hassaniya, inv. 12618, fol. 34 v o - 35 r o (cat. exp. Paris, 1990, n o 497)
155
Le plus précieux
qu’on puisse demander

Ibn Tumart Ce manuscrit de doctrine almohade [voir p. 274-276],


al-Imam al-Mahdi (« Muwatta’ de l’Imam-Mahdi »), tantôt Ibn Tumart était célèbre pour son éloquence aussi bien en berbère Maghreb généralement connu sous le nom de Kitab Ibn Tumart,
Muhadhi al-Muwatta’ (« l’égal [ou] l’offrant du Muwatta’ »), et qu’en arabe [voir p. 404-406]. Sha‘ban 579 H . / décembre 1183 s’ouvre au folio 1 sur un frontispice encadré d’une bande
papier oriental dorée à moitié effacée dans lequel s’inscrit en lettres d’or
aurait été dicté par ‘Abd al-Mu’min à Marrakech en 544 H . / 1149, Ces deux œuvres témoignent d’un autre aspect du dogme
98 folios la liste des titres. Au verso, le texte commence par un
d’après l’enseignement donné par Ibn Tumart au ribat des Hargha almohade, qui est celui de son orthodoxie sunnite telle qu’élaborée reliure orientale à recouvrement en maroquin rouge bandeau doré flanqué d’une vignette marginale contenant
– à Igiliz – en 515 H . / 1121. Quant à son contenu, il s’agit d’une au cours de la seconde moitié du X I I e siècle. Paradoxe, sa qualité à plaque centrale en forme de mandorle le titre initial. Les titres rubriqués sont à l’encre bleue ou
H . 21,5 ; l. 17,5 cm rouge. L’enluminure de ce manuscrit est donc relativement
recension dérivée de celle, classique et communément utilisée, d’Imam impeccable et de Mahdi reconnu – certainement attri -
historique simple, bien que la qualité de la graphie témoigne du soin
de Yahya al-Makhzumi (Misr, 155 H . / 771-772 – 231 H . / 845-846), buée post mortem par ses successeurs – permet à ces derniers Entré à la Bibliothèque royale de France en 1835 accordé à sa copie. Il s’agit à ce jour de la plus ancienne
ne contient aucun trait particulier susceptible d’en faire une de s’affranchir du corps des docteurs de la loi malikite, jusque-là version de cette œuvre conservée.
Paris (France), BnF, département des Manuscrits
A V-N

recension « almohade » de ce pilier du malikisme. Cependant, seuls à même de prononcer le droit. Cet aspect se retrouve inv. Arabe 1451
bibliographie et expositions
elle témoigne du respect attribué à Ibn Tumart, puis à son également dans les éléments biographiques se rapportant à Ibn Dandel, 1994 (b), cat. 5
premier successeur, pour l’œuvre de Malik – laquelle se voulait Tumart, qui est présenté à son retour d’Orient comme un censeur
l’expression de la tradition du Prophète, sunna, conservée à sunnite, souhaitant réformer les mœurs, mais aussi les pratiques
Médine même –, respect qui contraste avec la destruction des juridiques, en revenant à la source du Coran, et de la Tradition.
traités juridiques malikites ordonnée par ailleurs par l’imam. Ces rares manuscrits du Kitab Ibn Tumart et recensions ou
Le second extrait que l’on doit à Ibn Tumart porte sur le résumés de compilations de hadith, ne sont pas les seuls « écrits »
Sahih de Muslim, le recueil de hadith le plus prisé au Maghreb. attribués à Ibn Tumart. En effet, on conserve la trace, dans
L’exemplaire qui en a été conservé (ms 403 de la mosquée Ibn une copie tardive, de cinq lettres du grand prédicateur. Ce sont
Yusuf de Marrakech) a été copié en 569 H . / 1173-1174 à Sidjilmasa. des exhortations adressées à la communauté almohade ou
Il est qualifié de talkhis (résumé). Selon le chercheur ‘Abd à l’assemblée almohade, et des objurgations adressées au sultan
al-Ghani Abu al-‘Azm, il contiendrait également des textes en almoravide et aux Almoravides en général 13 . Au Maroc, on
tamazight, ce qui en ferait le plus ancien document (à l’exception s’efforce actuellement d’élargir cet échantillon de textes attribués
des inscriptions lybiques) sur la langue berbère 12 . En effet, au Mahdi afin d’avoir un panorama plus large de sa « pensée ».

276 277
cat. 157 (détail)
156 157
L’Offrant du Muwatta’ L’Offrant du Muwatta’
Ibn Tumart Cet exceptionnel manuscrit contient la recension du les écoinçons étaient probablement ornés du même motif Ibn Tumart
Maroc Muwatta’ de Malik par le Mahdi Ibn Tumart, dans sa étoilé que sur le frontispice. Le premier bifolio suivant Maroc
fin du X I I e siècle (?) version dictée à ‘Abd al-Mu’min et mise par écrit au milieu est entièrement chrysographié, et rehaussé de bleu 2 nde moitié du X I I e siècle
parchemin du X I I e siècle [voir p. 274-276]. La première double page et de rouge ; les marges sont ornées de neuf vignettes parchemin
92 folios présente le titre inscrit en graphie coufique dorée en marginales contiguës à fond doré ou bleu, chacune 68 folios
reliure moderne réserve sur un fond fleuri alternativement bleu et rose. présentant un décor différent. Enfin, le reste du manuscrit reliure à rabat en cuir grenat estampé et doré
H . 26 ; l. 21 cm Ce double panneau central est bordé d’une double frise est copié dans une fine écriture maghribi brune rehaussée H . 23,5 ; l. 17,5 cm

autres mentions manuscrites tressée où des cartouches épigraphiés d’invocations d’or et d’encres bleu et rouge, occupant densément les historique
plusieurs annotations marginales (devenues illisibles) en maghribi alternent avec un large nœud de Salomon, folios avec quarante lignes de texte par page. Bien que Ancienne collection Glaoui Pacha,
sur les premiers folios ; un acte de waqf de Abu Muhammad et aux angles, avec une étoile à huit branches meublée l’ouvrage soit incomplet, la qualité des folios restants acquis par lui en 1338 (fol. 1 r o )
b. ‘Abd Allah al-Tarifi en 811 H . / 1408-1409 d’une rosette, sur fond bleu ou rose. La double page et l’abondance de l’or utilisé nous permettent d’envisager Rabat (Maroc), Bibliothèque nationale du Royaume du Maroc
provenance suivante contient l’index des entrées du manuscrit inscrit une production dans les meilleurs ateliers de l’Empire inv. G 840
Fès (Maroc), bibliothèque al-Qarawiyyin dans des médaillons circulaires formés par un ruban almohade, sans que l’on puisse préciser s’il a été
blanc continu. Ces cercles sont disposés dans une trame exécuté dans la capitale de Marrakech, ou au contraire Ce manuscrit contient la recension du Muwatta’ de Malik
Fès (Maroc), bibliothèque al-Qarawiyyin
inv. 181/58
orthogonale dorée ornée de petites palmes. Le cadre en al-Andalus. Il s’agit indéniablement d’un manuscrit par le Mahdi Ibn Tumart, dans sa version dictée à ‘Abd
est dessiné par une double frise tressée inscrite et dont commandé par le calife ou son entourage proche. al-Mu’min et mise par écrit en 544 H . / 1149, comme
BTL/CD le précise l’incipit du texte [voir p. 274-276]. Cette copie
bibliographie et expositions soignée au texte en graphie maghribi mudjawhar inscrite
Paris, 1999 (b), n o 510. à l’encre brune et rehauts dorés et polychromes est
densément calligraphiée de quarante et une lignes
de texte par page. Les titres sont chrysographiés dans
une graphie plus importante, et marqués dans les marges
par la présence de vignettes végétales dorées. Le texte
lui-même est scandé de petites rosettes polychromes
et dorées, et rehaussé de trois panneaux enluminés
à composition géométrique, sur les folios 1 r o , 3 r o
et 68 r o . Une double page frontispice ouvre le codex.
Son décor entièrement peint à l’or et rehaussé d’encre
bleue présente une composition centrée cruciforme
formée d’un entrelacs recticurviligne continu dessinant
un quadrilobe dans chaque section. Ces rubans se
poursuivent pour dessiner des encadrements multiples
ornés de nœuds. Le champ central carré est agrandi
en haut et en bas par deux frises dessinées par une
large tresse, et l’ensemble est bordé par une tresse
à brins multiples, prolongée dans la marge par une
vignette en forme de disque. Il s’agit donc d’une
copie exécutée avec le plus grand soin, probablement
commandée par le calife ou par son entourage
proche.
BTL /CD

bibliographie et expositions
Inédit.

278
158 Y O U S S E F K H I A R A B U L L E T U I L L E O N E T T I

Les Robes brodées.


Notices de Marrakech
Ibn Simak (vers le milieu du X I V e – 1 re moitié du X V e siècle)
vivait à Grenade, où il exerçait la charge de secrétaire
de chancellerie pendant le règne de Muhammad V . C’est
Ibn Simak al-‘Amili à ce souverain nasride qu’est dédiée cette chronique, un vieil homme avec de la barbe, courbé sur son bâton […]
Maghreb composée durant le dernier quart du X I V e siècle. et il lui dit : « Où vas-tu porter cela ?
X V I I e – X I X e siècle Consacrée à l’histoire des Almoravides et des Almohades,
– Mon frère je vais à Tinmal,
papier et complétée d’une brève recension des souverains
48 folios mérinides jusqu’en 1381, cette compilation hétéroclite – Ton esprit est-il troublé ou bien est-ce que tu dors ?
reliure moderne est utilisée de longue date pour retracer l’histoire La mosquée de Tinmal, j’en reviens. Elle est terminée.
H . 26 ; l. 25 cm de la région de Marrakech, bien que l’identification
Jette donc cette pierre que tu portes. »
de son auteur ait longtemps été fautive. Elle est bien
Rabat (Maroc), Bibliothèque royale Hassaniya
postérieure aux événements anciens qu’elle relate, mais L’homme jeta sa pierre, il continua son chemin et monta
inv. 4027
elle constitue une source essentielle sur le mouvement jusqu’à la mosquée de Tinmal. Il trouva les ouvriers en train
almoravide, ainsi que sur l’organisation du pouvoir
almohade 1 . de la construire. Il dit : « Il n’y a de force et de puissance
BTL /CD Tinmal et la construction qu’en Dieu. Cet homme-là m’a trompé. » Il revient à son roc
bibliographie et expositions de la légitimité mu’minide pour le porter. Il le trouva, mais il ne put le porter. Et il pleura.
Ibn Simak.
Un homme venait de l’Azaghar [la plaine] […] il voulait aller CONTE DE LA VALLÉE DU NEFFIS 1

à la mosquée de Tinmal. Il savait que les ouvriers étaient


en train de la bâtir. Il trouva un beau morceau de roc bien Situé sur un promontoire rocheux du Haut Atlas, le site de Tinmal
taillé. Il dit : « Par Dieu, je vais soulever ce bloc et le porter devint dans les années 1120 le second siège du mouvement
aux ouvriers de la mosquée de Tinmal. » Il le souleva, par reli gieux réformateur des Almohades 2 . Après leur victoire contre les
la puissance de Dieu. Le bloc était léger et facile à porter. Almoravides en 1146, il cessa d’être un centre politique pour devenir
En arrivant à Tikiout, il rencontra le diable [Satan]. C’était un haut lieu spirituel historique aux yeux de la nouvelle dynastie.

280
fig. 1
Vue actuelle de la mosquée de Tinmal
En dépit de son importance dans l’épopée almohade, sur la chronique mérinide de Ibn Abi Zar’ 7 . Or, l’analyse d’un texte jusqu’au récit du marabout de Tasaft vers 1700. ‘Abd al-Mu’min
aucun texte contemporain des événements ne fournit de almohade, à savoir une lettre du premier calife ‘Abd al-Mu’min (m. 1163), Abu Ya‘qub Yusuf (m. 1184) et Abu Yusuf Ya‘qub (m. 1199)
Tinmal une description précise, et l’appréhension des vestiges adressée depuis Tinmal aux talaba-s de al-Andalus 8 nous permet furent successivement déposés aux côtés du Mahdi 13 : une
archéologiques, tant en élévation qu’en fouilles, est également de remettre en question cette datation encore parfois citée. nécropole dynastique se mit donc en place, en rapport avec
très lacunaire : le seul édifice véritablement connu est celui Son contenu est rapporté in extenso par le chroniqueur almohade la figure de leur chef spirituel.
de la mosquée [fig. 1]. C’est à Edmond Doutté que revient le mérite Ibn al-Qattan (m. 628 H . / 1231) dans son Nazm al-djuman. Après Rien ne permet de lier la mosquée visible actuellement à ce
d’avoir réalisé les premières images de la mosquée de Tinmal 3 . les formules d’usage liée à la vocation de cette lettre, qui devait mausolée situé dans un jardin funéraire, dont on peut supposer
Publiées en 1914 dans la relation de ses voyages, ses illustra- être lue lors du prêche du vendredi dans les grandes-mosquées qu’il a fait l’objet de tous les soins de la part des souverains
tions ont fait l’effet d’une véritable révélation visuelle, qui de l’empire, le calife almohade annonce la raison de sa venue almohades, bien qu’aucune source textuelle n’en fasse état.
a enthousiasmé les historiens de l’art de l’époque. Ses clichés à Tinmal le 16 du mois de Rabi‘ ( I ) 543 H . / 4 août 1148 : Le culte qui entourait la dépouille du prédicateur s’est reporté
s’accordent en tout point à la description d’un lettré de Tasaft « Le dessein de [ce voyage à] cette destination bénie est la vers la mosquée elle-même, qui semble être restée le seul
deux siècles auparavant 4 . On y voit un bâtiment dégradé et visite pieuse [ziyara] du tombeau de l’honorable al-Mahdi que élément tangible de l’importance du site au travers des siècles.
tristement délaissé. Le minaret, des pans de l’enceinte, la nef Dieu Tout-Puissant soit satisfait de lui, et ce pour renouveler L’initiative du calife ‘Abd al-Mu’min, qui s’y rendit en pèleri -
de la qibla et la ligne d’arcade sur le sahn sont les seules une rencontre [avec lui] qui a fort longtemps tardé et soulager nage et ordonna l’érection d’une grande-mosquée aux qualités
structures encore en élévation. Tirée de l’oubli, la mosquée une passion envers lui aussi nécessaire que constante et plastiques indéniables, témoigne de l’évolution du rôle désor-
de Tinmal a depuis fait l’objet de plusieurs études et restau - de veiller à la construction de sa mosquée révérée pour jouir mais attribué à Tinmal comme lieu d’expression de la légitimité
fig. 3
rations 5 . Elles concordent toutes pour assigner à cette mosquée de ses bénédictions et dans l’espoir d’accroître la récompense dynastique. Le déplacement de ‘Abd al-Mu’min dans le Haut Chapiteaux en stuc de la niche du mihrab de la mosquée de Tinmal
le rang d’archétype architectural des mosquées almohades divine par chacune de ses briques, et pour augmenter [grâce Atlas, et toutes les festivités pieuses qui l’accompagnèrent,
et d’œuvre primordiale pour appréhender l’art et l’architecture à elle] la chance et la part de réussite, et pour que soit rehaussée inaugurèrent un rituel dynastique fondamental dans le protocole
de la seconde moitié du X I I e siècle [voir p. 320-323]. au monde des cieux sa renommée et sa trace, et pour élever un des Almohades : la ziyara, sur la tombe de l’Imam impeccable
Depuis la magistrale monographie des pionniers Henri des édifices les plus recommandables que Dieu Tout-Puissant et des premiers califes. L’importance du culte s’étendait bien et de ses abords [voir p. 320-323]. L’analyse architecturale
Basset et Henri Terrasse publiée dès 1924 dans la revue ait ordonné de construire pour y être invoqué ; et pour que au-delà de la sphère dirigeante, et le site drainait à lui pèlerins de Christian Ewert et Jens-Peter Wisshak a également permis
Hespéris 6 , la datation proposée pour l’édification de la mosquée, les sens en jouissent en voyant ces martyriums bénis et ces et aumônes 14 , tandis que la nouvelle capitale, politique d’envisager une seconde lecture de ce plan en T, lequel serait
en 548 H . / 1153, est aujourd’hui remise en cause. Elle s’appuyait festivals [mawasim] 9 . » et religieuse, se trouvait désormais à Marrakech. doublé d’un plan en U grâce à un double déambulatoire
Cette missive indique donc que la construction de l’oratoire Les fouilles archéologiques conduites au sein de la mosquée partant de la salle de prière qui cerne la cour 15 . On pourrait
a été décidée dès 1148, une année après celle de la première de Tinmal n’ont révélé aucune structure ni phase d’occupation alors interpréter ce plan imbriqué comme le témoignage archi -
Kutubiyya [voir p. 320-323]. Aussi pouvons-nous considérer que antérieures, et il n’a pas non plus été possible de mettre au tectural du rôle de cette mosquée dans un véritable pèlerinage
ces deux chantiers ont été presque contemporains l’un de l’autre jour la moindre trace d’occupation funéraire qui pourrait être lié à la présence de la tombe du Mahdi.
et pourraient avoir été l’œuvre d’un même architecte. Au-delà rattachée aux installations almohades. La mosquée est une L’analyse du décor témoigne du même souci de hiérarchisation
de cette précision chronologique, la date de 1148 marque aussi construction ex nihilo effectuée d’une seule traite sur une petite des espaces 16 . En effet, l’essentiel du décor en stuc se concentre
un tournant dans l’histoire du site. Le retour de ‘Abd al-Mu’min plateforme à l’extrémité ouest du site. Aucun vestige susceptible au niveau du mihrab [cat. 160 et 163] et un jeu dans le tracé des
à Tinmal, après sept ans de conquêtes, non pas en tant que d’être associé à la maison du Mahdi originelle n’a à ce jour arcs souligne cet effet décoratif. Ainsi, les arcs sous les coupoles
chef guerrier mais en tant que souverain couvert de gloire, été identifié. à muqarnas ainsi que les nefs qui y conduisent présentent
s’attribuant, par surcroît, la titulature d’émir des croyants, Le plan de la mosquée, d’une superficie d’environ 180 m2, est un tracé à lambrequins ; ceux de part et d’autre du mihrab sont
et sa décision de faire coïncider sa venue avec la construction très régulier et adopte une symétrie parfaite [fig. 2]. On y accède à lobes tréflés suivis d’arcs polylobés, relayés par un arc à
d’une mosquée solennelle, témoignent de la valeur de cette par six portes latérales, disposées en vis-à-vis, dont quatre lambrequins ; enfin, partout ailleurs, ils sont lisses, au tracé brisé
action, qui va au-delà d’un simple geste commémoratif dédié donnent sur la salle de prière et deux sur la cour. Une septième outrepassé. Ce même impératif hiérarchique se retrouve sur les
au Mahdi Ibn Tumart. entrée moins imposante est aménagée au nord, sur l’axe médian chapiteaux en stuc sculpté qui couronnent les demi-colonnettes
En effet, ce n’est pas le caractère pseudo-originel de Tinmal de la mosquée, ouvrant sur la cour. adossées aux piliers, dont les plus élaborés se trouvent sur
– et ce d’autant plus qu’Igiliz peut légitimement lui disputer La salle de prière présente un plan en T, ponctué en élévation le mihrab et dans les nefs transept et axiale. Le travail de ces
ce rôle [voir p. 268-270] – qui en fait le but d’un pèlerinage pour de coupoles sculptées de muqarnas en stuc d’une grande finesse, chapiteaux témoigne d’un véritable renouvellement. Par rapport
le nouveau calife ‘Abd al-Mu’min, mais bien plutôt sa situation au-devant du mihrab et au niveau des nefs extrêmes est et ouest aux éléments antérieurs, encore fortement marqués par
comme lieu d’inhumation du Mahdi Ibn Tumart (vers 1130) qui [cat. 161 et 162]. Une quatrième coupole de même style mais de les modèles émiraux et califaux umayyades, les chapiteaux
lui confère le statut de sanctuaire 10 . Une fois son décès rendu moindre envergure est élevée sur un plan polygonal à l’intérieur composites almohades accomplissent une transformation
public 11 , le chef spirituel des Almohades fut enterré dans la de la niche du mihrab. Ces quatre coupoles comptent parmi importante, en se servant d’acanthes plates et de palmes qui
maison-mosquée qu’il occupait à Tinmal. La tombe, aménagée les plus anciens spécimens de ce type connus dans l’Occident forment des méandres, reposant sur une astragale torse et
simplement, fut immédiatement l’objet d’un culte, comme en musulman. Ce dispositif architectural et son décor signalent supportant un bandeau, dont la partie supérieure est enjolivée
282 témoigne le récit de al-Idrisi (m. 1165-1166) 12 , jamais démenti l’importance de la nef de qibla, et tout particulièrement du mihrab par un tasseau paré. La volute utilise une palme généralement 283
fig. 2
Plan de la mosquée de Tinmal (Hassar-Benslimane et alii, 1981-1982)
159
Vue de Tinmal, depuis
le passage sur l’oued Nfis
au sud-ouest
Tinmal (Maroc)
dissymétrique. L’emploi du stuc sculpté pour ces supports 1963
architectoniques est tout à fait remarquable 17 [fig. 3]. D. M. Noack
négatif noir et blanc, gélatino-bromure
La principale originalité de cet édifice est probablement
impression à partir de l’original
son minaret, qui est inhabituellement implanté au milieu du mur H . 6 ; l. 6 cm

de qibla, où il enveloppe le mihrab. L’une des interprétations Madrid (Espagne), Instituto Arqueológico Alemán

proposées serait que l’on ait cherché à pérenniser le souvenir inv. D - DAI - MAD - NOA - E -426

militaire et guerrier du berceau almohade, l’aspect barlong


du minaret rappelant celui des tours qui cantonnent les
enceintes défensives. Cependant, on pourrait également 160
y voir la combinaison de deux des principes fondamentaux Le mihrab de la mosquée
qui gouvernent le plan de la mosquée : la recherche d’une de Tinmal
parfaite symétrie de l’ensemble et la volonté de mettre l’accent Tinmal (Maroc)
surle mur de qibla et sur le mihrab que ce dernier signale 1975
Jens-Peter Wisshak
à l’extérieur. Quant au caractère rectangulaire et à l’absence
négatif noir et blanc, gélatino-bromure
de lanternon, ils résulteraient des contraintes techniques impression à partir de l’original
engendrées par cette localisation 18 . H . 6 ; l. 6 cm

La postérité du site témoigne de la complexité des enjeux qu’il Madrid (Espagne), Instituto Arqueológico Alemán
inv. D - DAI - MAD - WIS - R -86-75-05
pouvait représenter. La mise en place de la domination mérinide
devait passer par son anéantissement symbolique, mais aussi
physique, afin de laisser place neuve à une dévotion qui serait
uniquement consacrée à cette nouvelle dynastie, à Chella.
161
C’est ainsi que des troupes mérinides dévastèrent Tinmal, tout
Coupole en stuc orientale
Tinmal (Maroc)
particulièrement les tombes des califes, qui furent profanées. 1975
Ce raid, qui n’avait pas été ordonné par le sultan Abu Yusuf, Jens-Peter Wisshak
négatif noir et blanc, gélatino-bromure
ne fut cependant pas condamné : l’intérêt du souverain mérinide
impression à partir de l’original
n’était pas dans une restauration du prestige des tombes de H . 6 ; l. 6 cm

ses prédécesseurs almohades ni dans l’entretien de ce pôle Madrid (Espagne), Instituto Arqueológico Alemán

de dévotion qui échappait par nature à son emprise. La postérité inv. D - DAI - MAD - WIS - R -104-75-01

du site lui donne raison. En effet, malgré cette atteinte irrévocable Ces trois vues anciennes de la mosquée de Tinmal ont
portée à la nécropole des Almohades, dont la chute ne pouvait été prises entre 1963 et 1975, après les premiers travaux
de déblaiement et de consolidation du site, qui ont suivi
qu’accélérer sa dégradation en raison de l’interruption d’un la parution de l’étude d’Henri Basset et Henri Terrasse 1 .
pèlerinage officiel, le prestige entourant le site n’a pas disparu. On y découvre respectivement l’arrière de la mosquée
et son minaret vus depuis l’oued qui coule en contrebas
La source de la baraka s’est néanmoins déplacée de la tombe
du site (photo 9), le mur de qibla percé du mihrab cantonné
du Mahdi, dont l’emplacement exact était oublié, vers le vestige par deux espaces latéraux, dédiés à l’accueil du minbar
le plus précieux de la ville, sa grande-mosquée 19 . et à l’imam (photo 10), ainsi que la coupole à muqarnas
surplombant la travée orientale de la nef parallèle au mur
de qibla (photo 11). Toutes trois ont été publiées dans
l’étude pionnière signée des archéologues allemands
Christian Ewert et Jens-Peter Wisshak et parue en 1984.
BTL /CD

bibliographie et expositions
Ewert et Wisshak, 1984, pl. 1, 56, 66.

284
cat. 159
cat. 160 cat. 161
162 163
Coquille pariétale Élément de claustra
Tinmal (Maroc) Ce disque large et d’une faible épaisseur présente un décor Tinmal (Maroc)
vers 1148 sculpté dans sa masse relativement simple. Il s’agit d’une vers 1148
stuc sculpté rosace à huit pétales concaves à rainure centrale, inscrits stuc sculpté
D . 39 cm dans une étoile à huit branches dont les contours ont H . 23 ; l. 23 ; É P . 4 cm

DE LA NAISSANCE D’UN MOUVEMENT SPIRITUEL À L’ÉMERGENCE D’UNE DYNASTIE


provenance été dessinés à la pointe. Considérant les décors de stuc provenance
Tinmal (Maroc) conservés sur la travée localisée au-devant du mihrab et Tinmal (Maroc)
dans les coupoles de la nef qui court au niveau de la qibla,
Marrakech (Maroc), réserves du palais Badia Rabat (Maroc), Musée archéologique
il semble plus vraisemblable de rattacher cet élément inv. 2004.12.72
de décor pariétal à la clef d’un des arcs doubleaux au tracé
complexe utilisés pour structurer l’espace de la salle Cette portion de claustra en stuc sculpté présente
de prière [voir p. 281-284]. un entrelacs végétal ajouré. Le schéma qui préside
BTL /CD à son décor est simple puisqu’il s’agit d’un rinceau à tige
bibliographie et expositions centrale, d’où se détachent des enroulements de demi-
Inédit. palmettes et de palmettes fleuronnées. Il provient très
certainement du tambour ajouré situé à la base de
l’une des trois coupoles couvrant la nef longitudinale
au mur de qibla, qui conserve encore en place plusieurs
claustras plus ou moins complètes 1 .
BTL /CD

bibliographie et expositions
Inédit.

288 289
Expansion militaire
et vigueur de la foi
La nouvelle révélation professée par Ibn Tumart
doit s’imposer au monde. C’est donc à cheval,
les armes à la main, que ses disciples, d’abord
conduits par ‘Abd al-Mu’min, partent la diffuser.
Leur réussite leur permet plus tard de franchir
le détroit de Gibraltar. Pour la seconde fois
de son histoire, l’Occident musulman est réuni,
dans des limites qui s’étendent au-delà de celles
de l’Empire almoravide. Le djihad, ou défense
des terres de l’islam, est consacré par la fondation
de Rabat, ou Ribat al-fath, « le Camp de la Victoire »,
d’où les troupes embarquent vers al-Andalus.
La conquête entraîne aussi des conversions
forcées, et l’exil de ceux qui ne veulent pas se
soumettre. Ainsi, le célèbre savant juif Maimonide,
dont la famille est poussée à l’exil, quitte
Cordoue pour Fès, puis pour Le Caire.

291
Entrée de la qasba des Oudaïa à Rabat
A N T O N I O D E J U A N G A R C Í A M A N U E L R E T U E R C E V E L A S C O

Alarcos se situe dans la plaine de Castille la Manche, tout près de l’an 854, c’est Calatrava qui domine à son tour la région. à prendre ces deux sites et à contrôler la région. Il sut profiter

EXPANSION MILITAIRE ET VIGUEUR DE LA FOI


de l’endroit où le fleuve Guadiana rejoint son affluent le Jabalón. La plupart de ses vestiges correspondent à cette période, celle de la confusion qui régnait alors, les Almoravides devant
La géographie de cette région, formée de plateaux et à proximité de l’émirat umayyade de al-Andalus : des tours permettant faire face au mouvement religieux almohade dont la montée
des monts de Tolède, a fortement conditionné les modes de vie d’assurer l’approvisionnement en eau, des tours défensives, en puissance mettait leur pouvoir en péril aux portes de leur
de ses habitants, qui contrôlaient de fait les voies historiques des tours pentagonales en forme de proue, des portes à entrée capitale, Marrakech. L’émergence de ce pouvoir almohade, dont
unissant le Nord et le Sud, l’Atlantique à la Méditerranée. C’est coudée, un grand arc de triomphe par lequel on accédait, la légitimité s’appuyait notamment sur le djihad en al-Andalus,
là que passait, au Moyen Âge, le chemin principal qui reliait depuis la ville, à la forteresse, et un fossé qui permettait d’isoler suscita un mouvement de croisade de la part des chrétiens et
Cordoue à Tolède 3 [fig. 1]. complètement le site [fig. 2]. Alarcos et Calatrava ont ensuite joué la région entre Tage et Sierra Morena devint terre de conquête 5 .
C’est à Alarcos et non loin de là à Calatrava que se sont un rôle de premier plan tout au long du X I I e siècle, depuis la prise Alphonse VII offrit Calatrava à l’ordre du Temple, afin qu’il
Le djihad almohade en al-Andalus concentrées les fouilles archéologiques de la région. En effet, de Tolède par le roi chrétien Alphonse VI en 1085, jusqu’en 1212, la défende ; l’ordre ne résista que jusqu’au règne de Sanche III :
La victoire d’Alarcos (1195) ces deux sites ont toujours été, avec plus ou moins d’intensité date de la bataille de Las Navas de Tolosa. La région située sous le coup des attaques almohades, il rendit la place au roi.
À sa propre grandeur, il [Alphonse VIII ] ajouta l’effort : ou d’influence, les centres principaux autour desquels s’articulait entre le Tage et la Sierra Morena était alors une zone frontière 4 . Cet abandon causa des troubles dans le parti chrétien, qui
il construisit Alarcos, vallée de sang. toute la zone. L’âge du bronze est bien attesté à Alarcos, et la La mainmise sur ces deux sites a permis aux musulmans et aux ne furent résolus que lorsque le roi offrit Calatrava à l’ordre
Rodrigue Jiménez de la Rada, De Rebus Hispaniae 1 présence ibérique sur l’un et l’autre site. Alarcos est celui qui chrétiens, tour à tour vainqueurs, de contrôler toute la région. de Cîteaux pour qu’il y créât un nouvel ordre militaire, le premier
présente l’urbanisme le plus avancé, avec un apogée entre le I V e C’est ainsi qu’à la chute des royaumes des Taifas, sous la d’Espagne, qui prit le nom du site : l’ordre de Calatrava 6 . Dès lors,
Alors, il commença à construire la ville d’Alarcos, et le IIIe siècle avant J .- C . Aux époques romaine et wisigothique, houlette des Almoravides qui unifièrent al-Andalus, Alarcos fut le territoire se peupla, l’installation humaine étant favorisée par
l’enceinte n’était pas encore achevée, ni les gens pleinement entre le IIe et le VIIIe siècle, ils ont été supplantés par Oreto, situé avec Calatrava l’une des têtes de pont de la défense de l’islam un certain nombre de dispositions et de privilèges royaux destinés
installés en ce lieu, que déjà il déclarait la guerre au roi du Maroc. à quelque trente kilomètres, dans la vallée du Jabalón. À partir contre le royaume de Castille-León. En 1147, Alphonse VII réussit à attirer de nouveaux colons. Il fut systématiquement fortifié
Chronique latine des rois de Castille 2

292
fig. 1 fig. 2
Le site d’Alarcos (Espagne) vu depuis l’est, avec le fleuve Guadiana à l’arrière-plan Le site de Calatrava la Vieja (Espagne) vu depuis l’est, entre le fleuve Guadiana, à droite, et la rivière Valdecañas, à gauche
et organisé autour de nouvelles implantations, les commanderies, techniques de construction qui commencèrent à être utilisées. Le lendemain, 19 juillet, les musulmans se placèrent Les ordres de Calatrava et de Santiago perdirent la plupart

EXPANSION MILITAIRE ET VIGUEUR DE LA FOI


situées entre Alarcos et Calatrava, le long de la voie unissant La ville médiévale chrétienne était entourée d’une enceinte « à une distance de deux flèches ou même moins » d’Alarcos, de leurs membres.
Cordoue à Tolède. Il est évident que le royaume de Castille et occupait une surface de 22 hectares. Les fouilles ont mis et ordonnèrent leurs troupes. L’ambiance devait être Les fouilles menées à Alarcos de 1984 à 2011 ont mis au jour
souhaitait dès lors utiliser la région comme tête de pont pour au jour un grand fossé destiné à asseoir la muraille ; à la base, impressionnante car l’armée almohade faisait retentir le son des restes significatifs de cette bataille 9 . Toutes les zones
la conquête de l’Andalousie. la maçonnerie est formée de grandes pierres unies par un mortier des trompettes, des tambours et des cris de guerre afin de causer fouillées ont livré des armes liées à cet affrontement. Un vaste
À partir de 1190, la construction d’une ville royale à Alarcos, de chaux et de pouzzolane ; au-dessus, le mur est fait de terre un choc émotionnel parmi l’ennemi. Les chrétiens envoyèrent dépotoir d’ossements et d’armes jetés dans la fosse de cimen -
sur la rive gauche du Guadiana, participa de ce projet. L’auteur battue enserrée dans un coffrage de pierres mêlées de chaux l’élite de la cavalerie lourde, à laquelle appartenaient les tation de la muraille, alors toujours ouverte, contenait des
de la Chronique latine précise : « l’enceinte n’était pas encore et de pouzzolane. Aux angles avaient été placées des pierres chevaliers de Calatrava et de Santiago, ainsi que les troupes squelettes humains appartenant probablement à des combattants
achevée, ni les gens pleinement installés en ce lieu ». L’impor - de taille en calcaire, sur lesquelles on retrouve des marques de l’archevêque de Tolède et le porte-drapeau, Diego López chrétiens, mêlés à des squelettes de montures dont les os
tance de cette entreprise est confirmée par la présence laissées par les tailleurs. Cette fosse de cimentation de la muraille de Haro, qui brandissait la bannière royale. retenaient encore les pointes des lances qui les avaient tuées
à Alarcos du roi Alphonse VIII en 1191, 1193 et 1194. Les fouilles était encore ouverte lorsque eut lieu l’affrontement entre les La tactique almohade, qui reposait sur une cavalerie [fig. 3]. Aucune des armes propres à la cavalerie n’a été retrouvée,
archéologiques menées sur la muraille et dans la forteresse troupes chrétiennes et les troupes almohades, le 19 juillet 1195. légère plus rapide que celle des chrétiens, rendait possibles mais les pointes de flèche et de lance, en particulier celles
complètent les informations données par les sources écrites 7 . Plusieurs éléments permettent de le confirmer : on a retrouvé des attaques et des retraits rapides, appuyés par les archers dont les sections permettent de percer les cotes de mailles,
Elles offrent des informations inédites sur les nouvelles les vestiges, tout près d’un angle de la muraille en construction, et les arbalétriers restés à distance. À l’inverse, la tactique sont nombreuses [cat. 164 à 166]. Des épées courtes à un seul
d’un amoncellement de pierres de taille et d’outils associés que de la cavalerie chrétienne tablait sur la force. Le combat féroce tranchant utilisées par l’infanterie ont aussi été découvertes,
l’on peut mettre en relation avec ce qui est dit dans la Chronique et les flèches des archers almohades firent des ravages dans ainsi que des éléments du harnachement des cavaliers – fers,
latine : « l’enceinte n’était pas encore achevée […] que déjà les rangs adverses. La fine fleur de la noblesse castillane clous, éperons [cat. 171] – et divers petits objets ayant appartenu
il déclarait la guerre au roi du Maroc ». Cette fosse a par ailleurs mourut lors de cette bataille et ses rangs furent décimés. aux combattants – monnaies ou ornements. Les ossements
servi de dépotoir où furent déversés les restes de la bataille.
Sur la partie la plus élevée du site se trouvait la forteresse,
construite sur une plateforme artificielle qui a permis d’étendre la
surface constructible. Alarcos était donc en pleine construction
lorsqu’une expédition menée par l’archevêque de Tolède, Martín
López, atteignit Séville, ce qui rendit furieux le calife almohade
Abu Yusuf Ya‘qub al-Mansur, qui dirigeait alors une expédition
contre l’Ifriqiya. Il changea de cap et traversa le détroit de
Gibraltar le 1 er juin 1195. Le 8 juin, il se trouvait à Séville, où
il passa ses troupes en revue. Il continua son chemin et, une fois
franchi le port du Muradal, l’armée almohade investit la plaine
de Salvatierra. Lorsqu’il l’apprit, Alphonse VIII , roi de Castille,
convoqua ses vassaux à Tolède et, sans attendre l’arrivée des
troupes de León, rassembla son armée composée de chevaliers
tolédans et des membres de l’ordre de Calatrava et de l’ordre
de Santiago. Les évêques d’Avila, de Ségovie et de Sigüenza
accompagnaient le roi, ainsi que des gens venus de toute
l’Estrémadure. Une fois arrivé à Alarcos, al-Mansur, pour sa part,
convoqua ses lieutenants ; le vizir leur ordonna de se préparer
pour le jour suivant. Ce même jour, le 18 juillet, Alphonse VIII
ordonna à tous les siens de sortir armés dès la première heure
pour lancer la bataille. Mais les troupes musulmanes se
reposèrent ce jour-là et se préparèrent pour le suivant, « désirant
tromper l’ennemi de manière à ce que, fatigué par le poids de ses
armes et assoiffé, il soit moins apte à se battre le jour suivant 8 ».
fig. 3 fig. 4
Fosse contenant des dépouilles de combattants de la bataille d’Alarcos (1195) Vue aérienne de la forteresse d’Alarcos (Espagne)
164 165 166
Fer de lance Fer de lance Pointes de flèche
Calatrava la Vieja (Espagne) (?) Alarcos (Espagne) (?) Espagne
vers 1212 1195 1195
fer forgé fer forgé fer forgé
L . 29,5 cm L . 50 ; l. 6,2 cm L . 6 ; l. 1 cm
d’animaux étaient ceux de chevaux, de mules et d’ânes. sainte avec Saladin unirent la chrétienté dans un élan de croisade

EXPANSION MILITAIRE ET VIGUEUR DE LA FOI


provenance provenance provenance
La moyenne d’âge des squelettes humains tournait autour qui lui permit d’obtenir, quelques années plus tard, en 1212, Calatrava la Vieja (Espagne), Carrión de Calatrava Castillo de Alarcos (Espagne) Alarcos (Espagne)

de vingt-cinq à trente-cinq ans. La quantité d’ossements et la victoire de Las Navas de Tolosa [voir p. 98-99]. Ciudad Real (Espagne), Museo de Ciudad Real Ciudad Real (Espagne), Museo de Ciudad Real Ciudad Real (Espagne), Museo de Ciudad Real
inv. CE 001204 inv. CE 003001 (inv. de fouille AL -87/ R .1055) inv. CE 003008 à CE 003017
d’armes découverte montre combien la bataille d’Alarcos Pendant l’occupation des troupes almohades (1195-1212),
fut sanglante. De nombreuses armes permettent de penser la forteresse d’Alarcos, qui n’avait pas été achevée par Ce fer de lance a été découvert à proximité de la tour qui Ce fer de lance triangulaire de section rhomboïdale Ces pointes de flèche ont été découvertes dans les
servait à approvisionner en eau la citadelle de Calatrava a été découvert dans les contextes archéologiques contextes archéologiques associés à la grande bataille
que les chevaliers qui se réfugièrent dans la forteresse les chrétiens, subit des modifications et connut une nouvelle
la Vieja, conquise par les Almohades à la suite de la associés à la bataille d’Alarcos entre les royaumes d’Alarcos de 1195 [voir p. 292-296]. Deux types sont
combattirent près de la muraille inachevée et couvrirent, distribution spatiale [fig. 4]. Le mobilier, fragmentaire et éparpillé, bataille d’Alarcos [voir p. 292-296]. Elle était associée au chrétiens coalisés et les armées almohades en 1195 ici représentés, selon que leur section est carrée,
comme le racontent les chroniques, la fuite du roi Alphonse VIII découvert sur tout le site, montre qu’à l’époque de la conquête cadavre d’un homme ayant succombé de mort violente, les [voir p. 292-296]. Ce type de lance de grande dimension prédominante sur le site d’Alarcos, ou triangulaire.
pieds brisés et l’abdomen troué par des flèches. Il est devait être emmanché. Il est généralement associé Elles sont munies d’un appendice leur permettant d’être
par le côté nord de la ville. chrétienne de 1212, les vestiges almohades furent saccagés. possible qu’il soit mort durant la défense à l’infanterie. emmanchées. Les pointes de flèche répondant à cette
Les conséquences de la bataille d’Alarcos furent immédiates : De nombreux témoins de ces dix-sept années de présence du site face aux assauts d’Alphonse VIII en 1212, avant MCR
morphologie étaient employées par les troupes aussi
que celui-ci ne triomphe définitivement des Almohades bien chrétiennes que musulmanes. Faciles à produire,
la frontière se déplaça au nord, sur le Tage, et l’avancée almohade sont cependant conservés 12 . Il s’agit de céramiques, bibliographie et expositions
à Las Navas de Tolosa. Il s’agit d’une pointe de section Ciudad Real, 1995, n o 13, p. 185. elles ont été largement utilisées à l’époque médiévale
chrétienne vers l’Andalousie fut retardée. La victoire d’Alarcos de verres, d’objets en métal ou en os et de vestiges architec - carrée, caractérisée par une garde ovoïde. C’est la seule et peuvent être retrouvées sur de nombreux sites
fut encensée, annoncée dans la grande-mosquée de Cordoue turaux. On remarque en particulier la présence de céramiques lance de ce type à avoir été découverte dans la péninsule de bataille.
Ibérique. Elle a pu être utilisée par la cavalerie légère MCR
et récupérée par la propagande du régime, à tel point que glaçurées à décor en « vert et noir », très peu connues dans
almohade si l’on en juge par la représentation de pointes bibliographie et expositions
l’on décida de nommer la nouvelle ville de Rabat, tête de pont le reste de al-Andalus. De grands plats ont été découverts, de lance de ce type dans les manuscrits enluminés Ciudad Real, 1995, n o 1, p. 173.
des armées almohades, Ribat al-fath, le ribat de la Victoire, tel celui représentant une main protectrice [cat. 167], ainsi médiévaux tels que les Cantigas de Santa María
d’Alphonse X .
et que l’on érigea en 1198 pour la commémorer un épi de faîtage, que des pièces à décor de lustre métallique [cat. 169], à décor MCR

djamur, grande hampe ornée de boules dorées, sur le minaret esgrafié sur peinture au manganèse, à décor de cuerda seca bibliographie et expositions
de la grande-mosquée de Séville 10 . Cependant, les Almohades et de nombreuses céramiques peintes 13 . Parmi les métaux Ciudad Real, 1995, n o 14, p. 186.

ne profitèrent pas de cette nouvelle position stratégique pour se distinguent des ornements de harnachement [cat. 170]
conquérir Tolède ni renforcer encore leur position. Au contraire, et des boucles de ceinture en laiton doré. Tous ces objets sont
ils accordèrent bientôt la primauté à Calatrava sur Alarcos, essentiels à la connaissance du passé almohade en al-Andalus
qui devint une ville de garnison secondaire 11 . La nouvelle confi - et leur étude a permis de mettre en lumière des aspects inédits
guration des frontières en al-Andalus et la situation en Terre de la culture matérielle de cette époque.

cat. 166

296 297
cat. 165 cat. 164
167 168
Plat Plat
Alarcos (Espagne) Le revers de ce plat est glaçuré en miel. À l’intérieur, Alarcos (Espagne)
1195-1212 on observe un motif de main ouverte, dotée d’un anneau 2 nde moitié du X I I e siècle
céramique glaçurée en « vert et brun » à l’auriculaire, prolongée par un avant-bras orné d’un motif céramique glaçurée en « vert et brun »
H . 15,2 ; D . max. 38 cm pseudo-épigraphique. De part et d’autre de la main, deux H . 9,5 ; D . max. 27 cm

provenance oiseaux se font face. Les motifs de main, associé au chiffre provenance
Castillo de Alarcos (Espagne) cinq (khamsa), sont fréquents dans la culture matérielle Alarcos (Espagne)
de l’époque almohade, en particulier sur les jarres à décor
Ciudad Real (Espagne), Museo de Ciudad Real Ciudad Real (Espagne), Museo de Ciudad Real
inv. CE 00210 (inv. de fouille AL -95- Al -33-3210-3211
estampé. On leur prête une valeur prophylactique, qui est inv. CE 003003 (inv. de fouille Al 95/ AL -33/3211)
et AL -95/ AL -27-26003)
celle actuellement associée à ce motif. D’autres plats en
« vert et brun » découverts sur le site présentent des motifs Ce plat à décor en « vert et brun » appartient à un groupe
Ce grand plat à pied annulaire présente un profil propre animés 1 , mais la plupart sont ornés de motifs étoilés de plats au profil similaire découverts sur les sites
à tous les plats à décor en « vert et brun » trouvés sur cruciformes [cat. 168]. de Calatrava et d’Alarcos [voir p. 292-296]. La plupart
CD/MCR
les sites voisins de Calatrava et Alarcos [voir p. 292-296]. d’entre eux portent un motif étoilé cruciforme dont
Il s’agit de pièces profondes à carène haute. Tout comme bibliographie et expositions les hampes courbes impriment à l’objet un mouvement
les céramiques à décor de lustre métallique découvertes Retuerce et Juan, 1999, n o 6, p. 248 et 260 ; Juan et tournoyant auquel une valeur symbolique a pu être
dans ces deux sites [cat. 169], il s’agit de productions Fernández, 2007, p. 84-85. associée. Il s’agit de productions locales dont le type
locales luxueuses témoignant d’une volonté d’ostentation Santa Cruz, 2002-2003, p. 242-243 ; Mértola, 2011, n o 7, de décor, en vert cerné de noir sur fond blanc, reprend
particulière dans ces sites très importants de l’histoire p. 28 (A. de Juan García). une association très en vogue à l’époque du califat
du djihad almohade. Ces plats présentent des pieds umayyade de Cordoue dans la seconde moitié du X e siècle.
annulaires souvent percés, preuve qu’ils pouvaient être Ce groupe a permis de confirmer la « renaissance »
suspendus au mur. du « vert et brun » à l’époque almohade 1 . D’autres pièces
ont été découvertes en al-Andalus et même au Maroc
[cat. 259], mais elles restent peu nombreuses. Il est
possible que cette « renaissance » s’inscrive dans un
phénomène plus large de « récupération » par le califat
almohade de l’héritage du califat umayyade de Cordoue,
entreprise de propagande dont plusieurs manifestations
sont par ailleurs attestées.
CD/MCR

bibliographie et expositions
González Cárdenias, 1996, II , p. 136 ;
Retuerce et Juan, 1999, p. 248.

298
169 170 171
Petit pichet Cinq appliques Éperon
Calatrava la Vieja (Espagne) Al-Andalus probablement des appliques ornant les harnache ments Al-Andalus
2 nde moitié du X I I e siècle 1195-1212 des chevaux ou d’autres cuirs. Des perforations et des fin du X I I e siècle
céramique glaçurée, décor de lustre métallique alliage cuivreux, décor repoussé, ajouré, martelé, incisé boucles permettaient de les attacher. Les formes attestées fer forgé
H . 19,2 ; D . bord 5,5 ; D . base 6,3 cm cat. 170a : L . 7,4 ; l. 2 cm sont très variées, étoilées, carrées, circulaires. Certaines L . 13 ; l. 8,6 cm

EXPANSION MILITAIRE ET VIGUEUR DE LA FOI


provenance cat. 170b : L . 6,5 ; l. 2,5 cm sont dotées d’une longue tige. Les motifs avaient sans provenance
Calatrava la Vieja (Espagne), Carrión de Calatrava cat. 170c : L . 7,9 ; l. 2 cm doute pour certains une valeur symbolique qui reste Castillo de Alarcos (Espagne)
cat. 170d : L . 2,2 ; l. 3,4 cm à préciser : aigle aux ailes éployées, croissant de lune.
Ciudad Real (Espagne), Museo de Ciudad Real Ciudad Real (Espagne), Museo de Ciudad Real
inv. CE 00321 (inv. de fouille CV -84/ C -5/48/3003)
cat. 170e : L . 5,7 ; l. 2,1 cm Ce dernier motif, présent sur un des éléments exposés, inv. CE 003000 (inv. de fouille AL -88- III )
provenance n’est pas sans rappeler les pendentifs en forme de demi-
Ce petit pichet à décor de lustre métallique occupe une Alarcos et Calatrava la Vieja (Espagne) lune visibles sur les chevaux représentés sur plusieurs Plusieurs types d’éperons sont attestés pour l’époque
place importante dans l’histoire de la culture matérielle ivoires de l’époque califale, mais aussi sur des tissus, médiévale en Espagne. Celui-ci est un des plus anciens
Ciudad Real (Espagne), Museo de Ciudad Real
de l’époque almohade. Il a été découvert sur le site cat. 170a : inv. CE 003002 ; cat. 170b : inv. CE 003004 ; cat. 170c :
tel le célèbre tissu d’Oña, et sur des céramiques 1 [cat. 290]. exemplaires de ce type. Il n’a pas été découvert dans
de Calatrava la Vieja, qui a connu un essor particulier inv. CE 003005 ; cat. 170d : inv. CE 003006 et cat. 170e : inv. CE 003007
De véritables pendentifs de cette forme utilisés comme les niveaux proprement dits de la bataille d’Alarcos
après la victoire almohade à la bataille d’Alarcos [voir amulettes pour les chevaux ont également été retrouvés [voir p. 292-296], mais dans un contexte contemporain
p. 292-296]. Des analyses de laboratoire ont pu montrer Les appliques ici présentées offrent un échantillonnage en contexte chrétien 2 . Il semble que cette pratique de celle-ci, associé à un mur de la forteresse. Il témoigne,
que ce pichet, et les céramiques du même type, avaient représentatif des éléments décoratifs exécutés à partir remonte au monde romain et soit probablement passée comme de nombreux autres objets trouvés sur le site,
été exécutés sur place. Or le décor de lustre métallique de feuilles de métal découverts sur les sites d’Alarcos et de là dans le monde islamique, au prix d’une modification de l’importance de la cavalerie dans les troupes armées
est le fait de potiers maîtrisant des techniques très de Calatrava. Elles ont été mises au jour dans des contextes de sa charge symbolique. de l’époque, importance clairement illustrée dans les
MCR/CD
complexes. La production de céramiques luxueuses associés respectivement à la bataille d’Alarcos (1195) récits de cette bataille, où elle a joué un rôle clef.
dans un site frontalier comme Calatrava est sans doute et aux batailles qu’a connues le site de Calatrava en 1212 bibliographie et expositions
CD

à comprendre dans le contexte particulier du surinves - [voir p. 292-296]. Découvertes en grand nombre, ce sont Ciudad Real, 1995, n o 26, p. 198-199. bibliographie et expositions
tis sement des frontières par la propagande almohade. Ciudad Real, 1995, n o 25, p. 197.
La production locale d’autres belles pièces décorées
semble avérée à l’époque almohade, parmi lesquelles
on compte sans doute des céramiques à décor en
« vert et brun » 1 [cat. 167 et 168].
CD/MCR

bibliographie et expositions
Zozaya, Retuerce et Aparicio, 1995, p. 123.
Ciudad Real, 1995, n o 116, p. 271-272 ;
Grenade, 2013-2014, n o 171, p. 198.

cat. 170a cat. 170b cat. 170c

cat. 170d cat. 170e

300 301
cat. 171
172
Plat
Al-Andalus donc s’appuyer sur le contexte général de la fouille
X I e siècle et sur des éléments de comparaison.
céramique glaçurée, décor de cuerda seca Une première donnée nous est fournie par l’abandon
H . 9,5 ; D . max. 31,7 cm des autres silos du site, phase qui se caractérise par
provenance la présence de céramiques entières attribuables aux X e
Castellón (Espagne), Ermita de Sant Jaume de Fadrell et X I e siècles. Des plats de profil comparable découverts
à Majorque, et d’autres utilisés comme bacini sur l’église
Castellón de la Plana (Espagne), Museu de Belles Arts de Castellón
inv. 1060
San Piero a Grado à Pise, pourraient également fournir
de bons points de comparaison. L’opinion des différents
chercheurs sur leur datation est malheureusement très
Ce plat a été découvert lors de fouilles menées en 2003- partagée, oscillant de la fin du X e au X I I e siècle 4 . Le lexique
2004 sur le site de l’Ermita de Sant Jaume de Fadrell 1 . décoratif employé sur ce plat rappelle celui des productions
Il s’agit d’un plat de grandes dimensions caractérisé en « vert et brun » de l’époque califale et des Taifas et
par un pied annulaire que souligne une moulure et par celui des ivoires de cette époque, où l’on trouve des repré -
un profil rectiligne divergent marqué par une carène haute. sentations de chevaux harnachés munis de pendentifs
La lèvre, extrovertie, est arrondie [fig. 1]. La pâte est beige. similaires 5 . Le motif du cheval monté par un oiseau,
L’extérieur, à l’exception du pied, est recouvert d’une qui appartient au répertoire de la période califale, a pu
légère glaçure vert clair. À l’intérieur, le décor, exécuté perdurer, en particulier à l’époque des Taifas, marquée
en cuerda seca totale, représente un cheval harnaché, par un réinvestissement de la tradition califale à des fins
muni d’une selle. Sur ses flancs battent des pendentifs de légitimation 6 .
talismaniques en forme de demi-lune ou de corne. Faute d’éléments de comparaison dans des contextes
Le cheval est monté par un oiseau aux ailes éployées. clairs, la datation de ce plat reste donc approximative.
Ces motifs se détachent sur un fond orné de végétaux, Par ailleurs, son lieu de production n’a pas encore pu
de cercles et de points. Au-dessus de la carène intérieure, être précisé : des plats présentant une bordure intérieure
on observe une frise de bandes verticales de couleurs similaire sont apparus dans différents sites de al-Andalus
alternées. Ce plat se distingue par son programme et du Maghreb (Almería, Ceuta, Malaga, Mértola,
décoratif, identique à celui que l’on peut trouver sur Murcie et Rota), mais leurs profils et les types de pâte
deux pièces bien connues appartenant à la culture sont différents.
matérielle de l’époque du califat umayyade : un plat Enfin, la signification du motif du cheval monté par
à décor en « vert et brun » de Madinat Elvira 2 et un tissu un oiseau a été diversement interprétée, certains la
conservé par l’église paroissiale San Salvador de Oña 3 . rapportant à une représentation de l’âme du combattant
Le contexte d’enfouissement de ce plat est difficile pour la foi (mudjahid) 7 .
à préciser car il a été découvert dans un silo contenant PAM

très peu de matériel associé. Afin de le dater, on doit bibliographie et expositions


Collado et Nieto, 2008 ; Zozaya, 2010 (a) ;
Armengol, Déléry et Guichard, 2013.

302
fig. 1
Dessin du profil du plat (A. Oliver)
173 174 175
Moule d’orfèvre Élément de parure Amulette au cavalier
Al-Andalus Ce moule d’orfèvre est composé de deux valves, décorées sur les différentes matrices correspondent à des formules de harnachement Al-Andalus en contexte islamique. Le premier a été recueilli dans
X I I I e siècle sur leurs deux faces. Les valves allaient deux par deux courantes et néanmoins primordiales, telle la profession Al-Andalus X I I e siècle l’Alcáçova de Mértola 1 ; le second, trouvé à Silves 2 ,
ardoise (?) incisée, polie et sculptée et permettaient d’exécuter, selon les faces utilisées, de foi (shahada), ainsi qu’à des formules de protection fin du X I I e – 1 re moitié du X I I I e siècle plomb a été identifié comme un insigne de pèlerin représentant
cat. 173a : L . 9 ; l. 7,6 ; É P . 1,1 à 1,6 cm un pendentif en forme de cheval et un croissant, ou bien (Coran, I , 4) en rapport direct avec l’usage des amulettes. cuivre argenté et émaillé L . 4,5 ; l. 5,1 ; É P . 0,1 cm saint Thomas Becket de Cantorbéry, attribution exclue

EXPANSION MILITAIRE ET VIGUEUR DE LA FOI


cat. 173b : L . 9,25 ; l. 7,66 ; É P . 1,5 à 1,75 cm une rosette et deux amulettes. En tout, ce sont cinq pièces AMR H . 7,5 ; l. 5,4 cm provenance pour la plaque de Mértola, mise au jour dans un contexte
inscriptions différentes qui pouvaient être obtenues à partir de bibliographie et expositions provenance Mértola (Portugal), Hospedaria Beira Rio qui n’est pas postérieur au dernier quart du X I I e siècle.
sur le moule ces matrices. Le pendentif en forme de cheval a été Sánchez Gallego, Espinar Moreno et Bellón Aguilera, Mértola (Portugal), flancs du promontoire du château Juan Zozaya a proposé de voir dans ce motif une
Mértola (Portugal), Museu de Mértola
basmala, shahada interprété comme un ornement de caparaçon de cheval, 2003-2004 ; Sánchez Gallego et Chávet Lozoya, 2006 ; représentation du mudjahid, le combattant pour la foi 3 .
Mértola (Portugal), Museu de Mértola inv. MM.HM. 0054
sur la matrice de l’amulette rectangulaire et circulaire que l’on plaçait sur le front ou le harnachement de la bête ; Sánchez Gallego et Espinar Moreno, 2006 ; Martínez inv. MM . AI .0024
On connaît en effet l’importance du thème du djihad
basmala, shahada ; Coran, I , 4 (en miroir) la rosette pourrait être elle aussi un objet de ce type, Rodríguez et Ponce García, 2008 (b) ; Martínez Rodríguez, Cet objet est une plaque de plomb découpée représentant mené à cheval en al-Andalus, ce qui laisse penser
sur la matrice de l’amulette cylindrique utilisé à des fins décoratives et/ou protectrices. Quant 2013, p. 240-241 ; Sánchez Gallego et Espinar Moreno, Cet élément de parure est composé d’une plaque décorée un cavalier et sa monture. La robe du cheval, son que cet insigne est une amulette prophylactique. Une
basmala ; Coran, CXII (tawhid) (en miroir) aux autres amulettes, il s’agit d’objets à usage personnel. à paraître. et d’une attache en cuivre argenté, reliées l’une à l’autre harnachement et la tunique du cavalier sont indiqués amulette du même type et plus complète, conservée
(d’autres propositions de lecture ont été publiées) S’il existe plusieurs parallèles pour la rosette et pour Grenade, 2013-2014, n o 194, p. 205. par un rivet. La plaque centrale est formée d’un médaillon schématiquement par des chevrons, des lignes diagonales dans la Tonegawa Collection 4 , permet de supposer
sur le moule les amulettes oblongues, le pendentif en forme de cheval polylobé, dont chaque lobe est orné d’un élément végétal et de petits cercles en relief. La posture du cheval suggère que le cavalier brandissait un étendard, confortant
« Sa Majesté est majestueuse » est un unicum. Les inscriptions présentes sur le moule et trifolié. Le champ central est occupé par un hexagone une course, et la position du cavalier, qui tient les rênes l’interprétation liée au djihad.
CT/SGM/VL/LR
provenance aux côtés concaves, et meublé d’un motif rayonnant d’une main et garde un bras fléchi sur le côté, semble
Lorca (Espagne), calle Santo Domingo / à six branches achevées de trilobes. Le fond est émaillé indiquer qu’il avait quelque chose à la main. bibliographie et expositions
callejón de los Cambrones de vert, et les quarts de cercle en bordure alternativement Deux autres exemplaires de plaques ciselées en plomb Gomes M. V., 1998 ; Gomes M. V., 2000 ; Lopes et alii, 2012.
émaillés de bleu et de blanc. L’attache, également représentant des cavaliers ont été découverts au Portugal Lisbonne, 1998-1999, p. 107 ; Mértola, 2011, p. 24.
Lorca (Espagne), Museo Arqueológico Municipal
cat. 173a : inv. 2868 ; cat. 173b : inv. 2869
circulaire, est plus petite, et meublée d’un motif rayonnant
à six branches achevées d’un renflement circulaire.
L’arrière de l’attache est aménagé pour permettre sa
fixation : la fonction de cette plaque était donc liée à son
support, probablement un harnais de cheval. Dans la
collection islamique du musée de Mértola, où elle est mise
en relation avec un ensemble d’objets finement exécutés,
répartis en paires et pouvant tous être fixés, cette pièce
unique se distingue par sa qualité. Elle devait occuper une
place de premier plan sur la tête de l’animal et témoigne
du haut niveau de savoir-faire des artisans métalliers.
LR

bibliographie et expositions
Macias et Torres C., 2001, p. 176.
Lisbonne, 1998-1999, p. 224.

cat. 173a cat. 175

304 305
cat. 173b cat. 174
La fondation de Ribat al-fath, manifestation symbolique 176
de la puissance almohade Rabat
Rabat (Maroc) Installé sur les fortifications qui bordent le fleuve Bou
Il est communément admis que la ville almohade marquant la prise en main du pouvoir par les s’étant opposée à la doctrine almohade. L’acte de 1935 Regreg au niveau de la qasba des Oudaïa, Gabriel Veyre
de Ribat al-fath (Rabat) a été créée dans l’unique Muminides 4 . fondation de Rabat se voulait également la maté- Gabriel Veyre (1871-1936) oriente son appareil dans la perspective du minaret
but de mener le djihad en al-Andalus 1 . La vocation Les liens avec le djihad furent cependant rialisation de l’inauguration, par le calife almo- support de verre, autochrome de la mosquée Hasan de Rabat, qui apparaît au fond
impression à partir de l’original de l’image. Malgré l’éloignement, les vestiges des murs
militaire de Rabat est évidente et ne peut être étroits dès l’origine. Immédiatement après avoir hade, d’un long projet qui visait à prolonger cette
H . 17,6 ; l. 23,5 cm d’enceinte de l’édifice sont perceptibles, témoignant
exclue : la masse imposante de ses fortifications donné l’ordre de construire la qasba, son fonda- conquête dans les régions de al-Andalus, encore de la monumentalité du projet architectural almohade
provenance
et le rôle historique joué par ce site dans le djihad teur, ‘Abd al-Mu’min, décida d’entreprendre la non soumises au pouvoir almohade (Almería, le Montreuil (France), collection Jacquier-Veyre [voir p. 320-323]. Le cliché permet donc de percevoir les
sont là pour le confirmer, de même que la pré- conquête de Bougie, capitale des Hammadides 5 , Sharq al-Andalus et les Baléares). Le site a ainsi deux noyaux urbains de fondation almohade, la citadelle,
Chalon-sur-Saône (France), Fondation Gabriel-Veyre,
sence du mot ribat dans le nom de la ville. La si bien que le site servit de base arrière pour joué un rôle de premier plan au cours de la collection en dépôt au musée Nicéphore Niépce
al-Mahdiya, fondée par ‘Abd al-Mu’min, et la médina
de Ribat al-fath, qui englobe la première, édifiées
façade intérieure de la porte de la qasba almo- l’expansion territoriale de l’État almohade : en seconde moitié du XIIe siècle comme ville-ribat
par ses successeurs Abu Ya‘qub Yusuf et al-Mansur
hade est ornée d’une inscription qui reproduit 547 H . / 1152-1153, Bougie et le reste du Maghreb des Mudjahidun aussi bien au Maghreb qu’en
[voir p. 306].
des versets coraniques se rapportant au djihad 2 , central tombèrent aux mains des armées califales, al-Andalus. BTL/CD

proclamant à tous la vocation affichée de la fon- et six ans plus tard, l’Ifriqiya fut rattachée à l’Empire Symbole de la puissance almohade, Rabat aurait bibliographie et expositions
dation [fig. 1]. almohade. Le nom de Djabal al-fath (Gibraltar), ainsi été l’objet d’un projet califal très ambi tieux Jacquier et alii, 2005, p. 162-163.
Il est cependant permis de repenser les raisons « la montagne de la Victoire », ville créée sur ordre qui voulait en faire, en plus de Marrakech et de
qui ont été à l’origine de ce nom. Le site actuel du premier calife almohade, montre les objectifs Séville, la troisième capitale de l’Empire almo-
de Rabat, en face de l’antique Salé, aurait connu présents dès le début du djihad, objectifs qui ne hade naissant. La lecture de différentes sources
une occupation par les Berbères Berghawata-s, furent matérialisés que plus tard dans le nom de arabes et l’analyse des données urbanistiques
sévèrement battus par les Almoravides lors de leur Rabat. En effet, l’érection et la dénomination de ou architecturales de la ville almohade viennent
ascension vers le nord du Maroc. Sur le pro mon - Djabal al-fath ont été ordonnées par le calife alors étayer cette hypothèse 7 . Les liens avec le djihad,
toire rocheux, une forteresse, aujourd’hui connue qu’il venait de triompher de l’Ifriqiya, qu’il avait présents dès la fondation du site, ne furent mis en
sous le nom de qasba des Oudaïa [cat. 177], fut délivrée des « infidèles » normands 6 . Chez les pre- avant que plus tard, lors d’un acte éminent d’auto-
ensuite créée en 545 H . / 1151 par le tout nouveau miers Almohades, la conquête (al-fath) était diri- glorification du moment présent et d’inscription
pouvoir almohade, après la prise de Marrakech et gée et portée contre toute localité, ville ou tribu dans la geste muminide.
M D S
la soumission de tout le territoire du Maghreb
al-Aqsa. Le site aurait pris le nom de al-Mahdiya
en souvenir du Mahdi Ibn Tumart 3 . La ville connut
ensuite une évolution en trois étapes. À la qasba
abritant le palais et une mosquée à prône ainsi que
des habitations s’ajoutèrent une muraille com-
mencée par le fils de ‘Abd al-Mu’min, Abu Ya‘qub
Yusuf, et une ville fortifiée. Le projet culmina avec
la fondation de la grande-mosquée de Hasan
[cat. 191 et 192].
D’après les sources écrites, la ville ne prit le
nom de Ribat al-fath, le « ribat de la Victoire »,
qu’après la victoire de Abu Yusuf Ya‘qub à Alarcos
en 1195 [voir p. 292-296], la plus célèbre victoire
du djihad almohade en al-Andalus. Le mot ribat
qui lui fut alors appliqué rappelle le rôle militaro-
religieux de Ribat al-fath en tant que lieu de ras-
semblement des combattants et point de départ
pour la conquête, le mot al-fath traduisant une
volonté de faire de cette ville le symbole du
triomphe et de l’universalité de la cause almo-
hade aussi bien au Maghreb qu’en al-Andalus. La
fondation de Rabat manifesta en fait tout d’abord
le triomphe politico-religieux du nouveau califat.
Les sources écrites semblent en effet montrer
qu’il y eut une tentative visant à déplacer la
capitale de Marrakech à Rabat, et que ce fut
la nouvelle ville qui fut choisie pour l’annonce
des décisions politiques les plus importantes
fig. 1
Pierre Dieulefils, Porte de la qasba des Oudaïa à Rabat, extérieur des remparts, avant 1909.
Paris, Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, inv. DLF 00076 P

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