L'ordre de L'interaction
L'ordre de L'interaction
L'ordre de L'interaction
1 | 2007
Année 2006-2007
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/philonsorbonne/102
DOI : 10.4000/philonsorbonne.102
ISSN : 2270-7336
Éditeur
Publications de la Sorbonne
Édition imprimée
Date de publication : 15 novembre 2007
Pagination : 31-48
ISBN : 978-2-85944-594-2
ISSN : 1255-183X
Référence électronique
Céline BONICCO, « Goffman et l’ordre de l’interaction : un exemple de sociologie compréhensive »,
Philonsorbonne [En ligne], 1 | 2007, mis en ligne le 20 janvier 2013, consulté le 08 juin 2021. URL :
http://journals.openedition.org/philonsorbonne/102 ; DOI : https://doi.org/10.4000/philonsorbonne.
102
Céline Bonicco
eux-mêmes les mettre en œuvre que sur la base d’un sens commun guidant
leur conduite. L’objet de l’analyse sociologique de Goffman est constitué par
la relation, donnée première, qui ne résulte pas de la synthèse de deux unités
préexistantes, mais qui engendre au contraire les unités mises en relation.
Cette relation peut donc être qualifiée d’unité analytique.
Dans le cadre de cet article, nous voudrions montrer comment
l’épistémologie employée par Goffman est indissociable de son objet d’étude
et de sa compréhension du social : la méthode compréhensive mise en place,
critiquée par nombre de commentateurs3 pour son absence apparente de
rigueur, est directement commandée et justifiée par l’ordre de l’interaction et
le sens commun qui le sous-tend. Si l’interaction est rendue possible par un
sens commun, et si les acteurs qui y participent produisent une authentique
analyse de cette dernière, le sociologue, comme acteur social dispose
également de ce sens commun. Pour expliquer l’interaction, il ne doit pas
rompre avec lui, mais s’efforcer au contraire de l’éclaircir, de le faire passer
du non conscient au conscient. L’analyse sociologique se présente comme
une explicitation de ce sens commun, sans qu’il y ait une différence de
nature entre les deux. En ce sens, Goffman annonce l’ethnométhodologie de
Garfinkel. Toute la fécondité, la pertinence, l’originalité de la
compréhension goffmanienne de ce sens commun va être de le différencier
des convictions subjectives des acteurs individuels en en faisant un principe
d’organisation de l’action ayant sa propre autonomie.
Nous nous efforcerons de mettre en évidence le lien entre la
redistribution du rapport structure-sujet au sein de la relation individualisante
et socialisante qui constitue l’interaction, et la curieuse méthode de Goffman
mi-empirique, mi-théorique, celle d’un botaniste manchot, comme il aimait à
le dire lui-même4. Pour analyser cette adéquation, nous envisagerons ses
principales thèses et son épistémologie, avant de voir sur deux types
particuliers d’interaction (les échanges réparateurs et les signes du lien)
comment elle est mise en œuvre, pour finalement préciser cette méthode
comme relevant d’une sociologie compréhensive.
Ce qui frappe au premier abord quand on adopte une vue d’ensemble sur
la sociologie de Goffman, c’est le caractère apparemment disparate ou du
moins éclectique de ses travaux. Goffman a souvent essuyé le même type de
13. E. Goffman, Façons de parler, Paris, Minuit, Paris, Minuit, 1981, trad. d’A. Kihm.
14. E. Goffman, « L’ordre de l’interaction », Les moments et leurs hommes, op. cit., p. 191.
Goffman et l’ordre de l’interaction 35/129
16. Ce concept est introduit et développé dans E. Goffman, Les rites d’interaction, op. cit.,
p. 9 et suiv.
17. Cf. E. Goffman, Les rites d’interaction, op. cit., p. 9.
18. E. Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, P.U.F., 1960, p. 23.
Goffman et l’ordre de l’interaction 37/129
Dans ces échanges, chaque participant semble symboliser pour l’autre non
pas une personne particulière, mais l’île entière, et c’est à l’île toute entière, via
19
son représentant momentané, que le salut est donné .
21. E. Goffman, « L’ordre de l’interaction », Les moments et leurs hommes, op. cit., p. 197.
22. E. Goffman, Behavior in Public Places, New York, The Free Press, 1963.
23. E. Goffman, « Réplique à Denzin et Keller », Le parler frais d’Erving Goffman, Paris,
Minuit, 1969, p. 306.
Goffman et l’ordre de l’interaction 39/129
Sans doute le plus gros reproche méthodologique que l’on peut faire à
Goffman est de proposer les paradigmes qu’il utilise, que ce soit celui du
théâtre, du calcul rationnel ou encore de la religion, sans justifier la manière
dont il les a forgés. Chacun de ses livres commence par présenter de manière
générale les significations des différentes interactions en se contentant
d’utiliser les différentes données dont il dispose comme des exemples
illustratifs. Les analyses de Goffman sont toujours données comme des
résultats sans que l’on sache comment ce résultat a été atteint.
Cette absence de justification, de procédure de vérification, de test de
réfutation doit être comprise en se rapportant à sa compréhension du social.
Dans la mesure où le sociologue en tant qu’homme ordinaire dispose d’une
compétence sociale, d’un certain savoir-faire, il peut mettre au jour la
signification des interactions à partir de sa propre expérience. Sa théorie est
alors validée par l’écho qu’elle trouve chez le lecteur, en tant qu’il est lui
aussi un membre compétent de la société.
Mais alors la question qui se pose est de savoir en quoi se tenir la main
se différencie d’autres actes matériels d’amour comme s’embrasser ou se
tenir enlacé, qui signifient également l’engagement. Se tenir la main, à la
différence de ces actes, n’est pas une activité absorbante mais annexe qui
permet d’être engagé dans une autre interaction.
La conclusion de Goffman est la suivante :
Se tenir par la main, au sens entendu ici, signifie donc une occupation
annexe ostensible de deux extrêmes engagés dans une relation exclusive,
potentiellement sexuelle et égalitaire. C’est là la « signification » de l’acte telle
qu’elle dérive d’un examen spéculatif des personnes et des situations liées à son
32
occurrence et à sa prohibition .
C’est grâce à toutes ces techniques que Goffman développe ce qui est au
fond une anthropologie culturellement indigène : les métaphores incongrues ont
pour effet de susciter ce travail de relecture qui permet de revoir des objets que
l’on n’avait pas remarqués, de les rendre « anthropologiquement » étranges et
de nous permettre de les observer (ou d’en observer quelques traits) d’un point
de vue détaché de l’attitude naturelle. L’utilisation combinée des métaphores
ajoute plusieurs couches d’incongruité, où des termes empruntés à des
métaphores différentes sont amalgamés pour effectuer une série de déplacement
36
de perspectives destinés à affûter le style .
35. Cf. R. Watson, « Le travail de l’incongruité », in Le parler frais d’Erving Goffman, Paris,
Minuit, 1969, p. 83-99. Ce recueil rassemble des contributions présentées au colloque de
Cerisy de 1987 consacré à Goffman, ainsi que deux textes inédits de Goffman.
36. R. Watson, « Le travail de l’incongruité », op. cit., p. 87.
46/129 Philonsorbonne n° 1/Année 2006-07
demeure toujours premier est la relation cognitive que nous avons avec
l’esprit de l’autre : le social est présent au niveau cognitif sous une forme
élémentaire, la capacité à partager et à mettre en oeuvre des croyances, qui
est une compétence sociale. L’organisation de l’expérience individuelle a
une dimension sociale.
Cette relation cognitive comme compétence est socialisante et
individualisante : elle engendre les structures et le moi.
Elle est socialisante, dans la mesure où elle assure une dépendance et
une coordination entre les participants. On peut alors définir les structures
sociales à l’œuvre dans l’interaction comme des réalités pratiques
matérialisant les attentes collectives déployées par les participants.
Elle est individualisante, dans la mesure où chaque participant guidé par
ce sens commun donne une certaine image de soi dans l’interaction, l’image
attendue par les autres. Goffman définit le soi comme un résultat sans cesse
réaménagé au cours du processus social de l’interaction. Si l’on peut parler
de subjectivation, c’est dans la mesure où le moi n’est pas compris comme
une entité produite passivement. En effet, s’il apparaît bien comme une
construction sociale, et que les attentes d’autrui jouent un rôle constitutif, il
faut cependant entendre qu’il y a un principe de constitution. La subjectivité,
telle que la pense Goffman, est inséparable d’une activité : activité dans
l’interprétation de la situation et du comportement des autres pour
comprendre ce qui est attendu, activité dans l’incorporation de ces croyances
(que cette incorporation soit une adhésion sincère ou cynique), activité dans
la régulation de son action de manière à soutenir l’ordre de l’interaction.
La curieuse méthode de Goffman utilisant des données disparates,
variant les paradigmes, dédaignant les méthodes à prétention scientifique,
doit se comprendre comme un exemple de sociologie compréhensive. Le
choix de ce type de sociologie est justifié par l’objet d’étude de Goffman,
l’ordre de l’interaction. En effet, ce qui ordonne de manière immanente les
multiples pratiques quotidiennes que nous nouons les uns avec les autres est
un sens commun qui constitue la véritable possibilité de l’interaction
partagée par tous les participants. En tant que participant-observateur, le
sociologue le possède également : sa sociologie est donc avant tout une
élucidation qui s’expose au test de vérification du lecteur. Ce sens commun a
un contenu et une forme. Les attentes normatives collectives portant sur la
manière de se comporter dans telle ou telle situation sont mises en forme par
relation cognitive qui permet d’être en relation les uns avec les autres en
prenant l’esprit de l’autre en considération. Ce sens commun assure la
socialisation et l’individualisation en actualisant les structures sociales dans
des pratiques quotidiennes et en assurant la construction des différents selves
constituant la subjectivité. Pour Goffman, le véritable acteur des sciences
sociales est donc la relation. Une partie de la psychologie individuelle qui
échappe précisément à l’individu peut être qualifiée de pré-sociale. C’est à
partir de cette relation qu’il faut penser les termes mis en relation et non
l’inverse. La sociologie de Goffman est aussi séduisante que déroutante : en
48/129 Philonsorbonne n° 1/Année 2006-07