Tempete de Sang - Abnett, Dan
Tempete de Sang - Abnett, Dan
Tempete de Sang - Abnett, Dan
PRODIGUE
nommer.
— Eh bien, tue-les, répondit une voix glaciale qui sourdait dans la
poitrine de Malus comme le sang s’écoule d’une vieille plaie. Ils ne sont
que huit, petit druchii. Laisse ton sang-froid se repaître de leur chair
jaunâtre.
Malus grogna en réprimant l’envie de frapper son torse d’une main gantée
de mailles.
— Quelle audace ! Surtout pour un démon qui ne sait pas ce qu’est la
fatigue ou la faim.
— La haine te suffit, Malus, bourdonna Tz’arkan dans son crâne comme
un essaim de mouches. Quand on laisse monter la haine, tout est possible.
— Si c’était vrai, il y a longtemps que je me serais débarrassé de toi,
bouillonna le dynaste en actionnant le levier de son arbalète. Allez, tais-toi,
il faut que je me concentre.
La conscience du démon s’éloigna dans un rire railleur qui lui fit vibrer
les os. Il arrivait à Malus de se réveiller en pleine nuit tandis que le démon
se tortillait dans sa poitrine comme une couvée de vipères se lovant autour
de son cœur.
Le désespoir l’avait conduit au nord, en quête d’un pouvoir à retourner
contre ses ennemis. Il lui fallait contrecarrer les plans de son père et de ses
frères et sœurs, et pouvoir se baigner dans leur sang et s’abreuver de leur
agonie. Et il avait trouvé ce qu’il cherchait dans un temple du grand nord,
lorsqu’il s’était tenu devant un grand cristal enveloppé de multiples
protections magiques et de l’équivalent des richesses d’une douzaine de
royaumes. Enivré par la soif de pouvoir et une convoitise vorace, Malus
n’avait pas anticipé le piège rusé qui le cernait. Le
connaissance de la haute.
Malus eut un rictus sans joie.
— Tiens donc ?
— Tout à fait. Je sais parfaitement ce que votre père et le Drachau offrent
en retour de votre arrestation, et je serais curieux de savoir ce que vous êtes
prêt à déployer pour échapper à ce sort malheureux.
Le dynaste regarda le capitaine dans les yeux et se mit à rire. Cette
manifestation grossière et froide sembla émousser la mine réjouie du
capitaine.
— Si je me souviens bien, je vous avais promis une récompense à mon
retour à Hag Graef, nota Malus. Laissez-moi rentrer, capitaine, et je me
chargerai de doubler la prime.
— Vraiment ? fit le capitaine en examinant le visage de Malus pour
évaluer les risques.
Le druchii ne cherchait pas à cacher sa convoitise et Malus ne fut pas
surpris par les paroles qui suivirent.
— Si cela ne vous dérange pas, effroyable seigneur, j’aimerais recevoir
ma compensation tout de suite.
— Vous êtes certain que c’est bien sage, avec tous vos hommes autour ?
Ils voudront leur part, et qui sait ce qui se passera ?
Le dynaste fit un pas en avant et s’adressa au capitaine dans un murmure
de conspiration :
— Vous connaissez l’établissement du quartier des Corsaires que l’on
appelle la Maison d’Airain ?
— Je connais l’endroit, répondit le capitaine méfiant.
— Dans ce cas, j’ai une faveur à vous demander. Portez un message à
Silar Thornblood ; c’est l’un de mes hommes de confiance, et dites-lui de
m’y retrouver ce soir. Vous le trouverez dans ma tour du Hag. Si vous l’y
accompagnez, je m’assurerai que vous êtes pleinement récompensé pour
vos efforts.
Le capitaine redressa la tête, l’air soupçonneux.
— Mon effroyable seigneur est un homme rusé et cruel, fit-il. Vous
comprenez donc que je puisse me demander s’il s’agit pas là de quelque
fourberie.
Malus sourit. Il était difficile de ne pas admirer cette impudence.
— Comment oserais-je vous abuser, capitaine ? Si c’est le cas, il vous
suffira de me livrer à mon père, ce qui ne me convient guère.
Le capitaine évalua la situation quelques instants.
— Très bien, conclut-il d’un ton égal. J’attends ce rendez-vous de pied
ferme. Quel est donc le message ?
— Que son seigneur est rentré des Désolations, dit Malus. C’est tout ce
qu’il a besoin de savoir.
La Maison d’Airain était un antre de plaisirs pour dynastes, situé dans l’un
des quartiers les plus louches de la ville. Malus en connaissait bien la
propriétaire, ayant passé des nuits entières dans l’une des suites privées qui
recevaient les hôtes de mauvaise réputation et leurs alliés en puissance.
C’était l’un des premiers endroits où chercheraient les hommes du Vaulkhar
s’ils apprenaient qu’il était de retour en ville, mais il était persuadé que
maîtresse Nemeira le connaissait suffisamment pour ne jamais oser le trahir.
L’établissement était un dédale de chambres et de couloirs étroits, parfois
cachés derrière des portes secrètes et des panneaux coulissants. L’endroit
s’étalait sur tout un secteur de la ville, à la limite entre le quartier des
Corsaires et celui des Esclavagistes. Certains passages secrets (et payants)
permettaient même de quitter la maison pour se retrouver en dehors de la
ville.
Malus avala une autre gorgée de vin et s’enfonça un peu plus dans un
amoncellement d’épais coussins. La pièce était décorée dans le style autarii,
avec des piles de tapis et des oreillers étalés autour de braseros agencés
selon un motif de trèfle autour d’un âtre circulaire. Il s’était débarrassé de
ses loques crasseuses et de son kheitan en miettes, dont Nemeira avait
ordonné l’incinération immédiate, et son armure avait été portée pour
réparations à un armurier que la propriétaire connaissait bien. Après un long
bain bouillant et un débarbouillage vigoureux entre quatre mains expertes, il
avait enfilé une toge en soie luxueuse et commandé le meilleur vin de la
maison.
De ses doigts toujours plus forts, la fatigue s’emparait de lui. Depuis que
les brigands avaient remonté sa piste quelques jours plus tôt, il avait eu peu
d’occasions de dormir et aucune de chercher de la nourriture. L’épuisement
menaçait de le terrasser, alors même que son esprit bouillonnait de
suspicion.
Il y eut un grattement léger à la porte. Malus posa son verre de côté et sa
main droite glissa près de l’épée qui reposait sur un proche tapis.
— Entrez, fit-il.
La porte s’ouvrit silencieusement et une esclave humaine se
LE DÉSHÉRITE
‘Désavoué ? répéta Malus incrédule. Pourquoi mon père ferait-il une telle
chose ?
opérations esclavagistes ? Ceux qui ont perdu une petite fortune quand
votre troupeau s’est fait massacrer aux portes de Clar Karond ? Eh bien, ils
se sont tous réunis et ont demandé à ce qu’on les rembourse quelques jours
après votre départ. Et comme vous n’étiez plus là, ils étaient en droit de
réclamer auprès de votre père. Il a donc essuyé votre dette et vous a
déshérité pour pouvoir couvrir les frais. Vous comprenez mieux ce que cet
acte irréfléchi a provoqué ?
— J’y vois plus clair, en effet, répondit froidement Malus, à bout de
patience. Et je ferais la même chose si les circonstances se représentaient.
Cela fait partie de mes prérogatives de dynaste, Silar. N’oublie pas cela.
— Bien entendu, effroyable seigneur, fit Silar en inclinant la tête. Je
cherche simplement à vous montrer l’ampleur du problème qui vous attend.
Le dynaste rit amèrement.
— C’est bien plus épineux que ce que tu penses, Silar Thornblood. Au
moins, je n’ai plus à m’inquiéter des assassins du temple de Khaine,
maintenant que mon père s’est acquitté de mes dettes.
— Pas tout à fait, mon seigneur.
Ces mots murmurés étaient ceux d’Arleth Vann, qui intervenait pour la
première fois, depuis les ombres de l’autre côté de la pièce. L’ancien
assassin du temple était instinctivement attiré par les ténèbres.
— Il y a toujours une dette de sang entre le Seigneur du Meurtre et vous,
reprit-il.
— Mais ça n’a aucun sens, s’écria Malus exaspéré. Mes anciens alliés ont
été remboursés ; pourquoi voudraient-ils que les fidèles de Khaine
continuent à me traquer ?
— Lorsque notre troupeau d’esclaves s’est fait décimer il y a quelques
mois, nous avons cru que vos commanditaires recouraient aux services du
temple pour vous punir pour votre échec, continua Arleth. Mais quelque
chose me dit que cette conclusion était un peu hâtive. Les nobles que vous
avez choisis pour vos opérations l’ont été spécifiquement parce qu’ils
avaient peu d’influence, mais des fortunes appréciables et une certaine
ambition. Et vous avez fait en sorte que chacun d’entre eux investisse
l’essentiel de son pouvoir et de ses fonds dans votre entreprise, pour vous
assurer leur soutien durable.
Malus sentit des serpents invisibles se nouer autour de son cœur.
— Dans quelle toile t’es-tu emmailloté, Darkblade, ricana le démon. Je
n’ai jamais vu une araignée s’emmêler à ce point dans ses propres fils. J’ai
peut-être fait une erreur en te choisissant comme sauveur.
— Si tu doutes de mes capacités, laisse-moi tranquille et que les Ténèbres
Extérieures t’emportent avec elles ! cracha Malus avant de se raidir,
réalisant qu’il parlait à voix haute.
Silar se hérissa, les yeux luisant d’une colère réprimée, tandis que le
visage d’Arleth Vann restait pâle et impassible. D’un pas rapide, le
ajouta-t-il.
Malus percevait vaguement les ondulations de Tz’arkan dans son poitrail.
Le dynaste se pencha en arrière et porta la bouteille aux lèvres.
— Une autre pièce du puzzle, répondit-il. La puissance était bien là, mais
je ne disposais pas des moyens de la débloquer. Il me manque les clefs,
c’est pourquoi je suis de retour à Hag Graef.
— Les clefs sont ici ? demanda Silar en fronçant les sourcils.
— Il est possible qu’elles n’existent même plus, dit sombrement Malus.
Mais nous pensions déjà cela du temple. Je dois exhumer quatre reliques
occultes avant de pouvoir accéder au pouvoir du temple, et j’ai moins d’un
an pour ce faire.
— Moins d’un an ? fit le capitaine, intrigué malgré lui.
Il s’était lui-même approprié une bouteille quand les domestiques étaient
passés, mais avait pour le reste pris soin de rester discret.
— Oui, répondit Malus en refoulant la colère qui montait en lui. Si je ne
parviens pas à déverrouiller les protections du temple dans l’année, je peux
dire adieu à… mes ambitions.
Le dynaste entendit un murmure moqueur du démon, mais le son était
trop faible pour surmonter le doux bourdonnement de son crâne.
— Si cela continue ainsi, je ferai aussi bien de rester ivre pendant les neuf
mois qui viennent ! ricana-t-il.
Le druchii remarqua un silence pesant, puis il s’aperçut que Silar et
Arleth Vann échangeaient des regards inquiets et réalisa qu’il venait de
nouveau de parler à voix haute.
— Ne faites pas attention à ce que je marmonne, fit-il d’un geste
nonchalant de la main. J’ai passé quelques semaines de trop dans les
Désolations avec nulle autre compagnie que celle de ma propre voix.
Malus se servit une autre coupe, avant de se redresser et de poser
consciencieusement la bouteille sur le tapis.
— Le temps m’est compté. Il me faut accéder à une bibliothèque occulte
et entamer des recherches sur ces reliques, ce qui veut dire qu’il me faut
prendre contact avec ma sœur Nagaira. Cela signifie aussi que j’aurai
besoin d’agents de confiance pour agir et observer à ma place, dans le Hag
et ailleurs dans la ville.
Silar hocha la tête, les yeux rivés au sol.
— Nous n’avons pas oublié notre serment envers vous, mon seigneur,
assura-t-il. Mais nous sommes également subordonnés au Vaulkhar,
maintenant.
— Pas exactement, intervint le capitaine.
Malus haussa un sourcil.
— Comment cela ? fit-il.
Le militaire prit quelques instants avant de répondre, rassemblant ses
esprits et puisant un peu plus de courage dans la bouteille qu’il tenait entre
les mains.
— Les serments de féauté sont souverains, commença-t-il. Personne ne
peut usurper le serment de service d’un druchii envers un autre, même pas
le Roi-Sorcier. Tant que vous êtes vivant et que vos serviteurs n’ont pas
désavoué leur serment, le Vaulkhar n’a pas préséance sur vous. Il est par
contre en droit de les considérer comme ses subordonnés directs en votre
absence, dans la mesure où vous êtes son vassal en tant que père et
Vaulkhar et n’êtes pas là pour disputer cette propriété.
— Et ça n’est pas prêt de changer, grogna Malus, tant que j’ai envie de
garder ma tête sur mon cou.
— C’est vrai, mais vous pouvez également désigner un représentant, fit le
capitaine avec un vague sourire. Un mandat signé et présenté au Vaulkhar
pourrait libérer vos hommes de son autorité.
Malus observait le druchii en plissant les yeux. Sa témérité était-elle sans
bornes ?
— Et vous suggérez quelqu’un pour tenir ce rôle ?
Le capitaine lui offrit un sourire.
— Je considérerais cela comme un véritable honneur, effroyable seigneur.
— Malgré le fait que les deux dynastes les plus puissants de Hag Graef
veulent me voir mourir, sans compter le temple de Khaine ? Malgré le fait
que je reviens d’un voyage qui a coûté la vie à chacun de mes suivants ?
— Malgré tout cela, effroyable seigneur. Sans mentir, c’est une bien plus
belle récompense qu’un sac d’or ou une poignée de pierres précieuses. Les
occasions de promotion sont plus grandes au service d’un dynaste que dans
une caserne de gardes. J’ai comme l’impression qu’on a de toute manière
largement plus de chances de s’enrichir en s’associant à votre maison,
ajouta-t-il d’un air entendu.
Malus secoua la tête. Il n’avait aucune raison de faire confiance à ce
druchii soudain très conciliant, mais celui-ci pouvait peut-être lui servir
dans l’immédiat.
— Votre ambition vous perdra, capitaine…
— Hauclir, répondit le druchii en penchant respectueusement la tête.
— Hauclir ? Comme le célèbre général ?
— Oui, celui que le Roi-Sorcier a fait exécuter pour trahison. On dirait
que mon père n’a pas fait preuve d’une grande jugeote lorsqu’il a fallu
choisir mon patron.
— En effet, commenta Malus. Et je dirais même que tu sembles souffrir
de la même anomalie. Quoi qu’il en soit, fit-il d’un ton las en attrapant son
épée, les circonstances font de toi mon exécutant.
Le dynaste se redressa et Hauclir fit de même.
— La Sombre Mère nous observe et sait ce qui se cache dans nos cœurs,
commença-t-il en plaçant la pointe de la lame dans le creux de la gorge de
Hauclir. Cet acier est lié à son service. Jures-tu de me livrer ton existence,
de servir mes désirs et de mourir à ma demande ?
— Devant la Mère de la Nuit, je le jure, répondit Hauclir. Que son acier
me terrasse si je ne dis pas vrai. Je porterai votre collier jusqu’à ce que vous
m’en libériez, dans la mort ou la reconnaissance.
Malus hocha la tête, l’air satisfait.
— Très bien, Hauclir. Tu es mien maintenant. Espérons que tu vives assez
longtemps pour le regretter, fit-il en jetant la lame nue sur le tapis. Demain,
nous allons tous les deux rédiger ce mandat dont tu parles. Mais pour
l’instant, ajouta-t-il en s’affalant de nouveau dans les coussins, j’ai
l’intention de boire jusqu’à la dernière goutte de vin de cette pièce et de
dormir comme un mort. Allez-vous-en.
Les serviteurs le saluèrent comme un seul homme et s’esquivèrent
discrètement de la pièce. Malus attrapa sa bouteille et la vida d’une
Un murmure sortit Malus de son sommeil sans rêves. Les semaines passées
seul à sillonner les Désolations avaient aiguisé ses sens à l’extrême et
conditionné ses réflexes pour agir en un clin d’œil. Dans un premier temps,
le dynaste resta parfaitement immobile, tendant l’oreille en attendant que le
bruit se répète. Quand il entendit de nouveau ce qui n’était que le
bruissement à peine perceptible d’un pied nu sur un empilement de tapis, il
entrouvrit les yeux en se concentrant sur l’origine du son.
Les braseros s’étaient bien affaiblis, conférant un léger halo rougeâtre au
centre de la pièce, tandis que les murs restaient dans une obscurité
impénétrable. Malus était couché contre une pile de coussins, ses pieds nus
pointés vers les braises les plus proches. Des bouteilles vides jonchaient le
sol autour de ses jambes. De sa main droite, il serrait toujours une autre
bouteille entièrement consommée. Quand ses serviteurs d’antan l’avaient
quitté, le dynaste s’était enivré jusqu’à la léthargie. Cela remontait à
quelques heures seulement et Malus fut surpris de constater que la brume
alcoolisée avait presque totalement quitté son esprit.
De l’autre côté de la pièce, un serviteur druchii ramassait les coupes et les
plateaux renversés par des mouvements rapides et silencieux. Il progressait
très efficacement à travers la pièce. En quelques instants, il était déjà en
train de récupérer les bouteilles autour des genoux de Malus.
Le dynaste réprima un accès de paranoïa et s’efforça de fermer les yeux
pour tenter de replonger dans le sommeil. Il va me falloir du temps avant de
ne plus me soucier des domestiques, se dit amèrement Malus.
Il s’assoupit de nouveau. Puis, il se souvint soudain : maîtresse Nemeira
n’a pas d’esclaves druchii.
Malus bondit des coussins au moment même où la dague de l’assassin
assénait son coup. La lame acérée se contenta de tailler la toge en soie et de
s’enfoncer dans son épaule au lieu de lui trancher la gorge. C’était comme
un fragment de glace. La main gauche du dynaste
C’était comme s’il luttait contre une mer de sang démontée, sous un ciel
agité qui tonnait et pleuvait des os et des cendres. Il titubait à travers ce
paysage corrompu et une horde de spectres furieux marmonnait et
l’agrippait à chacun de ses pas.
Ils tendaient leurs bras difformes vers lui et hurlaient de leur langue de
feu, et leurs yeux n’étaient que des globes de lueur nacrée. Une vieille
sorcière elfe bondit sur son dos, enfonçant ses ongles craquelés dans sa
poitrine et mordant dans sa joue de ses dents ébréchées. Une énorme
créature formée d’un muscle écorché se déplaçait au sol par reptation et le
lacérait de ses vrilles de chair en dents de scie. Une meute de chiens le
cerna. De leurs mandibules béantes, dégoulinaient des filets de venin vert.
Il rugit sa colère vers l’orage et moulinait de sa lame dans les fantômes,
mais leur enveloppe se scindait comme de la gelée à chaque coup, avant de
se reconstituer avec fluidité dans la seconde.
Il était couché sur un lit de corps qui se tortillaient. Des mains pâles le
portaient, caressaient son corps et l’agrippaient de leur étreinte vorace. Des
lèvres s’écrasaient contre sa peau, le goûtaient, le vénéraient. L’air était
lourd et calme, chargé d’encens. Seuls les gémissements et soupirs d’une
centaine de voix avides l’animaient.
Des visages se dressèrent devant lui, des sirènes aux yeux insondables,
mais gourmands. Des mains coururent sa poitrine nue, chaque doigt laissant
une traînée de chaleur sur sa chair.
L’une des sirènes grimpa avec langueur sur lui, sa chevelure noire
semblant flotter autour de son visage aux traits fins. Elle s’étira comme un
chat, tendant ses longs doigts vers sa tête. Ses lèvres rouges lui offrirent un
sourire sensuel tandis qu’elle posait ses longs ongles sur ses joues et les
plantait dans la chair.
Le sang coulait en filets froids sur son visage. Elle enfonça un peu ses
ongles, prenant sa chair à pleines mains avant de tirer vers le bas comme on
dépèce un lièvre. La chair, les muscles et les tendons cédèrent d’une seule
pièce luisante, exposant son cou et le haut de son torse.
Il se tordait entre les griffes des sirènes, mais elles le maintenaient bien
immobile. Et elles l’équarrissaient maintenant, arrachant des morceaux
entiers de peau sanguinolente. Il sentit la chair de tout son bras gauche se
dérouler comme une manche mouillée et quand on tira dessus, il vit que le
membre n’était plus qu’un tas de muscles enveloppés d’une peau
caillouteuse d’un noir verdâtre. Puis les cailloux se fendirent en centaines
de petites bouches qui lapaient les filets de sang coulant du poignet au
coude.
Quelque chose tirait sur ses pieds. Malus ouvrit ses yeux collants et vit
que ses orteils frottaient contre des pierres lisses. Deux druchii le tenaient
sous les aisselles pour le tirer le long d’un passage illuminé par des
sorcelumes.
Il dut lutter pour redresser la tête et regarder son environnement. Sa
bouche était comme du cuir séché. Il se souvint de l’hushalta. Ils lui avaient
fait boire cette substance pendant des jours. Sa peau lui paraissait tendue et
fiévreuse, mais entière. C’est un miracle que mon esprit soit indemne,
songea-t-il vaguement.
— Cela reste à voir, réverbéra une voix dans sa tête.
Un vent frais glissait sur son visage, agitant ses cheveux plats. Des
chaînes cliquetaient légèrement, produisant des notes cristallines qui lui
glacèrent le sang. Puis les puissantes mains qui le tenaient le lâchèrent et
Malus tomba à genoux sur les dalles d’ardoise d’une grande pièce
circulaire. Des globes de sorcelume étaient soutenus par des appliques
métalliques ouvragées qui parcouraient les murs de la salle. Ils illuminaient
les bas-reliefs sculptés dans la pierre, qui représentaient divers massacres
célèbres des longues guerres menées contre les elfes d’Ulthuan. Une masse
de chaînes se terminant par de mauvais crochets était suspendue à la haute
voûte, au-dessus du centre de la pièce. Les maillons métalliques émettaient
un doux cliquetis dans l’air frais.
Il sentait des regards qui se posaient sur lui. Dans un frémissement, le
dynaste prit une longue inspiration et se redressa pour faire face aux yeux
reptiliens des druchii qui l’observaient.
Lurhan Fellblade, Vaulkhar de Hag Graef, se tenait torse nu devant son
fils. Son buste puissant était marqué de dizaines d’entailles rappelant son
service du Roi-Sorcier. Sa chevelure noire était tirée en arrière, accentuant
la férocité de ses yeux et son grand nez aquilin. La seule
l’abandonna.
Il avait sur le visage une étoffe légère et fraîche. Ses bras étaient repliés sur
son torse et ses jambes étaient liées. Malus parvint difficilement à ouvrir les
yeux et remarqua que le tissu qui reposait sur ses paupières était très fin.
L’air était chargé de la fragrance d’onguents et d’épices.
Suis-je dans mon suaire des terriers ? se demanda-t-il.
— Sans moi, c’eût été le cas, fit une voix dans son esprit.
Malus n’y prêta pas attention.
— La peau et la chair ont pratiquement disparu et ce qui reste est ravagé,
annonça une voix plus timide. Mon maître lui a laissé un semblant de
visage et ses yeux. Une grande partie de ses nerfs a été disséquée. Je n’ai
tout simplement jamais vu une telle accumulation d’atrocités. Je ne
m’explique pas comment il a pu survivre aussi longtemps, et soigner ses
blessures est au-delà de notre pouvoir.
Une ombre se déplaça entre Malus et la faible lueur. Des doigts délicats,
aussi légers que les ailes d’une guêpe, vinrent frôler son visage. Des
mouvements rapides et précis retirèrent l’étoffe qui lui couvrait les yeux.
Pendant quelques instants, les sorcelumes suffirent à l’éblouir.
— Je peux lui venir en aide, fit une voix semblant émaner du halo. Sa
vision s’accommodant peu à peu, Malus distingua une forme floue au-
dessus de lui. Les doigts frais lui caressèrent la joue et la silhouette se
pencha davantage.
— Il est des pouvoirs qui dépassent les bandages et les onguents, et qui le
reconstitueront, dit Nagaira, un sourire en coin. Sa mère a ordonné au
Vaulkhar de me le livrer et je veux lui montrer que la foi qu’elle place en
mon talent est légitime. C’est le moins que je puisse faire pour retrouver
mon frère dans mes bras.
CHAPITRE QUATRE
MASQUES DE CHAIR
Malus fut cerné de voix pendant des jours. Des voix qui psalmodiaient et
murmuraient des paroles qui faisaient frémir l’air. Des silhouettes floues se
balançaient et gesticulaient devant ses yeux voilés. Parfois, au cœur de la
nuit, des formes surgissaient et gazouillaient des sons qu’il reconnaissait
presque, avant de repartir et de le laisser atrocement démangé par des
picotements de la peau.
Des domestiques aux mains douces et parfumées prenaient soin de lui et
retiraient son linceul couche après couche. Il émergea de son
l’esclave elfe chevaucha l’autel, puis Malus, lentement et avec légèreté. Elle
ne semblait guère peser plus qu’une baguette de saule, mais l’épaisseur de
tissu raide crissa légèrement lorsqu’elle enjamba son corps. Les yeux de
Malus s’étrécirent d’un air appréciateur. C’est alors que l’esclave brandit
une lame recourbée comme une faucille. Elle avait les yeux exorbités
d’horreur tandis qu’elle était témoin de sa propre main se mouvant
lentement, mais indépendamment de sa volonté, portant la lame tranchante
comme un rasoir sur sa gorge et en travers.
De grosses gouttes de sang chaud constellèrent le drap comme une ondée
sous les yeux du dynaste. Lentement, puis plus rapidement, la pluie écarlate
tombait, imbibant le tissu pour se plaquer contre son corps comme la
membrane accompagne parfois le nouveau-né. L’étoffe trempée se colla
contre la peau de son visage et se tendit sur sa bouche et son nez. Ses
narines furent assaillies par la saveur amère du sang et il tenta de lutter en
agitant les bras et en tirant sur le tissu adhérent. La matière résista pendant
un instant, puis le linceul se désagrégea comme de l’étamine pourrie,
libérant son corps dans un déchirement humide. Il y eut un dernier murmure
étranglé et l’esclave tomba de la bière, laissant sa lame tinter contre les
carreaux de pierre. Dans un grognement de douleur, Malus se redressa, son
visage et sa poitrine nus maculés d’humeurs fraîches.
— Lève-toi, effroyable wyrm, intima Nagaira une lueur lascive dans les
yeux. Comme un seul homme, les acolytes tombèrent à genoux et hurlèrent
dans leur idiome occulte. Déploie tes ailes et étanche ta soif par le sang de
l’innocent, continua Nagaira.
Le dynaste se trouvait dans une petite pièce de forme hexagonale. La
sorcelume émanait de lampes hémisphériques regroupées juste au-
tombée de la nuit. Mais il m’a fallu près d’une quinzaine de jours pour finir
de tourmenter ta pauvre petite carcasse, et j’avais besoin de verser un peu
de sang.
Elle se pencha en avant et toucha de son doigt pâle une goutte cramoisie
restée sur la bière, puis elle la posa sur sa langue.
— C’était une vierge, tu sais, reprit-elle. Une princesse, paraît-il, de Tor
Yvresse. Tu n’imagines pas ce qu’elle m’a coûté.
Tz’arkan se lova contre les côtes de Malus.
— Quelle femme ! s’exclama-t-il. Si seulement elle avait pu venir au
temple à ta place, petit Darkblade. Quel délicieux butin elle aurait fait.
Malus s’attarda peu sur les remarques du démon.
— Une quinzaine de jours ? J’avais l’impression que ça n’en avait pris
que six.
— Tu es resté aux portes de la mort pendant plusieurs jours, répondit
Nagaira en secouant la tête. Je dois t’avouer, cher frère, qu’à certains
moments, je n’étais pas sûre que mes pouvoirs puissent te ramener. Mais
tout cela est derrière nous.
Elle contourna la bière, affichant un sourire carnassier. Nagaira était la
plus petite des six enfants de Lurhan, arrivant à peine au niveau des yeux de
Malus. Sa silhouette était moins anguleuse et plus voluptueuse que la
progéniture plutôt maigre du Vaulkhar, mais son visage était tout aussi
intimidant que celui de son père, avec son nez pointu et son regard noir qui
pouvait trancher comme une lame quand elle le souhaitait. Elle s’avança
vers Malus et prit les vestiges du linceul ensanglanté dans ses petites mains
robustes. Le tissu céda aisément et elle le jeta nonchalamment de côté.
— Il ne m’a pas été facile de te rendre ta vitalité, mon frère. Il me tarde
d’admirer les fruits de mon travail.
Elle se dressa sur la pointe des pieds et l’embrassa délicatement sur les
lèvres.
— Aussi froid que jamais, commenta-t-elle avec un rictus. Et aussi
goûteux qu’un champ de bataille.
Nagaira claqua des doigts et un esclave sortit de l’ombre, près de l’un des
murs de la pièce. L’humain portait des deux mains un gobelet brillant et
rempli à ras bord qu’il offrit à Malus. Le pied de la coupe était épais et en
argent ouvragé, façonné comme une queue enroulée de nauglir. Le crâne
qui contenait le vin noir avait été bouilli peu de temps avant et portait
encore l’éclat de l’huile. Le sommet de la tête avait été tranché proprement
et le bord en était lisse et bien arrondi, ce qui ne laissait aucun doute sur la
qualité de l’ouvrage.
— Qu’est-ce donc ? demanda Malus.
— Un présent pour te souhaiter un bon retour. Tu vas boire au crâne d’un
acolyte du temple qui a cherché à te tuer pendant ta convalescence ici. Un
bel imbécile, dois-je dire, pour croire que ses talents furtifs et son acier
argenté allaient avoir raison de ma demeure.
— Tu devrais prier qu’il n’ait pas eu de compagnons comme la meute qui
s’en est prise à moi dans le quartier des Esclavagistes. Si le temple a vent de
ta sorcellerie, il te faudra affronter l’ire du Roi-Sorcier.
— S’il n’était pas seul, fit Nagaira d’un haussement d’épaules, ses
comparses seront restés au-delà des protections de ma tour. S’ils avaient
transgressé ces limites, nous l’aurions su, mes compagnons ou moi-même,
expliqua-t-elle d’un geste vers les silhouettes en toge.
Malus but une longue gorgée du vin sombre. Il était épais et douceâtre,
digne de la table d’un marchand. Le dynaste fit une grimace. Les pouvoirs
de Nagaira étaient terribles, mais ses goûts en matière de vin étaient
toujours aussi exécrables.
— On dirait que tu n’as pas lésiné pour mon bien, dit-il enfin. Tant de
générosité me surprend, surtout de la part de quelqu’un qui m’a envoyé à la
mort dans le grand nord avec six de ses propres hommes.
Le sourire de Nagaira s’évanouit et son regard se fit soudain plus
observateur.
— Laissez-nous, intima-t-elle avec une autorité glaciale.
Les acolytes se redressèrent et sortirent de la pièce sans faire un bruit,
suivis de l’esclave.
— Tu disposes donc d’acolytes, ma sœur ? osa Malus en haussant un
sourcil. Quand as-tu renoncé à l’alibi de l’érudition pour te considérer
comme une sorcière à part entière ? Père a fermé l’œil sur tes études
pendant trop longtemps et cela t’a rendue téméraire.
— Ces disciples flagorneurs sont issus de certaines des plus puissantes
maisons de Hag Graef, répondit-elle simplement. Ne te soucie pas de
Lurhan, ou même du Drachau. Mon influence dans la cité est plus grande
que tu ne le réalises. Ils sont bien plus que ces cinq-là, frère adoré, et leur
dévouement se fait dans le secret. En réalité, le fait d’être convoqués ici
pour participer à ces rites est pour eux un honneur plus grand que tu ne
l’imagines.
Le dynaste fit un grognement de gorge.
— Un honneur qui, je n’en doute pas, s’accompagne d’une contrepartie
onéreuse.
Tz’arkan ricanait dans sa poitrine, produisant un écho huileux.
— Tu apprends, fit le démon. C’est bien.
— Je vois cela comme un investissement, cher frère. Nous avons encore
des affaires en cours, toi et moi.
— Tiens donc ? Et à quel genre d’affaires fais-tu allusion ?
Nagaira se mit à rire, mais il n’y avait guère de joie dans cet éclat.
— Ne sois pas stupide. Nous étions convenus de partager tout ce que tu
ramènerais des Désolations. Tu es donc de retour et je sais que tu n’es pas
revenu bredouille. Mes agents ont découvert que ton sang-froid était soigné
dans l’enclos de la maison d’Airain. La bête monte la garde devant une
petite fortune de pièces et de gemmes, mais je me soucie peu de ce butin.
Qu’as-tu trouvé d’autre dans le temple caché ?
Malus croisa son regard et tenta d’en sonder l’abîme. Était-elle
sérieuse ? Son complot avait-il été motivé par autre chose que la simple
vengeance ? Si tel était le cas, elle l’avait mis sur la piste du temple parce
qu’elle avait déjà une certaine idée de ce qu’on pouvait y trouver. Mais que
savait-elle vraiment et que ne faisait-elle que soupçonner ? Mais nul secret
n’attendait d’être lu dans les yeux noirs de la sorcière. Il aurait plus vite fait
de sonder les profondeurs des Ténèbres Extérieures.
— J’y ai trouvé un démon, fit-il prosaïquement.
Les yeux de Nagaira s’écarquillèrent.
— Tz’arkan, expira-t-elle.
Malus sentit le démon qui s’agitait en lui et se pressait contre sa poitrine à
l’évocation de son nom. Les doigts du dynaste se crispèrent telles des
griffes. Il eut soudain du mal à respirer.
— Ainsi… tu savais… depuis le début, dit-il hésitant.
Il se demandait si sa sœur réalisait à quel point elle était proche de la mort
à cet instant.
— Je… m’en doutais, répondit-elle en s’humectant les lèvres, soudain
abandonnée par son assurance. Après avoir examiné le crâne de la tour
d’Urial, j’ai pu mieux canaliser mes recherches alors que tu étais en route.
Ma bibliothèque compte de nombreuses références au démon, mais j’osais à
peine espérer que nous avions découvert sa prison !
Elle se figea soudain sur place et étudia le visage de Malus.
— As-tu posé les yeux sur le grand prince ? S’est-il adressé à toi ?
Malus hésita. Le démon était calme et silencieux.
— J’ai vu la prison qu’il occupe. C’est un grand cristal, plus haut que
deux hommes et plus large que le tronc d’un vieux chêne. Mon épée n’y a
laissé aucune trace, malgré toute la force de mes coups.
— Bien sûr que non, répondit Nagaira, le regard perdu dans le vide.
Elle était soudain redevenue l’érudite de l’occulte qu’il connaissait.
— Le Tome d’Al’khasur raconte que le grand prince fut lié au cœur d’un
diamant noir brut engendré par les énergies primales du Chaos. Certains
sorciers seraient prêts à donner le sang de nations entières pour posséder ne
fût-ce qu’un fragment de cette pierre, sans parler du pouvoir immense
qu’elle renferme. Il n’en faut pas moins pour séquestrer le Buveur de
Mondes.
Tz’arkan sembla gonfler et Malus sentit que son cœur peinait à battre
régulièrement. Il s’adossa à l’autel pour garder l’équilibre et serra les dents.
— Maligne, la petite druchii, fit le démon. Cela faisait bien longtemps
que je n’avais pas entendu ce nom. Quelle excellence ! Que ce serait bon de
la posséder.
— Sers… toi… donc, s’étouffa Malus.
Nagaira interpréta mal sa remarque.
— La pierre est assurément d’une valeur inestimable, mais elle n’est rien
à côté de la puissance qu’elle encage. Le grand prince t’a-t-il fait l’honneur
de te parler ? Qu’a-t-il dit ?
— Il souhaite être libéré, répondit Malus. Qui ne le serait pas ?
La sorcière se pencha plus près.
— A-t-il dit comment ?
Soudain, le démon sembla reculer, rapetisser dans la poitrine du dynaste
en enveloppant son cœur.
— Réponds prudemment, Malus, avertit-il. Fais très attention.
— Il y a plusieurs objets que le démon veut que je retrouve, avança
précautionneusement Malus. Ensemble, ils permettront de déverrouiller sa
prison et de le ramener vers la mer des âmes.
Nagaira se racla la gorge.
— Le ramener ? Tu veux dire le laisser se déchaîner sur la face de la
Création, fit-elle. Le Buveur de Mondes n’attend que cela. Dis-moi : quels
sont ces objets ?
Le dynaste sourit.
— Allons donc, chère sœur ! Tu ne trouves pas que je t’en ai dit assez ?
— Je t’ai ramené des griffes de la mort, mon frère, lui rappela sévèrement
Nagaira. Il me semble que tu as une dette envers moi.
Malus leva les mains.
— Faisons donc une trêve. Je vais te donner le nom d’une des reliques.
As-tu connaissance d’un objet appelé Idole de Kolkuth ?
Nagaira fronça ses sourcils noirs comme pour mieux réfléchir.
— J’ai déjà vu ce nom… quelque part…
— Assez joué, ma sœur, s’impatienta Malus.
— As-tu la moindre idée du nombre de livres que j’ai dans mon
sanctuaire ? lui répliqua Nagaira. Du nombre de parchemins et de gravures
? J’ai lu ce nom quelque part, mais je ne le resitue pas dans l’instant, fit-elle
en grimaçant. Mais si tu me laisses un peu de temps, je le retrouverai.
— Le temps est un luxe que je ne puis me payer. Le démon m’a bien
expliqué que je n’avais qu’un an pour retrouver tous les objets, après quoi
tous mes efforts seraient vains.
La sorcière pencha la tête d’un air interrogateur.
— Et pourquoi dirait-il cela ? Qu’est-ce qu’une échéance d’une année
vient faire dans cette histoire ?
— Et depuis quand suis-je versé en sorcellerie, chère sœur ? Comment
veux-tu que je le sache ? Le démon a dit que j’avais un an, un point c’est
tout. Et il m’a déjà fallu trois mois pour revenir à Hag Graef. Comme tu le
vois, le temps est compté.
— Eh bien, soupira Nagaira, si tu manques du temps, il me paraît plus
cohérent de chercher tous les objets en même temps.
— Je me trompe, fit Malus, ou tu ne veux pas partager ce pouvoir ? Si je
ne peux pas mettre la main dessus, toi non plus. C’est ainsi, tu auras un nom
de relique à la fois, et n’essaie pas de marchander comme une poissonnière.
La voix de la sorcière se fit glaciale.
— Je pourrais aussi bien de l’extirper comme on arrache des entrailles.
Le dynaste sourit.
— Après tous les efforts que tu as déployés pour me reconstituer, douce
sœur ? Quel gâchis.
Elle le considéra pendant quelques instants d’un regard sombre, puis
rejeta la tête en arrière en éclatant de rire.
— Combien tu m’as manqué, cher frère. Personne ne sait me contrarier
aussi délicieusement que toi. Tu seras d’ailleurs agréablement surpris de
savoir que j’ai préparé une grande fête en ton honneur.
— Une fête ? s’étonna Malus, comme s’il connaissait mal le mot.
— Eh oui ! Un grand festin de vin et de chair, de poudres et d’épices et de
sang exquis. Cela te permettra de voir l’ampleur de mes relations. Nombre
de mes alliés sont d’ailleurs impatients de te rencontrer et tu pourrais
largement profiter de telles fréquentations. Oserais-je dire que tu pourrais
avoir un avant-goût de la puissance que tu as toujours convoitée ?
— Et combien de fanatiques du temple se faufileront dans cette fête pour
tenter de plonger leur poignard dans ma gorge ?
— Qu’ils viennent, commenta la sorcière d’un air supérieur en tapotant le
bord du gobelet de Malus du bout de son ongle. Je manque de coupes pour
mes invités. Elle écarquilla les yeux. Et en parlant de fête, ajouta-t-elle, j’ai
un autre présent pour toi. Elle chercha dans la manche de sa toge et en sortit
un paquet soigneusement emballé, un peu plus imposant que sa main.
Vraiment, je ne devrais pas me ruiner à te gâter tant, fit-elle en posant le
colis sur l’autel et en commençant à le déballer soigneusement. Tous les
invités de la fête devront porter ceci, annonça-t-elle en tenant l’objet à la
sorcelume. Je pense que celui-ci va bien t’aller.
Malus tendit le bras et saisit la chose. Un artisan expert avait employé des
lames très fines pour extraire la partie supérieure du visage d’un druchii,
dépecée jusqu’aux muscles. La peau avait ensuite été montée sur un moule
et précautionneusement séchée pour retrouver sa forme initiale, puis peinte
selon l’aspect de tatouages élaborés. Le masque était un ouvrage
exceptionnel, les motifs reproduisant les yeux et le museau d’un dragon.
— Un masque sur un masque, conclut le dynaste en appliquant la peau
séchée sur son visage.
L’objet lui allait comme un gant.
CHAPITRE CINQ
APPARAT DE SANG
Les grandes réjouissances ne débutèrent que deux jours plus tard. Selon les
instructions de Nagaira, Malus fut installé dans l’un des appartements de la
tour et aucune gâterie ne lui fut refusée. Une procession d’esclaves se
présenta devant lui pour lui apporter de nouveaux vêtements, de nouvelles
armes et une nouvelle armure. Il y avait des étoffes noires en soie moirée à
la caresse si douce et des toges en laine indigo, ainsi qu’un kheitan de la
peau naine la plus résistante et souple qu’il eût jamais vue. Un maître en
armures du quartier des Princes lui livra un haubert de fines mailles et un
impressionnant harnais de plaques
— Et que suis-je censé porter pour cette… grande fête ? fit Malus la mine
renfrognée.
Il était assis sur un fauteuil à grand dossier, près de l’une des fenêtres de
la tour, en train de siroter du vin dans le crâne de celui qui avait tenté de
l’assassiner. Il leva les yeux vers les tours effilées de la ville, toutes
enguirlandées de la brume blafarde des nuits du Hag. Il nota avec
étonnement que son emprisonnement était plus aigu dans les appartements
de Nagaira qu’il ne l’avait été pendu aux chaînes de la tour du Vaulkhar.
— Fais comme tu veux, lui répondit Nagaira d’un bref sourire.
Elle se tenait devant un grand miroir, entourée de deux esclaves druchii.
Sa chevelure était tirée en arrière selon une épaisse natte entremêlée de fils
et de minuscules lames barbelées qui scintillaient avec malveillance. Le
corps nu de la sorcière était recouvert d’un motif en spirale qu’elle avait
passé la journée à peindre. Le dessin lui rappelait les symboles qu’elle avait
sur elle avant l’assaut de la tour d’Urial, ces signes contorsionnés qui
piquaient les yeux. Mais aujourd’hui, ils semblaient lui conférer une allure
sombrement séduisante qui faisait bouillonner son sang chaque fois qu’il
posait les yeux sur elle.
— Contente-toi de laisser cette armure ici, du moins si tu as l’intention de
passer une soirée confortable.
Pendant qu’elle parlait, les esclaves glissèrent une robe de soie sur le
corps de leur maîtresse, avant de la ceindre à la taille d’un bandeau de
crânes d’argent.
Malus se leva de son fauteuil en grognant et sortit son kheitan d’un coffre
de vêtements. Il pouvait se passer des plaques et des mailles, mais il lui
fallait un minimum de protection, même lors d’une fête en son honneur.
Alors qu’il était en train d’agrafer l’armure légère autour du torse, Nagaira
l’observait depuis l’intimité de son masque. Le loup semblait en peau de
druchii comme celui de Malus, fin et pâle avec de longues lanières de chair
flagellée qui pendaient au niveau des tempes jusqu’aux épaules de la
sorcière et plus bas. Des tatouages étaient tracés en motifs occultes sur les
joues, mais ils avaient une valeur plus décorative que réellement magique,
selon la perception de Malus.
— Prêt ? s’enquit-elle d’une voix haletante derrière son masque.
— J’étais prêt tout à l’heure, femme, grogna le dynaste. Les festivités
n’ont-elles pas commencé une heure plus tôt ?
— Bien sûr, rit Nagaira. Mais il faut que tu arrives en dernier. Ta mère ne
t’a-t-elle rien enseigné de la haute société quand tu étais enfant ?
— Ma mère était cloîtrée dans un couvent dès l’instant où elle est arrivée
à Hag Graef. Elle avait peu de temps à consacrer aux fêtes.
Sa demi-sœur lui offrit un sourire langoureux.
— Cela va donc parfaire ton éducation, fit-elle d’un signe vers Malus.
Viens.
Elle le guida dans le long escalier en colimaçon qui descendait de ses
appartements, proches du sommet de sa tour. Les deux dynastes croisèrent
de nombreux serviteurs armés qui étaient postés sur les marches, en armure
complète, leurs mains gantées de mailles tenant fermement des lames
d’acier. Elle avait beau tirer une grande fierté de sa magie, Malus remarqua
que Nagaira ne laissait rien au hasard. Si le temple avait l’intention
d’envoyer ses acolytes chez elle ce soir, il allait le payer cher.
Outre les gardes, les couloirs et les escaliers étaient déserts. Un peu plus
tôt, ils bourdonnaient d’activité alors que Nagaira se préparait pour les
festivités. Le dynaste n’avait pas notion de la quantité d’esclaves dont
disposait sa demi-sœur jusqu’à ce qu’elle les fasse trimer comme dans une
fourmilière. Le silence et le calme de la tour avaient par contraste quelque
chose de troublant.
La descente dura plusieurs minutes, ne prenant fin qu’arrivés au
t’attendent.
Elle tendit le bras et le poussa en avant. La silhouette à tête de bélier fit
un pas de côté et les cercles de suppliants s’effacèrent pour le laisser passer.
Il avançait seul et chaque fois qu’il passait un anneau d’adorateurs, il sentait
leurs mains le caresser, le toucher, le griffer de désir. Malus foulait son
domaine tel un roi, un dieu, et leur dévotion l’enveloppait comme un
manteau soyeux.
Toute sa vie, il n’avait connu que la haine, qui l’avait porté comme on fait
fermenter le vinaigre. Il goûtait désormais au pouvoir absolu et il savait
qu’il ferait tout pour prolonger cette sensation.
Faire tomber ses frères et sœurs et son père ne lui suffirait plus. Porter
l’armure du Vaulkhar et partir à la guerre au nom du Roi-Sorcier ne
satisferait plus ses attentes. Tout l’or du monde, tous les esclaves, tous les
titres et toute l’autorité ne seraient rien. Le monde entier ne pourrait plus à
étancher la soif qui animait désormais ses entrailles.
Mais il n’allait pas se priver de célébrer cette transcendance.
Un rire tonitruant retentit dans sa tête ; un éclat enivré, lubrique et
triomphant. Il ne savait pas si c’était le sien ou celui du démon, mais cela
n’avait plus d’importance, car Malus se délectait des mets de choix que le
Prince des Plaisirs lui réservait.
prince. Les initiés de la ville sont encore moins nombreux que partout
ailleurs. Nous ne nions pas que nous sommes peu, mais ceux d’entre nous
qui honorent les antiques croyances rattrapent cette pénurie par leur
puissance.
Malus observa l’homme avec attention. Tous parlaient avec un accent
dynaste et bien que les loups étouffassent quelque peu leur voix, il avait
l’impression que certains timbres lui étaient familiers. Il était convaincu que
nombre des suppliants étaient des rejetons des maisons les plus
prestigieuses de la cité. Nagaira recevait une rente généreuse de Lurhan, lui-
même second druchii le plus puissant de Hag Graef, mais elle n’aurait
malgré cela pas pu se permettre les extravagantes dépenses de cette nuit à
elle toute seule.
— Seules les maisons les plus fières et anciennes de la ville oseraient
faire revivre les traditions oubliées de Nagarythe, avança-t-il
précautionneusement. C’est un honneur d’avoir figuré en compagnie si
exaltée.
Le druchii ensanglanté inclina poliment la tête.
— Vous ne devez pas vous considérer comme un invité, grand
prince. Votre périple au nord vous a transformé. Nous avons tous vu de nos
propres yeux combien vous êtes porteur de la marque du Buveur de
Mondes. Dois-je dire que vous assumeriez un rôle de prime importance
parmi nous ; si vous consentiez à rejoindre notre culte.
— Se placer en marge des lois du Roi-Sorcier n’est pas une bagatelle,
répondit Malus.
À sa surprise, le druchii hocha la tête de bonne grâce.
— Le pouvoir de Malékith est grand et terrible, convint le suppliant. Et sa
volonté dicte la loi de notre terre. Mais nous servons une puissance
supérieure, n’est-ce pas ? Malékith ne s’en remet-il pas aux prêtres du
temple de Khaine ?
Oui, se dit Malus, mais ils servent ses intérêts. Ce culte est en revanche
une menace.
— Vous avez bien entendu raison, répondit-il d’un ton calme. Mais cela
n’en diminue pas le risque.
La druchii s’agenouilla à ses pieds.
— Nous vénérons le Prince des Plaisirs en secret depuis des siècles,
annonça-t-elle fièrement. Tant que nous sommes peu nombreux, nous
devons protéger les nôtres.
— Exactement, renchérit le mâle. Et nous prenons soin de nos frères
fidèles. Tous ne font qu’un dans le creuset du désir. Ce serait un grave
péché si nous ne veillions pas à satisfaire les appétits d’un véritable croyant.
Ce qu’impliquaient les paroles du druchii excita l’ambition qui
LÉGENDES ET MENSONGES
décider.
Et après ? se dit Malus. Vous me tuerez pour préserver le secret de votre
secte ? Mais il lui suffit de croiser le regard du hiérophante pour étouffer
son sarcasme.
Ah ! Je vois. C’est exactement comme cela que tu vois les choses.
Malus s’inclina une nouvelle fois.
— Dans ce cas, que le Prince des Plaisirs fasse galoper mon esprit,
hiérophante. J’espère maintenant que vous allez me laisser prendre congé,
afin que je puisse me reposer et entamer ma réflexion.
Le hiérophante ne donna aucune réponse, mais il était clair que l’entrevue
était terminée. Nagaira s’inclina profondément et guida Malus hors de la
pièce.
Nagaira prit Malus par le bras tandis qu’ils traversaient le carnage de la
salle des réjouissances, ignorant volontairement la tension qui raidissait le
moindre muscle du corps de Malus.
— Quelle merveilleuse nuit, susurra-t-elle en jetant un bref regard en
arrière. Je savais que tu allais trouver le moyen d’égayer les festivités.
Des heures plus tard, le dynaste était allongé dans sa chambre et écoutait
avec attention le bourdonnement des domestiques qui s’atténuait peu à peu.
Lentement et précautionneusement, il sortit du lit. D’après l’obscurité qu’il
percevait par les étroites fenêtres, Malus estima qu’une poignée d’heures le
séparaient de l’aube. Il enfila son peignoir de soie et se glissa une dague à la
taille, puis se faufila dans le couloir qui donnait sur ses appartements.
Les corridors étaient silencieux comme la mort. Les jours de préparation
frénétique, suivis de la tâche monumentale qui avait consisté à nettoyer les
reliefs de la grande fête, avaient largement entamé les forces de la maison
de Nagaira. D’après Malus, la quasi-totalité des domestiques étaient
occupés à diverses tâches ou profitaient de la moindre occasion pour se
reposer avant que la maîtresse des lieux ne fasse de nouveau appel au
personnel. Le dynaste était certain que les gardes étaient dans la même
situation ; après des jours de vigilance accrue, il était naturel que ces
hommes se détendent dès la fin des festivités.
C’était peut-être pour lui la seule occasion de s’extirper du piège que sa
sœur avait posé pour l’empêcher de sortir.
La rencontre avec le hiérophante avait non seulement confirmé ses
craintes au sujet de Nagaira, mais les avait même exacerbées de manière
inquiétante. Elle en savait bien plus sur Tz’arkan et sur la nature de sa
séquestration, et elle avait partagé ce savoir avec les membres du culte. La
sorcière se servait de Malus pour usurper le rôle du hiérophante et profitait
de la puissance de la secte pour avoir davantage d’influence sur lui. Il avait
beau retourner le problème dans tous les sens, elle semblait toujours avoir
une longueur d’avance sur lui, l’attirant de plus en plus loin dans ses filets.
Il n’avait qu’une chose à faire : prendre les choses en main, et vite, avant
qu’elle ne lui laisse plus aucune marge de manœuvre.
Malus atteignit l’escalier principal de la tour et tourna à droite pour
descendre les marches. Au palier suivant, il se trouva face à une porte. Il
l’ouvrit rapidement d’une poussée silencieuse, sans se soucier du garde qui
se tenait de l’autre côté. Les gardes étaient habitués à sa présence et il était
autorisé à se déplacer dans toute la tour, à l’exception
Il leur avait fallu près de deux heures pour traiter un tiers des livres
contenus dans la salle principale, sans parler des piles de volumes gardés
dans la pièce supérieure. Malus luttait contre les accès de frustration. S’ils
faisaient vraiment partie intégrante, Tz’arkan et lui, des desseins de
Nagaira, les livres qu’elle avait consultés devaient être dans un coin de ce
sanctuaire, sans trop de poussière. L’aube commençait à poindre quand
Malus trébucha littéralement sur le Tome d’Ak’zhaal. Alors qu’il s’était rué
vers une autre étagère, il avait remarqué au sol un gros livre relié de cuir,
près de l’un des divans, caché sous un plateau de vieux morceaux de
fromage et de miettes de pain. Les runes de la tranche du livre ne lui
disaient rien, mais quand il les regardait, c’était comme si une pellicule
d’huile se glissait sur ses yeux, et il sut instinctivement ce que signifiait
cette antique écriture.
Malgré cela, l’essentiel du texte lui était indéchiffrable. Certains passages
traitaient d’histoire, d’autres faisaient référence à des arts occultes qui lui
échappaient totalement. Malus feuilleta l’ouvrage page après page, à l’affût
d’une mention de Tz’arkan. Son attention se dilua, et après une demi-heure
de recherches, il se surprit à anticiper le bruit d’une main sur le loquet et à
se demander ce qu’il dirait à l’esclave (ou à sa sœur, s’il avait moins de
chance) quand il serait découvert.
Puis, aux deux tiers de l’ouvrage, les références arrivèrent. Au départ, les
commentaires ne lui apprirent rien : Tz’arkan était un puissant démon qui
avait autrefois foulé la terre durant la Première Guerre, de nombreux
m’attend, répondit Malus d’un ton lugubre. Ce sera donc : une flotte, des
soldats et un sorcier. Et vite. Affreusement vite. Le dégel du printemps
débute dans un peu plus d’une semaine et les corsaires de Clar Karond
prendront la mer dès qu’ils le pourront.
— Ah ! oui. Les grains se bousculent au col du sablier. Il te faut
trouver un autre moyen, Malus. Tu n’as pas le temps pour un plan aussi
compliqué.
Malus se rappela où il était et jeta un œil par la fenêtre la plus proche. Il
remarqua que les premières lueurs grises de l’aube s’annonçaient. Les
esclaves s’agitaient assurément dans les premiers étages de la tour en
préparation de la journée.
— Je n’ai guère le choix, démon, pesta Malus en se hâtant près du divan
pour remettre le tome dans sa position de départ, au sol. Je ne peux lever
une telle force par mes propres moyens, je vais devoir convaincre
quelqu’un d’autre de me confier son armée.
— Les festivités t’ont dérangé les méninges, petit druchii. Qui va
t’octroyer une telle puissance ? Le Drachau ? Le Roi-Sorcier en personne ?
Tz’arkan gloussait sans pitié.
— Autant demander directement à mon propre père, fit amèrement
Malus.
Il se raidit soudain, fronçant ses sourcils noirs.
— En même temps…
Le démon frétilla sous ses côtes.
— Oui ? fit-il.
Malus afficha un sourire féroce.
— Quel imbécile je fais. Toutes les pièces sont étalées devant moi. J’ai
juste besoin de tirer quelques ficelles. C’est parfait.
Le dynaste sentait le poids de l’attention du démon comme un manteau de
glace.
— À quelle folie penses-tu encore ? Raconte !
Malus accourut vers la porte, l’esprit à l’ouvrage tandis que les
engrenages de son plan s’assemblaient. Il avait beau être exténué, il n’y
aurait pas de repos pour lui aujourd’hui.
— Chaque chose en son temps, dit-il autant pour le démon que pour lui-
même. Si je ne retrouve pas mon lit avant que les esclaves de la tour
s’activent, tout cela risque de mal tourner.
À terre, l’esclave hurlait de terreur dans l’arène. Dans une gerbe de sable
ensanglanté, il roula sur le côté pour éviter la charge du sang-froid. Le jeune
humain s’en sortit presque, mais son bond intervint une fraction de seconde
trop tard et les mâchoires du nauglir se refermèrent sur ses jambes
croûteuses. Les crocs tranchants et aussi longs que des poignards
tranchèrent net les deux membres juste en dessous des genoux, envoyant
l’humain rouler dans une fontaine de sang. Le cavalier en armure noire tira
sur les rênes du sang-froid, pour maîtriser la ruée de sa monture et pivoter
de nouveau vers l’esclave, tandis que les dynastes des tribunes sifflaient
leur mépris ou hurlaient leur soutien.
La petite arène tremblait sous le poids d’une douzaine de sang-froid
pendant que la partie tourbillonnante de shakhtila tirait à sa fin. De la
soixantaine d’esclaves qui avait débuté la partie, il ne restait plus qu’un
tiers, éparpillé sur tout le terrain de jeu. La plupart des survivants avaient
toujours les mains crispées sur leur frêle lance ou leur courte lame. Leur
visage blême regardait frénétiquement de tous les côtés pour ne pas perdre
les sang-froid de vue. Sous les yeux de Malus, l’esclave privé de ses jambes
rampait à la force des bras sur le sol de l’arène, mais deux cavaliers en
armure rouge de l’équipe opposée le repérèrent et lancèrent leur monture
dans sa direction. Le druchii de tête brandit son sabre dégoulinant de sang,
tandis que son coéquipier tenait une longue lance effilée. Les cavaliers
contrôlaient parfaitement la vitesse de leur bête, dont la course aussi
rectiligne qu’une flèche plongeait directement sur l’homme. Avant même
que l’esclave ne s’aperçoive de ce qui l’attendait, le sabre s’abattit sur lui et
lui trancha la tête, dans laquelle le lancier qui suivait planta la pointe de son
arme en plein vol avant de brandir
combat, c’est pourquoi ils courent après les têtes dans l’arène. L’équipe
rouge du seigneur Kurgal semble prendre le dessus et les hommes de Vaklyr
sont en train de perdre bien plus qu’une simple partie, fit-elle avec une
étrange lueur de joie dans les yeux. Que penses-tu de leurs talents
hippiques, Malus ? On te présente comme un expert sur un sang-froid.
Malus haussa les épaules.
— Le seigneur Kurgal a servi notre père de nombreuses années en tant
que maître de la cavalerie. S’il est des experts, ce sont lui et ses hommes. Je
me contente de mon côté de dresser des nauglir quand cela me
famille, mais la naïveté de son désir est pour l’instant divertissante. Que
désires-tu, mon frère ? demanda-t-elle d’un regard presque langoureux vers
Malus. Je dois dire que ta visite est une grande surprise.
Malus fut une nouvelle fois décontenancé par la franchise de sa question.
La perfidie lui est-elle totalement étrangère ? se demanda le dynaste. Et
soudain il réalisa : bien sûr que non. C’était simplement qu’elle n’avait pas
besoin d’y recourir. Si Yasmir était détendue, ouverte et sincère, c’était
aussi parce que cela démontrait sa force. Adulée comme elle l’était par tant
de puissants nobles de Hag Graef, elle avait peu de raisons de craindre qui
que ce fût, à l’exception probable du Drachau.
— Je suis venu quérir ton aide, ma sœur, annonça Malus en forçant un
sourire. Il y a une affaire que j’aimerais proposer à notre frère aîné quand il
reviendra à Clar Karond avec ses navires.
À sa surprise et son désarroi, Yasmir rit de nouveau.
— Tu cherches des financiers pour une autre expédition, Malus ? Je ne
pense pas que tu pourrais obtenir le soutien d’une taverne de marins ivres.
Quant à celui d’un seigneur corsaire comme mon frère adoré…
À la mention de Bruglir, fils aîné de Lurhan, une véritable convoitise
anima les traits de Yasmir. Ils ne se voyaient jamais plus d’un ou deux mois
de suite, juste assez longtemps pour réparer les navires de la flotte de
Bruglir avant qu’il reparte chasser à travers les flots. Quand il était à Hag
Graef, les deux devenaient inséparables. C’était d’ailleurs la seule chose qui
avait dissuadé les aristocrates du Hag de demander la main de Yasmir.
Personne n’osait contrarier l’homme qui deviendrait un jour Vaulkhar, le
dynaste qui était en outre réputé pour être l’un des meilleurs bretteurs de
Naggaroth et l’un des corsaires les plus redoutables de l’histoire.
Malus sentit faiblir son sourire et éprouva comme une gêne
pardonnera.
— Je suis déjà en conflit avec eux, ma sœur. Jusqu’ici, j’ai trouvé ça
plutôt plaisant. De toute façon, cela te concerne peu, n’est-ce pas ? Urial ne
te harcèlera plus et j’en subirai les conséquences à ta place.
Yasmir l’examina longuement avec attention.
— Avant que tu partes pour le nord, je t’aurais cru incapable d’une telle
audace, dit-elle. Mais maintenant, je dois admettre que ton offre est
tentante.
Elle s’adossa une nouvelle fois contre le divan et tendit la main. Aussitôt,
un jeune seigneur bondit à côté d’elle avec une coupe de vin. Yasmir offrit
un bref sourire lumineux au druchii et concentra de nouveau son attention
sur Malus.
— Qu’attends-tu de moi ? demanda-t-elle.
— Ton soutien, tout simplement. Je compte parler à Bruglir à Clar
Karond dès que sa flotte y accostera. Si tu me prêtes assistance et le
persuades de se joindre à l’expédition, je m’occuperai à mon tour d’Urial.
Yasmir lui offrit un sourire séducteur.
— Et imaginons que je demande à être payée d’avance ? Ne serait-ce que
pour montrer ta bonne volonté.
Ce fut maintenant à Malus de rire.
— Tu es merveilleusement charmante, ma sœur, mais je t’en prie.
— Je pensais juste à toi, cher frère. Voyons, tu pourrais tout à fait t’en
occuper tout de suite. Si tu te dépêches, je pense que tu peux le rattraper
avant qu’il arrive aux écuries. Je ne crois pas qu’il se déplace très vite avec
sa jambe.
Le sourire de Malus s’effaça et toute la force de volonté du monde ne
suffit pas à le ramener.
— Je te demande pardon ?
Yasmir le regardait la mine angéliquement surprise, mais la lueur de ses
yeux démentait les apparences.
— Voyons, fit-elle, il était là il y a quelques instants, pour me faire ses
écœurantes avances. Quand l’un de mes hommes a annoncé que tu venais
d’arriver dans l’arène, il est devenu très nerveux et a pris congé.
— C’est vrai ? Comme c’est intéressant, répondit Malus. Peut-être allons-
nous tous les deux avoir une conversation à ton sujet, après tout. De quoi
l’encourager à se divertir ailleurs.
L’esprit du dynaste s’emballa. Combien de serviteurs Urial avait-il
emmenés ? Combien d’autres pourrait-il convoquer en un clin d’œil ? Il me
faut sortir d’ici.
— Tu ferais cela ? Tu me comblerais, assura Yasmir.
Malus s’inclina profondément.
— Puis-je donc compter sur ton soutien auprès de Bruglir ?
— En contrepartie de ton action auprès d’Urial ? Bien entendu.
— Excellent, répondit Malus. Je vais dans ce cas prendre congé. J’ai
l’impression que nous allons bientôt avoir beaucoup de choses à nous dire
avec Urial.
Malus espérait juste qu’il pourrait attendre un peu pour cela et se maudit
d’avoir laissé ses hommes à la tour.
Il ne laissa pas le temps à Yasmir de lui répondre. Les nobles le
regardèrent partir le regard plein de haine, mais il se souciait peu de ces
molosses.
Un rugissement secoua l’arène, tandis qu’un autre humain saignait pour le
plaisir de Yasmir. Malus avait l’impression qu’il ne serait pas le dernier.
CHAPITRE HUIT
LA BÉNÉDICTION DE L’ACIER
Malus emprunta deux par deux les marches qui donnaient sur la galerie
supérieure, luttant contre l’envie de sortir son épée à l’approche du portail
sombre qui s’ouvrait sur les passerelles des spectateurs au-delà. Il courait
déjà sous les yeux de Yasmir et de ses assistants, il
n’allait pas en plus commencer à planter ses lames dans toutes les ombres
qu’il croisait.
Tout n’était pas totalement perdu. Il n’avait pas de monture dans l’écurie
de l’arène, ayant parcouru à pied la courte distance depuis la citadelle. Cela
l’avantageait d’une certaine manière, car il y avait de bonnes chances
qu’Urial y ait monté son embuscade. S’il ne perdait pas de temps, Malus
pourrait trouver une sorte de raccourci pour atteindre le rez-de-chaussée,
sortir par l’un des nombreux portails ouverts de
dynaste n’était qu’une feinte. Malus orienta donc sa botte en frappe basse et
trancha la jambe droite du serviteur. La lame avait été forgée par un maître
et son redoutable tranchant tailla l’étoffe, la chair et les muscles avec la
même aisance. Le sang se déversait comme un torrent, éclaboussant le sol
de pierre, et le druchii s’effondra en ne laissant échapper qu’un faible
gémissement. Malus avait déjà bondi par-dessus le combattant agonisant et
se rua dans la passerelle en direction de la rue.
Les pas de Malus sur la pierre murmuraient dans son sillage. Un objet
frappa lourdement son dos, mais le robuste acier détourna la dague lancée et
l’envoya rouler bruyamment au sol. La passerelle décrivait une courbe et
Malus se hâta dans le virage, se soustrayant provisoirement aux attaques à
distance.
Le passage faisait un premier zigzag et le dynaste était un niveau au-
dessus la rue. Ici, le mur extérieur de l’arène était percé de grandes fenêtres
qui laissaient enfin filtrer des rayons de pâle lueur. Malus bondit
spontanément vers la fenêtre la plus proche en se retournant et tenta de se
faufiler par l’étroite ouverture. Il fracassa le verre et l’air froid assaillit ses
joues tandis qu’il tombait dans le vide.
Malus se tourna légèrement pendant la chute pour se réceptionner sur le
dos, bien protégé. L’impact le secoua jusqu’à la moelle et expulsa tout air
de ses poumons, mais une fois sa vision retrouvée, il roulait sur les pavés
pour se remettre debout. Il y eut des cris de surprise et des jurons étouffés
de la part des passants, mais il n’y prêta guère attention. Le souffle coupé, il
tâtonnait autour de la garde de son épée. Il visualisait parfaitement les
hommes d’Urial en train de descendre le dernier étage de la passerelle à
toutes jambes, lame en main.
Mais quand le dynaste parvint à se relever, il ne retrouva pas un serviteur
à masque de crâne dans l’accès ouvert à l’arène, mais Urial le Délaissé en
personne, aux yeux ardents comme le cuivre en fusion.
Comme Malus, Urial avait enfilé une armure complète pour rendre visite
à Yasmir. Deux épées fines et courtes étaient enfilées à sa taille. Elles
avaient davantage l’air de lames d’entraînement pour adolescent que de
véritables armes de guerre. Gainées d’acier, ses difformités étaient presque
invisibles, à moins de savoir où regarder. Il n’y avait personne entre les
deux dynastes, et pendant un instant fugitif, Malus fut tenté de se ruer sur
son demi-frère malbâti pour exaucer le vœu de Yasmir
sur-le-champ. Mais Urial leva son bras valide et le pointa vers lui en
remuant les lèvres dans une incantation silencieuse.
Malus se retourna. Son esprit paniqué lui dictait de fuir, mais il savait
qu’il était trop tard pour cela. La douleur engloutit son corps comme une
vague. Malus tituba, la bouche ouverte dans un cri sans voix. Le moindre de
ses nerfs, la moindre fibre de son corps, chuintait comme le fer chauffé à
blanc.
Il percevait une vague présence qui courait vers lui. Retrouvant la voix, il
proféra un grognement bestial et laissa parler sa lame. Le serviteur fut pris
par surprise et tomba en arrière la gorge béante. Le dynaste se tourna de
nouveau et lutta pour faire agir ses membres. Il trébucha, puis tituba et
s’élança finalement chancelant dans la rue, aussi vite que possible.
Les rues du quartier des Dynastes grouillaient de domestiques en plein
service dont les bras étaient chargés de colis achetés dans les divers ateliers
d’artisan du secteur. Les dynastes étaient rares, car à cette heure de la
journée, une grande partie des nobles de la ville s’étaient déjà retirés dans
leur tour pour se préparer aux divertissements que la nuit leur promettait.
De petits groupes de serviteurs druchii et de nobliaux déambulaient dans les
rues, affairés à leurs commissions quand ils ne complotaient pas
discrètement entre eux.
La douleur brûlante s’évanouissait. Malus cherchait encore son souffle,
alors que ses poumons semblaient remplis de verre pilé. Les druchii
s’écartaient sur son passage. Beaucoup posaient la main sur leur épée ou
crachaient des insultes. Ne t’arrête pas, s’intimait-il. Ne t’arrête pas. Trouve
un gros cortège et mêle-t’y, trouve un coude, une ruelle. Ne t’arrête pas.
Malus regardait nerveusement de tous les côtés, peinant à s’orienter. Par
pure chance, il avait pris la bonne direction en sortant de l’arène. Les tours
du Hag se dressaient au-dessus de lui, à moins de quatre cents mètres. Il
continua à courir, bousculant des groupes d’esclaves et se faufilant à travers
des bandes de roturiers, en quête de quelques dynastes auxquels il pourrait
se joindre. Juste devant lui, il trouva un angle où étaient réunis de nombreux
druchii en armure. Il était presque à leur niveau quand ils firent un pas de
côté pour lui ouvrir le passage, ainsi qu’à la bande d’acolytes du temple qui
débouchait à l’autre bout de la rue et se ruait vers lui.
— Mère de la Nuit, haleta Malus les yeux écarquillés.
Il retira maladroitement sa seconde épée de son fourreau. Il semblait y
avoir près d’une douzaine de guerriers saints, vêtus de toges rouge sombre
et de plastrons argentés. Chacun portait un draich rutilant dans les mains,
cette épée à deux mains de bourreau qu’affectionnaient les guerriers de
Khaine et qu’ils maniaient avec une redoutable habileté. Leur expression
féroce à la lueur faiblissante laissa penser à Malus que sa course arrivait à
son terme.
— Soyez tous maudits ! rugit le dynaste en brandissant ses lames. Venez
donc verser votre sang sur mon acier !
Le dynaste apprêta ses armes et les acolytes s’approchèrent. La mort
luisait implacablement dans leurs yeux d’airain. Alors, quelque chose le
heurta vigoureusement à la base du crâne et le monde s’évanouit dans un
éclat de lumière blanche.
j’aurais besoin de ton aide. Mon plan fait appel à un sorcier de grand talent.
Malus voulut hausser les épaules, mais il avait oublié l’effet paralysant
des aiguilles.
— Je dois t’avouer, reprit-il, que j’avais au départ prévu de faire
participer Nagaira, mais tu me parais tellement plus adapté. C’est à se
demander si Khaine n’est pas déjà à l’œuvre.
Après un long moment, Urial abaissa sa lame. Il y avait une lueur dans
son regard, mais Malus ne pouvait dire si c’était du désir ou de la démence.
La distinction entre les deux était d’ailleurs peut-être ténue.
— Peut-être, dit enfin Urial. Je ne peux nier que ton offre ferait un
présent de choix pour Khaine. Mais je sais aussi que tu es plus retors qu’une
vipère. Tout ceci pourrait n’être qu’un mensonge.
Malus inclina encore respectueusement la tête.
— Je te le concède et j’aurais du mal à te convaincre du contraire. Mais
demande-toi plutôt ce que tu aurais à perdre si je mentais et ce que tu aurais
à gagner si je disais la vérité.
L’expression d’Urial changea. Ce n’était pas un sourire, mais plutôt un
léger adoucissement de ses traits si sévères.
— Bien répondu, mon frère, fit-il d’un geste à l’adresse des prêtres. Je ne
perds pas grand-chose à t’épargner encore quelque temps. Mais dis-moi,
comment nous livreras-tu les apostats ?
Les prêtres de Khaine encerclèrent Malus, le saisirent entre leurs mains
maculées de sang et l’extirpèrent de son lit de torture. Son cri de douleur se
transforma aussitôt en rire de triomphe tonitruant.
— Je ne t’ai pas dit, mon frère ? Je suis censé passer leur rite d’initiation
demain.
CHAPITRE NEUF
LE DON DE LA SORCIÈRE
tonnerre, et se sentit emporté dans les airs. L’impact le priva de ses sens et
lui arracha le draich des mains.
Il eut l’impression qu’une éternité passa avant de retrouver la vision. Sa
toge de cérémonie était presque entièrement brûlée, tandis que la peau de
son torse, de ses bras et de son visage, également atteints, le piquait
douloureusement. Soit il avait seulement reçu un coup oblique, soit le grand
prêtre n’était pas parvenu à lancer correctement son sort. Malus s’assit en
grognant et vit le hiérophante tituber vers la petite pièce qui accueillait son
trône de chair deux nuits plus tôt. Le dynaste ramassa son épée et se
redressa pour rattraper le prêtre comme il pouvait, déterminé à terminer ce
qu’il avait commencé.
Quand il atteignit l’entrée de la chambre, il s’attendait à un autre assaut
magique, mais au lieu de cela, il trouva le hiérophante qui empruntait un
étroit escalier de l’autre côté de la pièce. Cette issue de secours était
auparavant cachée par quelque sort. Des runes luisaient autour de l’accès
tandis que le grand prêtre s’y enfonçait. Soudain, les symboles produisirent
une lumière aveuglante et douloureuse, et Malus perçut le danger qu’ils
renfermaient. Il bondit en arrière dans la salle principale au moment où
l’arche explosait dans un flamboiement pourpre, faisant effondrer la petite
pièce dans une pluie de roche et de terre.
Un linceul de poussière balaya la caverne en même temps que la
déflagration, étourdissant les survivants qui s’affrontaient autour de
l’escalier en colimaçon. Malus se redressa et s’aperçut que la grotte était à
nouveau illuminée par de jeunes initiés du temple qui portaient des globes
de sorcelume au bout de longues hampes. Les esclaves étaient submergés
par les lames des bourreaux quand ils ne s’effondraient pas comme les
démons qui les possédaient. Ceux-ci faiblissaient et s’en retournaient à leur
propre plan maudit.
Les suppliants étaient morts ou mourants. Leur corps fumait des acides
qui brûlaient au fond de leurs atroces plaies. Des sylphides pâles et
recouvertes de sang déambulaient au milieu des cultistes, leur lame
empoisonnée désormais enduite de sang fumant. Leur longue chevelure
était lâchée et flottait sur leur corps nu comme une crinière. Malus sentit
son souffle se bloquer dans la gorge à la vue de ces femmes à la beauté
surnaturelle qui évoluaient silencieusement au milieu des cadavres. Les
anwyr na Khaine étaient rarement visibles en dehors du temple, n’étant
appelées qu’en temps de guerre ou de grande nécessité. Leur lame
recouverte de venin et leur adresse incroyable avaient manifestement fait
basculer la bataille et elles fouinaient désormais parmi les dépouilles, en
quête de davantage de sang à faire couler au nom du Seigneur du Meurtre.
Malus aperçut Urial, avec sa garde rapprochée de bourreaux, qui
examinait les corps des suppliants à distance respectueuse. Quand les
sorcières elfes foulaient les morts, il n’était jamais sage de se trouver entre
elles et leur proie. Malus se hâta jusqu’à son demi-frère en se faufilant à
travers les morceaux de chair qui jonchaient le sol.
— Où est Nagaira ? cria-t-il.
Urial secoua la tête en brandissant une hache ensanglantée de sa main
valide.
— Notre sœur ne fait pas partie des victimes, annonça-t-il.
Malus cracha un juron.
— Elle a dû sortir discrètement par l’escalier pendant la bataille ! s’écria-
t-il. Vite !
Le dynaste se rua vers les marches et passa entre les sorcières. Il sentit les
poils se hérisser sur sa nuque lorsque leur attention se porta sur lui.
Détournant prudemment le regard, il sauta les marches deux à deux, voire à
trois, s’interrogeant sur l’avance que pouvait bien avoir Nagaira. Il se
demandait en outre si ses gardes attendaient toujours au rez-de-chaussée.
Comme si la fuite du hiérophante ne suffisait pas, pensa-t-il. Maintenant
qu’elle avait été témoin de l’ampleur de sa trahison, il n’était pas question
qu’elle s’extirpe ainsi de ses griffes.
Il émergea de la statue illusoire pour se retrouver au cœur d’une bataille
enragée. La sauvagerie du plan d’attaque d’Urial ne l’avait pas rendu moins
exhaustif. Pendant que Malus et les bourreaux frappaient la salle d’initiation
par le biais des boyaux tortueux des Terriers, les propres serviteurs du
Délaissé avaient forcé le passage au rez-de-chaussée et attaqué les gardes de
cet étage. Le combat du sous-sol ne s’était certes pas joué à grand-chose,
mais l’issue de la lutte à la base de la tour était toujours indécise. Les
crapules de Nagaira étaient chez elles et jouissaient d’un plus grand nombre
que les envahisseurs. Les serviteurs de la sorcière s’étaient ralliés et avaient
repoussé ceux d’Urial jusqu’à la porte brisée, laissant derrière les rangs des
défenseurs un passage étroit jusqu’à l’escalier principal.
Sans hésiter, Malus courut vers les marches. L’ascension parut s’éterniser.
Il lui sembla entendre le grondement du tonnerre au loin, mais il savait que
les orages n’existaient pas à cette époque de l’année. Quelques instants plus
tard, il passa à côté d’un esclave enflammé qui courait en sens opposé. Les
cris d’agonie du malheureux résonnaient encore dans la cage d’escalier
longtemps après qu’il eut disparu.
Malus atteignit la salle de garde dominée par le sanctuaire sans le réaliser
tout de suite. Il déboula dans une pièce enfumée qui empestait les cheveux
cramés et la chair carbonisée. Une demi-douzaine de corps étaient étendus
sur le sol de pierre, éparpillés comme des poupées de paille par une violente
explosion.
Des silhouettes en armure se ruèrent soudain sur lui à travers la fumée en
brandissant leurs épées ensanglantées. Au dernier moment, le guerrier de
tête ralentit sa charge et leva une main.
— Arrêtez ! ordonna Arleth Vann à ses hommes. Mon seigneur ! Nous
avons failli vous prendre pour un cultiste.
Malus fit une pause pour retrouver son souffle dans cette
atmosphère fétide.
— Nagaira ? fit-il. Où est-elle ?
Arleth Vann hocha la tête vers le plafond.
— Elle est passée par ici comme une tempête, commença-t-il, alors que
nous étions en train d’en finir avec le dernier des gardes du pont. Elle a tué
deux des nôtres et quatre des siens avec une sorte d’éclair et puis elle a
continué.
— Il y a combien de temps ?
— Une minute, pas plus, fit le serviteur d’un haussement d’épaules. Silar
est parti derrière elle avec le reste des hommes.
Malus acquiesça d’un mouvement de tête. Il avait espéré que ses hommes
avaient pu s’imposer sur le pont et s’emparer du sanctuaire durant le chaos
de l’assaut, mais les batailles ont l’art de contrecarrer les plans les plus
simples.
— Vous avez bien travaillé. Ramène tes hommes de l’autre côté du pont.
Urial et ses acolytes seront ici d’un instant à l’autre.
Un autre coup de tonnerre fit trembler l’espace au-dessus de la tour,
faisant cette fois pleuvoir une averse de poussière du plafond. Ignorant le
mauvais pressentiment qui l’envahissait, Malus se rua vers les marches.
L’antichambre du sanctuaire était pleine de fumée et de lumières
tourbillonnantes. La porte à doubles battants qui donnait sur l’étude de
Nagaira avait disparu, remplacée par un trou au contour irrégulier dans un
mur à moitié effondré. Silar et ses hommes gisaient au sol, l’armure encore
fumante. Plusieurs d’entre eux se contorsionnaient agonisants ou étaient
étendus immobiles sous des piles de gravats.
Le vent hurlait à travers la pièce, déferlant par un trou qui émergeait
directement du sanctuaire. À l’intérieur, une tempête de lueurs multicolores
faisait rage.
— Tu arrives trop tard ! s’écria Tz’arkan. Quitte cet endroit avant que le
sort qu’elle a lancé te consume !
Mais Malus ne pouvait se résoudre à abandonner, pas aussi près de sa
proie. À la vue de la puissance qui s’exerçait dans la pièce suivante, il était
sûr de ne pas vouloir laisser filer sa sœur.
Le dynaste resta pour redresser Silar et ordonner aux druchii de quitter la
pièce, puis il se jeta dans l’orifice déchiqueté.
Une fois dans l’enceinte du sanctuaire, la tempête faillit aussitôt
l’asphyxier. La lumière était aveuglante. Un spectacle de visions
changeantes et d’étranges sons gagnait en intensité à chaque seconde.
Le plafond de la pièce avait déjà disparu, détruit par les énergies voraces
qu’avait libérées le sortilège de la sorcière. Sa silhouette en toge était en
suspension, entourée par le tourbillon, et sa peau luisait de motifs
surnaturels. Nagaira remarqua Malus et un sourire triomphal se dessina sur
son visage. À cet instant, il sut que le démon avait pour une fois parlé
sagement. Il avait fait une terrible erreur.
— Te voici, petit frère, commença Nagaira dont la voix ne faisait qu’un
avec le hurlement de la tempête. Je t’attendais. Il faut que je te récompense
pour ta trahison.
L’air se figea autour de la sorcière et se mit à saigner. Un nimbe d’énergie
chaotique prit forme autour d’elle, entrecoupé d’éclairs irréguliers et
violets.
Tz’arkan se tortillait en Malus.
— Sors de là, imbécile ! Elle puise directement dans la tempête du Chaos
!
Malus mugit de frustration à l’idée de battre en retraite. Alors qu’il
s’apprêtait à repartir, il aperçut le grimoire relié de cuir au pied des vestiges
du divan. Il bondit spontanément vers l’objet, au moment où un trait
d’énergie pourpre frappait l’endroit qu’il venait de quitter. L’éclair
parcourut le mur opposé, creusant un sillon dans la pierre et laissant derrière
lui une traînée de chair, d’écailles et de viscères.
Les mains du dynaste se refermèrent sur le Tome d’Ak’zhaal tandis
qu’une autre explosion de foudre réduisait ce qui restait du divan en flaque
de boue puante. Le vortex qui enveloppait Nagaira gonflait et tourbillonnait
de plus en plus vite. Malus se remit à genoux et jeta le draich d’une main en
direction de Nagaira. L’arme fut réduite en gouttelettes d’acier bouillonnant
avant que Malus se soit remis debout pour prendre le chemin de
l’antichambre.
D’autres éclairs partirent et la voix de la sorcière se transforma en
crissement de colère et de frustration. L’air crépitait et gémissait tout autour
de lui. Il sentit ses cheveux fondre et laisser une masse coagulée sur sa
peau.
Il ne s’arrêta pas avant d’avoir atteint l’antichambre, après quoi il se hâta
vers les marches. Les hurlements de Nagaira atteignirent un niveau
sinistrement surnaturel, puis le silence se fit.
L’explosion qui suivit retourna le sommet de la tour.
Une vague d’énergie déferla sur Malus tandis qu’il dévalait les marches et
il sentit la trame de la réalité qui cédait. Dans un interminable instant figé, il
resta suspendu au-dessus de quelque précipice, à la lisière de l’infini. Des
univers entiers s’étendaient devant ses yeux, plus grands et plus déments les
uns que les autres.
Pire, il aperçut les êtres improbables qui se tapissaient dans le néant qui
reliait ces univers et un bref instant, ils portèrent leur attention sur lui.
Malus hurla sa terreur, pure et irréfléchie. Puis la vague se contracta sur
elle-même et toute la partie supérieure de la tour de Nagaira explosa dans
une sphère de lumière d’un autre monde.
Sa tête heurta le bord d’une marche de pierre et la douleur aiguë ramena
sa conscience dans le monde physique. Malus rebondit sur les murs et les
marches jusqu’à s’étaler sur le sol de la salle de garde.
La douleur était intense et douce à la fois. Elle lui rappela sa place en ce
monde. Pendant de longs instants, il ne put rien faire d’autre que de tenir
entre ses bras crispés le grimoire et rire comme un dément, heureux de
pouvoir ignorer de nouveau les horribles contrées qui s’étendaient au-delà
du monde de la chair.
Malus n’avait aucune idée du temps qui s’était écoulé quand il réalisa
qu’il n’était pas seul. Quand son hilarité s’apaisa enfin, il regarda
attentivement à travers la pièce enfumée et s’aperçut qu’Urial se tenait au-
dessus de lui. Il y avait une étrange lueur dans ses yeux de cuivre.
— Elle est partie, fut tout ce que Malus parvint à dire.
Urial acquiesça.
— C’est peut-être mieux comme cela, fit-il. La question est de savoir si
elle reviendra.
Cette pensée fit frissonner Malus jusqu’à la moelle.
— Mère de la Nuit, prions pour le contraire.
Une fois encore, Urial regarda Malus dans les yeux, puis il le surprit en se
penchant vers lui sa main valide généreusement tendue. Sa poigne était
étonnamment ferme et il remit Malus debout sans effort.
— Garde tes prières pour plus tard, fit-il d’une mine toujours aussi
insondable. Les troupes du Vaulkhar sont arrivées dans la tour pour remettre
de l’ordre et elles ont pour ordre de nous escorter jusqu’à la tour du
Drachau. Il semblerait qu’une petite explication y soit attendue.
CHAPITRE DIX
MANDAT D’ACIER
armure de plaques complète. Non pas l’ancestral harnois qu’il arborait aux
cérémonies comme le Hanil Khar ou sur le champ de bataille, mais cette
armure ordinaire adaptée au quotidien et pourtant d’une valeur outrancière.
Tandis que le Vaulkhar portait son casque sous le bras, le Drachau
dédaignait le grand heaume de dragon de sa fonction, préférant attacher ses
longs cheveux noirs en arrière avec un bandeau fin en or et les laisser
tomber en cascade sur ses épaules. Il présentait un visage quasi adolescent
malgré ses presque huit cents ans, et ses petits yeux luisaient comme des
fragments d’onyx sous ses arcades prononcées. Lui et Lurhan étaient
cousins éloignés et partageaient le nez aquilin et noble de leurs ancêtres, et
un menton pointu qui exprimait l’orgueil. Contrairement au Vaulkhar, Tyr
gardait la main sur le pommeau de sa lame dénudée dont la pointe ciselée
reposait sur le parquet de l’estrade. C’était un draich, semblable à l’arme
que Malus avait utilisée dans la tour, mais cette épée plus effilée et
recourbée était manifestement l’œuvre d’un maître artisan. La lame était
gravée de runes de puissance qui tranchaient l’acier aussi facilement que la
chair. On racontait parmi les maisons de dynastes de Hag Graef que Lurhan
avait participé à plus de batailles que sa tête comptait de cheveux, mais
Uthlan Tyr avait tué bien plus d’hommes que lui. Pour le Drachau, faire
couler le sang était aussi naturel, et nécessaire, que de respirer. Malus
n’avait aucun doute sur le fait que sa vie, et probablement celle d’Urial,
tenaient en équilibre précaire sur le tranchant acéré de cette lame.
Le Vaulkhar monta les marches de l’estrade et s’agenouilla devant son
seigneur.
— Mes hommes ont sécurisé la tour, annonça-t-il de la voix rauque de
celui qui vient de crier ses ordres dans le feu de la bataille. Les serviteurs de
Nagaira ont préféré se battre jusqu’à la mort plutôt que de se rendre. Il ne
restait plus qu’une poignée d’esclaves vivants dans la tour et mes hommes
s’occupent de les interroger. La… caverne… du sous-sol de la tour est un
véritable charnier. Il semblerait qu’un troupeau d’au moins deux cents
esclaves y ait été massacré, la plupart ayant manifestement subi les effets
d’une puissante sorcellerie. Pire, on a également trouvé une soixantaine de
dynastes tués par des lames empoisonnées ou des draichs des bourreaux du
temple, ajouta-t-il en se tournant pour jeter un regard froid à Urial. Quand
nous sommes arrivés, les dépouilles se faisaient mutiler par une bande de
fiancées du temple.
Urial soutint le regard de son père avec son habituelle expression
impassible. Au bout de quelques instants, le Vaulkhar se retourna vers son
seigneur.
— Ce n’étaient pas de simples dynastes, Effroyablissime. Il s’agissait des
fils et filles de quelques-uns de vos plus puissants alliés. Quand la nouvelle
parviendra jusqu’aux leurs, les égouts baigneront dans le sang, je puis vous
l’assurer.
Les yeux du Drachau passèrent méprisamment sur Malus et s’arrêtèrent
sur Urial.
— Explique-toi, ordonna-t-il.
Un aristocrate plus modeste aurait fléchi sous le regard meurtrier de Tyr,
mais Urial n’était aucunement intimidé.
— Je ne suis pas ici en tant que vassal, mais en tant que représentant du
Temple de Khaine, répondit-il. Cette affaire concerne le temple et vous
vous y mêlez à vos risques et périls.
Le visage de Lurhan devint blême de rage, mais Malus fut stupéfait de
voir que le Vaulkhar contenait sa fureur. Chez le Drachau, le seul signe
apparent de tension était une légère crispation de la main sur le pommeau
de son épée. Son ton était égal lorsqu’il dit :
— Continue.
— Le Temple de Khaine a excisé un chancre qui se développait en plein
cœur de la ville. Le culte de Slaanesh a répandu sa pourriture parmi les
sphères les plus hautes de la noblesse de Hag Graef, y compris chez la fille
du Vaulkhar, Nagaira.
— Méfie-toi, Urial ! C’est désormais toi qui danses sur le fil du rasoir,
intervint Lurhan, la voix empreinte d’une menace sourde.
A-t-il peur d’être lui-même impliqué, se dit Malus ? Ou sait-il que la
corruption de la secte est ancrée encore plus profondément dans sa maison
et craint-il ce que va en dire le Drachau ? Malus était resté tellement
concentré sur son propre complot qu’il avait mal anticipé à quel point les
événements de la soirée seraient dommageables d’un point de vue politique.
Si Urial choisissait bien ses mots, le Vaulkhar pourrait se retrouver
agenouillé devant un bourreau dans la cour du temple. Le Drachau n’aurait
d’autre choix que d’ordonner la mort de Lurhan, ne serait-ce que pour éviter
le même sort si cette histoire parvenait aux oreilles du Roi-Sorcier.
Cette idée ralluma quelques flammes dans les veines de Malus. Lurhan et
le Drachau avaient des raisons d’avoir peur, ce qui lui conférait un certain
pouvoir sur eux.
— Ce sont de graves accusations, dit prudemment Tyr. Quelles sont tes
preuves ?
Le regard d’Urial se fit menaçant.
— Des preuves ? fit-il. Nous sommes les enfants bénis de Khaine. Nous
n’avons pas besoin de produire des preuves.
L’ancien acolyte leva la main pour devancer les protestations du Drachau
furibond.
— Cela dit, je comprends que ces événements vous placent dans une
position précaire, c’est pourquoi je vais vous donner quelques détails.
Il fit un geste de la tête en direction de Malus.
— Tout a commencé, entama-t-il, lorsque vous avez ordonné la torture de
mon frère jusqu’à la mort pour ses récentes indiscrétions. Après que le
Vaulkhar l’a tourmenté plus longtemps que n’y aurait résisté le plus
endurant des druchii, il fut décidé qu’il avait accompli votre souhait de son
mieux et Malus fut libéré et confié à sa sœur.
Le Drachau darda un regard sévère vers le seigneur de guerre, puis
concentra de nouveau son attention vers Urial.
— Je sais tout cela, fit-il sinistrement.
Urial hocha la tête d’un air absent, tandis qu’il se concentrait sur
l’enchaînement des événements qui se suivaient dans son esprit.
— Alors que Malus était soigné par Nagaira, soins ayant fait intervenir
drogues et sorcellerie illicite soit dit en passant, elle a profité de son
affaiblissement pour tenter de l’attirer au sein de cette secte avilissante.
La mine distante d’Urial s’effaça et il jeta un regard froid à son demi-
frère.
— Malus et Nagaira, reprit-il, ont été partenaires, certains diront plus que
partenaires, pendant quelque temps. Elle a puisé dans son savoir interdit
pour le soutenir à plus d’une occasion. Je pense qu’elle avait l’intention de
le convertir depuis un certain moment.
Tyr renifla de dégoût.
— Ce libertin ? À quoi bon ? Il n’a rien à offrir !
— On pourrait le croire, convint Urial d’une voix neutre. Et pourtant, on
sait que la secte a donné une grande fête en son honneur peu de temps après
son rétablissement et aussi qu’il fut présenté à leur hiérophante et invité à
rejoindre leurs rangs.
Urial se tourna vers Malus. Son boitillement prononcé était bien le seul
indice de l’épuisement qui accablait le druchii infirme.
— Dès qu’il en a eu l’occasion, Malus est venu me livrer ces
renseignements, comme quiconque aurait dû le faire. Il a proposé un plan
visant à profiter de la situation pour éliminer le cœur de la secte
Il était perdu.
Il se tenait devant une porte en bois noir avec une poignée en argent de la
forme d’une tête de démon railleur. Il la poussa et trouva une pièce
hexagonale. Quatre escaliers partaient du centre de la salle et grimpaient
dans les airs selon quatre axes différents.
Pareil c’est toujours pareil c’est toujours pareil… résonnait sa propre voix
dans sa tête. Il referma la porte.
Un rugissement retentit derrière lui, plus près cette fois qu’auparavant.
Auparavant ? Quand ?
Le rugissement à nouveau, et bien plus près. Il tira d’un coup sec sur la
porte et trouva des marches qui descendaient dans les ténèbres.
Cette fois, il entendait des pas. De lourdes foulées qui battaient la cadence
comme le cœur d’une énorme bête. Pom-pom, Pom-pom, Pom-pom…
Il se rua dans l’escalier pour fuir les pas.
Les marches virèrent brusquement pour aller en ligne droite quelques
mètres et tourner de nouveau dans l’autre sens. Il courut sous une arche et
se trouva en train de dévaler un nouvel escalier entouré de vide et donnant
sur une salle hexagonale. Trois autres volées de marches partaient de cette
pièce vers le haut, orientées chacune dans une direction différente.
Il y avait une porte en bois noir encastrée dans l’un des murs. Lorsqu’il
atteignit le bas des marches, la charnière se mit à trembler sous la force
d’une puissante secousse. Un rugissement retentit de l’autre côté du bois
qui commençait à céder.
Malus se réveilla en criant et se redressa brusquement, enchevêtré dans
ses draps, les bras tâtonnant dans l’obscurité en quête d’une arme. Quand sa
main se referma sur la garde de l’épée posée contre le lit, il réalisa qu’il
était en train de dormir et se laissa retomber sur le matelas en poussant un
soupir frissonnant. L’entaille de son front palpitait au rythme de son pouls
emballé et les croûtes qu’il avait sur la joue droite le brûlaient à la moindre
grimace.
Le clair de lune filtrait bleu argenté par les fenêtres de sa chambre à
coucher. Le ciel était d’une clarté surnaturelle, sans un lambeau de nuage.
Malus ne se souvenait pas de la dernière fois qu’il avait vu une telle chose ;
les nuages surplombaient toujours la Terre du Froid en masse, surtout
durant les derniers mois de l’hiver. Il se demandait si cela avait un rapport
avec l’incendie de la nuit précédente ou la sorcellerie qui avait permis de
l’éteindre. Tout paraissait étrange, agité.
Malus se redressa en gémissant et quitta son lit d’un pas mal assuré. Les
muscles de son dos, de ses épaules et de ses hanches grinçaient
douloureusement à chaque pas traînant. En vérité, il se sentait mieux que
lorsqu’il avait retrouvé sa tour dans la foulée de l’entrevue avec le Drachau.
Accablé de fatigue et déboussolé par la perte de sang, il avait erré dans sa
forteresse pendant plus d’une heure avant de finalement terminer sa balade
contre les portes en chêne noir du rez-de-chaussée. Il ne se rappelait même
plus comment il était arrivé à l’intérieur ; il avait juste le souvenir vague de
tomber en avant lorsque l’une des portes s’était ouverte, et d’entendre le cri
de surprise de Silar, mais c’était à peu près tout.
Malus tituba jusqu’à la grande table circulaire qui occupait un angle de la
chambre à coucher. Parmi le désordre, il restait un plateau avec une
bouteille de vin et une coupe. À côté, reposait le Tome d’Ak’zhaal. Le
dynaste saisit la bouteille et la déboucha avec les dents, recrachant le liège
dans le coin de la pièce. Il prit une longue gorgée, le breuvage coulant dans
son gosier sans lui laisser le temps de goûter, et ouvrit le livre au hasard.
…pierre après pierre il bâtit en puisant dans la sorcellerie et la folie, et
Eradorius érigea une tour que les années ne pouvaient atteindre…
Il y eut un léger coup à la porte. Malus fronça les sourcils et pensa
aussitôt à son épée près du lit. Il se souvint que, maintenant que Nagaira
n’était plus, la dette de sang envers le temple était caduque et il s’efforça
donc de se détendre.
— Entrez, fit-il.
La porte couina, rares étaient les dynastes qui prenaient la peine d’huiler
les charnières de la pièce où ils dormaient, et l’un de ses serviteurs
s’avança. Il fallut à Malus un moment pour reconnaître le visage balafré de
Hauclir. L’ancien capitaine de la garde arborait de nouvelles entailles depuis
la récente bataille, notamment une plaie impressionnante qui obliquait du
front jusqu’au menton, en passant par le nez.
— C’est ta tactique de prédilection, Hauclir, que de parer les coups de
l’adversaire avec la tête ? l’accueillit Malus.
— Si ça convient à mon seigneur et maître, alors oui, répondit
impassiblement Hauclir. Pardonnez mon intrusion, mon seigneur, mais
votre frère Urial est ici. Il insiste pour vous entretenir sur-le-champ,
malgré l’heure.
— Quelle heure est-il ?
— L’heure du loup, mon seigneur.
— Mère de la Nuit, jura Malus en s’envoyant une autre gorgée pour la
route. Mon frère est effectivement un monstre. Apporte-moi une toge, et
fais-le monter.
Hauclir balaya rapidement la pièce du regard et attrapa un peignoir jeté
négligemment à l’autre bout du lit qu’il envoya à Malus. Le dynaste ne fit
pas un geste pour le recevoir et laissa le vêtement en boule rebondir sur sa
poitrine et tomber au sol. Il montra le peignoir d’un doigt et jeta un regard
espiègle à son nouveau serviteur.
— Je l’ai déjà porté.
— Excellent, répondit l’ancien capitaine. Nous sommes sûrs qu’il vous
va.
— Je vois, fit Malus. Une autre nuit, je t’aurais fait pendre par la peau du
dos à un crochet, mais je suis trop fatigué pour cela. Va chercher mon frère
et amène-le.
Hauclir s’inclina.
— Tout de suite, mon seigneur.
Puis il s’esquiva silencieusement de la chambre.
Malus glissa le peignoir de soie sur ses épaules en faisant attention aux
entailles et plaies de son dos et de son bras droit. Il venait à peine de
boucler sa ceinture que la porte grinça de nouveau pour laisser entrer
lentement Urial, suivi de Hauclir. Le serviteur tenta gauchement de
présenter Urial avec plusieurs secondes de retard, puis il esquissa une
courbette grotesque avant de disparaître.
— Tu vis à l’heure des chauves-souris, cher frère, fit Malus entre deux
gorgées.
Il offrit la bouteille à Urial, qui regarda l’objet avec dégoût.
— Le sommeil est réservé aux faibles, mon frère. L’État ne se repose
jamais, de même que ses véritables serviteurs.
— C’est presque mot pour mot ce que je disais il y a quelques instants,
répondit le dynaste en posant soigneusement la bouteille sur le plateau.
Pour quelle raison es-tu là ?
Urial jeta un regard sombre à son frère en tirant un objet de sa ceinture.
C’était une plaque de métal sombre insérée dans un cadre d’os jauni,
d’environ trente centimètres de long sur dix de large.
Malgré sa fatigue et ses nombreux maux, le cœur de Malus s’arrêta de
battre quelques instants à la vue du mandat du Drachau.
— Que fais-tu avec ça ?
— Selon la loi et la coutume, le Drachau a présenté son mandat au
temple, qui le délivre ensuite à l’agent de son choix. Nous procédons ainsi
pour attester que les pouvoirs délégués le soient entre les bonnes mains et
pour garantir la nature temporaire de cette procuration.
Urial tenait la plaque devant lui, les traits crispés. Il prit une profonde
inspiration et prononça les paroles demandées :
— Malus, fils de Lurhan, le Drachau Uthlan Tyr de Hag Graef souhaite
que vous accomplissiez une mission extraordinaire au service de l’État et il
vous investit de l’autorité et du pouvoir de son rang, pour que vous puissiez
réaliser la tâche qui vous incombe avec honneur et efficacité. Il vous lie à ce
service par le biais de ce mandat d’acier. Nul druchii de ces terres ne vous
barrera la route tant que vous présenterez ce document.
Soudain, Malus était content que le vin lui réchauffe les entrailles et lui
renforce les nerfs. Sans préambule, il tendit le bras et prit le mandat des
doigts raides d’Urial. Les plaques métalliques étaient fines et étonnamment
légères. Elles pivotaient sur de minuscules gonds huilés pour ouvrir sur le
parchemin écrit et les protections sophistiquées qui occupaient le peu
d’espace.
— C’est plus petit que je me l’imaginais. Est-il vrai que si l’on faillit, ils
font fondre les plaques et vous les versent dans la gorge ?
— J’espère bien, marmonna Urial. Si mes recherches ne sont pas
erronées, tu es le huitième dynaste de l’histoire de la ville à en recevoir un,
fit-il en secouant la tête incrédule. Et en faisant chanter le Drachau avec
cela. C’est assez consternant, non ?
— Tes recherches t’ont-elles appris comment les sept autres avaient
acquis le leur ? Je parierais que cela s’est passé exactement de la même
manière, dit Malus l’air absent.
Il examinait le parchemin avec un émerveillement croissant. Dans les
limites édictées par le mandat, il était effectivement investi des pouvoirs du
Drachau.
— Quoi qu’il en soit, cette autorité ne s’étend pas jusqu’au temple ou ses
agents, commenta sournoisement Urial. Que ce soit bien clair dès le départ.
Maintenant, peut-être voudras-tu m’expliquer comment tu comptes arracher
Yasmir à son mode de vie dévergondé pour l’attirer dans les murs sacrés du
temple ?
Malus referma le mandat et réprima un froncement de sourcils. Il avait
espéré reporter cette conversation un peu plus longtemps.
— Très bien, fit-il en soupirant. Depuis des années, notre chère sœur vit
comme une princesse de Nagarythe, puisant dans sa beauté et ses artifices
pour vampiriser tout aristocrate mâle un peu entreprenant pour peu qu’il
figure dans les hautes sphères de la cour de la ville. Tous ces dynastes la
couvrent de richesses et lui offrent une influence sans commune mesure
avec son rang, chacun d’entre eux espérant la convaincre de leur proposer
sa main. Mais aucun n’a le courage de faire lui-même la demande. Et
pourquoi cela ?
— Parce qu’elle est au centre des attentions de notre frère aîné, gronda
Urial dont la main valide se crispa.
— Exactement, et Bruglir est très puissant, très jaloux et extrêmement
sanguinaire. Il provoque des duels dès qu’il a besoin d’éprouver l’affûtage
de ses lames. Quiconque se montrera un peu trop pressant auprès de Yasmir
devra en répondre devant Bruglir, d’autant que notre père n’a jusque-là rien
fait pour le modérer. Je me suis toujours demandé pourquoi il n’avait jamais
levé la main sur toi, dit Malus en jetant un regard mystérieux à Urial. Ce
n’est pas comme si tu faisais grand secret de ton désir pour elle.
L’expression d’Urial se durcit.
— Cela me paraît évident ! C’est parce qu’il sait que je ne suis d’aucune
menace pour lui.
L’ancien acolyte se retourna brusquement et saisit la bouteille sur le
plateau. Nulle émotion ne parut sur son visage tandis qu’il remplissait
précautionneusement la coupe, mais l’amertume était manifeste dans sa
voix.
— Yasmir m’a un jour dit qu’elle s’était plainte auprès de lui à ce sujet et
il lui avait ri au visage. C’était la première et la seule fois qu’il avait agi de
la sorte, du moins le disait-elle. Elle n’en décoléra pas pendant un certain
temps.
— L’essentiel, néanmoins, est que la pierre angulaire de l’existence de
Yasmir n’est autre que Bruglir. Sans lui, elle devient soudain… vulnérable.
Urial hocha pensivement la tête et prit une petite gorgée de vin.
— Tu as donc l’intention de le tuer.
— Disons plutôt que je le mettrais bien dans une situation qui aurait
toutes les chances de mettre un terme à sa vie, rectifia prudemment Malus.
Je n’oserais pas tenter de le tuer moi-même. Tout d’abord, je ne prendrais
pas le risque de m’exposer à l’ire de Yasmir et ensuite, je ne suis pas sûr
que ma tentative serait fructueuse, fit-il en souriant. Non, je le vois mourir
glorieusement en chassant les Écorchards des mers du nord, après quoi
Yasmir devra choisir son camp.
— Voilà un plan intéressant, convint Urial en faisant tournoyer le vin
dans la coupe. Mais quelle y est ma place ? Tu as dit que tu aurais besoin
d’un sorcier.
— Oui, tout à fait, dit Malus en indiquant le Tome d’Ak’zhaal. Si je me fie
à mes recherches, l’île de Morhaut est protégée par une puissante
sorcellerie. J’aurai besoin d’un mage de grand talent pour la percer et
atteindre l’île.
Urial regardait le livre d’un air interrogateur, comme s’il le remarquait
pour la première fois.
— Je n’aurais jamais imaginé une telle chose.
— Quoi donc ? Que j’aie besoin de ton aide ?
— Non, que tu saches réellement lire.
Urial s’avança et posa la coupe, puis il tourna délicatement les pages du
grimoire de sa main gantée.
— Ainsi tu as vraiment l’intention d’affronter les Écorchards ?
Malus haussa les épaules.
— Pas plus qu’il ne le faudra. Mon objectif véritable se trouve dans une
tour de l’île, un sanctuaire érigé par un sorcier du nom d’Eradorius au cours
de la Première Guerre.
— La Première Guerre ? C’était il y a des milliers d’années ! Qu’est-ce
qui te fait penser que le site existe encore ?
Le dynaste ne répondit pas tout de suite.
— Disons… l’intuition, dit-il enfin. J’ai vu dans les Désolations des
choses plus anciennes que la tour légendaire d’Eradorius. Tout cela me
paraît donc possible.
Urial quitta le livre de ses yeux de cuivre pour les plonger dans ceux de
Malus.
— Ceci a-t-il un rapport avec le crâne que tu as subtilisé dans ma tour ?
Malus soutint fermement le regard d’Urial.
— C’est Nagaira qui a suggéré ce larcin. Il me semble que cela avait un
rapport avec ses projets pour la secte.
— Cela ne répond pas à ma question.
— C’est en tout cas tout ce que tu auras comme réponse, dit platement
Malus. Quelle importance, du moment que Yasmir finit tienne ?
Urial jeta un dernier coup d’œil aux pages jaunies du volume, puis il le
referma lentement et consciencieusement.
— Aucune, probablement.
Malus soupira intérieurement de soulagement.
— Excellent. Maintenant, nous n’avons plus qu’à nous préparer tous les
trois à nous rendre à Clar Karond dans les semaines à venir. Je veux y être
dès que Bruglir et sa flotte y accosteront pour se ravitailler. Avec un peu de
chance, je pourrai me servir du mandat pour accélérer les choses et nous
pourrions être en route pour le nord dès le mois
prochain.
— Tous les trois ? s’enquit Urial.
— Nous aurons besoin de la compagnie de Yasmir pour ce voyage. J’ai
peut-être un mandat du Drachau, mais ni toi ni moi ne sommes chéris par
notre frère aîné et nous serons à des centaines de lieues de la civilisation,
cernés par son armée de coupe-jarrets. J’ai l’intention de me servir de
Yasmir pour contenir Bruglir.
— Ah ! Je vois. Et qui va dompter Yasmir ?
Malus gloussa.
— Moi, bien sûr.
Et tu seras la baguette dont je me servirai, pensa Malus.
Urial hocha pensivement la tête, suivant de l’index les runes inscrites sur
la couverture du tome.
— Ton plan est intéressant, mon frère. Mais je m’inquiète de l’échéance
lointaine. Il peut se passer bien des choses en un mois. Le Drachau pourrait
même se montrer impatient et résilier le mandat s’il le voulait.
Malus écarta les mains.
— Je ne peux pas faire souffler les vents plus fort, mon frère. Je pense
que Bruglir n’a pas encore entamé son voyage de retour. Le détroit de
Karond Kar sera encore gelé pendant au moins quelques semaines.
Urial sourit maussadement à Malus.
— Excuse mon ignorance. Contrairement à vous autres, on ne m’a jamais
laissé partir en excursion de hakseer. Père n’aurait jamais pris le risque de
devoir se retrouver incapable d’engager une équipe de marins sous le
commandement d’un infirme. Son sourire prit alors des airs d’intrigue.
Enfin, que dirais-tu si je t’annonçais qu’il serait possible d’atteindre Bruglir
dès maintenant ? De le rencontrer alors que ses navires sont
La statuette faisait à peine plus d’un pied de haut. Elle était constituée d’un
bloc d’obsidienne taillé, représentant une prêtresse du temple buvant la
cervelle d’un ennemi directement depuis son crâne. L’objet avait plus de
cent ans et avait été sculpté par le célèbre artiste Luclayr peu de temps
avant son spectaculaire suicide. La statuette émit un vrombissement aigu en
tournoyant dans les airs et explosa en échardes tranchantes à quelques
centimètres de la tête de Malus. Le dynaste se courba instinctivement,
grimaçant sous la pluie d’éclats.
— Un voyage en mer ? Avec lui ?
Les yeux violets de Yasmir luisaient de haine. Elle se déplaça
majestueusement à travers les ombres de l’autre côté de sa chambre à
coucher, la traîne de son peignoir de soie à moitié ouvert glissant derrière
elle comme le linceul d’un revenant. Sa peau reflétait les quelques rayons
de faible lueur qui la touchaient. Elle incarnait la beauté druchii, qui n’était
jamais aussi séduisante que dans la colère. Même Malus devait bien
admettre qu’il en avait le souffle coupé, mais alors qu’il extrayait les
fragments de verre noir de sa joue, il se rendait également compte que plus
elle était ravissante plus il devait rester sur ses gardes pour rester vivant.
— Ce n’était pas le marché, protesta-t-elle.
Un autre objet, une coupe de vin, heurta le mur près du dynaste en
produisant un son creux.
— Tu as demandé mon aide, reprit-elle, pour que je convainque Bruglir
de soutenir ton expédition. Rien de plus. En retour, tu m’avais promis de
tuer Urial, pas de nous mettre à la merci de sa magie sanguinaire !
— Les plans changent, chère sœur ! philosopha Malus en s’apprêtant à
esquiver un autre projectile. Le Drachau s’est montré très intéressé par mon
projet et m’a apporté son soutien inconditionnel, comme tu as pu le voir.
Malus fit un geste vers le mandat, qui était ouvert sur une petite table près
du centre de la pièce.
— Grâce à ce mandat, j’ai pu ordonner à Urial de nous transporter
directement sur le navire de Bruglir plutôt que de devoir attendre toutes ces
semaines que sa flotte vienne mouiller au port. Le temps nous est compté,
Yasmir, c’est pourquoi j’insiste à contrecœur pour que tu m’accompagnes.
— Insiste ?
Le mot sortit comme un hurlement suraigu. Une volée de chaussures
traversa la pièce, puis une autre statuette planant trop vite pour être
identifiée s’écrasa en miettes sur le plastron de Malus. Le reste de sa
réponse furibonde se transforma en cri de frustration incompréhensible. Elle
avait lu le mandat avec grand soin et savait qu’elle n’avait pas le pouvoir de
se soustraire à sa convocation.
Malus observait la crise de Yasmir avec un intérêt considérable, se
demandant à quand remontait la dernière fois où on lui avait imposé
quelque chose. Il l’avait demandée une première fois plus tôt dans la
journée et pour seule réponse, ses esclaves lui avaient dit qu’elle était
indisposée. Quelques heures avaient passé, du matin au milieu de la
journée, puis au cœur de l’après-midi, et après avoir été reconduit pour la
troisième fois, Malus avait présenté le mandat et fait déguerpir les esclaves.
Les serviteurs de Yasmir s’étaient rués vers lui comme autant d’abeilles en
colère, mais pour une fois, l’éducation du dynaste s’était avérée profitable,
puisqu’un seul regard à l’écrin métallique avait suffi à les arrêter en pleine
course. Il avait ainsi fait irruption dans sa chambre au milieu d’un essaim
d’esclaves déboussolés et avait envoyé les riches et puissants partenaires de
couche de Yasmir en quête de leur toge.
Au départ, elle avait réagi à cette intrusion avec le même calme
langoureux qu’elle avait affiché dans l’arène. Elle a trop pris l’habitude
d’avoir le contrôle, avait pensé Malus. Sans cette certitude, la peur reprend
le dessus. Ce qui ne la rendra pas moins dangereuse, se mit-il en garde.
— Notre marché tient toujours, chère sœur. Seules les conditions ont
changé, dit-il en adoptant un ton conciliant. J’ai toujours besoin de ton aide
pour encourager Bruglir à coopérer et j’ai besoin de la magie d’Urial pour
pénétrer les défenses de l’île. Une fois que ce sera fait, nous pourrons nous
débarrasser de lui comme bon nous semblera. D’ici là, tu pourras profiter de
la compagnie de ton Bruglir adoré pendant des semaines, bien plus qu’en
temps normal. N’as-tu pas toujours rêvé de prendre la mer avec lui lors de
ses longues expéditions, pour prendre part aux batailles sanglantes et
pouvoir choisir les plus beaux bibelots du butin, comme il revient à une
reine corsaire ?
Yasmir marqua une pause.
— J’imagine qu’il y a du vrai dans ce que tu dis. Ce n’est pas comme s’il
n’y avait pas Bruglir et son équipage pour me garder des avances de ce ver
de temple.
Malus l’entendit prendre une profonde inspiration et elle émergea de la
pénombre, tirant son peignoir sur son corps gracieux.
— Très bien, reprit-elle en tentant de retrouver un semblant de
consistance. Un seul accompagnateur, dis-tu ? Et nous sommes censés partir
dans… ?
Malus jeta un œil à l’illumination extérieure.
— Dans quelques courtes heures, ma sœur : juste avant que le brouillard
se lève. J’ai tenté de te le dire plus tôt, mais…
— Oui, oui, je sais, fit-elle en reprenant son port altier. Je serai prête à
l’heure convenue. Qu’il ne soit pas dit que je n’honore pas mes accords à la
lettre, Malus. Assure-toi d’en faire de même, dit-elle en attrapant
négligemment la plaque d’acier de la table pour la tendre à Malus. La
validité de ce mandat ne s’étendra pas à des milliers de lieues du Hag. Sur
les mers, la seule loi sera celle de notre cher frère le capitaine.
Ses lèvres charnues s’étirèrent en sourire cruel.
— Si tu t’avises de me décevoir, ta tête risque de rouler sur le pont avant
celle d’Urial.
— Je n’en attends pas moins, fit Malus en récupérant le mandat.
— Pourquoi moi ? Pourquoi pas Silar Thornblood ou Arleth Vann ?
Hauclir levait les yeux vers la tour menaçante d’Urial depuis la cour rase
qui s’étendait devant la porte à doubles battants renforcés. Le visage de
l’ancien capitaine de la garde paraissait légèrement vert à la lueur du début
de soirée. Comme presque tout le monde à Hag Graef, il connaissait les
légendes sur la redoutable tour du Délaissé. Malus l’observait avec un
certain amusement et se demandait ce que le druchii penserait s’il lui
annonçait que toutes ces rumeurs étaient fondées.
— Parce que Silar gère ma demeure et qu’il n’a pas fini de la
reconstruire, et qu’Arleth Vann ne fraye pas très bien avec les membres du
temple, répondit Malus. Toi, à l’inverse…
— Je ne suis pas irremplaçable, termina Hauclir la mine sinistre.
Le serviteur portait une armure complète par-dessus son kheitan et sa
toge, et une seule épée pendait à son côté. Il avait également un gros sac en
bandoulière, contenant des vêtements et des provisions pour son seigneur
comme pour lui.
Malus lui donna une tape dans le dos.
— Allons, Hauclir, que racontes-tu ? Aucun de mes serviteurs n’est
irremplaçable. C’est juste qu’à l’heure actuelle, tu es encore moins
irremplaçable que les autres.
— Et dire que c’est moi qui ai demandé cela, grogna Hauclir en réajustant
le sac sur son épaule.
— C’est bien vrai, acquiesça Malus. C’est assez savoureux, n’est-ce pas ?
À cet instant, Malus aperçut un groupe de druchii qui arrivait dans la cour
par l’autre côté. Yasmir marchait au milieu d’une bande de serviteurs
chagrins dont plusieurs tenaient des globes de sorcelume au bout de longues
hampes. Une esclave titubait à quelques pas du groupe, ployant sous le
poids de l’énorme paquetage qu’elle avait sur les épaules.
Malus s’inclina.
— Heureux de te revoir, ma sœur. Prête à retrouver notre noble frère ?
Le dynaste se délectait de l’air abattu de l’entourage de Yasmir quand elle
hocha la tête.
— En effet, répondit-elle. C’est le seul aspect de ce maudit voyage que je
m’attends à apprécier.
Yasmir était tout de noir vêtue, avec une superbe robe de laine et une
longue chemise de mailles noires qui lui recouvrait les bras et pendait
jusqu’aux genoux. Une large ceinture en peau de nauglir entourait sa taille
de guêpe et elle portait deux longues dagues sur les hanches, une de chaque
côté. Bien que le brouillard ne se fût pas encore levé, elle portait déjà son
caedlin d’argent. Contrairement à la plupart des dynastes qui portaient des
loups de nuit ayant la forme de monstres ou de démons, le masque de
Yasmir reproduisait ses propres traits avec une justesse saisissante, comme
un masque mortuaire. Malus pensa au choc qu’un étranger ressentirait en
voyant ce voile éthéré, juste avant qu’il soit retiré pour révéler la
spectaculaire réalité qui se cachait derrière.
— Il est temps de renvoyer tes molosses, chère Yasmir. Les lunes se sont
levées et Urial attend.
Yasmir eut la pudeur de ne pas procéder à des adieux mélodramatiques.
Elle fit un simple signe à son esclave et quitta son cortège d’aristocrates
sans dire un mot. Malus sentait la chaleur de leurs regards dans son cou
tandis qu’il menait Yasmir jusqu’à la grande porte de la tour. Il leva le poing
pour cogner le bois ancien, mais les battants s’ouvrirent alors sans un bruit,
baignant les pavés de la cour de lumière cramoisie.
L’un des serviteurs au visage squelettique d’Urial leur fit signe d’entrer.
Malus remarqua qu’il éprouvait une certaine tension. Il ne pouvait
s’empêcher de ressentir un frisson à la vue des rangs de masques d’argent
qui ornaient les murs de la pièce circulaire, trop conscient des êtres
malveillants qui les observaient de ces orbites vides. Urial patientait au
centre de la salle. Il se tenait devant un grand chaudron de cuivre, débordant
de sang. Au-delà du chaudron, se dressait ce qui apparaissait comme un très
grand cadre de miroir en laiton sculpté. Il manquait cependant la glace et
Malus s’aperçut qu’une petite volée de marches précédait l’ovale vide. Une
demi-douzaine de serviteurs d’Urial se tenait à distance respectable du
maître, ainsi qu’une poignée d’acolytes, dont la tête était inclinée de
concentration. Malus les entendait psalmodier dans une langue qui lui
faisait hérisser tous les poils du corps.
— Vous arrivez à point, annonça Urial. La lune est bien alignée. Une fois
que le passage s’ouvrira, il vous faudra cependant vous hâter : nous
n’aurons pas beaucoup de temps.
Sur ce, il se tourna vers le chaudron et écarta les bras.
Un chant profond émana de ses lèvres, reprit par les proches acolytes.
Yasmir se tourna interrogative vers Malus, qui haussa les épaules et
s’avança vers la grande marmite.
Le sang commençait à s’agiter dans le récipient de cuivre, comme s’il
était remué de l’intérieur par des mains invisibles. Une lourde vapeur
s’accumulait à la surface et formait une brume rougeâtre devant
l’encadrement du miroir. La psalmodie s’intensifiait et Malus remarqua une
épaisse vrille de buée qui commençait à se tortiller comme le bras d’un
tourbillon et tendait inexorablement vers le grand châssis vide.
La brume animée atteignit l’ovale de cuivre et s’aplatit comme si elle
entrait en contact avec une surface invisible délimitée par le cadre. Du sang
se diffusa sur ce plan selon des rides concentriques qui miroitaient d’une
puissance surnaturelle. Les ondes se poursuivaient jusqu’aux bords du
châssis et rebondissaient vers le centre. Malus entendait désormais un faible
mugissement émanant du miroir écarlate. Étaient-ce les âmes des damnés ?
Non, réalisa-t-il. C’était le vent marin, froid et déchaîné.
Soudain, la vrille disparut. Le chaudron était vide et un éclat d’un rouge
brillant, comme une bulle sur une mare de sang, tremblait au milieu du
cadre.
— Il est l’heure, dit Urial d’une voix tendue. Dépêchez-vous de
incontrôlables.
— Je suis Yasmir, fille de Lurhan le Vaulkhar de Hag Graef, déclara
autoritairement la druchii, comme si la bande de corsaires armés qui lui
faisaient face était pour elle davantage un affront à son rang qu’une menace
mortelle. Et je souhaite voir mon frère sur-le-champ.
Le chef des corsaires fit un pas en avant, foulant le pont instable avec
l’aisance du vieux loup de mer.
— Le capitaine est pas intéressé par ton entrevue, fit l’homme en riant
grassement. C’est moi qui monte la garde pendant qu’il est en bas, donc
c’est à moi que tu vas parler, sorcière des mers. Sans ça, mes gars vont te
dorloter avec leur langue d’acier.
Yasmir recula, le visage embrasé par la rage, tandis qu’elle portait la main
vers les longs couteaux de sa ceinture. Malus s’avança à son tour en sortant
la plaque de son ceinturon.
— Je suis Malus, fils de Lurhan le Vaulkhar et je porte un mandat d’acier
qui vous soumet à mon service au nom du Drachau de Hag Graef !
Rengainez vos lames ou vous le paierez de votre vie !
Le marin à la grosse voix tourna autour de Malus.
— T’es à huit semaines de mer du port de Clar Karond et la seule loi
valable sur ce pont, c’est celle du capitaine.
Malgré ses fanfaronnades, les yeux du corsaire s’écarquillaient de plus en
plus tandis qu’il s’efforçait de comprendre ce qui se passait. Malus savait
que le druchii pouvait facilement se laisser aller à son malaise grandissant
et ordonner à ses hommes d’attaquer si rien ne venait rapidement lui faire
changer d’avis.
C’est alors que l’atmosphère frémit et fut déchirée par un crissement
atroce, comme si on écartelait un géant, suivi d’un coup de tonnerre qui fit
chanceler toutes les personnes présentes sur le pont. Il y eut une vive lueur
rouge à l’endroit où flottait la brume cramoisie et Urial apparut entouré de
six de ses serviteurs sur un navire déjà bien chargé. L’ancien acolyte et ses
hommes à face squelettique étaient peut-être déroutés par les effets du sort,
mais ils n’en montraient rien.
Plusieurs marins étaient à genoux, sonnés par la déflagration. Malus
luttait pour conserver une mine neutre, mais son esprit bouillonnait. Six
hommes, six guerriers redoutables. Urial lui avait menti !
Mais l’heure n’était pas aux récriminations. Malus maîtrisa sa colère et se
déplaça rapidement pour profiter de l’étourdissement des marins. Il se rua
au niveau de l’officier corsaire pour lui parler d’une voix basse et insistante.
— Nous avons fait une longue route en bien trop peu de temps, le tout
dans le cadre d’une mission d’État. Si tu fais passer la loi du capitaine
devant la souveraineté du mandat, c’est au capitaine de décider ce qu’il doit
faire de nous, pas à toi. Renvoie ces corbeaux des mers à leurs juchoirs, fit-
il d’un geste sec vers les corsaires chancelants. Tu peux me croire quand je
te dis qu’il voudra bien nous recevoir quand il comprendra qui est à bord.
Pendant quelques instants, personne ne parla. Les marins se relevaient
difficilement et leur officier peinait à prendre une décision. Ce silence
n’était perturbé que par le vent froid qui sifflait dans le bastingage et le
gémissement des mâts, équipés de petites voiles pour faire face aux
conditions difficiles. Les lunes flottaient comme deux baleines dans les
nuages grisâtres qui filaient dans le ciel et baignaient le navire d’une lueur
argentée.
Le corsaire s’ébroua de sa torpeur et fit un geste brusque à l’adresse de
ses hommes, puis il se tourna vers Malus.
— Pas question de déranger le capitaine, dit-il nerveusement. Il est en bas
avec sa maîtresse.
L’esclave de Yasmir poussa un cri étranglé avant d’observer le silence.
Malus se retourna et vit sa demi-sœur qui se tenait au-dessus de l’humaine,
sa botte en travers de la gorge. L’esclave grattait mollement la jambe de sa
maîtresse en se recroquevillant sous l’asphyxie. L’expression de Yasmir
était à la fois magnifique et terrible.
— Qu’as-tu dit, oiseau de mer ?
Sa voix était froide comme l’acier.
Les yeux de l’officier s’écarquillèrent un petit peu plus et ses épaules
s’affaissèrent, comme s’il réalisait pour la première fois qui il avait en face
de lui.
— Que les dragons des abysses m’emportent, jura-t-il dans sa barbe, à
moins que ce fût une prière. Je… je disais qu’il est en bas, avec son second,
effroyable dame. Ils sont sûrement très occupés… à préparer le trajet pour
la semaine qui vient.
— Où cela ? interrogea Yasmir.
De petits poings blancs battaient désespérément sur son mollet. Le visage
de l’esclave était pourpre et ses yeux manquaient sortir des orbites.
— Dans… dans la cabine du capitaine, effroyable dame, répondit
l’officier d’un air stupide. Mais l’équipage ne doit pas le déranger quand il
est dans sa cabine…
— En dehors du second, apparemment, fit Yasmir pleine de venin.
Heureusement, nous ne faisons pas partie de l’équipage de Bruglir, mais de
sa famille adorée.
Elle leva soudain sa botte, libérant la gorge de l’esclave. L’humaine roula
sur le côté, pantelante. Rapide comme une vipère, Yasmir dégaina l’une de
ses longues lames et prit l’esclave par les cheveux. Sa main décrivit un
geste fluide et le front de l’esclave retomba lourdement sur le pont. Le sang
se déversait de la gorge tranchée de l’humaine, formant presque aussitôt une
flaque.
Yasmir se redressa. Des gouttelettes écarlates dégoulinaient de son
poignard ensanglanté sur le bas de sa robe.
— Mène-moi à mon frère chéri, dit-elle avec un sourire terrifiant. Quelle
que soit l’occupation du capitaine, je peux t’assurer qu’elle va cesser sans
tarder.
hurlant.
— Et si cette… cette miséreuse difforme est à toi, reprit-elle, elle est aussi
à moi de droit, et je peux en disposer à ma guise. N’est-ce pas ? demanda-t-
elle en se penchant vers Bruglir, ses lèvres effleurant presque celles de son
frère, tandis que ses dagues tremblaient dans ses mains. Réponds-moi,
susurra-t-elle. Réponds-moi.
La pièce était sur le point de se transformer en arène sanglante. Malus
sentait toujours monter la saveur de ce genre de tension comme les signes
avant-coureurs de l’orage. Presque instinctivement, le dynaste s’avança
dans la pièce en brandissant la plaque.
— En fait, à partir de maintenant, vous êtes tous miens, déclara-t-il d’une
voix puissante. Et jusqu’à ce que je n’aie plus besoin de vous, vous resterez
à portée de main sans quoi vous devrez rendre des comptes au Drachau et à
notre père dès votre retour au Hag.
Bruglir se retourna au son de la voix de son demi-frère. Son air
naturellement peu amène se fit encore plus sombre à la vue de Malus, tout
d’abord, puis d’Urial.
— Qu’est-ce que c’est ? Le Darkblade et le ver de temple qui viennent
tous deux souiller le pont de mon navire ? demanda-t-il en jetant un regard
de reproche à Yasmir. C’est toi qui les as amenés ici ?
— Non, mon frère, répondit Malus. C’est plutôt l’inverse. J’avais pensé
que tu serais ravi de voir ta sœur adorée, mais on dirait que je me suis
fourvoyé.
Puis, d’un regard oblique vers Yasmir, il ajouta :
— Une femme druchii peut avoir autant d’amants qu’elle le souhaite,
mais lorsqu’un druchii mâle s’engage, il est censé montrer sa force par sa
fidélité. Honnêtement, cher frère, j’en attendais mieux de ta part.
L’expression de Bruglir passa de l’incrédulité à la colère blême.
— Je ne sais pas comment tu es arrivé là, Darkblade, mais…
Malus s’avança un peu plus et lui mit la plaque sous le nez.
— Tu devrais être plus attentif, mon frère. Écoute bien. Je suis porteur
d’un mandat d’acier du Drachau de Hag Graef qui te place ainsi que ta
flotte sous mon commandement dans le cadre d’une campagne contre les
Écorchards. Je suis investi de la volonté du Drachau dans cette affaire et
quiconque se dresse sur mon chemin en répondra de sa vie.
— La seule loi valable en mer est celle du capitaine, cracha la seconde
dont les yeux étaient toujours plongés dans ceux de Yasmir.
— Mais si le capitaine a un jour l’intention de fouler de nouveau sa patrie
et de profiter de la fortune qu’il y a amassée au fil des ans, il aura la sagesse
d’accorder sa loi avec la mienne.
Bruglir arracha la plaque des mains de Malus, ouvrant brusquement
l’écrin comme s’il s’attendait à ne rien y trouver. Son front se plissa à la
lecture du parchemin, puis il examina les sceaux.
— Nous sommes dix en tout et pour tout, reprit Malus. Il me faudra une
cabine personnelle et j’imagine une autre pour Urial. Et toi, ma sœur ?
Yasmir observait toujours la seconde avec une intensité meurtrière. Elle
répondit les dents serrées, comme si elle incisait des veines :
— Je prendrai la cabine de celle-ci. Elle ne s’en sert de toute
évidence pas.
— Vous nous prenez pour des imbéciles, intervint la seconde. Vous n’êtes
pas arrivés ici par navire, mais par sorcellerie. Personne à terre ne saura ce
qui est advenu de vous. Nous pourrions jeter vos entrailles aux dragons des
mers et voguer jusqu’à bon port…
— Ça suffit, Tani, ordonna Brugli d’un ton las.
La seconde jeta un regard ardent à son capitaine, mais resta silencieuse.
— Habille-toi et retourne sur le pont, ajouta-t-il.
« Tani » inclina brièvement la tête.
— Comme vous voudrez, mon capitaine.
Puis elle attrapa sa toge marine blanchie par le sel qui était posée sur la
table de nuit et l’enfila en changeant son tranchoir de main pendant
l’opération, sans quitter Yasmir des yeux. On aurait pu croire pendant
quelques instants qu’une autre confrontation allait éclater, lorsque Yasmir
fit mine de lui bloquer le passage avec ses dagues, mais elle
trouvé l’île de Morhaut. Comment as-tu fait ? Le site est oublié depuis deux
cents ans, au bas mot. On n’en trouve même pas la moindre mention dans la
grande bibliothèque du temple.
— Ah ! Cela… fit nonchalamment Malus avant de regarder Urial en
souriant. Ce n’était qu’un mensonge. Je n’ai pas la moindre idée de
l’emplacement de cette île abandonnée.
CHAPITRE TREIZE
FUNESTES PROMESSES
malgré tous mes efforts, répondit froidement Malus. Très bien, fit-il en
écartant les mains. Tu es libre. Que vas-tu faire maintenant ? Transmettre la
bonne nouvelle à ton bien-aimé ?
Yasmir éclata d’un rire pétillant et ingénu qui irrita Malus au plus haut
point.
— Par la Mère, bien sûr que non ! reprit-elle. Qu’il se débatte dans ses
chaînes tant que tu le tiens.
Elle se pencha vers Malus, leurs deux visages se touchant presque. Malus
sentait son haleine sucrée et pouvait imaginer la caresse soyeuse de ses
lèvres. Il se rendait compte avec trouble à quel point son propre corps
semblait attiré vers le sien, comme le fer vers l’aimant.
— Mon silence a un prix, susurra-t-elle. Es-tu prêt à le payer ?
— Tu sais bien que oui, fit-il en se contorsionnant contre la cloison pour
des raisons cette fois tout autres.
Maudite cabine ! Il aurait dû se douter qu’elle préparait quelque chose
quand elle avait débarqué dans la salle des cartes sans prévenir. Elle faisait
tout pour le prendre au dépourvu et il n’avait aucune arme pour lutter.
— Je veux que cette putain des mers balafrée y passe, fit-elle, ses lèvres
souriantes distillant les mots comme du venin. Je me fiche de la manière,
mais je veux qu’elle meure le plus tôt possible.
Malus tenta un sourire.
— Je t’ai déjà promis la tête d’Urial, ma sœur ! Ton avidité n’a-t-elle
aucune limite ?
Son vague amusement s’évanouit devant la détermination de Yasmir.
— C’est le prix à payer pour ta survie, mon frère, chuchota Yasmir. Pour
l’instant, nous sommes partenaires toi et moi, parce que voir souffrir Bruglir
m’intéresse. Il doit se racheter pour ce qu’il m’a fait et l’humiliation qu’il
subit en te servant est tout à fait à mon goût. Je n’ai donc rien contre ta
campagne et j’irai même jusqu’à la soutenir tant qu’elle servira mes
desseins. Mais la femme doit mourir. Je ne pourrai obliger Bruglir à se
consacrer pleinement à moi qu’à cette condition. Tu comprends ?
— Si tu veux tant qu’elle meure, pourquoi ne pas la tuer toi-même ?
Le sourire figé de Yasmir sembla s’effacer un instant.
— Ne fais pas l’idiot, dit-elle sèchement. Je peux bien entendu m’occuper
d’elle, mais cela ne me rapporterait rien. Si elle meurt de ma main, Bruglir
deviendra mon ennemi et mon plan sera compromis.
— Tu préfères donc que ce soit moi qui m’en fasse un ennemi ?
— S’il le faut, bien entendu. Mais tu es le chef de cette expédition. Je suis
sûre que tu sauras trouver un moyen ingénieux d’envoyer cette harpie à la
mort sans te salir les mains. Réfléchis-y, mon frère. Réfléchis-y bien. Et je
te conseille de ne pas traîner, sans quoi je pourrais perdre patience et dire la
vérité à Bruglir.
Son sourire éblouissant transperçait son voile noir.
— Il est possible qu’il soit à ce point reconnaissant de pouvoir se
soustraire au mandat qu’il soit prêt à tuer cette catin pour me faire plaisir,
reprit-elle, mais je ne veux pas prendre ce risque avant de m’en sentir
obligée.
Sur ce, elle tourna les talons et ouvrit la porte pour s’enfoncer dans le
couloir obscur et disparaître gracieusement de la vue de Malus.
Avant même que le dynaste sorte ses pieds de la table, Hauclir s’insinuait
dans la petite cabine le dos courbé. Il mâchait un morceau de pain et tenait
un plateau en bois de fromage, de saucisses et de tranches de pomme. Le
serviteur tendit la nourriture à Malus.
— Apparemment, on a bien choisi notre moment. Ils viennent de piller un
village humain, il y a pas deux jours, et les réserves sont pleines. Avant
cela, ils en étaient réduits à manger des rats et à éviter les patrouilles
côtières de Bretonnie. Votre frère doit être fou pour rester en mer aussi
longtemps.
L’ancien chef de la garde montrait le fromage du doigt, une demi-tomme
de la taille de sa main.
— Je crois que c’est du chèvre. Vous devriez goûter.
Malus accepta le plateau d’un regard sévère vers son serviteur. Après une
pression du bout des doigts sur le support, il examina les miettes de
fromage qui adhéraient à sa main.
— Hauclir, fit-il d’un ton revêche, je veux bien croire que tu sois
Le vaisseau amiral de Bruglir était une longue lame de mer noire comme
l’ébène portant le nom de Busard, que les charpentiers navals de Clar
Karond avaient construite en puisant dans la sorcellerie et les compétences
les plus onéreuses que l’impressionnante fortune du capitaine avait pu lui
offrir. Avec ses trois mâts échelonnés et sa longue coque étroite, elle
pouvait voler sur les flots quand ses voiles étaient sorties, son équipage
connaissant la danse des vents et des vagues aussi bien que chaque homme
connaissait sa terre natale. Pour certains, la mer était d’ailleurs la seule
patrie qu’ils aient jamais connue, et tout ce qu’ils aspiraient à retrouver
quand ils étaient sur la terre ferme.
Mais les qualités qui rendaient le Busard aussi fluide et rapide en faisaient
également un navire délicat à manœuvrer quand le temps était peu clément.
Ses grands mâts et son travers étroit le faisaient incliner dangereusement
dans une mer démontée, ce qui était exactement les conditions auxquelles
les agiles corsaires affrontaient à ce moment-là. L’hiver refusait toujours
obstinément de se soumettre au printemps le long des côtes bretonniennes et
un vent d’ouest brutal soufflait depuis la mer, précédant une muraille de
lourds nuages gris. L’océan était de la couleur de l’acier brut et assaillait la
coque du navire pillard qui tentait une avancée vers le sud, où les autres
vaisseaux de la flotte chassaient encore. Bruglir avait passé les trois
derniers jours à rassembler ses navires dispersés en recourant à des points
de rendez-vous prédéfinis et des signaux furtifs au cœur de la nuit. Huit
autres navires voguaient désormais dans le sillage du Busard. La nervosité
de leurs capitaines allait croissante, car une flottille de bateaux noirs avait
toutes les chances d’attirer l’attention des sentinelles de la côte.
Les cris étouffés et le martèlement des pieds avaient tiré Malus sur le
pont, accompagné de Hauclir. Il nota un changement d’atmosphère, une
tension latente qu’il avait appris à connaître et à ne pas ignorer
‘Un autre ! cria l’une des vigies druchii, en montrant vers l’arrière l’un des
navires bretonniens. La plupart des vieux loups de mer du pont de la
citadelle ne tournèrent même pas la tête, mais Malus ne put s’empêcher de
regarder avec horreur et fascination un point noir s’élever nonchalamment
dans les airs depuis la proue du navire humain de tête.
Ce point était une sphère de granit poli, propulsée par une catapulte de
siège installée à l’avant du navire de guerre bretonnien. Ces engins étaient
si imposants qu’un seul pouvait être monté par bateau, du moins était-ce ce
que disaient les corsaires. La proue de ces navires côtiers à ventre large était
entièrement occupée par ces machines. La garde de ce littoral disposait
depuis peu de cette arme et si les corsaires montraient peu d’égard envers
les talents de navigation des Bretonniens, ils étaient forcés de respecter leur
précision à la catapulte. La vigie de la poupe suivait le vol de la pierre avec
effroi et Malus observait le point qui sembla se figer un instant, avant de
gonfler à une vitesse terrifiante. Le projectile parut le viser directement, une
boule de pierre de la taille de son poitrail et aussi lourde que trois hommes.
Il sentit sa gorge se dessécher. Puis, au dernier moment, il s’aperçut que le
tir était trop court et la pierre siffla dans le sillage du navire, à moins de
vingt coudées de la coque, heurtant les flots dans un fracas perçant et un
panache blanc.
— C’est le plus proche pour l’instant, commenta Hauclir qui se tenait
juste derrière l’épaule gauche de Malus.
Il s’était précipité sur le pont au son du cor, après avoir enfilé son armure
en l’espace de cinq minutes, prêt à combattre. Le garde du sommet de la
citadelle avait tenté de bloquer le passage à l’ancien capitaine de Hag Graef,
mais Hauclir l’avait figé sur place d’un regard d’officier sinistre et avait
rejoint son seigneur pour la longue poursuite maritime qui s’était déroulée
dans l’après-midi.
Bruglir avait atteint la citadelle quelques minutes après l’appel du cor, le
temps de dépêcher ses capitaines à leurs vaisseaux respectifs et de jauger le
rapport des vigies. Dès que les capitaines s’étaient embarqués dans leurs
longs bateaux, il avait ordonné que l’on hisse les drapeaux pour orienter la
flotte vers le nord et ainsi s’écarter de l’assaillant humain. Les Bretonniens
ne semblaient pas disposer de plus de cinq navires, des vaisseaux à mâts
jumeaux avec des voiles carrées de saphir ou de rubis, disposés en échelon
déployé à bâbord. Il apparaissait néanmoins que Bruglir n’avait aucune
intention de relever l’affront et de prendre le risque d’endommager sa
flottille, du moins pas tant que le port allié le plus proche se trouvait à des
centaines de lieues à l’ouest. Le capitaine corsaire espérait garder son
avance sur les Bretonniens jusqu’à la tombée de la nuit, lorsque les navires
noirs pourraient facilement malmener leurs poursuivants dans la nuit.
Malheureusement, contre ce vent puissant et cette mer déchaînée, les
navires druchii avaient bien du mal à progresser. Les vagues giflaient
lourdement les coques acérées des corsaires et ralentissaient leur course,
tandis que les gros bateaux côtiers avançaient paisiblement comme de vieux
canards dans la houle et rattrapaient les druchii, lentement mais sûrement.
Malus regardait le ciel nuageux. La nuit était à un peu plus de deux heures.
Après avoir inversé la course, le Busard et ses frère et sœur, la Sorcière des
Mers et le Poignard Sanglant, s’étaient soudain retrouvés en queue de
peloton, c’est-à-dire les plus proches des assaillants bretonniens. Le dynaste
s’efforçait d’évaluer la progression des navires humains par rapport au
temps qui restait, mais se trouvait bien incapable de désigner le vainqueur
de la course.
— Ils espèrent toucher l’un de nos mâts ou notre gouvernail, dit Bruglir
en observant les navires bretonniens.
Le capitaine se tenait près de la barre dont se chargeait un officier
subalterne. Tanithra s’était avancée jusqu’au pont de la forteresse, son poste
attitré lors des combats.
— Les Bretonniens sont à portée ; il ne reste maintenant plus qu’à
grappiller quelques mètres et laisser agir le destin.
Malus fronça les sourcils.
— Et s’ils n’atteignent pas nos organes vitaux, pourrons-nous garder
notre avance jusqu’à la nuit ?
Le capitaine dont la moustache touchait presque le plastron émaillé
affichait à son tour un visage soucieux.
— Non. Probablement pas.
Puis, la mine encore plus marrie, il se tourna vers Urial qui se tenait non
loin de là avec ses hommes, hache en main.
— Disposerais-tu de quelque sorcellerie qui pourrait nous faire avancer
plus vite ?
Urial rendit un regard insondable au capitaine.
— Non, répondit-il. Les voies du Seigneur du Meurtre ne se prêtent pas à
la fuite.
— Bien sûr, fit Bruglir d’un reniflement de mépris. La Sombre Mère
refuse que le temple apporte autre chose que le chaos, ajouta-t-il grognon.
Même Malus ne put réprimer sa surprise devant la raillerie flagrante du
ton de Bruglir. J’ai l’impression, se dit-il, que les années de mer t’ont bien
écarté des minables conflits du Hag, mais elles t’ont surtout très mal
préparé à ses réalités politiques. Tu ne feras pas long feu comme Vaulkhar
si tu manques de respect au temple de Khaine.
— Pourquoi ne pas répliquer ? proposa-t-il en indiquant les balistes
apprêtées à la proue.
Bruglir secoua la tête.
— Les vents sont trop forts et un trait ne fera pas grand mal à ces grosses
vaches marines, répondit-il.
— Tu n’as pas de feu de dragon à bord ?
Le capitaine lui lança un regard peu amène.
— Si, j’en ai quelques-uns, mais je ne m’en servirai pas tant que je
pourrai l’éviter. Chaque tir revient à balancer un sac d’or à la mer et j’ai
comme l’impression que nous en aurons davantage besoin où nous allons,
dit-il d’un ton sinistre. Non, mais il nous reste une autre option.
Il pointa alors l’index vers la tempête qui montrait sa tête à l’ouest
désormais bien plus proche depuis que la flotte s’était éloignée
inexorablement de la côte.
— Nous pouvons passer dans ce grain et les semer dans les trombes.
— Ce n’est pas dangereux ?
Bruglir haussa les épaules.
— Forcément. Autant pour eux que pour nous et surtout, ils ne verront
pas à plus d’une douzaine de mètres de chaque côté. La flotte va
s’éparpiller, mais ce n’est pas un problème. Tant que nous ne rentrons dans
personne, nous devrions nous échapper sans souci.
Malus préférait ne pas réfléchir aux conséquences d’une collision au cœur
d’une telle tempête hivernale.
— Quand comptes-tu décider de mettre le cap vers l’orage ?
L’une des vigies poussa un cri, puis un bourdonnement chargea l’air une
fraction de seconde avant qu’une pierre sombre frappe la poupe du Busard.
Les marins plongèrent à l’abri, le projectile rond venant de fracasser une
partie de la coursive, juste à gauche de la baliste de bâbord avant de
s’abattre sur un membre de l’équipage. Le malheureux fut littéralement
réduit en bouillie de sang et de viscères. Le boulet rebondit sur un madrier
en tek, pour traverser la citadelle dans une furie noire et s’écraser sur la
sentinelle au sommet de l’escalier de tribord. Malus vit la pierre pulvériser
l’armure d’acier de l’homme et projeter son corps inerte dans les airs, le
faisant passer par-dessus bord vers l’étreinte des flots.
Malus se redressa, ne réalisant qu’à cet instant qu’il s’était accroupi
instinctivement au premier impact.
— Dégagez le pont ! rugit Bruglir, tandis que les marins indemnes
traînaient leurs compagnons blessés vers le chirurgien et que l’équipe de la
baliste jetait les restes de sa victime à la mer en prononçant à la hâte une
prière aux Dragons du Dessous. Le capitaine se tourna vers son timonier.
— Hisser le pavillon, ordonna-t-il. Que la flotte tourne de trois degrés,
ouest quart nord-ouest. En cas de dispersion, rendez-vous au Sac de Perles.
L’officier répéta le message et s’avança vers le bastingage pour apprêter
les drapeaux rouge et noir.
— À gauche trois, ordonna Bruglir dont la voix portait facilement
jusqu’au milieu du pont et aux vigies dans les haubans. Déployez les
perroquets et les voiles d’étai ! Nous allons voir si leur échine est aussi
solide quand la glace va s’abattre sur leurs ponts !
Malus vit les corsaires déferler les voiles et le navire réagir, surgissant
comme un cheval dans les lames de houle. Plus loin, les autres navires de la
flotte commençaient à changer leur course. Un mouvement attira son
attention dans le coin de l’œil. Urial lui faisait signe d’un bref hochement
de tête.
— Reste ici, dit Malus à Hauclir, avant de traverser le pont oblique au
milieu des corsaires affairés.
Il remarqua qu’Urial semblait enfin montrer un pied plus marin et se
penchait machinalement au gré des variations d’altitude du pont en bois.
— Que se passe-t-il ? demanda Urial quand Malus arriva à son niveau.
Il y avait une certaine tension, quoique subtile, dans le visage de l’ancien
acolyte. Était-ce la bataille qui l’angoissait, se demandait Malus, ou autre
chose ?
— Nous mettons le cap vers la tempête, expliqua Malus. Bruglir
cabine.
Ou alors, elle est sur le pont intermédiaire, en train de se faufiler parmi
l’équipage à l’affût d’une occasion de se rapprocher de Tanithra, pensa
Malus. Il n’était pas sûr de la réaction de Bruglir si celui-ci devait découvrir
sa seconde morte avec un poignard dans le dos. Y aurait-il des représailles à
l’encontre de Yasmir ? Rien ne permettait de le savoir. Quelques instants,
Malus envisagea d’y envoyer Hauclir pour garder l’œil sur Tanithra, mais il
écarta l’idée presque aussi vite. Que pourrait faire le serviteur ? Bondir
entre la seconde et une dynaste assassine ? Cela ne ferait probablement
qu’entraîner sa mort.
Le vent déferla à travers le pont, s’engouffrant dans la capuche de Malus
en aspergeant son visage de cristaux de glace. Le ciel s’assombrit lorsque le
Busard franchit la ligne du grain et plongea dans la tempête de givre. Il
serait bientôt difficile de voir à plus de quelques pieds et le danger pourrait
s’abattre sur eux sans prévenir, surgissant de n’importe quelle direction.
Y compris de l’intérieur, médita Malus dont les yeux scrutaient les
membres de l’équipage. Un vieux proverbe lui revint à l’esprit à l’instant où
la tempête les engloutit.
Quand tombent les ténèbres, poignent les dagues.
édenté plongea sur lui avec sa lame, mais il se détendit un peu trop et la
pointe de l’arme se ficha dans le bois des marches. Malus lui ouvrit la gorge
d’un mouvement du poignet et repoussa l’homme en arrière du talon de sa
botte. Un autre humain lui saisit la cheville et tenta de le faire tomber, mais
Hauclir qui était à sa gauche fit volte-face sur un pied et sectionna la main
de l’homme d’un puissant coup d’épée.
Les carreaux fendaient l’air dans les deux directions, tirés depuis les
haubans ou les ponts des deux navires. Un humain qui se tenait juste devant
Malus cracha un caillot de sang noir et tomba à la renverse, une empenne
noir druchii émergeant de son dos. Un assaillant se rua sur Hauclir et lui
donna un coup de sabre en travers de la tempe, mais Malus enfonça la
pointe de son épée dans l’aisselle de l’homme, perforant muscles et
articulations pour atteindre les organes vitaux.
La cohue semblait perdre en intensité. Malus s’aperçut qu’il avait
davantage de place pour manier son épée, tandis que d’autres corsaires
commençaient à s’imposer pour descendre les marches et rejoindre la
mêlée. Puis il vit une troupe de silhouettes en cape noire surgir en bas des
marches, leurs grands draichs tourbillonnant dans un balai écarlate. Les
hommes d’Urial étaient passés à l’action. Un grand cri de désespoir s’éleva
parmi les assaillants humains et Malus répondit par un hurlement à figer le
sang en bondissant sur eux.
Soudain, sa vision s’obscurcit et son estomac se retourna. Une vague de
vertige déferlait sur lui. Le rugissement de la bataille résonnait sans arrêt
dans ses oreilles, comme s’il entendait plusieurs versions superposées de ce
même tumulte. Les hommes qui lui faisaient face se dédoublèrent, triplèrent
et quadruplèrent devant ses yeux. C’était exactement la même sensation
qu’un peu plus tôt dans la journée, au même endroit de l’escalier de tribord.
Soudain, une funeste prémonition s’empara de lui. L’instant d’après,
Malus était sur un genou, rassemblant ses forces sur le pont glissant. Le
bras tendu, il ferma les yeux et secoua sauvagement la tête. Les poils de sa
nuque étaient dressés à l’appréhension que l’un des humains tire profit de sa
confusion. Malus nul coup ne fut asséné et le monde sembla retrouver ses
amarres au bout de quelques instants. Malus bondit sur ses pieds et vit que
les assaillants battaient en retraite en masse, se jetant vers le bastingage de
bâbord tandis que les deux navires commençaient à se séparer. Ils
s’écartaient comme l’eau glisse, autour d’une forme lumineuse. Ce corps nu
et féminin n’était recouvert que d’une couche de sang fumant et Malus
comprit aussitôt ce qui s’était passé.
Yasmir avait émergé au beau milieu du pont et de l’ennemi, ses dagues
jumelles en main. Sans se soucier de sa propre survie, elle avait dansé parmi
eux comme une prêtresse du temple, ôtant une vie à chaque mouvement
sinueux de son bras. Terrifiés par cette magnifique et meurtrière silhouette,
les humains s’étaient repliés à la hâte et les corsaires druchii avaient pu
affluer en nombre par la passerelle de bâbord. Ils avaient alors commencé à
détruire les liens d’abordage entre les deux navires et en quelques instants,
le Busard s’était retrouvé libre. Les assaillants, qui s’étaient crus à portée de
main du triomphe l’instant d’avant, connaissaient désormais le sort peu
enviable de ceux qui sont piégés à bord d’un navire de pillards druchii. Ces
hommes rampaient comme ils pouvaient jusqu’à la coursive de bâbord et se
jetaient dans l’espace entre les deux navires, préférant risquer la mort dans
ces eaux assassines plutôt que d’être capturés par l’équipage vengeur du
corsaire druchii. Yasmir se tenait parmi des piles d’ennemis morts. Elle
baignait dans le sang et riait aux éclats d’une joie pure et démente devant le
massacre qu’elle venait d’engendrer. Les assaillants ne lui avaient pas laissé
la moindre égratignure.
Malus fit quelques pas vers l’ennemi en déroute et s’arrêta, subitement
las. Il abaissa son épée ensanglantée, à bout de souffle dans cette
atmosphère gelée, pendant que le navire bretonnien filait à bâbord.
Quelqu’un avait braqué une baliste de la citadelle sur le bateau ennemi et
avait pulvérisé sa barre à roue, laissant le navire à la merci de la tempête.
Un terrible gémissement monta parmi les survivants et le vaisseau à large
travers fut inexorablement emporté par les vagues avant d’être avalé par la
brume tourbillonnante.
Le dynaste observait le tableau du pont principal. Les corps jonchaient
toute la surface et fumaient au contact de l’air froid. Les marins druchii se
déplaçaient parmi eux, achevant les blessés et jetant les corps par-dessus
bord. Les corsaires avançaient avec hésitation et révérence pour ramasser
les dépouilles qui entouraient Yasmir. Elle les regardait œuvrer avec la
sérénité du meurtrier. Urial et ses hommes s’approchèrent d’elle et
tombèrent à genoux. Le visage de l’ancien acolyte était figé dans une sainte
extase.
Malus se retourna de dégoût. Sa main gauche était comme un bloc de
glace. Il jeta un œil à sa paume ensanglantée et fut parcouru d’un frisson.
J’ai déjà vu cela, se dit-il, en sentant la main glacée de l’effroi se poser sur
lui.
Comme un somnambule, il retourna vers la passerelle de tribord. Juste
devant la première marche, il trébucha sur un corps ennemi et se rattrapa
sur sa main gauche sur la rampe.
À côté de sa main, un carreau noir émergeait du bois. Le trait était à
hauteur de poitrine, à l’endroit précis où il se tenait quelques secondes plus
tôt.
C’est ici que je suis mort, pensa-t-il. Ou que j’aurais dû mourir sans cette
prémonition. Comment est-ce possible ?
Le rire du démon fut sa seule réponse.
CHAPITRE QUINZE
LA VOILE NOIRE
voyage.
— Vraiment ? Voilà des nouvelles intéressantes, commenta Malus en se
tapotant le menton de son long index. Il faut croire qu’elle n’émeut pas que
mes frères. Et donc, ils ne voient pas la jalousie de Tanithra d’un très bon
œil ?
— Non, mon seigneur. Ils pensent qu’elle leur fait tous courir de grands
risques en complotant contre Yasmir.
Le dynaste réfléchit quelques secondes à ces mots et sourit.
— Excellent. Attise les flammes, Hauclir. Alimente la rumeur qu’Urial
craint la vengeance de Khaine en personne sur tout l’équipage, si jamais
Yasmir était assassinée.
Hauclir regarda Malus avec circonspection.
— Vous avez donc décidé la manière avec laquelle vous allez jouer le
coup ?
— Presque, répondit le dynaste. Mais ne t’inquiète pas, Hauclir, dit-il en
se tournant pour tapoter l’épaule de son serviteur. Tu es toujours dans la
course. Je peux encore te tuer avant la fin de l’affaire.
Deux lunes étendaient une nappe d’argent sur la mer agitée. Il prit une
bouffée d’air et perçut la corruption, ces relents fétides qui s’insinuaient
dans ses poumons comme une épaisse brume, pour y fermenter. Sa peau
était lâche et graisseuse, glissant sur sa chair et ses os.
Il remarqua au loin un grand mât et une grande voile triangulaire qui se
dressait comme une effroyable bannière à l’horizon.
L’atmosphère se rida comme la surface d’un liquide, devenant grise et
froide, et soudain irrespirable. Des mains osseuses se refermaient sur sa
gorge, le tirant en arrière sous une mare d’eau vaseuse. Il se débattit de tous
ses membres, grogna et recracha l’immonde liquide de sa bouche. De toutes
ses forces, il parvint à se relever et se retrouva face à face avec une horrible
créature dont la forme putréfiée se décomposait en voiles de peau purulente
comme une toge mal recousue. Il sentait la chair des doigts de la créature
qui jutaient d’un sang infecté en se crispant sur sa gorge. Les yeux du
monstre n’étaient que des globes de moisissure gris-vert, qui brûlaient de
haine du fond d’une capuche sans visage en chair humaine putréfiée. Il
ouvrit la bouche pour parler, mais son gosier fut assailli de la puanteur de la
mort et ses paroles étaient étouffées par une gerbe de bile amère.
Une autre créature abominable se joignit à la première et le saisit par les
épaules pour le plonger de nouveau sous la surface de l’eau. Ils étaient en
train de le noyer dans l’eau de cale du navire ! D’autres mains agrippèrent
son bras, sa taille et sa jambe, et il se retrouva sans appui. Sa tête fut une
nouvelle fois immergée dans l’eau froide et sale. Il essayait de s’extraire de
leur poigne, mais celle-ci était implacable…
d’estoc et de taille, mais les Écorchards n’avaient pas reculé d’un pouce.
Tanithra affrontait deux pillards corrompus, évitant leurs coups de parades
effrénées de sa lourde épée, tandis qu’ils l’acculaient progressivement
contre la lisse.
Malus bondit par-dessus le bastingage en poussant son propre cri de
guerre et se laissa tomber sur le bateau ennemi en cherchant à atterrir à côté
d’un pillard qui martelait Tanithra. Mais pendant sa chute, un autre
Écorchard s’était rué sur la druchii pour saisir sa jambe de son vouge et se
mit exactement à l’aplomb de Malus. Le dynaste donna un magistral coup
de pied à la tête encapuchonnée du monstre et les deux s’effondrèrent sur le
pont dans un fracas d’armes et de membres caparaçonnés.
Les planches empestaient la pourriture. Elles étaient recouvertes de
flaques de liquides jaune et brun, et de monticules d’immondices. Le cri de
fureur de Malus resta au fond de sa gorge quand il s’étouffa sous le miasme
qui émanait du navire corrompu. Il glissait sur la surface graisseuse et luttait
pour se relever, tandis que l’Écorchard sur lequel il avait atterri tira une
dague rouillée de sa ceinture et bondit sur lui en poussant un cri tenant
davantage du gargouillis.
Malus arrêta la course de son adversaire en levant sa botte et lui
dynaste pour saisir sa main directrice. Malus eut juste le temps de crier
avant que l’Écorchard qu’il avait empalé ne s’écrase contre lui,
l’éclaboussant d’humeurs pestilentielles giclant de la plaie béante de son
poitrail. Le dynaste tituba sous le choc, puis sa botte se posa sur quelque
chose de glissant et se déroba sous lui, le faisant tomber à la renverse contre
la coque de l’écoutille. Le bois pourri céda sous l’impact et Malus tomba
avec ses ennemis dans les ténèbres froides et fétides.
L’atterrissage au fond de la cale arrière manqua de lui briser l’échine. Il
sentit comme de vieux os se broyer sous ses épaules et tout le poids qu’il
avait sur le bras droit s’effondra dans un grognement. Mais il y eut un
nouveau fracas de bois pourri et il tomba encore, pour finir sa course
submergé dans une mare de liquide puant et visqueux.
L’eau de cale ! Ils avaient atterri sur l’ossature de ce rafiot décrépit et
pataugeaient dans l’eau contaminée, au fond de la coque. L’image de son
rêve lui revint avec une force morbide en même temps que le pillard qu’il
avait embroché refermait ses mains putréfiées sur son cou et le faisait
inexorablement descendre sous la surface de cette eau putride.
Malus se débattait dans tous les sens pour tenter de trouver un appui, un
moyen de résister, mais son bras droit était coincé sous le poids de son
assaillant. Sa main gauche était vide ; durant la chute, il avait lâché ou on
lui avait arraché l’épée qu’il tenait de ce côté. Il frappait donc vainement de
cette main contre la capuche pourrissante. Dans ses moulinets désespérés, le
dynaste finit par saisir le capuchon et se mit à chercher une orbite du bout
des doigts. Il en trouva une et y enfonça son pouce. Un liquide épais et froid
se mit alors à couler sur son poignet. L’Écorchard ne semblait pas apprécier
la manœuvre et Malus profita de ce levier pour sortir sa tête de l’eau fétide.
Haletant, il luttait contre les haut-le-cœur provoqués par le goût infâme qui
lui restait dans la bouche et clignait frénétiquement des yeux pour atténuer
les picotements induits par cette eau visqueuse. Il ne voyait rien d’autre
qu’un trou déchiqueté à plusieurs mètres au-dessus de sa tête et une tache
de lueur grise. Tout le reste était sombre dans cet espace creux dominé par
la cale. Le pillard faiblissait. Malus se souvint du poignard qu’il avait à la
ceinture et le chercha en tâtonnant. C’est alors que
Quand Malus et son serviteur eurent retrouvé l’air libre, la bataille était
terminée. Les hommes de Tanithra avaient acculé les membres survivants
de l’équipage dans un recoin à l’extrémité de la proue et les avaient
massacrés méthodiquement à l’épée et l’arbalète. Les dépouilles de
l’ennemi étaient débarrassées de leur pardessus en peau et jetées à la mer,
tandis que les corsaires morts étaient enveloppés dans leur cape et
Ils avaient ouvert toutes les écoutilles pour laisser entrer la brise marine,
mais cela ne fit pas grand-chose pour atténuer la puanteur. Malus était
appuyé contre la cloison, les yeux levés vers le carré de nuit qui le dominait
et l’oreille attentive au bruissement de la mer contre la coque du navire. Les
choses auraient pu être bien pires, se rappelait-il. La poignée de marins qui
était sur le pont avait dû enfiler les pardessus de peau qu’ils avaient retirés
des corps des pirates.
Une quarantaine de corsaires druchii étaient assis dans cette cale
méphitique. Les hommes nettoyaient leurs armes ou jouaient de l’argent à
voix basse et nerveuse. Ils restaient à distance respectueuse de Malus et
Urial, à qui ils avaient laissé toute la partie arrière de la cale. Hauclir avait
la tête posée contre le bardis, à droite de Malus. Il ronflait légèrement et
oscillait au gré des mouvements du bateau. Malus avait beau être épuisé, il
ne parvenait pas à dormir. La puanteur était insoutenable, mais plus que
cela, il craignait les effroyables visions qui l’attendaient dans ses songes.
Malus chercha son demi-frère du regard. Celui-ci était assis à même le
sol, à quelques mètres de distance, sa jambe infirme tendue devant lui.
— J’ai une question pour toi, mon frère, dit Malus.
Les yeux froids se posèrent sur lui comme ceux d’un hibou.
— Demande toujours, fit Urial sans rien promettre.
Malus eut un sourire sans joie en reconnaissant la réplique qu’il avait
faite à Urial un peu plus tôt et qu’il lui resservait.
— Comment se fait-il que les devins puissent voir l’avenir ?
Urial cligna des paupières.
— Parce que cela n’existe pas.
— Pas d’énigme de sorcier, mon frère, grogna Malus. Je suis fatigué, je
sens comme un tas de fumier et je ne suis pas d’humeur ludique.
— Alors, écoute et apprends, dit Urial en se penchant vers lui. Imagine
que tu te tiens au milieu d’une rivière.
Malus soupira.
— Ce n’est pas compliqué ; cela fait des heures que je rêve d’un bain.
— Au milieu d’une rivière, tu n’es conscient que de l’eau qui coule
autour de ta taille. Ton seul point de référence est l’endroit du lit de la
rivière où tu tiens. Tout le reste est en mouvement, tout change à chaque
instant sous tes yeux. C’est ainsi que la plupart des mortels perçoivent le
flux du temps.
Malus médita sur l’idée quelques instants en fronçant les sourcils.
— D’accord, admit-il enfin.
— Maintenant, imagine que tu sortes de la rivière pour te mettre sur la
rive. Ta perspective change. Tu peux regarder le cours d’eau en aval comme
en amont. Si tu le souhaites, tu peux te concentrer sur un bout de bois qui
flotte et le suivre sur les flots. Tu peux voir d’où il vient et où il va, parce
que tu peux observer tout son parcours. C’est ainsi que les prophètes voient
l’avenir ; en changeant de point de vue et en se plaçant dans la globalité de
l’existence.
Malus réfléchit à ce que l’acolyte venait de dire pour formuler sa question
suivante.
— Est-il… est-il possible pour quelqu’un qui n’est pas voyant de changer
ainsi de perspective ?
Urial resta silencieux pendant de longues secondes.
— C’est possible, dit-il enfin. Si un homme sort des limites du monde
physique, il peut observer le fleuve de l’existence et scruter tout son
cheminement. Il peut également avoir des visions s’il est possédé par un
esprit suffisamment puissant. Pourquoi cette question ? demanda l’acolyte
en l’examinant du regard.
Avant que Malus puisse répondre, une silhouette encapuchonnée apparut
au sommet de l’écoutille, presque invisible dans ces ténèbres abyssales.
— Nous approchons de la baie, murmura-t-elle. Groupe d’intervention
sur le pont.
Heureux d’être ainsi interrompu, Malus poussa Hauclir du bout de la
botte. Le serviteur se réveilla en un instant et se mit silencieusement debout.
Malus, Hauclir et quatre corsaires, tous choisis pour leur capacité à se
mouvoir et tuer sans un bruit, se rassemblèrent près de l’échelle.
Urial se leva également et boita vers eux.
— Vous êtes toujours protégés par l’égide du Dieux à la Main
Ensanglantée, assura-t-il à voix basse. Mais le pouvoir de l’ennemi sera
bien plus intense dans le camp. Ne touchez rien à moins d’y être
dynaste fit basculer ses jambes de l’autre côté et se laissa tomber, pour
apprêter son arbalète à peine atterri. Depuis cette position surélevée, Malus
remarqua que la tour carrée était bâtie à l’extrémité d’une longue salle de
festin, proche de celles des autarii ou des barbares norses. Des torches
brûlaient derrière les meurtrières de ce grand bâtiment et une fumée
douceâtre sortait des deux cheminées. Plus près de la palissade, se
trouvaient deux constructions carrées, toujours en bois, dont les fenêtres
étaient fermées. Les druchii se cachaient dans les ombres de ces bâtiments
et Malus courut les y rejoindre. En quelques instants, Hauclir et le corsaire
restant abandonnèrent les palanques pour s’accroupir derrière la maison
opposée à celle de Malus.
Ils observèrent et écoutèrent pendant plusieurs minutes. Il n’y avait aucun
signe d’activité autour d’eux. Malus attendit aussi longtemps qu’il lui
paraissait raisonnable de le faire, puis longea l’angle de la petite
construction et guida le groupe jusqu’à la tour.
Plus ils s’approchaient de leur objectif, plus Malus percevait de tension
dans l’atmosphère, comme le ciel précédant un orage d’été. De la
sorcellerie, pensa-t-il amèrement. Cette sensation n’était que trop familière.
Plus près de la tour, il apparut que les prises étaient nombreuses pour tout
grimpeur qualifié. Les parois étaient dans les mêmes troncs de sapin que la
palissade, mais elles étaient recouvertes d’une sorte de membrane
miroitante. Malus tendit la main pour la toucher et elle s’effrita comme un
vieux parchemin, libérant une terrible puanteur rappelant des boyaux
ouverts. Des dizaines d’insectes se déversèrent par le trou et rampèrent
jusqu’au sol. Sous la membrane, les troncs paraissaient scellés par un genre
de glaise rouge et humide.
Malus regarda la tour en grimaçant.
— Peu étonnant qu’ils n’aient pas besoin de gardes, chuchota-t-il. Quel
être sensé voudrait s’emparer d’un tel lieu ?
Il leva les yeux pour évaluer la longueur de l’ascension. Poussant un
soupir, il atteignit une prise de la main en rompant un peu plus la membrane
et en intoxiquant encore un peu l’atmosphère.
Les corsaires, qui étaient habitués à grimper dans un gréement humide de
jour comme de nuit, gravirent la tour sans encombre. Malus et Hauclir
furent rapidement à la traîne, progressant prise par prise. Il y avait une
étroite fenêtre à chaque étage, mais les pillards prirent bien soin de les
contourner.
Malus et Hauclir étaient pratiquement arrivés au deuxième étage quand
une silhouette sortit soudain de l’encadrement de la fenêtre pour regarder de
chaque côté de la paroi. Le dynaste se figea sur place en se collant au bois
infesté d’insectes et en priant la Mère Sombre pour que la créature
pestiférée ne pense pas à regarder directement sous elle. L’arbalète, toujours
armée, était en bandoulière, dans son dos, ce qui revenait à des milliers de
kilomètres dans la situation actuelle.
Le dynaste regarda la forme encapuchonnée du pirate qui scrutait les
murs de la tour une dernière fois, avant de marquer une pause de réflexion.
Était-il en train de chercher une explication aux étranges bruits qu’il avait
entendus ? Après quelques instants, la silhouette recula, pour resurgir
soudain la tête vers le bas. Malus se trouva nez à nez avec une tête aux yeux
gris morbides, à moins de cinq pieds de lui.
Il y eut un bruissement de métal léger, comme un collier qu’on ôte, et
Malus devina Hauclir qui faisait un mouvement ample et brusque à sa
droite. Une fine chaîne cingla dans les airs comme un fouet et s’enroula
autour de la gorge de l’Écorchard. Celui-ci eut à peine le temps de prendre
un soupir d’air avant que le serviteur ne tire en arrière pour le faire passer
par la fenêtre. Le corps fusa silencieusement entre les deux druchii pour
aller s’écraser au sol dans un choc plus humide que sonore.
Malus se tourna vers Hauclir et lui fit un signe d’approbation de la tête, et
ils reprirent leur ascension. Quelques minutes plus tard, ils avaient rejoint le
reste du groupe.
Le sommet de la tour était crénelé et offrait une vue d’ensemble de tout le
camp. Les quatre corsaires étaient à plat ventre sur la terrasse, de manière à
rester indiscernables d’en bas. Malus rampa jusqu’à leur niveau. L’un des
druchii lui indiqua un des coins du faîte. Le dynaste y repéra une trappe,
avec un anneau en métal sombre.
Tandis que Hauclir se posait à côté des corsaires pour reprendre son
souffle, Malus avança ventre à terre jusqu’à l’autre bout de la terrasse et se
redressa juste assez pour jeter un œil par-dessus le parapet et observer
l’activité en contrebas. Au-delà de l’accès principal au camp, il y avait un
large espace encombré de caisses et de tonneaux, dont beaucoup étaient
protégés des éléments par de grandes bâches en peau. Ce terrain illuminé de
flambeaux grouillait d’Écorchards, probablement la totalité du camp et une
bonne partie de l’équipage des navires ancrés.
Du mouvement près de la porte attira l’attention de Malus. Un Écorchard
s’était précipité les mains vides vers les sentinelles et leur parlait
nerveusement. Au bout d’un moment, le chef de la garde sembla se décider
et tendit le bras vers la tour. Sans hésiter, le premier Écorchard se remit à
courir. Il avait de toute évidence un rapport à faire.
Malus se tourna vers ses hommes.
— On dirait que quelqu’un a repéré notre vagabond dans la baie, dit-il à
voix basse. Nous n’avons plus de temps à perdre.
CHAPITRE DIX-SEPT
L’INCENDIE D’EMERAUDE
distance, tandis que les corsaires s’étaient répartis autour des marches,
tournés vers Malus dans l’attente des ordres. Ce dernier dit à deux druchii
armés d’arbalètes de surveiller l’escalier et fit signe aux autres de
l’accompagner. Puis il se tourna vers la porte et posa la main sur l’anneau
de fer. Prudent dans ses gestes, il ouvrit la porte et glissa un œil par
l’entrebâillement. La chambre était faiblement illuminée, deux braseros tout
juste incandescents projetaient un vague halo sur ce qui apparaissait comme
une table. Une silhouette se débattait mollement sur le plan de bois,
manifestement liée par des cordes. La puanteur du sang chargeait toute la
pièce, ainsi qu’une odeur de putréfaction bien familière.
Malus ouvrit soudain la porte et se rua dans la pièce, prêt à frapper de son
épée tout ennemi embusqué dans les coins enténébrés. Mais en dehors du
malheureux qui se tortillait sur la table au centre de la chambre, il n’y avait
personne. Le dynaste regarda autour de lui pendant quelques instants, à la
fois soulagé et consterné.
La pièce apparaissait comme un sanctuaire rudimentaire en hommage au
Dieu à la Main Ensanglantée. La table en bois était usée et maculée
d’épaisseurs diverses d’humeurs et d’entrailles séchées, tandis que le
parquet poisseux avait vu des mares de sang. La forme qui s’agitait était
écartelée sur la table, nue. Elle avait été écorchée de la taille à la tête, plutôt
grossièrement nota Malus. Vers, mouches et guêpes frétillaient sur la chair
luisante. Des dents jaunies brillaient sur les gencives torturées et la
musculature à vif des mâchoires. La bouche s’animait, mais il ne sortait de
la gorge ravagée de l’homme qu’un murmure
d’agonie.
Des rideaux de peau avaient été tendus en travers de niches qui se
succédaient sur trois des murs de la pièce. Au milieu de celui qui faisait
face à la porte, se tenait une statue grandeur nature de ce qui apparaissait
comme un Écorchard aux larges épaules, dont la capuche était décorée de
deux énormes cornes recourbées vers le bas et dont la main droite était
tendue vers la table de dépouillage, comme s’il exigeait la part de chair qui
lui était due. Les Écorchards avaient recouvert l’armature de la statue de
plusieurs épaisseurs de peau, ce qui lui conférait un aspect presque vivant et
pour le moins dérangeant. Les plis de cette toge s’agitaient légèrement sous
le courant d’air soulevé par l’ouverture de la porte.
Hauclir se tenait dans l’encadrement, d’où il étudiait la pièce avec une
grimace de dégoût.
— C’est quoi cet endroit ?
Malus haussa les épaules. Il y avait dans l’air comme une tension latente
qui allait et venait, comme le pouls d’un cœur invisible. Encore de la
sorcellerie, soupçonna-t-il.
— Probablement un genre de temple, dit-il en pointant son épée vers la
statue. De toute façon, c’est un endroit important pour les Écorchards.
Fouillez les alcôves.
Les corsaires se mirent au travail poignard en main pour tailler les
rideaux et examiner les objets empilés derrière. Il y avait des livres
poussiéreux et des parchemins, des crânes sertis de gemmes et des armes
dorées, des cruches de liquides occultes et des boîtes scellées, gravées de
runes étranges et entourées de fil d’argent.
— Ça ressemble bien à une salle du trésor, commenta Hauclir à la vue
réjouissante d’une paire d’épées jumelles et ornées de pierres
précieuses.
— Souvenez-vous de ce qu’a dit Urial, avertit Malus. Ne touchez que le
strict nécessaire, sauf si vous voulez voir votre chair fondre directement sur
les os.
Le dynaste étudia soigneusement les piles de butin.
— Drôle de trésor, tout de même, marmonna-t-il. Pas un sac de pièces, ce
qui veut dire que le gros des richesses est conservé ailleurs. Ici, ils ne
gardent que les objets les plus précieux.
Il poussa l’un des ouvrages de la pointe de la lame, la mine
soucieuse.
— Si c’est le cas, reprit-il, les cartes doivent également se trouver ici.
Il parcourut les niches du regard pour en scruter les recoins. Il y avait
dans cette pièce quelque chose d’anormal, mais il ne parvenait pas à définir
quoi. Il fit un tour complet sur lui-même pour examiner les murs, jusqu’à se
retrouver face à la statue cornue qui dominait les corsaires de toute sa
hauteur. Sa toge s’agitait silencieusement et Malus comprit alors ce qui
n’allait pas.
— Il y avait une fenêtre à cet étage, dit-il en avançant vers la statue.
Il tendit son épée et écarta les plis de la toge. Derrière le vêtement ballant,
il ne trouva pas le corps de la statue, mais une étroite porte en bois.
Affichant un sourire carnassier, Malus agrippa l’anneau de fer de la porte
et poussa. Il découvrit alors une seconde pièce, qui n’était éclairée que par
une étroite bande de clair de lune, filtrant par la fenêtre située à l’autre bout.
D’où il se tenait, Malus voyait des casiers en bois remplis de grands
rouleaux de parchemins et son cœur s’emballa. Et, depuis les ténèbres de
l’un des coins opposés de la pièce, il entendit le faible bruissement de
chaînes.
— Une torche, ordonna-t-il en tendant la main. Vite !
Hauclir se retrouva à ses côtés en quelques instants, après avoir décroché
une torche de l’une des appliques de la cage d’escalier. Malus arracha la
toge du mur, le vêtement produisant un nuage de mouches colorées en
tombant au sol. Brandissant la torche, il se faufila à l’intérieur.
La pièce archivait effectivement les cartes maritimes du campement. Les
casiers étaient disposés autour d’une table en bois selon un agencement
proche de ce qu’on trouvait à bord du Busard. Il y eut un raclement sonore
de chaînes lorsque la lueur de la torche déferla dans la pièce. Malus localisa
le bruit et s’avança, prêt à frapper.
La lueur rougeâtre repoussa les ombres, pour finalement occuper le coin
et révéler une créature blottie et émaciée, entravée aux poignets et aux
chevilles, dont le corps nu était recouvert de crasse et de plaies suppurantes.
L’humain leva les bras comme pour se protéger de la lumière trop vive, puis
il se figea soudain sur place. Malus perçut un reniflement furtif par-dessus
le crépitement de la torche.
L’humain se raidit. Son visage caché par des cheveux noirs et graisseux
se tourna vers le dynaste. Malus remarqua que les yeux de l’esclave avaient
disparu, ne laissant que des cavités calcinées dans lesquelles le métal
brûlant avait cautérisé les plaies. L’humain reniflait l’air comme un chien de
chasse et se mit à trembler. La bouche édentée du misérable resta béante
quand il pointa son doigt crochu vers Malus en libérant un cri horriblement
aigu.
Il n’émana pas de sa gorge qu’un simple son, mais bien une force
ensorcelée qui se rua sur le druchii tel une bourrasque de givre. Le
hurlement figea sur place les corsaires, qui se bouchèrent les oreilles,
effrayés et agonisants. Mais le bruit ne s’arrêtait pas et se prolongea bien
au-delà de ce que des poumons mortels auraient supporté.
Les lèvres retroussées, Malus rugit à son tour à l’esclave, sentant la
paralysie faiblir devant l’intensité de sa rage et il traversa la pièce en
courant et en brandissant son épée. La lame recourbée s’abattit sur la
créature, dont la tête roulait au sol l’instant d’après.
La soudaineté du silence fut assourdissante. Malus tituba en s’efforçant
de retrouver ses esprits, mais le tonnerre grandissant de dizaines de pieds
gravissant les marches de la tour lui fit vite retrouver sa lucidité. Il se
retourna vers ses hommes.
— Emportez les braseros de la pièce d’écorchage et tout ce qui peut
brûler, et jetez-moi tout cela dans l’escalier. Balancez les torches, la toge,
tout ! Avec un peu de chance, toute la tour s’enflammera comme une mèche
de chandelle.
Hauclir s’activa aussitôt et beugla toute sorte d’instructions aux druchii
avec l’autorité d’un officier de carrière, et les corsaires obéirent sans
discuter. Satisfait de la transmission de ses ordres, Malus se concentra de
nouveau sur les casiers en bois, en tira les cartes les plus grandes et épaisses
qu’il put trouver, et en fit des gerbes qu’il lia par de la ficelle tirée de sa
ceinture. Il jeta alors les paquets par la fenêtre aussi vite que possible. Des
cris montèrent des escaliers et il entendit des câbles d’arbalète se détendre.
Les braseros furent renversés sans ménagement et un émoi retentissant
s’ensuivit, ponctué par le fracas de l’acier. Malus saisit le poignet de
l’esclave et traîna le corps vers le centre de la pièce jusqu’à ce que la chaîne
se tende. Environ huit pieds chacun, estima-t-il, avant d’entamer la découpe
des mains et des pieds. Une fois les chaînes libres, il tira sur les pitons qui
les maintenaient au mur, mais ne put les libérer malgré tous ses efforts.
— Apportez-moi une hache ! cria-t-il en se tournant vers la porte.
L’un des corsaires accourut dans la salle, une entaille sanguinolente au
front.
— L’escalier est en feu, seigneur, suffoqua-t-il. Mais les Écorchards
chargent quand même dans les flammes. Je sais pas combien de temps on
va pouvoir les retenir.
Le dynaste pointa la main vers le mur.
— Libère-moi trois de ces chaînes, pas plus, et nous n’aurons plus besoin
de les retenir.
— À vos ordres, mon seigneur, fit le druchii avant de s’atteler à la tâche.
Quelques frappes sèches plus tard, il tenait trois chaînes dans sa main
libre. Malus s’en saisit et se rua vers la porte.
— Retranchez-vous dans la salle d’écorchage ! intima-t-il aux druchii qui
défendaient le palier. Et barrez l’accès !
Alors que les corsaires se retiraient du palier en flammes, Malus
s’intéressa aux chaînes. Il enfila la première dans la menotte fermée de la
seconde, en tirant dessus jusqu’à ce que les deux menottes se rejoignent.
Puis il ramassa l’un des pitons en U et l’enfila tout d’abord dans la menotte
fermée de la chaîne qui était toujours sertie dans le mur, puis dans le dernier
maillon de l’une des chaînes libres. Malus tendit le bras pour qu’on lui
donne la hache et se servit du revers en forme de marteau pour refermer
l’attache métallique. Après une rapide vérification de son travail, il jeta la
série de chaînes par la fenêtre.
— Elle ne descend pas jusqu’au sol, expliqua-t-il en rendant la hache,
mais cela devrait faire l’affaire. Vas-y !
Le corsaire acquiesça de la tête et passa par la fenêtre sans dire un mot.
Malus se pencha par l’ouverture pour regarder le druchii descendre
jusqu’en bas de son échelle de fortune et se laisser agilement tomber sur les
quelques pieds restant jusqu’au sol. Satisfait, il courut vers la salle
d’écorchage. Les corsaires avaient tiré la lourde table et sa victime
méfiance. Les cris ont cessé, mais il me semble entendre une sorte de chant
par-dessus le bruit des flammes.
Tz’arkan s’anima.
— Je sens la sorcellerie, murmura le démon. Une puissante
LE BAISER DU DRAGON
L’aube croisa le vagabond bien au sud de l’île des Écorchards, voguant sur
l’onde avec un vent puissant pour le pousser par le quart tribord. Tanithra
avait déployé tout ce que le petit navire avait de voile. Avec elle à la barre,
le bateau éclaireur était aussi preste qu’un cheval de course, galopant à
corps perdu vers l’horizon avec une meute de loups de mer à ses trousses.
Deux heures après avoir quitté la baie, les vigies repérèrent les voiles des
poursuivants de tête. Mélange de navires tiléens et bretonniens, ils avaient
deux mâts comme le vagabond, mais pouvaient supporter bien plus de
voiles et ainsi tirer une plus grande puissance des vents. Les navires druchii
comme le Busard auraient pu semer aisément les vaisseaux à large travers
des pillards, mais Tanithra et Malus étaient réduits au statut de spectateurs
de la remontée inexorable de leurs poursuivants.
Le soleil prenait son essor quand Urial remonta sur le pont. Il rejoignit
Malus et Hauclir à l’arrière du bateau, la mine troublée. L’ancien acolyte
portait sa hache gravée de runes, qu’il tenait plus comme un talisman
qu’une arme de guerre.
— Toujours aucun signe de Bruglir ?
Malus secoua la tête.
— Ce ne devrait plus être long, d’après ce que dit Tanithra. Une heure,
peut-être moins.
— Nous n’aurons peut-être pas tout ce temps, répondit Urial en jetant un
regard vers les navires écorchards. Je sens la présence du sorcier du bateau
de tête. Il est en train d’invoquer une puissance terrifiante.
— Tu ne peux rien faire pour que nous avancions plus vite ? demanda
Malus, un soupçon d’exaspération dans la voix.
— Mes talents résident dans d’autres domaines que le vent et les vagues,
dit Urial. Je pense pouvoir contrer la plupart des sorts des Écorchards, mais
je serai rudement mis à l’épreuve.
— Les Écorchards n’auront pas besoin de magie pour nous achever. Ces
gros navires sont équipés de catapultes, comme ceux des côtes
bretonniennes. Ils peuvent nous réduire en petit bois ou nous transformer en
épave enflammée, et nous n’avons rien pour les contrer.
— Dans ce cas, prions pour que Bruglir soit à l’endroit convenu.
Avant que Malus ne puisse répondre, une vigie s’écria :
— Ils tirent !
Un rocher grossièrement taillé s’éleva dans les airs depuis la proue du
vaisseau de tête. Malus observa la trajectoire et sentit sa gorge se dessécher.
Le bloc de roche tomba à quelques dizaines de mètres des fuyards,
s’écrasant dans l’eau dans un fracas assourdissant.
— Un tir de réglage, dit Malus d’un air sinistre. Nous sommes encore
hors de portée, mais pas pour longtemps. Si tu as quelques pouvoirs à
invoquer, je pense qu’il est temps de t’y mettre.
Le dynaste laissa Urial à la poupe et rejoignit Tanithra à la barre. Son œil
valide allait et venait entre la voile, l’horizon et les environs maritimes, lui
permettant de faire de petits ajustements constants à la barre. Son
expression était tendue, mais Malus eut l’impression de discerner un vague
sourire sur les lèvres de celle qui menait la course.
— J’imagine qu’on ne peut pas aller plus vite ? s’enquit Malus.
Tanithra fit un geste vers le mât le plus proche.
— Pourquoi vous montez pas pour aller souffler dans la voile ? Tant qu’à
vous époumoner…
Malus lui sourit. Il commençait à apprécier cette corsaire rugueuse.
Quelqu’un cria en haut du mât antérieur.
— Voiles à l’horizon !
Malus se pencha, pour tenter de voir sous les bouts-dehors vers l’horizon
de la proue. Il ne discerna rien, mais Tanithra tendit son bras légèrement à
droite.
— Là-bas ! s’écria-t-elle. À droite deux ! Mais je ne vois que trois
navires. Où sont les six autres ?
— Comment le savoir ? répondit Malus. Quatre contre six, c’est une bien
meilleure cote que celle que nous avions à l’instant !
Tanithra changea de cap pour intercepter les navires druchii, au moment
où les Écorchards tentaient un autre tir. Le rocher tournoya dans les airs et
s’écrasa dans la mer, suffisamment près pour arroser l’étambot.
— Je dirais plutôt trois contre six, répondit Tanithra excédée. Nous ne
pouvons rien faire contre ces navires.
Malus eut un rire empreint de cynisme.
— Ce n’est pas vrai : nous sommes très forts pour attirer leurs projectiles.
Deux autres rochers fondirent dans les vagues cernant le vagabond, un
devant et l’autre derrière. Les Écorchards redoublaient d’efforts pour
endommager ou faire couler le petit navire. L’un des corsaires de la poupe
se mit à crier le bras tendu vers l’arrière. Malus vit alors un halo noir
verdâtre envelopper le vaisseau ennemi de tête et l’atmosphère se friper
comme une meurtrissure tandis que le sorcier rassemblait sa puissance.
Les navires druchii avaient repéré le vagabond et leurs poursuivants et
deux d’entre eux virèrent à droite pour intercepter le bateau capturé, tandis
que le troisième gardait le cap vers le nord. Si le vagabond ne changeait pas
de cap, il passerait entre les navires druchii et traînerait les Écorchards dans
un feu croisé. Malus regardait les navires effilés fendre les vagues grises
comme des requins, filer à toute vitesse malgré le vent en proue. D’un
regard en arrière, il vit la formation de l’ennemi se déployer pour faire face
à cette nouvelle menace. Deux navires virèrent vers le sud-est et un autre
vers le sud-ouest, droit sur les navires druchii. Cela laissait trois vaisseaux
dans le sillage du vagabond.
Malus vit une étincelle verte apparaître à l’avant du navire ennemi le plus
proche. Le sorcier se montrait enfin. Urial se redressa, ayant lui aussi repéré
le mage, et brandit sa hache comme pour parer une attaque.
Une pierre jaillit de la proue du navire ennemi. Malus évalua la trajectoire
et comprit que leur chance avait tourné.
— Aux abris ! hurla-t-il aux hommes de poupe. Les corsaires se
dispersèrent à droite et à gauche, au moment où le rocher fracassa la lisse
arrière dans une gerbe de longues échardes. La pierre rebondit ensuite sur le
pont comme les coups de marteau d’un dieu, manquant chaque fois de faire
chavirer le navire. Elle passa à moins d’un mètre de la barre, heurta
lourdement le mât arrière et plongea dans un panneau de cale.
Tanithra fit tourner la route à gauche toute.
— Lyrvan ! cria-t-elle à l’adresse d’un corsaire proche. Descends et vois
si la pierre a traversé la coque ! Si on a un trou sous la ligne de flottaison,
c’est fini !
Les blessés se tordaient sur le pont, les mains crispées sur les énormes
échardes plantées dans leurs bras, leurs jambes et leurs torses. L’un des
corsaires était déjà en proie à l’agonie, baignant dans son fluide vital qui
s’écoulait d’un fragment de bois fiché dans la gorge. Une forme sombre fila
au-dessus de la tête de Malus et perfora la voile arrière avant de plonger
dans les flots, de l’autre côté du navire. Les Écorchards étaient peut-être de
piètres navigateurs, mais leurs talents à la catapulte étaient une autre affaire.
Les trois navires qui les poursuivaient n’avaient pas modifié leur cap d’un
iota. Leur course vers le sud et celle du vagabond vers le sud-ouest
semblaient indiquer une collision imminente en pleine poupe. L’écart
fondait comme neige au soleil. Le dynaste serra les mâchoires de frustration
de ne pouvoir rendre dent pour dent à l’ennemi.
C’est alors qu’il y eut un profond grésillement émanant de plus au sud.
Malus se retourna juste à temps pour voir une langue de flammes vertes
fuser dans le ciel avant de fondre sur le pont de l’un des navires ennemis.
La sphère de feu de dragon attachée au projectile se brisa en déployant un
voile de feu magique sur toute la proue du vaisseau pillard. Des silhouettes
encapuchonnées tentèrent de fuir les flammes avides, mais beaucoup
brûlaient déjà comme des torches. Les druchii acclamèrent l’opération et
Malus en fit de même.
Avec une agilité surprenante, les deux autres poursuivants virèrent pour
pointer leur nez directement vers le vagabond et tenter de sortir de la portée
des grands navires corsaires. Malus voyait désormais nettement le sorcier,
dont il observait la silhouette ardente aux bras levés. Le dynaste sentit le
froid s’emparer de son cœur et poussa un cri d’avertissement à l’instant où
le sorcier libérait un éclair déchiqueté. Le trait vert semblait directement
destiné à Malus, mais il se désintégra contre un hémisphère de lumière
rougeâtre dans un coup de tonnerre, à quelques pieds de l’arcasse du
vagabond.
L’atmosphère sifflait et crépitait à la droite de Malus. Il se tourna et vit
Urial qui lançait un regard de défi au sorcier ennemi, la hache brandie. Les
runes inscrites sur les lames jumelles de l’arme luisaient d’un rouge vif et
brûlant qui faisait miroiter les contours de la silhouette de l’ancien acolyte.
Malus éprouva un bref soulagement, avant qu’un rocher du second navire
pillard ne siffle au-dessus de sa tête pour frapper lourdement le mât arrière.
Le gréement de fer vola par-dessus le pont et les cordes cédèrent dans un
craquement sourd, tandis que le mât
s’effondrait en arrière comme un arbre qu’on abat. Tanithra dut plonger sur
le pont pour éviter le grand pilier de bois qui allait broyer la barre. Le
vagabond commença à chavirer vers la gauche, en virant vers ses
poursuivants.
Malus se précipita sur le pont incliné, conscient ce faisant que ses efforts
étaient vains. La roue était enfouie sous des quintaux de chêne et
enchevêtrée dans une toile de gréement démantelé. Il regarda par-dessus
son épaule et vit la proue du navire écorchard, pointée sur eux comme la
lame d’une hache. Ils n’avaient aucune chance de pouvoir éviter la
collision.
— Préparez les cordes d’abordage ! rugit Malus. Impact imminent !
Le navire écorchard frappa le vagabond en plein milieu de la coque, dans
un fracas de bois retentissant, laissant le petit bateau inerte. Malus perdit
l’équilibre, le pont se retournant brusquement à tribord en le projetant
contre le mât effondré. Pendant quelques instants, le vagabond donna
l’impression de ne pas pouvoir se relever, mais soudain, il se redressa
violemment en raclant la proue du navire ennemi. Les deux bateaux étaient
encastrés et Malus remarqua que la confusion était tout aussi générale dans
l’autre navire. Le sorcier était hors de vue.
Les hommes criaient de terreur et de rage, et le dynaste se libéra des
cordes qui l’entravaient, puis il dégaina son épée et la brandit.
— À l’assaut, oiseaux de mer ! hurla-t-il. À l’abordage !
Les corsaires répondirent par un cri sauvage, impatients de faire payer
aux Écorchards ce qu’ils leur avaient fait subir. Les grappins d’abordage
furent lancés sur le navire ennemi et les druchii se hissèrent à bord, en
frappant comme des brutes sur les pillards encore étourdis. Hauclir et Urial
rejoignirent Malus à la barre. Urial se déplaçait avec une force et une agilité
insoupçonnées, le regard enfiévré. La hache luisait toujours intensément.
Malus lui lança un regard approbateur.
— Tu penses pouvoir atteindre le navire ennemi ?
— Il a le choix entre ça et nager ! intervint Tanithra irritée, qui
contournait l’extrémité du mât fracassé, épée en main. Entre la
glacial.
— Comme tu voudras. Montre-lui ton visage, ô Buveur de Mondes.
Une glace noire se rua dans ses veines, figeant toute morbidité de sa chair
et gonflant ses membres d’une puissance inhumaine. Les yeux du dynaste
furent aspirés par les ténèbres absolues, le froid infini de la nuit éternelle.
Ses ongles se transformèrent en serres et ses dents en terribles crocs. Le
sorcier se raidit. Le démon qui l’habitait se recroquevillait devant la furie de
Tz’arkan et l’Écorchard se mit à hurler de terreur.
Malus plongea sa main gauche dans le ventre du sorcier, déchirant les
entrailles de ses griffes acérées.
— Rampe, rampe misérable ver, dit Malus d’une voix qui n’était pas la
sienne. Tu peux fuir vers tes terriers de tumeurs et de pourriture, mais tu ne
m’échapperas pas.
Son épée tomba sur le pont. Le sorcier se tortillait en hurlant, implorant la
pitié, et le dynaste en fit de la charpie. Il vida son poitrail, écartela les côtes
pour passer la main par la gorge de l’homme et remonter jusqu’au crâne,
avant d’en sortir un long ver noir qui frétillait dans sa main dégoulinante.
Malus le broya dans son poing et perçut toute l’extase de Tz’arkan tandis
que le démon mineur était pitoyablement renvoyé dans les royaumes
inférieurs.
Il fallut de longs moments pour que Malus réalise que la présence du
démon avait décliné. Il était assis sur le pont et un rugissement résonna dans
ses oreilles. Des vrilles de brume givrée jaillirent de son armure
éclaboussée de sang. Il ne restait plus grand-chose qui permette d’identifier
le sorcier.
Après quelques instants, le rugissement se résorba pour laisser place au
vacarme de la bataille, et Malus se rappela où il était. Un frisson de terreur
lui parcourut l’échine lorsqu’il saisit l’ampleur de ce qu’il venait de faire. Il
regarda autour de lui fébrile, s’attendant à trouver Urial au-dessus de lui, sa
hache enflammée prête à s’abattre.
Mais celui-ci avait décidé de servir sa propre entité maîtresse, transporté
par l’extase du combat. Il avait tué tous les Écorchards que le sorcier avait
lancés sur lui et s’était laissé enivrer par la furie
englouti par les vagues avides. Le dynaste jeta un œil par-dessus bord et
repéra son serviteur suspendu à une corde d’abordage, une main crispée sur
des liasses de cartes trempées. Malus laissa échapper un cri d’alarme et tira
sur la corde de toutes les maigres forces qui lui restaient, regrettant de ne
pas pouvoir profiter de quelques vestiges de la puissance du démon.
De longues minutes plus tard, Hauclir se laissa tomber par-dessus la lisse,
le visage blême et les cheveux dégoulinants. Enfin couché, son armure
lourde libéra des litres d’eau. Il tenait toujours aussi fermement les cartes.
Suffoquant, il jeta à Malus un regard à la fois insubordonné et mortifié.
— Que la Sombre Mère me pardonne, dit-il d’une voix tremblante, mais
la prochaine fois qu’on se retrouve dans un naufrage et qu’on oublie
quelque chose dans l’épave, vous pourrez aller le chercher vous-même,
mon seigneur !
CHAPITRE DIX-NEUF
Malus croisa les bras sous sa lourde cape, luttant contre une nouvelle
montée de frissons. La caresse glaciale du démon n’était pas totalement
partie, alors que la bataille sur le navire écorchard remontait à quatre
heures. La mi-journée approchait et la mer houleuse luisait comme l’acier
poli sous un soleil pâle et diffus. Les corsaires druchii déambulaient pieds et
torse nus, se dorant à la chaleur providentielle comme des lézards. Malus
était quant à lui toujours gelé jusqu’à la moelle. Il avait dit à Tanithra et aux
autres qu’il s’était trempé en repêchant Hauclir, si bien que sa cape fourrée
avait à peine fait sourciller Bruglir et Urial. Il se pencha au-dessus de la
table du capitaine et plissa les yeux à la vue de la mosaïque de fines lignes
et d’étranges annotations de la carte des Écorchards. Il avait déjà vu des
grimoires plus clairs et simples à déchiffrer.
— Comment peux-tu en être aussi sûr ? Tout est écrit dans une sorte de
jargon incompréhensible.
— En fait, c’est du norse, répondit Bruglir. Regarde ici.
Son doigt se retrancha de la minuscule marque représentant l’île pour
s’arrêter sur huit points plus gros répartis autour de l’approche de la mer
septentrionale.
— Trois de ces îles sont connues pour être d’importants camps
d’Écorchards, poursuivit-il, et nous pouvons penser que les cinq autres sont
également des avant-postes notables. Tu remarqueras que toutes sont reliées
par des lignes clairement définies.
Il se mit à suivre du bout des doigts les longues courbes qui allaient d’un
contour rocailleux à l’autre, chaque fois annoté d’étranges runes.
— Dis-moi ce que toutes ces îles ont d’autre en commun, relança-t-il.
Malus examina la carte. Maintenant que Bruglir mettait le doigt
empilée sur un bureau proche, finit par en sélectionner une et l’étala sur la
table. Le vélin très fin s’appliqua sur la carte des Écorchards tout en laissant
apparaître les notes de celle-ci, créant une image superposée de la même
région.
— Tu vois : cette île n’apparaît même pas sur nos cartes. C’est le secret
qu’ils ont toujours cherché à protéger par tous les moyens, conclut-il un
sourire cruel sur les lèvres. Maintenant, nous savons où leur cœur se
d’innocents !
— D’un autre côté, intervint Hauclir nonchalant, même le rat le plus
malin finit par crever si on le piétine assez lourdement.
— Tu me compares à un rat ?
— Absolument pas, mon seigneur, dit l’ancien capitaine de la garde le
visage dénué d’expression. Je dis juste qu’il y a beaucoup de bottes bien
lourdes qui se baladent sur ce navire, c’est tout.
— Estime-toi heureux qu’aucune ne se soit encore écrasée sur ta tête.
— C’est bien parce que je passe l’essentiel de mes journées à les
passée la visite ?
— Elle s’est faite sans cri, fit le serviteur sur un ton blasé, et Bruglir est
reparti avec le même nombre de membres qu’en arrivant. Vous en concluez
ce que vous voulez.
— Comment sais-tu tout cela ?
— L’un des matelots a aperçu le capitaine qui quittait les quartiers de
Yasmir juste après minuit. Tout le monde en parle au réfectoire.
Malus hocha pensivement la tête.
— Dans ce cas, il faut croire qu’un accord a été conclu. Voilà
d’excellentes nouvelles.
Hauclir prit une mine consternée.
— Vraiment ?
— Bien sûr. Cela va tout à fait dans le sens de mon plan.
Ils avaient atteint la cabine étriquée de Malus, qui poussa la porte et
s’arrêta sur le seuil.
— Maintenant, nous n’avons plus qu’à atteindre l’île et percer ses
défenses, et tout sera prêt pour le bouquet final.
— Je vois, mon seigneur, convint Hauclir dont l’expression affirmait le
contraire. Et en attendant, je suis censé faire quoi ?
— Prendre un bain. Tu sens le poisson mort, répondit Malus en refermant
la porte au nez de son serviteur.
de lui.
Urial était agenouillé près du pont, une coupe de cuivre dans une main et
un pinceau gravé de runes dans l’autre. Des filets de sang figé et bleuâtre
sur la surface de la coupe étaient emportés par le vent pour aller se coller
dans ses cheveux, mais il n’y prêtait aucune attention, absorbé qu’il était
par sa tâche. Il avait peint un petit cercle sur les planches et tournait
maintenant autour pour décorer l’intérieur du symbole de signes complexes.
Tanithra se tenait à la barre, la mine farouche de celle qui broie du noir.
Elle était retournée au navire récupéré juste après la conversation avec
Bruglir, soit pratiquement six jours plus tôt, et le grand capitaine ne l’avait
pas convoquée depuis. Durant cet intervalle de temps, Bruglir avant rendu
deux autres fois visite à sa sœur, selon les dires d’Hauclir, chaque fois au
cœur de la nuit. Une fois, on avait entendu des bruits de ce qui aurait pu être
une lutte, mais personne ne sut vraiment ce qui s’était passé dans la cabine.
Malus estimait que Bruglir tentait de faire amende honorable et qu’il avait
proposé de tuer Tanithra à la première occasion pour se racheter. Urial
hantait les quartiers de Yasmir comme un spectre et surveillait les allées et
venues de Bruglir avec ce qu’on pouvait apparenter à de l’indignation
vertueuse, sans pour autant jamais intervenir. Malus en était arrivé à la
conclusion que si Urial n’avait pas chargé ses hommes d’assassiner Bruglir
dans son sommeil, c’était uniquement parce qu’il lui fallait pouvoir mettre
la mort du capitaine sur le dos du fils bâtard pour gagner les faveurs de
Yasmir. Malus se demandait jusqu’à quand tiendrait la patience d’Urial.
Il avait tué le temps ces derniers jours en s’efforçant de boire tout l’alcool
que le navire de Bruglir avait à offrir. Malgré les protestations d’Hauclir qui
lui avait assuré chaque nuit qu’il avait bu la dernière goutte du Busard,
Malus avait usé de ruse et de quelques menaces pour se faire livrer chaque
fois une nouvelle bouteille par son serviteur. Le dynaste en détestait l’idée,
mais il commençait à trouver l’ancien capitaine de la garde indispensable.
Il lui fallait se soustraire tant que possible à l’effroyable influence du
démon. Elle n’était certes pas aussi forte qu’après la bataille en mer de la
semaine précédente, mais elle restait douloureusement manifeste, assez
pour que Malus craigne d’avoir finalement passé un palier de plus vers les
griffes du démon, une étape dont il ne reviendrait pas. Cette idée était
suffisamment atroce pour le garder éveillé toute la nuit, mais le pire, c’est
qu’il faisait de plus en plus de rêves étranges, chacun plus intense et
terrifiant que le précédent.
Ils étaient tous sans rime ni raison, comme des images peintes sur une
centaine de cartes différentes avant d’être jetées au gré du vent pour
virevolter selon des trajectoires chaotiques donnant mille indices sans
jamais rien révéler.
Des couloirs et des escaliers, méditait-il. Des portes ouvrant sur les
mêmes pièces, encore et encore. C’était comme si la même scène était
rejouée sans fin dans sa tête. La seule différence se trouvait dans les bruits
de pas. Chaque nuit, ils semblaient se rapprocher un peu plus pour devenir
tonitruants, comme la foulée d’un géant. Et il savait avec l’omniscience du
rêveur que lorsque ces pas le rattraperaient enfin, il allait mourir. Ce n’était
qu’une question de temps.
— Et s’il ne s’agissait pas de rêves, dit Tz’arkan. Si tu voyais l’avenir,
comme la noyade dans les eaux de cale du navire pirate ?
— C’est impossible, chuinta Malus. Ce sont des visions de pure folie.
Rien en ce monde ne peut être aussi pervers et maléfique.
— Cela n’empêche, petit druchii. Cela n’empêche.
— Tais-toi ! Tu m’entends ? Tais-toi !
Malus sentit un regard posé sur lui. Il leva les yeux et vit Tanithra qui
l’observait, méfiante.
Le démon gloussa.
— Elle te croit fou, Darkblade.
— Et alors ? marmonna Malus. Elle a probablement raison.
Sa tâche achevée, Urial posa le pinceau et se redressa en tenant la coupe
des deux mains.
— Déferlez les voiles autant que possible et gardez le cap, dit-il à
Tanithra. Une fois que nous serons engagés dans le labyrinthe, il nous
faudra avancer lentement, sans hâte.
— Avec ce vent dans le nez, on a déjà bien du mal à avancer, répondit-
elle sans quitter l’horizon des yeux.
Mais Urial secoua la tête.
— Si mes théories sont correctes, ce ne sera pas le vent qui nous poussera
dans le dédale.
À ces mots, Tanithra se retourna, mais si elle attendait une explication
plus détaillée, elle allait être fort déçue. Urial avait déjà les yeux plongés
dans la coupe et marmonnait une longue psalmodie continue. Une nouvelle
fois, Malus regarda vers le nord, mais l’horizon apparaissait comme une
plaine vide d’ardoise lisse. Il se tourna vers la poupe et vit qu’il pouvait
toujours discerner les voiles noires de la flotte de Bruglir, au loin. Les
corsaires allaient rester au large pendant que le
LA MONNAIE DU ROYAUME
capitaine.
— Le défi, poursuivit-il, sera de les convaincre que nous n’avons pas
l’intention de les attaquer, assez longtemps pour qu’ils écoutent notre
stratagème.
Le regard farouche de Bruglir s’arrêta successivement sur Malus, Urial et
Tanithra, comme s’il avait l’impression d’être le dindon de quelque farce
élaborée.
— Donc, pendant que nous discutons avec leur chef, un groupe se faufile
discrètement hors du navire, pénètre dans l’une des tours et abaisse la
chaîne juste à temps pour que notre flotte puisse attaquer les navires ancrés.
Le capitaine se repassa une nouvelle fois le plan dans la tête, avant de la
secouer aussi négativement que la première fois.
— Tout peut aller de travers.
— Il y a une part de risque dans tout plan un tant soit peu audacieux,
répondit Malus. Ne te soucie pas de ce qui risque de capoter ; nous ferons
en sorte que cela n’arrive pas. Réfléchis plutôt à ce qui se passera si tout se
passe bien. Les Écorchards seront démantelés, leurs trésors seront à nous et
tu pourras retourner à Hag Graef comme un héros. Un héros extrêmement
riche, devrais-je dire. Tu pourras payer un navire à chaque membre de la
flotte ; à chaque femme aussi, d’ailleurs, ajouta-t-il en inclinant légèrement
la tête vers Tanithra.
Le capitaine druchii semblait toujours ruminer, tapotant d’un doigt ganté
sur la table. Il finit par lâcher un soupir.
— Comment allons-nous nous coordonner ? La flotte devra avancer à
l’aveuglette.
Malus se tourna vers Tanithra. Ils avaient largement débattu de cette
question durant le trajet de retour.
— Une fois que nous avons traversé la brume, répondit Malus, la flotte
attend deux heures avant d’entamer le passage. Nos hommes seront déjà en
train d’attendre dans l’une des tours, prêts à faire tomber la chaîne.
Bruglir évalua une nouvelle fois toutes les possibilités.
— Et si le chef écorchard ne mord pas à ton hameçon ?
— Cela n’aura finalement aucune importance, répondit Malus d’un air
détaché. La flotte sera déjà en route et nos hommes prêts à agir dans la tour.
Ceux d’entre nous qui auront été présentés au chef auront juste une belle
bataille sur les bras, en espérant tenir le coup jusqu’à l’arrivée des renforts.
— Tes chances sont pour ainsi dire nulles.
— C’est un risque que je suis prêt à prendre, convint Malus.
Bruglir se mit debout, les mains croisées dans le dos.
— Et c’est un risque que tu n’as aucun scrupule à imposer au reste
d’entre nous.
Il écarta alors les mains.
— Mon avis n’a aucune importance. Ton mandat prévaut dans ce cas sur
mon autorité, soupira-t-il. Très bien, Malus. Nous allons suivre ton plan.
Mais que les Dragons t’emportent s’il échoue.
Tanithra se leva alors d’un bond.
— Une dernière chose, intervint-elle. Si je navigue ce navire jusqu’au
port et abaisse la chaîne, je veux quelque chose en retour, dit-elle d’une
voix précipitée. Je veux le commandement du navire capturé. Je l’aurai
gagné par le sang à deux reprises quand ce sera fait. Et je ne demande
aucun matelot de plus. Je le ferai voguer jusqu’à Clar Karond et j’engagerai
mon propre équipage…
Bruglir la coupa d’un geste de la main.
— Tu ne seras pas à la tête du navire, Tani. Tu mèneras bien le groupe
d’intervention à terre, mais c’est moi qui commanderai l’opération.
— Vous ? s’exclama Tanithra.
— Bien entendu, répondit sèchement le capitaine. La survie de la flotte
dépend de l’issue de cette incursion. Tu as vraiment cru un seul instant que
je n’allais pas participer à l’exécution du plan ? Tu auras pour mission de
faire tomber la chaîne pendant que Malus et moi distrairons le chef pirate.
Tanithra blêmit d’un coup. Quand elle reprit la parole, sa voix tremblait.
— Vous… vous m’aviez promis de commander. Des années plus tôt,
durant votre expédition de hakseer. Et je vous ai servi fidèlement. Je vous ai
laissé folâtrer avec votre sœur sans jamais rien dire…
— Les affaires des dynastes ne te concernent pas, dit froidement Bruglir.
Et ne t’avise pas de me rappeler mes devoirs. Tu auras ton commandement.
Peut-être quand nous amarrerons à Clar Karond. Tu as entendu Malus. L’or
coulera à flots.
Tanithra s’apprêta à répondre, l’œil animé de rage, mais elle se maîtrisa
au dernier moment. Elle prit une profonde inspiration et surmonta son
tremblement.
— Oui, capitaine. Cela va de soi. Ce sera juste un peu plus long. Elle se
redressa, la tête haute. Ce sera tout ? demanda-t-elle enfin.
Bruglir scruta son visage quelques instants, l’œil quelque peu soucieux.
— Oui, il me semble. Nous allons procéder aux préparatifs cette nuit,
puis je monterai à bord du navire pirate à l’aube et nous mettrons le plan en
branle.
Malus se leva.
— Très bien, mon frère. En attendant.
Ils sortirent les uns après les autres de la cabine du capitaine. Tanithra
était en queue de file, marchant d’un pas lent et prudent, comme si elle avait
perdu son pied marin pendant la discussion. À l’extérieur, Urial se tourna
vers Malus et lui jeta un regard appuyé : la fin de la partie approche,
disaient ses yeux de cuivre. À toi de jouer.
Le dynaste lui répondit par un vague hochement de tête et Urial s’en alla.
Hauclir se redressa de son poste désormais habituel, adossé à la
cloison, l’air intrigué. Malus secoua la tête de dépit une fraction de seconde
et le serviteur remonta le couloir sans un mot, avant de disparaître au coude
suivant. Il ne restait donc plus que Malus et Tanithra. Quand le dynaste se
retourna vers elle, il se réjouit intérieurement de la voir si abattue.
— Vous retournez au navire pirate ? demanda Malus en feignant d’être
intéressé.
Tanithra le regarda avec méfiance, comme s’il venait de pousser sur le
pont. Son expression se durcit.
— Quelle question ! Je n’ai aucune intention de rester ici.
Malus sourit.
— Dans ce cas, je vous accompagne ; si vous me laissez le temps de
récupérer quelques affaires dans ma cabine.
Un air de lassitude mâtinée d’écœurement transparut sur ses traits
balafrés, mais Tanithra adopta finalement une mine résignée.
— Comme vous voudrez, dit-elle en l’invitant à passer devant.
Malus traversa les couloirs étriqués jusqu’à la salle des cartes, ne faisant
aucun autre commentaire jusqu’à ce qu’il pousse la porte et pénètre à
adapté comme conclusion, non ? Sans oublier que cela lui fera payer ses
étourderies.
Tanithra ne dit rien pendant quelque temps, la mine pensive. Elle prit une
nouvelle gorgée.
— Vous pensez vraiment qu’on pourrait faire une telle chose ?
— Bien entendu, dit Malus en passant derrière elle pour fermer la porte
de la cabine. Retournez au navire pirate. Je resterai ici et je ferai surveiller
la cabine de Yasmir par mon serviteur. Bruglir va assurément lui rendre
visite cette nuit. Revenez donc au Busard avec une poignée d’hommes de
confiance juste après l’heure du loup. Une fois que Bruglir sera retourné à
ses quartiers, nous pourrons agir.
Tanithra l’observait en silence.
— Vous savez, finit-elle par dire, j’ai jamais passé beaucoup de temps
dans les Six Cités. Je suis née à bord d’un navire au large de la Lustrie et je
peux compter sur une main les fois où j’ai passé plus d’une semaine à terre.
Mon père était lui-même capitaine. Il m’a toujours dit que la trahison était
la monnaie du royaume de Naggaroth. Jusqu’à aujourd’hui, j’avais jamais
compris ce qu’il voulait me faire comprendre. Dites-m’en plus, pria-t-elle
en rendant la bouteille à Malus.
gravée d’un symbole complexe. Les mots qui s’y cachaient ne lui étaient
pas familiers, mais ils livrèrent leurs secrets lorsque ses yeux les
parcoururent.
Pierre après pierre, Eradorius avait érigé cette tour, mais ses fondations
demeuraient dans les ténèbres éternelles, où nul sentier n’existe et nul soleil
ne permet de suivre les saisons. En ces lieux, il établit des passages où il
n’en existait pas, suivant chacun ses propres désirs et libérés des règles du
monde des vivants. La voie tortueuse devint droite et le rectiligne se
retourna sur lui-même, afin que nul homme autre que lui ne connaisse la
route vers son sanctuaire.
Et pourtant, Eradorius avait peur, conscient du sort qui l’attendait. Alors,
il fit un gardien pour veiller sur les chemins sinueux et ordonna qu’il ne
laisse entrer nul homme en son sanctuaire et qu’il s’en repaisse pour
devenir plus fort encore. Le gardien s’exécuta et acquit force et ruse
bestiale, et sa foulée était comme le tonnerre dans les passages retors et son
souffle était comme les vents du désert.
Malus arrêta la lecture. Son cœur se figea de froid.
— Mère de la Nuit, dit-il à voix basse. Je ne rêvais absolument pas.
— Qu’il est malin, le petit druchii, ronronna le démon. Tu n’es pas si
stupide, finalement. C’est rassurant.
— Pourquoi ne m’as-tu rien dit ? se plaignit Malus. Qu’as-tu gagné à me
tourmenter ainsi ?
Tz’arkan émit un rire rappelant des os qui s’entrechoquent.
— La réponse est dans la question, petit druchii ! Ta terreur est exquise.
Ta folie, davantage.
— Mais comment est-ce possible ? J’ai vu des couloirs se retourner sur
eux-mêmes ! Passer par le seuil d’une pièce et y repasser par le côté opposé
! C’est impossible !
Le rire du démon carillonnait dans sa tête.
— Stupide petit singe ! Les réponses sont devant toi et tu refuses de les
voir ! Tu refuses d’y croire, parce que tu ne vois pas au-delà de l’arbre sous
lequel tu t’abrites. Que tu es pitoyable, Darkblade. Que vais-je faire de toi ?
Malus puisa dans sa force de volonté pour ne pas jeter le grimoire à
travers la cabine.
— Tu pourrais commencer, dit-il les dents serrées, par me donner
quelques réponses !
— Pose les questions, fit Tz’arkan sur un ton sarcastique. J’y répondrai.
— Eradorius s’est-il rendu ici pour échapper au destin des quatre autres
sorciers ?
— En effet.
— Comment a-t-il fait ?
— En allant où je ne pouvais point.
— Mais où ?
Malus braqua les yeux sur le tome.
— Attends, reprit-il ; tu étais séquestré dans le cristal. Tu étais lié à ce
monde, au monde physique.
Le démon ne dit mot.
— Eradorius a quitté le monde physique pour te fuir, c’est bien cela ?
— Oui.
— Mais comment ?
— Je ne peux te l’expliquer. Ton misérable cerveau ne pourrait le
saisir. Disons juste qu’il s’est servi d’une puissante magie, si tu veux bien.
Malus marqua une pause.
— Et pourtant, il a également créé ce labyrinthe impossible pour se
protéger. Il lui fallait toujours se garder des intrus, donc sa tour doit encore
toucher ce monde d’une manière ou d’une autre, n’est-ce pas ?
— Tout à fait, fit Tz’arkan. La forme physique ne peut exister dans les
royaumes de l’éther, petit druchii. Elle doit être… ancrée, si tu veux, afin de
conserver son intégrité. Ainsi, les fondations de la tour sont encore en
contact avec le royaume physique.
— La tour existe toujours dans ce cas.
— Je ne peux l’assurer, répondit le démon. Cela fait des milliers
L’HEURE DU LOUP
l’élégance de la mort.
De longs poignards effilés décrivaient des arcs d’argent dans ses mains
délicates tandis qu’elle se ruait sur Malus. L’instinct et l’expérience du bain
de sang assurèrent au dynaste qu’il était un druchii mort s’il la laissait
l’atteindre. Elle lui sourit en ouvrant les bras comme une maîtresse retrouve
son amant et Malus préféra se jeter au sol, plutôt que de finir dans cette
étreinte fatale.
Il roula sur les planches ensanglantées, pour terminer sa course contre une
table et une chaise, recevant du coup des bouteilles de vin vides et un
plateau de miettes sur la tête. Puis il entendit le son de l’acier acéré
tranchant le cuir et la chair, suivi d’un bruit d’étranglement à
l’action, liant les pieds et les mains de Yasmir, avant de la bâillonner avec
une bande de cuir et de l’enrouler dans la voile. Maîtrisant leur grognement,
les deux hommes hissèrent le paquet sur leurs épaules et la corsaire passa la
tête par l’encadrement de la porte pour s’assurer que le champ était libre.
Satisfaite, elle fit signe aux hommes d’y aller et ils filèrent hors de la cabine
pour remonter les couloirs.
Malus boitait derrière Tanithra, grimaçant à chaque pas. Il fut surpris de
constater à quel point il était tenté de faire appel au démon pour se faire
soigner, malgré tant de témoins, mais il résista fermement à
l’envie.
— Retournez au vaisseau pirate, intima-t-il à la corsaire, et assurez-vous
que rien de fâcheux ne lui arrive en chemin. Souvenez-vous que c’est
Bruglir qui devra la tuer, sans quoi vous ne gagnerez rien à la voir mourir.
Tanithra lui lança un regard implacable. Sans un mot, elle laissa le
dynaste estropié pour rejoindre ses hommes.
Une fois qu’elle ne fut plus à portée de voix, Malus se tourna vers
Hauclir.
— Tu as les dagues de Yasmir ?
Le serviteur fit oui de la tête en montrant sa ceinture d’où dépassaient les
deux armes. Les yeux d’Hauclir ne quittèrent pas Tanithra qui s’éloignait.
— Il ne faut pas lui faire confiance à celle-là, mon seigneur, dit-il d’une
voie agonisante. Elle est trop imprévisible.
— Les dés sont jetés, Hauclir. Elle ne tuera pas Yasmir maintenant que je
lui en ai rappelé les conséquences et elle n’a personne d’autre vers qui se
tourner. Nous avons l’avantage.
— Pour l’instant, mon seigneur, convint Hauclir la mine lugubre. Pour
l’instant.
sourire.
— Il vaut mieux pour vous que mes hommes ne comprennent pas vos
pleurnicheries. Ils vous tailleraient en pièces, sans cela.
— Eh bien, expliquez-leur, l’écorché, ou épargnez-moi vos menaces
creuses. J’ai une offre intéressante à faire à votre maître.
— Faites-m’en part et je verrai si elle est digne de l’attention de mon
maître.
— Les chiens ne sont pas concernés par les affaires de leur maître, railla
Bruglir. Menez-moi jusqu’à lui et vous aurez rempli votre mission.
— Vous me croyez assez stupide pour vous mettre en présence de mon
seigneur ? Une troupe de sales elfes noirs indignes de lécher les sécrétions
des pieds de mon maître ?
Bruglir lui rit au visage.
— Votre grand chef craindrait-il à ce point une douzaine de druchii ?
Le capitaine fit un pas en avant.
— Les légendes que l’on raconte sur les fameux Écorchards ne seraient-
elles que des contes pour faire frémir les enfants humains les plus peureux ?
L’Écorchard rugit de colère et s’apprêta à brandir sa lourde hache, mais
Malus l’arrêta d’un simple regard.
— Lève donc la main sur moi, vieille limace, et ce sera ta dernière erreur.
Un silence instable s’installa entre les deux. Après quelques instants,
l’Écorchard abaissa sa hache.
— Suivez-moi, grogna-t-il.
Il se retourna pour beugler des instructions en norse aux hommes qui se
tenaient à l’autre bout de la jetée. Bruglir le suivit d’un air méprisant, mais
Malus ne se trompa pas sur la froide lueur de triomphe qui animait ses
yeux.
Savoure tant que tu le peux, lui conseillait-il intérieurement. Il emboîta le
pas comme un fantôme dans le sillage de son frère, se souriant à lui-même à
la vue de son plan qui se déroulait étape par étape.
Tu joues bien ton rôle, mon frère, pensa-t-il en entamant la longue
ascension vers la citadelle de la falaise. Mais tu oublies que j’en suis
l’auteur, comme pour le reste de ce conte en lettres de sang.
CHAPITRE VINGT-DEUX
falaise par le biais d’une longue série de lacets jusqu’à atteindre la citadelle,
tandis que la partie droite donnait sur les portes en bois d’une palissade
longeant le pied de la paroi. Diverses plantes grimpantes recouvraient les
palanques et une mousse verte avait poussé dans les moindres jours. Les
étroites meurtrières des deux tours de coin et les fenêtres du bâtiment
principal qui se dressait derrière la palissade étaient noires et vides comme
celle du hameau, mais les ténèbres suintaient ici d’une haine malfaisante et
viciée. Même les Écorchards prenaient soin de rester à distance de la
structure abandonnée et Malus se demanda une nouvelle fois combien de
voyageurs des mers étaient passés par l’île au cours des millénaires, pour y
chercher refuge ou fortune, et n’y trouver que folie et ruines.
L’ascension s’avéra longue et ardue. Le sentier était escarpé et étroit, et
l’allure imprimée par les Écorchards était difficilement soutenable. À mi-
hauteur de la falaise, ils commencèrent à croiser des trous béants dans la
paroi, souvent disposés par groupes de deux ou trois, dont il émanait
d’épaisses volutes de fumée ou de brume à l’odeur putréfiée. Une ou deux
fois, Malus entendit un grondement aigu, comme le sifflement d’une source
d’eau chaude résonnant dans la pierre.
Au bout d’un moment, le dynaste chercha à se distraire par une vue
d’ensemble de la baie et de la côte. Il remarqua d’autres bâtiments
abandonnés, des monuments brisés et même les coques pourries de navires,
le tout empilé par les années. Les tours jumelles de la digue contrastaient de
toute leur hauteur avec la muraille de brume qui se dressait vers le ciel noir,
où qu’on pose les yeux. Le dynaste s’efforçait d’évaluer le temps écoulé
depuis qu’ils avaient passé la barrière. Une heure ? Une heure et demie ? À
quelle distance étaient les navires de la flotte et le groupe de Tanithra était-il
prêt à abaisser la chaîne ? Rien ne permettait de le savoir, finit-il par se
convaincre. Le temps était bien instable de ce côté-ci de la brume. Il se
surprit rapidement à jeter des regards inquiets vers la mer, redoutant de voir
de grands mâts et des voiles noires, ce qui signifierait que la flotte serait
arrivée trop tôt et engendrerait un désastre.
Ils atteignirent finalement le sommet de la falaise avant que Malus ne le
réalise. Le sentier virait brusquement et passait sous une arche qui donnait
sur un escalier en pierre croulante. La citadelle qui apparut devant eux avait
quelque chose d’écrasant, cette pile de vieilles pierres entassées par des
mains écorchées et malades, et cimentées par le sang et les os.
La puanteur du sang purulent chargeait l’atmosphère. Plus près, on
pouvait voir le ciment effrité couleur rouille qui liait des briques lisses et
vitreuses qui pouvaient dater de plus de dix mille ans. Il parcourut la
surface d’une brique du bout des doigts et sentit un picotement
d’énergie. Cela lui rappela une sensation familière qu’il ne parvint pas à
identifier. Avant de se pencher plus en avant sur la question, l’escalier
marqua un coude vers la gauche et Malus posa le pied dans un royaume de
démence absolue.
Les marches émergeaient au pied de la citadelle, ou du moins était-ce
ainsi que Malus l’estima, car il ne voyait aucune sorte de mur d’où il se
tenait. L’atmosphère était lourde et humide, baignée d’un halo verdâtre qui
filtrait par d’étroites toiles en peau rapiécée, pendues dans les hauteurs. Des
filets de sang et de bile dégoulinaient sur la surface de ces rideaux luisants,
dont les pulsations attiraient l’attention de Malus. Au bout d’un moment, il
dut fermer ses paupières qui le piquaient et détourna la tête, incapable de
surmonter l’impression que des motifs apparaissaient dans le flux de ce
liquide nauséeux, autant de promesses de savoir et de pouvoir pour celui qui
saurait ouvrir les yeux.
Des nuages de mouches noires et bleues flottaient comme de la fumée et
produisaient un bourdonnement entêtant qui faisait le contrepoint du chœur
de hurlements déchirés résonnant dans les hauteurs. Des gouttes de sang
tombaient du ciel pour éclabousser la tête et les épaules du druchii, comme
une pluie chaude et amère.
Les toiles de peau délimitaient de petits espaces et d’étroites allées à
l’intérieur de la citadelle, au point que Malus se demandait si toute la
structure n’était pas finalement qu’une coquille vide, divisée par des
tapisseries de torture et de maladie. Les pans de peau balançaient au gré de
la brise, faisant mine de vouloir toucher les druchii qui suivaient les
Écorchards dans ce labyrinthe fétide.
Malus se tourna vers Urial, qui avançait avec flegme derrière lui, sa hache
tenue contre sa poitrine tel un sceptre.
— As-tu la moindre idée du temps qui s’est écoulé depuis que nous avons
percé la brume ? chuchota Malus.
Urial fit non de la tête.
— Je n’en suis pas certain, mais j’ai l’impression que nous sommes à
court de temps.
Malus tournait la tête de tous les côtés pour tenter de s’y retrouver dans
ce dédale de peau putréfiée.
— J’ai le même sentiment, fit-il en lançant un regard appuyé vers l’ancien
acolyte. Il nous faudra peut-être trouver l’issue quand les choses vont
s’emballer.
— Si nous sommes en audience avec leur chef quand nos amis se
présenteront, nous pourrons peut-être tirer avantage de la situation. Mais si
nous sommes vraiment ici depuis aussi longtemps qu’il apparaît, l’alerte
devrait déjà sonner depuis l’une des tours de la digue. Nous n’avons rien
entendu encore et cela m’inquiète.
Malus sentit un frisson lui parcourir l’échine, comme la caresse
charnus, prenant telle direction puis telle autre sans raison apparente. Ce qui
dégoulinait du plafond avait souillé leurs épaules et leurs manches. L’un des
serviteurs de Bruglir tituba et se plia en deux, assailli par de violentes
nausées. Le reste de la procession passa à côté sans dire un mot. Aussi
mauvaise était l’intention, Malus s’attendait à ce qu’elle empire.
Finalement, la file d’Écorchards et de druchii s’arrêta pour s’entasser au
sommet d’un autre escalier courbe. Celui-ci descendait, longeant le mur
grossièrement taillé d’une cage circulaire qui s’enfonçait dans la falaise.
Une colonne de brume comme celle de la face de la falaise remontait des
profondeurs et emplissait l’intérieur de la tour de la puanteur suppurante de
la corruption. Tandis que Malus se faufilait à travers la foule pour se tenir
auprès de Bruglir, il entendit un fracas au-dessus de sa tête. Des morceaux
de brique noire et vitreuse apparurent subitement à la lueur verte avant de
tomber dans le puits, en ricochant d’un mur à l’autre.
L’énorme Norse en armure se tenait de l’autre côté, sa hache appuyée
contre son épaule recouverte de mailles. Le menton sans peau et les dents
blanches du pillard avaient un éclat dérangeant.
— Notre seigneur attend en bas, annonça-t-il en pointant son doigt griffu.
Il émit une sorte de raclement assimilable à un ricanement.
— Présentez-lui vos offrandes, druchii, et il vous fera une place
d’honneur à ses côtés.
Un certain malaise traversa Malus, mais avant qu’il puisse évaluer plus
soigneusement la situation, Bruglir jeta un regard de défi au Norse et
abaisser la barrière. Je le sais bien, dit Tanithra avec un sourire cruel. C’était
la tâche qu’ils m’avaient confiée.
CHAPITRE VINGT-TROIS
TEMPÊTE DE SANG
sillage. La fureur d’Urial était grande, le démon se mouvait avec une vitesse
redoutable, même si sa toge de chair était désormais en lambeaux ; l’arme
du druchii n’avait toujours pas mordu dans le corps putréfié de son ennemi.
Les serviteurs d’Urial s’étaient lancés dans la bataille contre les Écorchards
et avaient moissonné les membres et les têtes à loisir. Ils menaient
désormais une double bataille contre les pillards survivants et Tanithra et
ses rebelles. Deux des guerriers à masque d’argent étaient déjà morts,
réduits en monticules de chair.
Sous les yeux de Malus, Tanithra s’échangeait des coups avec l’un des
hommes d’Urial, la lourde épée de la corsaire rivalisant avec le redoutable
draich de son adversaire. Le guerrier fit un pas en avant en abattant sa lame
en diagonale avec la ferme intention de trancher la druchii en deux. Mais
elle se baissa au dernier moment et bondit de manière à
l’attrapa en vol d’une seule main. Souriante, la créature referma son poing
sur l’outre dans une gerbe d’eau, brisant le globe de feu de dragon caché à
l’intérieur.
L’instant d’après, le démon se retrouva englouti dans un nuage de
flammes vertes avides. La substance ensorcelée bouillonna sur tout son
corps, rongeant les muscles et les eaux comme un vulgaire parchemin. Le
démon se tortilla en hurlant et en s’acharnant sur les flammes, mais il
n’était pas question de refuser son repas au feu de dragon. Les Écorchards
survivants battirent alors en retraite en hurlant leur détresse pendant que le
possédé poussait un gémissement de tourment en courant vers le trou de la
falaise, laissant des flaques de graisse enflammée dans son sillage. Il se jeta
par l’ouverture et dans les quelque trois cents pieds de vide qui dominaient
la baie.
— Sainte Mère de la Nuit, conjura Malus d’une voix rauque, incapable de
détacher son regard des mares de suif humain qui flambaient sur le sol de la
caverne. Tu as volé un globe de feu de dragon ?
Hauclir ne répondit d’abord que par un grognement, le temps de se
débarrasser du revers de la main des immondes humeurs qui lui
recouvraient le visage, tout en tirant l’une des dagues effilées de Yasmir de
sa ceinture avant de commencer à cisailler ses liens.
— Vous m’aviez chargé de me servir dans la réserve de cognac de
Bruglir. Figurez-vous que récupérer un globe de feu de dragon a été bien
moins périlleux. Je me suis dit que ça pourrait servir à un moment ou un
autre, ajouta-t-il nonchalamment.
Malus prit une mine désabusée et se tourna pour répondre tandis que
cédait le dernier des liens de Yasmir. Il eut à peine le temps d’apercevoir ses
yeux mauves et sa peau luisante qu’elle se déplaçait déjà avec la grâce
froide du félin prédateur. Elle s’éleva comme la fumée entre les deux
druchii et arracha les dagues à Hauclir comme on confisque à un
garnement. Le dynaste leva les yeux sur elle avec un mélange
d’émerveillement et de peur. Les poignards noirs reflétaient funestement la
lumière verte. Le visage toujours serein, elle faisait face à la silhouette
fumante de Tanithra, l’esprit perdu dans ses rêves de massacre.
La corsaire se tenait à moins de trois mètres. Les plaies profondes que lui
avaient infligées les gouttes de feu de dragon qui avaient giclé du corps du
démon grésillaient encore. Le dernier ennemi debout dans cette grotte
ensanglantée chancelait et son épée pointait infailliblement vers la gorge de
Yasmir. Urial était étendu tout proche, assommé par un coup puissant sur la
tête. Il s’était retrouvé à moins d’une seconde de la mort quand Yasmir
s’était levée et avait monopolisé l’attention de Tanithra.
— Ah ! Depuis le temps que j’attends ça, cracha Tanithra entre ses lèvres
calcinées. Bruglir m’a échappé, mais nous allons danser, toi et moi, et je
vais te faire payer, promit-elle en esquissant un sourire haineux.
Yasmir ne dit rien. Elle tendit les bras comme font les amants et se rua sur
la corsaire meurtrie, sa chevelure flottant derrière elle comme une cape de
plumes de corbeau. Tanithra s’apprêta à hurler en brandissant son épée,
mais Yasmir passa aisément outre sa garde et enroula ses bras nus autour de
son adversaire. La corsaire se raidit et prit une inspiration. Ses yeux
écarquillés se plongèrent dans le violet insondable de la dynaste, tandis que
les dagues jumelles glissaient sous la base de son crâne et dans sa cervelle.
Malus regarda sa sœur fixer les yeux mourants de Tanithra pour mieux
voir la lueur les abandonner tout en sentant les derniers soubresauts de la
corsaire contre sa peau nue. Puis, le corps de la louve de mer devint mou et
Yasmir se retira, laissant la dépouille s’affaisser au sol. Alors, elle détourna
son regard vers Malus.
L’espace d’un battement de paupière, ils se fixèrent avec intensité.
Lentement et consciencieusement, Malus posa son épée par terre et
Les voiles noires contrastaient avec l’horizon brumeux, gonflées comme les
ailes d’un corbeau en plein vol au-dessus de la mer grise ; la flotte druchii
filait vers les navires écorchards nichés dans la petite baie. Malus et Hauclir
se tenaient sur le rebord de l’ouverture du flanc de la falaise et observaient
les mouvements frénétiques de branle-bas sur les ponts des bateaux ancrés.
Ces navires obèses n’étaient pas faits pour les duels si près du rivage.
Malgré leur puissance maritime et leurs effectifs supérieurs, ils étaient
pratiquement désarmés dans la position actuelle, des moutons assaillis par
une meute de loups agiles. Telle était leur impuissance, si l’on oubliait la
chaîne.
Malus frappa du poing dans la roche.
— Ne me dites pas qu’ils ne voient pas que la chaîne est toujours tendue !
Le serviteur hocha sinistrement la tête.
— Ils l’ont sûrement vue et s’attendent simplement à ce qu’on l’abaisse
au dernier moment, pour mieux surprendre les pillards.
Mais c’étaient les druchii qui couraient au-devant d’une surprise brutale.
Le vent en poupe, ils allaient se retrouver bloqués et immobilisés contre la
lourde chaîne métallique, à la merci des catapultes des citadelles.
Prenant soin de ne pas trop s’appuyer sur sa jambe douloureuse, Malus se
pencha par-dessus l’ouverture de la falaise. Des centaines de pieds plus bas,
il distinguait le village abandonné à proximité du rivage, qui grouillait
désormais de bandes d’Écorchards ayant répondu à
l’appel des cors. Le dynaste étudia la paroi rocheuse des deux côtés et
éprouva la force du vent. En contrebas, dans le champ qui séparait le village
de la palissade abandonnée, il remarqua une forme fumante que des
flammes émeraude léchaient encore avidement.
— Pas question de descendre par la falaise, grogna-t-il. Et même si nous
le pouvions, les tours qui contrôlent la chaîne sont au moins à quatre ou
cinq kilomètres de plus. Nous n’y arriverons jamais à temps.
— Dommage qu’on puisse pas marcher sur la foudre verte comme les
Écorchards, commenta Hauclir d’un ton maussade.
Il jeta lui aussi un œil aux restes calcinés du chef de la tribu.
— Remarquez, ajouta-t-il, on peut pas dire que ça ait bien
troublée.
Il s’avança dans l’encadrement de la porte et sortit la tête pour
affaire.
— Non, objecta tristement Urial. Nous sommes condamnés. Chacun
d’entre nous.
Malus tourna la tête devant la lassitude et l’effroi qui transparaissaient
dans le ton de son demi-frère. Celui-ci tendit un doigt taché de sang vers les
abords du village abandonné, de l’autre côté de la baie.
Malus plissa les yeux pour mieux voir ce qui se passait sur le rivage. Au
début, il ne distingua rien d’autre qu’une foule d’Écorchards, puis il réalisa
qu’aucun d’entre eux ne bougeait. Ils étaient figés sur place, comme
immobilisés par un poing invisible.
Puis, il vit un flamboiement verdâtre et comprit ce qui se tramait.
— Le démon, s’exclama-t-il. Il se sert des autres Écorchards pour se faire
un nouveau corps.
Urial acquiesça de la tête, la mine sombre.
— Ce ne devrait pas être possible. L’esprit aurait dû être renvoyé vers les
Ténèbres Extérieures à la mort de son premier contenant. Mais quelque
chose lui permet de rester ici pour se reconstituer et s’abattre à nouveau sur
nous.
— Il ne reste plus que nous trois et mes pouvoirs sont pratiquement
épuisés. Il reviendra vers nous jusqu’à ce que nous mourions, puis il ira
massacrer toute notre flotte. Les marins seront totalement impuissants.
— C’est l’île, réalisa Malus. La tour d’Eradorius.
Les mots moururent dans sa gorge. Il se souvenait maintenant pourquoi il
avait l’impression d’avoir déjà vu les briques de la
entière, séparé de tous les autres. Ce démon, fit-il d’un geste vers la baie,
n’a pas été renvoyé dans les Ténèbres Extérieures, parce que leur emprise
ne s’étend pas jusqu’ici. C’est de toute évidence pour cette raison qu’il a
choisi cette île.
Urial dévisageait Malus comme s’il avait affaire à un dément.
— Mais tu viens juste de dire que la tour est détruite depuis longtemps.
— La tour se dressait hors du temps ! Elle était ailleurs… fit Malus d’une
voix mourante, écarquillant les yeux en même temps qu’il appréhendait les
implications. Hors du temps. Bien entendu. Elle se trouve sur la berge du
fleuve.
Hauclir grimpa les marches jusqu’à Malus et scruta soigneusement ses
yeux.
— Je pense que vous avez besoin de vous asseoir, mon seigneur,
conseilla-t-il prudemment. Il se peut que vous ayez pris un gros coup sur la
tête.
Malus le repoussa d’une main.
— La tour a été construite dans un royaume hors de portée du temps et de
l’espace. Elle existe toujours, d’une certaine manière, et l’idole s’y trouve
encore.
Il s’approcha d’Urial.
— Quand nous avons traversé depuis la citadelle du chef écorchard,
reprit-il, tu as vu la plaine rouge ? La tour à l’horizon ?
— Tu penses que c’est la tour dont tu parles ?
— Oui ! répondit-il en faisant les cent pas et en se tapotant pensivement
le menton. Elle était là, devant moi, depuis le début ! Comment ne l’ai-je
pas réalisé plus tôt ? Il faut que tu utilises ta magie pour m’y envoyer, dit-il
à Urial. Tout de suite.
— Mais… et la résonance…
Malus fit un geste de la main vers le sol et toutes les briques qui le
jonchaient.
— Nous avons toute la résonance nécessaire !
Urial secoua la tête.
— Tu ne comprends pas. Le… le lieu dont tu me parles n’est pas de ce
monde. Il se trouve dans un plan inférieur, si tu préfères, et n’est pas à
l’autre bout de l’île. Il marqua une pause, le visage frappé par la lassitude.
Je peux ouvrir un accès et t’y envoyer, reprit-il, mais il faudra le maintenir
ouvert pour que tu puisses revenir. Et je ne sais pas combien de temps je
pourrai maintenir l’ouverture du portail. S’il se referme, tu resteras bloqué
là-bas à jamais.
— Et en quoi est-ce pire que d’être dévoré vivant par cette abomination ?
demanda Malus d’un geste du menton vers le village, où le démon était
encore en train de consumer les Écorchards. Ouvre la porte ! Je prendrai les
risques qui s’imposent. Si je réussis, le pouvoir qui lie le démon à cette île
sera défait et le monstre sera aspiré vers les Ténèbres Extérieures. C’est
notre seule chance !
Urial fit mine d’objecter à nouveau, mais un bref regard vers le chaos qui
animait le rivage opposé suffit à le convaincre.
— Très bien, dit-il d’un ton creux avant de redescendre les marches pour
aller chercher du sang.
— Vous avez parlé d’une idole, mon seigneur, fit discrètement Hauclir.
Comment ferons-nous pour la trouver ?
— Nous ? Non, Hauclir. Tu restes en arrière.
Le serviteur gonfla le torse.
— Vous voyez, mon seigneur, entama-t-il.
Mais Malus lui coupa la parole d’un bref mouvement de la main.
— Tais-toi et écoute. Tu vas rester en arrière pour surveiller Urial,
chuchota-t-il. S’il prépare quelque fourberie, je n’aurai aucun moyen de
l’en empêcher. Tu seras donc le poignard prêt à s’abattre dans son dos. Et
puis, il y a les Écorchards, ajouta-t-il d’un geste vers les étages supérieurs
de la tour. Ils nous croient peut-être morts après l’attaque du démon, mais
rien n’est moins sûr. S’ils descendent, tu devras les retenir assez longtemps
pour que j’aie le temps de revenir.
Hauclir n’aimait manifestement pas ce qu’il entendait, mais il n’y pouvait
pas grand-chose.
— Très bien, mon seigneur, grogna-t-il. Et si vous ne revenez pas ?
— À ta place, je risquerais une baignade au milieu des requins.
— Vous pensez que je pourrais atteindre l’un de nos navires à la nage ?
— Non. Je pense que tu devrais sauter à l’eau dans l’espoir que les
requins te dévorent avant le démon.
LA TOUR D’ERADORIUS
dissimulée.
— Suis-je en train de rêver ?
— Demandez au Drachau si tout ceci est un rêve, répondit
revêtue.
Malus désirait ardemment se livrer à ce sentiment d’autorité, mais une
parcelle de son esprit le fuyait. Il s’efforça de saisir ce qui n’allait pas, mais
l’explication lui glissait entre les doigts comme le vif-argent. Il tourna sur
lui-même pendant qu’ils ajustaient le plastron superbement orné et regarda
dans la direction par laquelle il était arrivé.
Ce faisant, il remarqua une autre silhouette encapuchonnée, mais celle-ci
portait une toge et un kheitan indigo. Elle recula dans les ombres de la
porte. Un frisson de pure terreur le frappa comme un poignard.
— Là ! dit-il le doigt tendu vers l’arche. Quelqu’un se cache près du seuil
!
Arleth Vann courut silencieusement vers la porte, les dagues luisant dans
les mains, et scruta les ténèbres.
— Il n’y a personne, mon seigneur, annonça-t-il en secouant la tête.
— Il y avait quelqu’un, bon sang ! Je l’ai vu de mes propres yeux !
s’agaça-t-il en serrant le poing. Il a vu… Il a tout vu !
Il sait tout, se persuada Malus tétanisé. Il sait que je ne suis pas celui pour
lequel ils me prennent. Son sang se figea à cette idée.
— Il faut l’arrêter, intima-t-il.
Alors qu’il finissait sa phrase, il sentit Silar glisser les brassards en place
et les serrer. Puis vint le heaume, qui se posa comme une
Les lourds rabats de la tente glissèrent sur son armure et Malus s’avança à
l’air frais et salé. Devant lui, se dressaient les grandes falaises d’Ulthuan,
tandis qu’une forêt de pieux s’étendait sur la pente qui l’en séparait sous un
ciel embrasé. Plus de cinq mille guerriers elfes se tortillaient dans un chœur
d’agonie sur ses pointes ensanglantées. Ce spectacle glorieux le fit presque
chanceler. Pendant quelques instants, il fut submergé par l’émotion devant
le paysage de tourment qui s’étalait à ses pieds, mais petit à petit, il prit
conscience du grand pavillon bordé des imposantes bannières aux couleurs
des Six Cités et des champions en armure qui montaient la garde autour de
la tente. Il baissa les yeux et vit qu’il portait l’armure du Drachau et ses
célèbres runes, et une secousse le parcourut.
C’était son armée. Naggaroth était partie en guerre et comme la tradition
l’avait demandé, le Drachau de Hag Graef marchait en tête. Cette terrible
victoire était la sienne.
Malus sortit de la tente d’un pas hésitant dans le sable blanc et fin. Aussi
loin que portait sa vue le long du rivage courbe, il pouvait
admirer la plus grande armée druchii qu’il ait jamais contemplée. Des
milliers et de milliers de guerriers, tous affairés à la préparation de la
prochaine bataille, tous au service de ses moindres volontés.
— Sainte Mère des Ombres, implora-t-il le souffle court. Faites que tout
ceci soit vrai.
— C’est bien vrai, dit une voix familière dans son dos.
Malus se retourna. La silhouette encapuchonnée se tenait à quelques
mètres de lui.
— Pourquoi me montrez-vous ces choses ? demanda le dynaste.
— Moi ? Non. Tout ceci est de votre fait. Ce sont les réalités que le
labyrinthe vous révèle.
Le dynaste fit un pas en avant.
— Vous l’admettez, donc ! Je suis toujours dans la tour et tout ceci est
une illusion !
— Vous êtes dans la tour d’Eradorius et vous êtes sur les côtes d’Ulthuan,
dit la silhouette un soupçon d’impatience dans sa voix glaciale. Le temps et
l’espace n’ont aucun pouvoir sur vous. Vous voyez ce que votre esprit
souhaite que vous voyiez. Ni plus. Ni moins.
— Et qu’êtes-vous ? Vous êtes le gardien de ces lieux ?
Aucune réponse.
Malus ricana devant ce silence.
— C’est ainsi que vous gardez les secrets de la tour ? En m’abreuvant de
douces visions de triomphe futur ?
— De triomphe ? reprit la silhouette. Vous pensez vraiment que votre
histoire va se terminer dans la gloire, Malus Darkblade ?
Le ricanement du dynaste s’évanouit. Une frayeur glaciale lui rongeait les
entrailles.
— Que voulez-vous dire ?
Avant que la silhouette puisse répondre, les rabats de la tente s’écartèrent
de nouveau et Malus vit en sortir une troupe d’hommes en armure, la mine
sinistre. Il reconnut Silar et Dolthaic parmi eux, le visage marqué par la
guerre, mais les autres ne lui étaient pas familiers. Ils s’approchèrent
prestement de lui, l’œil vigilant. Ils avaient l’air de conspirateurs, se dit-il,
laissant glisser sa main vers le poignard de son ceinturon. Mais qu’auraient-
ils à gagner à conspirer contre moi ?
Et il réalisa. Quand les armées de Naggor partaient en guerre, elles ne le
faisaient pas seules.
Silar fut le premier à l’atteindre. Quand le serviteur prit la parole, sa voix
était tendue.
— Vous ne pouvez pas reporter éternellement l’assignation du Roi-
Sorcier, murmura Silar. Il faut agir maintenant, sans quoi tout sera perdu !
— Agir ? Que veux-tu que je fasse, Silar ?
Avant que Silar ne réponde, Dolthaic s’avança entre eux deux.
— Ne faites rien d’imprudent, mon seigneur ! dit-il. Vous avez déjà
apporté une superbe victoire à Malékith, aujourd’hui ! Il ne peut vous
soupçonner !
L’esprit du dynaste était pris dans un tourbillon tandis qu’il tentait de
saisir ce qui se révélait à lui. Le soupçonner ? Malékith avait-il des raisons
de soupçonner quoi que ce soit ? Cependant, en même temps qu’il se posa
la question, la réponse lui apparut spontanément.
Bien sûr qu’il a des soupçons.
Silar repoussa Dolthaic.
— Quelle importance qu’il ait des soupçons ou non ? Après ce que vous
avez fait aujourd’hui, le camp entier fait des offrandes en votre nom !
Malékith ne souffrira pas une menace à son autorité, qu’elle soit réelle ou
imaginaire. Quand vous vous rendrez dans sa tente, vous devrez vous
préparer à frapper ! Tant que l’armée est derrière vous ! Pensez à ce que
vous pourriez accomplir !
Un cyclone d’émotions assaillit le cœur de Malus.
— Taisez-vous, ordonna-t-il. Tous les deux, et laissez-moi réfléchir.
Il était pris de vertiges. C’est une illusion, se persuadait-il. Cela n’a pas
d’importance, tentait-il de se convaincre.
Mais si ce n’était pas un fantasme ?
Il détourna le regard des visages implorants de ses hommes et balaya la
foule de serviteurs en armure, et ce faisant, il aperçut du coin de l’œil la
silhouette encapuchonnée qui se dérobait à l’arrière de la troupe et se
faufilait silencieusement à travers les sables.
— Un espion, dit-il en écarquillant les yeux. Il pointa le doigt vers la
silhouette. Arrêtez-le !
Silar et Dolthaic se retournèrent dans la direction indiquée par leur maître
paniqué. Dolthaic reporta alors son regard vers Malus, la mine soucieuse.
— Quel espion ? Il n’y a personne.
— Tu es fou ? Il est juste là ! enragea Malus.
Mais ses hommes ne voyaient manifestement pas la silhouette fuyante.
Encore cette maudite sorcellerie, se dit Malus. Il m’observe depuis le début.
Il connaît mes secrets et il va tout révéler au Roi-Sorcier !
L’effroi le frappa comme un coup de masse et il réalisa à cet instant à quel
point il était terrifié de voir les gloires dont il jouissait lui être confisquées.
Et alors, il pensa avoir enfin compris le péril du labyrinthe du sorcier. Le
gardien avait donné consistance à ses désirs les plus intimes et il allait s’en
servir pour le détruire.
Malus bouscula les rangs de la troupe en tirant son poignard. Il peinait à
avancer dans le sable qui lui remontait jusqu’aux chevilles, les yeux fixés
sur l’arrière de la capuche qui allait disparaître à l’angle du pavillon. Le
dynaste puisa dans les moindres recoins de sa volonté pour mouvoir ses
jambes plus vite et empêcher le gardien d’atteindre la tente de Malékith.
Il arriva au niveau du coin de la tente et repéra à nouveau l’homme en
pèlerine, qui n’était plus qu’à quelques mètres. Celui-ci avançait
calmement, inconscient de l’approche de Malus qui fondait sur lui comme
un faucon. Le visage du dynaste se déforma en rictus mauvais. La peur qu’il
éprouvait et la férocité qu’elle lui conférait avaient quelque chose
d’exultant par leur intensité. Tu ne vas pas me dénoncer, se répétait-il. Tu
ne vas pas révéler celui que je suis vraiment !
Il bondit sur la silhouette pour la faire tomber. L’homme lutta à peine,
manifestement étourdi par l’impact. Malus le fit rouler sur le dos et lui
appliqua son poignard sous la gorge.
— Vous me prenez pour un lâche ? fit-il en appuyant sur la dague, tandis
que la gorge de l’homme commençait à céder sous la lame. Vous me prenez
pour un faible, un être défaillant comme le reste de ma
famille ? Et vous êtes fort, vous, avec mon poignard qui s’enfonce dans la
glotte ?
Il se mit à rire comme un maniaque à l’idée. Son visage était à quelques
pouces des ténèbres de la capuche. L’homme était étendu immobile et
n’offrait aucune résistance.
— C’est bien ce que je pensais, poursuivit Malus. C’est vous le faible !
Vous le lâche, qui se cache et complote dans l’ombre de ses supérieurs !
Voyons un peu ton visage, gardien ! Montre-moi qui tu es ou dois-je traîner
tes entrailles sur le sable pour t’y obliger ?
L’homme en capuche ne bougea pas. Malus sentit une colère fiévreuse
l’envahir.
— Tu m’entends, mauviette ? Montre-toi. Montre-toi !
Il appuya encore plus fort sur la lame. L’atmosphère sembla vaciller
autour de la forme et se rider comme un bassin d’eau recevant une pierre.
Le poignard se troubla dans sa main. Un instant, il était plaqué contre la
capuche, et le suivant il semblait être pointé vers son propre cou, comme
s’il se tenait devant un miroir. Il rugit de colère, pesa davantage sur la lame
et sentit celle-ci s’enfoncer d’un pouce dans son propre cou. Un sang chaud
coulait le long de sa gorge, imbibant ses vêtements sous son kheitan.
Sa vision vacilla. Il se trouva assailli par une vague de confusion et
soudain, il était agenouillé dans la salle carrée de la tour d’Eradorius,
entouré de trois portes en bois sombre.
Il était à une fraction de seconde de se plonger le poignard dans la gorge.
Une ombre lui tomba dessus. Malus leva les yeux et vit une silhouette en
pèlerine qui se tenait au-dessus de lui, le visage perdu dans l’ombre. Son
haleine souffla comme un vent froid sur la joue de Malus.
— Et qui est le lâche, maintenant, Malus Darkblade ? Qui se cache et
complote dans l’ombre de ses supérieurs ?
Pendant quelques instants, Malus resta coi. Un être moins solide aurait
été brisé par la révélation qu’il venait d’avoir, mais le dynaste trouva
l’énergie dans les flammes de la haine qui brûlait encore dans son cœur.
— Tu crois me faire rompre avec un regard dans le miroir ? fit Malus en
se remettant lentement debout. Tu pensais vraiment que j’allais mourir à la
vue de ma propre laideur ? Dans ce cas, tu te trompes. Je ne suis pas brisé.
Je ne suis pas vaincu. Ma haine est intacte et tant que je hais, je vis.
Malus saisit la pèlerine de l’homme d’une main.
— Tu m’as brandi un miroir devant le visage ; voyons maintenant le tien,
Eradorius !
Le dynaste déchira la toge d’un mouvement violent de la main, révélant
une silhouette musculeuse à la peau noire qui se mit à gonfler sous ses yeux
jusqu’à le dominer tel un géant. Sa mâchoire prognathe se pencha vers
Malus et lui offrit un sourire dément garni de crocs pointus. Des yeux verts
luisaient d’un éclat inhumain au milieu de ce visage qui l’était presque, et
une longue langue de dragon léchait des lèvres dépourvues de chair.
— Qu’il est malin, le petit druchii, dit Tz’arkan. Mais tellement loin de la
vérité.
Malus recula de stupeur et le démon le frappa comme une vipère, la
gueule ouverte et disloquée pour se refermer sur la tête et les épaules du
dynaste, et l’engloutir en une bouchée.
Il était étendu dans les ténèbres, lové autour du cœur d’un démon.
L’obscurité était vide, comme celle qui sépare les étoiles. Malus n’avait
jamais pensé qu’un tel froid fût possible, qui imprégnait son corps et en
absorbait la vie, pour en restituer l’essence dans les ténèbres comme une
plaie gravée dans son âme. Le froid se développait comme la mort ; non,
pas comme la mort, car pour Malus, la mort était une force en soi, tels
l’orage ou les flammes. Il avait ici affaire au néant, total et absolu, qui
l’envahissait d’effroi.
Il y avait de la chaleur dans le cœur du démon, une chaleur qui se
nourrissait de la vitalité des mondes. Malus se blottit contre cet horrible
organe surnaturel en appliquant sa peau froide contre le mucus et il perçut
les âmes qui se tortillaient à l’intérieur. Des centaines d’âmes, des milliers,
toutes figées dans un instant de pure terreur. Il sentait la
Il n’y avait pas de voûte. Il se tenait au centre de la tour carrée, cerné par
des escaliers qui montaient vers des balcons supérieurs, aussi loin que
portait sa vue. C’était un labyrinthe vertical qui sinuait et se retournait sur
lui-même et s’étendait apparemment sans limites. La tour avait semblé
simple et sans surprise de l’extérieur, mais la réalité était tout autre,
modelée par la sorcellerie démente d’Eradorius et de l’Idole de Kolkuth.
Le dédale du sorcier fou lui était enfin révélé, privé de ses illusions, mais
non moins intimidant.
Serrant les dents, Malus choisit un escalier au hasard et entama
Il ne savait pas s’il gravissait les marches depuis des heures ou des années.
Malus avait pris quelques mauvais coudes, au début, pour terminer à des
endroits qu’il avait déjà foulés et s’était servi de la corde pour revenir sur
ses pas. Avec le temps, il avait appris à sentir quand la vrille lui tirait sur le
bras et pouvait savoir quand il tournait en rond. Tant qu’il s’assurait que la
corde restait derrière lui, il était sûr de progresser et il montait ainsi
lentement mais sûrement vers le sommet de la tour. Le sol était déjà à
quelques centaines de pieds en contrebas. Il progressait, il en était certain.
Malheureusement, il était également aussi persuadé que quelque chose le
traquait dans le grand dédale du sorcier.
Il avait commencé à entendre des bruits distants, des cognements sourds
et des raclements, comme quelque chose de lourd qui tituberait sur le sol de
pierre. Une fois ou deux, quand son itinéraire l’avait rapproché du centre de
la tour, il avait osé un regard vers le bas et avait deviné l’ombre d’un
mouvement sur les plates-formes inférieures. Était-ce l’un des fantômes de
la plaine ou la tour avait-elle son propre gardien pour empêcher les intrus
d’atteindre ses secrets les plus intimes ?
Quoi qu’il en fût, Malus n’avait pas vraiment le choix. Il n’allait pas
revenir sur ses pas pour affronter la chose, ce qui était d’ailleurs
probablement ce que celle-ci cherchait. Non, décida-t-il, si elle voulait
l’arrêter, alors ce serait à elle de le trouver et seulement si cela arrivait, s’en
soucierait-il.
Peu de temps après avoir pris cette décision, il commença à entendre de
profonds grognements et des reniflements, comme si une bête énorme
humait l’air pour remonter sa piste en sautillant. Cela semblait venir de
toutes les directions ; d’en haut, d’en bas, par la droite et par la gauche. La
créature le cernait-elle toute seule dans ce labyrinthe retors ? Il lutta contre
un sentiment croissant d’angoisse et reprit l’ascension. Plus cela se
rapproche, plus je dois tendre vers mon but, se persuada-t-il.
Alors, il se retrouva soudain face à une porte. Celle-ci était simple et en
bois, mais c’était la première qu’il trouvait depuis son entrée dans la tour.
Malus posa la main sur l’anneau métallique et tira. Il entendit aussitôt un
mugissement enragé quelque part derrière lui. Apparemment, nous nous
approchons vraiment du but, se dit-il.
Derrière la porte, se trouvait une pièce avec une autre série d’escaliers.
Tout cela était étrangement familier. Sans tergiverser, il choisit l’une des
volées de marches et s’y engagea. Elle menait vers une autre porte et une
pièce pratiquement identique à celle qu’il venait de quitter. Derrière lui,
quelque chose d’énorme venait de s’écraser dans un fracas tonitruant contre
la porte d’en bas et Malus se rappela les rêves qu’il avait faits sur cet instant
précis. Sans savoir pourquoi, il se mit à courir. Le gardien du labyrinthe
beugla dans son sillage, comme s’il avait entendu les pas
énorme hache !
Le gardien du labyrinthe, réalisa Malus en se jetant en arrière juste à
temps pour éviter un coup fatal de la lame.
La créature était gigantesque, le dominant de la tête et des épaules. Son
corps incroyablement musculeux paraissait presque humain, mais sa peau
luisait comme le cuivre et sa tête était celle d’un taureau enragé. La créature
manipulait sa hache en décrivant de larges et puissants arcs, mais comparée
au druchii, elle restait gauche et lente. Malus poussa un cri sauvage et se
fendit sous la garde du monstre en visant son abdomen. Mais au moment où
sa lame allait s’abattre, sa main se retrouva ralentie par la vrille. L’épée
frappa tout de même le monstre, mais le coup était mou et le tranchant
rebondit sur son flanc sans l’entamer. La bête s’avança sur lui en visant son
cou et Malus fut obligé de battre en retraite.
— Que fais-tu ? enragea Tz’arkan. Tue-le !
Malus se planta sur ses pieds et jaillit en avant telle la vipère vers le
genou du monstre. Cette fois, la corde était assez lâche pour que l’attaque
ne soit pas bridée et la lame ricocha dans un claquement métallique.
— Ma lame ne peut rien contre sa peau ! cria Malus horrifié. C’est aussi
dur que du bronze ! Tu ne peux rien faire ?
— Je suis déjà en train de m’escrimer pour empêcher la corde de rompre !
répondit le démon. Trouve quelque chose !
La hache fondit sur lui d’une courte frappe de revers et Malus la vit venir
une fraction de seconde trop tard. Elle heurta lourdement son plastron et
l’impact le fit tomber à la renverse. Il se retrouva un instant dans les airs,
pour se rattraper in extremis au rebord de l’une des marches. Ses pieds
pendaient dans le vide, au-dessus du gouffre central, et il dut laisser choir
son épée pour pouvoir s’agripper des deux mains à la pierre lisse.
Une ombre passa au-dessus de lui. Le gardien s’avançait lourdement, ses
énormes pieds cherchant à éviter les nœuds de la corde vivante de Malus.
Le dynaste grogna comme une bête féroce en enroulant la corde dans sa
main.
— J’ai vu comment tu te battais, la bête, dit-il en observant
soigneusement les mouvements de la créature. Voyons un peu si tu sais
garder l’équilibre !
Juste au moment où le gardien allait l’attraper, il posa le pied dans une
boucle de vrille. Malus tira sur la corde noire de toutes ses forces à l’instant
où le monstre se penchait. L’énorme créature tituba en agitant les bras pour
retrouver l’équilibre, et dans un mugissement de désespoir, elle bascula en
avant et tomba par-dessus la tête de Malus et dans le vide. Le dynaste laissa
filer la corde et écouta les beuglements s’éloigner à une vitesse rassurante.
Le temps que Malus se hisse sur les marches et se roule haletant sur le dos,
et la bête s’écrasa en bas dans un fracas rappelant le glas d’une énorme
cloche.
n’est-ce pas ?
Malus s’avança, effleura le bord du symbole gravé au sol de la pointe
d’une botte et fut envahi par une puissante vague de confusion. Ce fut
comme s’il était un bout de bois jeté dans une mer déchaînée. Et pourtant,
tout cela lui semblait familier, comme s’il s’était retrouvé ici bien souvent.
Le temps et l’espace altérés par les courbes occultes du symbole, réalisa
le dynaste. Malus fit un pas de plus vers l’idole et son esprit fut assailli de
visions.
Il était suspendu aux crochets de la tour du Vaulkhar, délirant, agonisant.
Il se tenait sur le pont d’un navire au cœur d’une bataille, bondissant au
dernier moment pour éviter le carreau d’arbalète d’un assassin en puissance.
Il virevoltait au milieu d’un combat sanglant, évitant de justesse un coup
d’épée de Bruglir destiné à lui trancher le cou.
Tous les points menaient vers cet instant. Malus avança encore et les
visions reprirent, pour se projeter vers l’horizon de l’avenir.
Il levait les bras en triomphe au-dessus d’un sable souillé de sang, tenant
une tête de druchii tranchée dans ses mains.
Il regardait Yasmir avancer à grands pas vers lui sur un pont de crânes,
nue et lumineuse, ses dagues étincelant dans les mains.
Il observait une tour qui se dressait contre un ciel écarlate agité,
assiégée par une armée noircissant la neige et hurlant sa soif de son sang.
Malus chancela en avant et les visions affluèrent.
Il était assis sur un trône de chêne rouge, le torque du Vaulkhar autour du
cou.
Il était à la tête d’une vaste armée de druchii chargeant droit sur des
troupes elfes, sous les hautes falaises d’Ulthuan.
Il se tenait dans la grande tour de Naggaroth, contemplant un paysage de
ténèbres et de tempêtes.
La main du dynaste se referma sur un objet froid et dur. Il ramassa l’idole
et il y eut un éclair de lumière blanche et aveuglante.
guerre des corsaires druchii qui retrouvaient leurs moyens après la stupeur
de la tempête et se jetaient sur leurs adversaires démoralisés. La bataille
était terminée ; le massacre et les festivités pouvaient commencer.
Dès que le vent tourna dans le bon sens, Malus entendit les cris d’agonie
des derniers Écorchards.
Ils avaient fait quelques centaines de prisonniers à la suite de la bataille et
les survivants de la flotte dilapidée de Bruglir avaient étanché leur soif de
souffrance sur les corps déjà torturés de leurs ennemis. Malgré la devise
populaire selon laquelle les pillards ne craignaient pas la douleur, les
druchii trouvèrent le moyen de faire souffrir les Écorchards pour ce qu’ils
avaient fait.
La caverne sous la citadelle en ruine empestait toujours la putréfaction,
mais Malus en était à peine conscient. Il traversa la grotte en se déplaçant
précautionneusement entre les corps ravagés. Çà et là, il entendait les pleurs
d’autres marins druchii qui cherchaient encore leur sainte vivante. Urial
restait convaincu que Yasmir avait survécu à la bataille et qu’on la
trouverait indemne. L’équipage le croyait dur comme fer et c’était tout ce
qui importait. Quand les corsaires ne cherchaient pas Yasmir, ils faisaient
céder les chambres fortes des profondeurs de la citadelle et hissaient des
coffres d’or à la lumière du jour. Hauclir était responsable des opérations de
fouille, qui avançaient à grands pas.
Malus s’agenouilla à côté du corps d’un druchii en armure de
corsaire. La dépouille était raide, mais elle ne s’était pas encore putréfiée. Il
la fit rouler sur le dos et fronça les sourcils en voyant que ce n’était pas
celle qu’il attendait. Assis en tailleur, il contemplait le carnage. Ses yeux
s’arrêtèrent sur une autre forme, plus proche du cratère sacrificiel. Hochant
la tête, Malus se dirigea vers le corps.
Trois jours avaient passé depuis le combat dans la baie. Depuis qu’il était reparu par
le portail, le sommeil de Malus s’était avéré sans
ISBN 13 : 978-0-85787-282-1
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