1 EL Venus Anadyomène Rimbaud

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La poésie du XIXe siècle au XXIe siècle

Cahiers de Douai, Rimbaud, 1870


Parcours : émancipations créatrices

Botticelli, 1485, Galerie des Offices, Florence

Vénus analyomène, Ingres, 1848, musée Condé, Chantilly


EL « Vénus anadyomène »

[Intro]
– Rimbaud naît le 20 octobre 1854 à Charleville. Jeune prodige, il maîtrise parfaitement le
grec et le latin ; il lit énormément, notamment les écrits de Victor Hugo et les poèmes des
Parnassiens (dont Théodore de Banville à qui il adresse trois poèmes) et de Baudelaire.
– Cahiers de Douai est un recueil de 22 poèmes rédigés durant l'année 1870 et copiés à Douai,
chez son professeur de rhétorique, Georges Izambard, auprès de qui il se réfugie après sa
première fugue. On y trouve une grande variété des formes et des registres employés, ainsi
que des thèmes abordés (la sensualité, la dénonciation de la guerre, le voyage, la révolte et la
misère). Cet ensemble de poèmes, confiés au poète douaisien Paul Demeny, n'a été publié
qu'à titre posthume, c'est-à-dire après la mort de Rimbaud survenue en 1891.
– « Vénus anadyomène » est un contre-blason [càd blason 1 dégradant ou blason d'un élément
jugé laid du corps de la femme], puisque le corps de la déesse n'est pas célébré mais profané.
Nous nous demanderons pourquoi le poète choisit ici le registre parodique.
– Le poème proposant une description continue de la femme, de la « tête » (v.1) à la
« croupe » (v.13), nous l'analyserons donc strophe par strophe, afin de bien souligner
l'organisation verticale du portrait.

[I. Une naissance parodique : 1er quatrain]

L'arrivée de Vénus est mise en valeur par le contre-rejet (« une tête / De femme »),
cependant Rimbaud rend cette apparition très commune par l'emploi de l'article indéfini « une ». En
outre, si le verbe « émerge » du v.3 évoque bien la Vénus anadyomène (= qui sort de l'eau) désignée
par le titre, on est frappé de constater qu'ici cette « naissance » de la déesse mythologique est
associée à la mort, avec la comparaison du v.1 (« un cercueil »), et à la domesticité triviale (« une
vieille baignoire »). On notera que cet adjectif caractérisant l'objet pourrait tout aussi bien
s'appliquer à la baigneuse.
De plus, la laideur de Vénus est mise en exergue. L'expression « cheveux bruns fortement
pommadés » (v.2) offre un contraste avec la blondeur légendaire de la déesse. L'épithète « fortement
pommadés » révèle l'artifice et le mauvais goût. En effet, l'adverbe « fortement » est péjoratif et
montre un excès. Au vers suivant, les adjectifs dévalorisants « lente et bête » insistent sur le manque
d'intelligence qui transparaît du visage de cette femme – les mots « tête » et « bête » étant par
ailleurs associés à la rime, cela crée un effet d'insistance. Enfin, le vers 4 apparaît comme un
euphémisme invitant à imaginer les imperfections physiques grossièrement et maladroitement
camouflées sur le visage, probablement maquillé de cette femme. Finalement, tout est paradoxe
dans cette strophe : la naissance annoncée par le titre est assimilée à la mort, la baignoire « en fer-
blanc » est en réalité « vert[e] », la propreté suggérée par la « baignoire » est démentie par la
« pommad[e] » et le dernier vers du quatrain.

[II. De la tête au dos, en passant par le cou : 2è quatrain]

Après l'évocation de la tête, la description du corps se poursuit logiquement de haut en bas,


mimant la progression d'un corps au moment de la naissance. Les différents parties sont listées les
unes après les autres (« col, omoplates, dos, reins ») et la répétition du connecteur « puis » souligne
la logique du portrait et le mouvement de l'apparition. Cependant, ce n'est pas le corps frêle d'un
nouveau-né ou d'une belle déesse qui surgit, mais un corps lourd et laid.
Au vers 5, la paronomase2 « le col gras et gris » met l'accent sur ces deux adjectifs péjoratifs.
1 Blason : poème qui s'attache à faire l'éloge d'une partie du corps de la femme. Il est particulièrement pratiqué au
XVIè siècle, notamment par Clément Marot, Ronsard et du Bellay ; au XXè siècle, des poètes comme Eluard et
Breton poursuivront cette tradition. Le contre-blason constitue donc un blâme et non un éloge.
2 Paronomase : figure de style consistant à employer des paronymes = mots aux sonorités très proches
Aux vers 5 et 6, « les larges omoplates / Qui saillent », l'adjectif et l'enjambement soulignent le
volume de la femme, petite par ailleurs (« dos court ») et grasse comme l'indiquent la « rondeur des
reins » et le v.8 évoquant la cellulite. Tout est disgracieux, comme sont âpres les sonorités. En effet,
le son [R] est répété à 16 reprises, créant une allitération désagréable à l'oreille, comme le
mouvement pénible de la femme (« qui rentre et qui ressort » de l'eau) est désagréable à l’œil. A la
rime, l'association du verbe « ressort » et du substantif « essor » donne à entendre et à voir le corps
lourd de la femme se soulevant et s'affaissant à plusieurs reprises.

[III. L'animalisation du sujet : 1er tercet]

Le substantif (« l'échine »), qui ouvre la strophe, déshumanise la femme animalisée et


réifiée3 par l'expression « le tout ». En outre, Rimbaud fait appel aux sens du lecteur aux vers 9 et
10 : il évoque d'abord la peau « rouge » du dos, qui contraste avec la blancheur propre à la déesse
de l'amour, puis, dans une synesthésie4, il mêle le goût et l'odeur de la femme : « le tout sent un goût
/ Horrible étrangement ». Cette sollicitation marquée des sens réveille le dégoût du lecteur pour
cette femme qu'il a presque l'impression de sentir.
Le rythme binaire, créé par la césure séparant les alexandrins de cette strophe en deux
hémistiches, rend le mouvement indolent. Cette tranquillité contraste avec l'adjectif « horrible » au
cœur du tercet : le sujet, impudique, est indifférent au regard du spectateur situé dans son dos.
Cependant, notre curiosité est piquée par l'adverbe « étrangement » et le vers 11, achevé par des
points de suspension : le tout, assez énigmatique, prépare la chute du second tercet.

[IV. Une chute audacieuse : 2nd tercet]

Le douzième vers du sonnet permet de justifier son titre. En effet, le tatouage inscrit sur les
reins de la femme décrite (« Clara Venus) explique le rapprochement avec « Vénus anadyomène ».
L'expression latine est d'ailleurs mise en valeur dans le texte par le recours à l'italique et l'usage
d'une ponctuation forte (les deux points). En outre, ce tatouage apporte un éclairage nouveau sur
cette femme, puisqu'au XIXè siècle, le tatouage était souvent l'un des signes de reconnaissance des
prostituées. Cette allusion constitue donc le comble de la parodie et du détournement de la figure de
la déesse de l'amour.
Ensuite, le vers 13 poursuit la dégradation de la femme entreprise depuis le début du poème.
L'expression conclusive « tout ce corps » envisage la femme dans son ensemble après l'avoir décrite
partie par partie. Elle semble définitivement la réduire à son corps lourd et inélégant. Puis les verbes
d'action « remuer » et « tendre la croupe » accentuent encore la dégradation : ils donnent à voir des
mouvements disgracieux et le substantif en fin de vers poursuit l'animalisation amorcée au début du
poème par les termes « bête » et « échine ».
Finalement, les deux derniers vers, isolés par un tiret marquant une pause, créent un effet de
surprise renforcé par l'oxymore « belle hideusement ». Celui-ci annonce la découverte d'un élément
à la fois répugnant et presque fascinant. L'audace est poussée à son paroxysme : par cette chute, le
poète fait rimer « Venus » et « anus » (rime riche par conséquent très sonore) ; il associe le sacré au
profane, le sublime au bas corporel et fait sombrer la naissance mythique de la déesse dans un
humour tendancieux et scatologique, très inattendu en poésie.

CCL : Par conséquent, ce sonnet n'est pas sans faire penser à « Une Charogne » issu des Fleurs du
mal. On y découvre une liberté affirmée, avec le ton parodique. Rimbaud s'approprie un mythe
(Vénus) et des formes littéraires (le sonnet et le blason) dans un acte provocateur. Son projet a-t-il
été de transformer « la boue en or », à l'instar de Baudelaire, de rendre beau ce qui est laid ou de
désacraliser la beauté ? Force est de constater que l'adolescent revendique une culture littéraire et
artistique, dont par ailleurs il s'affranchit.

3 Réifier : du latin res, rei « chose » = transformer en chose


4 Synesthésie : association de plusieurs sens

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