Dans La Pharmacopée D'antonin Artaud

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Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

Thierry Lefebvre

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Thierry Lefebvre. Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud: Le laudanum de Sydenham. Éditions Le
Manuscrit, 2022, Addictions : plaisir, passion, possession, Myriam Tsikounas, 9782304053449. �hal-
03906126�

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abroad, or from public or private research centers. publics ou privés.
Copyright
ISBN 978-2-304-05344-9
© Éditions Le Manuscrit, septembre 2022
Thierry Lefebvre

Dans la pharmacopée
d’Antonin Artaud
Le laudanum de Sydenham

Addictions :
Plaisir, Passion, Possession

Éditions Le Manuscrit
Paris
Dans la même collection

Frédéric Chauvaud, Les Tueurs de femmes et l’addiction introuvable,


2022.
Jean-Jacques Boutaud, Kilien Stengel, Passions dévorantes. De la
gastronomie à l’excès, 2022.
Erwan Pointeau-Lagadec, Le Club des hachichins. Du mythe à la
réalité, 2020.
Frédéric Chauvaud, Une si douce accoutumance, La dépendance aux
bulles, cases, et bandes dessinées, 2020.
Anna Trespeuch-Berthelot, Guy Debord ou l’ivresse mélancolique,
2017.
Patrick Baudry, L’Addiction à l’image pornographique, 2016.
Pascal Lardellier et Daniel Moatti, Les Ados pris dans la Toile, 2014.
Thierry Fillaut, Le Pinard des poilus, 2014.
Olivier Christin et Marion Richard, Soumission et dévotion féminines
dans le catholicisme, 2012.
Nicolas Pitsos, Les Sirènes de la Belle Époque, 2012.

Comité scientifique

Alain Corbin,
Julia Csergo,
Sébastien Le Pajolec,
Didier Nourrisson,
Pascal Ory
Présentation de la collection

Abus d’alcool, troubles du comportement alimentaire,


dilapidations de fortunes au jeu, sports à risque ou encore
usage immodéré d’Internet, la dépendance se caractérise
toujours par une pratique compulsive, la nécessité d’augmenter
graduellement les doses, l’apparition d’un ensemble de
troubles et de symptômes à l’arrêt de la consommation ou à
la cessation de l’activité, la perte de contrôle de soi.
C’est ce moment du basculement, de l’agir à l’être agi, de
la quête de sensations et d’expériences hors du commun d’un
sujet libre à la résignation à la dépendance d’un malade réifié
que nous voudrions saisir ici.
En faisant découvrir ou redécouvrir des textes variés,
écrits à des périodes différentes, par des auteurs tout autres
qui n’étaient pas dépendants aux mêmes substances, l’objectif
est également de montrer que si l’addiction est le propre de
l’homme, en revanche, les formes qu’elle prend, le regard
qu’on porte sur elle et sur ses usagers varie dans le temps
comme dans l’espace et, de fait, nous renseigne en creux sur

5
les normes d’une société, ses peurs, ses espérances et ses
désenchantements.
Dans le droit romain, l’addictus était un débiteur, obligé
de payer avec son corps la dette qu’il était incapable de
rembourser. Au Moyen âge, le terme désignait la servitude
dans laquelle tombe un vassal incapable d’honorer ses
dettes envers son suzerain... On pourrait multiplier à l’envi
les exemples pour prouver qu’à chaque époque l’addiction
s’apparente à l’ordalie et se traduit par une prise de risques
conduisant celui qui rêvait de « monter à l’assaut du ciel » à la
déchéance et l’esclavage.
Mais la frontière entre témérité et conduite à risque est
poreuse, et l’addiction est aussi un pharmacon. Considérée
comme un remède quand elle atténue les souffrances
physiques ou psychiques et élève l’âme, elle devient un poison
dès qu’elle précipite la chute, se transforme en réponse
inappropriée au « culte de la performance », et, de fait, en
question de santé publique. Ainsi l’addiction vise-t-elle à
réconcilier les contraires, à éprouver le paradoxe de se sentir
vivre par l’assujettissement à la mort et c’est ce comportement
funambule que nous voudrions examiner.
Tournée vers une question de société, pluridisciplinaire
par ses contributions et le souci d’associer aux sciences
humaines l’apport de la médecine, cette collection fait le pari
d’un sérieux sans académisme.
Myriam Tsikounas,
directrice de la collection
Remerciements à Camille Jolin
(Fonds de dotation pour la gestion et la valorisation du
patrimoine pharmaceutique, Ordre national des pharmaciens)
et à Cécile Raynal (Société d’histoire de la pharmacie).
Introduction

Le 12 juillet 2017, un arrêté signé par la ministre


des Solidarités et de la Santé Agnès Buzyn mettait fin
aux « exonérations à la réglementation des substances
vénéneuses » dont bénéficiaient, jusqu’alors, un certain
nombre de spécialités pharmaceutiques faiblement dosées en
codéine, éthylmorphine, dextrométhorphane et noscapine1.
L’objectif était de stopper – ou à tout le moins de freiner –
l’« épidémie » de purple drank2 qui sévissait à l’époque chez les
adolescents. La délivrance de ces spécialités, jusqu’alors en
vente libre dans les officines, était désormais conditionnée
à la présentation d’une ordonnance en bonne et due forme.
Cet arrêté était le énième rebondissement d’une histoire
bien mouvementée qui, de la loi du 19 juillet 1845 sur les

1 Journal officiel, Lois et décrets, n° 165, 16 juillet 2017, p. 5. En pratique, la


« dose d’exonération » était une dose trop faible pour justifier l’application
des règles relatives aux substances vénéneuses. Les produits en question
pouvaient donc être dispensés sans ordonnance jusqu’à l’arrêté.
2 Cocktail artisanal contenant, entre autres, de la codéine ou d’autres
opiacés.

9
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

substances « vénéneuses » jusqu’à la veille des années 2020,


avait vu la mise sous tutelle progressive de l’opium
thérapeutique et de tous ses dérivés et préparations jadis si
aisément accessibles.
Dans le cadre de cet ouvrage, nous nous intéresserons plus
spécifiquement à une préparation emblématique des xviiie et
xixe siècles : le laudanum de Sydenham. Inscrit à la Pharmacopée
française dès la première édition en 1818, ce « vin d’opium
composé » (devenu « teinture » en 1908) n’en sortit qu’en
1984, au moment de la parution de la Xe édition.
Ce pilier de la thérapeutique opiacée fut intimement lié
à l’histoire culturelle, en particulier littéraire, de l’Occident,
du jeune poète Thomas Chatterton (1752-1770), mort
probablement d’un surdosage accidentel3, à Antonin Artaud
(1896-1948) qui en fut le dernier grand zélateur, en passant
par Samuel Taylor Coleridge (1772-1834), Lord Byron (1788-
1824), Thomas de Quincey (1785-1859), Edgar Allan Poe
(1809-1849), Charles Baudelaire (1821-1867) et tant d’autres.
C’est parce qu’il était obsédé par le laudanum qu’Antonin
Artaud rédigea, en 1925, sa très fameuse Lettre à Monsieur le
législateur de la loi sur les stupéfiants, régulièrement citée depuis et
souvent mal interprétée :

« Monsieur le législateur de la loi de 1916, agrémentée du décret de


juillet 1917 sur les stupéfiants, tu es un con. […]

Je te souhaite que ta loi retombe sur ton père, ta mère, ta femme,


tes enfants, et toute ta postérité. Et maintenant avale ta loi. »

3 Cf. Paul J. Gates, Michael L. Doble, « An LC-MS/MS analysis of opiate


residues on Thomas Chatterton’s (1752-1770) memorandum book – Did
he die from a laudanum overdose ? », Analyst, 2020, 145, p. 810-814.

10
Introduction

Dans le cadre de cet ouvrage, nous tenterons, dans un


premier temps, de contextualiser ce texte fascinant. Puis nous
réexaminerons la vie chaotique d’Artaud à la lumière : 1) de
son addiction à cette préparation uniquement disponible en
pharmacie, 2) des mesures réglementaires auxquelles il eut
constamment à faire face, 3) des ruses qu’il mit en œuvre
pour se procurer, coûte que coûte, le remède tant convoité.
Antonin Artaud ne fut certes pas un toxicomane « comme
les autres », sa destinée exceptionnelle le démontre sans la
moindre ambiguïté. Paradoxalement, il haïssait son addiction,
mais la considérait comme indissociable de son état de
souffrance, tant psychique que physique.
En mars 1946, il s’en ouvrait encore à son psychiatre, le
Dr Gaston Ferdière :

« […] je ne suis pas un toxicomane qui pense à une plante salutaire


comme à une drogue, et par amour. J’ai HORREUR des états
anormaux, extra et antinaturels, et je n’ai pas en moi une faiblesse
prénatale et génitale qui pourrait par moments et malgré toutes
mes bonnes déterminations rabaisser ma conscience […] »

Et il ajoutait :

« J’ai pensé donc parfois à un remède, mais je tiens trop à mon


œuvre écrite pour me perdre dans des manies et je tiens plus à ma
conscience qu’à la mollesse des euphories. »

C’est donc l’histoire d’une addiction paradoxale que


nous allons tenter de conter. Et à travers le prisme singulier
d’Artaud, nous évoquerons les dernières décennies de l’ultime
préparation opiacée inscrite au Codex.
Car les drogues, elles aussi, ont une fin.
Flacon de laudanum de Sydenham pour « usage externe »
et son étui de protection. (Clovis Baccavin, pharmacien à Paris,
38 rue Albouy, des années 1900 à 1950).
© Fonds de dotation pour la gestion et la valorisation
du patrimoine pharmaceutique.
I
Maîtriser la douleur

En 1925, Antonin Artaud (1896-1948) est âgé de 28 ans.


Depuis quelques années, sa carrière artistique débutante
connaît des hauts et des bas : rôles et figurations au théâtre1 et
depuis peu au cinéma2 ; articles, poèmes et textes théoriques
publiés au fil des revues3. Sa Correspondance avec Jacques Rivière
vient également de paraître en octobre 1924 dans La Nouvelle
Revue française.

Les débuts d’une addiction


Surtout, le jeune homme se décrit comme un grand
malade, « un haillon vivant, un tas d’ordures martyrisé4 ». Les

1 Pour Lugné-Poe, Charles Dullin, Jacques Hébertot, Georges Pitoëff et


Theodore Komisarjevski, en particulier.
2 Fait divers de Claude Autant-Lara, Surcouf de Luitz-Morat, début du
tournage du Napoléon d’Abel Gance.
3 Demain, Le Mercure de France, La Criée, Images de Paris, Le Bilboquet, etc.
4 Antonin Artaud, Lettres à Génica Athanasiou, Paris, Gallimard [coll. « Le
Point du jour »], 1969, p. 103.

13
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

lettres qu’il adresse à ce propos à son amie de cœur, l’actrice


Génica Athanasiou, font état d’une terrible souffrance :

« Moi, je m’inonde le dos de teinture d’iode, je souffre, je gémis, je


sens que je ne peux plus me porter, je me mets à marcher, je me
couche, je me lève, je suis excité, je ne suis plus excité, je veille, je
dors, je crains le repos, je crains la fatigue, je crains le bruit, je crains
le silence, mes membres s’en vont, mes membres reviennent, je
demeure ainsi dans une instabilité effroyable, dépouillé de moi-
même, dépouillé de la vie, désespérant d’en sortir, et je continue à
me soigner.5 » (Paris, 12 octobre 1923.)

Cette maladie s’avère néanmoins bien mystérieuse. Depuis


son enfance, Artaud souffre de nombreux désordres nerveux,
périodes de bégaiement, contractions douloureuses des nerfs
faciaux et de la langue, peut-être consécutifs à une méningite
contractée vers l’âge de 5 ans.
À la mi-1914, sa santé mentale se détériore : il brûle les
livres de sa bibliothèque, devient insomniaque et souffre
désormais de très violentes migraines. Il est en incapacité
de se présenter aux épreuves de la seconde partie de son
baccalauréat et sa famille s’inquiète.
Le célèbre neurologue Joseph Grasset, professeur
honoraire à la Faculté de médecine de Montpellier, est consulté
une première fois en 1915 : il diagnostique une « neurasthénie
aiguë » ; puis en 1917, une prétendue « hérédosyphilis »6, peut-
être après un test sérologique accidentellement positif. Or,
positiver un « Bordet-Wassermann » (c’est le nom de cette
réaction), que l’on soit syphilitique ou qu’on ne le soit pas, c’est
5 Ibid., p. 110.
6 La croyance en une transmission héréditaire de la syphilis était alors
très en vogue. Comme l’écrit B. Zrim-Delloye, « A. Artaud fut […] soigné
pour une maladie qu’il n’avait jamais eue, la syphilis, au nom d’une affection
héréditaire ravageante qui n’était qu’un “mythe” ». Cf. Bernadette Zrim-
Delloye, Antonin Artaud, les psychiatres et l’institution psychiatrique. Thèse de
doctorat de médecine, Paris, 1985, p. 63.

14
Maîtriser la douleur

entrer dans un terrible engrenage thérapeutique : injections


d’arsenic, de mercure et de bismuth deviennent le lot commun
du malheureux « séropositif » (mot qui n’existe pas encore).
Durant les quatorze années qui suivront ce diagnostic fatal,
Artaud recevra, selon ses propres dires, plusieurs centaines
de piqûres d’hectine, de galyl, de novarsénobenzol, de
cyanure de mercure et de Quinby7 ; il n’y gagnera rien, hormis
de nombreux effets indésirables associés à ces médicaments,
pour la plupart très toxiques.
Les circonstances de la survenue de sa toxicomanie
s’avèrent tout aussi mystérieuses. Notons néanmoins qu’en
1915, après le diagnostic de sa très hypothétique « neurasthénie
aiguë », Artaud est pris en charge médicalement, pendant
plusieurs mois, à la clinique de La Rouguière à Saint-Marcel,
aujourd’hui un des quartiers Est de Marseille. Spécialisé dans
les « maladies du système nerveux, cures de repos, de régime,
de désintoxication », cet établissement n’accueille pas d’aliénés
à proprement parler. Mais s’y mêlent, dans une inévitable
promiscuité, les hypocondriaques, les neurasthéniques, les
grands nerveux et les toxicomanes. Ce genre de cliniques
privées tend à se multiplier depuis deux-trois décennies.
On peut citer, dans le même registre, l’établissement
médical de Meyzieux8) ; le grand établissement du Midi de
la France à Saint-Didier9 qu’Artaud fréquentera d’ailleurs en
décembre 1917 ; le sanatorium de Boulogne-sur-Seine10 ; ou
encore la maison de santé d’Épinay-sur-Seine.
7 Lettre d’Antonin Artaud au Dr Jacques Latrémolière (1943), citée dans
André Roumieux, Artaud et l’asile. 1 – Au-delà des murs, ma mémoire, Paris,
Séguier, 1996, p. 169.
8 « Névroses, psychoses, intoxications (morphine, alcool, tabac, éther,
etc.), cures de régime, sevrage, isolement, etc. »
9 « Traitement spécial des maladies du système nerveux et de la nutrition,
convalescences, cures de désintoxication. »
10 « Traitement exclusif des maladies nerveuses, neurasthénie, traitement
spécial de la morphinomanie. »

15
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

Ainsi, dès sa dix-neuvième année, Artaud se met à côtoyer


des toxicomanes : il ne peut que s’alarmer des ravages de
la morphinomanie, ainsi que des affres qui accompagnent
une cure de désintoxication ; et peut-être découvre-t-il, à
cette occasion, les traitements que l’on qualifierait de nos
jours « de substitution », c’est-à-dire des opiacés par voie
orale dont le but est d’apaiser les patients en état de manque.
De là, peut-être aussi, sa prédilection future pour ce mode
d’administration.
En mai 1919, alors qu’il se trouve en pension à la clinique
du Chanet près de Neuchâtel, en Suisse, le jeune homme se
fait prescrire pour la première fois un dérivé de l’opium. Il
évoquera cette expérience déterminante en 1932 :

« Ma première ingestion de laudanum doit remonter au mois de


mai 1919. Elle m’a été donnée sur ma demande expresse et après
plusieurs semaines d’insistance de ma part, pour lutter contre les
états de douleurs errantes et d’angoisse dont je souffrais depuis
l’âge de 19 ans, c’est-à-dire depuis 1915. Sans cet état chronique
de dépression et de souffrances morales et physiques de toutes
sortes, je n’aurais jamais pris de l’opium.11 »

Le produit en question – sans doute la teinture d’opium


safranée de Sydenham, nous y reviendrons – lui est donc
administré dans un cadre strictement médical : il ne provient
pas d’un trafic illicite (mafieux, dirait-on de nos jours). Ce
point est très important : par la suite, Artaud n’aura de
cesse de distinguer les « toxicomanes malades », dont il se
11 Questionnaire rempli par Antonin Artaud à l’occasion d’une tentative
de cure de désintoxication à l’hôpital Henri-Rousselle (9-10 décembre
1932), cité dans Antonin Artaud, Œuvres complètes, tome VIII, Paris,
Gallimard, 1973, p. 319-326. Dans une lettre adressée à Jacques Prevel
en 1947, il parle plutôt d’une injection de morphine (Lettre d’Antonin
Artaud à Jacques Prevel, 15 septembre 1947, in Jacques Prevel, En
compagnie d’Antonin Artaud, Paris, Flammarion, 1994, p. 201-202.). Face
une telle contradiction, il nous est difficile de trancher, mais il va s’agir, en
tout cas, d’une expérience isolée.

16
Maîtriser la douleur

revendique haut et fort, des toxicomanes « voluptueux et


organisés », population dans laquelle il ne se reconnaît pas et
qu’il méprise de toute évidence.
À son retour en France, son père le confie aux bons soins
du Dr Édouard Toulouse, médecin-chef de l’asile de Villejuif.
Ce psychiatre cultivé va devenir en quelque sorte son mentor,
allant jusqu’à lui confier le secrétariat de rédaction de sa
revue Demain12, fondée en 1912. Si l’on en croit Artaud,
c’est le Dr Toulouse qui va lui prescrire pour la première
fois un traitement régulier au laudanum, dans le courant de
l’année 1920.
Il faut dire que les maux du jeune homme sont diffus et
inquiétants, comme en témoignent de nombreux passages de
sa correspondance avec le médecin et son épouse Jeanne13 :

« […] je vais aussi mal que possible. Mon état de faiblesse est tel
qu’il m’enlève le sentiment de mon corps.

Engourdissement et faiblesse se succèdent comme les oscillations


du même pendule. J’ai été étonné de voir le docteur [Toulouse]
attacher si peu d’importance à ces manifestations. Que le mal
réside dans la destruction physique ou dans la destruction
psychologique, il n’en existe pas moins. » (Lettre à Madame Toulouse,
Marseille, vers le 9 juillet 1923.)

« Je voudrais maintenant vous dire ceci dont je vous supplie


instamment de ne pas vous offenser, c’est que j’ai noté depuis
longtemps dans la médecine le funeste parti pris de ne pas prendre
en considération suffisante les observations des malades sur leur
état, surtout les malades mentaux, et de mettre sur le compte
d’une impressionnabilité maladive l’importance qu’ils attachent à

12 « Organe d’hygiène intégrale pour la conduite de la vie intellectuelle,


morale et physique ».
13 Antonin Artaud, Œuvres complètes, tome I.2, nouvelle édition revue et
augmentée, Paris, Gallimard, 1976.

17
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

leurs symptômes. » (Lettre au Dr et à Mme Toulouse, Guétary, vers le


25 juillet 1923.)

« Maintenant comme alors, je travaille dans la douleur


et l’impossession de moi-même et ma vie est toute aussi
empoisonnée. » (Lettre au Dr Toulouse, Marseille, vers le 31 août 1923.)

« Je suis tellement excédé de maux que je suis maintenant exposé


à toutes les folies. J’insiste là-dessus. » (Lettre à Mme Toulouse, fin
novembre 1923.)

« Mon état ne s’arrange pas du tout, je vis dans un continuel bas-


fond psychique, cherchant toute la journée mes mots, cherchant
ma pensée, souffrant de toute façon, et véritablement désespéré,
mais désespéré à fond, pas seulement dans la pensée, mais si j’ose
dire dans les moelles. Quoi qu’il en soit, j’abandonne la médecine.
Je n’ai plus qu’une idée : dissoudre mon angoisse avec du
laudanum quand je peux, puisque tout, même le courage, même
la volonté est inutile ; je parle de la volonté de ne pas sombrer. Je
vous remercie de vous occuper de mon sort, dites au docteur que
je ne l’oublie pas et qu’il prie pour moi. » (Lettre à Mme Toulouse,
vers mai 1925.)

En novembre 1923, il se plaint auprès d’Édouard Toulouse


de céphalées « encore plus violentes ». Six ans et demi plus
tard, son état de santé s’est encore détérioré :

« […] j’ai toujours une gêne continuelle, physique de l’esprit, des


tremblements, des pressions soudaines de tous les nerfs, puis
des chutes, des relâchements profonds de l’énergie qui durent
des jours, des semaines, et me laissent balbutiant, l’esprit vague,
incapable de se ressaisir. Et l’effort n’aboutit qu’à des douleurs
violentes, une affreuse compression du crâne. Il y a de temps en
temps un léger mieux comme en ce moment où je vous écris cette
lettre. Puis tout recommence. Que faire ? » (Lettre au Dr Toulouse,
Paris, 11 janvier 1930.)

Il n’apaise ces pénibles sensations qu’à l’aide de


quantités irrégulières, mais parfois excessives de laudanum.
Conséquence : sa dépendance vis-à-vis de cette préparation

18
Maîtriser la douleur

opiacée ne va faire que croître au fil du temps, le conduisant


à un cycle pénible de tentatives de désintoxication et de
rechutes.
Dès le 31 juillet 1922, il écrit par exemple à Génica
Athanasiou :

« Je suis assez fatigué ces temps-ci. Je suis en train de faire un


gros effort pour supprimer l’opium. Et cela m’occasionne des
souffrances épouvantables. Je n’en prends plus que le quart et de
loin en loin.14 »

Cette tentative, comme de nombreuses autres, se soldera


par un échec.
Dès les premières années des années 1920, Artaud
semble donc présenter un tableau clinique qui offre quelques
similitudes avec celui décrit par Henri de Parville en 1873 :

« Un nombre relativement grand de personnes débiles, souffrantes,


hypocondriaques absorbent de hautes doses de laudanum. Un
jour, un médecin passe, ordonne quelques gouttes de laudanum
pour engourdir la douleur ; le malade s’en trouve bien, augmente
progressivement les doses et contracte peu à peu l’habitude
d’absorber l’opium. Au bout d’un certain temps, l’habitude est
si forte, qu’il devient impossible de se passer de la préparation
opiacée. Pour peu que le moral soit un peu attaqué, que des
chagrins ou la misère surviennent, on se livre à l’abus du laudanum,
absolument comme d’autres vont chercher une consolation à leurs
maux dans l’ivresse. Il y a mieux : l’économie se modifie si bien
sous l’influence persistante du narcotique, que si l’on en supprime
brusquement l’ingestion quotidienne, un malaise général survient,
suivi quelquefois même d’accidents plus ou moins graves. Le
buveur de laudanum est de tous points comparable au mangeur
d’opium tel qu’il nous est décrit par différents médecins.

14 Lettre d’Antonin Artaud à Génica Athanasiou (31 juillet 1922), in


Antonin Artaud. Illustré par Louis Joss, Bruxelles, La Renaissance du Livre,
2006, p. 128.

19
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

[…] De même, le buveur de laudanum a le visage jaune et amaigri,


les yeux ternes et caves ; les organes digestifs, l’estomac surtout,
ne fonctionnent que très difficilement. Les forces sont nulles, les
mouvements fébriles, les sueurs apparaissent à chaque instant. Le
dépérissement de l’individu est manifeste au premier coup d’œil.

Fait remarquable ! Les effets pernicieux des préparations opiacées


se manifestent surtout quand on en suspend l’usage quotidien. Si
vous tentez de sauver un buveur de laudanum et de l’arracher à sa
détestable passion, il ne manque pas de vous dire : “J’ai essayé, à
quoi bon ? je deviens malade, je ne puis plus vivre sans laudanum”,
et il retombe plus que jamais dans ses excès.

En effet, quand on retire à un buveur invétéré sa dose journalière,


on voit survenir chez lui immédiatement de la céphalalgie,
l’insomnie, la dépravation des sens, les spasmes, les lassitudes, les
inquiétudes dans les membres et même des crampes, des nausées,
des douleurs dans la poitrine, de la toux et parfois des troubles
dans l’intelligence […].15 »

Deux textes vindicatifs


En 1925 donc, Artaud a cinq années d’opiophagie à son
passif. Sa destinée semble inexorablement liée au laudanum,
et c’est bien ce qui rend les deux textes que nous allons
retranscrire si poignants.
Leur contexte d’abord : le jeune homme a adhéré au
mouvement surréaliste en octobre 1924 et, depuis, il participe
aux travaux collectifs du groupe. Il va même diriger, pendant
quelque temps, le « Bureau de recherches surréalistes ».
Cette adhésion et son implication ne l’empêchent pas d’être
lucide, voire très critique. Comme l’indique Thierry Galibert,
« Artaud fut au mieux surréaliste d’octobre 1924 à avril 1925,
au total environ six mois, en dehors de quelques textes parus

15 Henri de Parville, « Les buveurs de laudanum », Journal des débats


politiques et littéraires, 7 octobre 1873, p. 5-6.

20
Maîtriser la douleur

dans la revue, il n’a jamais écrit surréaliste16 ». Dès le mois de


mai 1925, il fait part à Génica Athanasiou de la déception que
lui ont causée ses « chers Surréalistes qui se révèlent dans leur
ensemble, Breton et Aragon exceptés, comme la pire bande
de cons que la terre ait portés17 ». En novembre 1926, il est
définitivement exclu du groupe, au motif de sa « poursuite
isolée de la stupide aventure littéraire ».
C’est dans le cadre ou en périphérie de ses activités au
sein du groupe qu’il conçoit les deux textes que nous allons
reproduire :
- Le premier s’intitule « Sûreté générale : La liquidation
de l’opium ». Non signé, il porte cependant une date très
précise : 1er janvier 1925, et paraît dans le numéro 2 de La
Révolution surréaliste, ce même mois.
- Le second – le plus important à nos yeux – est une
« Lettre à Monsieur le législateur de la loi sur les stupéfiants ».
Elle figure dans L’Ombilic des limbes, un ouvrage in-12 de
71 pages qu’Artaud fait paraître aux éditions de la Nouvelle
Revue française en juillet 1925.
• Premier texte : Antonin Artaud, (Robert Desnos ?),
« Sûreté générale : La liquidation de l’opium », La
Révolution surréaliste, 1re année, n° 2, 15 janvier 1925,
p. 20-2218.

16 Thierry Galibert, La Bestialité, La Rochelle, Sulliver, 2008, p. 111.


17 Antonin Artaud, Lettres à Génica Athanasiou, op. cit., p. 182.
18 Pour cette reproduction, nous avons adopté la typographie originale
de La Révolution surréaliste, et non celle des Œuvres complètes.

21
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

Mon point de vue est nettement antisocial.


On n’a qu’une raison d’attaquer l’opium. C’est celui du danger
que son emploi peut faire courir à l’ensemble de la société.
Or ce danger est faux.
Nous sommes nés pourris dans le corps et dans l’âme, nous
sommes congénitalement inadaptés ; supprimez l’opium, vous
ne supprimerez pas le besoin du crime, les cancers du corps et
de l’âme, la propension au désespoir, le crétinisme né, la vérole
héréditaire, la friabilité des instincts, vous n’empêcherez pas qu’il
n’y ait des âmes destinées au poison quel qu’il soit, poison de la
morphine, poison de la lecture, poison de l’isolement, poison
de l’onanisme, poison des coïts répétés, poison de la faiblesse
enracinée de l’âme, poison de l’alcool, poison du tabac, poison
de l’anti-sociabilité. Il y a des âmes incurables et perdues pour
le reste de la société. Supprimez-leur un moyen de folie, elles
en inventeront dix mille autres. Elles créeront des moyens
plus subtils, plus furieux, des moyens absolument désespérés. La
nature elle-même est antisociale dans l’âme, ce n’est que par une
usurpation de pouvoirs que le corps social organisé réagit contre
la pente naturelle de l’humanité.
Laissons se perdre les perdus, nous avons mieux à occuper
notre temps qu’à tenter une régénération impossible et pour le
surplus, inutile, odieuse et nuisible.
Tant que nous ne serons parvenus à supprimer aucune des
causes du désespoir humain, nous n’aurons pas le droit d’essayer
de supprimer les moyens par lesquels l’homme essaie de se
décrasser du désespoir.
Car il faudrait d’abord arriver à supprimer cette impulsion
naturelle et cachée, cette pente spécieuse de l’homme qui l’incline
à trouver un moyen, qui lui donne l’idée de chercher un moyen
de sortir de ses maux.
L’aphasie existe, le tabès dorsalis existe, la méningite
syphilitique, le vol, l’usurpation. L’enfer est déjà de ce monde
et il est des hommes qui sont des évadés malheureux de l’enfer,
des évadés destinés à recommencer éternellement leur évasion.
Et assez là-dessus.

22
Maîtriser la douleur

L’homme est misérable, l’âme est faible, il est des hommes


qui se perdront toujours. Peu importent les moyens de la perte ;
ça ne regarde pas la société.
Nous avons bien démontré, n’est-ce pas, qu’elle n’y peut rien,
elle perd son temps, qu’elle ne s’obstine donc plus à s’enraciner
dans la stupidité.
Et enfin nuisible.
Pour ceux qui osent regarder la vérité en face, on sait, n’est-
ce pas, les résultats de la suppression de l’alcool aux États-Unis :
Une superproduction de folie : la bière au régime de l’éther,
l’alcool bardé de cocaïne que l’on vend clandestinement,
l’ivrognerie multipliée, une espèce d’ivrognerie générale. Bref, la
loi du fruit défendu.
De même, pour l’opium.
L’interdiction qui multiplie la curiosité de la drogue
n’a jusqu’ici profité qu’aux souteneurs de la médecine, du
journalisme, de la littérature. Il y a des gens qui ont bâti de
fécales et industrieuses renommées sur leurs prétendues
indignations contre l’inoffensive et infime secte des damnés de
la drogue (inoffensive parce qu’infime et parce que toujours une
exception), cette minorité de damnés de l’esprit, de l’âme, de la
maladie.
Ah ! que le cordon ombilical de la morale est chez eux bien
noué. Depuis leur mère, ils n’ont, n’est-ce pas, jamais péché.
Ce sont des apôtres, ce sont les descendants des pasteurs ; on
peut seulement se demander où ils puisent leurs indignations, et
combien surtout ils ont palpé pour ce faire, et en tout cas qu’est-
ce que ça leur a rapporté.
Et d’ailleurs là n’est pas la question.
En réalité, cette fureur contre les toxiques et les lois stupides
qui s’en suivent :
1° Est inopérante contre le besoin du toxique, qui assouvi ou
inassouvi, est inné à l’âme, et l’induirait à des gestes résolument
antisociaux, même si le toxique n’existait pas.
2° Exaspère le besoin social du toxique, et le change en vice secret.

23
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

3° Nuit à la véritable maladie, car c’est là la véritable question,


le nœud vital, le point dangereux :
Malheureusement pour la médecine, la maladie existe.
Toutes les lois, toutes les restrictions, toutes les campagnes
contre les stupéfiants n’aboutiront jamais qu’à enlever à tous
les nécessiteux de la douleur humaine, qui ont sur l’état social
d’imprescriptibles droits, le dissolvant de leurs maux, un aliment
pour eux plus merveilleux que le pain, et le moyen enfin de
repénétrer dans la vie.
Plutôt la peste que la morphine, hurle la médecine officielle,
plutôt l’enfer que la vie. Il n’y a que des imbéciles du genre de
J.-P. Liausu (qui est pour le surplus un avorton ignorant) pour
prétendre qu’il faille laisser des malades macérer dans leur maladie.
Et c’est ici d’ailleurs que toute la cuistrerie du personnage
montre son jeu et se donne libre carrière : au nom, prétend-il, du
bien général.
Suicidez-vous, désespérés, et vous, torturés du corps et de
l’âme, perdez tout espoir. Il n’y a plus pour vous de soulagement
en ce monde. Le monde vit de vos charniers.
Et vous, fous lucides, tabétiques, cancéreux, méningitiques
chroniques, vous êtes des incompris. Il y a un point en vous que
nul médecin ne comprendra jamais, et c’est ce point pour moi
qui vous sauve et vous rend augustes, purs, merveilleux : vous
êtes hors de la vie, vous êtes au-dessus de la vie, vous avez des
maux que l’homme ordinaire ne connaît pas, vous dépassez le
niveau normal et c’est de quoi les hommes vous tiennent rigueur ;
vous empoisonnez leur quiétude, vous êtes des dissolvants de
leur stabilité. Vous avez d’irrépressibles douleurs dont l’essence
est d’être inadaptable à aucun état connu, inajustable dans les
mots. Vous avez des douleurs répétées et fuyantes, des douleurs
insolubles, des douleurs hors de la pensée, des douleurs qui ne
sont ni dans le corps ni dans l’âme, mais qui tiennent de tous les
deux. Et moi, je participe à vos maux, et je vous le demande :
qui oserait nous mesurer le calmant ? Au nom de quelle clarté
supérieure, âme à nous-mêmes, nous qui sommes à la racine
même de la connaissance et de la clarté.

24
Maîtriser la douleur

Et cela, de par nos instances, de par notre insistance à


souffrir. Nous que la douleur a fait voyager dans notre âme à la
recherche d’une place de calme où s’accrocher, à la recherche de
la stabilité dans le mal comme les autres dans le bien. Nous ne
sommes pas fous, nous sommes de merveilleux médecins, nous
connaissons le dosage de l’âme, de la sensibilité, de la moelle,
de la pensée. Il faut nous laisser la paix, il faut laisser la paix aux
malades, nous ne demandons rien aux hommes, nous ne leur
demandons que le soulagement de nos maux. Nous avons bien
évalué notre vie, nous savons ce qu’elle comporte de restrictions
en face des autres, et surtout en face de nous-mêmes. Nous
savons à quel avachissement consenti, à quel renoncement de
nous-mêmes, à quelles paralysies de subtilités notre mal chaque
jour nous oblige. Nous ne nous suicidons pas tout de suite. En
attendant qu’on nous foute la paix.
Ier janvier 1925.

• Second texte : Antonin Artaud, « Lettre à Monsieur


le législateur de la loi sur les stupéfiants », in L’Ombilic
des limbes, Paris, Gallimard [coll. « Une œuvre, un
portrait »], 1925.

Monsieur le législateur de la loi de 1916, agrémentée du


décret de juillet 1917 sur les stupéfiants, tu es un con.
Ta loi ne sert qu’à embêter la pharmacie mondiale sans profit
pour l’étiage toxicomanique de la nation
parce que :
1er Le nombre des toxicomanes qui s’approvisionnent chez le
pharmacien est infime ;
2e Les vrais toxicomanes ne s’approvisionnent pas chez le
pharmacien ;
3e Les toxicomanes qui s’approvisionnent chez le pharmacien
sont tous des malades ;
4e Le nombre des toxicomanes malades est infime par rapport
à celui des toxicomanes voluptueux ;

25
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

5e Les restrictions pharmaceutiques de la drogue ne gêneront


jamais les toxicomanes voluptueux et organisés ;
6e Il y aura toujours des fraudeurs ;
7e Il y aura toujours des toxicomanes par vice de forme, par
passion ;
8e Les toxicomanes malades ont sur la société un droit
imprescriptible, qui est celui qu’on leur foute la paix. C’est avant
tout une question de conscience.
La loi sur les stupéfiants met entre les mains de l’inspecteur-
usurpateur de la santé publique le droit de disposer de la douleur
des hommes ; c’est une prétention singulière de la médecine
moderne que de vouloir dicter ses devoirs à la conscience de
chacun. Tous les bêlements de la charte officielle sont sans
pouvoir d’action contre ce fait de conscience : à savoir que,
plus encore que de la mort, je suis le maître de ma douleur.
Tout homme est juge, et juge exclusif, de la quantité de douleur
physique, ou encore de vacuité mentale qu’il peut honnêtement
supporter.
Lucidité ou non-lucidité, il y a une lucidité que nulle maladie
ne m’enlèvera jamais, c’est celle qui me dicte le sentiment de
ma vie physique1. Et si j’ai perdu ma lucidité, la médecine n’a
qu’une chose à faire, c’est de me donner les substances qui me
permettent de recouvrer l’usage de cette lucidité.
Messieurs les dictateurs de l’école pharmaceutique de France,
vous êtes des cuistres rognés : il y a une chose que vous devriez
mieux mesurer ; c’est que l’opium est cette imprescriptible et
impérieuse substance qui permet de rentrer dans la vie de leur
âme à ceux qui ont eu le malheur de l’avoir perdue.
Il y a un mal contre lequel l’opium est souverain et ce
mal s’appelle l’Angoisse, dans sa forme mentale, médicale,
physiologique, logique ou pharmaceutique, comme vous
voudrez.
L’Angoisse qui fait les fous.
L’Angoisse qui fait les suicidés.
L’Angoisse qui fait les damnés.

26
Maîtriser la douleur

L’Angoisse que la médecine ne connaît pas.


L’Angoisse que votre docteur n’entend pas.
L’Angoisse qui lèse la vie.
L’Angoisse qui pince la corde ombilicale de la vie.
Par votre loi inique vous mettez entre les mains de gens
en qui je n’ai aucune espèce de confiance, cons en médecine,
pharmaciens en fumier, juges en malfaçon, docteurs, sages-
femmes, inspecteurs-doctoraux, le droit de disposer de mon
angoisse, d’une angoisse en moi aussi fine que les aiguilles de
toutes les boussoles de l’enfer.
Tremblements du corps ou de l’âme, il n’existe pas de
sismographe humain qui permette à qui me regarde d’arriver à
une évaluation de ma douleur plus précise, que celle, foudroyante,
de mon esprit !
Toute la science hasardeuse des hommes n’est pas supérieure
à la connaissance immédiate que je puis avoir de mon être. Je
suis seul juge de ce qui est en moi.
Rentrez dans vos greniers, médicales punaises, et toi aussi,
Monsieur le Législateur Moutonnier, ce n’est pas par amour
des hommes que tu délires, c’est par tradition d’imbécillité. Ton
ignorance de ce que c’est qu’un homme n’a d’égale que ta sottise
à le limiter. Je te souhaite que ta loi retombe sur ton père, ta
mère, ta femme, tes enfants, et toute ta postérité. Et maintenant
avale ta loi.

Dans la longue note 1, ajoutée probablement dans un


second temps (peut-être même au moment de la mise en
page), Artaud tente d’expliciter la nature de son profond
malaise, ce qu’il nomme : la « décorporisation de la pensée
avec conservation d’une parcelle de conscience ».

27
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

Je sais assez qu’il existe des troubles graves de la personnalité,


et qui peuvent même aller pour la conscience jusqu’à la perte
de son individualité : la conscience demeure intacte, mais ne se
reconnaît plus comme s’appartenant (et ne se reconnaît plus à
aucun degré).
Il y a des troubles moins graves, ou pour mieux dire moins
essentiels, mais beaucoup plus douloureux et plus importants
pour la personne, et en quelque sorte plus ruineux pour la vitalité,
c’est quand la conscience s’approprie, reconnaît vraiment
comme lui appartenant toute une série de phénomènes de
dislocation et de dissolution de ses forces au milieu desquels sa
matérialité se détruit.
Et c’est à ceux-là même que je fais allusion.
Mais il s’agit justement de savoir si la vie n’est pas plus atteinte
par une décorporisation de la pensée avec conservation d’une
parcelle de conscience, que par la projection de cette conscience
dans un indéfinissable ailleurs avec une stricte conservation de
la pensée. Il ne s’agit pas cependant que cette pensée joue à
faux, qu’elle déraisonne, il s’agit qu’elle se produise, qu’elle jette
des feux, même fous. Il s’agit qu’elle existe. Et je prétends, moi,
entre autres, que je n’ai pas de pensée.
Mais ceci fait rire mes amis.
Et cependant !
Car je n’appelle pas avoir de la pensée, moi, voir juste et je dirais
même penser juste, avoir de la pensée, pour moi, c’est maintenir
sa pensée, être en état de se la manifester à soi-même et qu’elle
puisse répondre à toutes les circonstances du sentiment et de la
vie. Mais principalement se répondre à soi.
Car ici se place cet indéfinissable et trouble phénomène que je
désespère de faire entendre à personne et plus particulièrement
à mes amis (ou mieux encore, à mes ennemis, ceux qui me
prennent pour l’ombre que je me sens si bien être ; – et ils ne pensent
pas si bien dire, eux, ombres deux fois, à cause d’eux et à cause
de moi).

28
Maîtriser la douleur

Mes amis, je ne les ai jamais vus comme moi, la langue


pendante, et l’esprit horriblement en arrêt.
Oui, ma pensée se connaît et elle désespère maintenant de
s’atteindre. Elle se connaît, je veux dire qu’elle se soupçonne ;
et en tout cas elle ne se sent plus. – Je parle de la vie physique,
de la vie substantielle de la pensée (et c’est ici d’ailleurs que je
rejoins mon sujet), je parle de ce minimum de vie pensante et
à l’état brut, – non arrivée jusqu’à la parole, mais capable au
besoin d’y arriver, – et sans lequel l’âme ne peut plus vivre, et
la vie est comme si elle n’était plus. – Ceux qui se plaignent des
insuffisances de la pensée humaine et de leur propre impuissance
à se satisfaire de ce qu’ils appellent leur pensée, confondent
et mettent sur le même plan erroné des états parfaitement
différenciés de la pensée et de la forme, dont le plus bas n’est
plus que parole tandis que le plus haut est encore esprit.
Si j’avais moi ce que je sais qui est ma pensée, j’eusse peut-
être écrit L’Ombilic des Limbes, mais je l’eusse écrit d’une tout
autre façon. On me dit que je pense parce que je n’ai pas cessé
tout à fait de penser et parce que, malgré tout, mon esprit se
maintient à un certain niveau et donne de temps en temps
des preuves de son existence, dont on ne veut pas reconnaître
qu’elles sont faibles et qu’elles manquent d’intérêt. Mais penser
c’est pour moi autre chose que n’être pas tout à fait mort, c’est
se rejoindre à tous les instants, c’est ne cesser à aucun moment
de se sentir dans son être interne, dans la masse informulée de
sa vie, dans la substance de sa réalité, c’est ne pas sentir en soi
de trou capital, d’absence vitale, c’est sentir toujours sa pensée
égale à sa pensée, quelles que soient par ailleurs les insuffisances
de la forme qu’on est capable de lui donner. Mais ma pensée à
moi, en même temps qu’elle pèche par faiblesse, pèche aussi par
quantité. Je pense toujours à un taux inférieur.

29
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

En réaction contre Liausu


Ces deux textes appellent quelques remarques.
La première porte sur leur ou leurs auteurs : le premier
brûlot oscille entre le « je » au tout début, et le « nous », avec
une nette prédilection pour le « nous » ; tandis que le second
est résolument écrit à la première personne du singulier.
Impossible de l’affirmer, mais tout porte à croire que Sûreté
générale (non signé, rappelons-le, et ce n’est peut-être pas le
fruit du hasard) s’avère le fait d’une collaboration – sans
doute a minima – entre Robert Desnos, lui-même opiophile,
et Artaud19. En revanche, ce dernier est l’auteur exclusif de la
Lettre à Monsieur le législateur : cela ne fait aucun doute, puisqu’il
la signe cette fois et la fait paraître dans un ouvrage dont il est
l’auteur. La Lettre serait donc une réappropriation personnelle
– en quelque sorte recentrée sur ses principales obsessions
– d’une partie des thèmes jetés pêle-mêle à l’occasion du
premier libelle.
Comme l’écrit Thierry Galibert, Sûreté générale est une
« harangue qui pose que la Société s’arrête où commence la
liberté individuelle de consommer selon ses besoins20 » ; le
propos paraît en parfaite adéquation avec l’idéal libertaire
19 Ce n’est cependant pas l’opinion des éditeurs des Œuvres complètes, qui
attribuent ce texte exclusivement à Artaud : « La copie dactylographiée
de Sûreté générale, portant des corrections manuscrites d’Antonin Artaud,
se trouve à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet. À la dernière page
de cette copie, une main inconnue a noté au crayon le nom de Robert
Desnos. Il y a une explication logique à cette bizarrerie. Sûreté générale, dans
ce numéro 2 [de La Révolution surréaliste], était suivie d’un texte obéissant
à la même présentation : La Mort, avec ce sous-titre : La Muraille de chêne,
le nom de l’auteur : Robert Desnos était indiqué. La personne qui a classé
la documentation du n° 2 de La Révolution surréaliste a dû, se fiant à cette
présentation, croire que les deux textes étaient de Robert Desnos. » Cf.
Antonin Artaud, Œuvres complètes, tome I-1, Paris, Gallimard [NRF], 1970,
p. 433.
20 Thierry Galibert, La Bestialité, op. cit., p. 108.

30
Maîtriser la douleur

proclamé haut et fort par Robert Desnos, par exemple dans


son fameux Pamphlet contre Jérusalem : « Droit à l’opium, droit
à l’alcool, droit à l’amour, droit à l’avortement, droit de
l’individu à disposer de lui-même, voilà ce que les sinistres
bonzes de la Société des Nations sont en train de ruiner.21 »
Le propos de la Lettre à Monsieur le législateur, plus recentré
sur les thèmes de la maladie et de la souffrance, plus
« organique » en quelque sorte, est en revanche clairement
artaldien.
Le « déclic » qui semble avoir déclenché l’écriture de ces
deux textes polémiques, est évoqué de manière implicite
dans Sûreté générale : il s’agit d’une campagne de presse contre
le trafic de « drogue », menée par le journaliste et auteur
dramatique Jean-Pierre Liausu dans l’hebdomadaire théâtral,
artistique et littéraire Comœdia. Qualifié d’« imbécile » et
d’« avorton ignorant » par Artaud et/ou Desnos, Liausu
prétend vouloir « en finir avec le commerce des stupéfiants »,
et plus particulièrement avec le « fléau de la cocaïne » :

« Ne laissons pas le peuple se contaminer. Que Londres garde


ses bas-fonds où de nouveaux Thomas de Quincey rêvent dans
les bras des filles publiques, que Berlin ne veuille pas fermer ses
“cabareten” et que Munich entretienne jalousement son quartier
des intoxiqués, c’est l’affaire de l’Angleterre et de l’Allemagne ! Mais
que Montparnasse, Montmartre, les Halles, l’Étoile, le boulevard
Berthier, le Quartier Latin restent des centres de propagation et
que les trafiquants y jouissent d’une scandaleuse impunité ; que
des êtres sains soient exposés aux multiples dangers de la drogue,
nous avons le droit de demander aux pouvoirs publics de mettre
un terme à cette situation équivoque. Nous n’apprenons rien
à la police, elle en sait autant et plus que nous, mais après les
études de V. Cyril et des docteurs Briand, Vinchon, Courtois-
Suffit, Berger, René Giroux22 et les articles souvent vigoureux et

21 Robert Desnos, « Pamphlet contre Jérusalem », La Révolution surréaliste,


1re année, n° 3, 15 avril 1925, p. 8-9.
22 Marcel Briand, Eugène Berger, Les Priseurs de cocaïne, Paris, O. Doin et

31
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

intéressants publiés dans la presse sur la question des stupéfiants,


nous croyons utile de la reprendre ici, c’est que, nous n’hésitons
pas à l’écrire, les lois sont impuissantes et la police entravée dans
ses recherches. Toutes les enquêtes se sont heurtées à l’inertie du
Parlement. Un scandale est-il nécessaire ? Faudra-t-il imprimer
les noms et les adresses des cafés où presque ouvertement se fait
le trafic de cocaïne ? Nous ne reculerons pas devant cet article
documentaire, et quelles que soient les conséquences de ce geste,
nous y sommes décidés pour que cette enquête réponde vraiment
au but que nous nous proposons.23 »

Dans cette série de quatorze textes publiés entre le


3 novembre et le 15 décembre 1924, Liausu ne cesse de
stigmatiser les cocaïnomanes, caricaturant volontiers leurs
mœurs, déplorant le « cosmopolitisme » de leur milieu, et
ne reculant devant aucun acte de délation, ce qui lui vaudra
d’être qualifié de « mouchard bénévole » dans un autre texte
fameux de Robert Desnos24.
L’essentiel des dénonciations de Liausu concerne les
usages « voluptueux »25 de cocaïne. Les « malades » et la
question de l’opium ne sont, en revanche, abordés qu’à la
marge : il est donc assez facile de repérer les passages qui

fils, [1912] ; Maurice Courtois-Suffit, René Giroux, Le Trafic de cocaïne […],


Paris, Société générale d’imprimerie et de l’édition, 1921 ; Victor Cyril,
Eugène Berger, La « Coco » poison moderne, Paris, Ernest Flammarion, 1924.
23 Jean-Pierre Liausu, « La Cocaïne, fléau mondial. Il faut en finir avec
le commerce des stupéfiants. Une campagne sans pitié contre tous les
trafiquants de la Drogue », Comœdia, 18e année, n° 4334, 3 novembre 1924, p. 1.
24 Robert Desnos, « Description d’une révolte prochaine », La
Révolution surréaliste, 1re année, n° 3, avril 1925, p. 25. Cette qualification de
« mouchard bénévole » fait écho au passage suivant de « Sûreté générale »,
que nous croyons pouvoir attribuer à Desnos : « on peut seulement se
demander où ils puisent leurs indignations, et combien surtout ils ont
palpé pour ce faire, et en tout cas qu’est-ce que ça leur a rapporté. »
Ouvertement xénophobe et antisémite, Liausu se discréditera durant
l’Occupation.
25 Pour reprendre la formule d’Artaud… Nous dirions plutôt de nos
jours « récréatifs », même si les deux termes ne s’équivalent pas tout à fait.

32
Maîtriser la douleur

vont tout particulièrement heurter la susceptibilité d’Artaud


et le pousser à réagir.
Le quatorzième et dernier article de la série a pour titre :
« A-t-on le droit de s’intoxiquer ? ». Liausu y postule que « la
liberté individuelle ne saurait légitimer la toxicomanie ». À
cet effet, il distingue deux grands types de toxicomanes : « les
malades et les snobs ».
Voilà ce qu’il écrit à propos des premiers :

« Peut-on dire qu’un malade, perclus de douleurs physiques ou


morales (rhumatismes, sciatique, fièvres coloniales, aboulie),
conserve entièrement sa liberté ? N’est-il pas plus “agi” par son
mal que capable d’agir et de raisonner ? Altérée par la maladie,
la volonté, dans la plupart des cas, ne connaît aucune liberté.
L’expérience et l’observation nous l’enseignent ; la science a
parfaitement le droit de nier, au profit d’une amélioration future,
les protestations et les cris d’un malade.

Obnubilant le jugement et la clairvoyance, passion taraudant des


nerfs déséquilibrés, la toxicomanie est une infection. Prosélytisme
et contagion sont aussi redoutables.

Pour cette catégorie d’intoxiqués, nous aimerions qu’un esprit


de clémence et de justice dictât les prochaines lois et que le
charlatanisme de la médecine réclamiste fût enfin sévèrement
réprimé.26 »

Retenons cette formule glaçante de Liausu : « la science


a parfaitement le droit de nier, au profit d’une amélioration
future, les protestations et les cris d’un malade ». Propos
résumé de la sorte dans Sûreté générale : « Il n’y a que des
imbéciles du genre de J.-P. Liausu […] pour prétendre qu’il
faille laisser des malades macérer dans leur maladie. »
26 Jean-Pierre Liausu, « La Cocaïne fléau mondial. XIV : A-t-on le droit
de s’intoxiquer ? », Comœdia, 18e année, n° 4376, 15 décembre 1924, p. 1.
Par « médecine réclamiste », il faut entendre une médecine qui utilise la
réclame pour s’attirer une clientèle.

33
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

Nous faisons donc l’hypothèse que les deux libelles


reproduits ne sont en définitive qu’une protestation réitérée
contre la terrible sentence de Liausu : pour Artaud, les malades
ne doivent en aucun cas être abandonnés à leur sort et à leur
douleur ; ils ont un droit – qu’il qualifie d’« imprescriptible »
– à l’humanité et au soulagement. De là, sa fameuse Lettre à
Monsieur le législateur…

© Gallica BNF, Comœdia, 15 décembre 1924.

34
Maîtriser la douleur

La loi et le décret de 1916


Comme l’a très justement fait remarquer François Chast,
cette Lettre s’avère étrangement « tardive »27 : neuf années
se sont en effet écoulées entre la promulgation de la loi du
12 juillet 1916 « concernant l’importation, le commerce, la
détention et l’usage des substances vénéneuses, notamment
l’opium, la morphine et la cocaïne », et la parution du libelle
d’Artaud dans L’Ombilic des limbes. Aussi, considérer ce texte
comme une réaction « à chaud » contre cet acte législatif,
comme certains n’ont pas hésité à le faire par le passé, est une
erreur et, qui plus est, un anachronisme. En 1916, Artaud
n’avait pas encore fait l’expérience de l’opium ; il n’était donc
pas toxicomane et cette loi lui était probablement indifférente.
Là encore, il faut, sans doute, chercher dans les propos de
Liausu l’origine de cette diatribe bien tardive. Cette fois-ci,
l’article déclencheur est daté du 7 décembre 1924 et a pour
titre : « La culpabilité des législateurs ».
Sur un ton presque guerrier, Jean-Pierre Liausu y suggère
d’« armer la répression » :

« La loi du 12 juillet 1916, concernant l’importation, le commerce,


la détention et l’usage des substances vénéneuses, notamment
l’opium, la morphine et la cocaïne (loi modifiant celle du
19 juillet 1845 et instituant un nouveau régime sévère), nous semble
confuse, inopérante et bâclée. Elle a peut-être la puissance d’un
frein, mais elle ne revêt pas le caractère d’exception qu’appellent
les dangers sociaux.

Envisager des pénalités presque semblables pour le trafiquant et le


possédé, voici déjà une première erreur, erreur d’autant plus néfaste
et stupide qu’elle fait immédiatement du malheureux intoxiqué un
complice de son fournisseur. La portée de cette mesure dépasse
donc le but et compromet les recherches de la police. Il suffirait

27 François Chast, « Les origines de la législation sur les stupéfiants en


France », Histoire des sciences médicales, tome XLIII, n° 3, 2009, p. 301.

35
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

de ramener les rigueurs de la loi à de simples amendes et à un


séjour obligatoire dans un service de désintoxication pour que
limiers et docteurs puissent obtenir du malade des aveux utiles
et précis. Nous ne demandons pas aux médecins de trahir le
secret professionnel, mais de faciliter par leur emprise morale les
résolutions d’un patient. Les amendes – intelligemment prévues
et appliquées – fourniraient de quoi subvenir aux dépenses d’un
service médical. »

Liausu propose un certain nombre de modifications


à cette loi. Deux d’entre elles concernent la délivrance des
stupéfiants en pharmacie, en particulier celle de l’opium et
ses dérivés :

« […] 3e Pour les pharmaciens et docteurs coupables et dans les


cas nettement établis, retrait définitif du diplôme, peines pouvant
aller jusqu’à vingt ans, amendes très élevées et bannissement de la
ville où aurait sévi leur trafic ;

[…] 6e Institution d’un carnet de désintoxication, délivré par


la préfecture de police, au nom personnel du malade et sous
la responsabilité de son médecin spécialiste, dont les feuilles
personnelles – ordonnances deux fois vérifiées : 1ère par le docteur ;
2e par la police, chez le pharmacien – rendraient plus difficile le
manège de certains malades qui se font soigner (!!!) par plusieurs
docteurs à la fois et se procurent par cette ruse, légalement, les
doses de stupéfiants dont ils ont besoin ; […]28 »

En s’en prenant à « Monsieur le législateur de la loi de


1916 » et lui intimant l’ordre de cesser d’« embêter la pharmacie
mondiale », Artaud ne fait donc probablement que répondre,
de manière certes indirecte, à l’article de Liausu.
Une question se pose néanmoins : Artaud avait-il une
connaissance précise du contenu de cette loi, avant que Liausu
ne l’évoque dans son article ? Il est permis d’en douter. Pour
s’en convaincre, il suffit de relire la première phrase, si souvent

28 Jean-Pierre Liausu, « La cocaïne, fléau mondial. XIII : La culpabilité


des législateurs », Comœdia, 8e année, n° 4368, 7 décembre 1924, p. 1.

36
Maîtriser la douleur

citée par la suite, de son libelle : « Monsieur le législateur de


la loi de 1916, agrémentée du décret de juillet 1917 sur les
stupéfiants, tu es un con. »
Personne ne semble l’avoir notifié jusqu’ici, mais il
n’existe pas de « décret de juillet 1917 » ! Artaud fait, de
toute évidence, une confusion entre la loi du 12 juillet 1916
et le décret « portant règlement d’administration publique »
du 14 septembre 1916. Il existe certes deux arrêtés datés
du 23 mai 1917 : le premier vise les chirurgiens-dentistes,
les dentistes patentés et les sages-femmes, et le second, les
laboratoires ; mais leur contenu ne concerne en rien Artaud.
Pour bien comprendre ce qui est réellement en jeu dans
la Lettre à Monsieur de législateur, il faut donc en revenir aux
contenus de la loi et du décret de 1916.
• « Loi concernant l’importation, le commerce, la
détention et l’usage des substances vénéneuses,
notamment l’opium, la morphine et la cocaïne »,
Journal officiel de la République française, Lois et décrets,
n° 190, 14 juillet 1916, p. 6254.
« Le Sénat et la Chambre des députés ont adopté,
Le Président de la République promulgue la loi dont la teneur
suit ;
ARTICLE UNIQUE. – La loi du 19 juillet 1845 sur les
substances vénéneuses est modifiée et complétée comme suit :
“ARTICLE PREMIER. – Les contraventions aux règlements
d’administration publique sur la vente, l’achat et l’emploi des
substances vénéneuses sont punies d’une amende de cent à trois
mille francs (100 à 3 000 fr.) et d’un emprisonnement de six jours à
deux mois ou de l’une de ces deux peines seulement.
ART. 2. – Seront punis d’un emprisonnement de trois mois
à deux ans et d’une amende de mille à dix mille francs (1 000 à
10 000 fr.) ou de l’une de ces deux peines seulement ceux qui
auront contrevenu aux dispositions de ces règlements concernant

37
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

les stupéfiants tels que : opium brut et officinal ; extraits d’opium ;


morphine et autres alcaloïdes de l’opium (à l’exception de la
codéine), de leurs sels et de leurs dérivés ; cocaïne, ses sels et ses
dérivés ; haschich et ses préparations.
Seront punis des mêmes peines ceux qui auront usé en société
des dites substances ou en auront facilité à autrui l’usage à titre
onéreux ou à titre gratuit, soit en procurant dans ce but un local,
soit par tout autre moyen.
Les tribunaux pourront, en outre, prononcer l’interdiction des
droits civiques pendant une durée d’un à cinq ans.
ART. 3. – Seront punis des peines prévues en l’article 2 :
Ceux qui, au moyen d’ordonnances fictives, se seront fait
délivrer ou auront tenté de se faire délivrer l’une des substances
vénéneuses visées au dit article ;
Ceux qui, sciemment, auront, sur la présentation de ces
ordonnances, délivré lesdites substances, ainsi que les personnes
qui auront été trouvées porteuses, sans motif légitime, de l’une de
ces mêmes substances.
ART. 4. – Dans tous les cas prévus par la présente loi, les
tribunaux pourront ordonner la confiscation des substances saisies.
Dans les cas prévus au premier paragraphe de l’article 2 et au
deuxième paragraphe de l’article 3, les tribunaux pourront ordonner
la fermeture, pendant huit jours au moins, de l’établissement dans
lequel le délit a été constaté ; si la peine d’emprisonnement est
prononcée, l’établissement où le délit aura été constaté sera fermé,
de plein droit, pendant toute la durée de l’emprisonnement.
Toutefois, la confiscation des substances saisies et la fermeture
de l’officine pharmaceutique où le délit a été constaté ne pourront
être prononcées dans le cas où le pharmacien n’est qu’un gérant
responsable, à moins que le propriétaire de l’officine n’ait fait acte
de complicité.
Dans les cas prévus au deuxième paragraphe de l’article 2,
les tribunaux devront ordonner la confiscation des substances,
ustensiles, matériel saisis, des meubles et effets mobiliers dont les
lieux seront garnis et décorés, ainsi que la fermeture, pendant un an
au moins, du local et de l’établissement où le délit aura été constaté

38
Maîtriser la douleur

sans, toutefois, que la durée de ladite fermeture soit inférieure à la


durée de l’emprisonnement prononcé.
ART. 5. – Les peines seront portées au double, en cas de
récidive, dans les conditions de l’article 58 du Code pénal.
ART. 6. – L’article 463 du Code pénal sera applicable.
ART. 7. – Des décrets, qui devront être promulgués dans les six
mois qui suivront la promulgation de la présente loi, détermineront
ses conditions d’application à l’Algérie, aux colonies et pays de
protectorat.
ART. 8. – Les articles 34 et 35 de la loi du 21 germinal an XI
demeurent abrogés.”
La présente loi, délibérée et adoptée par le Sénat et la Chambre
des députés, sera exécutée comme loi de l’État.

Fait à Paris, le 12 juillet 1916.


Par le Président de la République R. POINCARÉ :
Le ministre de l’Intérieur, MALVY.
Le président du Conseil, ministre des Affaires étrangères,
Aristide BRIAND.
Le garde des Sceaux, ministre de la Justice, René VIVIANI.
Le ministre du Commerce, de l’Industrie, des Postes et des
Télégraphes, CLÉMENTEL.
Le ministre des Colonies, Gaston DOUMERGUE. »

Cette loi a donc une visée nettement répressive, en


particulier pour tous ceux qui contreviennent aux dispositions
des « règlements concernant les stupéfiants ». Or, et c’est là
un paradoxe justement souligné par l’historien Jean-Jacques
Yvorel, ces « règlements d’administration publique » ne seront
publiés que quelques semaines plus tard29 : ils feront l’objet
du décret du 14 septembre 1916.
29 Jean-Jacques Yvorel, « La loi du 12 juillet 1916. Première incrimination
de la consommation de drogue », Les Cahiers dynamiques, n° 56, 2012/3,
p. 128-133.

39
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

• « Décret du 14 septembre 1916, portant règlement


d’administration publique pour l’application de la loi
du 19 juillet 1845, modifiée et complétée par la loi du
12 juillet 1916, concernant l’importation, le commerce,
la détention et l’usage des substances vénéneuses,
notamment de l’opium, la morphine et la cocaïne »,
Journal officiel de la République française, 48e année, n° 255,
19 septembre 1916, p. 8255-8261.
Ce long texte se propose de répartir les substances
« vénéneuses »30 en trois catégories, « suivant leur degré de
toxicité et la rigueur plus ou moins grande des prescriptions
à imposer à leur commerce ».

« Les deux premières catégories comprennent les substances les


plus toxiques : ce sont les substances vénéneuses proprement
dites. Le plus grand nombre d’entre elles a été groupé dans le
tableau A, pour constituer la première catégorie. Le tableau B ne
contient qu’un petit nombre de substances que l’on peut appeler
les toxiques stupéfiants et pour lequel un régime particulièrement
sévère a été prévu.

La troisième catégorie comprend des substances moins toxiques


que les précédentes, mais dont l’emploi peut cependant offrir
assez de dangers pour qu’il apparaisse nécessaire d’imposer à leur
commerce certaines mesures de précaution. Ce sont les substances
dangereuses, qui ont été réunies dans le tableau C. »

Comme déjà esquissé dans la loi du 12 juillet 1916, le


« tableau B », dit des « toxiques stupéfiants », s’avère en
définitive assez restreint :

« Opiums brut et officinal, extraits d’opium, morphine et ses sels,


diacétylmorphine31 et ses sels, alcaloïdes de l’opium (à l’exception
de la codéine), leurs sels et dérivés, haschich et ses préparations. »

30 C’est-à-dire qui contiennent un ou plusieurs « poisons ».


31 Héroïne.

40
Maîtriser la douleur

Pour l’ensemble de ces produits, un « régime


particulièrement sévère » est instauré et le législateur en
explique les raisons :

« L’emploi abusif de l’opium, et surtout de la morphine et de la


cocaïne, a pris de telles proportions dans ces dernières années que
l’opinion publique s’est émue de l’inefficacité de notre législation
pour enrayer ce fléau. L’interdiction absolue de la vente de ces
toxiques n’est pas possible ; car ce sont, dans certains cas, de
merveilleux médicaments rendant les plus grands services à l’art
médical ; mais il est indispensable, pour empêcher leur emploi
illicite, que la circulation et la vente de ces toxiques soient soumises
à un contrôle rigoureux, dès leur entrée en France, et assujetties
à des formalités qui s’opposent à leur délivrance, autrement que
sur le vu d’une prescription médicale visant personnellement,
et seulement à une époque donnée, un malade déterminé. Il
est à présumer que le texte que nous avons l’honneur de vous
soumettre donnera, sous ce rapport, une juste satisfaction à
l’opinion publique et répondra à l’esprit de la législation pénale
que vient de voter le Parlement. »

Le titre II du décret précise les contraintes auxquelles est


désormais soumise la délivrance des produits du tableau B :
détention à l’officine dans une armoire fermée à clef ;
ordonnances médicales datées et signées, avec mention lisible
du nom et de l’adresse du prescripteur, et écriture des doses
en toutes lettres, complétées du mode d’administration ;
inscription du ou des produits délivrés dans un registre
spécial, coté et paraphé par le maire ou le commissaire de
police, et conservé pendant dix années « pour être représenté
à toute réquisition de l’autorité compétente ».
Surtout, les conditions de délivrance aux malades s’avèrent
bien plus rigoureuses que par le passé :

« ART. 38. – Il est interdit aux pharmaciens de renouveler aucune


ordonnance prescrivant des substances du tableau B, soit en
nature, soit sous forme de solutions destinées à des injections
sous-cutanées. […]

41
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

ART. 39. – Il est interdit aux médecins de rédiger et aux


pharmaciens d’exécuter des ordonnances prescrivant, pour une
période supérieure à sept jours, les substances du tableau B […]. »

Les ordonnances pour ces produits s’avèrent donc


désormais à « usage unique », si l’on peut s’exprimer ainsi, et
la durée d’une prescription est plafonnée à une semaine. Cela
afin de s’assurer d’un meilleur suivi médical et de contrôler,
autant que possible, les usages et surtout les mésusages de
ces toxiques.
Mais Artaud est-il vraiment concerné par ces règles
draconiennes ? Pas du tout, et c’est bien là un nouveau
paradoxe de sa Lettre à Monsieur le législateur !
Dans le questionnaire (déjà cité) rempli à l’occasion de
son admission en cure de désintoxication à l’hôpital Henri-
Rousselle en décembre 1932, Artaud est formel :

« Je n’ai jamais pris de morphine et j’en ignore les effets précis. Je


connais les effets analogues de l’opium, sous forme de laudanum
de Sydenham qui est ce que je prends depuis une douzaine
d’années.32 »

Or, par une étrange aberration administrative, le laudanum


de Sydenham n’a pas été inscrit au tableau B par le législateur
de 1916 ; il ne le sera qu’en mars 193033. Nous y reviendrons
dans la quatrième et dernière partie de l’ouvrage.
Administrativement parlant, Artaud n’est donc pas un
consommateur de stupéfiants en 1925, au moment où il rédige
sa Lettre à Monsieur le législateur. Il est en revanche un usager,
32 Questionnaire rempli par Antonin Artaud à l’occasion d’une tentative
de cure de désintoxication à l’hôpital Henri-Rousselle (9-10 décembre
1932), loc. cit.
33 Cf. « Décret relatif à l’application de la convention [de Genève]
concernant la fabrication et le commerce des stupéfiants du 20 mars
1930 », Journal officiel de la République française, 62e année, n° 73, 25 mars
1930, p. 3209-3211.

42
Maîtriser la douleur

certes excessif et à l’évidence fortement dépendant, d’une


substance vénéneuse, puisque le laudanum de Sydenham a été
inscrit au « tableau A » par le législateur en 191634.
Cette « nuance » change bien de choses, car les contraintes
ne sont pas du tout les mêmes, comme le confirme le
chapitre II du titre Ier du décret du 14 septembre intitulé :
« Régime des substances du tableau A lorsqu’elles sont
destinées à la médecine humaine ou vétérinaire ».
Si, comme dans le cas des « stupéfiants », l’ordonnance
médicale doit être datée, signée, et mentionner lisiblement le
nom du médecin, si les doses prescrites doivent être énoncées
en toutes lettres et le mode d’administration précisé, les
conditions de délivrance du laudanum s’avèrent en revanche
nettement moins contraignantes, ainsi que le stipulent les
articles 21 et 22 dudit décret :

« Art. 21. – Les pharmaciens peuvent renouveler l’exécution des ordonnances


prescrivant des substances du tableau A, sous les réserves indiquées ci-
après :

Ne peut être renouvelée, ni par le pharmacien qui y a procédé


pour la première fois, ni par tout autre pharmacien, l’exécution des
ordonnances sur lesquelles l’auteur de la prescription a mentionné
l’interdiction du renouvellement.

Ne peuvent être exécutées à nouveau, à moins d’indication


contraire de l’auteur de la prescription :

1er Les ordonnances prescrivant lesdites substances, soit en nature,


soit sous forme de solutions destinées à des injections sous-
cutanées ;

34 On notera à ce propos que ni la loi de juillet 1916, ni le décret de


septembre 1916 ne mettent en avant le terme de « stupéfiant » dans leurs
intitulés, contrairement à ce qu’allègue Artaud. Il n’y est question que de
« substances vénéneuses », avec néanmoins cette précision : « notamment
l’opium, la morphine et la cocaïne ».

43
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

2e Les ordonnances prescrivant, sous forme de préparations


destinées à être absorbées par la voie stomacale, et quelle qu’en
soit la dose, les cyanures de mercure ou de potassium, l’aconitine
ou ses sels, la digitaline, la strophantine, la vératrine ou ses sels ;

3e Les ordonnances prescrivant, sous forme de préparations


destinées à être absorbées par la voie stomacale, et à une dose
supérieure à celle indiquée dans le codex comme dose maximum
pour vingt-quatre heures, des substances du tableau A autres que
celles désignées au précédent paragraphe. Toutefois, les pharmaciens
peuvent renouveler les ordonnances ne portant pas de mention spéciale et
prescrivant en nature, mais à dose n’excédant pas 5 grammes, le laudanum ou
la teinture de noix vomique. »

Art. 22. – Les pharmaciens doivent inscrire les ordonnances


prescrivant lesdites substances sur un registre spécial de vente
[…].

Toutefois, pour les ventes sur ordonnance, ils ne sont pas obligés
d’inscrire le nom de l’acheteur, mais ils doivent mentionner le nom et
l’adresse de l’auteur de la prescription.

[…] Ils ne doivent rendre les ordonnances prescrivant des


substances visées au précédent titre, que revêtues du timbre
de leur officine après y avoir indiqué le numéro sous lequel la
prescription a été inscrite au registre de vente, ainsi que la date de
cette inscription.

Ils sont tenus de conserver l’ordonnance lorsque, par application


des dispositions de l’article 21, celle-ci ne peut être renouvelée.
[…]35 »

Résumons : une ordonnance de laudanum peut être


renouvelée, sauf si le prescripteur s’y oppose de manière
formelle, par exemple en apposant la mention « Ne pas
renouveler » sur la prescription.

35 Nous avons mis en italique les passages les plus importants.

44
Maîtriser la douleur

Par ailleurs, il est inutile d’inscrire la délivrance du produit


sur le « registre spécial des stupéfiants », puisqu’il n’en fait
pas partie ; l’inscription sur le « registre des toxiques » est,
en revanche, obligatoire, comme pour tous les produits
« vénéneux », mais dans ce cas, le nom et a fortiori l’adresse du
patient ne peuvent être exigés par le pharmacien dispensateur ;
l’anonymat reste donc de mise.
En fait, et Artaud ne le sait sans doute pas, toutes les
contraintes qui pèsent en 1925 sur le laudanum, figuraient déjà,
à quelques infimes nuances près, dans la loi du 19 juillet 1845
relative aux substances « vénéneuses ». La loi de juillet 1916
ne le concerne donc nullement, ou seulement à la marge, sauf
à considérer qu’elle le prive d’un accès « souple » à d’autres produits
désormais administrativement qualifiés de « stupéfiants » (morphine,
héroïne, cocaïne, en particulier en injections sous-cutanées).
Au regard de l’évolution ultérieure de sa polytoxicomanie
vers le milieu des années 1930, et donc postérieurement à
l’inscription du laudanum au tableau B, cette hypothèse ne
saurait être d’emblée écartée, même si aucun témoignage ou
document ne semble l’accréditer. Artaud, lui-même, affirme
le contraire en 1932, et toute sa correspondance semble en
témoigner.
Ce qui est certain, en revanche, c’est que, contrairement
à ce que d’aucuns ont pu affirmer36, Artaud n’incrimine
pas dans sa Lettre à Monsieur le législateur la pénalisation de
la détention « sans motif légitime » de produits stupéfiants,
mais bien plutôt la parcimonie avec laquelle les doses d’un
« calmant » légitime sont accordées aux vrais malades.

36 Par exemple Frédéric Orobon, Santé publique et libertés individuelles.


L’exemple des conduites par lesquelles on peut se nuire à soi-même. Th. Doct.
Philosophie, Lyon, Université Jean Moulin, 2012, p. 189-191.

45
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

L’épouse du Dr Toulouse témoigne en ce sens :

« Il entrait dans de terribles colères quand on parlait de toxicomanie.


Il s’en prenait aux lois qui réglementent la vente des stupéfiants.
“Je comprends qu’on l’interdise aux maniaques, pas à un pauvre
type comme moi qui en a besoin pour ne pas souffrir”, disait-il.37 »

Encore en mars 1946, Artaud ne déclare rien d’autre à


Jean Paulhan :

« Le docteur Ferdière m’a dit […] qu’il craignait qu’une fois


dehors je ne profite de ma liberté pour écrire à des gens de Paris
de m’envoyer des drogues – laudanum, opium, héroïne, etc. […]
J’ai répondu au Dr Ferdière que je suis un homme de caractère
qui tient avant tout à ne pas perdre sa conscience dans les drogues
dont je hais les états anormaux. Car le non-être est ce qui m’a
toujours fait le plus horreur. […] C’est vous dire et c’est ce que
j’ai dit au Dr Ferdière que pour moi l’opium n’a jamais été une
tentation, mais un remède à ne prendre que de loin en loin dans
des états de douleurs physiques bien caractérisés.38 »

À cet égard, nous rejoignons totalement l’analyse


d’Emmanuelle Retaillaud-Bajac :

« Ainsi sa “Lettre à Monsieur le législateur…”, son texte le


plus célèbre sur le sujet, n’a-t-elle rien d’un manifeste libertaire
prônant le libre droit de se droguer. Centré sur le thème de la loi,
du législateur et des institutions médico-judiciaires, ce plaidoyer
émane d’un malade réclamant le libre accès à un médicament :
la législation répressive, selon lui, est inutile parce qu’inefficace ;
elle ne gêne que les toxicomanes les plus légitimes, c’est-à-dire
les malades, nullement les “voluptueux” qui trouveront toujours
moyen de s’approvisionner au marché noir ; l’opium est le seul
médicament capable d’apaiser la douleur mentale ; la société des

37 Interview de Mme Toulouse par Pierre Chaleix, La Tour de feu, n° 63-


64, décembre 1959, p. 126-131.
38 Lettre d’Antonin Artaud à Jean Paulhan, Rodez, 11 mars 1946, in
Antonin Artaud, Œuvres complètes : Lettres écrites de Rodez (1945-1946), tome
XI, p. 202-203. Rappelons que le Dr Gaston Ferdière est alors le médecin-
chef de l’asile de Rodez, où se trouve interné Artaud.

46
Maîtriser la douleur

hommes ne saurait se faire juge et comptable de la folie. Le texte


ne milite pas pour la dépénalisation des drogues, seulement pour
le droit d’accès à un traitement, dans une période encore mal
armée pour soigner les malades mentaux.39 »

L’idée même qu’une restriction lui soit imposée par le


corps médical, semble insupportable à Artaud. C’est ce qu’il
fait savoir en septembre 1925 au Dr Édouard Toulouse et à
son épouse :

« […] une anxiété intolérable me taraude et comme j’ai tiré de la


médecine le maximum sans effet, je dissous cette anxiété dans des
doses de plus en plus fortes de laudanum, et je n’ai qu’une révolte :
celle qu’un médecin quelconque OSE me mesurer mon calmant.
Dites aux médecins qui vous entourent qu’il y a des états que l’âme
ne supporte pas sous peine de s’égorger.40 »

Sa thèse est simple : le malade est seul en mesure


d’apprécier sa propre douleur et d’en doser le calmant. Cette
idée très simple et si moderne, il la formule en termes nets
dans cette phrase capitale de la Lettre à Monsieur le législateur :

« […] je suis le maître de ma douleur. Tout homme est juge, et


juge exclusif, de la quantité de douleur physique […] qu’il peut
honnêtement supporter. »

Cinquante ans après ce manifeste avant-gardiste, le médecin


anglais Edward C. Huskisson n’écrira rien d’autre dans son
article pionnier sur la mesure de la douleur (« measurement of
pain ») :

« La sévérité de la douleur est connue uniquement de celui


qui souffre ; même si certains patients exagèrent leur douleur,

39 Emmanuelle Retaillaud-Bajac, Les Paradis perdus. Drogues et usagers de


drogues dans la France de l’entre-deux-guerres, Rennes, Presses universitaires de
Rennes, 2019, p. 348-349.
40 Lettre d’Antonin Artaud au Dr et à Mme Toulouse (septembre 1925),
dans Antonin Artaud, Œuvres complètes, op. cit., p. 124.

47
la douleur est une expérience psychologique personnelle, un
observateur n’a pas de rôle légitime dans sa mesure directe.41 »

Cette idée révolutionnaire, qui nous paraît aujourd’hui


marquée du sceau du bon sens et même de l’évidence, aura
mis de longues décennies avant de s’imposer dans le milieu
médical, et dans la société en général. Elle débouchera sur
ce qu’il est convenu d’appeler l’« auto-évaluation de la douleur »,
à l’aide d’outils très simples comme, par exemple, l’« échelle
visuelle analogique » (EVA), couramment utilisée de nos jours
dans les services hospitaliers : une simple réglette en plastique
munie, sur une face, d’un curseur que le patient est chargé
de mobiliser en fonction de son ressenti ; et sur l’autre face,
d’une graduation millimétrée lue par le soignant. Cet outil et
quelques autres ne sont rentrés dans la pratique courante, en
tout cas en France, qu’à l’extrême fin du xxe siècle.
Appliquée au « cas Artaud », l’auto-évaluation de la douleur
lui aurait probablement épargné bien des souffrances et des
déboires ultérieurs.

41 Edward C. Huskisson, « Measurement of pain », The Lancet, n° 7889,


9 novembre 1974, p. 1127-1131. La traduction française est celle proposée
par l’Association française du personnel paramédical d’électroradiologie.
II
Le laudanum de Sydenham

On peut s’étonner de l’usage exclusif que fait Artaud du


laudanum de Sydenham au milieu des années 1920. Cette
préparation pharmaceutique, destinée pour l’essentiel à la
voie per os (orale), s’avère en effet en nette perte de vitesse,
désormais largement supplantée par la morphine et son
dérivé hémisynthétique, l’héroïne : ces deux produits sont
administrés essentiellement par voie parentérale ; ils se
révèlent par conséquent bien plus efficaces comme sédatifs
de la douleur, mais ils présentent en revanche l’inconvénient
majeur d’être inscrites au tableau B des stupéfiants depuis
1916.
S’étonner du choix d’Artaud, c’est faire fi de l’image
négative attachée à ces deux opiacés et aux abus auxquels
ils donnent lieu. La légende noire qui a accompagné les
succès médicaux indéniables de la morphine à partir des
années 1870, en a effrayé plus d’un. Céleste Albaret, la
gouvernante de Marcel Proust, rapporte ainsi cette curieuse
anecdote : le romancier, victime d’un de ces terribles accès

49
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

d’asthme qui le tortureront jusqu’à la fin de son existence,


reçoit un jour une injection de morphine. Rien de surprenant
à cela à l’époque : dès 1879, le Dr Henri Huchard avait mis
l’accent sur les propriétés « eupnéiques1 » de l’alcaloïde de
l’opium. Aujourd’hui, les médecins n’agiraient plus de la sorte,
car on sait que la morphine peut provoquer des dépressions
respiratoires majeures.
Toujours est-il que le remède se révèle inefficace… et de
façon paradoxale au grand soulagement de l’écrivain. Quelque
temps plus tard, il se confie, en effet, à sa gouvernante :

« Chère Céleste, si vous saviez comme je remercie le ciel que


cette piqûre n’ait pas eu d’autre effet. Car, puisque mon asthme ne
m’a jamais quitté, si j’avais eu la malchance qu’elle m’ait soulagé,
j’aurais certainement eu la faiblesse par la suite, chaque fois qu’une
crise me prenait, de me faire moi-même une piqûre, et peut-être,
qui sait ? serais-je aujourd’hui morphinomane. Quelle horreur
quand j’y pense ! Oui, j’aurais pu devenir une épave comme un de
mes amis, qui a tourné au bon à rien.2 »

L’inquiétude de Marcel Proust peut sembler bien


paradoxale : à l’époque, l’auteur de La Recherche du temps
perdu n’est pas avare en pratiques toxicomaniaques (opium,
barbituriques, datura en fumigation, etc.3). Et en dépit de ces
excès, il semble redouter bien plus encore les effets délétères
du sulfureux alcaloïde.
Artaud éprouve-t-il le même genre de phobie ? C’est tout
à fait possible. Nous avons vu qu’il a dû constater de visu
les conséquences fâcheuses de la morphinomanie, dans les
différentes maisons de santé fréquentées à partir de 1915.
1 Normalisation de la respiration.
2 Céleste Albaret, Monsieur Proust, Paris, Robert Laffont, 1973, p. 73.
L’ami en question est le médecin morphinomane Jacques Bizet (1872-
1922).
3 Dominique Mabin, Le Sommeil de Marcel Proust, Paris, PUF [coll.
« Écrivains »], 1992.

50
Le laudanum de Sydenham

Mais pourquoi s’en tenir au laudanum, alors que ce dernier


est en train de passer de mode ?
Une petite chronologie des opiacés s’impose, sans
néanmoins retourner jusqu’à l’Antiquité qui en faisait un
large usage.

Au début était l’opium


Partons du Grand Siècle…
Dans Le Malade imaginaire (1673), Molière évoque l’opium
en termes voilés. La pièce s’ouvre, en effet, alors qu’Argan
termine la lecture à haute voix du « mémoire » des médicaments
que lui a préparés l’apothicaire Fleurant au cours du mois
passé. Parmi ces remèdes, il est indiqué, à la date du 25, un
« julep hépatique, soporatif et somnifère composé pour faire
dormir monsieur » ; et le lendemain, une « potion anodine
et astringente ». Dans les deux cas, il ne peut s’agir que de
préparations magistrales à base d’opium, comme le suggèrent
d’ailleurs, sans trop d’équivoque, les épithètes « hépatique »
qui évoque la couleur caractéristique d’un sirop opiacé,
« soporatif » (on dirait de nos jours soporifique), « somnifère »
et « anodin », c’est-à-dire « qui calme la douleur ».
Deux médications opiacées en l’espace de vingt-quatre
heures : Argan serait-il « opiomane » sans le savoir ? Le
mot n’a certes pas encore été inventé, il faudra attendre la
seconde moitié du xixe siècle, mais cette consommation
peut expliquer, au moins en partie, le caractère irascible et
volontiers querelleur du personnage, ainsi que son adhésion si
peu sourcilleuse aux prescriptions délirantes de son médecin
Purgon :

« Si bien donc que, de ce mois, j’ai pris un, deux, trois, quatre,
cinq, six, sept et huit médecines, et un, deux, trois, quatre, cinq,
six, sept, huit, neuf, dix, onze et douze lavements ; et l’autre mois,

51
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

il y avait douze médecines et vingt lavements. Je ne m’étonne pas


si je ne me porte pas si bien ce mois-ci que l’autre. Je le dirai à
monsieur Purgon, afin qu’il mette ordre à cela. »

« Opium facit dormire », clament en chœur le primus doctor


et les étudiants au cours du ballet final. C’est que ce produit
s’avère une des principales panacées du Grand Siècle, certains
médecins n’hésitant pas à la prescrire larga manu. Il est donc
facile d’imaginer les mésusages qui peuvent alors en découler.
Le satiriste Paul Scarron (1610-1660) est, par exemple, un
opiomane notoire ; l’abbé Jacques Testu (1626-1709) « ne
subsiste que par l’opium » si on en croit le témoignage de la
marquise de Sévigné ; quant à l’abbé Pierre Bourdelot, il est
probablement mort de ce qui ne s’appelle pas encore une
« overdose ». L’opiophagie n’épargne pas le milieu médical,
comme le montre l’exemple de Moyse Charas.
En septembre 1692, ce grand pharmacien, auteur d’une
des plus remarquables pharmacopées de son temps et ardent
partisan de l’opium thérapeutique, adresse à l’Académie
royale de médecine, dont il est membre depuis peu, un
curieux mémoire qui n’aura cependant pas les honneurs de
l’impression. Retrouvé et retranscrit au début des années 1970
par Claire Salomon-Bayet, le manuscrit démontre, sans la
moindre ambiguïté, que Charas fut un des premiers praticiens
opiomanes de l’Occident.
Rappelant en introduction ses premières auto-
expérimentations opiacées du début des années 1670, Charas
regrette de n’avoir pas été imité depuis cette époque :

« […] L’on eut pu, et l’on pourrait encore en être plus instruit s’il
se trouvait quelque nombre de personnes robustes, aussi curieuses
et déterminées que je le fus ; mais n’ayant pu savoir qu’aucun m’ait
imité dans de pareilles expériences, je crois qu’on sera bien aise,
que je publie ici de bonne foi ce que j’ai depuis peu soigneusement
observé sur ma personne pendant tout le cours d’une maladie
de trois mois, dont je relève grâce à Dieu, qui consistait

52
Le laudanum de Sydenham

principalement en un grand abattement de forces et épuisement


d’esprit, et en de grandes et fréquentes sueurs universelles suivies
d’horribles démangeaisons, sans aucune souffrance particulière
d’aucune partie de mon corps. Je prévis dès le commencement
que cette maladie m’arrivant en un âge fort avancé ne pourrait
être que longue ; et me déterminant à attendre patiemment l’effet
de ces sueurs, que je considérais comme un bénéfice de nature, je
crus à propos de prendre, comme je le fis règlement tous les jours
sans aucune heure limitée, un grain d’extrait d’opium tantôt dans
les repas, tantôt loin de la nourriture. La persuasion où j’étais que
cet extrait soutenait mes forces, en fortifiant la nature, me rendit
ponctuel à en prendre un grain tous les jours. Son effet le plus
sensible était de me donner une grande tranquillité au-dedans,
sans aucun assoupissement ; et quoi qu’on eût pu dire, que les
fréquentes sueurs éloignaient mon sommeil, mon état présent,
depuis qu’elles ont cessé m’en ont désabusé, puisque continuant
d’en prendre, je dors doucement une partie de la nuit sans sentir
plus d’assoupissement, que si je n’avais rien pris. […]

Le sincère récit des effets extraordinaires, que l’extrait d’opium,


vient de produire sur moi, mérite bien, ce me semble, qu’on y
réfléchisse, et qu’on admire de plus en plus avec moi, qu’un remède
si simple, et donné en si petite quantité, puisse produire des effets
si notables, si différents, et si éloignés de toute apparence ; j’ai
aussi lieu d’espérer que les agréables effets que j’en ai ressenti,
en en prenant un grain chaque jour pendant trois mois et ma
résolution d’en user encore longtemps en même dose, en santé
comme en maladie, rendront son usage beaucoup moins suspect,
et que ceux qui y auront recours se trouvant charmés de ses beaux
effets, seront curieux de les observer et d’en faire de nouvelles
expériences.4 »

Continuera-t-il à consommer de l’extrait d’opium


« en santé comme en maladie », jusqu’à son décès survenu le
21 janvier 1698 ? L’histoire ne le dit malheureusement pas.

4 Charas, « Nouvelles observations sur l’opium » (5 septembre 1696),


retranscrit par Claire Salomon Bayet dans « Opiologia, imposture et
célébration de l’opium », Revue d’histoire des sciences, tome 25, n° 2, 1972,
p. 125-150 (voir en particulier les pages 148 à 150).

53
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

Preuve de cet engouement, la Pharmacopée royale galénique


et chymique (1676) de Charas et la Pharmacopée universelle (1698)
de Nicolas Lémery, deux des principaux codex du Grand
Siècle, contiennent respectivement 79 et 194 occurrences du
mot « opium ». À côté de la thériaque et du mithridate, deux
préparations imaginées dès l’Antiquité qui continuent de
figurer en bonne place, l’« extrait d’opium », de consistance
solide, s’impose peu à peu.
Outre-Manche, le médecin anglais Thomas Sydenham, ne
tarit pas d’éloges à propos de ce remède :

« Entre tous les remèdes dont le Dieu Tout-Puissant […] a fait


présent aux hommes pour adoucir leurs maux, il n’en est pas de
plus universel, ni de plus efficace que l’opium […]. Un médecin
qui saura le manier comme il faut, fera des choses surprenantes et
qu’on n’attendait pas aisément d’un seul remède.5 »

Joël Coste, qui a analysé plus de 2 000 consultations écrites


de médecins français entre 1550 et 1825, a constaté que 41 %
d’entre elles mentionnent de manière explicite la douleur des
patients ; et près de la moitié de ces dernières comportent la
prescription d’au moins un « anodin » comme, par exemple,
l’opium, le pavot, la cynaglosse et bientôt le laudanum. Cette
proportion, déjà significative sous le règne de Louis XIV, ne
cesse d’augmenter tout au long du xviiie siècle6.
Et pour une raison très simple : même si cela peut sembler
rétrospectivement surprenant, l’opium et ses dérivés sont en
vente libre aux xviie et xviiie siècles, et encore au début du xixe.
Importé de Smyrne, de Constantinople ou d’Égypte, on peut
se le procurer, avec ou sans prescription médicale, dans les

5 Cité dans Christian Warolin, « La pharmacopée opiacée en France des


origines au XIXe siècle », Revue d’histoire de la pharmacie, n° 365, 1er trimestre
2010, p. 87.
6 Joël Coste, Les Écrits de la souffrance. La consultation médicale en France (1550-
1825), Ceyzérieu, Champ Vallon, coll. « Époques », 2014, p. 140-141.

54
Le laudanum de Sydenham

boutiques des apothicaires et des épiciers, et même chez de


nombreux droguistes.

L’âge d’or du laudanum


Le terme laudanum est, quant à lui, attesté dès le xiiie siècle.

« […] Les lexicographes y voient […] une réfection du mot ladanum


(ou labdanum) qui désigne une résine produite par divers Cistes
méditerranéens. Il est probable que c’est la présence simultanée de
ladanum et d’opium dans certaines compositions – comme il reste
quelques exemples au début du xixe siècle […] – qui a permis,
avec le passage de ladanum à laudanum, un glissement de sens et
la conservation de ce nom pour des préparations exclusivement
opiacées.7 »

Dans un premier temps, le mot laudanum sert à désigner


un extrait d’opium purifié de consistance solide. On parle de
laudanum opiatum, d’« extrait d’opium » ou encore d’« extrait
thébaïque ».
Vers la fin des années 1660, Thomas Sydenham met au
point un « vin d’opium composé » contenant de l’opium, du
vin d’Espagne, du safran, de la poudre de cannelle et de la
poudre de clous de girofle. Il l’utilise avec succès durant les
épidémies de dysenterie de 1669 à 1672.

« Avec beaucoup de modestie, Sydenham déclare que la préparation


qu’il propose n’a pas de vertus qui puissent la faire préférer au
laudanum solide des officines, mais qu’elle est simplement plus
facile à manier et d’un dosage plus rigoureux.8 »

7 Guy Devaux, « Laudanum », in Olivier Lafont (dir.), Dictionnaire d’histoire


de la pharmacie. Des origines à la fin du XIXe siècle, Paris, Pharmathèmes, 2003,
p. 239.
8 Ibid., p. 240.

55
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

Ce laudanum liquide s’impose semble-t-il assez vite en


Angleterre, mais son adoption va prendre plus de temps en
France.
La pharmacopée de Paris finit par admettre une formule
voisine en 1732, puis également dans son édition de 1745 : on
y trouve tous les ingrédients recommandés par Sydenham et
la préparation requiert trente à quarante jours de patience9.
À partir de cette date, son succès ne se dément plus.
La préparation figure ainsi dans la première édition de la
Pharmacopée française en 1818 :

« Vin d’opium composé, ou Laudanum liquide de Sydenham.


Opium choisi, et coupé en morceaux deux onces, ou 64 ;
Safran (Crocus sativus) une once ou 32 ;
Cannelle (Laurus cinnamomum) un gros, ou 4 ;
Gérofles [sic] en poudre un gros, ou 4 ;
Mettez le tout dans un matras, et versez-y
Vin de Malaga de première qualité une livre, ou 500.
Faites macérer à une douce température pendant quinze jours, en
agitant de temps en temps. Passez, exprimez fortement, et filtrez.
[…]10 »

La traduction française de L’Anglais mangeur d’opium


(premier titre des Confessions d’un mangeur d’opium anglais) par
Alfred de Musset, en 1828, va jouer un rôle important dans la
popularisation du laudanum de Sydenham en France.
Pour la première fois, un auteur y évoque sans détour
le laxisme qui prévaut en matière de dispensation des
« stupéfactifs11 » en Angleterre, et les usages détournés qui
en découlent.

9 Codex medicamentarius, seu, Pharmacopoea Parisiensis, Paris, Guillaume


Cavelier, 1732, p. 222.
10 Pharmacopée française publiée par ordre de sa majesté, Paris, chez Haquart,
1819. La version latine était parue un an plus tôt.
11 Premier mot pour désigner les stupéfiants.

56
Le laudanum de Sydenham

Thomas de Quincey rapporte, en particulier, la facilité


avec laquelle il s’est procuré pour la première fois de l’opium
(cela se passe en 1804) :

« […] je me réveillai en proie à d’atroces douleurs rhumatismales


dans le crâne et le visage, douleurs qui ne me laissèrent à peu près
aucun répit pendant une vingtaine de jours. Le vingt-et-unième –
c’était, je crois, un dimanche – je sortis. Je rencontrai par hasard un
camarade de mon Collège qui me recommanda l’opium. L’opium !
Agent redoutable de plaisirs et de peines inimaginables ! J’en avais
entendu parler comme de la manne ou de l’ambroisie, mais c’est
tout. Comme le mot me parut dépourvu de sens profond à ce
moment-là ! Quelles cordes graves ne fait-il pas aujourd’hui vibrer
en mon cœur ! […]

C’était donc un dimanche après-midi humide et sans joie. Or,


notre terre n’offre point de spectacle plus morose qu’un dimanche
pluvieux à Londres. Pour rentrer chez moi, il me fallait passer
par Oxford Street, et près du “majestueux Panthéon” (ainsi que
M. Wordsmorth l’appelle avec indulgence), je vis une pharmacie.
Le pharmacien – inconscient dispensateur de plaisirs célestes
– avait, comme pour se mettre en harmonie avec ce dimanche
pluvieux, un air morne et stupide, bref, l’air que l’on s’attend à
trouver le dimanche chez un quelconque pharmacien de la race
des mortels. Quand je demandai de la teinture d’opium, il m’en
donna comme l’eût fait toute autre créature humaine, et, de plus,
il me rendit sur mon shilling ce qui paraissait être de vrais sous
en bronze, qu’il prit dans un tiroir en vrai bois. Néanmoins, en
dépit de ces apparences terrestres, il est toujours resté depuis,
dans ma pensée, sous la bienheureuse image d’un pharmacien
immortel, envoyé sur cette terre afin de remplir une mission qui
me concernait tout particulièrement. […]

Vous supposez bien qu’arrivé chez moi, je ne perdis pas une


minute pour prendre la dose prescrite. Naturellement, j’ignorais
tout de l’art mystérieux qui préside à l’absorption de l’opium ;
la quantité que j’en pris, je la pris dans les conditions les plus
défavorables, mais enfin je la pris. Et une heure plus tard – Ô ciel !
– quelle révolution ! Quel bouleversement de l’âme jusque dans ses
profondeurs ultimes ! Quelle apocalypse de mon univers intérieur !

57
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

Mes douleurs avaient disparu, mais c’était là un effet insignifiant,


négatif, totalement noyé dans l’immensité des effets positifs, ainsi
révélés dans l’abîme de volupté qui s’ouvrait brusquement à moi.
Je possédais une panacée […], un remède pour tous les maux
humains.12 »

Conseil d’ami et prosélytisme, automédicamentation,


vente libre en pharmacie13, prix modique : de Quincey
témoigne crûment de la situation qui prévaut alors en Grande-
Bretagne, mais également dans d’autres pays européens.
Il écrit, à propos du pharmacien d’Oxford Street, qu’il est
l’« inconscient dispensateur de plaisirs célestes » (« unconscious
minister of celestial pleasures ») ; ce qui signifie en clair qu’il
se contente d’exercer son métier, sans contrainte et sans
régulation, de la même façon que doivent l’exercer la plupart
des pharmaciens de son temps.
Dans ses Confessions, de Quincey avoue sa nette préférence
pour le laudanum, qui a la propriété de diffuser plus
rapidement dans l’organisme :

« En quatre ans environ, sans beaucoup d’efforts, ma ration


quotidienne était tombée d’elle-même, d’une quantité qui variait
de huit, dix ou douze mille gouttes de laudanum à celle de trois
cents. Je parle de laudanum, parce qu’un autre changement se
produisit parallèlement à celui-là, c’est-à-dire que l’opium employé
sous la forme solide exigeait un temps assez long, et de plus en
plus long pour disséminer sensiblement ses effets, temps qui allait
parfois jusqu’à quatre heures, tandis que la teinture opérait d’une
manière instantanée.14 »

Dans son adresse « au lecteur », de Quincey fournit


quelques informations complémentaires, souvent reprises

12 Thomas de Quincey, Confessions d’un mangeur d’opium anglais, édition


bilingue traduite par Françoise Moreux, Paris, Aubier, Montaigne, 1964,
p. 171, 173 et 175.
13 On parlerait de nos jours d’OTC, sigle signifiant « over the counter ».
14 Ibid., p. 268.

58
Le laudanum de Sydenham

voire amplifiées par la suite, sur l’état de la dispensation de


l’opium en Angleterre :

« I. – Trois honorables pharmaciens de Londres, établis dans des


quartiers très éloignés les uns des autres, et chez qui il m’arriva
récemment d’acheter de petites quantités d’opium, m’assurèrent
que le nombre des amateurs (si je puis ainsi les appeler) était en
ce moment considérable, et que la difficulté qu’ils éprouvaient à
distinguer les personnes pour lesquelles l’opium était devenu une
nécessité quotidienne de celles qui en achetaient en vue de se
suicider, leur occasionnait chaque jour discussions et ennuis. Ce
témoignage ne concernait que Londres.

II. – Mais voici qui va surprendre davantage le lecteur : il y


a quelques années, alors que j’étais de passage à Manchester,
plusieurs filateurs de coton m’informèrent que leurs ouvriers
étaient en train de contracter rapidement l’habitude de l’opium ;
au point que, le samedi après-midi, les comptoirs des pharmaciens
se couvraient d’un étalage de pilules d’un, deux ou trois grains, en
vue de la demande du soir. […]15 »

En France, sans être aussi préoccupant, le problème


n’en est pas moins réel. En témoignent les « suicides » ou
« accidents » dont la presse se fait régulièrement l’écho :
le peintre Moneau à Châtillon-sur-Loing en avril 1833 ;
l’étudiant en droit Eugène Dumont à Caen en juin 1833 ; le
marchand de vins Yvorel en avril 1835 ; le rentier Charles
Belin à Belleville en avril 1836 ; la jeune D. à Carentan en
mai 1839 ; etc.
De manière très significative, en 1835, Alfred de Vigny fait
périr son Chatterton d’une dose excessive de laudanum (même
s’il n’écrit pas explicitement le mot), alors qu’en 1770, au
moment du décès prématuré du jeune poète, l’enquête avait
conclu à un empoisonnement par l’arsenic.

15 Ibid., p. 87.

59
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

« Le quaker : Je connais cette liqueur. — Il y a là au moins soixante


grains d’opium. Cela te donnerait une certaine exaltation qui te
plairait d’abord assez comme poète, et puis un peu de délire, et
puis un bon sommeil bien lourd et sans rêve, je t’assure.16 »

Plus grave encore : l’opium est parfois utilisé à des


fins homicides, comme le démontrent quelques crimes,
dont les plus horribles ont été perpétrés par la « sevreuse
empoisonneuse » Renée Subard au début du règne de
Louis XVI. Elle avait fait passer, dit-on, de vie à trépas
plusieurs dizaines d’enfants. Elle procédait toujours de la
même manière : en leur administrant une bouillie additionnée
d’une infusion de pavot. La justice la condamna à être brûlée
vive à Laval le 29 avril 177917.
Conséquence logique de tous ces mésusages, l’opium
s’impose peu à peu comme un problème de santé publique.
Dans son Petit dictionnaire des cas d’urgence à l’usage des gens
du monde (1845), le médecin et pharmacien Félix Cadet de
Gassicourt va même jusqu’à consacrer plusieurs paragraphes
à la conduite à tenir en cas d’intoxication aiguë :

« Opium et ses préparations (Empoisonnement par l’). Quoique


la marche de l’empoisonnement par l’Opium ne soit pas des
plus rapides, son terme fatal n’en serait pas moins certain, si l’on
n’avait pas recours à un traitement approprié, et qui n’est pas sans
difficulté, vu l’état de stupéfaction de l’estomac.

1er On se hâtera d’aller chercher le médecin-chirurgien ;


seul il peut, après avoir en partie neutralisé le poison, procéder
à l’extraction du liquide contenu dans l’estomac, en usant d’un
procédé mécanique expéditif (la Sonde œsophagienne adaptée à une

16 Alfred de Vigny, Chatterton, Paris, Hyppolite Souverain, 1835, p. 138.


De nos jours, par un curieux renversement des hypothèses, on considère
que Thomas Chatterton a succombé à une overdose accidentelle de
laudanum. Cf. Paul J. Gates, Michael L. Doble, loc. cit.
17 Jean-Baptiste Joseph Champagnac, Chronique du crime et de l’innocence,
tome quatrième, Paris, Ménard, 1833, p. 84-96.

60
Le laudanum de Sydenham

seringue), et pratiquer des saignées, selon que l’état pléthorique du


malade lui semblera le requérir.

2e En attendant le docteur, on se bornera, dans les premiers


moments, à se procurer et disposer à l’avance, les choses dont on
fait communément usage, en circonstance pareille : ce sera mettre
à profit un temps précieux. Ainsi, quand il n’y a pas de doute
sur l’empoisonnement par l’Opium, il faut préparer une décoction
de Noix de Galles. À cet effet, prenez 15 grammes (1/2 once) de
Noix de Galles ; concassez-la ; faites-la bouillir dans environ un litre
d’eau commune, pendant un quart d’heure ; laissez le liquide un
peu reposer, et passez-le à travers un linge.

Si pourtant le médecin tardait beaucoup à venir, il serait urgent


de tenter l’évacuation du poison […].18 »

La dangerosité de l’opium et de ses préparations, le


laudanum étant désormais la plus commune, est donc bien
établie au milieu du xixe siècle, et de nombreux remèdes
commercialisés vers cette époque se vantent d’être « sans
opium », sans doute à la seule fin de rassurer une clientèle
désormais réticente : citons les réclames pour les Pastilles de
Calabre, le Sirop de Thridace, la Pâte de mou de veau de
Paul Gage, la Pâte pectorale balsamique de Regnaud Aîné ou
encore la Pâte de Nafé d’Arabie.
La loi du 19 juillet 1845 relative à la « vente des substances
vénéneuses » va changer la donne. Jusqu’alors, comme
le rappelle en préambule de son rapport le ministre de
l’Agriculture et du Commerce Laurent Cunin-Gridaine, on
s’était contenté de « fondre » les règlements de l’Ancien
Régime dans les articles 34 et 35 de la loi du 21 germinal
an XI (11 avril 1803), qui avait requalifié l’apothicaire
en pharmacien, et on avait conféré au pharmacien le
monopole de la dispensation ; depuis, il lui revenait, entre
18 Félix Cadet-Gassicourt, Premiers secours avant l’arrivée du médecin ou Petit
dictionnaire des cas d’urgence à l’usage des gens du monde […], Paris, Labbé, 1845,
p. 105-107.

61
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

autres obligations professionnelles, de tenir un « registre


coté et paraphé pour l’inscription des ventes de substances
vénéneuses ». Mais, comme le regrette Cunin-Gridaine dans
son préambule, en dehors des dérivés arsenicaux et mercuriels
mis à l’index dès la fin du xviie siècle, suite aux nombreuses
affaires d’empoisonnement, il n’existait aucune nomenclature
réactualisée de ces produits.
La loi de 1845, son ordonnance d’application du
29 octobre 1846, puis le décret du 8 juillet 1850, y remédient.
Est, en effet, annexé à l’ordonnance de 1846 un « tableau des
substances vénéneuses » dans lequel figurent désormais non
seulement l’opium et le laudanum, mais également quelques
« principes actifs » découverts entre-temps : la morphine et
ses composés, l’acétate et le chlorure de morphine, la codéine
et ses préparations. Le décret de 1850 évoque « l’opium et
son extrait », ainsi que les « alcaloïdes végétaux vénéneux et
leurs sels »19.
Seuls les pharmaciens sont habilités à dispenser ces
produits « pour l’usage de la médecine », et « sur prescription
d’un médecin, chirurgien, officier de santé, ou d’un vétérinaire
breveté ». Il est ajouté que cette prescription doit être signée,
datée, et « énoncer en toutes lettres la dose desdites substances,
ainsi que le mode d’administration du médicament ».
Exigences que nous retrouverons pratiquement inchangées
dans les obligations réglementaires relatives au tableau A en
1916.

« […] Les pharmaciens transcriront lesdites prescriptions,


avec les indications qui précèdent, sur un registre […]. Ces
transcriptions devront être faites de suite et sans aucun blanc. Les
pharmaciens ne rendront les prescriptions que revêtues de leur
cachet, et après y avoir indiqué le jour où les substances ont été
délivrées, ainsi que le numéro d’ordre de la transcription sur le
19 François Chast, « Les origines de la législation sur les stupéfiants en
France », op. cit., p. 294.

62
Le laudanum de Sydenham

registre. Ledit registre sera conservé pendant vingt ans au moins,


et devra être représenté à toute réquisition de l’autorité.

[…] Avant de délivrer la préparation médicale, le pharmacien


y apposera une étiquette indiquant son nom et son domicile, et
rappelant la destination interne ou externe du médicament.20 »

Mais, comme le rappelle très justement Jean-Jacques


Yvorel, cette loi ne vise pour l’heure qu’à « prévenir les
empoisonnements volontaires de tierces personnes et
nullement l’usage abusif personnel ». Si des produits figurent
sur la liste, c’est « uniquement pour leur caractère létal, et pas
pour leurs effets psychoactifs21 ».
Surtout, comme on peut s’en rendre compte en lisant
très attentivement le titre II de la loi, les pharmaciens ne
sont absolument pas tenus d’inscrire les noms, et a fortiori
les adresses, de leurs clients sur le registre des substances
vénéneuses :

« […] le nom des acheteurs n’est exigible que lorsqu’il s’agit


d’une vente pour un usage autre que celui de la médecine ; mais
cette formalité n’est nullement obligatoire lorsque la vente est faite
par un pharmacien pour l’usage de la pharmacie. Cette sanction
ressort clairement d’un arrêt de la Cour de cassation en date du
21 février 1856 […].22 »

Ce caractère facultatif de l’inscription nominale et


l’anonymat qui en découle expliquent la diversité des pratiques
20 Ordonnance du roi portant règlement sur la vente des substances
vénéneuses (29 octobre 1846), précédée d’un « Rapport au roi », in
Dalloz Aîné et Armand Dalloz, Recueil périodique et critique de jurisprudence,
de législation et de doctrine […], troisième partie [« Lois, ordonnances et
décisions diverses »], 1847, p. 8-10.
21 Jean-Jacques Yvorel, « De la loi “Lafarge” à la loi de 1916. Aux
origines de la pénalisation des stupéfiants », Psychotropes, vol. 22, 2016/2,
p. 13.
22 Pharmaciens de la Seine », La France médicale, 27e année, n° 50, 23 juin
1880, p. 388.

63
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

que l’on peut constater d’une officine à l’autre, et que l’on


continuera à constater après 1916. En fait, tout indique
que les officines les plus fréquentées, et en particulier les
pharmacies « commerciales » qui commencent à se multiplier
dans les grandes villes, ont le plus grand intérêt à profiter des
failles de la législation, et donc à s’exonérer de ces inscriptions
fastidieuses, chronophages, et de surcroît facultatives. De là,
les nombreux litiges qui ponctueront les décennies suivantes.

Les succès de la morphine


Au tournant des années 1870, un événement
pharmaceutique majeur va commencer à détourner
l’attention des préparations opiacées traditionnelles telles que
l’extrait d’opium et le laudanum : les remarquables succès
thérapeutiques, mais également les mésusages de la morphine
injectable.
En 1802, le pharmacien Jean-François Derosne parvient à
isoler un « sel essentiel » auquel il attribue, à tort, les propriétés
narcotiques de l’extrait d’opium. Formellement identifiée
trente années plus tard par Pierre-Jean Robiquet, la narcotine,
rebaptisée par la suite noscapine, va inaugurer une longue série
de recherches sur ce que l’Allemand Karl Wilhelm Meissner
va désigner, en 1819, sous le terme d’alkaloid, traduit
« alcaloïde » en français.
Isolée en 1804 par les Français Armand Séguin et Bernard
Courtois, puis par le pharmacien allemand Friedrich Wilhelm
Sertürner qui lui attribue deux ans plus tard son nom, la morphine
(Morphium) fait preuve d’une intense activité sédative23 : parmi
les tout premiers, Sertürner en use et en abuse, au point

23 Friedrich Wilhelm Sertürner, « Ueber das Morphium, ein neue


salzfähige Grundlage, und die Meckonsäure, als Hauptbestandtheile des
Opiums », Annalen der Physik, tome 25, 1817, p. 56-90.

64
Le laudanum de Sydenham

de devenir un des premiers « morphinomanes » attestés de


l’Histoire.
D’autres alcaloïdes du pavot sont isolés au cours des
décennies suivantes : la codéine (1832), la narcéine (1832), la
thébaine (1835), la papavérine (1848), etc. En 1874, l’hémisynthèse
de la morphine conduit à l’héroïne.
La morphine est d’abord employée par voie orale, combinée
à des acides : dès 1818, François Magendie préconise ses sels
(acétate, sulfate et hypochlorate) comme médicaments : sirop
et « gouttes calmantes ». « J’ai reconnu que ces sels jouissent
de tous les avantages que l’on désire trouver dans l’opium,
sans en avoir les inconvénients24 », écrit-il dans son fameux
Formulaire.
La morphine s’avère en effet plus stable, plus efficace,
et surtout beaucoup plus pure que l’opium. De temps
immémoriaux, ce dernier a en effet fait l’objet de
« sophistications », c’est-à-dire de falsifications : pierre, sable,
plomb, terre, huile, résine, etc., ont été employés à cette fin
par les fraudeurs. Parfois, ces derniers vont jusqu’à « épuiser »,
c’est-à-dire à vider l’opium de ses principes actifs : on parle
alors d’« opium vierge »25.
A contrario, la morphine est d’autant moins sujette à ce
genre de tromperies qu’à partir de 1827, l’Allemand Heinrich
Emanuel Merck se charge de sa production industrielle. En
1860, le pharmacien Henri Oudart considère que la morphine
et la codéine, « toujours constants dans leurs effets sur
l’homme, d’une administration facile, rendus agréables, sont

24 François Magendie, Formulaire pour la préparation et l’emploi de plusieurs


nouveaux médicaments […], Paris, Méquignon-Marvis, 1821, p. 13-19.
25 Ernest Barruel, « Sur la sophistication des opiums du commerce »,
Répertoire de pharmacie, février 1851, p. 238-239.

65
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

journellement prescrits à coup sûr par les médecins, et jouent


dès lors […] un très grand rôle en médecine et pharmacie26 ».
En 1832, à la suite d’expériences menées par le Dr
Antoine Lembert et quelques autres, Armand Trousseau se
fait le promoteur de la « méthode endermique » : le derme,
dénudé à l’aide d’un vésicatoire, par exemple la pommade
ammoniacale, est recouvert d’une pâte molle composée
d’eau et de sel de morphine. Le principe actif pénètre plus
facilement dans la circulation et le soulagement des douleurs,
par exemple, rhumatismales, est rapide et intense27.
En 1836, le médecin girondin G.V. Lafargue a l’idée de
tremper l’extrémité d’une lancette à vaccination dans de la
morphine préalablement délayée dans un peu d’eau. S’étant
enfoncé la pointe de l’instrument sous l’épiderme, il en
ressent très vite l’effet local :

« Mais n’obtient-on jamais que des symptômes locaux ? la


morphine, ainsi transmise dans le torrent circulatoire, ne peut-elle
pas exercer une influence générale sur l’économie et retentir sur
les organes éloignés ? Je vais répondre à ces questions par un fait :
m’étant fait treize piqûres à la partie antérieure de l’avant-bras,
je ressentis au bout d’une heure, et cela sans préjudice des effets
locaux, une pesanteur de tête bien caractérisée, des bâillements
fréquents ; ma bouche était pâteuse, j’étais invinciblement poussé
au sommeil. Que serait-il donc arrivé, si j’eusse doublé ou
quadruplé la dose de substance inoculée ? et pourtant j’avais tout
au plus employé un quart de grain d’hydrochlorate de morphine.
[…]28 »

26 Henri Oudart, « Quelques mots sur l’opium du pays et sur la culture


du pavot », in Mémoires de la Société d’agriculture, des sciences, arts et belles-lettres
du département de l’Aube, tome XIII, 2e série, 1832, p. 97.
27 Armand Trousseau, Amédée Bonnet, De l’emploi des sels de morphine
dans le traitement du rhumatisme articulaire ou goutteux, Paris, Migneret, 1832.
28 « Lettre de M. le docteur Lafargue de Saint-Émilion, sur l’inoculation
de la morphine avec la lancette », Bulletin de l’Académie royale de médecine,
séance du 4 octobre 1836, p. 13-18.

66
Le laudanum de Sydenham

À partir de 1855, l’Écossais Alexander Wood popularise


en Grande-Bretagne la « méthode hypodermique » : il utilise
à cette fin une petite seringue en verre munie d’une aiguille
creuse de gros calibre, fabriquée par le Londonien Daniel
Ferguson. Grâce à cet instrument, il lui est possible d’injecter
la morphine au plus près des nerfs affectés. Quatre ans plus
tard, le Dr Louis-Jules Béhier popularise la technique en
France et la perfectionne : à l’aide d’une petite seringue de
Pravaz, construite par le fabricant parisien Frédéric Charrière,
il injecte en sous-cutané des solutions parfaitement titrées de
sulfate d’atropine, de sulfate de strychnine et de chlorhydrate
de morphine29.
La méthode ne se généralise cependant pas tout de suite :
nombre de médecins redoutent les effets généraux rapides
des substances injectées dans la circulation générale, alors
qu’ils ne recherchent, la plupart du temps, qu’une sédation
locale.
Quelques autres expérimentateurs s’efforcent de les
rassurer. C’est le cas, par exemple, du Dr Antoine Bois,
médecin à Aurillac :

« […] il est incontestable que si les sels de morphine guérissent


moins bien d’une manière définitive les différentes douleurs contre
lesquelles on les emploie, en revanche leur action immédiatement
calmante est sûre et pour ainsi dire instantanée. Leur emploi se prête
à une plus grande généralisation : toutes les fois que l’affection
à traiter n’est pas de nature à faire redouter la moindre tendance
congestive vers l’encéphale, on peut dire que l’élément douleur
peut toujours être dominé par les injections sous-cutanées d’un
sel de morphine, l’hypochlorate par exemple. C’est une question
de doses ; mais je n’ai jamais vu de douleur, même symptomatique,
assez intense pour ne pas être calmée par ce moyen pendant un

29 « Méthode endermique : injections médicamenteuses sous-cutanées »


(Extrait d’un mémoire lu à l’Académie de médecine par M. Béhier,
médecin de l’hôpital Beaujon), Bulletin général de thérapeutique médicale et
chirurgicale, tome 57, 1859, p. 49-61 et 105-110.

67
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

temps plus ou moins long. Un ancien professeur de la faculté de


Paris, M. Cayol, disait en parlant de l’opium : “C’est l’intensité de la
maladie qui doit servir de mesure à la dose prescrite. Si un malade
est éveillé ou souffrant comme 9, donnez-lui de l’opium comme
10.” Ce précepte est tout à fait applicable à l’administration des
sels de morphine par la méthode hypodermique.30 »

La confiance du médecin en cette méthode « palliative »


peut le conduire parfois jusqu’à la prodigalité :

« […] il faut parfois une grande constance. Ainsi, dans un


[…] cas de névralgie faciale beaucoup plus violente, chez une
jeune femme […], une injection de 5 milligrammes d’abord,
de 1 centigramme plus tard, pratiquée une fois tous les jours
pendant trois mois consécutifs, amena la guérison définitive qui date
maintenant de 3 ans.31 »

À partir du milieu des années 1860, la conception des


seringues s’améliore, et l’injection sous-cutanée d’opiacés
entre peu à peu dans la pratique courante. Le Dictionnaire
d’Émile Littré et Charles Robin indique la marche à suivre :

« Morphine. Les sels employés sont le chlorhydrate et le sulfate.


On peut commencer par administrer le chlorhydrate à la dose
de 5 à 10 milligrammes, jusqu’à 50 milligrammes, et même au-
delà, suivant le degré de tolérance. 3 grammes de chlorhydrate de
morphine pour 30 grammes d’eau distillée, solution au 10e donnent
5 milligrammes de sel par demi-tour de la seringue hypodermique
[de Pravaz]. La solution au 20e (1 gramme sur 20 grammes, soit
1 centigramme en quatre demi-tours) vaut mieux.32 »

Comme nous l’avons dit, les sels de morphine proviennent


pour l’essentiel d’Allemagne. En 1873, le gramme de

30 Antoine Bois, De la méthode des injections sous-cutanées, Paris, Adrien


Delahaye, 1864, p. 17-18.
31 Ibid., p. 22. Nous soulignons.
32 Émile Littré, Charles Robin, Dictionnaire de médecine, de chirurgie, de
pharmacie, de l’art vétérinaire et des sciences qui s’y rapportent, 13e édition, Paris,
J.-B. Baillière et Fils, 1873, p. 770.

68
Le laudanum de Sydenham

chlorhydrate est vendu 75 centimes par la Pharmacie Centrale


de France, un des plus importants fournisseurs pour les
officines. En 1895, il ne coûte plus que 35 centimes. Vers la
même époque, une élégante seringue de Pravaz, avec son étui
portefeuille et deux aiguilles de rechange, revient à cinq francs
chez ce même grossiste. Le traitement n’est donc pas très
coûteux, si on se contente de le prendre occasionnellement…
et avec modération.
« La morphine a, comme analgésique, les applications
les plus diverses et les plus utiles ; on peut même dire qu’on
serait désarmé contre les névralgies, si on était privé de cet
alcaloïde33 », écrit le Dr Jean-Baptiste Fonssagrives en 1882.
Le Manuel du Docteur Dehaut, qui se présente à juste titre
comme un « ouvrage à la portée de tout le monde », suggère
même à ses lecteurs d’insister auprès de leur praticien pour
en obtenir :

« Nous engageons les personnes qui souffrent de douleurs


intolérables à prier leur médecin de leur faire de ces piqûres de
morphine, qui ne s’opposent pas à la marche de la maladie, mais
qui permettent la guérison sans souffrances inutiles.34 »

Très vite malheureusement, une nouvelle entité morbide


s’impose dans les traités nosographiques. Entrevue dès 1872
par le Dr Heinrich Laehr et quelques autres, elle acquiert ses
lettres de noblesse à partir de 1875 : le psychiatre allemand
Eduard Levinstein, médecin-chef de la maison de santé de
Schœnberg à Berlin, lui donne le nom de Morphiumsucht.
La « morphiomanie », comme on la traduit en France dans
un premier temps, désigne « la passion qu’a un individu

33 Jean-Baptiste Fonssagrives, Traité de thérapeutique appliquée basé sur les


indications, tome premier, Paris, Adrien Delahaye et Émile Lecrosnier,
1882, p. 92.
34 Félix Dehaut, Manuel de médecine, d’hygiène, de chirurgie et de pharmacie
domestiques, 20e édition, Paris, chez l’auteur, 1893, p. 477.

69
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

de se servir de morphine comme excitant ou comme


aliment, et l’état pathologique qui résulte de l’usage abusif
de ce médicament35 ». On doit également au Dr Levinstein
quelques-uns des premiers cas cliniques de dépendance
décrits en langue française36.

« L’injection morphinée ne combat pas seulement l’insomnie


et la douleur, mais elle opère en même temps une transformation
de l’homme tout entier. Elle donne naissance à des sensations de
volupté qui n’ont d’analogues que dans l’excitation alcoolique.
L’humeur change : l’homme affligé s’égaie après l’injection
morphinée ; le débile y puise de l’énergie ; le silencieux devient
loquace, le timide devient hardi ; la conscience de la force et de
la capacité se trouve accrue. Mais aussitôt que la morphine a
été éliminée du corps, une profonde dépression succède à cette
euphorie, en proportion inverse de la surexcitation primitive.

Le médicament stupéfiant devient bientôt indispensable à


ceux qui se font eux-mêmes les injections sous-cutanées, car par
son usage ils peuvent faire disparaître tout malaise psychique ou
somatique. Ils se cramponnent à la morphine comme le buveur à
sa bouteille. […]37 »

Le caractère « épidémique » de la morphinomanie ne


se démentira pas par la suite, impactant profondément les
représentations sociales : le nombre de pièces, romans,
chansons, essais et articles consacrés aux méfaits de cette
« noire idole », pour reprendre la formule de Laurent
Tailhade, est impressionnant. Nombreux sont les historiens à
s’être penchés sur ce foisonnement, nous renvoyons donc à
la lecture de leurs ouvrages38.
35 Édouard [sic] Levinstein, La Morphiomanie. Monographie basée sur des
observations personnelles, Paris, G. Masson, 1878, p. 3.
36 Edward [sic] Levinstein, « De l’abus des injections hypodermiques
de morphine (morphiomanie) », Bulletin général de thérapeutique médicale et
chirurgicale, tome XC, n° 90, 1876, p. 348-356.
37 Ibid., p. 4-5.
38 Par exemple : Jean-Jacques Yvorel, Les Poisons de l’esprit : drogues et

70
Le laudanum de Sydenham

Extrait du Formulaire pharmaceutique des hôpitaux militaires


(1890). © Coll. CRTL.

Le déclin du laudanum
À la fin du xixe siècle et dans les premières années du
xx siècle, la morphine, l’héroïne, mais également la cocaïne39,
e

retiennent l’attention et préemptent les imaginaires médical


et social. Quelles sont les conséquences pour le laudanum ?
L’édition 1908 de la Pharmacopée française a pris en compte
les décisions de la Conférence internationale de Bruxelles qui,
en septembre 1902, s’est préoccupée de « l’unification de la
formule des médicaments héroïques ». Plusieurs préparations
opiacées traditionnelles ont donc disparu, les gouttes noires
anglaises et le laudanum de Rousseau en particulier ; ne
drogués au XIXe siècle, Paris, Quai Voltaire, 1993 ; Nicolas Pitsos, Les Sirènes
de la Belle-Époque. Histoire des passions toxicomanes en France au début du XXe
siècle, Paris, Le Manuscrit, 2012 ; Emmanuelle Retaillaud-Bajac, Les Paradis
perdus. Drogues et usagers de drogues dans la France de l’entre-deux-guerres, op. cit.
39 Qui, elle, est extraite de la feuille de coca, et non de la capsule du
pavot.

71
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

subsiste plus que le laudanum dit « de Sydenham », même


si la formule de ce dernier ne ressemble plus tout à fait à la
préparation originalement conçue par le médecin anglais40.

« La cannelle et le girofle ont été remplacés par leurs essences, le


vin de Grenache par de l’alcool à 30°, la teneur en opium diminuée
d’un quart ; 1 gramme de laudanum correspondait antérieurement
à 1 centigramme ¼ de morphine, il correspond exactement
maintenant à 1 centigramme au centième de poids, en sorte qu’en
poids, les doses doivent être augmentées d’un quart.

En gouttes, la posologie est encore bien plus modifiée, parce que


par suite des modifications sus-énumérées (remplacement du
vin de grenache par l’alcool à 30°), le nouveau laudanum donne
XLIII gouttes au gramme, alors que l’ancien n’en donnait que
XXXIII ; en sorte que cent gouttes du laudanum (du Codex 1884)
équivalaient à 0 gr. 03 de morphine, cent gouttes de laudanum du
Codex équivalent à 0 gr. 02 environ. La posologie en gouttes doit
être une fois et demie plus forte.

Les doses maxima officielles (Codex 1908) sont : 2 grammes,


LXXXVI gouttes, pour une dose ; 6 grammes environ, pour un
jour.41 »

Le laudanum de Sydenham, ou Tinctura opii crocata, est un


liquide jaune foncé, à odeur de safran, de saveur amère, et
d’une densité voisine de celle de l’eau. Le Codex de 1908 en
précise la nouvelle composition : poudre d’opium (100 g),
safran incisé (50 g), essence de cannelle de Ceylan (1 g),
essence de girofle (1 g) et alcool à 30° (1000 g). Il est ajouté en
fin de notice : « breuvage calmant opiacé », suivi de cette mention
curieusement restrictive : « médecine vétérinaire ». Il va de soi que
le laudanum de Sydenham est toujours utilisé en médecine

40 Codex medicamentarius gallicus. Pharmacopée française rédigée par ordre du


gouvernement, Paris, Masson et Cie, 1908, p. 372.
41 « Les modifications du nouveau Codex », La Presse médicale, n° 79, 30
septembre 1908, p. 628.

72
Le laudanum de Sydenham

humaine à l’époque d’Artaud, mais cette indication pour le


moins limitative témoigne de façon indirecte de son déclin.
Le safran, qui confère ses qualités gustatives et olfactives
au laudanum, a des propriétés « excitante », « stomachique »,
c’est-à-dire digestive, et « emménagogue », c’est-à-dire qu’il
régularise le cycle menstruel.
Il faut noter la proportion non négligeable d’alcool, en sus
de la poudre d’opium. Absorber du laudanum de Sydenham
en grande quantité, c’est donc également s’alcooliser. Le Dr
Roger Dupouy, dans une observation relative aux Confessions
d’un buveur d’opium anglais, souligne judicieusement ce point
important :

« Nous ne connaissons pas la formule de la teinture d’opium délivrée


par l’apothicaire d’Oxford-Street (ou fabriquée par Quincey lui-
même), mais il ne peut s’agir que d’une teinture alcoolique ou,
pour le moins, d’un vin opiacé fortement alcoolique, tel que celui
qui entre dans la composition de notre laudanum de Sydenham.
Et lorsque Quincey en arrive à des doses formidables de 8 000,
10 000 gouttes et peut-être encore plus, de laudanum par jour, on
peut juger de l’alcoolisation certaine qui s’associe à la thébaïsation
[imprégnation par l’opium]. De fait, un certain nombre de
troubles relatés par Quincey […] nous paraissent beaucoup plus
en rapport avec l’alcoolisme qu’avec l’opiumisme. De ce nombre
sont les cauchemars terrifiants, “encombrés de faces menaçantes
et de bras flamboyants”, qui viennent l’assaillir à partir de 1817.
Ces fantômes grimaçants, ces sensations vertigineuses de chute
au fond de gouffres infinis, ces lumières scintillantes dans la nuit,
ces immensités d’eau dans lesquelles il se débat, ces contacts
immondes qui l’effleurent, cette multitude d’animaux étranges,
apocalyptiques, qui le poursuivent menaçants, ces visions de
batailles et de fuites éperdues, toute cette fantasmagorie mobile,
changeante, cinématographique, ces terreurs nocturnes, ces
réveils en sursaut avec persistance de l’image angoissante, cette
insomnie épouvantée enfin, ne sont-ils pas autant de stigmates de
l’alcoolisme chronique associé au thébaïsme !42 »

42 Roger Dupouy, Les Opiomanes. Mangeurs, buveurs et fumeurs d’opium. Étude

73
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

Il est difficile de ne pas faire le rapprochement avec ce que


décrit Artaud, qui ne buvait pas d’alcool par ailleurs, dans une
lettre adressée à Janine Kahn en septembre 1926 :

« Je viens d’être abominablement malade à la suite de l’absorption


d’une dose accoutumée de laudanum. Je ne sais quel démon
s’introduit pour une fois dans cette substance, mais en vingt-
quatre heures, je me suis vidé de mes réserves accumulées de
toxique, au milieu de vertiges et de spasmes inouïs. L’absorption
avait pourtant merveilleusement commencé. […]43 »

Les doses non négligeables qu’il s’administre de


manière régulière, vont donc nécessairement induire une
alcoolisation44. Celle-ci ne semble pas avoir été signalée dans
les diverses biographies qui lui ont été consacrées.
Autre fait extrêmement important, le laudanum n’est
pas une spécialité pharmaceutique ; c’est une préparation
« officinale », ce qui signifie que tout pharmacien doit être
capable de l’exécuter dans son officine. Le Codex précise à
cet effet le mode opératoire : « Faites macérer en vase clos
pendant 10 jours en agitant de temps en temps ; passez.
Exprimez fortement et filtrez. »
Employé le plus souvent en nature, le laudanum peut
être intégré également dans une préparation plus complexe,
réalisée extemporanément par le pharmacien à la demande
d’un médecin prescripteur, par exemple un cataplasme : on
parle alors de préparation « magistrale ».

clinique et médico-littéraire, Paris, Félix Alcan, 1912, p. 221. « Thébaïsme » et


« opiumisme » s’équivalent.
43 Lettre d’Antonin Artaud à Janine Kahn, Le Touquet, 22 septembre
1926. In Antonin Artaud, Œuvres complètes, vol. 7, Paris, Gallimard, 1982,
p. 323.
44 40 grammes de laudanum doivent induire un taux d’alcoolémie de 0,2
à 0,3 selon nos calculs.

74
Le laudanum de Sydenham

Or, la fin du xixe siècle et les toutes premières décennies


du xxe sont marquées par le déclin rapide des préparations
officinales et magistrales (quelle que soit leur nature), au
profit des spécialités pharmaceutiques dotées d’un nom
de marque et produites en série par des industriels45. Ces
« spécialités », quoique décriées par certains pharmaciens
soucieux de la tradition, présentent, en effet, de nombreux
avantages : leur délivrance n’est pas chronophage, puisqu’il
n’y a rien à préparer dans l’arrière-boutique ; leurs effets sont
nettement reproductibles ; et, par ailleurs, elles se révèlent
en définitive plus rentables, grâce au volume des ventes.
Conséquence indirecte de ce bouleversement des pratiques :
les pharmaciens sont de plus en plus enclins à se procurer du
laudanum préparé à l’avance par leurs grossistes. C’est ainsi
que la Pharmacie Centrale de France en fournit à un tarif
entre 99 et 110 francs le kilogramme en 1924.
La qualité de ces laudanums, qu’ils soient préparés à
l’officine ou fournis par les grossistes, s’avère en revanche
inégale, selon leur provenance et les matières premières
utilisées. En 1926, le laboratoire des essais chimiques et
pharmaceutiques de la Pharmacie Centrale de France décide
d’analyser plusieurs échantillons provenant de différents
grossistes. L’un d’entre eux se révèle totalement défectueux :
pratiquement dépourvu de safran, cette épice étant coûteuse,
il « ne contenait, en outre, que 80 centigrammes pour cent
de morphine, au lieu de 1 gramme pour cent. Inutile de dire
que ce laudanum était vendu bon marché par suite d’absence
presque complète de safran et de sa faiblesse en morphine.
Ce produit constituait une véritable falsification et tombait
sous le coup de la loi sur la répression des fraudes46 ».

45 Sophie Chauveau, L’Invention pharmaceutique. La pharmacie française entre


l’État et la société au XXe siècle, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2000.
46 « À propos du laudanum de Sydenham », L’Union pharmaceutique, 67e
année, n° 5, mai 1926, p. 158.

75
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

En gros, cela signifie que les effets du laudanum ne sont


pas forcément reproductibles, au contraire de ce que l’on
constate avec la morphine et l’héroïne pharmaceutiques, par
exemple.
Toute sa vie durant, Artaud va se plaindre de la qualité
fluctuante des laudanums qui lui sont délivrés en pharmacie,
justifiant ainsi rétrospectivement et quelque peu ingénument
son recours à des doses de plus en plus élevées : « Je me serais
tenu à cette dose si le laudanum avait toujours été le même
et de la même qualité47 », écrira-t-il ainsi à Jacques Prevel en
septembre 1947.
Le laudanum de Sydenham est généralement conditionné
dans des petits flacons teintés, bouchés à l’émeri. Artaud
évoque souvent la contenance de 30 grammes, sans préciser
cependant s’il s’agit du « nouveau laudanum », celui du
Codex de 1908 et donc le plus probable, ou de l’ancien. Rien
n’empêche en effet un prescripteur des années 1910-1920
d’exiger l’ancienne formule, comme le rappelle en 1912 un
article paru dans Lyon médical :

« Alors, que va répondre le pharmacien au routinier praticien qui


prescrira du vieux laudanum […] ? Il devra lui dire : “Impossible
de vous satisfaire… Je n’ai plus le droit d’avoir ces produits dans
mon officine… Je ne veux point m’exposer à une affaire avec
l’inspecteur [des pharmacies]”. Le praticien sera furieux, dira que
ce n’est pas vrai, se fera montrer la page XVIII du Codex et croira
triompher en disant : “Eh bien, moi je veux l’ancien laudanum,
voici une prescription que j’ai signée, exécutez-la-moi !”48 – “Très
bien, répondra le pharmacien, il faut que l’opium macère quinze
47 Lettre d’Antonin Artaud à Jacques Prevel, 15 septembre 1947, loc. cit.
48 On peut lire, en effet, à la page XVIII du Codex de 1908 : « La
Commission générale, d’accord avec la jurisprudence nouvelle, a décidé :
que le Codex devait être considéré comme constitué par l’ensemble de
toutes ses éditions ; qu’il suffisait, en conséquence, qu’un médicament ait
été inscrit dans l’une quelconque des éditions du formulaire légal, pour
qu’il conservât une existence légale, sa formule ayant été publiée. »

76
Le laudanum de Sydenham

jours dans le vin de Grenache… Je vous enverrai votre laudanum


dans quinze jours…”

Tout cela peut paraître une plaisanterie, mais se trouve cependant


rigoureusement exact.49 »

Dans le cas du nouveau laudanum, un flacon de 30 grammes


correspond à 300 centigrammes de poudre d’opium ou
150 centigrammes d’extrait thébaïque, soit 30 centigrammes
de morphine.
Au début de sa vie d’opiomane, en 1920, Artaud semble
s’être contenté, selon ses propres dires, de « 40 gouttes
chaque matin50 », posologie qui lui aurait été prescrite par le
Dr Édouard Toulouse. Cela équivaut à près d’un gramme de
laudanum par prise et par jour, soit bien moins que les doses
maximas stipulées par le Codex de 1908 (2 grammes pour une
dose et 6 grammes par jour). À une telle dose, il ne pouvait
s’agir que d’un calmant léger, sans réelle toxicité.
Cela s’accorde d’ailleurs avec les conseils prudents que
donne Artaud, vers 1930, à son jeune ami surréaliste Maxime
Alexandre, qui souhaite à son tour expérimenter le produit :

« Voilà comment vous allez faire […]. Vous allez commencer avec
vingt ou vingt-cinq gouttes, que vous prendrez pendant quatre
ou cinq jours ; puis vous irez jusqu’à trente gouttes, trente-deux
ou trente-cinq, et alors vous arrêterez ; après quoi, si vous le
souhaitez, vous pourrez recommencer.51 »

49 Barthélemy Lyonnet, Jean Blanchet, « Comment donner tout de


suite à quelques préparations du nouveau Codex l’activité qu’elles avaient
dans l’ancien », article du Lyon médical reproduit dans le supplément de la
Gazette des hôpitaux de Toulouse, 26e année, n° 24, 15 juin 1912, p. 95.
50 Lettre d’Antonin Artaud à Jacques Prevel, 15 septembre 1947, loc. cit.
51 Entretien avec Maxime Alexandre, reproduit dans Odette et Alain
Virmaux, Artaud vivant, Paris, Néo [« Nouvelles Éditions Oswald »], 1980.

77
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

Peu convaincu par le résultat – et pour cause ! –, Maxime


Alexandre décide de mettre un terme prématuré à l’expérience.
Dès lors, comment Artaud va-t-il devenir toxicomane ?
L’explication est fort simple : au fil des mois, il va augmenter,
de son propre chef, les doses et s’automédicamenter en
quelque sorte ; à cette fin, il va devoir contourner les règles
trop lâches de la réglementation relative aux produits du
tableau A. Il se constituera ainsi des stocks non justifiés.
Il l’avoue d’ailleurs très candidement au Dr Édouard
Toulouse en septembre 1925 : « […] je dissous cette anxiété
dans des doses de plus en plus fortes de laudanum […]52 ».
Déjà, en 1903, le Dr Henri Fonzes-Diacon avait constaté
un phénomène similaire au sein de sa clientèle. Il y voyait la
seule explication plausible aux cas de suicide qui endeuillaient,
à l’époque, la rubrique des faits-divers.

« Les préparations opiacées, et notamment le laudanum de


Sydenham, sont si précieuses pour calmer la douleur qu’on obtient
facilement du médecin une ordonnance pouvant permettre de
s’en procurer une petite réserve.53 »

Comment Artaud va-t-il parvenir à se constituer de


tels surstocks ? Les techniques employées à l’époque sont
nombreuses, et nous en examinerons quelques-unes dans la
troisième partie (« Les ruses de l’addiction »).
La motivation de cette toxicomanie est, en revanche, bien
plus problématique. Il y a certes la souffrance et l’angoisse
alléguées dans la Lettre à Monsieur le législateur :

« Il y a un mal contre lequel l’opium est souverain et ce mal s’appelle


l’Angoisse, dans sa forme mentale, médicale, physiologique,
logique ou pharmaceutique, comme vous voudrez. »

52 Lettre d’Antonin Artaud au Dr et à Mme Toulouse (septembre 1925), loc. cit.


53 Henri Fonzes-Diacon, Traité de toxicologie, Paris, Maloine, 1903, p. 310.

78
Le laudanum de Sydenham

En 1946, il écrit une chose assez semblable au Dr Gaston


Ferdière :

« Je n’ai jamais pensé à l’opium dans ma vie que comme un


électuaire c’est-à-dire à une médecine de douleurs physiques bien
caractérisées.54 »

Mais Artaud le dit également sans la moindre ambiguïté à


Jacques Prevel : l’exemple des « Lakistes », ces poètes anglais
du tournant du xixe siècle, semble avoir été déterminant dans
son choix.

« […] il y a un précédent celui de Coleridge et autres Lakistes qui


étaient arrivés à 8 000 je dis huit MILLE gouttes de laudanum
par jour et s’étaient alors tenus parce qu’elles représentaient la
grosseur du morceau de rosbif ou de pain qu’il leur fallait pour
tenir debout.55 »

Artaud a lu avec la plus grande attention Samuel T.


Coleridge, qu’il apprécie56, et bien évidemment Thomas
de Quincey. Il tire d’ailleurs des Confessions d’un mangeur

54 Lettre d’Antonin Artaud au Dr Gaston Ferdière, Rodez, vers le 10


mars 1946, dans Antonin Artaud, Nouveaux écrits de Rodez, Paris, Gallimard
[« L’Imaginaire »], 1977, p. 114. L’emploi du mot « électuaire » est
surprenant : ce type de préparation désigne une sorte de gomme sucrée,
très différente du laudanum qui est, pour sa part, une teinture.
55 Lettre d’Antonin Artaud à Jacques Prevel, 15 septembre 1947,
loc. cit. Il faut noter la formule « 8 000 je dis huit MILLE », qui pastiche
la rédaction des ordonnances de stupéfiants (obligation d’écrire les doses
en toutes lettres).
56 Voir la première version de juillet 1946 de son texte Coleridge le traitre :
« Je ne crois pas qu’une gingivite banale ait poussé un jour S.T. Coleridge
à prendre de l’opium comme son collègue Thomas de Quincey. Frères
rivaux dans les mêmes eaux d’affres là où l’esprit de l’éternel existe,
c’est-à-dire pour moi, mais l’eau d’affre est un coup de couteau pour
exterminer qui me ressemble, n’est-ce pas mon frère, ô mon ennemi. Qui
voulut être trompé par l’esprit qu’il y reste car il n’y a pour moi ni esprit, ni
éternité qui subsiste. » (Antonin Artaud, Œuvres complètes, tome XII, Paris,
Gallimard, 1986, p. 407.)

79
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

d’opium anglais la posologie quotidienne astronomique de


« 8 000 gouttes », évoquée dans sa lettre.
Citons de Quincey :
« Ce fut, pour parler comme les joailliers, une année de la plus
belle eau, comme sertie et isolée au sein des nuées ténébreuses
et mélancoliques de l’opium. Si étrange que cela puisse paraître,
j’étais arrivé, peu de temps auparavant, à diminuer d’un seul coup,
et sans grand effort, ma ration journalière de trois cent vingt
grains d’opium par jour (soit huit mille gouttes de laudanum), à
quarante grains, c’est-à-dire huit fois moins.57 »

À l’évidence, ce nombre faramineux avait dû impressionner


Artaud, puisqu’il s’en souvient quelque trente ans après l’avoir lu58.
Pétri de classiques, grand admirateur de la littérature du
xixe siècle, il semble s’être identifié à Coleridge, de Quincey,
Baudelaire et Poe, tous des « buveurs de laudanum » qu’il
vénère par-dessus tout. Peut-être aussi au sombre Branwell
Brontë qui inspira le personnage d’Heathcliff dans Les Hauts
de Hurlevent, un des livres favoris d’Artaud, si on en croit
Alexandra Pecker.

57 Thomas de Quincey, Confessions d’un mangeur d’opium anglais, op. cit.,


p. 215.
58 Dans une note en bas de la page, de Quincey relativise cette posologie
effarante : « J’estime ici que vingt-cinq gouttes de laudanum équivalent à
un grain d’opium, ce qui est, je crois, l’évaluation commune. Cependant,
gouttes et grains peuvent être considérés comme représentant des
quantités variables (la force de l’opium brut, et plus encore celle de la
teinture, variant elles-mêmes beaucoup) ; je suppose donc qu’il est
impossible d’obtenir une exactitude minutieuse dans un calcul de ce
genre. » Ibid.
III
Les ruses de l’addiction

Comme le rappelle l’American Psychiatric Association,


l’addiction est caractérisée, en tout premier lieu, par le besoin
« impérieux et irrépressible » de consommer une substance
addictive. René Allendy, qui fut le médecin et psychiatre attitré
d’Artaud à la fin des années 1920 et au début des années 1930,
évoque ce phénomène lorsqu’en mars 1944, gravement
malade, il se voit contraint de prendre de l’« innocente »
codéine :

« Il me semble qu’à certains moments de la journée mon angoisse


prend un caractère de phobie. Ce n’est plus seulement la gêne
douloureuse d’une respiration oppressée ou d’un cœur accéléré,
c’est une véritable peur. Cela commence par un sentiment diffus
d’inquiétude, d’une inquiétude certes trop justifiée par mon état
d’intoxication, mais d’une nature indépendante ; en même temps
la toux devient urgente, cassante. Voilà une quinzaine de jours
que je prends, à ces moments, une très petite dose de sirop de
codéine. J’ai remarqué que le soulagement s’ensuit dans les cinq
minutes avec une surprenante netteté. Il faut bien admettre que
cet innocent médicament a déjà créé en moi une accoutumance,

81
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

et que mes anxiétés surajoutées ne sont qu’un besoin de produits


opiacés, le tout exaspéré sans doute par mon déséquilibre actuel.
Maintenant, je retrouve, à n’en pas douter, toutes les souffrances
que m’ont décrites les opiomanes. L’idée fixe et obsédante du
soulagement à obtenir à tout prix, la multiplication par la peur, une
peur collante, de toutes les souffrances habituelles. Il va me falloir
lutter contre cette nouvelle épreuve, car j’ai clairement conscience
qu’en continuant ma codéine, je m’enfoncerai dans un besoin de
plus en plus aigu, et que j’y épuiserai mes dernières forces.

Il m’a fallu quarante-huit heures garder l’esprit tendu sur cet unique
point, ruser avec les heures et les quantités, tenir mon angoisse à
bras-le-corps en un combat épuisant, pour arriver à éliminer ce
besoin. Maintenant, je n’ai plus que ma dyspnée habituelle ; elle
me paraîtra bientôt aussi pénible qu’il est possible, car la tension
de cet état de besoin est une chose presque insaisissable que je ne
retiens déjà presque plus dans mon souvenir.

[…]

J’ai remporté une grande victoire le jour où j’ai supprimé la codéine


et vaincu l’état de besoin. Mon angoisse a certainement diminué
depuis. La nuit, en particulier, j’arrive presque, pendant de longs
moments, à oublier que j’ai un cœur. J’ai pu, la tête appuyée sur la
table, dormir d’un vrai sommeil pendant plusieurs heures. […]1 »

Satisfaire coûte que coûte le « besoin de produits opiacés » :


comment les buveurs de laudanum des années 1920, et en
particulier Artaud, parviennent-ils à leur fin ?

Une clientèle d’« addicts »


Nous avons vu que le laudanum de Sydenham est un
produit à usage médical exclusif, préparé soit par des
grossistes pour pharmacie bien identifiés, ayant pignon sur
rue, soit par les pharmaciens dans leur arrière-boutique. À
notre connaissance, il n’existe pas de circuit parallèle, c’est-
1 Dr René Allendy, Journal d’un médecin malade ou Six mois de lutte contre la
mort, Paris, Denoël, 1944, p. 69 et 73.

82
Les ruses de l’addiction

à-dire clandestin, susceptible de procurer au marché noir ce


médicament, au contraire de ce qui se passe pour la morphine,
l’héroïne et la cocaïne : la fabrication du laudanum est, en
effet, trop complexe, elle requiert beaucoup de temps, de
nombreux ingrédients, en particulier une épice coûteuse, le
safran ; par ailleurs, le produit est de moins en moins prescrit
par les médecins, donc le marché, désormais de plus en plus
réduit, ne peut guère s’avérer rentable pour des trafiquants.

Étiquette de laudanum de Sydenham (Antonin Moulet,


pharmacien à Castres des années 1920 à 1950).
© Fonds de dotation pour la gestion et la valorisation
du patrimoine pharmaceutique.

Il existe pourtant bel et bien une clientèle d’« addicts »,


pour ce qu’Emmanuelle Retaillaud-Bajac nomme les « ersatz »
pharmaceutiques :

« Le constat semble largement confirmé par nos statistiques


judiciaires, qui font bien apparaître la progression régulière des
opiacés médicamenteux (sedol, pantopon, eucodal), surtout
à compter de la deuxième moitié des années trente. Classées
au tableau A, les spécialités de la pharmacopée traditionnelle –
laudanum de Sydenham, teinture d’opium, élixir parégorique –
connaissent dans l’entre-deux-guerres un regain de succès auprès
des toxicomanes en situation de pénurie.2 »

2 Emmanuelle Retaillaud-Bajac, Les Paradis perdus. Drogues et usagers de


drogues dans la France de l’entre-deux-guerres, op. cit., p. 162.

83
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

Nous avons vu les raisons de ce « regain » : les règles du


tableau A sont plus lâches que celles du tableau B dit des
« stupéfiants ».
Georges Heuyer confirme cet intérêt nouveau pour le
laudanum, et quelques autres succédanés comme l’élixir
parégorique, dans les années 1920 :

« […] il est d’autres morphinomanes qui tournent avec la plus


grande facilité la loi [de 1916], en se procurant des substances
contenant de l’opium et qui ne sont pas contenues dans le
tableau B. Parmi ces substances, la codéine et le laudanum de
Sydenham ou de Rousseau sont contenus dans le tableau A et le
renouvellement de l’ordonnance est interdit si le médecin n’a pas
mentionné “À renouveler”. […]3 »

Citant en 1929 les relevés du service de désintoxication de


l’hôpital Henri-Rousselle, le doctorant Jules Ghelerter estime
que 42 % des patients qui y sont soignés, ont l’habitude
de s’approvisionner « par la voie médicale »4. Même si
cette statistique ne reflète en rien la pratique dominante,
déjà largement sous l’emprise du trafic illicite, elle indique
la permanence d’une population fidèle à la dispensation
traditionnelle des pharmacies. Pour Emmanuelle Retaillaud-
Bajac, « le recours à la filière médicale concerne une population
insérée socialement, dont la toxicomanie est sans doute plus
fréquemment d’origine thérapeutique, et qui redoute de
s’adresser aux milieux criminels pour s’approvisionner en
stupéfiants, univers avec lequel elle n’a d’ailleurs pas, le plus
souvent, le moindre contact5 ». Ces caractéristiques semblent
3 Georges Heuyer, « Sur la vente sans ordonnance d’élixir parégorique
par les pharmaciens », Annales de médecine légale, de criminologie et de police,
1928, p. 246-248. Nous avons vu, en revanche, que les doses inférieures à
5 grammes de laudanum pouvaient être renouvelées sans obstacle.
4 Jules Ghelerter, Les Toxicomanies, étude médico-sociale. Th. Doct. Méd.,
Paris, 1929.
5 Emmanuelle Retaillaud-Bajac, Les Paradis perdus. Drogues et usagers de
drogues dans la France de l’entre-deux-guerres, op. cit., p. 151.

84
Les ruses de l’addiction

concorder en partie avec la personnalité d’Artaud, poète,


essayiste et comédien relativement bien inséré socialement,
en tout cas jusqu’au début des années 1930, et sans doute peu
enclin à « violer les lois6 ».
Par ailleurs, au regard des « grosses » toxicomanies
(morphine, héroïne et cocaïne) qui focalisent l’attention des
contemporains et suscitent la désapprobation quasi unanime,
la « laudanumomanie », comme certains l’ont curieusement
baptisée, fait figure de parente pauvre, et peut sembler bien
innocente. Il n’en est pratiquement jamais question dans la
presse médicale, ou alors à la marge, lorsqu’il s’agit de dénoncer
les détournements de ce produit destiné à la voie per os, à
des fins d’injection. Maxime Laignel-Lavastine et Jean Guyot
évoquent ainsi, à l’occasion de la séance du 22 mai 1930 de
la Société de psychiatrie de Paris, les « escarres cutanées par
injections de laudanum » d’une modiste de 36 ans, ancienne
héroïnomane :

« À court d’argent, la malade recourut pendant ces derniers 6 mois,


au laudanum, qu’elle prit d’abord par la bouche, à la dose de 8 à
10 grammes, puis qu’elle fit ensuite en injections sous-cutanées (2
à 3 cc par jour). Il est à noter qu’avec l’héroïne, elle n’avait jamais
eu d’abcès. Alors que les premières injections de laudanum furent
bien supportées pendant la 1re quinzaine, survinrent ensuite des
accidents cutanés […].7 »

On connaît également la tragique fin du poète Roger


Gilbert-Lecomte, un des fondateurs de la revue Le Grand Jeu,

6 C’est la formule qu’Artaud utilise dans une lettre tardive adressée à sa


sœur Marie-Ange, le 10 avril 1946. Voir 4e partie.
7 Maxime Laignel-Lavastine, Jean Guyot, « Escarres cutanées par
injections de laudanum en remplacement d’héroïne chez une opiomane »
(compte rendu officiel de la Société de psychiatrie de Paris), L’Encéphale,
25e année, n° 8, septembre-octobre 1930, p. 626-628.

85
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

mort prématurément du tétanos à l’hôpital Broussais, après


s’être injecté du laudanum avec un matériel non stérilisé8.
Mais en dehors de ces complications dramatiques et
heureusement assez rares, cette toxicomanie mineure ne
semble guère retenir l’attention des spécialistes et de l’opinion
publique. Beaucoup la considèrent surannée, en voie de
disparition et même anachronique.

Le passage obligé par l’ordonnance


Pour satisfaire son addiction, le buveur de laudanum, s’il
n’est pas lui-même un professionnel de santé bien entendu,
n’a pas d’autre solution que l’ordonnance médicale. Cette
dernière est en principe indispensable, depuis que la loi du
23 germinal an XI a fixé que « les pharmaciens ne peuvent
livrer et débiter des préparations médicinales ou drogues
composées quelconques que d’après la prescription qui en
est faite par des docteurs en médecine ou en chirurgie ou par
des officiers de santé et sur leur signature » (article 32).
Nous l’avons vu, dans le cas des substances « vénéneuses »
inscrites au tableau A, la prescription doit être signée et datée
par le médecin, et énoncer en toutes lettres la dose ainsi que le
mode d’administration. Telles sont les obligations découlant
des deux lois de 1845 et 1916.
Cependant, il n’y a pas d’ordonnance standard. Évoquant
la carrière de son père, Arsène d’Arsonval raconte une
anecdote pittoresque :

« Appelé dans une maison perdue dans la montagne, mon père


constata que sa sacoche ne contenait pas la drogue idoine : il fallait
envoyer chez le pharmacien.

8 Christian Noobergen, Roger Gilbert-Lecomte, Paris, Seghers [coll. « Poètes


d’aujourd’hui »], 1988.

86
Les ruses de l’addiction

Au moment de formuler, ni lui, ni moi n’avions de quoi écrire, le


client encore moins ne sachant pas lire.

Le médecin de campagne devait être fertile en expédients. Mon


père avise une porte blanchie à neuf, taille un fumeron pris au
foyer, et écrit son ordonnance sur la porte.

— Attelle tes vaches, dit-il au paysan, et conduis cette porte au


pharmacien, il te donnera ce qu’il faut pour ta femme.9 »

Si ce genre d’expédient s’avère fort heureusement


exceptionnel, mais nullement illégal au regard de la
législation, aucun texte ne réglemente l’aspect formel du
document par lequel le médecin communique sa prescription
au pharmacien chargé de l’exécuter. De nos jours, un certain
nombre de mentions sont en principe exigées : nom, prénom,
adresse professionnelle, numéro de téléphone et numéro
d’identification au « Répertoire partagé des professionnels
intervenant dans le système de santé », situation vis-à-vis
des organismes d’assurance-maladie, spécialité, etc.10 À la fin
du xixe siècle et au début du xxe, il n’en est rien ; le laisser-
aller semble prévaloir en matière d’ordonnances médicales.
Tout indique, en effet, qu’un nombre non négligeable d’entre
elles sont entachées d’irrégularités : souvent illisibles, parfois
incomplètes, quand elles ne sont pas tout simplement erronées,
elles constituent autant de failles à travers lesquelles peuvent
s’engouffrer des patients aux pratiques toxicomaniaques.
Dans ses Cours de médecine légale11, le Doyen Paul Brouardel
liste les différents problèmes qu’il a pu constater à ce sujet :

9 Louis Chauvois, D’Arsonval. Une vie – une époque, 1851-1940, Paris,


Librairie Plon, 1941, p. 6-7.
10 Article R.4127-79 du Code de la Santé publique.
11 Paul Brouardel, L’Exercice de la médecine et le charlatanisme, Paris, J.-B.
Baillière et Fils, 1899, p. 179-199.

87
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

1er Beaucoup d’ordonnances de médecin sont tout


bonnement illisibles. « Cela est connu de tout monde », ajoute
le Doyen, tout en le déplorant. Évoquant une comédie en
un acte d’Edmond Gondinet (Le Homard, 1874), où un soi-
disant médecin, contraint de rédiger une ordonnance pour
ne pas perdre la face devant une jeune femme, « aligne
quelques jambages incohérents » et « termine par un paraphe
extravagant », le critique dramatique Francisque Sarcey
confirme ce fait si souvent constaté :

« […] Est-ce que vous n’avez pas vu dix fois, cent fois, une
ordonnance de médecin avec son griffonnage illisible ? Est-ce
que vous ne vous êtes pas dit bien souvent : Comment diable,
le pharmacien va-t-il s’y reconnaître ? C’est là un fait de la vie
quotidienne, que vous avez remarqué, et dont vous avez même
fait un sujet de plaisanterie.12 »

2e Un grand nombre d’ordonnances sont par ailleurs


incomplètes, constate également Brouardel. Certes, « le rôle du
pharmacien est de vérifier, en quelque sorte, l’ordonnance du
médecin ; s’il rencontre une ordonnance qui est incomplète
ou lui semble erronée, il a le devoir et le droit de prévenir le
médecin, car, en cas d’erreur, sa responsabilité personnelle est
engagée ». Mais encore faut-il que le médecin soit identifiable
et surtout joignable, ce qui est loin d’être le cas, en particulier
dans les grandes villes où le téléphone n’en est encore qu’à
ses balbutiements.
3e Trop d’ordonnances s’avèrent également entachées
d’erreurs, selon Brouardel.

« Je me suis renseigné auprès des directeurs des principales


pharmacies de Paris, afin de savoir, si les cas d’ordonnances
erronées se présentent fréquemment ; ils m’ont répondu que,
plusieurs fois par semaine, ils étaient obligés de faire présenter à

12 Francisque Sarcey, Quarante ans de théâtre, Paris, Bibliothèque des


Annales, 1901, p. 3.

88
Les ruses de l’addiction

des médecins leurs ordonnances renfermant des erreurs graves,


soit erreurs de mots, soit erreurs de doses. »

Plus alarmant : ces erreurs peuvent échapper à la


vigilance du pharmacien, quand elles ne sont pas amplifiées
par son inattention. Brouardel cite à ce propos une affaire
particulièrement dramatique :

« Il y a quelques années, alors que l’on commença à employer


couramment dans la thérapeutique le chlorhydrate de quinine, un
certain nombre d’erreurs furent commises par des médecins qui,
entraînés par l’habitude, firent suivre le mot chlorhydrate des mots
“de morphine”, cet alcaloïde ayant été jusqu’alors presque le seul
prescrit dans sa combinaison avec cet acide.

Un médecin, après avoir visité une malade atteinte d’affection


pulmonaire, fit une prescription conçue dans les termes suivants :
Solution.
Chlorhydrate de morphine 1 gr.
Eau 90 gr. […]
La moitié demain de midi à une heure, le reste après-demain. […]
Signé : X.

Bien que la solution de chlorhydrate de morphine ne répondit


à aucun des usages soit internes, soit externes de la morphine,
le pharmacien exécuta l’ordonnance et se contenta de placer
sur la bouteille contenant la solution une bande rouge orange,
insuffisante d’ailleurs, pour prévenir que le médicament délivré
était destiné à l’usage externe.

La malade absorba la moitié de la solution et mourut.

Des poursuites furent exercées. Le pharmacien affirma, pour


sa défense, qu’il avait pensé que la solution était destinée à des
frictions, et qu’on ne pouvait lui reprocher d’avoir exécuté une
prescription mal formulée, parce que la quantité de chlorhydrate
de morphine n’avait pas été écrite en toutes lettres, attendu,
disait-il, que l’ordonnance de 1846 était tombée en désuétude. Le
tribunal de Lectoure, dans son audience du 5 avril 1895, condamna
solidairement le médecin et le pharmacien à 3 500 francs de
dommages-intérêts à payer au mari et à la fille mineure de la
défunte.

89
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

Il s’agissait certainement bien là d’une erreur de plume, et, ayant


lu l’ordonnance du médecin, où il était dit que la solution claire
devait être prise à l’intérieur, le pharmacien aurait dû reconnaître
l’erreur et ne pas délivrer le médicament.13 »

À l’instar de la morphine, le laudanum peut être en effet


utilisé soit en interne (par voie per os), soit en externe, par
exemple sous forme de cataplasme.

« Pour l’usage externe, le laudanum de Sydenham peut se donner


à des doses beaucoup plus élevées, rappelle le Dr Jules Simon.
On en répand quelques gouttes sur des cataplasmes ou on le fait
entrer par grammes dans la composition de pommades et de
liniments.14 »

Nous verrons dans la quatrième partie qu’Artaud ne


méconnaissait pas cette singularité.
Cet exemple parmi tant d’autres, montre à quel point,
au tournant du siècle, l’ordonnance médicale s’avère un
document fragile, trop souvent objet de malentendus et de
contresens. Elle peut entraîner des mésusages, mais également
favoriser toutes sortes de détournements et de fraudes.

Des médecins complaisants


Pour s’approvisionner en laudanum de Sydenham, Artaud
va devoir solliciter régulièrement ses médecins, qui acceptent
ou n’acceptent pas de lui fournir des ordonnances, parfois
justifiées, mais le plus souvent de complaisance. Ainsi, en
octobre 1929, il adresse au Dr René Allendy cette courte
supplique :

13 Paul Brouardel, op. cit., p. 187-189.


14 « De l’opium. Leçon de Jules Simon recueillie par E. Chambard,
interne des hôpitaux », Le Progrès médical, 6e année, n° 19, 11 mai 1878,
p. 353.

90
Les ruses de l’addiction

« Pourriez-vous me rendre le même service que l’autre jour pour


15 [g. de laudanum] ? […] Je ferai cela dans mon quartier […].15 »

Conscient de l’indélicatesse de sa sollicitation, il ajoute


une sorte de post-scriptum : « Si cela vous embête envoyez-
moi au diable. »
Autre exemple : le Dr Théodore Fraenkel, chef de
laboratoire à l’hôpital Bretonneau et compagnon de route
des surréalistes, est lui aussi sollicité à plusieurs reprises. En
témoigne en particulier une lettre qu’Artaud lui adresse en
octobre 1926, alors qu’il est en train de tourner dans Le Juif
errant de Luitz-Morat où il interprète le rôle de Gringalet :

« Très cher ami,

Je suis de nouveau obligé d’avoir recours à vous, mais je vous


supplie, ne m’oubliez pas. Pour l’instant, c’est le cinéma qui est
cause de tout cela. Vous ne savez pas comme cette nécessité de
me lever tôt et de trancher dans le vif de mon sommeil moi qui ne
m’endors jamais avant 3, 4 heures du matin, m’éprouve et me fait
souffrir et [me] met dans un état de moindre résistance à toutes les
tentations. Et puis il y a les bottes rigides, les godasses de régiment,
les acrobaties sur les toits avec des vertiges fous. Je préfèrerais deux
[flacons] de 20 [grammes] c’est beaucoup plus facile. Depuis jeudi
de la semaine dernière, je n’ai pas cessé un jour d’aller au studio.

Bien affectueusement à vous,

Artaud

PS : Pensez à moi 58 rue Labruyère [sic].16 »

15 Lettre d’Antonin Artaud au Dr René Allendy (14 octobre 1929),


dans Antonin Artaud, Œuvres complètes, tome 2, Paris, Gallimard, p. 153.
Il faut comprendre qu’il présentera son ordonnance dans une pharmacie
proche de son domicile, et non dans le voisinage immédiat du cabinet du
médecin, afin que celui-ci ne soit pas importuné.
16 Lettre d’Antonin Artaud à Théodore Fraenkel, Paris, 15 octobre
1926.

91
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

En pratique, qui peut justifier d’un traitement prolongé


au laudanum de Sydenham dans les années 1920 ?
Exclusivement les patients souffrant d’une maladie incurable
et particulièrement douloureuse. Dans ce cas, comme le
rappelle Paul Brouardel, le devoir d’un médecin est de
soulager autant que possible le malade.

« Vous savez combien sont terribles les douleurs ressenties par les
malheureux atteints de certaines maladies incurables, tel le cancer
de l’estomac ou de l’utérus ; vous savez que cette épouvantable
agonie, qui dure des semaines et des mois, doit se terminer
fatalement par la mort ; dans ce cas, qu’importe que votre malade
devienne morphinomane, pour le peu de temps qui lui reste à
vivre ; je pense au contraire que vous êtes autorisés à laisser près
de lui la solution de morphine, dans laquelle il pourra puiser un
adoucissement à ses maux et qui, en même temps, apportera une
atténuation à la douleur des parents et des amis qui l’entourent.17 »

Tel ne semble pas être le cas d’Artaud, quoi qu’il prétende,


dans les années 1920-1930. Les reproches qu’il adresse aux
médecins résultent de leur différence d’appréciation.
En dehors des maladies incurables, la prescription au
long cours d’opiacés ne se justifie pas, si l’on se reporte à
la doctrine médicale de l’époque. Mais dans la pratique, la
complaisance du praticien reste difficile à établir. Il est en
effet libre de prescrire « selon ses lumières et les règles de
sa conscience ». Dès lors, où se situe la limite ? Comment
démontrer qu’un médecin a enfreint la loi et délivré une
ordonnance illégitime ?

17 Paul Brouardel, L’Exercice de la médecine et le charlatanisme, op. cit., p. 231-


232.

92
Les ruses de l’addiction

Étiquette de laudanum « selon la formule » (s.l.f.) de la Pharmacopée


(G. Rétat, pharmacien à Sancoins). © Coll. CRTL.

Les rédacteurs du Recueil Sirey avouent leur impuissance à


démêler le vrai du faux :

« Quand les prescriptions sont justifiées par un état de maladie


nettement caractérisé, indépendant de l’usage des substances
vénéneuses, il semble difficile de contester l’opportunité et la
légitimité du traitement qui a pour but de calmer la douleur.18 »

Si les mises en cause et les condamnations de praticiens


ne sont pas rares à la fin du xixe siècle et au début du xxe,
les motifs sont, en général, bien établis : refus de service,
homicide par imprudence, violation du secret médical,
avortement et propagande anticonceptionnelle, exercice
illégal de la pharmacie, délivrance de faux certificats, etc.
En dehors de ces circonstances, le contenu proprement dit
des prescriptions médicamenteuses, à l’exception de l’erreur
flagrante de formulation ayant conduit à un décès, n’est que
très rarement invoqué.
C’est ainsi que le 17 mai 1902, un médecin est condamné par
le tribunal correctionnel de Toulouse à 200 francs d’amende
« pour blessures involontaires » : il avait prescrit par erreur
deux suppositoires de 0,10 g de chlorhydrate de morphine
18 Charles Cézar-Bru, Eugène Godefroy, Jean Plassard, Répertoire général
alphabétique du droit français. Supplément. Tome 9e, Paris, Librairie du Recueil
Siret, 1932, p. 568.

93
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

à une patiente souffrant d’un abcès rectal, et la patiente était


décédée brutalement après la seconde administration19. Le
14 mai 1904, le Dr Josué-Wolf Waitz est condamné à son
tour par le tribunal correctionnel de Roanne à 500 francs
d’amende, cette fois-ci « pour homicide par imprudence » :
quelques mois plus tôt, il avait injecté une trop forte dose
de chlorhydrate de cocaïne à un patient décédé dans la
foulée20. Ces erreurs de dosage ne sont pas rares, semble-
t-il, fort heureusement corrigées, la plupart du temps, mais
pas toujours, par le pharmacien chargé de la dispensation du
médicament.
Cela ne signifie pourtant pas que le problème des
prescriptions injustifiées n’existe pas : il est simplement
informulé jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale.
Le député de la Seine Charles Leboucq est un des premiers
hommes publics à l’évoquer en termes très clairs : le
9 mai 1913, il dépose sur le bureau de l’Assemblée nationale
une proposition de loi « tendant à réprimer le débit, la
détention, le transport non autorisés, de la cocaïne, de
l’opium et des alcaloïdes composant l’opium, la délivrance
d’ordonnances en dehors des nécessités thérapeutiques, la
location ou le prêt de locaux à usage de fumeries »21. Si cette
proposition trop ambitieuse et trop large, n’est en définitive
pas retenue, il faut pourtant lui reconnaître le mérite de
pointer du doigt une pratique jusqu’alors trop souvent passée
sous silence : la délivrance d’ordonnances « en dehors des
nécessités thérapeutiques », pour reprendre la formule très avisée
de Leboucq.

19 François Guermonprez, L’Assassinat médical et le respect de la vie humaine,


Paris, Jules Rousset, 1904, p. 176-178.
20 « Médecin condamné », Le Nouvelliste de l’Est, 15 mai 1904.
21 Jean-Jacques Yvorel, « De la loi “Lafarge” à la loi de 1916. Aux
origines de la pénalisation des stupéfiants », loc. cit., p. 17-18.

94
Les ruses de l’addiction

Une autre proposition, postérieure celle-ci à la loi


du 12 juillet 1916, est déposée sur le bureau du Sénat le
8 décembre 1923. Son auteur, le sénateur de la Vienne
Guillaume Poulle, part du constat que certains médecins
félons se livrent à de véritables « trafics de stupéfiants ». Plusieurs
jugements récents de la 10e chambre correctionnelle du
tribunal de Paris l’attestent. L’élu fait en particulier allusion
à la condamnation du Dr Gustave Fillion à treize mois de
prison et 1 000 francs d’amende : sa « complaisance coupable »
avait été dénoncée par une jeune rentière morphinomane22.
On peut citer également le Dr Raoul Régnier, condamné en
juillet 1921 à quinze mois de prison pour trafic de stupéfiants,
en particulier de cocaïne :

« Complaisamment, mais non sans se faire largement payer ses


honoraires, et fort de l’impunité que son diplôme, croyait-il, lui
conférait, il remettait à chacun [de ses clients toxicomanes] une
ordonnance leur permettant de se faire délivrer ouvertement dans
une pharmacie quelques grammes de l’indispensable “coco”.23 »

Dans le préambule de sa proposition de loi, le sénateur


Poulle condamne ce type de commerce crapuleux et recense
les principales ruses identifiées par les enquêteurs :

« Tous ces médecins qui apparaissent comme de véritables


marchands d’ordonnances et, par suite, comme des trafiquants de
stupéfiants, ont recours, pour approvisionner leurs clients, à toute
une série de moyens frauduleux destinés à tourner les prescriptions
et la réglementation étroites du décret du 14 septembre 1916.

Tantôt ils ont recours au procédé qui a été dénommé “le système
des personnalités multiples” et qui consiste à remettre à une même

22 « Un médecin, faisant le trafic de morphine », Le Journal, 2 décembre


1923.
23 « Un médecin trafiquant de “coco” est arrêté de nouveau », Le Matin,
9 juillet 1921.

95
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

personne toute une série d’ordonnances désignant cette personne


sous des noms différents.

Tantôt ils emploient le système des ordonnances pas datées, ou


“ordonnances en provision”, qui consiste à remettre, en une seule
fois, au client, toute une série d’ordonnances en dates échelonnées,
et qui lui permettront de s’approvisionner de drogue pendant un
temps assez long sans avoir besoin de consulter un médecin.

Tantôt, enfin, ils vendent directement le stupéfiant à leurs


clients. Cette cession de la drogue est interdite aux médecins,
par l’article 27 du décret du 14 septembre 1916, mais elle leur est
rendue sinon facile, du moins très possible par les dispositions
du même décret qui permettent aux médecins de se faire délivrer
par les pharmaciens les quantités de stupéfiants nécessaires à
l’exercice de leur profession.24 »

Le sénateur propose donc que l’on suspende, de manière


temporaire ou définitive, l’exercice des professions de
médecin, sage-femme ou dentiste, pour les praticiens qui
se seraient rendus coupables de telles forfaitures. Mais en
l’absence d’Ordre des médecins, sa proposition de loi ne sera
pas retenue.
Dans son ouvrage, Emmanuelle Retaillaud-Bajac constate
la persistance du phénomène dans les années 1930 :

« [Les ordonnances] peuvent […] revêtir l’apparence de la plus


parfaite légalité lorsqu’elles sont délivrées par un médecin […] qui
s’est fait une spécialité des prescriptions de complaisance, et qui
encourt de ce fait des poursuites. Au vrai, le nombre de cas litigieux
parvenus devant les tribunaux atteste que la limite est floue entre
la situation du praticien bienveillant que sa compréhension face à
la souffrance du malade incline à la mansuétude, et l’authentique
dealer en blouse blanche. Il ne fait pas de doute qu’il existe, au

24 Guillaume Poulle, « Proposition de loi ayant pour objet de compléter


le paragraphe Ier, numéro 3, de l’article 25 de la loi du 30 novembre 1892
sur l’exercice de la médecine ». Sénat, année 1923, séance extraordinaire.
Annexe au procès-verbal de la séance du 8 décembre 1923, p. 2-3.

96
Les ruses de l’addiction

moins à Paris, un réseau de praticiens complaisants bien connus


de la clientèle des toxicomanes, et dont les colonnes des journaux
dénoncent régulièrement la coupable indulgence. Dans la capitale,
les poursuites pour infractions d’ordre médical – de la mauvaise
tenue du registre des substances du tableau B jusqu’à la fraude
caractérisée – représentent 3,44 % du total des inculpations pour
infractions à la loi de 1916, soit une cinquantaine de cas jugés sur
onze années dépouillées.25 »

Parmi ces derniers, une dizaine de praticiens sont


effectivement poursuivis pour trafic d’ordonnances, dont
le Dr L., considéré par la Sûreté comme le « plus grand
fournisseur de stupéfiants de la capitale » : pas moins de
1 928 ordonnances à son nom ont en effet été retrouvées chez
un pharmacien complice, soit l’équivalent de 5 kilogrammes
d’héroïne pour la seule année 1934 !
Au regard de ces infractions éhontées, qui concernent
exclusivement des produits qualifiés de « stupéfiants » et donc
inscrits au tableau B par l’administration, les entorses aux
obligations du tableau A, bien que sans doute plus fréquentes,
doivent paraître bien plus anodines. En tout cas, jusqu’au
décret du 20 mars 1930 qui transférera les préparations
opiacées, et en particulier le laudanum de Sydenham, au
tableau B.
Il ne fait également aucun doute qu’Artaud va pratiquer
ce qu’on nommera plus tard le « nomadisme médical26 »,
faisant peut-être appel à des « mercenaires de la médecine »
pour obtenir, moyennant finance, des ordonnances de
complaisance. Il lui faudra également user de nombreux
prétextes pour obtenir des prescriptions de laudanum de ses
25 Emmanuelle Retaillaud-Bajac, Les Paradis perdus. Drogues et usagers de
drogues dans la France de l’entre-deux-guerres, op. cit., p. 146.
26 Expression popularisée à la fin des années 1980 par un rapport de
René Teulade et Jean de Kervasdoué : Protection sociale. Investir dans la gestion
du système de santé. Rapport du groupe technique « Système de santé et Assurance
maladie », Paris, La Documentation française, 1989.

97
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

médecins attitrés. Les ruptures avec Édouard Toulouse et


René Allendy en seront peut-être la conséquence, au moins
en partie. Le 4 janvier 1939, alors qu’il se trouve interné à
l’hôpital Sainte-Anne, il adresse au Dr Allendy un message
délirant, mais dont certains passages sont sans équivoque :

« Quant à l’opium, il me plaît à moi d’en prendre parce que l’opium


est utile à ma nature d’abord et ensuite parce que ça me plaît et nul
médecin n’a rien à y voir.27 »

Affirmation ô combien paradoxale, dans la mesure où, en


l’absence de marché noir, le laudanum ne peut lui être prescrit
que par un praticien, comme Artaud en fera d’ailleurs l’amère
constatation à partir de la fin septembre 1937, à l’occasion de
son long internement.

Des pharmaciens peu regardants


Si les médecins sont rarement mis à l’index, en tout cas
jusqu’au tournant de la loi de 1916, c’est loin d’être le cas des
pharmaciens. Bien avant le raidissement de juillet 1916, la loi
de 1845 et ses décrets afférents leur avaient confié de lourdes
responsabilités : il leur revenait de contrôler le bien-fondé et
la formulation des prescriptions médicales, mais également
d’en assurer une certaine « traçabilité »28.
Dans leur Guide de l’inspecteur des pharmacies publié en 1909,
Eugène Roux et Léon Guignard énoncent les grands principes
que tout pharmacien se doit en principe de respecter :

« Si la prescription est incomplète ou irrégulière dans la forme, le


pharmacien ne doit pas l’exécuter. Une circulaire ministérielle du

27 Lettre d’Antonin Artaud au Dr René Allendy (Paris, Sainte-Anne, 4


janvier 1939), in Antonin Artaud, Lettres (1937-1943), Paris, Gallimard,
2015, p. 114-118. Nous soulignons.
28 Le mot traceability, d’origine états-unienne, ne s’imposera qu’à partir
des années 1960.

98
Les ruses de l’addiction

13 mars 1881 invitait les Préfets à “rappeler, aux médecins, que


toute ordonnance prescrivant des substances vénéneuses doit en
indiquer la dose en toutes lettres, et, aux pharmaciens, qu’ils ne
doivent jamais exécuter une prescription médicale formulée en
chiffres, quand elle exige des substances vénéneuses”.

La responsabilité du pharmacien serait également engagée s’il


exécutait une prescription renfermant des substances vénéneuses
qui n’indiquerait pas le mode d’administration du médicament.

Le pharmacien, qui ne doit, en principe, délivrer aucune


préparation sans ordonnance, s’expose surtout à des poursuites
s’il renouvelle, sans autorisation de la part du médecin, une
prescription contenant des toxiques (C. de Paris, 12 juillet 1883,
etc.). Il devra surtout s’abstenir de le faire quand il s’agit, en
particulier, de solutions pour injections hypodermiques.

D’après l’article 6 de l’Ordonnance de 1846, “les pharmaciens


transcriront lesdites prescriptions avec les indications précédentes sur un
registre dans la forme déterminée par le paragraphe 1 de l’article 3. – Ces
transcriptions devront être faites de suite et sans aucun blanc. Les pharmaciens
ne rendront les prescriptions que revêtues de leur cachet et après y avoir indiqué
le jour où les substances auront été délivrées, ainsi que le numéro d’ordre de la
transcription sur le registre. Ledit registre sera conservé pendant vingt ans au
moins et devra être représenté à toute réquisition de l’autorité”.

[…] Avant de délivrer la préparation médicale, le pharmacien


y apposera une étiquette indiquant son nom et son domicile,
et rappelant la destination interne ou externe du médicament
(Art. 7).29 »

Toutes ces obligations se heurtent à la difficulté d’identifier


formellement le médecin prescripteur, surtout si ce dernier
ne réside pas au voisinage de l’officine, et de le contacter en

29 Eugène Roux, Léon Guignard, Guide de l’inspecteur des pharmacies,


Paris, A. Maloine, 1909, p. 80-82. Instituée par la loi du 21 germinal an
XI, l’inspection des pharmacies vise à contrôler l’application des lois et
règlements en vigueur sur l’exercice de la pharmacie et la répression des
fraudes.

99
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

cas de problème ou de doute légitime. Depuis le xixe siècle,


les praticiens qui s’installent dans une localité ont certes
l’obligation de présenter leur diplôme au greffe du tribunal
de première instance et au bureau de la sous-préfecture de
l’arrondissement où ils souhaitent s’établir ; à partir de ces
informations, les préfets dressent, chaque année, une liste des
prescripteurs domiciliés dans leur département ; mais cette
liste n’est paradoxalement jamais transmise aux pharmaciens,
qui n’ont, par conséquent, aucun moyen de contrôle en
dehors des annuaires édités, ici et là, par des éditeurs privés,
à des fins commerciales30. Ce que déplore, en 1886, Émile
Horteloup, conseiller à la Cour d’appel de Paris :

« [Les pharmaciens] ont bien, il est vrai, à Paris, des listes de


docteurs et d’officiers de santé figurant dans les annuaires ; mais
ces listes ne semblent avoir aucun caractère d’authenticité, elles
n’ont rien d’officiel et sont, croyons-nous, l’œuvre d’éditeurs, qui
y insèrent les noms qu’on leur indique et qui, malgré tous leurs
soins, doivent ou peuvent commettre des omissions.31 »

En 1855, Alphonse Chevallier, directeur du Journal de


chimie médicale, de pharmacie, et de toxicologie, évoque un souvenir
professionnel :

« Une personne se présenta chez moi et remit au premier élève,


M. B…, une ordonnance qui devait être exécutée pour une
personne de l’archevêché. Lorsque je rentrai, M. B… me montra
cette ordonnance, me demandant s’il devait l’exécuter. La lecture
de cette ordonnance m’effraya. En effet, la dose à laquelle était
prescrit l’acétate de morphine était considérable ; je voulus aller
voir le médecin, mais il y en avait deux du même nom ; je ne

30 De nos jours, les pharmaciens ont tous accès au « Répertoire partagé


des professionnels intervenant dans le système de Santé » (RPPS), qui
« rassemble et publie les informations des professionnels de santé, sur la
base d’un numéro RPPS attribué au professionnel toute sa vie ».
31 Propos tenus devant la Société de médecine légale et rapportés dans
le Journal et pharmacie et de chimie, 7e année, 3e série, tome XIV, n° 2, 13 juillet
1886, p. 104-109.

100
Les ruses de l’addiction

pouvais dire que l’ordonnance me semblait inexécutable, on aurait


pu croire à mon incapacité ; je ne voulais pas non plus me justifier
aux dépens du médecin. Je fus forcé, pour avoir l’adresse du
signataire de l’ordonnance, d’aller trouver la personne à laquelle
on avait prescrit le médicament et de lui demander l’adresse de
son docteur, en lui disant que le nom de l’une des substances
prescrites dans la formule était tout à fait illisible, et qu’il était
nécessaire que le médecin me donnât une explication.32 »

Dès cette époque, certains suggèrent donc « d’obtenir,


par un usage général, que le papier servant à faire une
ordonnance portât en tête et en relief le nom et la demeure
du médecin ». Mais, comme le regrette Alphonse Chevallier,
de nombreux médecins, « ceux qui sont le plus haut placés »
en particulier, vont s’y refuser, de crainte « qu’on les assimilât
à des boutiquiers ».
En novembre 1912, le député socialiste de l’Allier Arthur
Mille dépose en vain, sur le bureau de l’Assemblée nationale,
un projet de loi sur l’exercice de la pharmacie. L’article 11 se
termine comme suit :

« Toute ordonnance doit être écrite sur papier à en-tête ou marquée


d’un timbre humide pour qu’il soit possible de reconnaître la
qualité du signataire.33 »

Mais au milieu des années 1920, le flou demeure, chaque


prescripteur continuant d’agir à sa guise. Et les ordonnances
« apocryphes » demeurent légion, comme en témoigne, en
février 1933, l’arrestation d’une habitante de Villemoisson-sur-
Orge coupable d’écumer, au moyen de fausses prescriptions,
les pharmacies de la région de Juvisy34.

32 « Sur l’exercice de la pharmacie » (Note du rédacteur), Journal de chimie


médicale, de pharmacie et de toxicologie, septembre 1855, p. 577.
33 « Annexe n° 2229 : Séance du 5 novembre 1912, Proposition de
loi sur l’exercice de la pharmacie », Journal officiel de la République française,
Documents parlementaires, 24 décembre 1912, p. 44.
34 « Arrestation d’un trafiquant de stupéfiants », Le Matin, 9 février 1933, p. 8.

101
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

Dans un ouvrage de 1930, le Dr Séverin Abbatucci se


contente encore de faire quelques recommandations de bon
aloi :

« L’ordonnance doit être écrite sur papier convenable comme


qualité, format, présentation. Autant que possible, on utilisera un
papier à en-tête indiquant le nom, l’adresse du médecin, le numéro
de téléphone : cette précaution évite les fausses ordonnances,
rappelle au client l’adresse du médecin, facilite la tâche du
pharmacien.35 »

Mais la vérité est que les pharmaciens sont de plus en plus


sollicités dans leurs officines, et qu’ils n’ont aucun intérêt à se
montrer plus tatillons que la loi.
Cela explique une situation aussi caricaturale que celle
exposée par le Dr François Siredey en 1894 :

« Pour se procurer de la morphine, un de mes clients recourait à


un procédé assurément infaillible. Il copiait tout simplement une
ancienne ordonnance qu’il signait de son nom, très lisiblement
écrit. Jamais un pharmacien de Paris ou des diverses villes de
France qu’a habitées M. X… ne lui a refusé de morphine dans ces
conditions.36 »

Le laisser-aller est donc de mise, et un certain nombre de


patients en profitent. Artaud sans doute aussi.
Autre exemple : le 1er octobre 1908, un décret réglemente
« la vente, l’achat et l’emploi de l’opium ». Il vise en priorité les
fumeries d’opium désormais dans le collimateur des pouvoirs
publics, mais l’opium thérapeutique et donc les pharmaciens
sont également concernés à la marge. L’article 10 du

35 Séverin Abbatucci, Les Ordonnances du médecin. 254 répertoires de


thérapeutique clinique, Paris, Masson, 1930, p. 6.
36 Bulletins et Mémoires de la Société médicale des hôpitaux de Paris, tome 11,
3e série, 1894, p. 940-941.

102
Les ruses de l’addiction

chapitre III les contraint en effet d’ouvrir un nouveau registre,


à côté de celui des toxiques et du livre-copie d’ordonnances :

« ART. 10. – Les registres spéciaux exclusivement affectés à la


vente, à l’achat et à l’emploi de l’opium et de ses extraits doivent
être cotés et paraphés par le maire ou le commissaire de police.
Les inscriptions y sont faites de suite, sans aucun blanc, rature, ni
surcharge. »

Maires et commissaires de police sont chargés de visiter


les officines, accompagnés d’un inspecteur des pharmacies
ou d’un chimiste, afin de s’assurer que les registres « sont
régulièrement tenus et [que] leurs énonciations concordent
avec les quantités existantes ». Ils constatent les déficits
et excédents, puis transmettent leurs procès-verbaux au
procureur de la République qui peut engager d’éventuelles
poursuites.
Eugène Roux et Léon Guignard s’interrogent
implicitement sur le bien-fondé de cette nouvelle contrainte
administrative :

« Le pharmacien étant comptable des quantités de ces substances


qu’il achète et qu’il vend, doit, aux termes du décret (art. 10),
justifier de leur emploi. Suffirait-il, pour cela, qu’il se contentât
d’inscrire, sur le registre spécial, les quantités des dites substances
qu’il emploie à la préparation des médicaments officinaux, tels que
le laudanum, la teinture d’opium, etc. ? Nous ne le pensons pas.

En effet, si l’inspecteur constate, par exemple, que sur


1 000 grammes de laudanum portés sur le registre spécial
comme ayant été préparés par le pharmacien, il n’en reste que
500 grammes, la preuve que le poids d’opium, qui correspond à
cette dernière quantité de laudanum, a été réellement employée
à la préparation de ce médicament ne sera faite qu’autant que le
pharmacien pourra justifier de la vente de la quantité manquante.
La vente devra donc avoir été inscrite sur un livre.

103
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

Mais est-il indispensable que le pharmacien inscrive en détail,


sur le registre spécial, toutes les ordonnances dans lesquelles
des substances opiacées n’entrent souvent qu’en proportion très
minime ? Ou bien encore certains médicaments officinaux, tels
que l’élixir parégorique, les pâtes pectorales, etc., dont le peu
d’activité autorise la délivrance sans prescription médicale ?

Il est manifeste que le décret du 1er octobre 1908 a été rendu


uniquement en vue d’empêcher les fumeries d’opium, et non
d’apporter dans la pratique journalière de la pharmacie une gêne
considérable et d’autant moins justifiée qu’elle ne permettrait pas
d’atteindre plus facilement le but visé par le législateur.

Il n’y a donc pas lieu d’exiger du pharmacien qu’il transcrive, sur le


registre spécial, les ordonnances comportant l’emploi de l’opium
et de son extrait, ou des médicaments renfermant ces substances.
Il suffit qu’elles soient inscrites sur le livre-copie d’ordonnances
ordinaire.

Toutefois, en raison de l’obligation qui lui est faite de tenir une


comptabilité de l’opium et de son extrait, le pharmacien devra
reporter, sur le registre spécial, les numéros des ordonnances
inscrites sur ce livre-copie, en indiquant les quantités d’opium ou
d’extrait d’opium correspondant à chacune d’elles.

S’il renouvelle une de ces ordonnances, il devra aussi inscrire à


nouveau le numéro sur le registre spécial, en l’accompagnant des
mêmes indications. Il indiquera également s’il s’agit d’un premier,
d’un deuxième, etc., renouvellement.

Quant aux médicaments anodins, tels que les sirops opiacés faibles,
etc., le pharmacien tiendra compte également de la substance
opiacée qu’ils renferment.

En somme, il devra totaliser, sinon chaque jour, tout au moins à


des intervalles de temps assez rapprochés, les minimes quantités
d’opium qu’il délivre sous une forme quelconque et en inscrire
le montant dans la colonne des sorties, de façon à permettre à

104
Les ruses de l’addiction

l’inspecteur de s’assurer que le pharmacien s’est conformé, dans


la mesure du possible, aux prescriptions du décret.37 »

Notons la formule prudente de Roux et Guignard : « dans


la mesure du possible ». Elle en dit long sur la difficulté, pour
les pharmaciens, de respecter ce « mille-feuille » d’obligations
légales.
Certains d’ailleurs s’en affranchissent sans vergogne,
comme en témoigne, par exemple, la rubrique des tribunaux
tenue par l’avocat Albert Crinon dans L’Union pharmaceutique
entre 1912 et 1913 :

3 janvier 1912, tribunal correctionnel de la Seine (10e chambre) :


« […] deux pharmaciens sont, par défaut, condamnés chacun à
500 francs d’amende, pour mauvaise tenue de leur livre d’opium. »

28 février 1912, tribunal correctionnel de la Seine (10e chambre) :


« Pour défaut d’inscription sur le registre spécial, de ventes de
poudres d’opium, un pharmacien est condamné à 200 francs
d’amende et un autre à 300 francs d’amende. »

21 mars 1912, tribunal correctionnel de la Seine (10e chambre) :


« Pour mauvaise tenue de son armoire aux poisons et de son
livre d’opium, une pharmacienne est condamnée à 200 francs
d’amende. »

19 juillet 1912, tribunal correctionnel de la Seine (10e chambre) :


« Déjà condamné deux fois pour infraction à la loi sur les substances
vénéneuses, un pharmacien chez qui on avait relevé la délivrance
sans ordonnance de 3 kilogrammes d’opium, 3 kilogrammes 500
de morphine et 2 kilogrammes 500 de cocaïne, se voit octroyer
15 jours de prison et 2 000 francs d’amende ; son fournisseur,
droguiste, est condamné à 100 francs d’amende, son employé, qui
avait inscrit les fournitures sur les livres de débit, ayant négligé
d’en porter une sur le livre des toxiques. »

37 Eugène Roux, Léon Guignard, Guide de l’inspecteur des pharmacies, op.


cit., p. 90-93.

105
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

7 octobre 1912, tribunal correctionnel de la Seine (10e chambre) :


« Pour mauvaise tenue de son livre d’opium, un pharmacien est
condamné à 100 francs d’amende. »

25 octobre 1912, tribunal correctionnel de la Seine (10e chambre) :


« Un pharmacien est condamné pour débit sans ordonnance d’une
potion contenant du sirop de morphine. »

20 novembre 1912, tribunal correctionnel de la Seine


(10e chambre) : « Condamnation d’un pharmacien pour avoir sans
ordonnance délivré des préparations contenant de la morphine
[…]. »

6 janvier 1913, tribunal correctionnel de la Seine (10e chambre) :


« Pour cumul d’officine, armoire aux poisons non fermée à clef,
mauvaise tenue du livre d’opium et du livre de saccharine, un
pharmacien est condamné à 100 francs d’amende. »

16 janvier 1913, tribunal correctionnel de la Seine (10e chambre) :


« Pour armoire aux poisons non fermée à clef, un pharmacien est
condamné à 25 francs d’amende. »

22 mai 1913, tribunal correctionnel de la Seine (10e chambre) :


« Condamnation à 100 francs d’amende d’un pharmacien ayant
exécuté une ordonnance portant en chiffres et non en toutes
lettres une dose de morphine. »

11 juin 1913, tribunal correctionnel de la Seine (10e chambre) :


« Condamnation à 100 francs d’amende d’un pharmacien ayant
renouvelé des ordonnances de morphine. »

17 juillet 1913, tribunal correctionnel de la Seine (10e chambre) :


« Condamnation à 100 francs d’amende et avec sursis d’un
pharmacien ayant renouvelé des ordonnances de solution de
morphine. »

30 octobre 1913, tribunal correctionnel de la Seine (10e chambre) :


« Condamnation à 16 francs d’amende d’un pharmacien ayant
exécuté une ordonnance comportant en chiffres et non en lettres
la dose des toxiques. »

17 novembre 1913, tribunal correctionnel de Marseille :


« Condamnation d’un pharmacien à 20 jours de prison avec sursis
et 300 francs d’amende et de son élève à 20 jours de prison et
100 francs d’amende pour vente de cocaïne sans ordonnance. »

106
Les ruses de l’addiction

Dans son souci permanent de se procurer les précieuses


doses de laudanum, Artaud doit tenter sa chance dans de
nombreuses pharmacies, privilégier les moins regardantes
et user à leur égard de diverses ruses. L’ancien ministre
des Affaires étrangères Roland Dumas, qui possédait une
quarantaine de lettres de l’écrivain adressées à son amie
Alexandra Pecker, est formel : « Les lettres […], en cette
circonstance, montrent à quel point [Artaud] possède la
géographie des officines parisiennes.38 »
Recourt-il à la stratégie du renouvellement « sans fin » ?
Jusqu’au décret de 1930, un patient peut, en effet, se
réapprovisionner en laudanum de Sydenham, à la condition
expresse que l’ordonnance ne porte pas la mention explicite
« Ne pas renouveler » (les médecins sont-ils nombreux à
opter pour cette précaution de bon aloi ?), mais également
que la dose n’excède pas les cinq grammes. Il lui suffit donc
de cumuler les flacons obtenus dans des officines différentes,
pour atteindre les dosages excessifs recherchés.
Cependant, comme le précisent Auguste Lutaud et Paul
Descoust, il vient toujours un moment où cette manœuvre
finit par être éventée :

« […] cette ordonnance, à force d’être renouvelée, ne peut plus


servir. Elle est tellement maculée, que le pharmacien, alors
même qu’il se considère le droit de renouveler plusieurs fois une
ordonnance toxique, ne peut plus accepter pour sa justification
un chiffon de papier usé et déchiré dont les fragments ont été
juxtaposés avec du papier gommé. Le client […] est du reste
suspect au pharmacien. […]39 »

38 Roland Dumas, Le Fil et la Pelote : Mémoires, Paris, Plon, 1996.


39 Auguste Lutaud, Paul Descoust, « L’abus de morphine », Le Bulletin
médical, 3e année, 1889, p. 1051-1052.

107
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

Certaines condamnations s’avèrent également dissuasives,


comme, par exemple, celle, très médiatisée, du pharmacien
Armand Vassy :

« Le tribunal a condamné à huit jours de prison et mille


francs d’amende un pharmacien de Paris, M. Armand Vassy,
“convaincu d’avoir, du 21 mai 1881 au 29 octobre 1882, dans
l’espace de 516 jours, vendu à la dame Junot, 693 grammes de
sel de chlorhydrate de morphine, produit classé au nombre des
substances vénéneuses, par livraisons successives de 10, 15, 20, 40,
50, 60, 100 et 110 paquets, au total 3 645, et dont le prix s’est élevé
à 1 650 fr. 60”, et de s’être “contenté, pour délivrer ce médicament
en aussi grande quantité, de la présentation de deux ordonnances
de médecin, datées de mars et juin 1881, lesquelles prescrivaient
chacun une dose fixe et divisée en dix paquets, et timbrées à ce
chiffre. »

Le mari de Mme Junot s’étant, par ailleurs, porté partie


civile, le pharmacien se voit également condamné à lui verser
2 000 francs de dommages-intérêts.
Cette décision de justice et quelques autres, vont inciter les
propriétaires d’officine à la prudence et à se montrer de plus
en plus méfiants.

Des prête-noms
Les lettres d’Antonin Artaud à Alexandra Pecker, toujours
selon Roland Dumas, témoignent également d’une amitié
qu’il qualifie d’« intéressée », puisque l’écrivain demande
régulièrement à la jeune femme de lui procurer des doses du
précieux laudanum.

« Au début de février 1928, à la veille de partir pour Verdun tourner


le film de Léon Poirier […] Verdun vision d’histoire, il demande à
Alexandra de ne rien dire de ce départ à ses amis surréalistes, qui
jugent sévèrement ses activités d’acteur. Surtout, il la charge de
lui procurer du laudanum pour une dizaine de jours, ignorant
s’il pourra en trouver à Verdun et se sachant trop repéré par les

108
Les ruses de l’addiction

pharmaciens de la capitale. Or, cette provision lui est indispensable


pour travailler et simplement supporter la douleur.40 »

Florence de Méredieu soupçonne, elle aussi, Artaud


d’instrumentaliser son entourage :

« Toute sa vie, Artaud s’est entouré d’amis et d’amies. Il n’est


pas question d’amoindrir cet aspect de sa personnalité. Mais le
poète sait aussi se servir de ses amis, en particulier des femmes,
afin d’obtenir ce qu’il cherche ou ce dont il a besoin. Comme les
drogues dont il fait un usage abondant.41 »

Plusieurs de ces lettres, nous l’avons vu, témoignent de


cette quête incessante de « prête-noms », ou d’intermédiaires
si l’on veut. Le laudanum de Sydenham est toujours au cœur
de ses plaintes, et ses « consolateurs » ou « consolatrices » n’ont
d’autre recours que la voie de la dispensation pharmaceutique
pour lui venir en aide.
Encore en septembre 1947, quelques mois avant son
décès, il implore sa sœur, Marie-Ange Malausséna :

« N’avez-vous vraiment pas dans vos relations un médecin à qui


vous pourriez demander une ordonnance pour 30 à 40 grammes
de laudanum de Sydenham, trente grammes est la dose minima
qu’il m’est nécessaire en une fois. Vous n’imaginez pas, Marie-
Ange, le service que vous me rendriez et vous savez de visu que ce
n’est pas de la frime.42 »

Il faut bien avoir conscience que toutes ses demandes


écrites ne sont à l’évidence que la partie visible d’un « iceberg »
de sollicitations, pour la plupart formulées oralement et donc
bien moins compromettantes.

40 Roland Dumas, op. cit.


41 Florence de Méredieu, L’Affaire Artaud : journal ethnographique, Paris,
Fayard, 2009.
42 Lettre d’Antonin Artaud à Marie-Ange Malausséna, Ivry, 18
septembre 1947.

109
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

Artaud écrit par exemple, au détour d’une lettre adressée


à Jacques Prevel :

« Voyez-vous, Paule Thévenin, que je supporte mal, mais qui m’a


rendu peut-être cinquante fois, peut-être cent fois le service que
vous connaissez.43 »

La formule ne laisse guère planer de doute sur la nature


de ce « service ».

43 Cité dans Laurent Danchin, Artaud et l’asile. Tome 2 : Le cabinet du


docteur Ferdière, Paris, Séguier, 1996, p. 299.
IV
L’escalade

Pour Antonin Artaud, le décret du 20 mars 1930 va


changer radicalement la donne. Il est, en effet, stipulé, dans
l’article 2 :

« Sont rayées du tableau A comme rentrant dans la catégorie


des préparations visées au […] tableau B […], les préparations
suivantes : Gouttes noires anglaises. Laudanum de Rousseau.
Laudanum de Sydenham. Teinture d’opium.1 »

Se procurer la précieuse panacée devient désormais


beaucoup plus compliqué : la durée maximale de prescription
ne peut pas excéder sept jours et les ordonnances ne sont plus
renouvelables ; qui plus est, les nom, profession et adresse de
l’acheteur doivent être retranscrits dans un « registre spécial
aux substances du tableau B », coté et paraphé par le maire ou
1 « Décret relatif à l’application de la convention [de Genève] concernant
la fabrication et le commerce des stupéfiants du 20 mars 1930 », op. cit. Il
est néanmoins précisé, dans l’article Ier, que « les ordonnances prescrivant
en nature le laudanum à une dose n’excédant pas 5 grammes » peuvent
être renouvelées « par dérogation ».

111
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

le commissaire de police. L’anonymat n’est donc plus de mise,


pas plus pour Artaud que pour ses éventuels prête-noms.

Alsace providentielle
Faut-il dater de cette époque ce souvenir rapporté par
Maxime Alexandre ?

« Comme j’allais souvent dans mon Alsace natale, Artaud m’a


chargé de lui procurer du laudanum. D’abord parce qu’on en
trouvait à Strasbourg très facilement, il était en vente presque
libre chez les pharmaciens ; ensuite parce que ce laudanum-là
était selon lui de qualité supérieure. Alors je lui envoyais de petits
flacons d’opium.2 »

L’Alsace disposait, en effet, depuis une ordonnance


impériale (allemande) datée du 22 octobre 1901, d’un régime
spécial pour la pharmacie et la droguerie. Ces dispositions
avaient été maintenues après l’Armistice et le rattachement
à la France. La délivrance du laudanum, qui pouvait être
d’ailleurs fabriqué selon les modalités du Codex allemand,
s’avérait moins réglementée.
Cette exception ne va durer qu’un temps. En 1931, la
chambre de commerce de Strasbourg est questionnée à ce
sujet :

« Une maison de Strasbourg s’est adressée à la Chambre pour


lui demander si le décret relatif à l’application de la convention
concernant la fabrication et le commerce des stupéfiants, publiée
au Journal officiel du 20 mars 1930, était applicable dans les trois
départements recouvrés.

Le Bureau de la Chambre ayant soumis cette question à


l’Administration, l’Inspecteur général des Services d’Hygiène

2 Cité dans Odette et Alain Virmaux, Artaud vivant, op. cit. Voir aussi
Maxime Alexandre, Mémoires d’un surréaliste, Paris, La Jeune Parque, 1968,
p. 149.

112
L’escalade

d’Alsace et de Lorraine a fait connaître le 23 janvier [1931] que


la réglementation locale sur le commerce des poisons et les
ordonnances qui se rapportaient à la détention et à la vente de
stupéfiants dans les pharmacies, étaient encore en vigueur dans
les trois départements recouvrés. Il ajoutait cependant qu’en
raison de l’introduction dans ces trois départements de l’ensemble
des lois pénales françaises, la loi et le décret de 1916 concernant
l’importation, le commerce, la détention et l’usage des substances
vénéneuses, ainsi que le décret du 20 mars 1930 […] qui apportaient
des modifications au décret de 1916, étaient également applicables
en Alsace et en Lorraine en ce qui concernant les pénalités à
appliquer.3 »

Le 1er janvier 1932, la loi et le décret de 1916 entrent


définitivement en vigueur dans les départements recouvrés du
Haut-Rhin, du Bas-Rhin et de la Moselle… et les démarches
complaisantes de Maxime Alexandre doivent cesser.
À l’évidence, à partir des années 1930, Artaud éprouve
de plus en plus de difficultés à satisfaire ses besoins, qui
sont importants. René Allendy continue à lui venir en aide
de temps en temps. Dans une lettre adressée en avril 1932 à
son épouse Yvonne, Artaud demande au médecin « au moins
une quarantaine de grammes » de laudanum. À l’époque, il
se morfond sur le tournage d’un « film miteux » de Serge
de Poligny (Coup de feu à l’aube) : « Mon oppression au milieu du
travail va être une chose affreuse, presque insurmontable.4 »

3 « Commerce des stupéfiants », Bulletin de la Chambre de commerce de


Strasbourg, 10e année, 1931, n° 2, p. 268.
4 Lettre à Yvonne Allendy, Berlin, 23 avril 1932. Coll. André S. Labarthe.
Selon Stephen Barber, au milieu des années 1930 la consommation
d’opium (il vaudrait mieux dire de laudanum) d’Artaud aurait été de
quarante (parfois soixante-dix) grammes tous les trois jours. Nous ne
savons pas quelles sont les bases de ce calcul. Cf. Stephen Barber, Antonin
Artaud : Blows and Bombs, London, Faber & Faber, 1993, p. 78.

113
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

Cures de désintoxication
Autre recours qu’il nous faut envisager, bien que nous n’en
ayons pas de preuves concrètes : la cure de désintoxication. À
compter de 1931, Artaud multiplie les tentatives infructueuses,
souvent écourtées de son propre chef. Alain et Odette Virmaux
en dénombrent huit entre 1931 et l’internement fatidique de
septembre 1937 : août 1931, décembre 1932 (hôpital Henri-
Rousselle), août 1933 (Saint-Paul-de-Vence), octobre 1934
(clinique Jeanne d’Arc à Saint-Mandé), septembre 1935 (hôpital
Henri-Rousselle), novembre 1936, février-mars 1937 (Centre
français de chirurgie et de médecine) et avril 1937 (Sceaux).
Cette insistance est d’autant plus intrigante qu’elle est le
fait d’un homme qui continuera d’affirmer, en avril 1946 :
« l’opium à hautes doses [m’]a toujours fait du bien et permis
de travailler5 ».
En fait, pour un certain nombre de toxicomanes, la cure
de désintoxication peut être un pis-aller dans les années 1930.
Les docteurs Roger Dupouy et Maurice Delaville en donnent
l’explication en 1934 :

« La plupart des héroïno-morphinomanes réclament de leur


médecin une méthode “qui ne les fasse pas souffrir” ; ils
implorent des régressions aussi minimes que possible, des “paliers
de repos” prolongés, malgré que leurs intérêts et même leurs
possibilités de temps et d’argent soient en contradiction avec
le désir qu’ils formulent d’une voix pressante. C’est pourquoi
la cure lente, patiemment et psychologiquement dosée, nous
paraissait infiniment préférable à la cure brusquée, mal acceptée
du sujet et fréquemment interrompue par un refus péremptoire
de la poursuivre jusqu’au bout. Nous comptions beaucoup plus
d’échecs avec les cures trop rapides qu’avec les cures lentes.6 »

5 Lettre d’Antonin Artaud à Georges Malausséna, Espalion, 9 avril 1946.


In Antonin Artaud, Œuvres complètes, tome XI, Paris, Gallimard, p. 242.
6 Roger Dupouy, Maurice Delaville, « Du traitement des toxicomanes
par les lipides végétaux », L’Encéphale, 29e année, n° 3, mars 1934, p. 145.

114
L’escalade

Trois méthodes de « démorphinisation » sont en effet


alors en concurrence : la suppression brusque en trois à cinq
jours, jugée dangereuse et extrêmement pénible ; la suppression
rapide en huit jours à un mois, avec diminution progressive
des doses, est le plus souvent privilégiée ; la suppression lente
en plusieurs mois est considérée par certains comme trop
« pusillanime »7.
On ne dispose que de très peu d’indications sur la ou
les méthodes mises en œuvre dans le cas d’Artaud. Seule
certitude : la plupart de ses séjours sont courts ou écourtés ;
deux jours en 1932, huit jours en 1934, « quelques jours » en
1935, plus prolongés en 1937.
La plupart du temps, au cours d’une cure, le recours à
des succédanés (codéine, extrait thébaïque, pilules d’extrait
d’opium, laudanum, chloral, parfois même cocaïne) est
de rigueur. C’est ce que suggère la fiche d’entrée d’Artaud
à l’hôpital Henri-Rousselle, le 9 décembre 1932 : « Très
exigeant, refuse les pilules, disant qu’il avait pris sa dose avant
d’entrer. Malade protestataire.8 »
Ernest Dupré et Joseph-Benjamin Logre évoquent
quelques techniques en vigueur dans les années 1920 :
celle de Ball9 ; celle d’Erlenmeyer10 ; celle de Guimbail et
Brouardel11 ; etc.12
7 Georges-Henri Roger, Fernand Widal, Pierre-Joseph Teissier (dir.),
Nouveau traité de médecine, Fascicule VI : Intoxications, Paris, Masson et Cie,
1922, p. 381.
8 Citée dans André Roumieux, op. cit., p. 46. Nous soulignons.
9 « Diminution continue d’un même nombre de centigrammes tous les
jours ».
10 « Diminution de la “dose de luxe” d’abord (au moins la moitié de la dose
usuelle), puis diminution continue, seulement un peu ralentie vers la fin ».
11 « Diminution en palier ou en terrasse, la dose n’étant diminuée, de
façon notable, que tous les 2 ou 3 jours ».
12 Ernest Dupré, Joseph-Benjamin Logre, « Intoxication par l’opium »,

115
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

Artaud a-t-il utilisé certaines de ses cures dans le but de


s’approvisionner en toute légalité ? Difficile à dire, mais cette
possibilité s’offrait à lui.
A-t-il également eu recours aux « ordonnances de
démorphinisation » signées, moyennant monnaie sonnante
et trébuchante, par des praticiens peu regardants ? Ces
prescriptions « ambulatoires » permettaient à certains
toxicomanes de se ravitailler en pharmacie.
Ce qui est certain, en revanche, c’est qu’au retour de son
périple mexicain, et semble-t-il sous l’influence bienfaisante
de sa « fiancée » Cécile Schramme, Artaud va vraiment tenter
de se défaire de son addiction. Plusieurs lettres adressées à
son amie et voyante Marie Dubuc en témoignent :

« Je suis resté 38 jours loin de tout et de toute drogue. Je n’ai pas


été guéri. [Il évoque ici son séjour chez les Tarahumaras, voir plus loin.]

J’accomplis aujourd’hui en maison close [maison de santé] une


nouvelle désintoxication : la 5e en une année. Tout cela est
affreux. » (Sceaux, avril 1937.)

« J’ai fait l’effort de me sauver de la drogue et il a réussi jusqu’à


présent. J’en suis au 33e jour de complète abstinence et si j’ai
désespéré de me refaire sans drogue je sens tous les jours que je
me refais et qu’un être mystérieux et terrible naît en moi que je
n’avais jamais connu puisque je ne suis jamais resté sans drogue.
[…] elle [Cécile Schramme] est parvenue à me tirer de la drogue, et à me
faire ACCEPTER les douleurs monstrueuses de cet impossible
arrachement […]. » (Paris, 25 mai 1937.)

« Voilà 4 mois que je n’ai plus repris la drogue que je prenais (opium
et dérivés) j’ai pris des palliatifs, d’autres drogues et spécialement
une autre drogue [peut-être évoque-t-il la codéine ?] qui évidemment

in Georges-Henri Roger, Fernand Widal, Pierre-Joseph Teissier (dir.),


op. cit.

116
L’escalade

ne peut remplacer la première, celle que j’ai prise pendant 17 ans.


[…] » (Paris, 8 août 1937.)13

En quête de succédanés
En fait, les ruses employées ont dû être très nombreuses.
L’expérience mexicaine est, de ce point de vue, fascinante.
Nous n’évoquerons pas ici la découverte par Artaud des
pouvoirs hallucinogènes du peyotl, qui sort du propos de
notre ouvrage. Nous nous intéresserons exclusivement au
rapport qu’il continue à entretenir avec le laudanum au tout
début de son séjour en Amérique latine.
Chargé d’une mission « à titre gratuit » par le ministère de
l’Éducation nationale, grâce à l’entremise de Jean Paulhan,
l’écrivain quitte l’Europe le 10 janvier 1936. Un mois plus
tard, le 6 février, il débarque à Veracruz et arrive à Mexico le
lendemain.

« Sans ressources, Artaud s’adressa simultanément à


l’Ambassadeur de France [Henri Goiran], au Service des Œuvres
du ministère des Affaires étrangères et à son correspondant du
ministère de l’Éducation nationale, le 19 avril, pour leur demander
une subvention. Bien entendu, l’ambassadeur se tourna vers son
département, qui lui répondit par la négative, faute de crédits.14 »

Un jeune ami guatémaltèque d’Artaud, Luis Cardoza


y Aragón, à l’époque journaliste au quotidien El Nacional,
constate son dénuement, son extrême maigreur… mais
également son addiction.

13 Antonin Artaud, Nouveaux écrits de Rodez, op. cit., p. 169, 171 et 173.
14 Henri Béhar, « Le Mexique revisité », Mélusine. Cahiers du Centre de
recherches sur le surréalisme, n° XIX [« Mexique, miroir magnétique »], Paris,
L’Âge d’Homme, 1999, p. 14.

117
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

Il témoignera ultérieurement :

« Peu après son arrivée, il m’a confié qu’il avait un besoin urgent
d’un peu de laudanum. J’en ai parlé avec un médecin, poète,
homme de la plus grande ouverture : Elias Nandino.

Il nous expliqua que pour certains types d’ordonnances, il fallait


un carnet spécial, distribué par le ministère de la Santé selon les
spécialistes, et lui n’en avait pas. Artaud fut désespéré de cette
réponse. Rapidement, il pensa à un produit d’usage externe :
des cataplasmes de laudanum ; mais au Mexique on les mélange
d’huile de lin. Il demanda une ordonnance où ils seraient mélangés
de farine de pomme de terre. Il les mangeait.15 »

Le temps passe. Bientôt, en désespoir de cause, Artaud


se met à fréquenter la pègre de la place Garibaldi. Comme
le laudanum n’est pas plus disponible sur le marché noir
mexicain qu’il ne l’est en France, il doit se rabattre sur un
produit « brut » : l’héroïne.
Fin août 1936, il part pour la Sierra Tarahumara grâce à un
petit crédit du ministère des Beaux-Arts, simplement « vêtu
d’un pantalon de flanelle et d’une paire de chaussures que je
lui ai donnée », se souvient Cardoza y Aragón.
Artaud a évoqué cette expérience capitale :

« Arrivé au pied de la montagne, je jetai dans un torrent ma


dernière dose d’héroïne, puis je montai sur un cheval. […]

Au bout de six jours, mon corps n’était plus de chair, mais d’os,
sédiments de la multitude de litres d’excréments liquides que
j’avais perdus. Le départ de l’opium resserre les fibres, ouvre
d’arides courants de vide dans la peau, et l’épiderme n’est plus
qu’une énorme gencive irascible, une mâchoire comme à fleur

15 Luis Cardoza y Aragón, El Rio. Novelas de caballeria, Mexico, FCE,


1986. Nous utilisons la traduction proposée par Joani Hocquenghem
dans son article « Artaud au Mexique », Chimères, n° 25, printemps 1995,
p. 161-172.

118
L’escalade

de peau. Je connaissais tout cela – mais sur la montagne, cet état


revêtit des proportions inaccoutumées.16 »

Les souvenirs rapportés par Luis Cardoza y Aragón


dans son ouvrage, sont passionnants à plus d’un titre : on
y découvre un Artaud toujours obsédé par le laudanum de
Sydenham, mais dans l’impossibilité de s’en procurer en
raison de la législation locale et du dépaysement.
Sa première réaction est donc de trouver un allié en la
personne de Cardoza y Aragón.
Puis il s’efforce de contourner les obstacles administratifs
en se faisant prescrire du laudanum pour l’usage externe.
Stratégie semble-t-il courante en France, comme en
témoignent, de façon certes allusive, une question posée par
un certain Dr A.17 et surtout la réponse, toutes deux publiées
en 1935 dans Le Concours médical :

« Je vous serai obligé de me faire connaître comment, avec la


législation, je puis ordonner du laudanum de Sydenham pour usage
externe. Un pharmacien me dit que je ne puis ordonner que cinq
grammes à la fois, je soutiens que je peux en ordonner quarante
grammes de la façon suivante : soit laudanum de Sydenham
quarante grammes en onctions chaudes matin et soir. Ou mieux :
Laudanum de Sydenham quarante grammes, trois grammes pour
onctions, un matin et soir. »

La réponse du Dr Paul Boudin est édifiante :

« [Le] médecin [a] le droit de soigner ses malades sous sa propre


responsabilité, avec les doses de substances toxiques qu’il croit
nécessaires pour le traitement de la maladie en cause.

16 Antonin Artaud, « Et c’est au Mexique… » (conférence donnée le 3


juin 1947 au théâtre du Vieux-Colombier), dans Les Tarahumaras, Décines,
L’Arbalète, 1955, p. 119-136.
17 Allendy ? suggestion fort hasardeuse, nous le reconnaissons.

119
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

Mais le praticien ne peut formuler les toxiques du tableau B que


pour une quantité qui ne doit pas dépasser la dose nécessaire pour
sept jours de traitement. […]

Vous avez donc le droit de prescrire, pour une seule fois,


quarante grammes de laudanum pour usage externe ; mais votre
responsabilité peut être mise en cause, au cas où cette dose de laudanum
pourrait servir à d’autres fins que l’application sur des cataplasmes ou des
compresses.18 »

La mise en garde est très claire et vise, à l’évidence, les


détournements toxicomaniaques de cette préparation censée
n’être utilisée qu’en cataplasme.
En proposant un tel détournement d’usage au médecin
mexicain, Artaud apporte indirectement la preuve qu’il
l’a probablement expérimenté en France par le passé.
Malheureusement pour lui, le laudanum à usage externe est
« dénaturé » au Mexique : on y ajoute de l’huile de lin, dont
l’odeur rance et le goût nauséeux rendent la consommation
per os impossible ou, en tout cas, extrêmement désagréable.
Qu’à cela ne tienne ! son recours est alors de masquer ces
désagréments gustatifs en mélangeant le flacon de laudanum
dénaturé à de la farine de pomme de terre. « Il […] mangeait
[les cataplasmes] », se souvient Cardoza y Aragón, avec une
pointe de dégoût.
Dernier point soulevé par ce témoignage poignant : c’est
parce qu’il ne peut pas se procurer le laudanum tant désiré
qu’Artaud se voit contraint de fréquenter des « dealers »
mexicains, afin qu’ils lui fournissent de l’héroïne en lieu et
place de la préparation officinale indisponible. En ce sens,
on peut affirmer que l’escalade du milieu des années 1930 est
la conséquence directe de la réglementation pharmaceutique
trop contraignante du décret du 20 mars 1930.

18 « Doses maxima pour une seule ordonnance médicale », Le Concours


médical, 57e année, 1935, p. 3454-3455. Nous soulignons.

120
L’escalade

Elle accrédite totalement son imprécation célèbre de


1925 :

« Rentrez dans vos greniers, médicales punaises, et toi aussi,


Monsieur le Législateur moutonnier, ce n’est pas par amour
des hommes que tu délires, c’est par tradition d’imbécillité. Ton
ignorance de ce que c’est qu’un homme n’a d’égale que ta sottise
à le limiter. »

La suite est tristement célèbre et a été évoquée dans de


très nombreux ouvrages ; nous ne nous y attarderons donc
pas.
Interné d’office et maintenu plusieurs jours durant
sous camisole de force à son retour de Grande-Bretagne
le 30 septembre 1937, Artaud va se retrouver dès lors
« retranché du monde », pour reprendre la belle formule
d’Alain et Odette Virmaux.
Ce retranchement est double : enfermement dans des
« asiles d’aliénés » (hôpital psychiatrique Quatre-Mares à
Sotteville-lès-Rouen, hôpital Sainte-Anne, asile de Ville-
Évrard, hôpital psychiatrique agricole de Chezal-Benoît,
asile public d’aliénés de Rodez) ; mais également privation,
sans le moindre ménagement, de son précieux laudanum,
malgré quelques tentatives maladroites et très ponctuelles de
substitution.
Les écrits délirants de la fin 1937 et du début de
l’année 1938 témoignent de la violence subie :

« Si on veut me détraquer ici tout à fait, on [n’]a qu’à continuer à


me faire encore une piqûre de cocaïne aussi forte que celle d’hier
au soir. Rien qui me soit plus contraire que ce poison. » (Lettre à
Monsieur le médecin-chef, Sotteville-lès-Rouen, 13 novembre 1937.)

« J’accuse la pharmacienne de l’Asile d’avoir mélangé un poison


violent sur l’ordre d’un agent de la Sûreté, à la potion d’Élixir

121
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

parégorique et de bismuth, que vous m’aviez prescrite […]. » (Lettre


à Mademoiselle Morel, médecin-chef, Sotteville-lès-Rouen, 7 janvier 1938.)19

Le 19 mars 1946, après huit ans et demi d’enfermement,


Artaud obtient un régime de semi-liberté, et s’installe,
en compagnie d’André de Richaud qui le chaperonne, à
l’hôtel Berthier, à Espalion. Obsédé par l’opium, mais dans
l’impossibilité de s’en procurer, il part à la recherche de
succédanés, comme le montre une lettre adressée à son beau-
frère Georges Malausséna :

« À défaut donc d’héroïne que je ne puis même demander


à quelqu’un sans risquer d’être incarcéré, mis en prison ou
de nouveau interné, je vous prie de chercher si par des amis
pharmaciens vous ne pourriez m’obtenir un peu de codéine en
pilules. Le sirop et les comprimés famel [sic] en contiennent, mais
à doses infinitésimales. Le codoforme de Bottu en contient, mais
il a avec, du bromoforme qui fait du mal à l’estomac et je crois
que la codéine n’est pas encore interdite et qu’on ne risque pas
d’ennuis en en prenant. Un jeune médecin de Rodez m’en avait
prescrit, mais ni à Rodez ni ici on n’en trouve […].20 »

Informée de la demande par son mari, sa sœur s’inquiète,


ce qui lui vaut cette longue mise au point :

« Ma chère Marie Ange ne vous étonnez pas de ce que je vous ai


demandé.

Je vous répète que j’ai subi à Sainte-Anne en mars 1938 dans le


service du Dr Nollet un empoisonnement à l’acide prussique
qui m’a laissé une terrible suffocation pulmonaire et cardiaque
et quelque chose comme une carie des tissus. Cela explique mes
étouffements, rhumatisme et points de côté, ensuite je n’y vois
presque plus et j’ai été obligé de me faire lire votre dernière lettre
par quelqu’un. Le remède eut été de l’héroïne à hautes doses.

19 Antonin Artaud, Lettres 1937-1943, Paris, Gallimard, 2015, p. 39 et


49.
20 Lettre d’Antonin Artaud à Georges Malausséna, Espalion, 9 avril
1946, in Antonin Artaud, Œuvres complètes, tome XI, p. 242.

122
L’escalade

L’héroïne à hautes doses ne provoque pas de toxicomanies quand


elle est de bonne qualité. J’ai étudié tout cela et j’écris sur toutes
ces choses par expérience des choses que les médecins moisis dans
leur conformisme ne donnent pas. Mais c’est un remède qu’on ne
peut avoir sans violer les lois. En attendant donc les temps de
l’apocalypse où le monde sera renversé je vous ai demandé ces
comprimés contenant de la codéine. Le sirop famel en contient,
mais à doses infinitésimales, les comprimés aussi.

J’ai trouvé une spécialité qui en contient plus [d’]1 centigr. par
comprimé, mais il y a avec du bromoforme qui ne me réussit pas
parce qu’il engourdit le cerveau en desséchant le corps thyroïde.

J’ai donc demandé à Georges s’il ne pourrait pas me trouver un


certain nombre de comprimés de codéine : une centaine. C’est
un remède qui agit un peu comme l’héroïne, mais moins fort et
qui jusqu’à présent n’entre pas sous le coup d’une interdiction
réglementaire. J’ai d’ailleurs expliqué tout cela à votre mère dans
une lettre, demandez-lui de vous en parler.

Si Georges ne trouve rien, envoyez-moi tout de même 5 tubes de


codoforme. Je vous enverrai un mandat, car j’ai trouvé de l’argent.
Plusieurs peintres de Paris Picasso, Braque, Giacometti, Grubert
veulent faire une vente aux enchères pour me procurer 5 ou 600
mille francs.

À vous,

Antonin Artaud

PS : les comprimés ni le sirop ne me sont encore parvenus.21 »

« Quelques pilules de codéine seraient un ersatz qui me


permettrait de calmer certains étouffements en attendant que
les choses s’arrangent », ajoute-t-il par ailleurs.
Dans cette quête pathétique, Artaud doit se rabattre
sur des spécialités pharmaceutiques qu’il a probablement
expérimentées dans les années 1930, certains jours de grande

21 Lettre d’Antonin Artaud à Marie-Ange Malaussena, Espalion, 11 [sic]


avril 1946, ibid., p. 245.

123
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

disette : le sirop et les comprimés Famel, « calmant de la


toux » et « antiseptique du poumon », commercialisés par
les laboratoires du même nom et composé de lactocréosote,
codéine, aconit et lactophosphate de chaux ; et le Codoforme
des laboratoires Bottu, « spécifique par excellence de la
toux », mêlant codéine (0,01 g par comprimé), bromoforme
et teintures d’aconit et de belladone.
Cinq tubes de Codoforme – provision qu’il réclame à sa
sœur – correspondent à cent comprimés, soit au total un
gramme de codéine, qu’Artaud envisage sans aucun doute de
consommer en une seule prise…
Libéré définitivement le 26 mai 1946, logé dans la maison
de santé du Dr Achille Delmas à Ivry-sur-Seine, Artaud
jouit désormais de la plus complète liberté de mouvement.
Le psychiatre, très conciliant et bien conscient de l’addiction
irrémédiable de son protégé, lui prescrit de faibles doses de
laudanum et d’hydrate de chloral, que vont compléter, tant
bien que mal, quelques amis sollicités (Jacques Prevel et
Paule Thévenin en particulier). Ce traitement « d’entretien »
est stoppé net par la maladie puis la mort de Delmas en
octobre 1947. Son successeur, le Dr Georges Rallu, qui y est
hostile, l’interrompt sans ménagement. Il donne également
son préavis à Artaud : celui-ci doit libérer sa chambre avant le
15 mars 1948. Jean Paulhan et quelques autres envisagent de
l’installer à Antibes, à l’écart des tentations.
Le 6 février, très affaibli, Artaud se rend à la Salpêtrière,
à la consultation du professeur Henri Mondor. Ce dernier
diagnostique un cancer métastasé, mais préfère lui cacher la
vérité.
Paradoxalement, Artaud exulte :

« Mais la chose remarquable est qu’il a consenti à écrire des lettres


aux médecins pour leur dire qu’étant donné mon état il ne fallait

124
L’escalade

plus songer à une désintoxication et que l’opium était devenu pour


moi une chose indispensable et nécessaire. Et qu’il m’en fallait tous
les jours.

Vous vous rappelez que c’était ce que nous cherchions tous : avoir
un certificat venant d’une sommité médicale officielle. Eh bien, ce
résultat est maintenant obtenu. Et je pense que je pourrai enfin
aller à Antibes me reposer en paix.22 »

En écrivant cela, Artaud pensait-il à la tranquillité


recouvrée ou au repos « éternel » ?

« Le matin du 4 mars, le jardinier de la maison de santé d’Ivry


trouve Antonin Artaud [mort] assis au pied de son lit. À la main,
un de ses souliers ; à côté de lui, une bouteille de chloral vide.23 »

22 Lettre d’Antonin Artaud à Jean Paulhan, Ivry, 7 février 1948, in


Magazine littéraire, n° 434, septembre 2004, p. 42.
23 André Roumieux, op. cit., p. 160.
Extrait de la Pharmacopée française de 1947. © Coll. CRTL.
Conclusion

Antonin Artaud a bataillé pendant près d’une trentaine


d’années pour se procurer, par tous les moyens possibles, une
préparation pharmaceutique surannée, dont certains mettaient
même en doute l’efficacité. Ainsi, le 25 novembre 1922,
le député de la Seine Léon Daudet déclarait de façon très
péremptoire devant ses collègues de la Chambre des députés :

« Autrefois, du temps de Sydenham, le laudanum guérissait


presque tout, même les cas de tumeur.

À l’heure actuelle, le laudanum n’est presque plus employé, il n’agit


plus.1 »

Depuis, la médecine moderne, l’evidence based medicine


(EBM) des Anglo-Saxons, semble avoir donné en partie raison
à Daudet, remisant la teinture historique dans le magasin
des antiquités pharmaceutiques, à l’instar de la thériaque, du
mithridate et de l’orviétan.

1 Journal officiel de la République française. Débats parlementaires, année 1922,


n° 117, 26 novembre 1922, p. 3504.

127
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

Car aujourd’hui, il est pratiquement impossible de se


procurer du laudanum de Sydenham « selon la formule ».
Il figurait certes dans la IXe édition de la Pharmacopée
française (celle de 1972), et la dernière mise à jour de sa fiche
remonte à octobre 19762. Encore dans les années 1960-
1970, les étudiants en pharmacie étaient censés le reconnaître
parmi tous les produits qui encombraient alors les étagères
des officines :

« Laudanum de Sydenham (Teinture d’Opium safranée) : Couleur


très foncée. Odeur caractéristique de Safran. Observer ces
caractères en versant une certaine quantité dans l’eau.3 »

Quelques pages plus loin, dans le même guide, il était


précisé : « Tache les doigts en jaune. » Les mains d’Artaud
portaient-elles ce stigmate ?
En 1973, un manuel de stage rappelait encore le cadre
dans lequel évoluait ce produit en voie de disparition :

« Le laudanum est considéré comme une préparation et non


comme une substance en nature. Il peut être prescrit seul, mais
avec bon de carnet à souches puisqu’il ne bénéficie d’aucune
exonération.4 »

Mais en 1984, la Xe édition de la Pharmacopée française


signifia la relégation définitive du laudanum5 : la préparation

2 « Teinture d’opium safranée/Opii crocata tinctura/Laudanum de


Sydenham », fiche recto verso non paginée, octobre 1976, in Pharmacopée
française, IXe édition.
3 Jean-Charles Ravaud, Guide pour les reconnaissances aux examens de
pharmacie, Paris, Vigot frères, 1961, p. 47 et 63.
4 Conseil central des pharmaciens d’officine, Le Stage en officine, Paris,
Ordre national des pharmaciens, 1973, p. 71. Le carnet à souche fut
institué en 1948.
5 Depuis 1908, la Pharmacopée française était certes constituée de l’ensemble
de ses éditions. La IXe édition mit un terme à cet « empilement ».

128
Conclusion

officinale disparut corps et âme, sans que l’on sache pourquoi.


Il n’en fut dès lors plus question.
Aujourd’hui, s’il avait vécu à notre époque, Antonin
Artaud bénéficierait sans aucun doute d’un « traitement
de substitution aux opiacés » (TSO). Après plusieurs États
(Angleterre, Canada, État de New York, Suède, Pays-Bas,
Danemark, Suisse, Italie, Espagne, Autriche et Allemagne),
la France l’autorisa, de manière très progressive, à partir de
1993.

« […] l’adoption du Plan triennal 1993-1996 qui prévoit, outre


une amélioration de la prise en charge des toxicomanes dans le
dispositif spécialisé et dans le secteur sanitaire général, la mise en
place d’un programme de substitution, en autorisant la prescription
de la méthadone, qui pallie les effets de manque tout en limitant
les effets euphorisants des drogues auparavant consommées.6 »

Trois produits ont aujourd’hui la faveur du corps médical :


la méthadone, la buprénorphine haut dosage et la suboxone.
Au début des années 1990, à l’époque dans la possibilité
de se procurer de la méthadone, une équipe du laboratoire
de psychiatrie de l’Université Bordeaux II avait pris sur
elle-même de tester, dans le cadre d’un essai clinique, la
buprénorphine et le laudanum de Sydenham à des fins de
substitution : six patients avaient reçu la dose quotidienne de
quinze grammes de laudanum per os ; douze autres prenaient
de la buprénorphine sublinguale, à raison de 2 à 4 mg par
jour.

Désormais, seule l’édition en cours faisait foi. Cf. Hélène Lehmann,


1818/2018 : deux siècles de Pharmacopée française. Aspects législatifs et historiques,
Chisinau (Moldavie), Éditions universitaires européennes, 2021, p. 123.
6 Pierre-Yves Bello (dir.), Substitution aux opiacés, synthèse des informations
disponibles de 1996 à 2001, Paris, Observatoire français des drogues et
toxicomanies, 2003, p. 11.

129
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

« Les résultats ont montré que le poids corporel et les scores de


santé physique et psychologique, de statut socioprofessionnel
et de relations familiales s’améliorent significativement après 14
mois de pharmacothérapie d’entretien aux opiacés.7 »

Ce « revival » du laudanum de Sydenham fut néanmoins


de courte durée. L’autorisation de la méthadone, puis de
la buprénorphine, y mit fin, même si certains l’évoquaient
encore comme substitut envisageable à l’extrême fin du
xxe siècle8.

Peut-être Artaud aurait-il alors rejoint la petite cohorte


des nostalgiques de l’époque victorienne, qui s’emploient à
préparer, avec les moyens du bord, des « vintage meds », et tout
particulièrement du laudanum. Deux chercheuses du Waterford
Institute of Technology (Irlande) menèrent, en 2015, une enquête
netnographique sur leurs pratiques et croyances : en analysant
attentivement six forums en ligne et soixante-quinze fils de
discussion, elles montrèrent qu’il était aisé de se procurer
des graines de pavot sur internet et que certains n’hésitaient
pas à en extraire la mythique teinture d’opium safranée grâce
aux méthodes éprouvées des anciennes pharmacopées,
allant parfois jusqu’à conditionner leur préparation artisanale
dans d’anciennes bouteilles de laudanum achetées chez des
brocanteurs9. Cette « kitchen chemistry » aurait toujours le vent
en poupe.

7 Marc Auriacombe et al., « A naturalistic follow-up study of French-


speaking opiate-maintained heroin-addicted patients : effect on
biopsychosocial statuts », Journal of Substance Abuse Treatment, vol. 11, n° 6,
novembre-décembre 1994, p. 565-568.
8 Jimmy Kempfer, « Substitution. Opium et laudanum, l’alternative »,
Asud-Journal, n° 17, automne 1999, p. 18-19.
9 Marie-Claire Van Hout, Evelyn Hearne, « “Vintage Meds” : A
netnographic study of user decision-making, home preparation and
consumptive patterns of laudanum », Substance Use & Misuse, vol. 50,
n° 5, 2022, p. 598-608.

130
Conclusion

Une chose est certaine : Artaud eut sans doute été plus
« apaisé » sous TSO. L’objectif de la substitution est en effet
« de favoriser l’insertion dans un processus thérapeutique et
de faciliter le suivi médical d’éventuelles pathologies associées
à la toxicomanie d’ordre psychiatrique et/ou somatique10 ».
Mais qu’en aurait-il été alors de sa créativité ? Aurait-il écrit
sa Lettre à Monsieur le Législateur, ou encore le texte de cette
magnifique causerie radiophonique, enregistrée le 9 juin 1946
par le Club d’essai de la Radiodiffusion française ?

« La maladie est un état.


La santé n’en est qu’un autre,
plus moche.
Je veux dire plus lâche et plus mesquin.
Pas de malade qui n’ait grandi.
Pas de bien portant qui n’ait un jour trahi, pour n’avoir pas voulu
être malade, comme tels médecins que j’ai subis.11 »

10 Circulaire DGS/SP3/95 n° 29 du 31 mars 1995 « relative au traitement


de substitution pour les toxicomanes dépendants des opiacés ».
11 Antonin Artaud, Œuvres complètes, tome XXII, Paris, Gallimard, 1986,
p. 67-68.
Glossaire

Alcaloïde : Terme générique désignant de nombreuses


substances naturelles issues essentiellement du règne végétal.
Anodin : Qui calme la douleur.
Barbiturique : Dérivé de l’acide barbiturique synthétisé par
l’Allemand Adolf von Baeyer en 1864.
Bordet-Wassermann (réaction de) : Ancienne méthode de
diagnostic de la syphilis, mise au point par le Belge Jules
Bordet et l’Allemand August von Wassermann.
Carnet à souche : Carnet standardisé et obligatoire pour
1) les commandes de stupéfiants ; 2) les prescriptions de
stupéfiants. Institué en 1948.
Chloral (hydrate de) : Médicament hypnotique synthétisé en
1832 par l’Allemand Justus von Liebig.
Cocaïne : Alcaloïde extrait de la feuille du cocaïer.
Codéine : Alcaloïde de l’opium utilisé essentiellement
comme antitussif.
Codex : Autre nom donné à la Pharmacopée française.
Cyanure de mercure : Composé du mercure jadis utilisé
contre la syphilis.
Cynoglosse : Plante herbacée (Cynoglossum officinale). Les
pilules de cynoglosse contenaient de l’opium.
Datura : Les feuilles de Datura stramonium L., étaient
autrefois utilisées comme antiasthmatiques.
Dextrométhorphane : Dérivé morphinique utilisé comme
antitussif. (Synonyme : dextromorphane.)

133
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

Diacétylmorphine : Dérivé morphinique. (Synonyme :


héroïne.)
Élixir parégorique : Antidiarrhéique contenant, au
xixe siècle, 10 mg de morphine pour 20 g de teinture.

Éthylmorphine : Dérivé morphinique utilisé comme


antitussif. (Synonyme : codéthyline.)
Exonération : Une spécialité pharmaceutique est dite
« exonérée » lorsque son dosage en substance(s) vénéneuse(s)
est faible. Dans ce cas, la loi ne s’applique pas, et il est
possible de se procurer ce médicament sans l’ordonnance
réglementaire. Néanmoins, les doses toxiques peuvent être
aisément atteintes en achetant le même produit dans plusieurs
pharmacies successives.
Galyl : Dérivé arsenical des laboratoires Mouneyrat, jadis
utilisé contre la syphilis.
Grain : Mesure pondérale, variable selon les époques et les
pays.
Hectine : Dérivé arsenical jadis utilisé contre la syphilis et
le paludisme.
Laudanum de Rousseau : Teinture d’opium obtenue par
fermentation du miel avec addition de levure de bière.
Imaginée par l’abbé Rousseau de Grangerouge.
Laudanum de Sydenham : Vin d’opium composé mis au
point par Thomas Sydenham à la fin des années 1660. Le
remplacement du vin par de l’alcool à 30° dans la Pharmacopée
française de 1908, le classe alors parmi les teintures.
Mithridate : Très ancienne préparation magistrale contenant
de l’opium.

134
Glossaire

Morphine : Alcaloïde du pavot, traditionnellement extrait


de l’opium.
Narcéine : Alcaloïde de l’opium.
Noscapine : Alcaloïde de l’opium, utilisé essentiellement
comme antitussif. (Synonyme : narcotine.)
Novarsénobenzol : Dérivé arsenical des établissements
Poulenc frères, jadis utilisé contre la syphilis.
Opiacé : Qui contient de l’opium. Par extension, désigne un
alcaloïde de l’opium (morphine, codéine, etc.).
Opium : Latex desséché résultant de l’incision des capsules
encore vertes de Papaver somniferum L. (var. album et nigrum).
Ordonnance médicale : Document portant la prescription
d’un médecin pour un patient donné.
Ordonnancier : Registre obligatoire sur lequel sont
consignées les préparations officinales et magistrales réalisées
par les pharmaciens.
Orviétan : Ancienne préparation magistrale contenant de la
« vieille thériaque », donc de l’opium.
Papavérine : Alcaloïde de l’opium.
Pavot : Plante herbacée (Papaver somniferum) dont on tire
l’opium.
Pharmacie centrale de France : Un des principaux grossistes
pharmaceutiques aux xixe et xxe siècles, fondé en 1852 par le
pharmacien François Dorvault.
Pharmacopée française : « Recueil officiel de textes normatifs
sur les substances médicamenteuses actives et sur les
adjuvants utilisés pour la préparation des médicaments
destinés à être administrés à l’Homme et à l’animal, ainsi que

135
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

sur leurs méthodes d’analyse afférentes ». (Dictionnaire des


sciences pharmaceutiques & biologiques de l’Académie nationale
de pharmacie.) Depuis 1996, la Pharmacopée européenne est
prééminente.
Préparation magistrale : Préparation réalisée « à la demande »
par le pharmacien, suivant les indications d’un médecin
prescripteur. Le laudanum de Sydenham peut être intégré
dans une préparation magistrale.
Préparation officinale : Préparation dont la composition et le
mode opératoire sont décrits par la Pharmacopée française ou un
formulaire officiel. Elle peut être réalisée par le pharmacien
lui-même, ou par un grossiste. Le laudanum de Sydenham est
une préparation officinale.
Quinby : Iodo-bismuthate de quinine des laboratoires
Aubry, jadis utilisé contre la syphilis.
Registre des stupéfiants : On y consigne l’inventaire des
substances, préparations ou médicaments, classés au
tableau B.
Registre spécial pour la vente de l’opium et de ses dérivés : Institué
par le décret du 1er octobre 1908.
Soporatif : Somnifère.
Spécialité pharmaceutique : Médicament doté d’une
« autorisation de mise sur le marché » (AMM) et préparé à
l’avance par un laboratoire pharmaceutique. Il se présente sous
un conditionnement spécial et est désigné soit par un nom de
marque, soit par « dénomination commune internationale ».
Stupéfactif : Stupéfiant.
Substance vénéneuse : Substance toxique.

136
Glossaire

Substitution : Remplacement d’une substance


toxicomanogène par une autre présentant plus d’avantages que
d’inconvénients. On parle alors de « produit de substitution ».
Tableau A : Liste officielle des produits « toxiques ».
Tableau B : Liste officielle des produits « stupéfiants ».
Teinture : Préparation pharmaceutique obtenue par l’action
dissolvante de l’alcool éthylique sur des matières premières
végétales ou animales.
Thébaine : Alcaloïde de l’opium.
Thériaque : Très ancienne préparation pharmaceutique
contenant, entre autres choses, de l’opium.
Vin médicinal : Préparation réalisée à partir d’un vin
ordinaire. Cette forme pharmaceutique n’existe plus de nos
jours.
Bibliographie succincte

Beaucoup de choses ont déjà été écrites sur Antonin


Artaud, mais également sur la toxicomanie. Nous ne signalons
ici qu’une infime partie de cette vaste production éditoriale.

L’essentiel d’Antonin Artaud


Œuvres complètes (Paule Thévenin, éd.), Paris, Gallimard,
26 tomes entre 1956 et 1994.
Œuvres (Évelyne Grossman, éd.), Paris, Gallimard (coll.
Quarto), 2004.
L’Ombilic des limbes, suivi de Le Pèse-nerfs et autres textes, Paris,
NRF (Poésie/Gallimard), 1989 (la première édition date de
1925).

Sur Antonin Artaud


Laurent Danchin, André Roumieux, Artaud et l’asile (deux
tomes), Paris, Séguier, 1996.
Guillaume Fau (dir.), Antonin Artaud, Paris, Gallimard,
Bibliothèque nationale de France, 2006.
Florence de Méredieu, C’était Antonin Artaud, Paris, Fayard,
2006.
Olivier Penot-Lacassagne, Vies et morts d’Antonin Artaud,
Paris, CNRS Éditions, 2015.
Jacques Prevel, En compagnie d’Antonin Artaud, Paris,
Flammarion, 2015.
Alain et Odile Virmaux, Antonin Artaud : qui êtes-vous ?,
Lyon, La Manufacture, 1989.

139
Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud

Histoire de la pharmacie
Académie nationale de pharmacie, Dictionnaire des sciences
pharmaceutiques et biologiques (trois tomes), Paris, Louis Pariente,
1997.
François Chast, Histoire contemporaine des médicaments, Paris,
La Découverte Poche, 2002.
Revue d’histoire de la pharmacie (depuis 1913).
Société d’histoire de la pharmacie (Olivier Lafont,
dir.), Dictionnaire d’histoire de la pharmacie : Des origines à la
fin du XIXe siècle, Paris, Société d’histoire de la pharmacie,
Pharmathèmes, 2003.

Histoire de la toxicomanie
Emmanuelle Retaillaud-Bajac, Les Paradis perdus. Drogues et
usagers de drogues dans la France de l’entre-deux-guerres, Rennes,
Presses universitaires de Rennes, 2009.
Jean-Jacques Yvorel, Les Poisons de l’esprit : drogues et drogués
au XIXe siècle, Paris, Quai Voltaire, 1994.
Table des matières

Introduction��������������������������������������������������������������������������������� 9

I. Maîtriser la douleur��������������������������������������������������������������� 13

II. Le laudanum de Sydenham������������������������������������������������ 49

III. Les ruses de l’addiction����������������������������������������������������� 81

IV. L’escalade���������������������������������������������������������������������������111

Conclusion�������������������������������������������������������������������������������127

Glossaire�����������������������������������������������������������������������������������133

Bibliographie����������������������������������������������������������������������������139

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