2017AZUR2013

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Vers des outils d’analyse musicale à l’échelle humaine

Rafael Barbosa

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Rafael Barbosa. Vers des outils d’analyse musicale à l’échelle humaine. Musique, musicologie et arts
de la scène. COMUE Université Côte d’Azur (2015 - 2019), 2017. Français. �NNT : 2017AZUR2013�.
�tel-01565485�

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Université Côte d'Azur

Ecole doctorale SHAL


Centre Transdisciplinaire d'Epistémologie de la Littérature et des arts
vivants

Thèse de doctorat
présentée en vue de l'obtention du
grade de docteur en Arts Vivants dominante Musique

par

Rafael Barbosa

VERS DES OUTILS D'ANALYSE MUSICALE


A L'ECHELLE HUMAINE

Sous la direction de Jean-Louis Leleu

Soutenue le 9 juin 2017


devant le jury composé de :

Emmanuel BIGAND, PR Université de Bourgogne Rapporteur


Philippe LALITTE, MCF HDR Université de Bourgogne Invité
Jean-Louis LELEU, PR émérite Université Côte d'Azur Dir. de thèse
François MADURELL, PR Université Paris-Sorbonne Rapporteur
2
Table des matières

Introduction.......................................................................................................5

Partie I
La continuité entre nature et culture

Chapitre I Le paradigme de la continuité.....................................................11


Pourquoi chercher la musique dans la continuité ? ...............................17

Chapitre 2 La continuité en esthétique..........................................................22


2.1 Neuro-esthétique...................................................................................29
S'il y a de l'art … alors il doit y avoir des artistes..................................35
L'efficacité esthétique............................................................................ 39
2.2 Le paradoxe kantien..............................................................................42
L'intérêt désintéressé d'un Narcisse.......................................................48
2.3 Hume plutôt que Kant...........................................................................52

Chapitre 3 La musique dans la continuité.....................................................57


3.1 Entre l'objet esthétique et l'artefact spécialisé...................................... 58
Modalités d'existence.............................................................................61
3.2 La partition : notation d'une écriture du temps.....................................65
3.4 La métaphore désenchantée. ................................................................76
Les coulisses de la métaphore................................................................90

Chapitre 4 L'approche cognitive de la musique.............................................93


4.1 La Gestalt ou la faculté de mise en forme ........................................... 98
Les principes de la loi de « Prägnanz »................................................101
Les principes de la Gestalt et l'audition............................................... 105
L'appropriation musicologique des principes de la Gestalt.................111
4.2 La mise en temps................................................................................117
La perception des gammes...................................................................121
Les accords et l'effet de contexte......................................................... 125
Modèles de la représentation cognitive du système tonal....................128
Percevoir la grande forme....................................................................133
4.3 Mesurer l'émotion… analyser l'émotion ? ......................................... 137
Un seuil pour l'expérience esthétique.................................................. 141

3
Partie II
Vers des outils d'analyse à l’échelle humaine

Chapitre 5 De l'inéluctable en analyse musicale..........................................147


5.1 Cibler l'objet de l'analyse....................................................................147
5.2 Quoi ? Comment ? Pourquoi ? .......................................................... 160
Quoi ?...................................................................................................160
Comment ? ........................................................................................ 165
Pourquoi ?............................................................................................179
Contre le réductionnisme .................................................................... 191

Chapitre 6 L'écoute comme compétence et comme stratégie .....................197


6.1 Des compétences concurrentes........................................................... 200
L'attention............................................................................................ 200
Mémoire ..............................................................................................214
L'apprentissage.....................................................................................222
6.2 La stratégie........................................................................................ 226
6.3 Un cas d'étude : La gestion de l'écoute face à la technique sérielle. . .237

Partie III
Plaidoyer pour une réciprocité entre l'aisthésis et l'analyse musicale

Chapitre 7 Créativité et analyse...................................................................249


Le génie ordinaire. ..............................................................................254
Théorie de l'esprit et intuition analytique............................................ 258

Chapitre 8 Analyse empirique et expérimentale .........................................268


Une émancipation progressive de la dissonance..................................274
Composer avec la dissonance cognitive..............................................299

Conclusion.....................................................................................................311
Bibliographie.................................................................................................314

4
Introduction

Du point de vue épistémologique, le XXe siècle a fait l'objet d'une


complexification croissante. Cette dernière résulte non seulement des avancées
considérables et rapides dans des nombreux domaines de la pensée, mais notamment de
l'imbrication entre un nombre croissant de disciplines. Lorsque le chercheur s’intéresse
au dépassement de sa discipline par la capacité heuristique de son objet, il est confronté
à un problème méthodologique. Cela s'observe au cours de la première moitié du siècle
chez un grand nombre de penseurs et chercheurs. C'est le cas chez Merleau-Ponty, qui
pour définir la sensation ne peut pas se passer de considérer et d'assimiler l'approche
psychologique et physiologique. Des éthologues comme Wolfgang Köhler ou Konrad
Lorenz, en observant le comportement d'une espèce animale particulière, n'ont pas pu
s’empêcher de considérer une relation de plus en plus étroite avec l'anthropologie, puis
la sociologie. Eux aussi ont rencontré des difficultés méthodologiques de même nature.
Plus tard dans le siècle, des penseurs comme Jean-Louis Le Moigne et Edgar Morin
(1977) ont travaillé sur cet aspect méthodologique formulant la théorie d'une « pensée
complexe » ; un Discours de la méthode au XXe siècle.
U n e pensée complexe, comme tout paradigme, amène celui qui l'adopte à
modifier sa représentation des objets sur lesquels il s’interroge. Alain Berthoz, ingénieur
et neurophysiologiste, en pensant la place de la cognition dans l'énaction, aboutit à l'idée
insolite mais éclairante de la « simpléxité » ;1 simplexité qui n'est pas une simplification,
mais une solution intelligente qui répond à un besoin vital d'efficacité de l'organisme.
De la même manière, la complexité méthodologique n'est pas une complexification,
mais une stratégie adaptée à un nouvel objet de recherche.
Lorsque l'on s'intéresse à la musique en ce début du XXIe siècle, les voies
d'accès sont nombreuses et largement disséminées dans le tissu de l’épistémè
contemporaine. Quel que soit notre intérêt particulier pour la musique, la musicologie
comme discipline académique, n'est pas toujours concernée en premier lieu. On sait bien
que la musique, comme d'ailleurs aussi le langage, a toujours été un objet d'intérêt à la
fois pour l'homme de science que pour la pensée spéculative. Mais ce qui fait de la
musique un objet d'étude particulièrement fascinant aujourd'hui, est le fait que face à

1 Le néologisme est de Berthoz lui-même (2009).

5
l'apparence labyrinthique de la collaboration transdisciplinaire du monde scientifique
moderne, elle se présente comme un fil d'Ariane. Si penser la musique aujourd'hui invite
à pénétrer dans la complexité, c'est parce que la musique, étant un phénomène culturel,
est au cœur même de cette mutation paradigmatique qui occupe le XXe siècle, et qui
consiste à combattre la définition dualiste de l'homme : Un paradigme nouveau qui
préfère au dualisme catégorique, une continuité striée, torsadée.
Les aspects problématiques qui se dégagent face à la complexité, sont, comme
cela ressort de la pensée de Morin, le résultat d'un renfermement autarcique des
disciplines. Cet isolement va empêcher ou contraindre fortement la communication
transversale entre les membres de différentes communautés scientifiques. Par la notion
étendue de paradigme que Thomas Kuhn formule dans La structure des révolutions
scientifiques (1962), nous pouvons nous représenter cette situation d'incompatibilité
comme une superstructure étant la communauté scientifique, à la base de laquelle se
trouve une myriade de paradigmes. La cohabitation entre des paradigmes différents
s'exprime tantôt par un équilibre précaire, tantôt par une instabilité de ladite
superstructure. Le dualisme platonicien et cartésien que le XXe siècle défie
ouvertement, apparaît dans ce contexte comme un paradigme jouant le rôle de lien
transversal, garantissant une certaine solidité à la superstructure. Mais alors, si anti-
dualisme et transdisciplinarité sont les versants ontologique et méthodologique de
l'évolution scientifique que le cognitivisme a dirigé, on peut supposer que l'harmonie
apportée par le dualisme au monde scientifique impliquait dans une certaine mesure
l'isolement des disciplines ainsi que leur verrouillage systématique.
Comme le montre Kuhn, l'imperméabilité d'une communauté scientifique
favorise la pratique d'une science normale assurant un progrès soutenu par l'application
d'un même corpus d'outils théoriques et méthodologiques à des énigmes nouvelles. Par
exemple, pour la théorie tonale riemannienne, l'harmonie post-romantique implique une
énigme qui est résolue par des prolongations du paradigme existant, c'est la description
d'une tonalité « élargie » ou de la pantonalité de Schoenberg. Lorsque ce travail intra-
disciplinaire se poursuit durant des générations, le risque est que la concomitance entre
d'un côté les méthodes et leur formalisme théorique, et d'un autre côté les objets
auxquels les premiers s'appliquent, finissent par déterminer la nature même de l'objet ;
son identité ontologique. L’appellation « atonal » par exemple, était utilisée dès les

6
années 20 pour désigner le répertoire de la Seconde Ecole de Vienne, et puisait son sens
péjoratif dans l'incompatibilité du système théorique tonal à l'analyser (Pfitzner, 1920 ;
Ansermet, 1989). En devenant atonalité ou atonalisme, l'aspect péjoratif disparait, mais
le répertoire reste essentiellement défini par rapport à l'incapacité de son l'assimilation
par le système dominant. Comme conséquence de ce stigmate, un certain nombre
d'approches analytiques concernant les premières œuvres de l'Ecole de Vienne vont se
contenter de répertorier ce qui semble être les vestiges de la tonalité (Leibowitz, 1947 ;
Frisch, 1993 ; Headlam, 1996), donnant une description baroque de ces œuvres.

La motivation à l'origine de ce travail de recherche, relève de l'observation d'une


distance croissante entre l'objet perçu au travers des outils et méthodes de l'analyse
musicale, et celui qui se dégage de la richesse des approches scientifiques qui, d'une
manière ou d'une autre, ont rapport au musical. C'est le cas notamment de la
psychologie cognitive, de l'esthétique expérimentale ou encore de l'anthropologie
fondamentale. Dans la mesure où la nature de cet écart est ontologique avant d'être
méthodologique, la question de l'incongruité paradigmatique se révèle comme une
problématique fondamentale. Au sein des sciences cognitives il y a un consensus
général sur le caractère imminent du dépassement des dualismes corps/esprit et
nature/culture. Que ce dernier s'exprime par un anti-cartésianisme sévère comme chez
Damasio (1996) ou nuancé comme celui de Chomsky (1966), cette nécessité est l'un des
traits caractéristique de l'évolution scientifique contemporaine. Or, du côté de la théorie
musicale, la situation épistémologique de la branche analytique est tout autre. En effet,
que ce soit à l'époque récente ou au siècle des Lumières ; par des contraintes
méthodologiques défendables ou des positions idéologiques discutables, la séparation
entre d'une part la partition comme signifiant, et d'autre part l'expérience esthétique
comme signifié, n'a constitué ni un paradoxe ni une énigme pour le musicologue. Ce
constat reflète la profondeur des racines qui fixent la musicologie analytique au
paradigme dualiste, et qui constituent la base de la difficulté chronique de cette
discipline à assimiler l'étude de la musique par la communauté scientifique.
S'il semble évident que l'assimilation par la musicologie analytique d'un

7
domaine aussi récent de la neuro-esthétique n'est pas une tâche aisée, il convient de
regarder s'il y a eu une appropriation par la musicologie normale2 de l'étude de la
musique dans des domaines comme la psycho-acoustique ou la physiologie. Les
premières études concluantes dans ces disciplines datent du XIXe siècle, or, si l'on
pense au formidable travail de Helmholtz (1863), peut-on dire aujourd'hui, plus de 150
ans après, que la physiologie et la sensation auditive sont devenues les bases de
l'apprentissage du langage tonal ? Force est de constater que ni les traités d'harmonie, ni
l’enseignement universitaire ne témoignent d'une assimilation de Helmholtz par la
musicologie normale. Quant à la branche musicale de la psychologie cognitive, la trace
de l'héritage du chercheur allemand est vive dans le travail de Jamshed Bharucha, ou
Richard Parncutt entre autres.
Que signifie donc rapprocher la musicologie analytique de l'approche
scientifique de la musique ? Un défi méthodologique ? Ou l'actualisation de l'objet du
musicologue vis-à-vis du paradigme non-dualiste ? En s'autorisant à interpréter la
similarité formelle entre le réductionnisme schenkerien et la grammaire
transformationnelle chomskienne, Fred Lerdhal et Ray Jackendoff (1983) ont proposé
une Grammaire générative de la musique tonale. Est ce-que ce rapprochement
méthodologique est pertinent quelque soit la distance ontologique entre les objets de ces
deux disciplines ? En proposant un parcours Vers des outils d'analyse musicale à
l'échelle humaine, le but de ce travail est d'interroger la possibilité d'identifier un objet
d'intérêt pour la musicologie analytique, qui soit compatible avec le paradigme
scientifique contemporain, au sein duquel s'opère une redéfinition de l'humain (Morin,
1973).
Dans le premier chapitre je présente les caractéristiques épistémologiques qui
contribuent à la définition d'une forme de continuité entre corps et esprit. Le terme
continuité n'est pas à interpréter comme une linéarité lisse ; si la métaphore du
labyrinthe a été utile plus haut, c'est qu'il s'agit d'une continuité striée. Le chapitre 2
présente l'esthétique scientifique comme discipline emblématique de ce paradigme, et
conduisant avec son développement à une véritable transformation de la manière dont
l'objet d'art est vu par la science. Le chapitre 3 est une tentative pour cerner la musique

2 J'utilise le terme dans le sens que lui donne Thomas Kuhn (1962) comme désignant la période
pendant laquelle un ensemble de méthodes et de modèles heuristiques sont partagés et
acceptés par la majorité des membres d'une même discipline.

8
dans ses différents modes d’existence (invention, partition, exécution, écoute vivante) et
pour considérer la nature et la relation entre chacun d'eux. C'est ici que le
questionnement sur la nature de l'objet de l'analyse musicologique émerge. J'essayerai
d'apporter une réponse dans la deuxième partie. Le chapitre 4, avec lequel la première
partie se clôt, présente l'état de l'art de la psychologie cognitive expérimentale de la
musique, ainsi que quelques approches pionnières en musicologie comme celle de
Leonard Meyer et son disciple Eugène Narmour.
La deuxième partie identifie la possibilité de donner un statut heuristique à
l'expérience esthétique au sein de la spécialité analytique de la musicologie. Le chapitre
5 évalue cette possibilité par le biais de trois questions : quoi, comment et pourquoi. Au
cours de cette section la notion d'écoute est définie comme une faculté cognitive
émergente, et se positionne comme un outil puissant pour lier la modélisation théorique
au contenu esthétique de l'œuvre. Le chapitre 6 étudie les mécanismes cognitifs
participant à l'écoute, et introduit la notion de stratégie d'écoute. Un exemple concret de
cette dernière est donné par le commentaire comparatif de deux études expérimentales
qui se donnent comme objet la technique de composition sérielle.
Dans la troisième et dernière partie, je considère la relation de la créativité à
l'analyse. J'y développe l'idée selon laquelle l'étude psychologique de la pensée créative
peut introduire une souplesse méthodologique salutaire dans l'analyse musicale. Il
devient ainsi possible d'actualiser des catégories analytiques traditionnelles comme celle
de forme ou de fonction harmonique dans le but de les rendre adaptées face à un objet
d'analyse que l'approche transdisciplinaire aura modifié. Ce travail se finit par la
considération d'une forme expérimentale et empirique de l'analyse musicale. J'y
commenterai les travaux de musicologues comme Michel Imberty et Philippe Lalitte,
faisant figure d'exception dans ce domaine, avant de proposer quatre analyses visant
l'étude du style, à une échelle temporelle coïncidant avec la notion psychologique de
présent perceptif.

9
Partie

La continuité entre nature et culture

10
Chapitre I

Le paradigme de la continuité

L'une des conséquences du développement que les sciences cognitives ont


connu depuis les années soixante est, comme l'a précisé Jean-Pierre Changeux (2008), la
déconstruction des présupposés idéologiques opposant le corps à l'esprit, et de manière
plus générale, la nature à la culture. Ces oppositions apparaissent en effet comme
réductrices à mesure que progresse la compréhension du cerveau humain, de ces
structures cognitives, de la relation étroite entre émotions et raison, et de la filiation du
comportement humain dans l'animal (Lorenz, 1970 ; Koestler , 1969). Un lien de
continuité apparaît là où depuis le dualisme platonicien un vide ontologique sépare le
corps de l'âme. Comme le rappelle Thomas Kuhn dans La structure des révolutions
scientifiques (1962), les paradigmes qui permettent à une communauté scientifique de
faire évoluer la recherche, peuvent être formulés par des théories pseudo-scientifiques,
voire purement spéculatives lorsque leur méthodologie est pour ainsi dire « naïve ». Il
résulte que ce qui apparaît comme évidence dans un paradigme donné, peut non
seulement être jugé faux, mais être compris dans ça fausseté comme tributaire d'une
pseudoscience. Pour le scientifique, le changement paradigmatique représente un
exercice de réarrangement de sa perspective sur le monde.

C'est pourquoi, aux époques de révolution, quand change la tradition de science


normale, l'homme de science doit réapprendre à voir le monde autour de lui ; dans
certaines situations familières il doit apprendre à voir des nouvelles formes.3

C'est une situation à laquelle nous confronte la science contemporaine avec sa


tendance irréformable vers plus de pluridisciplinarité ; c'est-à-dire plus de points de vue
sur un objet qui lui-même devient pluriel. C'est par exemple le cas de l'anthropologie
fondamentale qu'Edgar Morin inaugure avec un colloque historique en 1972, et
justement intitulé L'unité de l'homme. L'idée de départ est de reconnaître qu'il y a « non
pas une catégorisation rigide et une frontière claire entre le biologique, le social et

3 Thomas Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1983, p. 158.

11
l'individu, mais à la fois unité et pluralité »4. Dans l'enquête sur la filiation généalogique
entre les sociétés des hominidés et celles d'autres espèces animales, notamment les
chimpanzés et les bonobos, la « catastrophisation » de la mort se dégage comme
particularité humaine. Morin voit dans la capacité à inventer des récits et des rites
magiques, des moyens de guérison qui mène l'individu catastrophé au-delà du deuil et
vers la résilience. La croyance mystique n'est donc pas reniée par le paradigme
scientifique contemporain, elle est simplement replacée dans le puzzle gigantesque que
constitue l’épistémè contemporaine.

Alors, le problème n'est pas de vivre dans un pur réel débarrassé de mythes, car alors ce
réel s'effondrerait. Le problème est de reconnaître et élucider la réalité de l'imaginaire et
du mythe, de vivre avec une nouvelle génération de mythes, les mythes reconnus
comme mythes, d'entretenir un nouveau commerce, non plus dément, non plus sanglant,
avec nos mythes, de les posséder autant qu'ils nous possèdent.5

Il y a bien évidemment le cas de la linguistique qui par l'hypothèse de la


grammaire universelle va donner au langage une dimension nouvelle. et va montrer que
les approches behavioristes faisant du langage une compétence dont l'acquisition n'est
que le résultat d'une adaptation comportementale, ignorent le lien profond qui lie la
nature humaine, c'est-à-dire son génome, à cette capacité intellectuelle et unique à
l'espèce de communiquer sur ce niveau symbolique appelé langage. 6 Là aussi s'ouvre la
possibilité d'une continuité qui n'est praticable que par une complexité transdisciplinaire,
celle qui est assumée par Chomsky dans son programme minimaliste (1981).
La transformation conceptuelle qu'entraîne le renouveau paradigmatique vers la
continuité corps-esprit, a comme effet de déverrouiller les domaines disciplinaires et de
susciter le regard transversal entre les sciences humaines, naturelles et cognitives. Du
point de vue méthodologique, la démarche classique à la Descartes, celle qui procède
par degrés, en allant des objets les plus simples à la connaissance la plus complexe, se
heurte à une approche qui préfère la multiplication des points de vue sur son objet. Quel

4 Edgar Morin, Le paradigme perdu : la nature humaine, Paris, Seuil, 1973. p. 48.
5 Edgar Morin, Pour sortir du vingtième siècle, Paris, Fernand Nathan, 1981, p 79.
6 A ce sujet il est utile de rappeler au lecteur le commentaire critique que Noam Chomsky
publie en 1959 à propos de l'ouvrage de B. F. Skinner Verbal Behavior, publié deux ans plus
tôt.

12
que soit le point de départ de l’interrogation scientifique, elle ne s'inscrit plus dans un
parcourt déductif-réductif autarcique. Plutôt que de frayer un chemin à travers la forêt
épaisse de la connaissance – comme le suggère l'étymologie même du mot méthode –,7
il s'agit de faire le constat de l’écosystème complexe dans lequel des parcelles de savoir
émergent. Le neurologue Anjan Chatterjee, s'intéressant au lien entre l'esthétique et les
sciences du cerveau, pose la question de la méthode de la manière suivante:

Any scientific approach to a complex domain must sort the domain into its
component parts and then examine each part in relative isolation. (…) but is this
approach, which is necessary if there is to be a science of aesthetics, a recipe for
failure ? Perhaps the aesthetic experience is an emergent property of different
components, which cannot be derived by studying its parts. The situation might
be like a chemist studying the properties of hydrogen and oxygen with the goal of
understanding water.8

Il apparaît que le champ épistémologique que Baumgarten appela la


« connaissance sensible », est emblématique de ce changement paradigmatique qui tend
vers la cohérence ontologique de la spécificité humaine. En effet, l'étude de l'aisthésis
se décline depuis longtemps dans toute une diversité de disciplines. Bien que la notion
du beau, hérité d'une philosophie spéculative ait tendance à marquer une limite entre un
corps hédoniste et un esprit capable d'expériences proprement esthétiques, l'effort
scientifique qui commence avec Helmholtz (1863, trad. 1954) et Fechner montre bien
qu'il s'agit moins d'un dualisme infranchissable, que d'une distance méthodologique
entre par exemple la physiologie de l'oreille d'un côté, et la théorie musicale de l'autre.
Comme le remarque Chatterjee, l'expérience sensible se présente comme une qualité
émergeant d'un ensemble de conditions qui sont tantôt d'ordre culturel, tantôt d'ordre
biologique. Même dans l'étude philosophique du beau esthétique, il y a une place pour
un corps ressenti, frissonnant même, face au spectacle du sublime. On peut dire que
l'esthétique, avant la linguistique chomskienne ou l'anthropologie fondamentale de
Morin, œuvre à la recherche de cette unité de l'homme qui est aujourd'hui un paradigme

7 De par son étymologie elle-même, le mot méthode, du grec methodos (odos : chemin, tema :
vers) fait référence à cette idée d'une progression qui pour être assimilée comme telle, doit se
faire à l'intérieur d'un chemin balisé.
8 Anjan Chatterjee, The Aesthetic Brain, Oxford University Press, 2015, p. xiv.

13
bien partagé dans le monde scientifique.
L'étude de la contemplation des œuvres d'art concerne autant les psychologues
que les théoriciens de l'art. Mais il ne concerne pas moins les philosophes qui
interrogent sur le concept de beauté et de vérité à son égard. Les sociologues s'y
intéressent aussi, observant l'effet de l'art comme médiateur au sein d'un groupe social
(DeNora, 2000). Récemment les neurologues se sont intéressés à leur tour à la
perception des œuvres d'art. Y a-t-il une spécificité neurobiologique dans l'expérience
esthétique ? Une distinction entre l'expression neuronale du beau et de l'agréable ?
L'esthétique est par excellence un domaine pluridisciplinaire où la mutation
paradigmatique que la science a connu au cours du XXe siècle apparaît pleinement, dans
son étendue et sa complexité.
Un objet porteur d'un sens transcendantal comme c'est le cas de l'objet d'art, se
distingue des objets de la nature par le fait que sa réalisation a été conditionnée par les
contraintes et les compétences des sujets qui l'ont créé et qui en font usage. L'objet d'art
porte cette empreinte qui le rend exceptionnel et fait de lui non seulement l'expression
d'une culture donnée, mais aussi de l'humanité. L'objet d'art n'est pas – à l'instar de
l'outil technologique – pensé comme extension ou prothèse physiologique, mais comme
manifestation spontanée de l'homme en totale immersion dans un contexte écologique
donné. L'art comme heuristique peut être appréhendé autrement que comme point de
départ. Sa compréhension peut être projetée comme aboutissement d'une entreprise de
recherche pluridisciplinaire.

Undoubtedly, culture and the brain influence each other in complicated ways. Given
this multidirectional influences, it make sense to stop trying to explain art as one
or other ; rather it makes sense to try to understand the way art can be understood both
biologically and culturally.9

La psychologie clinique et comportementale, aidée notamment de l’éthologie, a


aussi évolué vers une forte révision de cette conception dualiste qui décompose
l'individu en, d'un côté, l'âme comme instance immatérielle, et de l'autre le corps comme
étendue physique. Une continuité où s'associent la vie psychique et les conditions
physiques et écologiques dans lesquelles un sujet s'épanouit ou se replie, apparait
9 Anjan Chatterjee, op. cit., p. 124.

14
clairement dans les travaux de l'éthologue et neurologue français Boris Cyrulnik, qui
s'intéresse entre autres, au développement pathologique du sentiment de honte et des
mémoires traumatiques. Dans De chair et d'âme, Cyrulnik consacre quelques pages à la
musique où il insiste sur le fait que « la musique de notre enfance, imprégnée dans le
cerveau avant la parole, surgit lors du grand âge et ramène le plaisir des petites
années. »10 Voila un bel exemple du lien qui se tisse entre l'environnement culturel et le
développement d'une vie intime. L'emploi du mot tissage ne serait pas à prendre au sens
métaphorique, car du point de vue de la neurobiologie il s'agit bel et bien d'un tissage
neuronal acquis à un âge critique de l'enfance, et conservé avec zèle pendant toute la vie
comme « nourriture affective ».11
A l’échelle d'une collectivité humaine, une continuité du même genre, entre
espèce – nature – et civilisation – culture –, a déjà été pensée par Voltaire dans son
célèbre texte Qui sont les sauvages ? où l'auteur assimile les mœurs en apparence
extravagantes de tel peuple non-européen, au développement culturel d'une
prédisposition naturelle mais non déterminante. En d'autres termes, il établit un lien de
causalité entre un trait comportemental caractéristique d'une culture, et une
caractéristique biologique du génome. Dans un contexte plus vaste, entre l'espèce
humaine et toute civilisation, Arthur Koestler signale une continuité entre la nature
composite du cerveau – qui pose pour lui des problèmes fonctionnels insurmontables –,
et la difficulté de toute civilisation connue à réaliser un équilibre optimal et pérenne de
ses institutions.

Les niveaux ancien et récent (de notre cerveau), sont nécessairement en


interaction constante, en dépit de l'insuffisance de leur coordination et de la
déficience des contrôles qui devraient stabiliser une hiérarchie bien équilibrée. 12

Quelques lignes plus tôt Koestler écrit : « La schizophysiologie, – terme qu'il


emploie pour désigner le degré de dysfonctionnement entre les niveaux ancien et
nouveau du cerveau –, est incorporée à notre espèce », « La schizophysiologie du
cerveau, continue-t-il, nous aide à comprendre les traits schizoïdes de l'histoire
10 Boris Cyrulnik, De chair et d'âme, Paris, Odile Jacob, 2006. p. 235.
11 Les nourritures affectives est le titre d'un autre ouvrage du même auteur (2000).
12 Arthur Koestler, Le cheval dans la locomotive : Le paradoxe humain, trad. Par Georges
Fradier, Paris, Calmann-Lévy, 1980, p. 271.

15
humaine ».13 Dans une approche philosophique augmentée par l'étude de la dimension
somatique, Richard Shusterman, bien que dans une vision moins pessimiste, semble
rejoindre Koestler en suggérant que la distinction obstinée dans l’épistémè occidentale
entre les sciences humaines (Geistwissenschaften) et les sciences de la nature
(Naturwissenschaften), reflète le rejet tacite d'une ambiguïté immanente à la condition
humaine.

Je soutiendrai la thèse paradoxale que le corps a été rejeté par les sciences humaines
précisément parce qu'il exprime de manière puissante l'ambiguïté fondamentale de l'être
humain. (…) En s'efforçant d'obtenir une vision de l'humain plus noble, moins
vulnérable et ainsi plus partiale, notre tradition de recherche en sciences humaines fuit
implicitement le corps.14

La prise en compte du corps et de l'introspection somatique comme constitutives


de la sphère culturelle et créative qu'étudient les sciences humaines, n'est possible qu'en
acceptant que l'homme est « doué de déraison »15, ce qui cesse de paraître une boutade
dès lors que le paradigme dualiste admet l'impuissance face à ces paradoxes. Ce qui est
spécifique à l'homme est donc son désir de réalisation par la destruction ou la création,
et non pas, comme le suggère Descartes et Kant après lui, l'alliage aliéné entre une
animalité autonome – et automate – et le miracle d'un esprit moralement supérieur qui
trouve dans le premier un obstacle inévitable. Car pour le philosophe allemand « la
sensibilité intérieure générée par notre propre réflexion est nocive ». « Cette sensibilité
introspective (Selbstgefühl), continue-t-il, affaiblit le corps et le soustrait aux fonctions
animales ».16
Peut-être la manière la plus radicale de démonter l'opposition entre nature et
culture, est-elle de considérer, comme le fait J. P. Changeux, l'histoire des idées comme
étant aussi une histoire naturelle, composée de ce qu'il appelle des objets « neuro-
historiques ».17 Dans ce contexte, les objets d'art sont des objets complexes car ils sont

13 Ibidem, p. 267 et 270.


14 Richard Shusterman, « Penser en corps. Eduquer les sciences humaines : un appel pour la
soma-esthétique », Penser en corps, Barbara Formis (ed). Paris, L'Harmattan, 2009, p. 44.
15 Edgar Morin, op. Cit., (1973).
16 Emmanuel Kant, Zur Kritischen Philosophie, Benno Erdmann (ed), Stuttgart, Frommann-
Holtzboog, 1992, p. 69. (nous traduisons).
17 Jean-Pierre Changeux, Du beau, du bien et du vrai, Paris, Odile Jacob, 2008. p. 104.

16
aussi bien des produits culturels et intellectuels, que des objets dans le monde, des
artefacts. C'est-à-dire que nous entretenons avec eux un rapport à la fois distancié,
véhiculé par la représentation que nous proposent nos organes perceptifs – tout comme
pour les objets de la nature –, et un rapport où a lieu une résonance affective qui donne à
l'objet une force transcendantale ; cette dernière nous indique que nous sommes en
présence d'un objet non-ordinaire, porteur d'une intention artistique ; d'un désir assouvi
de création.

Pourquoi chercher la musique dans la continuité ?

L'objectif de la première partie de ce travail est de montrer qu'il est pertinent de


considérer la musique à travers le prisme de ce macro-paradigme aujourd'hui si palpable
dans des nombreuses disciplines. Tout en étant une « technologie culturelle » (Evans,
2001), la musique est destinée à agir sur notre état émotionnel et somatique. La musique
est donc un domaine particulièrement concerné par le rapport de réciprocité entre les
sphères physique et métaphysique de l'être humain. Il convient d'évaluer l'intérêt qu'une
telle approche peut avoir pour la discipline musicologique, ainsi que d'estimer le coût à
payer pour le renouveau épistémologique et méthodologique que cela implique. Dans la
mesure où le but de la démarche est, non de tester le paradigme en utilisant la musique
comme outil heuristique – ce qui a été souvent le cas dans la psychologie de la musique
qui n'est pas une psycho-musicologie –, mais de mieux comprendre la musique qui, en
tant que manifestation culturelle, revendique de plein droit une unité ontologique sans
détours, il convient d'assumer les conséquences que le changement paradigmatique
implique vis-à-vis de l'objet à étudier. Autrement dit, il faut se rendre à l'évidence que la
nature non-réductionniste qui apparaît comme l'une des caractéristiques du nouveau
paradigme, ainsi que sa redéfinition de l'humain et des bases de ce qui fait sa spécificité
(Koestler, 1968 ; Morin, 1974), implique que l'objet de recherche musicologique ne soit
pas donné comme point de départ, c'est-à-dire comme donnée connue a priori, mais
qu'il soit à découvrir. Dans ces conditions, l'intérêt musicologique ne peut pas être
formulé d’emblée dans les termes traditionnels de cette discipline, car il se peut que les
catégories analytiques et conceptuelles héritées par le musicologue ne soient pas toutes
en phase avec la nature de l'objet à découvrir. C'est une prise de distance vis-à-vis de

17
l'objet que l'anthropologue connait bien. L'ethnomusicologie en donne quelques
exemples (Arom, 1985) lorsqu'elle ne s'arrête pas à une description de l'évident. Comme
l'écrit François Delalande,

On pourrait penser que si le « système » n'est pas observable, en revanche, les pièces
produites le sont, et qu'il suffirait de les analyser pour découvrir le système. Erreur
fondamentale. L'objet sonore produit par les musiciens est certes immédiatement
audible, mais il reste informe et inintelligible tant qu'on ne dispose pas des clés pour y
déceler une organisation.18

Autrement dit, afin d'éviter une implosion des catégories qui nous permettent de
penser la musique, il convient de déverrouiller leur définition, de les décloisonner en
quelque sorte, afin qu'elles puissent assimiler les effets d'une étude pluridisciplinaire.
C'est un effort méthodologique qui cherche à pallier ce que Kuhn appelle
« l'incommensurabilité des paradigmes concurrents ».19
La musicologie, qui apparaît comme discipline autonome au cours du XIXe
siècle, se définit comme une science (Musikwissenschaft) et vise l'étude systématique et
méthodologique des champs qui la composent. Cet aspect systématique a conduit, dans
le cas de l'histoire de la musique, à un corpus de connaissances organisées de manière
linéaire selon une logique de développement proche de la notion biologique d'évolution.
Burney et Forkel ont conçu l'histoire de la musique comme celle d'un progrès se
dirigeant fatalement vers un état de perfection. Mais au tournant du XXe siècle, les
historiens de l'art ont senti la nécessité d'ancrer cette dernière dans le contexte plus
général d'une histoire de la culture ; l'histoire musicale a été enrichie par l'étude des
contextes culturels, politiques et sociologiques dans lesquels les œuvres ont vu le jour.
L'aspect systématique disparaît donc de la branche historique de la musique, mais pas de
la musicologie ; la preuve en est la classification des domaines et méthodes de la
musicologie que propose Guido Adler en 1885.20 Deux domaines y sont pris en
considération :

18 François Delalande, Analyser la musique, pourquoi, comment ?, Paris, INA, 2013, p. 207.
19 Thomas Kuhn, op. cit., p. 207.
20 Guido Adler : « Umfang, Methode und Ziel der Musikwissenschaft », in Vierteljahrsschrift
für Musikwissenschaft, 1885.

18
1. Le domaine historique, qui regroupe la catégorisation des musiques par
époques, pays, écoles et compositeurs, la paléographie et l'organologie.
2. Le domaine systématique, auquel appartient l'étude analytique de l'harmonie, du
contrepoint et de la mélodie ainsi que l'orchestration. Mais aussi l'esthétique, la
psychologie de la musique, l'ethnomusicologie et la pédagogie.

La branche analytique de la musicologie quant à elle, reste encore aujourd'hui


principalement consacrée à une approche systématique. Que la partition soit pour
l'analyste, tantôt le point de départ, tantôt d'arrivée, le but de la démarche est sa
modélisation ; l’édification d'une théorie qui possède une cohérence en soi, et projette
celle-ci comme une lumière éclairante sur l'ensemble de l'œuvre. Bien que la théorie
musicale ait été longuement pensée – depuis la Grèce antique –, comme composante
d'un savoir général incluant les mathématiques et la cosmologie, l'influence des
Lumières va la doter d'une méthode solide où, à l'élégance démonstrative du
réductionnisme cartésien, s'allie un art rhétorique de persuasion qui fait croire qu'en
disant juste, on dit vrai. La théorie musicale entame par là une voie de développement
prospère, certes, mais indépendante, voire autarcique.
Entre les fondements de la théorie tonale chez Rameau, où les considérations
acoustiques et perceptives ont leur poids – bien que le goût de la démonstration
l'emporte –,21 et la formalisation d'une tonalité élargie chez David Lewin (1988) ou la
théorie des ensembles d'Allen Forte (1973) et son hyper-complexification chez H.
Klumpenhouwer (1991), on observe un recentrement vers la systématisation dont le
résultat est inévitablement d'aller vers l'hyper-spécialisation contre laquelle Konrad
Lorenz prévient l'ensemble du domaine scientifique en 1973.

Nous courons le grave danger que le spécialiste, contraint par les rivalités
professionnelles à un savoir de plus en plus poussé et de plus en plus particulier, soit
de moins en moins familiarisé avec les branches scientifiques qui ne sont pas la
sienne et devienne finalement incapable de juger du rang et de la place
qu'occupe son propre domaine dans le cadre du grand édifice de référence qu'est le

21 Les trois grands ouvrages théoriques de Rameau se présentent d'emblée comme : soit une
démonstration par la réduction (Rameau, 1722, 1726), soit comme la démonstration d'un
principe (Rameau, 1750).

19
patrimoine du savoir supra-individuel de l'humanité et de ces civilisations.22

Or, l'intérêt que suscite la musique dans les sciences cognitives, ouvre
nécessairement des perspectives profondément nouvelles pour la musicologie.
Seulement, pour que la branche analytique puisse les assumer, ou seulement les
considérer, il devient nécessaire non seulement de tenter une redéfinition des objectifs
de l'analyse musicale, mais il faut le faire tout en reconsidérant son gabarit
épistémologique et méthodologique.
Si la musicologie apparaît comme un éclat de sous-disciplines faisant appel à
des méthodes aussi variées que l'expérimentation, le dépouillement d'archives, la
spéculation philosophique, l'étude comparative et les mathématiques, entre autres, il faut
noter que son entrée à l'université en tant que champ d'étude autonome, n'a pas conduit à
ce que l’intérêt des scientifiques pour la musique et la théorie musicale se revendique de
cette discipline. En règle générale, leur apport restera ignoré de la musicologie
académique, et vice-versa. Dès Pythagoriciens à Carl Stumpf (1848-1936) en passant
par Joseph Sauveur (1653-1716), Leonhard Euler (1707-1783), Ernst Chladni (1756-
1827), et Hermann von Helmholtz (1821-1894), on rencontre des physiciens, des
mathématiciens, des physiologistes et des psychologues qui persistent dans un
rapprochement du phénomène musical aux sciences dures et aux sciences naturelles. De
ce fait ils cherchent moins à expliquer la musique qu'à la découvrir à travers le prisme
de leur discipline. Selon Helmholtz par exemple, la science de la musique constitue une
synthèse de l'acoustique, de la physiologie et de la perception. La théorie musicale sera
donc expliquée en relation à ces domaines. La démarche de Helmholtz n'est pas une
approche réductionniste mais holistique où la musique ne se présente que comme
résultat et non pas comme point de départ.

In the present work an attempt will be made to connect the boundaries of tow sciences,
which, although drawn towards each other by many natural affinities, ha v e h i t he r t o
remained practically distinct – I mean the boundaries of physical and physiological
acoustics on the one side, and of musical theory and aesthetics on the other.23

22 Konrad Lorenz, L'envers du miroir, trad. Jeanne Etoré-Lortholary, Paris, Flammarion, 1975,
p. 49.
23 Herman von Helmholtz, On the sensation of Tone as physiological Basis for the Theory of
Music, éd. Et trad. A. J. Ellis, New York, Dover, 1954, p. 6.

20
De manière inverse, l'analyse musicologique, bien qu'elle puisse arborer un
formalisme aussi rigoureux que celui des mathématiciens, a été, et reste profondément
liée au discours rhétorique dans sa propension à convaincre autant par la forme que par
le contenu. Cela résulte en partie du fait qu'en restant dans le domaine de l’intelligible,
l'analyse musicale entend expliquer la cohérence d'une forme sensible. On observera
que l'analyse musicale part traditionnellement de la partition, qu'elle prend comme
évidence, et va la raréfier jusqu'à constituer un ensemble théorique qui finit par
s'affranchir de l'œuvre. Cette tendance à l'autonomie de la théorie qui est déjà évidente
chez Rameau, multiplie le risque que la théorie se substitue à l'objet ; comme si, à défaut
de pouvoir franchir la distance entre l'intelligible et le sensible, il valait mieux opter
pour une esthétique du concept.
Ce que nous retenons des grandes lignes de l'histoire de l'étude académique de
la musique, est l'évidence qu'elle n'est pas le privilège de la musicologie. Mais aussi que
le musicologue a le devoir d'adopter les moyens mis à disposition par le développement
de tous les domaines qui puissent l'aider à mieux saisir et expliquer son objet ; voire
même à redéfinir ce dernier. À la question « qu'est-ce que la musique ? », chaque
discipline et chaque méthode donne une réponse aussi juste que partielle. On peut donc
essayer de poser la même question dans le cadre épistémologique du paradigme de
continuité. C'est cela qui est envisagé dans ce travail, ainsi que d'examiner les
opportunités et les conséquences qui en découlent pour la musicologie analytique.

21
Chapitre 2

La continuité en esthétique.

Dans le domaine esthétique, un bouleversement ayant pour conséquence le


rapprochement entre le plaisir spirituel du Beau et celui, hédoniste, de l'agréable, a été
entrepris depuis bientôt un siècle et demi. Il s'agit du fondement d'une discipline
nouvelle : l'esthétique scientifique, que Fechner présente en 1876 dans un ouvrage qu'il
intitule Vorschule der Äesthetik. Le chercheur allemand, plus connu comme le fondateur
de la psychophysique, pose donc à ses 75 ans, les fondements méthodologiques d'une
nouvelle approche du sensible. Une approche motivée cette fois-ci non pas par la notion
intellectuelle et abstraite de beauté, mais par l'expérience sensible dont témoignent nos
sens.
Baumgarten, qui introduit le néologisme Aesthetica en 1750, avait définit cette
discipline comme la science de la connaissance sensible « cognitio sensitiva ». Ce
faisant, il fait passer le discours sur le beau du domaine métaphysique à celui de la
réalité sensible.24 Mais malgré cette définition qui reste aujourd'hui largement acceptée,
le développement de la discipline restera, jusqu'à la publication de l'ouvrage de Gustav
Fechner, fortement lié à une démarche philosophique et spéculative. Néanmoins, il est
pertinent de voir, comme le fait Renée Bouveresse (1995), un précurseur de l'esthétique
expérimentale dans la figure du philosophe écossais David Hume. Déjà en 1908,
Charles Lalo, qui introduit la théorie fechnérienne en France, nous dit que cette science
est le résultat d'une « heureuse convergence de la culture allemande avec l'influence
anglaise » :

De la première elle tient son esprit méthodique, discipliné par le souci de la mesure
exacte. A la seconde, elle doit son empirisme, avec le goût de l'observation et le
respect un peu borné des faits sensibles.25

La distinction faite par Fechner lui-même entre une esthétique d'en haut qui

24 L'article sur le beau que Diderot écrit pour l'encyclopédie de 1751, est placé dans la rubrique
métaphysique.
25 Charles Lalo, L'esthétique expérimentale de Fechner, Alcan, 1908, p. 3.

22
correspond à la tradition philosophique, et une esthétique d'en bas procédant de façon
empirique – en allant du particulier au général – et qu'il définit comme « la théorie du
plaisir (Gefallen) et du déplaisir (Misfallen) » se présente à première vue comme
l'opposition du corps à l'esprit. 26 Nonobstant, cette distinction ne suggère pas
véritablement l'idée d'un vide ontologique entre les deux. En fait, l'intention de Fechner
n'est pas de séparer les plaisirs sensuels de ceux qui seraient des plaisirs purement
esthétiques. En parlant d'un en bas et d'un en haut en esthétique, Fechner fait
simplement le constat d'une opposition de démarches : l'une et l'autre, dit-il, explorent le
même domaine, mais le font par des chemins opposées. 27 Une opposition qui, une fois
reconnue, ne sépare pas, mais relie ; autrement dit, cette dualité apparente concerne
moins l'esthétique – qui est encore une science trop jeune –, qu'une approche
épistémologique nouvelle.
Sur ce point la divergence avec la pensée kantienne est drastique : là où l'auteur
de l'analytique du beau construit une barrière entre le plaisir de l'agrément et celui lié au
beau, Fechner suppose seulement une différence de degré. Fechner est conscient que
l'approche scientifique de l'esthétique implique un développement méthodique qui n'est
qu'à ses débuts, mais il ne part pas d'une position philosophique où le plaisir de la
contemplation des œuvres d'art se distingue substantiellement de la sensation hédoniste
ordinaire.
Le processus de sublimation, ou d'élévation, qui fait émerger le beau de
l'agréable, l'expérience proprement esthétique de la stimulation brute des sens, appelle à
une démarche interdisciplinaire. En effet, notre rapport à l'art est incorporé dans un
contexte écologique et culturel. Les conditions des protocoles expérimentaux ne sont
certes pas suffisantes pour penser la complexité de l'expérience esthétique, mais ces
protocoles sont devenus une partie importante de ce domaine où corps et esprit se
confondent. Le développement qu'a connu le terrain de recherche inauguré par Fechner,
constitue aujourd'hui un outil indispensable pour le développement d'une pensée de la
continuité en esthétique. Dans son ouvrage de 1995, Renée Bouveresse suggère que le
développement de l'esthétique expérimentale s'articule en trois périodes.

26 Il faut remarquer que Baumgarten, en 1750, nous dit que la science de la connaissance
sensible est aussi une : « gnoséologie inférieure ».
27 Par plaisir purement esthétique selon la tradition philosophique nous entendons celui qui est
dit universellement communicable par Kant, et qu'il réduit dans la section IX de sa Critique
du jugement, à un « état mental ».

23
Cette distinction est justifiée dans la mesure où l'esthétique expérimentale n'a pas
seulement évolué du simple au complexe – de l'étude, par exemple, des formes
élémentaires à celles des œuvres –. Elle a également progressé par ruptures, par
l’intervention de nouveau problèmes et de nouveaux champs d'étude à chaque
tournant.28

La première de ces périodes va de l'œuvre fondatrice de Fechner, au bilan que


fait Charles Lalo en 1908 dans L'esthétique expérimentale de Fechner, où sont présentés
les premiers successeurs du savant allemand. Lalo remarque que tout au long de ces
trente premières années, les expériences ont porté sur des stimuli simples, où une
caractéristique est isolée et étudiée par un protocole expérimental rigoureux. Il pouvait
s'agir d'une couleur ou une configuration géométrique, et il s'agissait de manipuler des
paramètres afin de capter des récurrences dans le jugement verbal des sujets. En
obtenant statistiquement des moyennes sur la préférence de tel ou tel stimulus simple,
Fechner et ses premiers successeurs restent sur une perspective qui, selon Lalo, ne
permet pas encore de poser la question de la valeur esthétique. Lalo, qui fut élève
d'Emile Durkheim à la Sorbonne, suggère la nécessité d'une ouverture de l'esthétique
expérimentale vers l'ethnologie et la sociologie afin d'intégrer des variables dépendantes
du contexte socio-culturel des sujets. Par cette collaboration, le focus d'attention se
déplacerait de la manipulation de caractéristiques formelles simples, à l'étude plus
complexe du jugement et du rôle joué par le processus de conditionnement culturel.
Selon Bouveresse, cet accent mis sur le sujet et son jugement qui sera peu à peu acquis
par le développement d'une « esthétique générale »29, constitue

Le point de vue fondamental, le plus important, malgré la longueur des analyses


consacrées aux propriétés des objets, puisque même celles-ci ne sont en fin de compte
étudiées qu'en tant seulement qu'elles sont reflétées dans le sujet. 30

28 Renée Bouveresse, Esthétique, psychologie et musique ; l'esthétique expérimentale et son


origine philosophique chez David Hume, Paris, J. Vrin, 1995, p. 10.
29 C'est le terme employé par Ch. Lalo pour exprimer l'ouverture disciplinaire qu'il souhaitait
pour l'esthétique. 50 ans plus tard, Nicolas Ruwet parle d'une « musicologie générale »
devant inclure la linguistique et l'ethnologie. Voir cf. Ruwet, p.39.
30 Renée Bouveresse, op. cit., p. 12.

24
La deuxième période entre 1908 et la fin des années 60, va répondre aux
attentes que Lalo avait manifestées. L'approche ethnologique et sociologique va
permettre de cibler des expériences menées dans d'autres cultures et d'en faire l'étude
comparative. Un deuxième aspect qui sera développé, concerne les différences
d’appréciation liées à l'apprentissage et aux stades de développement de l'enfant. On
mènera des expériences sur des populations spécifiques : des experts et des non experts.
En France, Robert Francès est l'auteur, en 1958, d'un ouvrage pionnier consacré
entièrement à la musique.31 Un peu plus tard, encore en France, Michel Imberty (1969)
conduit des expériences importantes qui permettront l'observation des stades critiques
dans le développement de l'enfant déterminant l'acquisition d'une compétence de
jugement esthétique pour la musique tonale.
Une troisième période aurait comme date inaugurale la publication par Daniel
Berlyne, en 1974, d'un ouvrage portant le titre audacieux de Studies in the new
experimental aesthetics. Les caractéristiques de cette « nouveauté » sont exposées dans
l'introduction de l'ouvrage qui regroupe des nombreuses expériences, toutes issues du
laboratoire du département de psychologie de l'université de Toronto. Selon les termes
de Berlyne lui-même, le but du laboratoire était de « démêler les déterminants des
processus hédonistiques, et démêler le rôle de ces derniers dans la détermination du
comportement.32 ». L'entreprise définie par ces propos dépasse le cadre des expériences
menées par Fechner un siècle plus tôt. En effet, si Fechner recueille des données liant
des causes – les stimuli – à des effets – les réponses hédonistes –, le projet de Berlyne
s'étend aux raisons de ces causes, ainsi qu'aux conséquences de leurs effets.
Les expériences vont donc manipuler un nombre croissant de variables dans le
but d'évaluer le stimulus sur ses « propriétés collatives » (collative properties). Des
critères antinomiques de type : familier-nouveau, simple-complexe, attendu-inattendu,
vont souvent faire l'objet d'aménagements dans les protocoles expérimentaux. L'étude
de ces variables permettra la prédiction des certaines réponses ; cela conduit les
chercheurs à s'intéresser davantage à des lois de type R-R qu'au lois causales
31 Il faut néanmoins citer le livre de Ch. Lalo Esquisse d'une esthétique musicale scientifique,
publié en 1908 à Paris chez Felix Lacan. Mais cet ouvrage théorique ne présente pas
d'expériences comme le fait Francès en 1958. il propose une intéressante synthèse de la
question et introduit en France les travaux peu connus de Helmholtz, Stumpf et Fechner entre
autres.
32 D. E. Berlyne (éd.), Studies in the new experimental aesthetics, Hemisphere publishing
corporation, Washington D. C., 1974, p. 5.

25
traditionnelles de type S-R.33 L'étude de la sensation qui s'était étendue à celle de la
perception, embrasse maintenant le champ de la cognition.
Une autre caractéristique de cette période est l'emploi de nouvelles techniques
de mesure, devenues possibles grâce à des équipements technologiques spécialisés. La
conductance électrique de la peau et le mouvement oculaire, entre autres, sont dès lors
des témoins physiologiques et comportementaux de notre réaction aux stimuli. Les
données ainsi obtenues deviennent à leur tour des variables dépendantes ou pas, qui
seront confrontées à des mesures basées sur le jugement verbal. Il est possible par
exemple, en considérant notamment des variables comportementales, de distinguer entre
un état de complaisance naïve et un état d'intéressement vis-à-vis d'un champ perceptif.
En outre, la pluridisciplinarité acquise durant la deuxième période de l'esthétique
expérimentale se voit élargie par une étroite collaboration avec les théories de la
communication et la sémiotique. Pour Berlyne l'objet d'art est « un ensemble d'éléments,
chacun d'eux pouvant transmettre de l'information de quatre sources distinctes »34 qui
sont, respectivement, d'ordre sémantique, expressif, culturel et syntaxique (fig. 1).
L'évolution plus récente du domaine de l'esthétique scientifique, est justement
de ne pas se limiter par la méthodologie de l'expérimentation. Avec l'apparition de la
neuro-esthétique, dont il sera question dans la section suivante, et l'intérêt de la
philosophie spéculative pour le développement d'une conception incarnée de la raison et
de l'émotion, on peut dire que l'esthétique a atteint une forme de complétude
disciplinaire, à condition que le dialogue entre ces disciplines soit complexe dans le sens
étymologique du terme : c'est-à-dire qu'il embrasse ces disciplines dans un tissage
cohérent, et non pour le goût d'une démonstration amplifiée.

33 S (stimulus), R (réponse). Les lois qui permettent la prédiction d'une réponse en vu d'une
première réponse à une caractéristique, sont nommées R-R par K. W. Spence.
34 Op. cit., p. 6.

26
Caractéristiques d'un
objet
externe. In
sé form
m
an atio
tiq n
Processus ue
psychologiques
chez l'artiste. Info
exp rmatio
res
s iv n
e
Normes Caractéristique
sociales. d'un élément de
Information
l'objet d'art.
culturelle

Caractéristiques d'autres
ation
éléments du même objet Inform
d'art. ique
syntax

Figure 1.
D'après D. E. Berlyne 1974.
Voies de transmission de l'information vers et depuis un caractère de l'objet d'art.

Mais, si éloignée de la cogitation philosophique qu'elle puisse paraître,


l'approche expérimentale du sensible n'est pas restée longtemps seule à œuvrer sur le
chantier devant relier l'esthétique d'en bas à celle d'en haut. L'apport de la
phénoménologie dans l'exploration de cette continuité corps-esprit est d'une grande
importance. En 1945 Merleau-Ponty définit le but de la phénoménologie comme
« l'étude de l'apparition de l'être à la conscience »35 ; or, dès les premières pages des
Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, Husserl, dont on
connait l'influence sur le philosophe français, nous montre comment le terme de
conscience vient se substituer à la notion mystique d'âme telle qu'elle est employée par
Saint Augustin dans ses Confessions. En tant qu'étude de l’apparition de l'être à la
conscience, la phénoménologie assume l'étude d'un rapport entre corps et âme médiatisé
par l'être ; ou plutôt par son expression dynamique, celle qui « apparait » : l'étant.
Dans sa Phénoménologie de l'expérience esthétique, publiée en 1953, Mikel
Dufrenne rappelle la distinction entre d'un côté l'œuvre d'art comme un être en-soi, et de
l'autre l'objet esthétique, que Francès définit à son tour comme « une totalité objet-sujet
ayant ses lois propres ».36 Bien que l'œuvre soit porteuse de l'intentionnalité de l'artiste,
et qu'elle s'inscrive dans un contexte culturel qui lui apporte une profondeur symbolique,
par sa corporéité manifeste – qu'elle soit sonore, picturale ou plastique –, l'œuvre ne

35 Maurice Merleau-Ponty, La phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p.74.


36 Robert Francès, « La structure en musique », dans les temps modernes, octobre 1948, p. 130.

27
constitue pas moins un objet dans le monde. Elle réclame ainsi l'indépendance d'un être
en-soi. L'objet esthétique, de son côté, se présente comme la conscience intime de
l'œuvre par le sujet percevant, tout comme chez Husserl le présent vécu est la
conscience intime d'un temps par ailleurs quantifiable et dénombrable. On retrouve ici
l'entité émergente, composite et complexe dont nous parle Chatterjee37, et qui apparaît
comme une base ontologique sur laquelle doit se fonder toute définition de l'œuvre.
L'appellation d'objet esthétique que partagent Dufrenne et Francès38 revendique
donc une transcendance vis-à-vis du moi ; il y a une distanciation entre l'objet, et le sujet
qui vit l'expérience comme sienne. L'objet esthétique se situe donc entre le monde
objectif de la physique, et l'expérience phénoménologique du sujet. À ce titre, le sens
véritable de ce qui se présente comme un être en-soi, est en fait un objet moins évident ;
un phénomène émergeant du rapport entre les grandeurs physiquement mesurables
objectivement d'une part, et la capacité perceptive de celui qui en fait l'expérience
d'autre part. Si une continuité reliant l'objet d'art, l'expérience hédoniste et l'émergence
d'un contenu esthétique est pensable, alors, en paraphrasant Merleau-Ponty, il s'agit
d'essayer de comprendre l'apparition de l'œuvre à la conscience.
Les théories de l'art qui empruntent une démarche analytique héritée du siècle
des Lumières, c'est-à-dire qui cheminent par la voie du réductionnisme, semblent
d’emblée inadéquates pour atteindre les objectifs qui ont été décrits précédemment. Ici
la démarche n'est pas démonstrative car elle n'est pas linéaire. Contrairement à ce que le
terme continuité laisse penser à premier abord, il ne signifie en rien une simplification.
Une pensée pluridisciplinaire nécessite, me semble-t-il, un espace de convergence sans
hiérarchies préétablies ; un lieu ou le contact entre des disciplines différentes se fait sans
l'intimidation d'une hégémonie entre les académismes. Car le but est de provoquer
l'émergence du savoir, plus que de déconstruire pour reconstruire.
En 2015, Mark Johnson définit l'esthétique de la manière suivante :

Aesthetic is about the way embodied social creatures like us experience


meaning, and these ways of meaning-making emerge from the nature of our bodies,
the way our brains work in those bodies, and the structure of the environments with

37 Voir citation référencé dans la note de bas de la page 3.


38 Ce consensus est d'autant plus intéressant que Dufrenne représente l'esthétique spéculative,
phénoménologique, tandis que Francès travaille à l'esthétique scientifique.

28
which we are in continual visceral interaction.39

Cette définition montre bien la magnitude de la question esthétique dès lors que
son projet est placé sous une perspective qui n'est ni celle du naturalisme ni de
l'humanisme, mais celle de la nature humaine.

2.1 Neuro-esthétique

Dans le domaine neurologique l'esthétique fait aussi l'objet de recherches. Le


terme neuro-esthétique fut introduit par Semir Zeki en 199940 et se présente comme une
biologie de l'expérience esthétique. Selon Zeki il « ne peut pas y avoir de théorie
satisfaisante en esthétique sans une base neuro-biologique. »41 Il faut comprendre cette
idée dans le contexte de l’expansion épistémologique et heuristique que l'esthétique a
connue depuis ses origines philosophiques ; c'est ainsi que la neuro-esthétique
n'envisage pas d'aboutir par ses seuls moyens à une compréhension intégrale de
l'aisthèsis : son projet ne consiste pas à réduire l'esthétique à un sous-domaine des
neurosciences, mais à apporter un nouvel outil de recherche dans ce domaine complexe.
Dans le souci de rompre avec le dualisme de substance cartésien, l'intérêt pour
le cerveau apparaît tout naturel et pertinent, car il est à la fois l'un des organes
constitutifs de l'étendue du corps, et le lieu où, au moins depuis Hippocrate, la pensée
conceptuelle et immatérielle trouve son siège. 42 Il n'est pas étonnant que Descartes lui-
même ait éprouvé la nécessité de s'adonner à l'observation minutieuse de l'anatomie du
cerveau afin de trouver une base empirique à son hypothèse. Bien sûr on ne doit pas
réduire le corps au cerveau, ni l'expérience esthétique à ce qui peut être mis en évidence
par l'observation de l'activité neuronale. Chatterjee, dans un chapitre consacré à l'art
conceptuel reconnaît les limites de l'approche neurologique.

39 Mark Johnson, « The Aesthetics of Embodied Life », in A. Scarinzi (ed.) Aesthetic and the
Embodied Mind : Beyond Art Theory and the Cartesian Mind-Body Dichotomy, Dordrecht,
Springer, 2015, p.36.
40 Semir Zeki, Inner Vision : An exploration of art and the brain, Oxford, Oxford University
Press, 1999.
41 Semir Zeki, « Artistic creativity and the brain ». In Science, 293, 2001, pp., 51-52.
42 Cette hypothèse était néanmoins concurrencée par l'idée aristotélicienne selon laquelle le
cœur, et non le cerveau, était le siège de la pensée.

29
Conceptual art, with it's emphasis on meaning shaped by culture, is hard to bring
under scientific scrutiny. ( …) Neuroaesthetics studies are naturally designed to
address the sensation-emotion axis.43

Des aspects historiques, conceptuels, ou en lien étroit avec la vie de l'artiste sont
donc en dehors des limites de cette discipline. En tant que neurobiologie de l'expérience
esthétique, la neuro-esthétique travaille actuellement sur des caractéristiques stables et
généralisables. C'est pourquoi les neurosciences s'intéressent à l'art à travers le spectre
sensoriel ; art visuel pour lequel les études sont majoritaires, puis, l'art sonore.
Avant que l'attention des neurologues se soit posée sur la perception de l'art, la
critique du dualisme classique avait déjà fait l'objet d'études concluantes ayant eu pour
objet le rapport entre raison et émotion. Arthur Koestler fut sans doute l'un des premiers
à proposer une théorie scientifique de l'esprit incorporé, opposant à la dichotomie
dualiste la dynamique d'une organisation sérielle et holiste.

Le dualisme classique ne connait qu'une seule barrière entre le corps et l'esprit. La


conception hiérarchique exige au contraire une perspective sérielle et non plus dualiste.
Chaque passage ascendant de la série qui mène à l'assimilation de la musique ou du
langage équivaut au franchissement d'une barrière entre un état inférieur et un état
supérieur de conscience.44

En 1994 le neurologue Antonio Damasio publie L'erreur de Descartes, ouvrage


aujourd'hui célèbre. Dans les premiers chapitres de cet ouvrage Damasio expose et
analyse de nombreux cas de patients cérébrolésés. L'une des caractéristiques communes
à ces patients était leur énorme déficit de réponse affective, sans qu'un handicap
mnésique ou des capacités d'abstraction intellectuelle soit apparent. Eliot, l'un des
patients dont nous parle Damasio, était incapable d'entrer en résonance affective avec
les émotions des autres ; notamment, il ne réagissait pas à leurs expressions faciales.
Lorsque Eliot regardait des images considérées comme troublantes, il ne manifestait pas
de réaction émotionnelle particulière comme l'effroi ou le dégoût. Malgré le fait que ses

43 Anjan Chatterjee, op. cit., p. 149.


44 Arthur Koestler, op. cit., p. 198.

30
capacités cognitives d'abstraction, de jugement moral ou de déduction causal étaient
jugées normales lorsqu'elles faisaient l'objet de tests sous un protocole expérimental,
Eliot était incapable de mener à bien un grand nombre de tâches simples de son
quotidien ; il n'arrivait pas à faire des choix en vue d'un but placé au-delà de son présent
immédiat. En d'autres termes, il était incapable de planifier. La compétence permettant
de prendre des décisions dans un contexte écologique réel semblait en lui absente.
D'après ces observations, Damasio déduit l'existence d'un lien important entre
l'affectivité et la capacité à échafauder une conduite logique et cohérente, ainsi qu'à se
donner un but et l'atteindre. Comme conséquence, Damasio va postuler l'hypothèse
selon laquelle les états somatiques qui caractérisent l'expression des émotions, sont
inévitablement en relation avec les mécanismes du cerveau responsables de la pensée
rationnelle.

The strategies of human reason probably did not develop, in either evolution or any
single individual, without the guiding force of the mechanism of biological
regulation, of which emotion and feeling are notable expressions.45

Aujourd'hui on accepte sur des bases scientifiques suffisamment solides, que les
processus de prise de décision qui semblaient être indépendants, ou du moins séparables
des états émotionnels, sont en fait influencés par un nombre important d'opérations
neurobiologiques dont certaines sont cordonnées par le cortex sensoriel. Cela signifie
qu'elles sont phylogénétiquement premières et que leur déclenchement est instinctif et
non pas intentionnel.

Les réactions émotives impliquent aussi une hiérarchie de niveaux dont certains
correspondent à des structures cérébrales beaucoup plus anciennes phylogénétiquement
que celles qui concernent les conceptualisations abstraites. 46

Ces états somatiques qui échappent à notre contrôle et souvent à notre


conscience, ont une influence sur notre prise de décisions ; ils influencent le processus

45 Antonio Damasio, Descartes' error : Emotion, reason and the human brain, New York,
Putnam's sons, 1994, p. XIV.
46 Arthur Koestler, op. cit., p. 89.

31
de déduction des causes futures de nos résolutions présentes. Damasio considère que
« the apparatus of rationality traditionally presumed to be neocortical, does not seem to
work without that of biological regulation traditionally pressumed to be subcortical. »47
Ce qui nous semble particulièrement important à retenir pour le domaine
esthétique, est en premier lieu le fait que dans notre vie somatique, l'émotion manifeste
une réalité tangible pouvant faire l'objet d'une mesure. 48 Et deuxièmement, les profils de
modulations somatiques qui caractérisent le déploiement des émotions dans le temps, et
que l'on peut définir comme proto-rationnels, sont en association avec les
représentations que nous fabriquons de l'environnement et par lesquelles on établit un
rapport engagé avec ce dernier. La sphère hédoniste et somatique se présente donc
comme le jugement esthétique par le corps sentant, à laquelle s'intègre dans un rapport
dynamique, la sphère de la représentation psychique ; ou le jugement esthétique par la
conscience. Deux témoignages en apparence disjoints, mais qui relèvent d'une même et
unique expérience vivante.
Cette relation fonctionnelle entre les niveaux somatique et cognitif, est aussi le
lien entre l'inconscient et le conscient ; l'automatisme et le délibéré ; l'inné et l'acquis.
Elle est aussi la base ontologique de la continuité épistémologique en esthétique,
permettant de donner une réalité concrète et objective à ce qui auparavant était confiné
dans l'obscurité du subjectif et l'isolement de l'intime. C'est aussi l'évidence de cette
corrélation entre somatique et cognitif qui ouvre la voie aux neurologues pour qu'ils se
posent à leur tour la question du beau, et plus particulièrement de la beauté artistique.
Par le biais de la neurologie, l'art se retrouve encore une fois face à la question
de l'évolution.49 L'art a-t-il été nécessaire d'un point de vue évolutif ? Possédons-nous
une compétence artistique innée ? Ou encore, est l'art un produit dérivant d'acquis
spécifiques à d'autres besoins de l'évolution ? Il est difficile de croire que l'art n'ait pas
été fondamental à l'évolution de notre espèce quand on s’aperçoit qu'il est présent dans

47 Op. cit., p 128.


48 Cette mesure peut être faite par des variation dans la température cutanée, le rythme
cardiaque, la tension musculaire, mais peut aussi être observée à l'oeil nu dans les
modifications faciales, ou entendue dans les fluctuations de la voix, entre autres.
49 Cela avait déjà été le cas lorsque la question de l'origine des langues fut abordé par les
encyclopédistes français au XVIIIe siècle. C'est dans ce contexte que Jean Jacques Rousseau
propose la théorie de l'évolution du langage à partir de l'expression chantante des passions : « …
et voilà pourquoi les premières langues furent chantantes et passionnées avant d'être simples
et méthodiques », Essai sur l'origine des langues, 1761.

32
toutes les civilisations et à toutes les périodes. Cyrulnik propose que l'évidence
archéologique nous oblige à considérer l'existence d'une pratique musicale chez
l'homme du Neandertal. Dans ce cas, l'idée selon laquelle la musique comporte une
quelconque utilité évolutive se trouve renforcée, car étant associée à une espèce autre
que l'homme moderne, son utilité semble aller plus loin que nous ne le pensions.

Les Néandertaliens, qui n'avaient pas tout à fait le même cerveau que nous, savaient
faire des outils de la musique et des mots. Ce qui revient à dire que des
structures cérébrales différentes des nôtres peuvent entendre de la musique et non
seulement du bruit. 50

Mais que l'art possède une utilité sociale et qu'il soit présent dans toutes les
cultures ne signifie pas nécessairement que l'espèce ait développé à son égard un
mécanisme instinctif et inné. Cette question, comme les autres, sollicitent la neuro-
esthétique depuis quelques années, sans qu'il y ait encore de réponses qui fassent
l'unanimité dans la communauté scientifique. Des chercheurs comme, Ellen
Dissanayake ou Geoffrey Miller, soutiennent l'existence d'un instinct propre à l'art.
C'est-à-dire que l'expérience artistique serait assimilable au plaisir produit lorsqu'on
rassasie sa faim, ou que l'on satisfait le désir érotique. Dissanayake base son hypothèse
sur l'idée que par les pratiques rituelles, nos ancêtres attribuaient à certains objets ou
phénomènes une importance transcendantale ; c'est ce qu'elle appelle un processus
d' « artification »51. L'art joue donc un rôle de renforcement du sentiment d'appartenance
à une collectivité. Dissanayake postule l'idée selon laquelle, plus les membres d'une
collectivité sont unis par des liens inter-subjectifs, plus ils ont des chances de survivre
dans le contexte de la sélection naturelle, par conséquent, un instinct spécifique à cette
capacité d' « artification » aurait été acquis à un moment de notre évolution, et conservé
par la suite grâce à l'avantage qu'il procure face à la sélection naturelle. Un autre
partisan de l'existence d'un instinct musical est Philip Ball. Il suggère que c'est la
musicalité inhérente à notre espèce dont témoigne l'ubiquité des pratiques musicales, qui
justifie l'existence de cet instinct. Pour lui, cela est ainsi indépendamment de l'existence
d'une composante génétiquement acquise au cours de l'évolution. Pour Ball la musicalité

50 Boris Cyrulnik, op. cit., p. 221.


51 Ellen Dissanayake, What is art for ?, Seattle, Univerity of Washington Press, 1988.

33
est une conséquence inévitable de l'arrangement actuel de notre cerveau. En répondant à
la polémique comparaison de la musique à un « auditory cheesecake » ou encore à une
« drogue récréative » faite par Steven Pinker dans How the Mind Works (1997), Ball
écrit :

Even if Pinker is correct that music serves no adaptive purpose, you could not eliminate
it from our cultures without changing our brains. (…) for that very reason, Pinker is also
wrong to suggest that music simply hedonistic. (Besides, however much cheesecake or
recreational drugs we consume, we do not thereby exercise our intellect or our
humanity).52

P o u r Changeux au contraire, la compétence permettant la compréhension


musicale résulterait d'une « expansion » des fonctions cognitives initiales ayant lieu tout
au long de l'évolution épigénétique – postnatale – jusqu'au moment où le cerveau
humain atteint sa taille définitive. C'est-à-dire dès l'état embryonnaire jusqu'à environ la
quinzième année de vie ; une durée qui est exceptionnellement longue dans le règne
animal. Il est vrai que chez des nouveaux-nés d'à peine quelques mois, l'imagerie
cérébrale montre un partage clair entre les hémisphères droit et gauche : le premier étant
concerné par les stimuli musicaux, tandis que le deuxième traite prioritairement des
données relatives au langage. C'est une répartition innée qui, bien qu'elle persiste à l'age
adulte, doit se soumettre à la croissance postnatale du cerveau qui se fait en interaction
avec le monde, et qui va multiplier sa taille par cinq.

Le développement des facultés musicales accompagnerait ainsi un développement


cognitif quantitatif beaucoup plus large, englobant les capacités « combinatoires »
partagées par le langage et la musique ainsi que par la vie sociale, comme dans le cas
de l'altruisme ou la réciprocité.53

52 Philip Ball, The music instinct, London, Vintage, 2011, p. 5.


53 Jean-Pierre Changeux dans : P. Boulez, J-P. Changeux, P. Manoury, Les neurones
enchantées, Paris, Odile Jacob, 2014, p. 214.

34
S'il y a de l'art … alors il doit y avoir des artistes.

Voyons maintenant quelques arguments qui peuvent être opposés à l’hypothèse


selon laquelle la compétence artistique serait innée. Il est important de remarquer que si
la compétence d'appréciation esthétique d'un certain type d'objets d'art pourrait bien être
instinctive, comme le suggère d'ailleurs Kant lui-même, la compétence créatrice quant à
elle, ne peut pas l'être. En effet celle-ci nécessite de maîtrise technique d'un support
matériel ; un processus qui requiert une forme d'apprentissage dans un contexte culturel
spécifique – toute création artistique appelle au maniement d'une matière donnée, même
lorsque cette matière est le corps lui-même comme dans le cas de la danse. Ne pas
considérer l'objet d'art comme étant avant tout un produit technique, est un oubli
commun en esthétique et en psychologie de l'art. Dans une approche purement réceptive
de la perception, où l'intérêt est d'accoupler un stimulus à une réponse, cette omission se
justifie. C'est le cas de nombreuses études qui s'inscrivent dans la continuité de la
théorie de la Gestalt ou de l'esthétique expérimentale de Fechner.54 C'est aussi le cas de
l'esthétique philosophique lorsqu'elle ne distingue pas le stimulus naturel de l'artefact.
Nonobstant, dans un contexte écologique comme l'est celui de l'évolution, le fait de ne
pas considérer les objets d'art comme résultant d'une « activité artisanale »,55 avec
l'aspect technologique que cela suppose, conduit par conséquent à une position réduite
de la notion même d'art. L'objet d'art serait pour le sujet un objet ex nihilo, ce qui revient
à considérer le processus d'acculturation qui débute à la naissance comme impertinent
dans la vie esthétique de l'adulte. Le rapport de dépendance entre l'expérience
contemplative d'un côté, et le processus créatif de l'autre, devient irréductible dès que la
conception de l'esthétique cesse d'être endogène pour s'inclure dans le contexte de
l'espèce. Même un rituel comme processus d' « artification » implique une spécificité
comportementale dans la communauté qui dénote un savoir-faire.
Certes, la situation en apparence passive du spectateur fait que l'objet d'art est
d'abord un objet dans le monde. Sa perception mobilise les mêmes organes et processus
perceptifs employés pour faire l'expérience banale de l'environnement quotidien. Il
partage avec l'objet banal et l'objet naturel la déformation que la perception

54 Comme exemple dans ce domaine on peut citer le remarquable travail de Rudolf Arnheim
dans le domaine de l'art visuel. Le cas de la musique sera abordé dans le présent travail.
55 Pierre Boulez dans : Boulez, Changeux et Manoury, op. cit, p. 9.

35
phénoménologique opère sur tout objet externe, et qui consiste, selon Merleau-Ponty
dans le fait que la réalité de l'objet

s'offre comme la somme interminable d'une série indéfinie de vues perspectives dont
chacune le concerne et dont aucune ne l'épuise. Ce n'est pas pour lui (l'objet) un
accident de offrir à moi déformé, suivant le lieu que j'occupe. C'est à ce prix qu'il peut
être « réel».56

Dominique Chateau, dans la description qu'il donne de l'attitude qu'exige la


contemplation esthétique, souligne aussi la nature précaire de cette rencontre entre un
objet d'art fini et hautement structuré, et le sujet qui le perçoit pour la première fois.
Selon Chateau, une attitude esthétique nécessite un premier rapport naïf à l'objet, ou
comme il le dit, une attitude de débutant.

Certes, l'expérience esthétique appelle l'attitude du débutant pour chaque nouvelle


expérience ; c'est une condition, pour que le moment intuitif s'exprime dans toute sa
puissance, que, à chaque occasion l'esthète commerce avec l'objet comme s'il naissait au
monde.57

Mais l'expérience esthétique face aux objets d'art ne peut pas être réduite à la
réponse sensorielle du système nerveux à un stimulus donné. Dans le processus
d'enculturation qui participe à l'évolution des connexions neuronales, et donc à notre
représentation du monde, nous apprenons que les objets d'art sont créés par des hommes
et des femmes, ce qui leur donne une empreinte intersubjective qui fait défaut aux objets
de la nature. L'objet d'art nous informe à la fois sur la maîtrise d'un savoir-faire, et sur
l'intention qui motive l'acte créateur ; deux aspects sur lesquels le sujet peut formuler un
jugement appréciatif. C'est ce dernier qui propulse l'objet jusqu'au statut culturel de
production artistique, et qui libère la beauté artistique du réglage d'une frontière
instinctive entre l'agréable et le déplaisant.
Le substrat cognitif qui apporte la différence entre l'expérience hédoniste banale
et l'expérience qui relève d'un objet d'art, peut être plus facilement discernable lorsque

56 Merleau-Ponty : Le primat de la perception, Lagrasse, Verdier, 2014, p. 48.


57 Dominique Chateau, L'expérience esthétique, Presse Universitaire de Rennes, 2010, p. 116.

36
l'expérience esthétique est ratée ; il est en effet courant de faire des expériences
esthétiquement décevantes. Dans une exposition d'art contemporain par exemple, il peut
nous arriver de nous sentir bafoués par un artiste qui nous propose une œuvre composée
d'objets qui nous sont tout à fait familiers, mais dont la disposition inhabituelle nous
paraît insensée. Cette déception témoigne de l'absence de ce que Roger Pouivet appelle
des « vertus esthétiques », lesquelles, comme le philosophe l'explique, « sont des
dispositions acquises dont nous avons besoin afin d'appréhender les caractéristiques
réelles du monde autour de nous, y compris les œuvres d'art. »58 Les vertus esthétiques
d'un objet d'art sont certainement en relation avec ses caractéristiques physiques
mesurables, mais elles dépendent critiquement du contexte culturel. C'est pourquoi la
valeur artistique d'un objet peut varier selon l'époque et le lieu.
Cette situation apparemment privilégiée du spectateur qui serait passif, et pour
qui la jouissance esthétique ne requiert pas de compétence créatrice, est atténuée par le
constat que fait la neuro-esthétique grâce à l'imagerie cérébrale : en effet, il est bien
connu aujourd'hui que les actions ou les objets que l'on se représente par l'imagination,
mettent en marche les mêmes réseaux neuronaux que la réalisation de l'action en
question, ou la contemplation réelle de l'objet imaginé. Cela a pu être démontré
notamment dans le domaine musical (Levitin, 2006 ; Lechevalier, Platel et Eustache,
2006). Qu'il s'agisse donc d'imaginer de la musique ou d'en écouter, on a affaire à des
activités très proches du point de vue cognitif. Ce point montre la distance importante
qu'il y a entre d'un côté la sensation comme traitement de bas niveau du système
nerveux, qui est largement automatisé et donc passif, et d'un autre côté la perception
comme traitement de haut niveau du système cognitif pour lequel l'état conscient du
sujet est fortement impliqué. La sophistication cognitive d'un objet mental tel que l'a
défini Jean-Pierre Changeux en 1983 est telle, que le traitement sensoriel ne peut être
considéré que comme un attribut restreint dans la perception d'une œuvre d'art.

L'objet mental est identifié à l'état physique crée par l'entrée en activité (électrique et
chimique), corrélée et transitoire, d'une grande population ou « assemblée » de neurones
distribuées au niveau de plusieurs aires corticales définies. (…) Elle se compose de
neurones possédant des singularités différentes qui ont été mises en place au cours du

58 Roger Pouivet, Le réalisme esthétique, Paris, P.U.F, 2006, p. 140.

37
développement embryonnaire et post-natal.59

C'est-à-dire que la compétence créatrice n'est pas seulement attribuable à qui


produit des objets d'art concrets, mais aussi à celui qui est capable de créer de manière
délibérée une image mentale correspondant, selon son jugement esthétique, à un objet
d'art virtuel. Mais il serait incorrect de penser que la création d'un objet mental, puisqu'il
n'a pas de réalité sensible, ne nécessite pas lui aussi un savoir-faire. Dans le cas de la
musique par exemple, la compétence qui permet au non-musicien d'imaginer une
musique qu'il connait ou qu'il n'a jamais entendue auparavant, dérive d'un apprentissage
implicite qui se consolide à chaque fois qu'il écoute où simplement s'expose à de la
musique.60 Cela montre bien que l'objet d'art est perçu d'emblée comme résultant d'un
processus créatif partiellement libre, et que ce marge de liberté interpelle tant la
créativité de l'artiste que celle du spectateur. Il n'y a donc pas d'art sans artistes, dans la
mesure où il n'y a pas d'expérience artistique sans l'identification par le spectateur d'une
intention créative. Cette imbrication causale donne au processus d'acculturation une
importance centrale qui semble à mon avis incompatible avec l'hypothèse de l'art
comme compétence innée.
L'hypothèse de l'art comme instinct est aussi problématique face à l'histoire de
l'art, car, si les caractéristiques physiques que l'artiste créateur donne à son œuvre
doivent correspondre à une attente phylogénétiquement formulée, alors comment
expliquer le fait que les styles en art évoluent à une vitesse éphémère en comparaison au
temps qu'il faut à une espèce pour intégrer une nouvelle caractéristique adaptative?
Chatterjee attire notre attention sur ce point.

When we emphasize the universality of art, we slide into thinking of art as an instinct.
When we acknowledge the sheer diversity and cultural fashioning of art, we slide
into thinking of art as a spandrel. Is there a third way to think about art ? (…) the
question is if art is the expression of a finally honed adaptation like the peacock's tail, or
if art is an agile response to local conditions like the finch's song.61

59 Jean-Pierre Changeux, L'homme neuronal, Paris, Fayard, 1983, p. 174.


60 Le domaine de l'apprentissage implicite qui est d'une importance capitale pour comprendre la
perception musicale sera traité dans la deuxième partie de ce travail.
61 Anjan Chatterjee, op. cit., p. 172.

38
L'efficacité esthétique.

Jean-Pierre Changeux est en France le plus important promoteur de cette


branche des neuro-sciences qui s'intéresse à l'esthétique. L'expression d'« efficacité
esthétique » qu'il explique en se servant de la définition de Diderot du beau que voici :

« J'appelle beau hors de moi tout ce qui contient en soi de quoi réveiller dans mon
entendement l'idée de rapports (…). la perception de rapports et donc le fondement du
beau. »62

met l'accent sur l'idée selon laquelle l'expérience de l'objet d'art requiert une
coordination entre des caractéristiques exprimées matériellement dans l'objet
– mesurables en termes de rapports physiques –, et la capacité du spectateur à se
représenter ces dernières par la médiation de traitements cognitifs de bas et de haut
niveau.63 Il est bien sûr en dehors de la portée des neuro-sciences de modéliser la totalité
de l'activité cognitive qui caractérise une expérience perceptive dans un contexte
écologique réel, notamment du fait qu'un certain nombre des réseaux neuronaux se
développent au cours des premières année de vie et se trouvent différenciés d'un
individu à l'autre. Mais il est tout de même envisageable de faire le constat des
conditions sine qua non qui déterminent le plaisir esthétique en tant qu'expérience
universelle pour l'espèce humaine. Pour le neurologue Français Hervé Platel, la
dimension émotionnelle, qui possède aujourd'hui grâce à l'imagerie cérébrale une
expression neuro-biologique observable, est « ce qu’il y a de plus universel et partagé
dans l’expérience musicale, au-delà des formes culturelles variées que l’art musical peut
prendre.»64

62 Cité dans : Jean-Pierre Changeux, Communications cellulaires, Paris, Collège de France,


octobre 2013.
63 Le traitement de bas niveau perceptif, dit aussi buttom-up, correspond à la captation des
qualités sensibles de l'objet et leur traitement spontané selon des principes gestaltistes. Les
traitements de haut niveau, dits top-down, sont conditionnés par des croyances culturelles et
résultent d'une sorte de prise de décision qui peut être plus ou moins consciente. À ce sujet,
voir le premier chapitre de Sensation and Perception, de Bruce Goldstein (2010).
64 Cité dans : Olivier Frégaville-Arcas, « Hervé Platel, de la musique au laboratoire » Sciences
& Santé, septembre-octobre 2010, p. 26.

39
Le plaisir esthétique mobilise de manière concertée des ensembles de neurones qui
unissent les représentations mentales les plus synthétiques élaborées par le cortex
préfrontal, avec une activité précise du système des émotions comme le système
limbique.65

Cette définition biologique que donne Changeux du plaisir esthétique n'est pas
sans rappeler celle de Chatterjee lorsqu'il l'assimile à une propriété émergente.
L'expression d'efficacité esthétique suggère que l'émergence en question est fortement
conditionnée, et ne peut pas être le produit d'une sorte de hasard. Le travail que
l'esthétique scientifique a pu accumuler concernant la réaction hédoniste à toute sorte de
stimuli donne à voir l'immensité du spectre sensible qu'embrasse la perception humaine.
L'idée d'un impératif d'efficacité participant à la contemplation réussie des œuvres d'art,
permet de postuler l'hypothèse de l'existence d'un seuil à partir duquel l'expérience
hédoniste devient esthétique dans un sens propre à l'engagement avec l'œuvre d'art.
Puisque cette relation « efficace » suppose une corrélation entre des caractéristiques
formelles dans l'objet, leur traitement cognitif, et la représentation d'une entité
sensiblement intelligible, elle décrit aussi une continuité qui n'est pas seulement
verticale entre l'esprit pensant et le corps sentant, mais aussi horizontale, entre l'objet
comme réalité externe et l'objet phénoménal, propre à la perception.
Le terme d'efficacité sous-entend donc l'existence d'une habileté qui est
sollicitée. Comme on le verra par la suite, cette idée est en accord avec l'esthétique
spéculative de penseurs comme Hume. Cette compétence qui est de nature cognitive
peut aussi faire défaut ou être inhibée par une contrainte quelconque. La notion
d'efficacité devient ainsi plus contraignante, car le sujet, contrairement à l'objet d'art, est
responsable en dernier lieu de la réussite de la relation esthétique. Il y a donc aussi l'idée
implicite d'une action – pouvant être plus ou moins délibérée – qui souligne le rôle actif
du sujet qui vit l'expérience esthétique ; il y a là un sujet de grand intérêt pour la neuro-
esthétique. D'un autre côté, le caractère constant d'une biologie neuronale et des
structures cognitives qui définissent l'espèce humaine, doit être compris comme une
contrainte vis-à-vis des caractéristiques matérielles et structurelles dans l'objet.
Autrement dit, l'objet d'art se doit d'être conçu à l'échelle humaine pour qu’il puisse
65 Jean-Pierre Changeux, Raison et Plaisir, Odile Jacob, 1994.

40
résonner avec les structures cognitives et biologiques de la perception. L'efficacité
n'implique pas seulement une exigence de l'organisme vers l'objet contemplé, mais
présuppose aussi une exigence dans le processus de création de l'œuvre d'art. Cette idée
dont les conséquences dans le domaine de la théorie de l'art sont considérables, n'a
pourtant rien de nouveau, elle était déjà explicitée par Aristote dans sa Poétique lorsqu'il
se réfère à l'importance de l'ordre et de la dimension comme composantes essentielles de
la beauté :

To be beautiful, a living creature, and every whole made up of parts, must not only
present a certain order in its arrangement of parts, but also be of a certain definite
magnitude. Beauty is a matter of size and order.66

Le biologiste et éthologue anglais Richard Dawkins, utilise l'expression « le


monde du milieu » pour faire référence à cette notion d'échelle de grandeur relative à
l'homme. Le monde du milieu est celui entre le trop large et le trop petit, celui où
l'homme construit ses croyances et connaissances ; celui où nos capacités d'interaction
et d'adaptation sont justement les plus efficaces. Celui aussi qui détermine le domaine de
l'expérience artistique, aussi bien dans la création que dans la perception.

The way we see he world, and the reason why we find some things intuitively easy to
grasp and others hard, is that our brains are themselves evolved organs : on-board
computers, evolved to help us survive in a world – i shall use the name Middle World –
where the objects that mattered to our survival where neither very large nor very
small ; a world where things either stood still or moved slowly compared with the
speed of light ; and where the very improbable could safely be treated as
impossible.67

66 Aristote, Poetics, Trad. Ingram Bywater, Oxford, Clarendon Press, 1962, p. 14.
67 Richard Dawkins, The God delusion, Croydon, Black Swan, 2007, p. 412.

41
2.2 Le paradoxe kantien

Une distanciation vis-à-vis de la pensée idéaliste, accompagnée d'un


rapprochement vers une conception foncièrement naturaliste, constitue l'un des aspects
les plus importants de l'évolution du domaine esthétique depuis la fin du XIXe siècle.
Ce déplacement nous semble plus l'expression d'une plasticité épistémologique imposée
par la nature même de l'aisthésis, que celle d'une volonté de rupture avec le travail
avancé par la philosophie spéculative dans ce domaine. Les problématiques soulevées
par l'esthétique philosophique avant son épanouissement pluridisciplinaire, restent
pertinentes malgré la diversité d'outils et de méthodes qui permettent de les traiter
aujourd'hui. Le glissement de l'idéalisme vers un positivisme naturaliste trouve l'un de
ses plus importants précurseurs dans l'œuvre de William James (1842-1910), lui-même
ayant une formation de psychologue et de philosophe. Il y a chez James un antécédent
de la théorie du marqueur somatique de Damasio où l'intellect est vu comme
indissociable des traitements perceptifs primaires, c'est-à-dire, de la sphère sensorielle et
somatique. Comme le rappelle T. Trigoni, cette intuition amène James à réévaluer
l'importance des percepts face aux concepts :

Percepts are inextricably connected to the body and are juxtaposed to concepts which
are abstract and formulated by the discursive conscious mind. For James, concepts
are secondary and reductive, and their formation is fully dependent on percepts
which are more expansive and cognitively dynamic than concepts.68

Le courant de l'esthétique incarnée, ou incorporée (embodied aesthetics), qui,


outre la personnalité de William James, se réclame aussi de celle du philosophe et
psychologue américain John Dewey (1859-1952), occupe aujourd'hui une place
importante dans l'esthétique philosophique contemporaine. Pentti Määttänen postule une
théorie où le sens est indissociable non seulement du corps, mais aussi, et comme
conséquence de l'investissement d'un espace par le corps, de l'action. Selon lui, notre
expérience du monde peut être appréhendée en termes de « possibilités d'action sur la

68 Thalia Trigoni, « Corporeal cognition : pragmatist Aesthetics in William James », in A.


Scarinzi (ed), op. cit., p. 56.

42
base des expériences passées ».69 Aux fondements de son hypothèse, Määttänen adopte
une position qui réfute clairement le dualisme nature/culture.

In a looser definition of naturalism there are no methodological commitments and there


is no need to oppose culture to nature. On the contrary, we should see the continuity
between them, and one way to do so is to draw upon a notion of meaning that is wider
than that of linguistic meaning. (…) It turns out that our habitual methods and practices
of moving around in space can be understood as meaningful practices of experiencing
and interpreting our everyday surroundings.70

Le sens du corps, titre que le philosophe américain Mark Johnson donne à son
livre paru en 2007,71 apparaît comme emblématique de cet élargissement ontologique de
l’épistémè esthétique, qui partant d'un substrat organique – le corps et son activité
somatique –, s'étend jusqu'à la cogitation abstraite de l'intellect.

At least since the enlightenment aesthetics has suffered from what Gadamer calls a
« subjectivism » that relegates aesthetics to a theory of judgments based on feelings,
where feelings are regarded as non-rational, and private. I argue to the contrary, that
aesthetics lies at the heart of our capacity for meaningful experience. Aesthetics concern
the patterns, images, feelings, qualities, and emotions by which meaning is possible for
us in any aspect of our lives.72

Une approche philosophique purement spéculative de l'aisthésis ne semble plus


possible ni désirable. Depuis W. James l'esthéticien est confronté de plus en plus à la
nécessité de tisser un discours cohérent qui intègre des connaissances provenant de
domaines non-spéculatifs comme la biologie, la psychologie et les neurosciences. Mais
si déjà au XVIIe siècle Descartes ressent le besoin de postuler l'hypothèse de la glande
pinéale comme lieu de disjonction entre le corps et l'esprit, l'intérêt de ce genre
d'entreprises devient de nos jours d'autant plus pressant que les domaines scientifiques
69 Pentti Määttänen, « Emotionally Charged Aesthetic Experience », in A. Scarinzi (ed.), op.
cit., p. 88.
70 Pentti Määttänen, « Space, Time and Interpretation » Koht Ja Paik/Place and Location, V,
2006, p. 11.
71 Mark Johnson, The meaning of the body, Chicago university press, 2007.
72 Mark Johnson, The aesthetics of embodied life, in A. Scarinzi, op. cit., p. 23.

43
concernés ont connu depuis des avancées gigantesques. En faisant découler d'une
caractéristique morphologique l'hypothèse de la glande pinéale comme siège de l'âme,
Descartes n'a fait qu'appliquer sa démarche spéculative à un objet par ailleurs inconnu.
Le philosophe d'aujourd'hui quant à lui, est dispensé de prendre ce genre de risques dans
des domaines où il n'est pas expert grâce à un accès à un nombre toujours grandissant
d'études scientifiques. Määttänen justifie l'inéluctabilité de cette contrainte que
l'esthétique impose à l'académisme traditionnel par la remarque suivante :

Mind is necessarily embodied. What does follows is that all questions concerning the
character of cognition are ultimately empirical questions. This is no to underestimate the
need for abstract conceptual analysis, the traditional task of philosophers ; but all
abstract conceptions must have some connection to experience in order to be relevant
for the aesthetic study of cognition.73

Dans ce contexte, certaines théories philosophiques développées notamment au


XVIIIe et au XIXe siècles, et dont l'esthétique générale a hérité, demandent à être
reconsidérées, ou mieux, comme le suggère Määttänen, à être testées empiriquement.
Dans son Analytique du Beau, Kant expose sa célèbre théorie du goût. Ce texte
qui fait partie de la Critique de la faculté de juger, introduit dans l'histoire de
l'esthétique des notions et des concepts qui non seulement auront une grande influence
par la suite, mais qui encore de nos jours occupent activement les philosophes. Deux de
ces idées sont les suivantes : premièrement, Kant nous dit que la satisfaction qui
détermine le jugement de goût est de nature désintéressée : c'est-à-dire que l'objet du
jugement n'est pas utile comme moyen d'une satisfaction personnelle – ce qui est le cas
de l'agréable. Dominique Chateau en donne un exemple dans ces mots : « lorsque boire
est un acte esthétique, la soif est importune, grossière, presque pathologique . »74
Deuxièmement, Kant accorde au jugement de beauté deux caractéristiques intrinsèques :
l'absence de concept et l'universalité.

Aussi parlera-t-il du beau comme si c'était une qualité de l'objet même, et que
son jugement fut logique (c'est-à-dire constituant par des concepts une connaissance de

73 Pentti Määttänen, op. cit., p. 86.


74 Dominique Chateau, op. cit., p. 21.

44
l'objet), bien que ce jugement soit purement esthétique et qu'il n'implique qu'un
rapport de la représentation de l'objet au sujet : c'est qu'en effet il ressemble à un
jugement logique en ce qu'on peut lui supposer une valeur universelle.75

L'analyse kantienne aboutit à l'idée que l'expérience du beau est indicible, car
elle fait l'objet d'une satisfaction universelle et « purement esthétique » ; c'est-à-dire qui
échappe à la logique des concepts et par conséquent aussi à la formulation d'un énoncé
sémantique. L’énonciation du jugement esthétique par le langage ne se fait que dans une
forme analogique ou métaphorique, dans le sens où, en empruntant les concepts et la
logique du discours, elle abandonne sa forme originale. Pour Kant le plaisir esthétique
est, comme d'ailleurs c'était le cas pour Baumgarten, une connaissance sensible, en
rapport d'analogie avec la raison. 76 Mais l'auteur de L'analytique du Beau serait en
désaccord avec son aîné sur le fait que cette discipline puisse prétendre à devenir une
science, et cela, à cause de la nature non rationnelle de l'expérience esthétique.
Par la distinction entre d'un côté un plaisir propre à ce qui est agréable et bon, et
d'un autre côté un plaisir « pur » qui :

1) Se soustrait au discours logique car il est sans concept.


2) Echappe à l'analyse critique de l'objet esthétique puisqu'il ne se présente
qu'à une contemplation désintéressée.
3) Correspondrait à une attente innée de par son universalité.

Kant nous propose une conception dichotomique du plaisir. Au lieu de plaider


pour une continuité entre corps et esprit, le philosophe allemand renforce la pluralité de
substance par la distinction entre deux formes de plaisir ayant des mécanismes
dissociés : d'un côté il conçoit le jugement de goût comme purement esthétique, et d'un
autre côté le jugement de ce qui est bon ou agréable, comme moyennant par la raison un
intérêt relatif au sujet.
Lorsque M. Johnson place l'esthétique à la base même de notre capacité à
attribuer du sens à nos expériences, voire même de l'élaboration des nos connaissances,

75 Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, L'analytique du beau, deuxième partie § 6.


(traduit par Jules Barni)
76 Pour une analyse de l'influence de la conception du beau par Baumgarten chez Kant, voir
l'excellent article de Herman Parret cf. (1992).

45
il se trouve nécessairement en désaccord avec la dichotomie kantienne que nous venons
de présenter.

The aesthetic will pertain only to a certain range of judgments grounded on feeling,
and therefore, on Kant's view, it would make no sense to claim that the aesthetic
is a matter of thought. In fact, Kant typically contrasts these feeling-based aesthetic
judgments with cognitive (conceptual) judgments that can give rise to knowledge. 77

La théorie kantienne se doit donc d'affronter les défis que lui pose l'esthétique
scientifique. Face à la neuro-esthétique, le principe d'universalité du jugement de beauté
sous-entend une compétence commune aux membres de l'espèce humaine. Comme on le
verra par la suite, cela nous conduit à un paradoxe. Pour que cette compétence de
jugement soit partagée par toute l'humanité comme l'implique la présomption de son
universalité, elle doit avoir été acquise au cours de l'évolution dans un processus de
sélection darwinien, c'est le cas de tous les traits du patrimoine ancestral dont chacun de
nous est l'héritier. Le jugement esthétique compterait donc parmi l'ensemble de nos
compétences innées. Ce point ne semble pas être en contradiction avec la pensée de
Kant qui nous dit : « Le génie est la disposition innée de l'esprit (ingenium) par laquelle
la nature donne les règles à l'art. »78 C'est-à-dire que le philosophe allemand conçoit
l'objet d'art comme l'instanciation d'une potentialité inhérente à tout un chacun, car
« innée ». Mais si l'idée d'une appréciation instinctive du beau n'intervient pas avec le
système kantien, le paradoxe apparaît lorsqu'on essaie de trouver une explication d'un
point de vue évolutif à ce caractère inné. Comme on l'a vu dans la section précédente,
un certain nombre de neurologues cherchent actuellement des explications à l’hypothèse
de l'art comme expression d'un acquis évolutif spécifique. En essayant de trouver les
prémices d'un instinct spécifique à l'art dans un besoin adaptatif qui n'est pas
nécessairement propre à l'espèce humaine, Geoffrey Miller a trouvé une piste pour
l'instinct de l'art dans l'étude généalogique de certaines espèces qui, comme le paon,
développent des caractéristiques physiques sans importance pour la sélection naturelle
– voire même handicapantes –, mais qui vont avoir comme conséquence d'augmenter les
chances d'accouplement de l'individu. En effet, le plumage ocellé des paons, a pour but

77 Mark Johnson, The meaning of the body, 2007, p. 214-215.


78 Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, Section I, livre II, §46.

46
de faciliter la participation de l'individu à la sélection sexuelle : les paons avec les jeux
de plumes les plus imposants et les plus colorés, attirent davantage les femelles ; en
revanche, l'opulence du plumage rend le mouvement plus difficile à l'oiseau, le rendant
par conséquent plus vulnérable face à ses prédateurs. On voit là une compétence qui
consiste à montrer l'état de bonne santé (fitness) de l'individu, par sa capacité à investir
des ressources vitales dans l'exagération d'attributs attrayants, non indispensables à sa
survie. Plus l’investissement est couteux en ressources vitales, plus l'individu montre un
meilleur capital génétique et énergétique ; il apparaît comme un partenaire souhaitable.
Miller suggère que la compétence artistique proviendrait de cette capacité créative dont
le but n'est pas la survie de l'espèce, mais de favoriser l'individu au sein du clan.

The human brain's great complexity makes it vulnerable to impairment through


mutations, and its great size makes it physiologically costly. By producing
behaviors such as language and art that only a costly, complex brain could produce,
we may be advertising our fitness to potential mates. If sexual selection favored
the minds that seemed fit for mating, our creative intelligence could have evolved
not because it gives us any survival advantage, but because it makes us
especially vulnerable to revealing our mutations in our behavior.79

On voit donc que l'hypothèse de l'instinct se fonde nécessairement sur un intérêt


de l'organisme. Cet intérêt peut être en rapport à la survie comme le propose Ellen
Dissanayake, ou à une stratégie face à la sélection sexuelle comme le suggère Miller. Le
paradoxe face auquel se trouve la pensée kantienne se résume dans cette question que
pose A. Chatterjee : « comment l'intérêt désintéressé peut-il être adaptatif ? »80 Une
deuxième question me semble ici pertinente : peut-on concevoir qu'une compétence
acquise sous la contrainte d'un intérêt adaptatif puisse persister dans l'espèce sous une
forme purement culturelle, alors que la contrainte adaptative serait disparue ou
transformée ?

79 Geoffrey Miller, The Mating Mind, Anchor books, New York, 2001, p. 104.
80 Anjan Chatterjee, op. cit., p. xx

47
L'intérêt désintéressé d'un Narcisse

L'attribution du qualificatif de « beau » à un objet quelconque ; le moment où la


catégorie sémantique du beau est énoncée, autrement dit, le jugement en lui-même, est
un moment tardif dans la chronologie de l'expérience esthétique. Le critique d'art qui
considère rétrospectivement les raisons qui ont motivé son jugement à un moment
donné et en présence d'un objet particulier, n'aboutit pas à une reconstitution de ce qui
fut une connaissance sensible, mais à la construction d'un discours à partir d'indices
résiduels d'une expérience qui n'est plus. La nature de ce à quoi le signifiant beau
cherche un nom, ne semble en fait pouvoir être appréhendé que dans les instants qui
précèdent le jugement qualificatif lui-même. En tout cas, le postulat kantien de l'absence
de concept implique que l'expérience du beau soit indépendante de la formulation
sémantique comme jugement déterminant : « ceci est beau ! ». Le jugement, et la
conséquente argumentation sur le beau, sont donc un marqueur indirect de la beauté
purement esthétique. Le discours de l'expert, du critique d'art, ou du dilettante, ne
reconstitue pas l'expérience esthétique, ni ne la rend compréhensible par analogie au
logos. Si le discours critique convainc, c'est par l'effet de sa propre cohérence
rhétorique, sans qu'il y ait un transfert nécessaire envers l'œuvre en question. S'il n'en
était pas ainsi, les tendances esthétiques n'auraient jamais donné lieu à des querelles.
Comme le rappelle Herman Parret, chez Jean-Baptiste Du Bos,81 comme ce sera
le cas plus tard chez Kant, « le goût propose des inférences qui ne sont pas purement
logiques et il juge de façon immédiate à partir d'une perception immédiate sans sombrer
dans le relativisme. »82 C'est-à-dire que c'est dès la rencontre avec l'objet, et tout au long
de sa contemplation, que la beauté pure peut être effective et réelle. Il est clair que le
concept de beau, étant inévitablement insuffisant pour désigner ce à quoi il fait
référence, laisse la morphologie variable de l'expérience esthétique émancipée d'une
catégorisation étroite. Ce à quoi j'attache l'adjectif beau, revendique dans le domaine du
sensible, du sensuel, et de donc de l'éphémère-ineffable, une réalité concrète dont la
substance est irréductible. Si le jugement de beauté semble considérer une position
81 Les Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture, sont publiées par l'abbé Du Bos en
1719, et connaitront un grand succès tout au long du siècle des Lumières.
82 Herman Parret, op. cit., p. 324.

48
critique trop en-deçà du logos pour pouvoir désigner la beauté esthétique pure, il
apparaît plus convenable à la description d'états moins dynamiques que l'expérience
vivante ; des états où la beauté est une caractéristique qui demeure et qui se présente
comme reproductible. C'est-à-dire les objets d'art eux-mêmes. L'adjectif beau serait
donc plus indiqué à qualifier, non pas un ressenti, mais une propriété permanente de
l'objet. Il nous renseigne sur la prédisposition de l'objet en question à la contemplation
esthétique. L'objet que l'on qualifie de beau, témoigne d'une propension structurelle à
faciliter un accord esthétiquement efficace avec le sujet.
Il est donc possible de penser une forme concrète de Beauté qui s'émancipe de
la beauté comme propriété émergente de la contemplation esthétique. D'une certaine
manière cette chosification de la beauté est l'objet de la théorie de l'art qui travaille à la
modélisation des styles et des techniques – le contrepoint modal, l'harmonie tonale en
musique, ou la perspective en peinture, par exemple. L'art décrit une boucle du type
production-consommation qui place l'artiste dans une approche artisanale où le beau est
manipulable par le maniement de paramètres physiques relatifs à un standard culturel,
lequel dépend à son tour du jugement du consommateur.
Le plaisir esthétique, en tant qu'expérience subjective, aurait donc deux
propriétés sine qua non: premièrement, l'assimilation par le sujet du potentiel de beauté
dans l'objet – caractéristiques formelles –, et deuxièmement, la capacité du sujet à
reconnaître – peut-être de manière intuitive – l'efficacité de sa propre disposition et
compétence à l’interprétation esthétique de l'objet. Cette dernière caractéristique
réfléchissante justifie la motivation du sujet à s'engager dans une attitude de
contemplation envers les qualités esthétiques de l'objet. Or, alors que la prédisposition à
l'émergence du beau est un attribut intrinsèque et permanent pour l'objet – introduit dans
celui-ci par l'artiste –, le sujet est par défaut dans une situation de précarité car
l'efficacité de sa disposition esthétique à l'égard de l'objet – nécessairement issu d'un
contexte culturel précis –, dépend d'un certain nombre d'acquis – compétences – et
d'actions – investissement cognitif – dont il est seul responsable. Le moment de la
rencontre avec l'objet est une mise à l'épreuve pour le sujet, lorsqu'il la surmonte, il
obtient du plaisir esthétique une récompense. La nature composite de ce rapport qui se
crée entre le sujet et l'objet par le biais de la contemplation, est expliquée par Damasio
dans les termes suivants :

49
A feeling about a particular object is based on the subjectivity of the perception
of the object, the perception of the body state it engenders, and the perception of
modified style and efficiency of the taught process as all of the above happens. 83

Cette subjectivité proprioceptive dont nous parle Damasio met donc en parallèle
un état somatique qui se déploie dans une temporalité fluide, et l'examen d'un objet
extérieur. Il en résulte un état introspectif où l'on fait l'expérience consciente d'une
coordination entre le corps et le monde. La contemplation par laquelle l'acte perceptif
acquiert ce double caractère à la fois introspectif et vigilant est non seulement
l'espace/temps de l'expérience du monde, mais aussi celui d'un regard vers l'intérieur
d'un organisme percevant qui prend connaissance d'une activité somatique organisée et
cohérente.
Dans la définition que Damasio donne de l'émotion, elle apparaît comme un état
de connaissance et de réflexion, non pas sur un contenu abstrait et conceptuel, mais sur
des variations somatiques provenant de plusieurs parties du corps. Pour lui, l'émotion
fait sens, et c'est sur ce point qu'il adresse sa critique à Descartes. L'émotion, comme le
mot même l'indique, implique le mouvement, la variation ; le sujet appréhende ces
variations intimes en même temps qu'il attache son attention à un objet externe, et c'est à
la contemplation de ce mouvement interne que nous appliquons le terme d'introspection.
Il se peut que dans la contemplation esthétique il y ait un engagement
introspectif qui met en cause la notion kantienne de désintéressement. Mais pour cela il
faudra répondre à la question suivante : quel bénéfice y a-t-il à accorder des ressources
cognitives et vitales à la contemplation d'objets d'art ? Étant donné que la neuro-
imagerie a montré que le cerveau ne possède pas de module spécialisé pour la
perception esthétique (B. Lechevalier, H. Platel et F. Eustache, 2010), le paradigme
fonctionnel que Damasio attribue de manière générale à l'émotion, s'applique aussi bien
et invariablement, que ce soit à une émotion de type esthétique, ou au simple agrément.

I see the essence of emotion as the collection of changes in body state that are induced
in myriad organs by nerve cell terminals, under the control of a dedicated brain
system which is responding to the content of thoughts relative to a particular entity or

83 Antonio Damasio, op. cit., p. 148.

50
event.84

Lorsque l'objet d'art se trouve au focus de cet état introspectif et que le sujet en
fait l'expérience esthétique, ce dernier relève le défi posé par l'objet ; c'est-à-dire que le
sujet réussit la reconnaissance de la prédisposition esthétique de l'objet, et par
conséquent aussi celle de sa propre compétence esthétique. Il vit ce que nous pouvons
appeler une expérience introspective allo-centrée. Dans ce cas, si la contemplation
esthétique se présente comme une expérience introspective indirecte où l'objet d'art est
le médiateur, alors le désintéressement kantien n'est autre chose que le masquage de
notre intérêt de l'objet par le reflet que ce dernier nous renvoie de notre propre
compétence esthétique. La désirabilité de l'objet d'art serait dissimulée par l'occasion
exceptionnelle qu'il nous offre de contempler, en nous-mêmes, une compétence rare, et
dont l’acquisition représente une réussite ; une preuve de notre capacité d'adaptation vis-
à-vis d'un type de structures qui comptent parmi les plus complexes de notre
environnement culturel. En termes métaphoriques, on peut dire que l'objet d'art est la
surface d'eau qui pour Narcisse n'a pas d'intérêt en soi – au point qu'il l'oublie –, mais
qui est indispensable à son narcissisme. C'est ainsi que la neuro-esthétique me semble
nuancer le concept de désintéressement par cette idée d'un intérêt qui serait égo-centré
mais nécessairement médiatisé par le produit d'un processus créatif ; hypothèse qui est
en cohérence avec la théorie de Miller commentée dans la section précédente.
Il y a donc non seulement un intérêt certain pour l'objet au moment de
l'expérience esthétique, mais il est doublé, à la fois dans le sens de la multiplication par
deux et du dépassement, par l'intérêt que suscite chez le sujet l'image miroitée d'une
habileté exceptionnelle où il reconnaît son propre ego. Il y a dans le processus de
l'élaboration d'attentes perceptives durant l'écoute musicale, un aspect qui illustre cette
hypothèse : Dans Sweet anticipation, David Huron (2007) théorise l'attente perceptive
en musique, et nous fait remarquer que la gratification qui accompagne la réalisation
d'une attente, est un qualia que l'on attribue à tort au stimulus lui-même. En effet la
récompense ne correspond pas à la représentation d'un attribut sensible, mais à la
projection d'une hypothèse élaborée de manière descendante – top-down –, que le
stimulus nous renvoie par miroitement. « When an event happens at an expected

84 Antonio Damasio, op. cit., p. 139.

51
moment, (…) the positive emotion evoked by the accurate prediction is typically
misattributed to the stimulus itself ».85

2.3 Hume plutôt que Kant

Dès la fin des années 60, Michel Imberty a conduit des expériences qui ont pu
démontrer l'acquisition progressive chez l'enfant de compétences lui permettant la
compréhension du langage tonal. Le protocole étudiait l'effet d'un contexte écologique
réel : les enfants n'ont pas été forcés ou incités à adopter une attitude d'écoute
particulièrement attentive à chaque fois qu'ils étaient en présence d'une musique tonale
dans leur quotidien. Ces études témoignent donc du caractère implicite de l'acquisition
de ces compétences, qui sont de plus en plus élaborées et robustes au fur et à mesure que
l'expérience s'accumule au fil des années. Des constantes ont démontré que l’acquisition
de ces compétences est dépendante des stades développementaux de l'enfance. Selon
Imberty, c'est en moyenne à l'âge de dix ans que l'enfant reconnaît implicitement la
relation grammaticale entre la tonique et la dominante dans un extrait musical non
manipulé. L'enfant trouve que les phrases musicales finissant sur la tonique sont plus
conclusives, ce qui indique indirectement qu'il est capable de formuler les bonnes
attentes perceptives en temps réel.

Les sujets ont donc perçu cette hiérarchie au sein des formules cadentielles, cellules
premières des phrases musicales. On peut donc dire que la perception musicale de
l'enfant de 10 ans s'articule sur les degrés préférentiels du système qui lui est
expérimentalement soumis.86

La résonance affective et sensorielle entre l'enfant et le flux perceptif que


constitue la musique, est un lien qui s'intensifie par la pratique et la répétition. Le fait
que l'age de dix ans apparaisse comme une généralité, révèle, tout comme pour

85 David Huron, Sweet anticipation, Massachusetts, MIT Press, 2008, p. 184.


86 Michel Imberty, « La méthode de comparaison de paires appliquée à l'étude de l'organisation
perceptive de la phrase musicale chez l'enfant » , Revue de statistique appliquée, 1968, vol.
XVI - n° 2, p. 25.

52
l'acquisition du langage, la corrélation avec le stade de développement du cerveau de
l'enfant. À dix ans l'enfant semble donc avoir toutes les capacités requises pour
appréhender les rapports de tension et détente en cohérence avec la théorie tonale.
Le résultat de ces expériences 87 comme d'autres liées à l'apprentissage implicite
et dont on parlera plus amplement dans la deuxième partie de ce travail, coïncide avec
un certain nombre d'idées que le philosophe écossais David Hume (1711-1776) expose
dans La règle du goût. Hume place le beau dans une sphère qui n'est plus métaphysique
mais qui concerne la rencontre concrète entre le sujet et l'objet perçu. Chez Kant au
contraire, malgré la critique qu'il adresse au concept de l'idée platonicienne, le beau a
quelque chose d'une idée, dans le sens où la contemplation fonctionne comme voie de
transcendance vers un contenu pur et universel. Hume quant à lui, voit dans le goût une
compétence qui s'acquiert et se développe par la pratique et la répétition. À la beauté
comme attribut pérenne de l'objet, il oppose la finesse et la délicatesse d'un goût acquis.
Le goût comme instrument pour le déchiffrage de la beauté, se présente comme une
compétence en puissance chez tout individu. D'une personne qui aurait de la peine à
porter un jugement convenable sur une œuvre d'art, Hume nous dit ceci :

Mais si vous la laissez acquérir l'expérience de ces objets, vous voyez son
sentiment gagner en exactitude et en perfection : elle ne perçoit pas seulement les
beautés et les défauts de chaque partie, mais remarque le genre distinctif de chaque
qualité et lui assigne la louange ou le blâme convenables.88

Au fondement du sentiment esthétique, Hume place un support physiologique


irréductible ; il contemple un seuil minimal de l'expérience hédoniste où la distinction
entre le plaisant et le désagréable se fait naturellement : « certaines formes ou qualités
particulières, de par la structure originale de la constitution interne de l'homme, sont
calculées pour plaire et d'autres pour déplaire. »89 S'il n'est pas ici question de beauté
esthétique, la question de la valeur hédoniste est déjà présente comme mécanisme
naturel ; un instinct inné de sympathie ou de répulsion. Le goût, ou plutôt le raffinement
du goût, est pour Hume le résultat tout aussi naturel du développement d'une habileté

87 Voir notamment : Michel Imberty, L'acquisition de structures tonales chez l'enfant, Paris,
Klincksieck, 1969.
88 David Hume, De la règle du goût, trad. R. Bouveresse, Paris, J. Vrin, 1975, p. 90.
89 Ibidem, p. 86.

53
incluse dans notre patrimoine biologique, c'est-à-dire : une application de facultés
invariablement présentes dans l'espèce, à un aspect variable de l'environnement culturel.
Par conséquent, au cours de la vie d'un sujet, cette compétence peut faire l'objet d'un
développement, ou au contraire être inhibée : le beau comme chance plutôt que comme
fatalité.
Contrairement à Kant, chez Hume le plaisant et le déplaisant ne se différencient
des émotions esthétiques les plus « délicates » que par leur degré, et non par leur nature.
C'est exactement, comme le remarque Rennée Bouveresse, le point de départ que prend
Fechner pour son esthétique expérimentale :

La définition de l'esthétique par Fechner est une définition humienne : c'est l'étude
de « tout ce qui pénètre en nous par les sens sous la forme d'un agrément ou d'un
désagrément immédiat » . Hume et Fechner proposent tous les deux une esthétique
« expérimentale » et empirique.90

Dans La norme du goût, un autre des textes que Hume consacre à l'esthétique,
on retrouve une attention toute particulière à ce moment qui est la rencontre entre le
sujet et l'œuvre d'art. Il s'agit pour lui d'un moment qui « requiert le concours de
beaucoup de circonstances favorables ».91 Lorsque nous souhaitons faire l'expérience du
beau, nous dit il, « nous devons choisir avec soin un temps et un lieu appropriés, et
porter l'imagination à une situation et une disposition convenables ».92 Bien que Hume
reconnaisse que la valeur esthétique attribuée aux objets ne leur soit pas inhérente, il
affirme que l'on « doit reconnaître qu'il y a certaines qualités dans ces objets qui sont
adaptées par nature à produire ces sentiments particuliers ».93 On voit comment
l'efficacité dont on a parlé dans la section précédente peut être illustrée par ces propos :
pour le philosophe écossais, une rencontre efficacement esthétique dépend d'un
concours de circonstances qui vont des qualités de l'objet jusqu'à la disposition de
l'esprit, en passant par des organes perceptifs.

Le sentiment étant d'une autre nature que l'objet et prenant son origine dans

90 Renée Bouveresse, op. cit., p.163.


91 David Hume, op. cit., p. 85.
92 Ibidem.
93 Ibidem. p. 88.

54
l'opération de celui-ci sur les organes et l'esprit, une altération dans ceux-ci doit changer
le résultat, et un seul et même objet, présenté à des esprits totalement différents, ne
peut pas produire le même sentiment.94

Un dernier point sur lequel l'esthétique de Hume se démarque de celle de Kant,


et par lequel elle me paraît plus cohérente avec un paradigme de continuité, ainsi
qu'avec les défis de l'esthétique scientifique contemporaine, est le fait suivant : pour
Hume le jugement de beauté est universel en puissance, car ce sont l'expert et le
connaisseur qu'en font l'expérience effective, et non pas tout sujet par défaut.
Néanmoins, comme le montre la citation précédente, le contenu de l'expérience du beau
reste de nature subjective ; différente à la nature de l'objet et pourtant responsable du
sentiment. Cette dimension irréductible de la relation esthétique inclut la contemplation
comme engagement du corps et de l'esprit, dans une relation étroite avec l'essence du
beau. Hume illustre cette idée par une histoire extraite du Don Quichotte de Cervantes
devenue célèbre:

C'est avec une bonne raison, dit Sancho au sire-au-grand-nez, que je prétends avoir un
jugement sur les vins : c'est là une qualité héréditaire dans notre famille. Deux de mes
parents furent une fois appelés pour donner leur opinion au sujet d'un fut de vin
supposé excellent parce que vieux et de bonne vinée. L'un d'eux le goûte, le juge, et
après mûre réflexion, déclare que le vin serait bon, c'est ce petit goût de cuir qu'il
perçoit en lui. L'autre, après avoir pris les mêmes précautions, rend aussi un verdict
favorable au vin, mais sous la réserve d'un goût de fer, qu'il pouvait aisément distinguer.
Vous ne pouvez imaginer à quel point tous deux furent tournés en ridicule pour leur
jugement. Mais qui rit à la fin ? En vidant le tonneau, on trouva en son fond une vieille
clé attachée à une courroie de cuir.

L'hypothèse qui a été présentée à la fin de la section précédente selon laquelle la


contemplation esthétique se présenterait comme une expérience introspective allo-
centrée, est compatible avec les aspects de la pensée humienne que je viens de
commenter ici : d'un côté, l'œuvre d'art nous renvoie le reflet de notre propre
compétence esthétique ; cette compétence, ayant été acquise individuellement, s'exprime
différemment d'un individu à l'autre – la plasticité des connexions neuronales en est une
94 Ibidem. p. 83.

55
preuve. D'un autre côté, le jugement de valeur, en tant que catégorie conceptuelle et
sémantique, ne traduit que la valence générale, positive ou négative, de l'expérience ; il
est donc universel chez les esprits ayant acquis le goût en question. La pensée esthétique
de Hume ne se trouve ni diminuée ni défiée par l'esthétique expérimentale ou la neuro-
esthétique, elle se présente plutôt comme leur intuition lointaine. Elle est en cohérence
tant avec la complexité épistémologique de l'esthétique contemporaine, qu'avec sa
continuité ontologique.

56
Chapitre 3

La musique dans la continuité

De tous les produits culturels, les œuvres d'art sont les plus difficiles à saisir
ontologiquement : Le développement qu'a connu la discipline esthétique témoigne de
cette difficulté. Si l'objet beau est la motivation originelle de la cogitation esthétique, il
n'est pas son contenant exclusif. L'esthétique, malgré l'immensité de son champ
théorique, manque tantôt par excès, tantôt par omission, de nous offrir une voie pour la
compréhension exhaustive de l'œuvre d'art. Si un jour l'esthétique scientifique nous
permettait de comprendre intégralement la complexité de l'expérience vivante au contact
d'un tableau ou à l'écoute de la musique, elle ne serait pourtant pas dans la capacité de
répondre à la question naïve de celui qui, pointant d'un doigt un objet quelconque,
demande : cela est-il de l'art ?
La question « qu'est-ce que la musique ? » connait pourtant une réponse célèbre
qui repose sur un argument purement perceptif, et qui pourrait être défendue à l'aide
d'arguments puisés dans la psychologie de l'esthétique. Il s'agit de la réponse donnée par
le compositeur italien Luciano Berio, qui nous dit : « la musique est tout ce que l'on
écoute avec l'intention d'écouter de la musique ».95 Certes, face à celui qui dit avoir une
expérience esthétique devant tel ou tel objet, la psychologie ne peut pas nier l'existence
de la relation esthétique dont le jugement est l'évidence ; elle ne fait que l'observer.
Nonobstant, suivant la définition donnée par Berio, la catégorie d'art se voit dissoute
dans l'autocratie cognitive de celui qui a « l'intention d'écouter de la musique »
distinctement de la nature de l'objet de sa contemplation. En permettant l'accès du bruit
du ruissellement, ou de la circulation automobile au statut de musique – position
esthétique qui rappelle celle de John Cage –, la possibilité d'une condition esthétique
inhérente aux objets produits dans le but précis d'être des objets d'art, s'évanouit.
L'ubiquité du potentiel esthétique – ou devrait-on dire esthétisant –, de l'intention
contemplative que suppose la définition de Berio, ignore délibérément un deuxième
critère indispensable à la compréhension de l'œuvre d'art : son aspect technique. En
effet, si la matière transformée en œuvre d'art acquiert une plus-value considérable, c'est

95 Luciano Berio, Entretiens avec Rossana Dalmonte, Paris, Lattès, 1983, p.7.

57
que l'artiste, en manipulant le son ou la couleur, produit un objet qui transcende sa pure
matérialité. Comme le dit Gérard Genette, les objets d'art :

(…) sont essentiellement des produits issus d'une pratique manuelle transformatrice,
évidemment guidée par l'esprit et aidée d'instruments, voire de machines plus ou moins
sophistiquées, mais en principe non prescrites par un modèle préexistant dont elle ne
feraient qu'assurer l'exécution.96

La célèbre phrase de Berio reste pourtant à l'abri de toute critique, car elle ne
doit pas être entendue comme un dogme, mais comme une incitation à la réflexion sur le
potentiel de l'écoute dans le plaisir esthétique. Si elle a été utile ici, c'est seulement du
fait que par sa radicalité explicite, elle a l'avantage de montrer clairement les limites
d'un point de vue unilatéral vis-à-vis de l'identité ontologique de ce que l'on peut
entendre par œuvre d'art. Même lorsqu'il s'agit de considérer l'expérience de l'art comme
base de son étude, un point de vue purement perceptif et égo-centré, ne montre qu'une
partialité fausse.
Au sein d'une continuité entre corps et esprit, il semble a priori qu'une approche
multidimensionnelle de l'œuvre d'art, où l'objet rationalisé s'identifie sans se confondre à
l'amas d'émotions, de sensations, et d'évocations qui accompagnent la rencontre
esthétique, est possible. Il me semble qu'une approche ontologique faisant le lien entre
l'intimité de l'expérience individuelle, et l'identité de l'objet en soi, s'impose dans le
contexte épistémologique actuel.

3.1 Entre l'objet esthétique et l'artefact spécialisé

En tant qu'heuristique, l'œuvre d'art est un outil inépuisable, c'est peut-être l'une
des raison pour lesquelles, comme l'a dit Nelson Goodman, « les tentatives pour
répondre à la question qu'est-ce que l'art ? tournent de façon caractéristique à la
frustration et à la confusion. »97 L'un des sujets de réflexion que l'art suscite, est celui du
mode d'existence de ses œuvres. Lorsqu'on y répond par une enquête ontologique qui

96 Gérard Genette, L'œuvre de l'art, vol. 1, Paris, Seuil, 1994, p. 40.


97 Nelson Goodman, Manières de faire des mondes, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1992, p. 79.

58
vise uniquement la présence au monde de l'objet, et ne prend pas en compte l'expérience
sensible qu'implique sa contemplation, son mode d'existence revendique l'autonomie
que l'œuvre d'art acquiert par l'irréductibilité de sa matérialité. Objectivité qu'elle
partage avec les objets de la nature. À cet égard, il convient de rappeler la distance entre
ce que Sartre appela l'« en-soi » et le « pour-soi », distance que nous pouvons retrouver
entre des termes tels que œuvre, et objet d'art. L'« en-soi », découle du concept kantien
Das Ding an sich – la chose en soi –, et définit les objets de manière objective sans leur
rapport à l'expérience. Le « pour-soi » quant à lui, relève de l'expérience de l'objet faite
par l'homme ; c'est l'expérience phénoménologique.
Si nous insistons sur une distanciation et non pas une distinction tacite entre les
concepts d'œuvre et d'objet d'art, c'est pour ne pas donner l'impression d'un dualisme
simplificateur, qui est en outre injustifié dans une perspective phénoménologique où le
continuum horizontal entre le monde et son expérimentateur est un postulat récurrent.
Dans Matière et mémoire, Bergson parle d'une profondeur de l'esprit, à la surface de
laquelle se place le monde attribué de sens ; c'est dire qu'entre l'objectivité du monde et
la subjectivité de l'expérience intime, il n'y a pas un gouffre qui les dissocie, mais plutôt
une profondeur qui les lie sur une même perspective : « Aucun ébranlement parti de
l'objet ne peut s'arrêter en route dans les profondeurs de l'esprit : il doit toujours faire
retour à l'objet lui-même. »98
Pour Mikel Dufrenne, l'œuvre est l'en-soi, et l'objet esthétique le pour-soi ; mais
il conçoit les deux comme des caractéristiques d'une même instance, l'une devenant
l'autre et vice-versa :

L'en-soi de l'objet esthétique, c'est dans l'œuvre qu'il faut en trouver le fondement. Mais
si cet objet tient son être de l'œuvre et peut être éclairé par elle, inversement l'œuvre a sa
vérité dans l'objet esthétique et doit se comprendre par lui. C'est pour quoi l'analyse de
l'œuvre n'a du sens que si elle se réfère toujours à une perception possible, et manifeste
ainsi que l'œuvre est pour la perception.99

Nous n'utiliserons pas le terme d'objet esthétique dans ce sens, car nous
adhérons à la distinction hiérarchique faite par Genette entre la catégorie d'objets
98 Henri Bergson, Matière et mémoire, Paris, PUF, 1959, p. 226.
99 Mikel Dufrenne, Phénoménologie de l'expérience esthétique, vol. 2, Paris, P.U.F., 1953, p.
297.

59
esthétiques, et la sous-catégorie des objets d'art. La première inclut non seulement les
objets de la nature que l'on juge esthétiquement, mais tout artefact – objets faits par
l'homme – qui n'appartiennent pas à la catégorie des objets d'art, mais peuvent aussi
faire l'objet d'un jugement de goût. On peut dire que l'œuvre d'art est un artefact
intentionnellement esthétique ; car c'est sa fonction que d'être esthétique. En revanche,
tout objet esthétiquement perçu, n'est pas nécessairement une œuvre d'art, car comme le
suggère Berio, l'attribut esthétique est aussi une affaire d'intentionnalité du sujet
percevant, et se détache par conséquent de la catégorie de l'« en-soi ». Je peux faire d'un
amas de nuages, ou d'une chaise un objet esthétique pour-moi, mais ils n'ont pas de
fonction esthétique intrinsèque. Cet état d'inclusion peut être représenté comme suit :

Œuvres
Artefacts d'art
Objets esthétiques

Figure 1
Adaptée de Genette, op. cit., p. 11.100

De cette manière, le concept d'objet d'art acquiert les caractéristiques qui sont
celles de l'œuvre chez Dufrenne : il est la chose justiciable d'une étude objective. 101 ou
mieux encore, l'artefact à fonction esthétique.102 La définition provocatrice de la
musique que donne Berio, ignore délibérément cette distinction entre l'intention
esthétisante qui peut viser un objet de la nature – l'amas de nuages – ou un artefact – la
chaise –, et la fonction esthétique comme propriété privilégiée d'une classe d'artefacts
spécialisés. En supposant que l'intention esthétisante transforme l'objet banal en objet
d'art, c'est la figure même de l'artiste qui est mise en cause, et avec elle celle de l'art
comme produit culturel.
Le concept de l'œuvre, dans sa version la plus incluante, se doit d'intégrer les
100 Dans l'intersection entre artefacts et objets esthétiques on place les œuvres d'art comme sous-
catégorie, car elles sont toutes des artefacts et des objets esthétiques. Mais dans cette
intersection on trouve aussi les objets non artistiques sur lesquels on porte un jugement
esthétique.
101 Ibidem.
102 Gérard Genette, op. cit., p. 11.

60
notions d'efficacité et d'émergence esthétique qui ont été traitées dans le deuxième
chapitre. Dans le paradigme qui nous intéresse ici, l'œuvre n'est dissociable, ni dans le
temps ni dans l'espace, de l'expérience esthétique ; elle a la rencontre du sujet avec
l'objet comme condition. Cette définition de l'œuvre fera l'objet de plus de précisions au
cours des chapitres suivants, mais elle est désormais distanciée de celle de l'objet d'art,
et par conséquent rapprochée du « pour-soi » sartrien. Nous ne feront pas la distinction
de manière systématique dans ce chapitre car elle ne coïncide pas toujours avec la
littérature que nous citons. Le contexte suffira à accommoder le signifiant au signifié.

Modalités d'existence

Le philosophe américain Nelson Goodman s'est posé la question du mode


d'existence des œuvres d'art, par l'intermédiaire de celle de l'authenticité en art. Qu'est-
ce qui fait que la contrefaçon est un sujet particulièrement pertinent dans le domaine de
la peinture, alors qu'en musique ou en littérature elle ne se pose pas – ou du moins pas
dans les mêmes termes ? La copie fidèle d'une toile de Lucien Freud ne pourra pas être
exhibée dans un musée comme étant l'œuvre de Lucien Freud ; mais la même situation
est difficilement imaginable en musique. Le célèbre album switched-on Bach de Walter
Carlos103 se présente d'emblée comme la musique du compositeur baroque allemand,
pourtant, le troisième concert brandebourgeois n'y est même plus une œuvre
concertante, et les sons de synthèse n'existaient pas du vivant de Bach. Ce paradoxe
apparent conduit Goodman à une catégorisation binaire selon qu'une œuvre d'art peut
faire l'objet d'une contrefaçon ou pas. En faisant cela, il classe les arts à la fois par le
type de support matériel qu'ils utilisent, et la manière dont ce support constitue, de
manière authentifiable, l'œuvre d'un artiste. Ainsi, suivant Goodman, la toile de Freud
est une œuvre autographique, tandis que les concerts brandebourgeois du maître de
Leipzig sont allographiques.

Désignons une œuvre comme autographique si et seulement si la distinction entre


l'original et une contrefaçon a un sens ; ou mieux, si et seulement si même sa plus

103 Publié en 1968 par Columbia records, le disque rassemble des œuvres de Bach jouées avec
des synthétiseurs.

61
exacte reproduction n'a pas de ce fait, statut d'authenticité.104

Le philosophe remarque aussi une distinction du nombre de phases que requiert


la création de l'œuvre : la gravure par exemple comporte deux phases, tandis que la
peinture en comporte une seule. Dans le cas de la musique, la partition constitue la
première phase, son interprétation, nécessaire pour que l'œuvre ait lieu, sera la seconde.
Dans ce sens, lorsque l'on dit d'une partition qu'elle est « créée » au moment de sa
première exécution, on est en accord avec Goodman sur l'idée selon laquelle la partition
n'est pas intrinsèquement l'œuvre. Notons que les statuts autographique ou allographique
caractérisent aussi les deux phases ; la gravure est autographique dans ses deux
moments ; dans le cas de la musique, le caractère allographique de la partition se
retrouve dans son exécution : les éditions récentes qui respectent l'édition originale ne
sont pas des copies dans le sens où elles seraient moins représentatives de l'œuvre. De la
même manière, les différentes exécutions d'une partition matérialisent la même œuvre.
Mais si Walter Carlos est considéré comme l'auteur de l'album switchted-on Bach,
malgré le fait évident que ce n'est pas sa propre musique mais celle de J. S. Bach que
nous y entendons, cela est dû au caractère autographique de l’interprétation. Par
conséquent, l'interprétation apparaît comme détachable de l'identité de l'œuvre, ou peut-
être est-il plus correct de dire que l'exécution, qui est indispensable à l'œuvre, requiert
l'interprétation comme composante amovible. Car on le sait bien, il n'y a pas qu'une
interprétation possible d'une œuvre. Une fois cette distinction faite entre l'allo-
graphisme de l'exécution et l’auto-graphisme de l’interprétation, point qui n'est pas
précisé par Goodman, on s'aperçoit que la contrefaçon en musique est possible
seulement pour l'interprétation. Puisque Goodman ne traite pas cette distinction,
donnons nous-mêmes un exemple : un pianiste qui imitant le toucher de Glenn Gould
présenterait son interprétation d'une sonate de Beethoven comme l'enregistrement du
pianiste canadien, pourrait éventuellement tromper l'oreille du mélomane averti. Il
s'agirait non pas de la contrefaçon de la sonate de Beethoven, mais de celle du style du
pianiste en tant que fait historique attesté. Autrement dit, lors de l’exécution d'une
partition, l'action est autographique car elle appartient à l’exécutant et s'inscrit dans un
espace-temps autonome.
104 Nelson Goodman, Langages de l'art, Jacques Morizot trad., Nîmes, Jacqueline Chambon,
1990, p. 147.

62
La musique se manifeste donc au travers d'une pluralité d'instances
objectivement distinctes qui sont : la partition et l'exécution. Mais cette dernière contient
fatalement l'empreinte de l'interprète. En tant que fixation spatio-temporelle, cette
empreinte possède une identité autographique qui est dissociable de l'œuvre tout en
étant indispensable ; elle est amovible – une exécution « remplaçant » une autre. Si le
régime105 allographique concerne tout aussi bien la musique que la poésie et la prose,
c'est que ces arts partagent une même modalité d'existence. En effet, du moins dans le
contexte culturel occidental, on associe d’emblée la musique, aussi bien que la poésie et
la littérature, à des arts redevables d'une notation.

Là où il existe un test théoriquement décisif pour déterminer qu'un objet possède toutes
les propriétés constitutives pour l'œuvre en question sans qu'il faille déterminer
comment et par qui l'objet fut produit, il n'y a nul besoin de recourir au procès de
production, par suite, aucune contrefaçon de quelque œuvre que ce soit. Un tel test est
fourni par un système notationnel.106

Que peut-on dire d'une improvisation musicale qui n'a lieu qu'une seule fois ?
On déduit donc qu'elle comporte une seule phase, car son exécution n'est point précédée
par une notation. Puisque dans ce cas il n'y a pas d'écriture qui survive à l'œuvre, il est
correct de dire qu'elle « fut » autographique. Mais ce n'est certainement plus le cas
lorsqu'une musique est conservée par une tradition orale ; il y a là une écriture mnésique
que chaque membre de la collectivité possède. Tout comme la partition, cette empreinte
mnésique précède et dépasse le temps de l'interprétation, et par son biais les chants
populaires reviennent au régime allographique. Nonobstant, l'idée d'une écriture
mnésique trouve difficilement sa place parmi les systèmes notationnels tel qu'ils sont
définis par Goodman, qui nous dit :

Le premier réquisit sémantique pour des systèmes notationnels est qu'ils soient non-
ambigus ; car il est évident qu'on ne peut garantir le dessein fondamental d'un système
notationnel que si le rapport de concordance est invariant.107

105 C'est Genette qui introduit l'appellation de régime dans : op. cit., p. 23.
106 Ibidem, p. 155.
107 Ibidem, p. 184.

63
Il convient donc de reprendre la nuance que Genette apporte dans sa critique au
modèle goodmanien, en disant qu'« il peut y avoir allographisme sans notation, mais il
ne peut y avoir notation sans allographisme ».108 Puisqu'il est question ici de l'art
musical dans la sphère culturelle occidentale, assumons donc le caractère allographique
qu'implique la tradition écrite, ainsi que l'existence de deux phases. Il me semble que
cette pluralité qui caractérise le mode d'existence de l'œuvre musicale doit être préservée
au-delà du domaine ontologique, jusque dans le terrain de la musicologie analytique.
Bien que l'objet du musicologue puisse paraître disloqué dans cette perspective, le
phénomène musical retrouve son unité avec celle que la continuité entre corps et esprit
restitue à l'homme. Il est donc important d'assumer cette distinction ontologique comme
irréductible, car vis-à-vis de la perception humaine, les modalités de l'écriture et de
l'écoute n'investissent pas les dimensions du temps et de l'espace de la même manière.
Elles font appel à des traitements différenciés sur les plans à la fois psycho-
physiologique et cognitif, et c'est le travail de l'analyste, que de cibler l'objet de son
intérêt au sein de cette complexité. Puisqu'il y a des écarts entre les différents modes
d'existence, il y aura naturellement aussi des écarts entre le sens que dégage l'analyse de
chacun d'eux. Une méfiance à l'égard des analogies qui renvoient d'un mode d'existence
à un autre est donc nécessaire.
Mais si d'un autre côté, comme le dit George Steiner, dans Réelles présences,
« en un sens entièrement fondamental et pragmatique, le poème, la statue, la sonate, ne
sont pas tant lus, contemplés ou écoutés qu'ils sont vécus. »109, une subjectivisation qui
limiterait l'espace de l'œuvre à un espace phénoménologique individuel, n'apparait
comme un terrain approprié ni à l'analyse, ni à l'académisme universitaire. Seule une
compréhension consciencieuse des présences réelles – partition, objet acoustique,
sensation et percept – pourrait constituer un vrai domaine de recherche.

108 Genette, op. cit., p. 90.


109 George Steiner, Réelles présences. Les arts du sens, Paris, Gallimard, 1991, pp. 175-176.

64
3.2 La partition : notation d'une écriture du temps

Dans Langages de l'art, Goodman consacre le cinquième chapitre à La théorie


de la notation, et cela après un quatrième chapitre intitulé Art et authenticité au cours
duquel la classification que l'on vient de présenter dans la section précédente est
formulée. L'analyse soignée des réquisits grammaticaux qui constituent tout système
notationnel, est sans doute nécessaire en musique dès lors que le travail du compositeur
s'arrête avec l'achèvement de la partition ; elle soutient le fait indéniable que lorsqu'un
compositeur note une idée musicale, il cherche les moyens notationnels les plus
efficaces. Il cherchera par exemple à éviter l'ambiguïté sémiotique des caractères, et à
établir une concordance symbolique entre les différentes apparitions d'un même
caractère. Mais si pour le compositeur la partition est le point d'arrivée, pour le
musicologue elle est généralement placée comme point de départ, exigeant ainsi une
attitude critique. A propos de la partition, le philosophe américain dit ceci :

Une partition, que l'on l'utilise ou que l'on s'en passe pour conduire une
exécution, a pour fonction primordiale d'être l'autorité qui identifie une œuvre,
d'exécution à exécution. (…) toutes les propriétés théoriques indispensables à des
partitions et au systèmes notationnels dans lesquels on les écrit dérivent de là.

Si pour Goodman la partition identifie l'œuvre, c'est qu'il la conçoit avant tout
comme moyen de transmission. L'identification de réquisits notationnels minimaux qui
permettent de distinguer les partitions qui garantissent cette transmission de celles qui
n'y parviennent pas s'impose dans ce sens. Pour donner un exemple d'une notation qui
pose problème à l'identification de l'œuvre, Goodman cite l'une des pages du Concerto
pour piano et orchestre que John Cage composa en 1958 (voir ex. 1). Selon les critères
des systèmes notationnels, dans ce cas précis, il n'y aurait pas de notation de l'œuvre à
proprement parler. En effet, les caractères dans l'écriture de cette page ne correspondent
pas à des valeurs discrètes dans l'un ou l'autre des paramètres du son. Il y manque « une
stipulation des unités significatives minimales (…) et de différenciation syntaxique. »110

110 Goodman, op. cit., pp. 227-8.

65
Exemple 1
John Cage, Concert for Piano and Orchestra,Edition Peters 6705
© C.F. PETERS Musikverlag Frankfurt Leipzig, London, New York, p. 53.
Les points représentent des sons distincts. Les lignes concernent les paramètres suivants :
Duration, Frequency, Ocurrence, Amplitude, Overtone. Le rapport des points aux lignes
permet à l'interprète de choisir la nature de chaque note.

On serait tenté de voir ici une stratégie pour contrôler un processus qui, en fin
de compte, reste aléatoire. Mais ce qui est absent ici, ce par quoi la notation fait défaut,
est la notion même de contrôle. Des musiques extrêmement contrôlées par une notation
stricte, peuvent conduire à des résultats sonores imprévisibles et souhaités par le
compositeur : c'est le cas de l'effet de « nuage sonore » auquel parvient G. Ligeti par une
écriture micro-tonale, ou des saturations mathématiquement contrôlées chez Xenakis.
C'est aussi le cas des processus graduels très lents et épurés que l'on trouve dans des
pièces comme Piano phase de Steve Reich, « où l'on entend le détail du son échapper à
l'intention, et agir selon ces propres raisons acoustiques ».111 L'écriture de Cage semble
se limiter ici de manière délibérée, à l'établissement de contraintes, de limites ; par là,
l'œuvre n'est pas ouverte dans le sens que donne Umberto Eco à ce concept, elle n'est
non plus allographique au sens strict, elle est simplement à créer. La partition ne fait que
stipuler les conditions de sa création qui se renouvelle à chaque performance. Une
dissociation de ce type entre les différentes instanciations de l'œuvre, altère donc sa
modalité d'existence et pose des questions incontournables à son analyse. Si l'œuvre est
en permanence créée par l’interprète, la connaissance de la partition ne garantit
nullement la connaissance de « l'œuvre » ; inversement, la connaissance exclusive d'une
exécution ne permet pas de cerner toutes les implications de cette notation. Autrement

111 Steve Reich, « Music as a gradual process », in Writings on Music 1965-2000, Oxford
University Press, 2002, p. 35.

66
dit, la pondération entre les niveaux d'autographisme et allographisme qui y cohabitent
ne peut pas être cernée. Cette dysfonction que l'analyse doit d'une manière ou d'une
autre surmonter, et qui apparaît de manière évidente dans la page du Concerto pour
piano de Cage, n'est pourtant pas étrangère aux œuvres faisant l'objet d'une notation
traditionnelle. L'écart ontologique entre les objets d'immanence notés et acoustiques,
reste incommensurable même si une notation adéquate et maîtrisée nous donne
l'impression de le supprimer. La meilleure manière de surmonter l'obstacle de
l'incommensurabilité, est, me semble-t-il, de l'appréhender dans la mesure du possible.
Dans l'assimilation de la partition à une « fonction primordiale »
d'identification, dont « dérivent toutes ses propriétés théoriques », il y a un formalisme
qui isole la notation de son contexte écologique. Or, le paradigme de la continuité, en
intégrant l'esprit au corps et le corps à son milieu écologique, propose une perspective
d'inclusion dont un produit culturel ne peut s'abstraire. Certes, on peut décrire un
système notationnel dans les termes d'un mécanisme fermé ; on pourra d'ailleurs parler
dans les mêmes termes du système limbique, mais si « l'homme n'est pas un empire dans
un empire »,112 un quelconque système notationnel ne peut pas être à son tour
hermétiquement fermé sur lui-même. Si cela est le cas dans l'ouvrage de Goodman, le
chapitre concerné porte bien son titre, il s'agit d'une « Théorie » de la notation. Dans la
pratique, comme on va essayer de le montrer, la notation porte des responsabilités qui
dépassent son cadre purement théorique.
Conclure que le rôle de la partition est de constituer un test d'identification de
l'œuvre, c'est postuler que l'œuvre précède sa notation. Or, l'histoire de la notation
musicale en Occident permet de cerner combien la relation entre le support papier et la
poïétique musicale est complexe et réciproque. Dès la première page de Du son au
signe, Jean-Yves Bosseur nous rappelle que,

Aiguillonné par les nécessités d'une esthétique en constante évolution, le compositeur


est sans cesse amené à transgresser les règles de la notation existante. Les nouvelles
implications qu'il contribue à mettre au jour par rapport à celle-ci lui laissent
consécutivement supposer des multiples extensions à sa réflexion créatrice. 113

112 Espinoza, L'étique, III, Préface.


113 Jean-Yves Bosseur, Du son au signe, Paris, Alternatives, 2005, p. 7.

67
Sur ce sujet, il convient de marquer une distinction entre les termes de notation
et d'écriture : si la notation doit se dissocier de l'écriture, c'est par son caractère non-
intentionnel et systémique ; elle est un mécanisme soigneusement calibré, une interface
de formatage pré-réglée à l'image des horloges des cathédrales gothiques qui notent le
temps.114 L'écriture quant à elle, en tant qu'acte créateur, est délibérément intentionnelle.
Mais puisque l'écriture est irrémédiablement dépendante d'un quelconque système
notationnel, l'intentionnalité de l'acte créateur doit soit l'assimiler, soit s'y soumettre.
Comme résultat de cette concomitance, le cadre théorique par lequel Goodman définit la
notation peut avoir une incidence sur le processus poïétique d'écriture. Il est donc
impropre de considérer la notation comme un système autarcique qui ne ferait que
transposer l'œuvre de l'imaginaire abstrait, à la surface concrète du papier. Comme on va
le voir avec quelques exemples, la notation est un aspect dynamique participant de
l'écriture.
Si dans la main de l'artiste virtuose la notation peut ressembler à un pur exercice
calligraphique, traduisant fidèlement un élan créateur libre de toute contrainte, elle n'est
pas moins le seuil d'irréductibilité de cette force poïétique. Lorsque l'écriture est l'acte
créatif, ce dernier peut avoir lieu entièrement dans l'esprit du compositeur : c'est une
écriture immatérielle. C'est ainsi qu'on imagine Vivaldi ou Mozart coucher sur papier ce
qui est déjà entièrement conçu dans leur imagination. Mais même dans ce cas là, la
notation n'a pas un rôle secondaire, elle reste le moyen d'expression liminal ayant une
existence tacite dans l'esprit du compositeur. Par conséquent, la partition n'est pas
réductible à une fonction de transmission mais participe de l'invention. Si la situation
décrite dans la lettre polémique publiée par Rochlitz – dont il n'est pas sûr qu'elle soit de
la main de Mozart – nous parle de cette capacité du compositeur à contempler dans son
esprit l'œuvre pas encore écrite, comme s'il s'agissait d'une image complexe ou d'une
statue achevée, ce que Mozart a présent à l'esprit, est probablement l'intuition
solidement fondée de la compatibilité entre un besoin poïétique aussi puissant que
précis, et un support logistique lui garantissant sa réalisation. Ce support n'est autre que

114 En effet, le passage de l'horloge hydraulique à l'horloge mécanique illustre une mutation
dans la conceptualisation du temps au cours du XIVe siècle. Si le premier mime l'écoulement
du temps, le second en donne une notation. Voir à ce propos : « Temps, mesure et monnaie »,
La rationalisation du temps au XIIIe siècle. Catherine Homo-Lechner (ed), Paris, Créaphis,
1991, p. 48-63.

68
la notation.115
Dans le cas où la notation n'est pas au service d'une intention créative, mais elle
est utilisée simplement comme support d'inscription, son but est en effet réduit à
l'identification. C'est une situation artificielle, celle dans laquelle se trouve l'ethno-
musicologue qui transcrit en notation occidentale un chant issu d'une tradition orale.
Comme l'explique Nicholas Cook :

To transcribe music into western notation is to assume, or at least to take as a starting-


point, a division of the musical flow into a series of discrete rhythmic values, and a
division of the pitch continuum into a series of discrete intervallic values.116

C'est-à-dire que dans le cas de l'ethnomusicologie, la notation occidentale se fait


au détriment d'une musique à laquelle elle impose ses propres catégories taxonomiques.
Or, cela est loin d'être le rôle que joue le système de notation dans l'histoire de la
musique en Occident. D'ailleurs, peut-on penser l'histoire de la notation sans penser en
même temps l'histoire de la musique ? L'une des particularités du développement de la
musique savante a été la distinction entre deux corps de métier qui sont les interprètes et
les compositeurs. Bien que souvent exercés par la même personne, ces deux métiers ne
se confondent pas.117 En effet, il suffit de jeter un regard à l'iconographie des
compositeurs pour remarquer qu'ils ont été le plus souvent représentés comme des
écrivains, plume et papier à la main, que comme des exécutants. Si l'on pense aux
portraits très connus de Haydn, Beethoven ou Schubert,118 on pourrait croire que cette
tendance iconographique relève de l'avènement du culte de l'artiste propre à la
Geniezeit. Mais il n'en est rien : pendant la Renaissance et le Baroque, périodes où
pourtant les compositeurs étaient plus concernés par l'interprétation qu'au cours des
siècles suivants, les portraits nous montrent encore une fois les compositeurs comme des
écrivains : pensons au célèbre portrait de Bach que peint Elias Gottlob Haussmann en
115 On peut trouver des descriptions semblables de cette représentation mentale de la musique
chez Beethoven : « Dans ma musique instrumentale aussi, j'ai le tout devant les yeux ». Cité
dans H. Schenker, L'écriture libre, trad. Nicolas Meeus, Liège, Mardaga, 1993, p. 130.
116 Nicholas Cook, Music, imagination and culture, Oxford University Press, 1990, p. 137.
117 Bien sûr la pratique de l'improvisation si répandue au XVIIe et au XVIIIe siècles oblige à
nuancer cette affirmation. Mais la trace qui nous permet d'appréhender l'évolution historique
de la tradition musicale, d'abord en Europe et puis en Occident, est faite d'œuvres écrites.
118 Voir portrait de Haydn par Ludwig Guttenbrunn 1791, Beethoven par Joseph Karl Stieler
1820, et Schubert par Wilhelm August Rieder 1825.

69
1746 où le Kapellmeister tient dans sa main une feuille où l'on peut lire un canon, ou à
celui de 1630 de Monteverdi par Bernardo Strozzi où le compositeur pose ses mains
avec avidité sur ce qui semble le manuscrit d'un de ses opéras. Si l'on remonte à la fin du
Moyen Âge, moment décisif dans l'évolution du système notationnel, l'iconographie
d'un compositeur et écrivain comme Guillaume de Machaut nous montre
systématiquement l'image de l'écrivain.
À chaque fois que le système notationnel a évolué, une appropriation artistique
des nouvelles possibilités a vu le jour. Ainsi, le renouveau que connait l'écriture
rythmique dans la période de l'ars nova non seulement répond au besoin d'une pratique
polyphonique déjà en cours, mais permet aussi la généralisation de certains procédés
comme l'isorythmie. Ce principe courant durant le XIIIe et XIVe siècles, notamment en
France, consistait dans l’association d'un schéma rythmique, appelé Talea, à une suite
de notes appelée Color. Puisque le nombre d'unités rythmiques de la Talea pouvait ne
pas être équivalent au nombre de notes du Color, le résultat sonore devient à la fois
préétabli et imprévu (voir ex. 2). Le principe fut souvent appliqué à toutes les parties
d'un motet, donnant ce qu'on appelle des motets pan-isorythmiques dont un exemple est
le Bone Pastor de Guillaume de Machaut. Le motet pan-isorytmique est donc l'exemple
d'une collaboration étroite entre les possibilités d'un système notationnel et l'intention
créatrice de l'artiste/artisan. C'est cette symbiose qui engendre l'objet d'art pour lequel la
partition n'est pas une copie mais une présence constitutive.

Exemple 2
Talea et Color composant le procédé isorythmique.

On voit donc comment un résultat compositionnel donné peut être tributaire

70
d'une concomitance entre la notation et l'écriture ; c'est-à-dire qu'en prenant un système
notationnel comme garantie d'une réalisation calligraphique déchiffrable par l'interprète,
l'écriture en tant qu'inventio, peut se voir réduite à la conception d'un procédé – en
l’occurrence l'isorythmie – et d'un matériau minimal – talea et color. Il me semble
donc, que même lorsque l'œuvre fait l'objet d'une préconception abstraite, et que sa
notation sur papier intervient après son invention, la notation n'est pas réduite à l'acte
calligraphique, mais participe au processus de conception. Dans un corpus de douze
motets attribués à Philippe de Vitry, M. P. Ferreira trouve qu'il y a :

Au-delà d'une étroite correspondance entre texte et musique et d'une surprenante


exploitation du symbolisme numérique, des particularités de construction formelle
explicables seulement par une planification mathématique de l'ensemble de l'œuvre
préalable à sa composition matérielle.119

Dans cette « planification mathématique préalable », sont projetées des


possibilités poly-rythmiques et formelles qui correspondent à une réalité notationnelle
concrète dont Vitry, auteur du célèbre traité Ars nova, a pleinement conscience. La
notation comporterait donc un premier aspect conditionnel par lequel elle établit un
domaine en puissance – par exemple toutes les combinaisons rythmiques possibles dans
l'ars nova –, et un deuxième aspect purement calligraphique qui projette le temps
procédural de l'écoute dans l'espace-temps de l'écrit. En tant que processus créateur,
l'écriture correspondrait donc à la définition platonicienne de la poïèsis comme « la
cause qui, quelle que soit la chose considérée, fait passer celle-ci du non-être à
l'être ». 120 Lorsque la notation est donnée comme condition préalable, la non-existence
de l'œuvre n'altère pas son existence en tant que potentialité du système notationnel.
L'écriture est le souffle créateur qui lui donne une existence factuelle dont la présence
calligraphique est la condition. La partition dans cet ordre d'idée se présente comme la
notation d'une écriture du temps ; elle n'identifie pas l'œuvre, mais se confond avec elle.
Un autre exemple d'un développement dans l'écriture stimulé par des conditions
notationnelles nouvelles, est l'adoption progressive, au cours du XVIIIe siècle, d'un

119 Manuel Pedro Ferreira, « Mesure et temporalité : vers l'ars nova », dans Catherine Homo-
Lechner (ed), Paris, Créaphis, 1991, p. 66.
120 Platon, Le Banquet, § 205 b.

71
tempérament permettant l'utilisation des 24 tonalités. La tentation théorique de
systématiser la modulation dans des cycles chromatiques se refermant sur eux-mêmes
– à l'image du cycle des quintes corrigées dans le tempérament égal (fig. 2) –, n'a pas
tardé à façonner la création musicale.

Figure 2
Cycle de quintes égales permettant la transposition exacte d'une tonalité à une autre.

Un exemple tout à fait représentatif en est le Canon per tonos que Bach inclut
dans l'Offrande musicale : la modulation est faite systématiquement un ton au-dessus à
la fin de chaque section, ce qui emmène naturellement le retours de la tonalité de départ
après un cycle hexatonique. Les nombreux cycles de pièces en nombre de 12 ou 24
utilisant toutes les tonalités, sont aussi une conséquence du tempérament égal. Mais les
conséquences vont plus loin, car il est impossible de concevoir l'essor de la musique
pour piano, et le développement d'un langage harmonique aussi exubérant que celui de
Chopin, Schumann ou Liszt, sans cet acquis notationnel qui garantit l'équivalence intra-
tonale, ainsi que la notion de tonalité comme un système clos et géométriquement
cohérent.
C'est justement cette possibilité inhérente à la tonalité dodécatonique qui est
exploitée dans l'Etude op. 10 n° 3 de Chopin (ex. 3). Dans cet extrait la modulation
entre do dièse mineur – suggéré par la septième de dominante à la m. 3 – et si majeur
– tonalité de la dominante – est allouée à une section où l'accord de septième diminuée
parcours toute la gamme chromatique, jusqu'à se poser sur l'accord de sixte augmentée
française à la mesure 53 – avant dernier dans l'ex. 3. Ce type d'enchaînement
harmonique où se produit une sorte de glissement, tout comme dans les marches

72
harmoniques chromatiques, n'avait été envisageable de manière récurrente que dans le
domaine de la musique vocale. Mais depuis l'avènement de la basse continue, l'écriture
pour les instruments à clavier est contrainte par des tempéraments inégaux. 121 Ce geste
dont le prototype n'est autre que le glissando, devient idiomatique dans l'écriture pour
clavier seulement après que le système de notation, en tant que support technique,
assiste l'imagination de l'artiste. L'exemple de Chopin trouve un précurseur dans le
Prélude en ré mineur du premier livre du Clavier bien tempéré (ex. 4).

121 En effet, pendant la période baroque la notation musicale n'est pas un système tout à fait
univoque. Non seulement le tempérament pouvait changer d'une ville à l'autre selon le
diapason, mais dans tous les cas, les signifiés des hauteurs discrètes notées sur la portée était
sensiblement moins concordants entre les instruments tempérés (claviers et vents) et les
instruments à cordes sans frettes, qu'ils ne le sont avec le tempérament égal.

73
Exemple 3
Fréderic Chopin, op. 10 n°3, mesures 35-54.
La section commentée commence à la quatrième mesure de l'exemple
avec la fausse résolution de la septième de dominante de do dièse.
La sixte augmentée française apparaît dans l'avant dernière mesure.

Exemple 4
J. S. Bach, prélude BWV 851.
Glissement chromatique d'un accord de quinte diminuée entre les mesures 24 et 25.

Dans la partition il y a donc l'évidence d'un système notationnel qui exerce à la


fois une force contraignante et une force stimulante sur l'écriture. Ces forces
n'appartiennent pas en propre à la partition, mais au système notationnel qu'elle exploite.

74
Le deuxième aspect de la notation, l'aspect figuratif de la calligraphie, 122 participe lui
aussi, dans la tradition occidentale, au processus poïétique de l'écriture du temps.
Matériellement c'est la calligraphie, l'encre sur le papier, qui manifeste un mode
d'existence radicalement différent de celui de l'objet acoustique qu'elle symbolise.
L’expression graphique des caractères signifiants du système notationnel, devient à son
tour un outil expressif et d'invention.
Dans son célèbre rondeau Ma fin est mon commencement, Guillaume de
Machaut conçoit la partition comme un palindrome : à partir de la moitié de la pièce ce
que nous entendons n'est autre chose qu'une lecture rétrograde de la section entendue
jusque là. Ici, la particularité formelle du rondeau n'est possible que parce qu'elle fait
l'objet d'une notation sur papier. C'est cette dernière qui permet de superposer la forme
du palindrome sur celle de la partition. Ce que l'on entend pendant la seconde moitié de
ce rondeau résulte d'un procédé génératif graphique : l'effet miroir, où une moitié de
l'image est le reflet de l'autre moitié, donnant lieu à une symétrie harmonieusement
adaptée à notre perception binoculaire. C'est un procédé que le compositeur découvre
grâce à la médiation de la représentation calligraphique du son, et dont il fait l'une de ses
stratégies d'écriture du temps. Les exemples à cet égard sont innombrables, mais citons
encore les 14 canons BWV 1087 dits de Strasbourg, car plus que d'une œuvre il s'agit là
d'exercices d'écriture entièrement axés sur cette manipulation rotationnelle que permet
le support papier. Voici les deux premiers canons – qui sont aussi les plus simples :

Exemple 5
Bach, BWV 1087, canons 1 et 2.

122 La concordance symbolique des icônes calligraphiques est arbitraire, bien qu'elle réponde à
des besoins pratiques d'utilisation. La notation dodécaphonique que proposa Schoenberg par
exemple, ne concernait que le niveau calligraphique laissant intacte la valeur des unités
discrètes signifiées. Mais il faut attribuer à des raisons pratiques l’insuccès que cette
proposition a connu.

75
Le premier canon utilise le sujet et son rétrograde. Le deuxième, utilise
le renversement du même sujet et la rétrogradation du renversement.

Il apparaît, après cette réflexion sur la partition, que son utilité primordiale n'est
pas celle du contrôle de l'exécution de l'œuvre. Elle est l’enchevêtrement d'un ensemble
de conditions techniques – notation –, matérielles – calligraphie –, et poïétiques
– écriture –, toutes responsables de l'œuvre dans son intégrité composite. Par
conséquent, dans une description ontologique de l'œuvre musicale, la partition ne doit
pas être systématiquement considérée comme venant après l'invention, et encore moins
comme simple support d'inscription de l'idée musicale, car en elle, la démarche créatrice
et l'œuvre se confondent.

3.4 La métaphore désenchantée.

Le métier de compositeur, tel qu'il se présente dans la sphère culturelle d'une


tradition écrite, ne se réduit pas au maniement de cette matière évanescente que sont les
phénomènes vibratoires compris entre 20 hertz et 20 kilo-hertz. 123 Paradoxalement, en
transposant le son au-delà de sa temporalité intrinsèque par la trace d'un signe écrit, le
compositeur prend comme point de départ un son décomposé ; il manipule une entité
abstraite qui s'articule en paramètres autonomes : la hauteur, l'intensité, la durée et le
timbre, auxquels il a attribué des caractères notationnels disjoints. Dans l'atelier du
compositeur savant, la matière première est donc de nature abstraite, approchable en
premier lieu seulement par l'intellect ; elle ne deviendra sensible qu'au terme de ce
travail compositionnel.
La notation comme outil de dissection du temps permet une sorte d'arrêt sur
image par lequel le son adopte les grandeurs des formes visibles. Le compositeur, à
l'abri de l'inexorabilité du temps événementiel, s'adonne à l'examen soigneux des quatre
attributs qui décomposent le son. Si chacun de ces paramètres se présente au
compositeur avec la même autonomie que chacune des couleurs primaires dans le cas du

123 Il s'agit là du seuil de perception entre infrasons et ultrasons. Pour donner une définition
complète des sons perceptibles par l'oreille humaine il conviendrait de rappeler aussi les
seuils de l'amplitude mesurable en Phones, ainsi que le seuil liminal de la durée perceptible
autour de 4 millisecondes.

76
peintre, en réalité la situation est contraire, car si le peintre obtient la richesse de sa
palette par le mélange de ce nombre réduit de couleurs, le compositeur quant à lui, doit
faire un effort pour conserver les paramètres séparés. Son métier repose sur le contrôle
et la manipulation fine de chacun d'eux, alors que c'est dans l'acte perceptif que le son
confond la pluralité des paramètres en un seul phénomène. Les notions de variation et
de développement si importantes dans la tradition occidentale, sont entièrement
dépendantes de la maîtrise d'un système de représentation où chaque attribut du son
possède une autonomie symbolique.
Ce qui permet d'établir et de conserver cette dilatation du son nécessaire à son
éclatement en paramètres constitutifs, et qui fait de leur agencement artificiel un art
d'invention musicale, est le rapport indirect, médiatisé, entre le compositeur et le son. Le
compositeur de musique écrite travail donc à l'intérieur d'un paradigme conceptuel qui
est la conséquence de la figuration du temps et du son par la notation. Pour Iannis
Xenakis, c'est l’inexorable cours du temps qui se présente comme la cause de ce rapport
nécessairement médiatisé entre le compositeur et le son.

Qu'est le temps pour un musicien? qu'est le flux du temps qui passe invisible et
impalpable ? Car nous ne le saisissons qu'à l'aide de repères sensibles, indirectement
donc, et à condition que ces repères-événements s'inscrivent quelque part.124

Le compositeur, dans son atelier de l'écriture du temps, travaille donc à la


superposition et à la juxtaposition de paramètres. Dans ce sens, son art ressemble
davantage à celui du rhéteur qu'à celui du peintre, à la fois puisqu'ils s'expriment tous les
deux dans le temps, et puisqu'ils composent leur discours concret par la combinatoire
d'un ensemble de principes abstraits. Comme le dit le titre de l'un des ouvrages de
Michel Imberty (2005), La musique creuse le temps ; idée qui suggère que la
composition musicale est aussi l'occasion d'une réflexion sur le temps lui-même. Mais
cette réflexion s'épanouit dans une temporalité qui n'est ni celle de l'objet musical
acoustique, ni celle de sa perception vivante. C'est le temps de la cogitation créative.
François Bernard Mâche décrit dans les termes suivants une sorte de dérive de la
musique par un « culte de l'écriture » :

124 Iannis Xenakis, Musique et originalité, Paris, Séguier, 1996, p. 35.

77
La surestimation du langage par les musiciens à pris une autre forme assez
singulière : le culte de l'écriture en tant que telle. Dans la logique d'une idéologie
escamotant le niveau sensoriel au profit d'une sémiotique généralisée. (…) les systèmes
sémiotiques et la science sont étroitement liés, et à travers la notation, la musique a
longtemps uni son destin au leur.125

Dans une perspective similaire, le compositeur italien Salvatore Sciarrino


remarque un effet de la dimension matérielle de la partition sur l'imaginaire musical des
compositeurs :

Je crois que cette notation, ce support visuel a eu une incidence telle sur
l'imagination de la musique par les compositeurs, que quelque chose de l'espace, du
visuel, est passé dans la musique.126

La partition est donc en mesure de dire plus sur l'œuvre que ce qu'elle nous fait
entendre. Si elle se présente comme un objet rigide et immuable, elle n'est pas moins la
cristallisation d'un processus dynamique complexe. En elle se raconte « le progrès d'une
pensée qui change au fur et à mesure qu'elle prend corps ».127 Dans ce cas, la partition
serait à déchiffrer dans un sens beaucoup plus large que le simple raccordement entre
des caractères signifiants et leur signifiés, car comme le dit Bergson en rapport à
l'artiste,

La durée de son travail fait partie intégrante de son travail. La contracter ou la dilater
serait modifier à la fois l'évolution psychologique qui la remplit et l'invention qui
en est le terme.128

Il appartient au domaine de l'analyse musicale d'interroger la partition autant


que possible. Lorsque cette dernière est réduite à un système fermé, où le renvoi du
signifiant au signifié l'épuise, on ne lui reconnaît pas l'épaisseur ontologique qui fait
d'elle le témoignage de l'activité créative dynamique dont nous parle Bergson. Mais les
125 François-Bernard Mâche, Musique, mythe , nature, Paris, Klincksieck, 1991, p. 200.
126 Cité dans : Grazia Giacco, La notion de figure chez Salvatore Sciarrino, Paris, L'Harmattan,
2001, p. 32.
127 Henri Bergson, L'évolution créatrice, Paris, P.U.F., 2008, p. 340.
128 Ibidem.

78
précautions n'ont pas été toutes énoncées : une analyse qui ne reconnaît pas l'écart de
mode d'existence entre le processus poïétique de mise en forme de l'idée, et le processus
perceptif et hasardeux qu'implique l’écoute, risque de confondre la forme et le contenu.
En disant que « la forme doit absorber le hasard de l'instant »,129 Pierre Boulez pointe du
doigt l'écart entre la position de l'auditeur qui écoute, pour ainsi dire, d'instant en instant,
et le compositeur qui, la tête penchée sur la page qu'il écrit, perçoit le détail comme
appartenant à la globalité de la structure qu'il conçoit.

L'examen ontologique de l'œuvre musicale nous a conduit devant l'évidence de


sa fragmentation. Elle se compose d'une variété de modes d'existence qui investissent la
totalité de la chaîne de communication : dès l'intention créatrice du compositeur dans
son atelier imaginaire et intellectuel, jusqu'à l'expérience esthétique de l'auditeur, en
passant par le décodage de la partition par l'interprète. Par conséquent, l'état le plus
abouti de l'œuvre doit être le moment du déchiffrage de son message esthétique,
puisqu'il présuppose les étapes intérieures. Pour Xenakis, comme pour Bergson, la
rémanence de l'activité cognitive engagée tout au long du processus d'invention se fait
sensible dans l'objet fini :

L'intelligence quête, questionne, infère, révèle, échafaude à tous les niveaux. La


musique et les arts en général semblent nécessairement être une solidification, une
matérialisation de cette intelligence.130

Surgit ainsi la question suivante : peut-on analyser l'œuvre musicale tout en


conservant sa nature composite et multimodale ? Cette question, qui ne se pose que
lorsqu'on appréhende la musique dans un terrain épistémologique pluridisciplinaire, doit
trouver sa réponse dans ce même terrain. C'est pourquoi la grande majorité des
tentatives analytiques en musicologie ne sont pas véritablement concernées par elle. En
effet, une analyse musicologique peut se considérer aboutie dès lors qu'elle établit un
lien causal entre un ensemble d'esquisses et une partition finie, ou entre un modèle

129 Pierre Boulez, dans : Jean-Yves Bosseur, De vive voix, Paris, Minerve, 2010, p. 12.
130 Iannis Xenakis : Arts/Sciences : alliages, Paris, Casterman, 1979, p. 11.

79
théorique autonome et une pièce particulière. L'analyse dans ces cas est dans une
démarche démonstrative où l'hypothèse de départ justifie la méthode et anticipe la
formalisation. Une caractéristique commune à ces approches est l’exclusion de la
dimension esthétique de l'armature méthodologique. Il me semble que le fait d'attribuer
une projection métaphorique trop importante au support noté, est l'une des causes de
cette difficulté à intégrer l'esthétique à l'analyse. Il est tout à fait possible, dans l'état
actuel de la musicologie analytique, de louer par l'analyse une composition qui nous est
esthétiquement indifférente.131 Comme le remarque Nicholas Cook :

Allen Forte et Steven Gilbert ainsi que Hans Keller, pourraient, s'ils le souhaitaient,
postuler que la valeur esthétique d'une œuvre musicale, n'est rien d'autre qu'une
fonction de la structure formelle dont témoigne la partition. 132

Si ce constat ne choque pas le musicologue, cela est une preuve de plus de


l'ancrage profond de la tradition analytique dans un paradigme dualiste où la musique, à
l'image de l'homme, se compose de deux substances irréparablement dissociées. Or, au
XXIe siècle, la raison de cette dérive de l'analyse musicale s’explique dans le fait que
l'approche scientifique de l'expérience sensible n'est pas reconnue comme heuristique en
musicologie. La dimension technique qu'une analyse formelle de ce type dévoile, ne
porte ni révèle le sens esthétique. C'est du moins ce que pensent Gilles Deleuze et Félix
Guattari qui nous disent que « le plan technique est nécessairement recouvert ou absorbé
par le plan de composition esthétique », et que « c'est à cette condition que la matière
devient expressive ».133 Une fois que la complexité de l'œuvre est assumée dans les
termes qui ont été ici exposés, le projet de l'analyse acquiert une identité
épistémologique distincte. Non seulement il revendique son appartenance aux sciences
humaines, mais repose sur la reconnaissance du corps comme instrument indispensable
à la compréhension esthétique ; la partition apparaît comme irréductible à son aspect
notationnel. Par conséquent, l'analyse d'un aspect isolé, tant qu'il n'est pas compris au-

131 Ou comme le dit Boulez dans Jalons (p.34), « on peut faire des analyses perfectionnées
d'œuvres inintéressantes, mais qui ne rendront jamais compte de l'inintérêt, ou du moindre
intérêt de ces œuvres. ».
132 Nicholas Cook, Music imagination and culture, Oxford University Press, 1992, p. 3.
133 Gilles Deleuze et Felix Guattari, Qu'est-ce que la philosophie ?, Paris, Editions de Minuit,
1991, p. 185.

80
delà d'un formalisme auto-référent, signifie une sorte d'égarement vis-à-vis de l'œuvre.
La difficulté que pose un cadre épistémologique complexe est déjà apparente dans la
relation entre le projet de base de la discipline musicologique et celui de la psychologie,
différence qu'Eric Clarke commente de la manière suivante :

Psychology and musicology have rather different basic agendas : psychology as a


social science is fundamentally concerned with general principles of human behavior
and mental life, understood from a contemporary perspective, and with an eye to
« timeless laws », while musicology is more closely focus on particular
manifestations, understood in their historical and cultural specificity, and with a strong
sense of the provisional and shifting nature of that understanding.134

Le paradigme de la continuité, attribuant une place centrale à l'homme vivant


(Morin, 1973), offre un cadre épistémologique en accord avec la complexité du
phénomène musical. Il cherche à résoudre le paradoxe qui empêche la conciliation entre
d'un côté les aspects structurels, issus d'une cogitation intellectuelle et appelés à devenir
des outils de création et d'analyse, et d'un autre côté l'objet phénoménal dont le
traitement se situe au niveau somatique, émotionnel et cognitif. Pour les outils d'analyse
hérités de la musicologie traditionnelle, la difficulté à surmonter se résume dans la
dislocation de l'objet à analyser, entre d'une part la modalité propre au processus
poïétique qui aboutit à la partition, et d'autre part la modalité inhérente au processus
perceptif qui commence avec elle. Car, peut-on appréhender l'interstice qui sépare ces
deux modalités phénoménologiquement distinctes avec les outils d'analyse
traditionnels? Dans une démarche systématique et réductionniste, l'analyse musicale
modélisée à longuement ignoré cette difficulté par le recours à des métaphores qui en
simplifiant ont masqué cet interstice.

Form out of time might be considered an architectonic approach. This approach


is classic in many western music theoretic traditions, it involves descriptions in term of
sections or of nested hierarchies as in the work of Schenker (1935 /1979) and Lerdhal
and Jackendoff (1983) with hierarchies that go all the way up to the entire piece. 135

134 Eric Clarke, Ways of listening, Oxford University Press, 2005, p. 8-9.
135 McAdams et al., « Influence of large-scale form on continuous ratings in response to a
contemporary piece in a live concert setting » Music Perception 2004, Vol. 22. 2, p. 298.

81
La métaphore, qu'elle soit « architectonique » ou autre, concède à l'œuvre
musicale l'unité provisoire qu'exige le temps de l'analyse ; mais le lien véritable entre la
forme « out of time » et la forme temporelle, se trouve court-circuité par la présence
envahissante de la métaphore. Renoncer à la métaphore signifie accepter le caractère
fragmentaire et composite de l'objet d'analyse, ce qui dans une perspective cartésienne
peut être perçu comme un échec. Mais au-delà de cette non-conformité idéologique, le
démasquage de la métaphore implique une modification de l'agenda même du projet
analytique en décentrant l'attention de la partition comme objet en-soi, pour
l'appréhender dans la perspective de l'objet pour-soi qu'implique l'expérience esthétique.
C'est la perspective bergsonienne d'une profondeur liant le monde à l'expérience intime,
qui est brouillée par la métaphore ; si la continuité horizontale qu'explore la
phénoménologie entre introspection proprioceptive et objectivité n'est pas une continuité
lisse mais striée, complexe, la métaphore agit comme un raccourci qui fausse notre
perception ontologique de l'œuvre en la simplifiant.
C'est le plus souvent dans la pensée des compositeurs eux-mêmes, et non pas
dans celle des musicologues, que le besoin d'assumer cette difficulté s'est manifesté. Le
compositeur américain Roger Reynolds, qui est aussi l'auteur d'un nombre grandissant
d'articles et de livres, s'intéresse particulièrement à l'aspect cognitif de l'expérience
musicale. Sa lecture de La perception du temps (1956) de Paul Fraisse le conduit
exactement au bord de cet interstice entre notation et perception, d'où il observe la
métaphore visuelle masquer une réalité plus complexe :

Plusieurs longueurs de temps ne peuvent pas être facilement comparées par la s i m p l e


raison qu'il est impossible de les expérimenter simultanément et que
l'emmagasinement en mémoire opère inévitablement une distorsion. Comme résultat
de ces considérations je juge impertinente pour la musique l'idée de proportion
symétrique dans la forme.136

Cette carence méthodologique apparaît en musicologie à chaque fois que


l'analyse est abordée avec le souci d'inclure la sphère perceptive, notamment en
considérant des données provenant de la recherche en sciences cognitives. Michel

136 Roger Reynolds, « A perspective on form and experience », Contemporary Music Review,
Vol. 2, 1987, p. 285.

82
Imberty qu'on a déjà cité en raison de son immense apport dans le domaine de
l'esthétique expérimentale de la musique, pose le problème de la théorie musicale de la
manière suivante :

Le problème des théories de la musique est d'avoir complètement occulté ce qui


relève du mouvement et du temps au profit exclusif de la structure stable, dans un
partit pris anti-romantique qui a confondu forme et contenu.137

Les métaphores permettent un raccourci, une échappatoire à certains problèmes


analytiques qu'impose la ségrégation perceptive entre le domaine visuel et le domaine
auditif. Dans le domaine pictural on trouve un bon exemple à la fois de l'utilité et du
danger de la métaphore. Au cours de l'échange épistolaire entre Schoenberg et
Kandinsky qui eut lieu dans les années du Blaue Reiter, le peintre russe manifeste non
seulement son enthousiasme envers la musique du compositeur viennois, mais aussi son
intérêt envers la théorie musicale qu'il croit être applicable à la peinture. Dans Du
spirituel dans l'art (1911), la quête du peintre moderne pour libérer son domaine
d'expression du carcan de la représentation figurative, passe selon Kandinsky par une
tentative explicite d’application des méthodes de la musique à la peinture :

Un peintre qui ne trouve pas satisfaction dans la représentation figurative, aussi


artistiquement réussie soit elle, en cherchant à exprimer son intériorité ne peut qu'envier
la facilité avec laquelle la musique, l'art le plus immatériel, parvient à ce même but. Il va
naturellement chercher à appliquer les mêmes méthodes de la musique à son art. 138

Kandinsky souhaitait une théorie harmonique et contrapuntique en peinture. Il


est certain que ce désir pour transposer la théorie musicale dans le domaine pictural
alimentait de manière très positive l'univers imaginaire et esthétique du jeune peintre. La
même chose pourrait être dite de la relation entre la production picturale et musicale de
Schoenberg à la même période. Mais le rapprochement que cherchait Kandinsky ne
pouvait que rester à l'état d'une métaphorique audacieuse, car sur le plan physique et
psycho-physique il n'est pas seulement irréalisable, mais trompeur. Autrement dit, la

137 Michel Imberty, La musique creuse le temps, Paris, L'harmattan, 2005, p. 87.
138 Vassili Kandinsky, De lo espiritual en el arte, Barcelona, Labor, 1992, p. 49-50 (nous
traduisons).

83
métaphore qui favorise l'imaginaire créatif du peintre, se prête aussi au masquage de la
réalité concrète qui sépare le domaine source – la théorie musicale – du domaine cible
– la peinture.
Si dans un accord musical on peut entendre à la fois l'effet d'ensemble et les
sons qui le composent, en peinture, l'addition de différentes couleurs produit une
couleur à part entière. Une gradation chromatique de la couleur semble proche de
l'organisation dite aussi chromatique de la hauteur des sons, mais un fait
psychoacoustique déterminant pour toutes les musiques de toutes les cultures, est
l'organisation des fréquences en cycles tonals (fig. 3), ce qui se traduit par une
équivalence qualitative entre des fréquences qui partagent les même proportions
relatives, comme la relation du simple au double – l'octave dans les gammes
heptatoniques.

Figure 3
d'après Shepard 1982.

Or, ce fait contraste fortement avec l'amplitude du spectre des fréquences


électromagnétiques perceptibles par l'œil humain, se situant entre une longueur d'onde
de 380 et 780 nanomètres, alors que les fréquences audibles vont de 20 à 20.000 hertz ;
la notion d'octave n'a donc pas d'équivalent en peinture. Ce fait avait déjà été établi par
Helmholtz dès 1857:

L'œil ne peut pas décomposer des systèmes composés de différentes ondes


lumineuses, c'est-à-dire de différentes couleurs. (…) Aussi lui est-il complètement
indifférent que le mélange contienne ou non des couleurs fondamentales dont les

84
nombres des vibrations aient entre eux des relations simples. L'harmonie n'existe pas
pour l'œil, au sens où elle existe pour l'oreille. L'œil n'a pas de musique. 139

Mais on peut dire, lorsque l'on lit la formulation théorique à laquelle Kandinsky
aboutit quinze ans plus tard dans Punkt und Linie zu Fläche (1926), que l'emprunt
métaphorique a été décentré de la théorie musicale pour s'approprier une terminologie
moins contraignante avec des termes comme : mouvement, tension et direction. Termes
qui s'adaptent aussi bien au musical qu'au pictural, mais qui n'ont pas d'implications
méthodologiques précises.
Dans le domaine musical il y a un exemple particulièrement intéressant d'un
emploi dangereux de la métaphore. Il se trouve dans l'article Wie die Zeit vergeht que
Stockhausen publie en 1957 dans le troisième numéro de Die Reihe. L'auteur y postule
une analogie entre la résonance naturelle de laquelle découlent les différents intervalles
naturels, et les unités de durée rythmiques. Dans la logique de cette analogie, le
compositeur allemand aboutit à la création de séries rythmiques qui seraient
« équivalentes » à des séries de hauteurs. Mais son système d'équivalence ignore
tacitement les différences perceptives entre le traitement de la hauteur et celui du temps,
car bien que nous entendions la différence qualitative entre 60 et 120 Hertz comme une
consonance particulièrement cohérente dans le domaine de la hauteur tonale, il nous est
impossible d'entendre la composante quantitative de cette différence. Autrement dit, on
n'entend ni 60 Hertz dans un soixantième de seconde, ni 120 Hertz comme la division
de la seconde en 120 vibrations distinctes. En fait, Stockhausen ne dépasse pas la
métaphore comme le fait Kandinsky dans Point et ligne sur plan ; il va lui donner un
statut dogmatique, et en faire un principe théorique arbitraire. 140
La tentation de la métaphore est grande dès lors que l'analyse musicale s'appuie
sur une partition, car la représentation cognitive stimulée par celle-ci est d'ordre
schématique ; c'est-à-dire une spatialité rigide, architectonique, alors que l'objet signifié
est de nature psychoacoustique. Dans Du son au signe, Jean-Yves Bosseur signale
qu'avant l’utilisation de la portée au XIIe siècle, seules les termes aigu (oxys) et grave
(barys) faisaient référence à la variation de fréquence. Il semblerait que leur association
139 H. Helmholtz, « Les causes physiologiques de l'harmonie musicale », Helmholtz, du son à la
musique, P. Bailache, A. Soulez, C. Vautrin (eds), Paris, Vrin, 2011. p. 81.
140 Pour un commentaire critique de cet article, voir George Perle, « The simple Truth », dans
The right notes, New York, Pendragon Press, 1995.

85
aux termes de « haut » et « bas » soit une conséquence de cette nouvelle écriture, avec
laquelle elle coïncide. À l'écoute, la temporalité musicale conduit naturellement à une
analogie avec l'espace-temps nécessaire au mouvement. Cette attribution intuitive a été
maintes fois mentionnée dans le cadre de la phénoménologie, notamment par Husserl,
mais aussi par les théoriciens de la Gestalt. Kurt Koffka, l'un d'eux, nous en parle dans
les termes suivants :

A melody, like any other temporal organization, cannot be described by


successive states, (…) a melody until it is finished and comes, so to speak, to a stop,
never is at one note but passes through it.141

Alors, si à l'écoute la mélodie nous donne l'impression qu'elle épuise le temps


par le mouvement, la partition quant à elle lui attribue une spatialité fixe. Elle habite le
temps sans s'y mouvoir, figée dans une grandeur que l'on cerne par la vue et que l'on
examine dans un sens comme dans un autre. Une métaphore architecturale du temps
musical est donc phénoménologiquement distincte de celle qui fait référence au
mouvement. Il est probable que la perception visuelle du mouvement partage des
ressources cognitives avec le traitement de certains paramètres du son comme la
spatialisation ou le rythme. Dans ce cas, la description de la musique en termes de
mouvements dans l'espace correspond moins à une métaphore qu'à une insuffisance
sémantique du langage. Insuffisance qui est d'ailleurs neuro-biologiquement corrélée,
car comme le rappelle Claude Gudin dans Une histoire naturelle des sens (2010), le fait
que notre cortex visuel comporte un nombre de neurones approximativement 40% plus
élevé que le cortex auditif, montre que le visuel est d'une importance prioritaire pour
notre espèce. À la base de la perception du mouvement le psychologue français Paul
Fraisse signale la nécessité de ce qu'il décrit comme la capacité à nous représenter des
changements.

La perception ne nous permet de saisir que les changements contemporains.


L’homme échappe à cette limite parce qu’il est capable de se représenter ces
changements ; il peut ainsi se situer par rapport à eux, les mettre en relation et les

141 Kurt Koffka, Principles of Gestalt psychology, Londres, Lund Humphries, 1935, p. 434-35.

86
utiliser, dans une certaine mesure, à son avantage.142

Lorsque, bien avant Fraisse, Husserl reprend à son compte l'exemple de la


mélodie, cette idée d'une compétence nous permettant la représentation du changement
dans la continuité, est déjà pleinement formulée.

C'est seulement parce qu'intervient cette modification spécifique qui veut que chaque
sensation de son, après la disparition de l'excitation qui l'a engendrée éveille d'elle
même une représentation semblable et munie d'une détermination temporelle, et
parce que cette modification temporelle se transforme continuellement, que peut avoir
lieu la représentation d'une mélodie.143

Pour Fraisse, comme ce sera le cas plus tard pour A. Michon, la représentation
mentale du temps résulte du développement d'une compétence cognitive ; tant la
représentation architectonique et abstraite du temps, comme son assimilation par
analogie au mouvement dans l'espace, en sont des métaphores. Ces deux sortes de
métaphores ne sont pas équivalentes car elles possèdent chacune sa réalité
phénoménologique propre ; chacune exprime une application différente de cette
compétence cognitive qui nous permet la représentation des phénomènes procéduraux.
Il s'agit de deux représentions modales d'une compétence a-modale. Comme le reconnaît
Michon : « Phenomenological analysis has in particular highlighted the dual nature of
time in human behaviour. This duality finds expression in action and reflexion,
respectively. »144
La partition symbolise ces deux dimensions du temps dont parle Michon. Mais
en tant qu'outil de création, l'écriture pousse la représentation structurelle et
conceptuelle du temps à un paroxysme : celui de la grande forme, qui comme on le
verra dans les prochains chapitres, implique une fracture complexe entre l'œuvre perçue
et l'œuvre écrite. Il est une évidence que l'analyse musicale traditionnelle fait
l'amalgame entre la représentation structurelle et la représentation dynamique du temps.
Lorsque McAdams parle d'une approche architectonique de l'analyse musicale, il fait

142 Paul Fraisse, Psychologie du temps, Paris, P.U.F., 1967 (1957), p. 13.
143 Edmund Husserl, Leçons pour une phénoménologie du temps, Paris, P.U.F.,1996, p. 7.
144 John Michon, « Implicit and explicit representations of time, » Cognitive models of
psychology of time, Richard Block (ed.), Hillsdale, Erlbaum, 1990. p. 39.

87
justement référence à la prégnance d'une représentation conceptuelle du temps ; la
même avec laquelle, comme le dit Michon, « we are dealing with a temporal schema
enabling us to specify sequences of events for later reconstruction or for anticipating
future events».145 En musique, un tel schéma temporel peut n'être autre chose que
l'emprunt d'un modèle qui répond avant tout à des contraintes visuelles, et qui une fois
conceptualisé, devient exportable comme métaphore dans la dimension du temps.
Considérons en guise d'exemple la disposition tripartite d'une façade néo-
classique ou gothique ; elle fait écho à une caractéristique physiologique qui divise
l'envergure de notre champ visuel en trois sections (figure 4) : deux périphériques et une
focale. La qualité en termes d'extraction d'information n'est pas la même entre les
champs périphériques et le champ focal ; la couleur et la distance par exemple, sont
évaluées avec moins d'acuité en dehors de la section focale, en raison du fait que l'image
y est monoculaire.

Figure 4
Champ visuel : la vision périphérique se situe entre 30° et 60° de chaque côté.
source : Creative Commons.

Le traitement architectonique de la section centrale de la façade, dès lors que


l'on cherche des proportions d'une cohérence simple et harmonieuse, fera l'objet d'une
plus grande richesse de décor car c'est là que le regard doit se diriger afin de percevoir la
totalité de la façade de la manière la plus immédiate. Les parties latérales, se rappelant
l'une à l'autre, créent l'effet de symétrie qui invite à regarder dans ce sens : C'est encore
145 Ibidem, p. 43.

88
ici une question d'efficacité esthétique. Un tel schéma formel, une fois conceptualisé,
s'identifie, voire se confond avec le type de schéma par lequel nous nous représentons
des séquences dans le temps. Puisque la notation musicale favorise la représentation
conceptuelle du temps, un transfert de ce schéma d'origine visuel vers la musique est
parfaitement plausible. En projetant ce schéma comme matrice pour l'œuvre à créer, le
compositeur donne à l'écriture le pouvoir de concrétiser un imaginaire qui dépasse les
frontières de l'audition et de l'écoute. C'est le cas des œuvres en formes de palindrome
comme le célèbre rondeau de Machaut déjà citée, le Kreuzspiel d e Stockhausen ou le
célèbre ostinato du deuxième acte de Lulu d'Alban Berg (ex. 6), parmi tant d'autres.

Exemple 6
Alban Berg, Lulu, acte 2, ostinato, section centrale du palindrome.

Mais c'est aussi le cas de la forme sonate qui connait son essor dans une période
où la pensée néo-classique domine les arts. Sous l'impulsion des Lumières, clarté et
logique sont les mots d'ordre non seulement dans les sciences, mais aussi dans les arts.
En effet, la rigueur classique se détourne de la complexité et l'excès de l'art baroque,
cherchant l'élégance dans une efficacité expressive qui économise ses moyens. La forme
ABA qui trouve son paroxysme dans la forme sonate à la fin du XVIIIe siècle, reprend
un schéma qui rappelle le champ visuel binoculaire, avec une section médiane plus
riche. Mais si dans une certaine mesure le contrepoint modal, et plus encore sériel,
permettent le traitement par rétrogradation, l’harmonie tonale, quant à elle, obéit à une
syntaxe qui impose un ordre causal irréversible. La nécessité de conserver un discours
cohérent tout au long de la forme empêche la rétrogradation stricte ; si l'on veut
conserver une symétrie formelle, elle doit donc s'adapter à la syntaxe tonale. Il est
intéressant de remarquer que la rétrogradation tend à être conservée dans le parcours
harmonique de la forme sonate avec le retour de la tonalité principale dans le premier

89
groupe thématique de la réexposition. Le développement, étant la section où la
complexité d'écriture demande une attention accrue, se positionne au centre de la
structure globale coïncidant avec le schéma architectonique de la façade.

Les coulisses de la métaphore

Dans la description de la musique, que ce soit dans un but analytique ou dans un


commentaire critique, il est difficile de ne pas se servir de mots relatifs au mouvement :
on dit d'une mélodie qu'elle monte, descend, s'arrête, accélère, etc. Quant aux
enchaînements harmoniques : ils progressent, hésitent, s'étendent ou rétrécissent, autant
de mots dont nous ne pouvons, et ne voulons pas nous passer. Sans le recours aux
métaphores, il faut bien l'accepter, il n'y a plus de discours sur la musique ! Mais s'il y a
une motivation épistémologique et un outil méthodologique pour dévoiler ce que la
métaphore dissimule sous un raccourci sémantique, alors nous pourrions la démystifier,
la désenchanter et rendre ainsi son emploi plus responsable. Erick Clarke, qui propose
une démarche analytique particulièrement concernée par l'approche perceptive, est bien
placé pour reconnaître la difficulté à cerner l'objet musical par le discours. Pour lui
« motion in music is neither real nor metaphorical, but fictional ».146
Il se trouve que ce qui se dissimule derrière les métaphores structurelles et de
mouvement, est la racine nodale où se confondent deux modalités distinctes de notre
expérience phénoménologique du monde. Pour mieux comprendre cela, il faut revenir à
la position de l'esthétique incorporée, celle qu'échafaudent William James et John
Dewey et qui conduit à son tour à la négation du dualisme de substance cartésien. Mark
Johnson postule que le sens a comme source première le corps, et cela dans un sens
profond et viscéral. Il faut garder à l'esprit que le corps, à son tour, est indissociable de
l'environnement dans lequel il se meut.147

From the very beginning of our life, and evermore until we die, movement keeps us
in touch with our world in the most intimate and profound way. In our experience of

146 Eric Clarke, op. cit., p. 89.


147 Les bases théoriques qui développent et expliquent la nature de cet état d'inhérence du corps,
sont en premier lieu phénoménologiques.

90
movement, there is no radical separation of self from world.148

Johnson postule que les caractéristiques qualitatives du mouvement, celles que


nous expérimentons directement de manière somatique et énergétique, comportent
quatre paramètres qui sont : la tension musculaire qui nous renseigne sur la commodité
d'une action ; la linéarité en rapport à l'inertie qui conditionne la direction d'un geste ;
l'amplitude en tant que manière d'investir l'espace par l'action ; et la projection en tant
que rapport dynamique entre les différentes phases d'un mouvement. Le bébé qui n'a pas
encore acquis de compétence linguistique, acquiert des connaissances par le biais de
l'exploration de son environnement et de l'interaction avec les adultes. Il fait cela par
l'intermédiaire des quatre paramètres du mouvement que l'on vient d’énumérer, et d'une
tendance innée qui le pousse à explorer le monde et à imiter ses semblables – c'est
l'instinct mimétique assuré par les neurones miroir (Fadiga et al. 1995). Johnson postule
qu'à l'âge adulte ces structures élémentaires de sens ne sont pas remplacées par d'autres
plus abstraites – conceptuelles –, mais constitueraient le fondement même du sens que
l'on attribue par la suite à des formes linguistiques et conceptuelles de connaissance. Ces
propos sont fortement influencés par des recherches en neurologie comme celles de
Damasio que l'on a commentées en rapport aux origines de la neuro-esthétique.

When we grow up, we do not somehow magically cast off these modes of
meaning-making ; rather, these body-based meaning structures underlie our
conceptualization and reasoning, including even our most abstract modes of thought. 149

Notre perception du temps, comme l'ont montré P. Fraisse et J. Michon, se fait


à travers la saisie de rapports rythmiques entre des événements extérieurs et le flux de
nos actions, et non pas par la perception directe d'un flux temporel constant comme
celui que dénote l'horloge mécanique. Des expériences cherchant à évaluer la capacité
de jugement des durées relatives ont permis d'observer que l'intention et le sens que le
sujet attribue au stimulus biaisent son jugement sur sa durée : la temporalité perçue d'un
événement, même d'une très courte durée, semble donc être difficilement séparable de la
manière dont les événements s'organisent en son sein.

148 Marc Johnson, 2007, op, cit., p. 20.


149 Ibidem, p. 36.

91
When two events of equivalent duration both end when expected, people will correctly
judge them to be the same duration. However, if one violates an expectancy by seeming
to end later than anticipated, then it will be incorrectly judged as longer.
Similarly, an event appearing to end too early will be judged as relatively short.150

La temporalité comme attribut formel, est donc en partie une conséquence de la


capacité de groupement et ségrégation perceptive. Que les percepts soient auditifs ou
visuels n'est qu'une distinction modale secondaire. Dans ce sens, l'exploitation de la
métaphore du mouvement lorsqu'il s'agit de stimuli auditifs, paraît se justifier du point
de vue développemental et neurologique, car en effet, grâce aux techniques de la neuro-
imagerie fonctionnelle il a été montré que le cortex moteur est activé par l'écoute
musicale (Levitin, 2008 ; Lechevalier, B. et al., 2010). Néanmoins, sur le plan purement
sémantique, la métaphore opère une superposition maladroite, car le seul point commun
entre une mélodie et le mouvement spatial visuellement perceptible, n'est pas l'aspect
moteur – virtuel dans le cas de la mélodie – mais leur référence commune à un même
module de traitement cognitif. En fin de compte, que l'on appelle la quatrième aire
cérébrale de Brodmann le cortex « moteur », en mettant l’accent sur l'aspect mécanique
de l'action et non pas sur la capacité de « mise en temporalité » qui en semble être la
conséquence, est le résultat d'une classification taxonomique qui dévoile la manière
inévitablement partielle dont on se représente le monde dès qu'on le nomme. À cet égard
il faut se rappeler que, comme l'a dit Edgar Morin, « les mots ne sont pas le réel. Ils
traduisent le réel par le truchement des idées ».151
Dans leur excellent article de 1989 Marie Riess Jones et Marilyn Boltz font
référence à ce sujet dans les termes suivants :

There are not such literal similarities between the source domain (moving objects)
and the target domain (temporal change) that would be relevant to the meaning o f t h e
expression based on the metaphor. Instead, it is these experiential correlation that
ground the metaphor, because spatial motions are one of the principal ways in which
time « moves » or « passes » for us.152

150 Marie Riess Jones & Marilyn Boltz, « Dynamic attending and response to time »
Psychological review, American psychological association, Vol. 96, N°3, 1989, p. 461.
151 Edgar Morin, Pour sortir du vingtième siècle, Fernand Nathan, 1981, p. 66.
152 Marie Riess Jones & Marilyn Boltz, op. cit., p. 29.

92
Chapitre 4

L'approche cognitive de la musique

En observant les développements que la théorie musicale a connu au cours des


XVIIIe et XIXe siècles, on ne peut nier qu'il y a eu une réelle – bien que limitée – prise
en compte de l'audition. Dans la théorisation de l'harmonie chez Rameau, la
fonctionnalité des accords qui se trouve argumentée par le postulat théorique d'une
basse profonde souvent absente de la partition, s'appuie sur une réalité perceptible par
l'oreille, à savoir, la fusion harmonique par résonance naturelle. De la même manière,
les règles du contrepoint modal, telles qu'elles sont apprises par Aloysius à son élève
Joseph dans le Gradus ad parnassum de Fux, en arbitrant l’alternance entre des
consonances parfaites et imparfaites, ainsi que des dissonances, prennent comme base
les qualia des intervalles ; c'est-à-dire leur interprétation subjective, car il n'y avait pas
encore une théorie physiologique de l'oreille harmonique (Helmholtz, 1863) .
Mais l'audition est dans ces exemples un miroir qui se limite à refléter des
qualités inhérentes aux proportions d'une loi mathématique qui depuis sa découverte
dans la Grèce classique, n'a pas perdu sa pertinence. Elle n'a pas grand chose à voir avec
la définition que l'on peut donner aujourd'hui de l'écoute, car l'écoute en musique est
plus que l'audition de rapports plus ou moins consonants. Le désintérêt de la
musicologie pour l'écoute, se justifie par l'absence de fondements psychologiques,
physiologiques et phénoménologiques, mais ce n'est pas tout : il y a aussi au XVIIIe
siècle une sorte de négation de l'écoute dont la pensée classique, dominante à cette
période, doit être tenue pour responsable. Déjà dans la Grèce antique l'écoute est
accusée d'anathème, c'est elle qui est visée par Platon lorsqu'il attribue le caractère noble
à la musique d'Apollon, octroyant à celle du satyre Marsyas le pouvoir de dévier les
esprits vers « l'ivresse, la mollesse et l'indolence ».153 La cité idéale devait donc garder
ses citoyens à l'abri de l'écoute de certaines musiques. Et c'est bien l'écoute qui est visée
ici, car les proportions mathématiques entre les notes, leur expression arithmétique, ne
se voient pas frappées du même anathème : il apparaît donc que dans toute pensée
atteinte par le dualisme de substance inauguré dans le Phédon, l'audition est comptée au

153 Platon, La république, livre III, Paris, Flammarion, 1966, p. 150.

93
nombre des outils de la raison ; l'écoute quant à elle, par son emprise sur le corps
sensible, agit sur l'esprit en lui ôtant son autonomie. L'écoute est comme un instinct qui
demande à être maîtrisé – en l’occurrence par l'interdit –, comme tant d'autres pulsions
du corps. Avec le temps, l'écoute est simplement devenue un champ épistémologique
défendu.
L'écoute donne le droit de libre transit aux sensations qui flattent le corps, elle
permet aux émotions de s'imposer à l'esprit, et consent sans jugement l'excès des
passions. L'écoute n'aura pas en conséquence une place au royaume de la raison et de
l'esprit, mais trouvera sa niche au sein du corps et son émoi nerveux. Si le proverbe latin
si populaire au XVIIIe siècle « des goûts et des couleurs on ne discute pas », n'était
certainement pas toujours respecté, 154 cela n'a fait que confirmer sa justesse : à chacun
son goût, et chacun à son goût ! Alors, et en utilisant encore un adage célèbre à la même
période, si « le cœur à des raisons que la raison ne connait point »,155 quelles sont dès
lors les chances pour que le théâtre intime des passions qui se joue dans la rencontre
esthétique, s'ouvre à la critique illuminée de la raison par son analyse ? On a là une
question que le dualisme de substance déguise en paradoxe, mais qui pour la science
contemporaine n'en est pas un.
La fameuse Querelle des Bouffons qui voit s'affronter à Paris, entre 1752 et
1754 les partisans de deux conceptions distinctes de la musique, constitue un bon
exemple de cette difficulté – caractéristique de la pensée dualiste –, à faire valoir des
arguments qui convainquent la raison, alors qu'en fin de compte leur motivation n'est
autre que l'expérience d'une rencontre esthétique réussie pour les uns, décevante pour les
autres. Dans cette querelle qui fut l'occasion de la publication d'une centaine de
pamphlets, le camp dit du roi, défend le style français représenté par Rameau, et
caractérisé par une maitrise rationnelle de l'harmonie. 156 Contre lui, le camp de la reine,
154 À ce sujet on rappelle l'expression de F. Nietzsche : « Et vous me dites, amis, que des goûts
et des couleurs il ne faut pas discuter mais toute vie est lutte pour les goûts et les couleurs ».
dans, « Ainsi parla Zarathoustra », œuvres complètes de F. Nietzsche, vol. 9, Société du
Mercure de France, 1903, p. 165
155 L'adage est de Blaise Pascal.
156 Dans la citation suivante, tirée de Génération harmonique, Rameau exprime la position
théorique qu'il défend : « à l'exception de l'octave, de la quinte et de la tierce majeure, qu'on
distingue avec le son fondamental d'un corps sonore, nul autre intervalle ne se présente pour
le faire succéder à ce son fondamental (…) cependant, loin de s'être soumis à un principe
aussi naturel, aussi évident, on n'a pas plutôt imaginé une succession possible entre les sons,
qu'on l'a parsemée de tons, de demi-tons, en un mot, de tous les intervalles que l'harmonie
refuse dans son origine ; et ce qui a mis le comble à l'erreur, c'est qu'on a fait dépendre toutes

94
soutenu par Rousseau, célèbre le style opératique italien où prime l’expressivité
mélodique. Si la formulation du goût personnel par le discours rhétorique se heurte dans
la pensée classique à la rigueur axiomatique de la raison, le rhéteur ne peut – s'il veut
aller au bout de ses idées –, que libérer sa passion du carcan de la raison. Un exemple
célèbre nous est donné par Rousseau lorsqu'au sein de cette querelle, en défendant son
goût de la musique italienne, il décrit la musique française dans les termes suivants :

Je crois avoir fait voir qu’il n’y a ni mesure ni mélodie dans la musique
française, parce que la langue n’en est pas susceptible ; que le chant français n’est
qu’un aboiement continuel, insupportable à toute oreille non prévenue; que l’harmonie
en est brute, sans expression, et sentant uniquement son remplissage d'écolier ; que les
airs français ne sont point des airs ; que le récitatif français n’est point du récitatif. D’où
je conclus que les Français n’ont point de musique et n’en peuvent avoir, ou que, si
jamais ils en ont une, ce sera tant pis pour eux.157

On voit bien que l'écoute ne trouve pas sa place au sein d'un système de pensée
où l'aspect structuraliste de l'analyse est par définition incompatible avec le caractère
subjectif et spéculatif de l'expérience esthétique. D'une certaine manière, le procès que
fait Platon à la musique dans La République, où la rupture entre l'audition et l'écoute est
implicite, constitue déjà un témoignage de la nécessité d'une continuité corps-esprit.
Mais il faudra attendre les travaux de Helmholtz pour voir la première approche
scientifique de l'écoute musicale. Pour Helmholtz, il y a nécessairement un rapport
réciproque entre le système auditif et l'appréciation de l'œuvre musicale. Par conséquent,
l'étude physiologique de l'audition est en mesure d'éclaircir la nature de certaines
propriétés que l'on attribue à la musique par le jugement esthétique.
En effet, si chez Rameau on assiste à une théorisation de l'harmonie qui se veut
méthodologiquement fondée sur des principes « naturels », l'idée de la basse
fondamentale y est systématisée par un discours rhétorique dont le souci semble être
plus la cohérence interne d'un système spéculatif, que son fondement empirique. C'est

les autres successions de celle-là, (…) suite infaillible d'une aveugle expérience, qui
néanmoins a encore ses sectateurs, et dont on a peine à se départir ». Paris, Prault, 1737, pp.
38-39.
157 Dans ces termes Rousseau conclue sa Lettre sur la musique française, publié en septembre
1753. Voir : Jean-Jacques Rousseau, Collection complète des oeuvres, Genève, 1780-1789,
vol. 8.

95
dans ce contexte, face au danger d'une ambiguïté dans le système, que l'hypothèse de la
basse absente se présente comme un impératif. Pour Rameau, ce qu'il appelle les
principes de l'harmonie, ne sont pas les principes d'une démarche heuristique, mais des
objectifs dans un travail qui vise la démonstration. Helmholtz quant à lui, en donnant
une base physiologique à la théorie tonale, ne procède pas par l'invention d'un système
quelconque, mais fait la découverte d'un rapport de cause à effet entre des contraintes
biologiques et une production culturelle. C'est ainsi que dans son ouvrage de 1863, la
relation entre dissonance et consonance qui était assimilée encore par Euler à la
perception d'une proportion mathématique, devient chez Helmholtz l'interprétation par
un organe spécialisé, d'un ensemble de propriétés acoustiques qui se retrouvent
impliquées dans une pratique culturelle.
En distinguant l'oreille physiologique de l'oreille psychique, le chercheur
allemand place la beauté d'une harmonie savante au-dessus des traitements mécaniques
– de bas niveau – qui occupent l'oreille en tant qu'organe de l'audition. Il met donc
l'accent sur le lien de continuité entre un niveau purement sensoriel du traitement des
stimuli, et un niveau cognitivement supérieur : celui responsable de l'expérience
esthétique, l'écoute. Autrement dit, l'écoute et l'audition sont les parties d'un tout. Si
Helmholtz ne nous livre pas une théorie de l'écoute musicale, il nous donne les
rudiments pour sa subséquente élaboration.

L'esthétique cherche l'essence du Beau artistique dans sa conformité inconsciente aux


lois de la raison. J'ai essayé de vous découvrir la loi cachée qui régit l'harmonie des
combinaisons musicales. C'est réellement une loi dont nous n'avons pas conscience,
dans la mesure où elle s'applique aux harmoniques, qui sont bien sentis par le nerf
auditif, mais qui cependant n'entrent pas dans le domaine de la représentation
consciente. Comme auditeur, nous ressentons la compatibilité et l'incompatibilité
de ceux-ci sans savoir où se trouve la raison de ce sentiment.
Les manifestations d'un accord musical purement sensible ne sont évidemment que le
degré le plus bas du beau en musique. Pour la beauté plus haute, spirituelle, de la
musique, l'harmonie et la dysharmonie sont seulement des moyens, mais des moyens
essentiels et puissants.158

158 Helmholtz, op. cit., (2011) p. 82.

96
La théorie de la consonance tonale de Helmholtz postule que les battements
entre les composantes de spectres différents sont les responsables du caractère
consonant ou dissonant des accords. Un plus grand nombre de battements signifie une
activation accrue et plus complexe des cellules ciliées dans la cochlée. Après la
transduction dans le cerveau via le nerf auditif, cette suractivité a pour conséquence
l'impression qualitative d'instabilité propre à la dissonance. Par la suite, des études
psychologiques ont validé cette théorie (Vos & van Vianen, 1985 ; DeWitt & Crowder,
1987). Etant donné que la démarche méthodologique de Helmholtz est celle des
sciences dures, – particulièrement la physique –, ni les musiciens ni les musicologues de
son temps ne vont se hâter à prendre les avancées scientifiques de Helmholtz pour leur
compte. Comme le dit Alexander Rehding :

His position as a scientist, working at a time when musicology struggled to stand


on his own feet and gain disciplinary independence, has typically accorded him
an outsider's position in the history of music.159

Le développement de l'étude de la perception de la musique, en tant que


domaine à part entière, sera poursuivi en étroite collaboration avec les disciplines
cognitives pour lesquelles la musique s'est consolidée comme un outil particulièrement
fécond. C'est seulement lorsque la psychologie cognitive acquiert une certaine maturité
que l'on pourra s'interroger sur l'écoute musicale en termes d'un processus cognitif
global, incluant non seulement l'audition, mais aussi des traitements et des structures de
haut niveau. Comme a pu le montrer l'imagerie cérébrale, l'écoute musicale, comme
d'ailleurs tout autre type de contemplation esthétique, n'est pas l'activité d'un mécanisme
cognitif spécialisé et autonome, mais résulte de l'association dynamique d'un grand
nombre de compétences et de structures cognitives (Lechevalier, Platel & Eustache,
2010). L'écoute, comme le contenu esthétique lui-même, se présente comme une
propriété émergente.

Neuroaesthetics studies show us that our brains do not have a dedicated aesthetic

159 Alexander Rehding, « review on : Helmholtz musicus: Die Objektivierung der Musik im 19.
Jahrhundert durch Helmholtz' Lehre von den Tonvorstellungen. By Matthias Rieger», Music
& Letters 89.4 (2008) p. 642–646.

97
or art module in the brain. We have no specific aesthetic receptor analogous to our
receptors for vision or touch or smell. We have no specific aesthetic emotion
analogous to our emotions of fear or anxiety or happiness.160

Le profit que la musicologie peut tirer de cet enthousiasme des sciences


cognitives et tout particulièrement de la psychologie pour la musique, reste, comme on
le verra, encore largement sous-estimé. Mais avant de développer davantage des
hypothèses allant dans cette direction, il est nécessaire de présenter et commenter les
principaux acquis qui se sont succédé et accumulé pendant presque un siècle de
recherches sur la perception auditive et musicale.

4.1 La Gestalt ou la faculté de mise en forme

L'un des principaux projets des théories de la perception, consiste à appréhender


l'écart entre d'une part le constat naïf de notre représentation mentale du monde comme
phénomène organisé, et d'autre part l'évidence d'un environnement que William James
définit comme « un bourdonnement confus et saturé qui s'impose à nos sens ».161 Au
tournant du XXe siècle, sous l'influence de Christian Von Ehrenfels, surgit à Berlin ce
qui sera connu par la suite comme l'école de la Gestaltpsychologie, et dont les apports
au domaine de la perception seront d'une grande portée. La démarche qui caractérise ce
courant le détache du béhaviorisme contemporain par la considération de l’expérience
subjective dans l'interprétation des faits de perception. Si le courant béhavioriste est
définit par J. B. Watson comme une branche purement objective des sciences naturelles,
prenant comme seule donnée fiable la mensuration du comportement observable, la
théorie de la gestalt quant à elle, part de l'idée que la perception naïve, c'est-à-dire
l'expérience directe, est le point de départ pour toute science. 162 W. Köhler soulève le
problème qu'il y a à croire que l'expérience directe serait absente d'une démarche
scientifique rigoureuse. Le postulat phénoménologique du primat de la perception ; la

160 Anjan Chatterjee, op. cit., p. 183.


161 Voir : William James, Psychology : Briefer course. New York, Henry Holt and Co., 1892.
nous traduisons.
162 Voir à ce sujet la présentation de Jean-Maurice Monnoyer à l'édition française de : Wolfgang
Köhler, Psychologie de la forme, Paris, Gallimard, 2000.

98
condition d'un rapport immédiat, irréductible et inévitable au monde, semble donc
adopté par les théoriciens de la Gestalt, et elle s'applique aussi bien à l'observation d'un
comportement mesurable qu'aux objets d'une réflexion introspective. Dans ce contexte,
même la mesure la plus exacte, s'appuie sur une expérience directe et donc
introspective.

Il importe peu que je m'appelle physicien au psychologue lorsque j'observe un


galvanomètre. Dans un cas comme dans l'autre, mon observation est dirigée vers la
même expérience objective. La méthode vaut pour la physique. Pourquoi ne vaudrait
elle pas pour la psychologie ? Il doit y avoir des cas où l'observation des faits, dans le
cadre de l'expérience directe, ne trouble pas ces faits outre mesure. 163

Le travail de Max Wertheimer (1923), suivi par celui de Wolfgang Köhler


(1929) et Kurt Koffka (1935), a permis de valider un certain nombre d'hypothèses sur
l'existence et le fonctionnement d'une série de principes perceptifs. Ils seront formulés
sous la loi de Prägnanz, et conditionnent le groupement et la ségrégation des parties
d'un champ perceptif donné. Ces principes sont donc responsables de l'émergence des
formes – Gestalten – en tant qu'assemblages cohérents d'éléments discrets. La Gestalt,
mot qui est depuis rentré dans le vocabulaire français, signifie donc la forme comprise
comme étant plus que la somme de ses parties. C'est-à-dire que la qualité imputable à
une Gestalt ne résulte pas d'un agencement mécanique entre les parties discrètes qui
composent le tout, mais de leur rapport dynamique : c'est l'Un qui résulte de l'harmonie
entre ces parties. Bien évidemment, cet aspect dynamique qui donne l'unité à la forme
est de nature psychique, mais il s'avère être le reflet de caractéristiques concrètes du
champ perceptif. Les lois de la Gestalt correspondent donc à l'identification d'un effet
perceptif, tantôt vers le groupement, tantôt vers la ségrégation entre des stimuli. Effet
qui se révèle être sous la contrainte de paramètres variables dans l'objet. À l'aide de
schémas visuels et de manipulations d'exemples sonores qui seront présentés dans les
pages à suivre, on observera la Gestalt comme une qualité qui émerge de la
concurrence entre ces paramètres.
C'est en effet à l'aide de la mélodie que le premier exemple de Gestalt est donné
dans un texte pionnier intitulé Über Gestaltqualitäten, que Christian Von Ehrenfels

163 Wolfgang Köhler, op. cit., p. 37.

99
publie en 1890. Le philosophe élève de Brentano attire notre attention sur le fait que la
reconnaissance d'une mélodie est possible malgré l'altération de nombreux paramètres ;
lorsque quelqu'un chante une mélodie qui nous est familière, nous la reconnaissons
malgré le fait que le timbre, la tessiture et même la vitesse ne coïncident pas avec la
version qui nous est familière. La hauteur, le tempo et le timbre sont les paramètres
variables qui peuvent concourir soit à l’identification, soit à la désarticulation de la
mélodie. Les lois de la Gestalt seront donc celles qui conditionnent l'information, dans
le sens étymologique de donner forme, ou de mettre en forme : on peut donner forme à
une mélodie précise par une diversité de moyens sans qu'elle perde pour autant son
identité. Tant que les forces concurrentes entre les paramètres présents coïncident avec
les Gestaltqualitäten la mélodie en question, celle-ci émergera de la concomitance
psychique de ces paramètres.
Malgré le rôle prépondérant accordé à la musique dans cette première
illustration des qualités de la Gestalt, le domaine perceptif qui sera favorisé par les
successeurs de Ehrenfelds n'a pas été l'audition, mais la vision. Comme on le sait, cela
avait aussi été le cas pour l'esthétique expérimentale depuis l'ouvrage fondateur de
Fechner en 1876, et jusqu'aux premières années du siècle suivant. Il est important de
marquer ici la distinction entre ces deux approches de la perception, car ils seront moins
facilement dissociables dans la deuxième moitié du XXe siècle : l'esthétique scientifique
cherche à évaluer la préférence du sujet pour une proportion face à une autre – par
exemple entre un rectangle aux proportions du nombre d'or, et un autre plus large,
Fechner demande lequel nous est le plus agréable.164 La théorie de la Gestalt quant à
elle, ne s'intéresse pas à une préférence affective, mais à l'évidence d'une compétence
cognitive de bas niveau, responsable de l'organisation perceptive des stimuli de notre
environnement.
Les principes de la Gestalt qui seront exposés ci-dessous, se présentent comme
les lois de notre compétence à faire émerger des formes dans l'écran intérieur de notre
représentation du monde. Si l'esthétique scientifique et la théorie de la Gestalt restent
dissociés tout au long de la première moitié du XXe siècle – jusqu'à L. Meyer et la
nouvelle esthétique expérimentale de D. Berlyne –, c'est que les lois de la Gestalt

164 Gustav Fechner, « Various attempts to establish a basic form of beauty: experimental
aesthestics, golden section, and square » Trad. Anglaise,. Empirical Studies on Arts 15, 1997,
pp. 115–130.

100
dissocient la cohérence du groupement perceptif comme qualité purement formelle, de
la valence négative/positive de l'émotion qui accompagne cette perception. Au caractère
universel des lois de la gestalt semble s'opposer l'arbitraire d'un goût qui correspondrait
tantôt à des acquis culturels, tantôt à des préférences innées, ou à des biais
subconscients. C'est avec l'avènement des théories de la communication que les aspects
hédoniste et formel du traitement cognitif seront considérés ensemble. En fin de compte,
si toute forme cohérente n'est pas nécessairement belle, toute forme jugée belle suppose
une compréhension de son organisation formelle. En conséquence, une étude de la
perception de l'art doit considérer les deux aspects.

Les principes de la loi de « Prägnanz »

La loi de Prägnanz, ou de bonne formation, stipule que les parties se regroupant


dans une forme déterminée, s'ordonnent de la manière la plus simple et stable. Elle se
décline dans un certain nombre de principes dont voici les plus importants :

1. Le principe de proximité nous dit que des éléments proches dans l'espace – ou
dans le temps – tendent à se regrouper. Dans la figure 1 a la succession de
cercles à droite regroupe en trois ensembles binaires le même nombre
d'éléments apparaissant à gauche, cette fois sans qu'il y ait une ségrégation
évidente.

2. Le principe de similitude soutient que la ressemblance entre les stimuli est aussi
un facteur de groupement perceptif. Dans la figure 1 b, la partie droite est
ségrégée en trois groupes. Sur la partie gauche le groupement perceptif est plus
ambigu : si l'on peut associer les cercles par quatre comme sur la partie droite, il
faut noter la difficulté à grouper ainsi des cercles qui ne sont pas de la même
couleur. Sur la partie monochrome cette difficulté disparaît.

3. Selon le principe de continuité, nous tendons à regrouper les parties qui se


placent ou se déplacent sur un même axe directionnel. Dans la figure 1 c, la
calligraphie des lettres X nous apparait comme naturellement composée de deux

101
traits croisés, alors que l'on pourrait les écrire en quatre segments – en partant
du centre vers l'extérieur –. En bas nous présentons une ségrégation arbitraire
qui ne répond pas au principe de « bonne » continuité.

4. Le principe de clôture : lorsque les parties sont fortement organisées selon le


principe de continuité, nous avons tendance à remplir les espaces manquants ou
masqués, afin de donner un contour clos à la forme. La partie gauche de la
figure 1 d montre un triangle partiellement obstrué. La représentation à droite,
montrant un triangle déformé, détourne notre hypothèse construite selon le
principe de clôture.

a.

b.

c. d.

X X

Figure 1
Exemples des principes de groupement perceptifs
a. proximité, b. similitude, c. continuité, d. clôture.

102
Un aspect fondamental de la théorie de la Gestalt est le rapport dynamique
qu'entretiennent les parties constituant le tout. Cela veut dire notamment que les
principes présentés ci-dessus agissent simultanément ; ils entretiennent des véritables
rapports de concurrence. Comme la pu le montrer Wertheimer dès 1923, la variation
d'un paramètre peut changer l'organisation de la forme de manière radicale. Dans la
figure suivante (fig. 2), la série a est regroupée en patterns ternaires où les cercles
s'associent par proximité en direction descendante – de gauche à droite. Dans la série b
un cercle sur deux a été coloré, ce qui crée une concurrence entre proximité et similarité
qui se résout par un groupement où prime le dernier de ces deux principes. Les
conséquences de ce changement sont très importantes en termes de regroupement
perceptif : dans la série b, la directionnalité des patterns devient ascendante malgré le
fait que la première et dernière triades soient incomplètes. D'ailleurs, l'impression
d'incomplétude est une qualité sensible qui émerge dans la série b, aussi comme
conséquence de la même altération. L'impression d'incomplétude est le témoin d'une
tendance vers la continuité du pattern, elle montre que la force dynamique du principe
de clôture est plus forte dans la série b que dans la version monochrome.

Figure 2
D'après Max Wertheimer, 1923, p. 312.

Ces principes perceptifs s'appliquent aussi dans le domaine auditif (Bregman,


1990) et peuvent être illustrés à l'aide de la musique, ou par des expériences utilisant
une notation musicale traditionnelle. En fait, la médiatisation du son par la notation
disjointe de ses paramètres fait que de manière intuitive le compositeur manipule cette
force dynamique. Il met ces mêmes principes en concurrence dans le but de construire
des figures cohérentes. Comme on l'a dit dans le chapitre précédent, cette manipulation

103
apparaît sous une forme rationalisée dans la notation musicale, où chaque paramètre
acquiert une autonomie importante. Tout de même, on peut reprocher à l'école de la
Gestalt d'avoir sous-estimé la différence entre les modalités perceptives visuelle et
auditive. En 1935 K. Koffka décrit l'organisation mélodique comme la contrepartie
exacte de l'organisation dans le domaine visuel. Et cela après que la phénoménologie ait
repris à son compte la mélodie, pour réactiver avec elle le sujet épineux de la
temporalité, là où saint Augustin l'avait laissé des siècles auparavant.165

A melody is a whole, organized in time. That its later members depend upon its
earlier ones is the exact counterpart of the fact that the right upper quadrant of a seen
circle depends upon the left lower one. The difference between the tow cases, is only
this, that in the later we are dealing with a stationary distribution, in the former with a
process that changes on time.166

Or, l'élasticité que le temps perçu révèle empêche une analogie directe entre
temps et espace. Le travail qui sera fait par la psychologie cognitive de l'audition et du
temps, surtout au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, va montrer que les
contraintes cognitives de la déduction d'une temporalité à partir de stimuli acoustiques,
n'est pas sans conséquences au niveau de leur représentation mentale. Diana Deutsch
(1975 ; 1982 ; 1994) a longuement étudié le groupement perceptif dans l'audition,
révélant – comme l'ont fait aussi de nombreux auteurs dans le domaine visuel – des
paradoxes et des illusions qui témoignent des contraintes propres à l'audition.

165 Dans ses Leçons sur la conscience intime du temps, Husserl commence par citer et
commenter le livre XI des Confessions de Saint Augustin, chez qui le phénoménologue voit
un précurseur sur la réflexion sur le temps vécu. La référence concerne plusieurs extraits,
parmi lesquels le n° XX où le philosophe romain décrit la nature du temps dans ces termes :
« Il y a trois temps, le présent des choses passées, le présent des choses présentes, le présent
des choses futures. Ces trois choses existent en effet dans l'âme, et je ne les vois pas ailleurs :
le présent des choses passées, c'est leur souvenir ; le présent des choses présentes, c'est leur
vue actuelle ; le présent des choses futures, c'est leur attente »
166 Kurt Koffka, The principles of Gestalt psychology, Londres, Routledge & Kegan, 1935, p.
437.

104
Les principes de la Gestalt et l'audition

Le principe de proximité se traduit de plusieurs manières dans le domaine


auditif : il y a une proximité spatiale, car comme la psychoacoustique l'a montré, notre
physiologie binaurale nous permet d’interpréter le décalage de réception de l'onde
hertzienne en termes de spatialisation de la source émettrice. Par conséquent, si l'on
attribue des sources distinctes à des stimuli semblables il y aura une ségrégation en
rapport au positionnement de ces sources. L'exemple le plus banal de ce cas se produit
lorsque nous entendons un écho : le timbre et la hauteur restent identifiables, mais grâce
à la spatialisation nous n'hésitons pas à interpréter les itérations comme des échos, et
non pas comme des nouveaux signaux émis par la même source.
La proximité peut être aussi fréquentielle : en cohérence avec l'organisation
tonotopique de la membrane basilaire, deux notes de fréquence proche seront plus
facilement groupées que des notes séparées d'un grand intervalle. Ce principe rend
possible qu'une écriture monodique soit perçue comme composée de deux voix. Les
compositeurs baroques se sont servis abondamment de ce principe. Les sonates pour
violon solo de Johan Georg Pisendel et les partitas de J. S. Bach en sont des exemples.
J a y Dowling (1973) montre que le groupement ou la ségrégation de deux
mélodies connues dont les notes sont entendues en alternance, peut dépendre de la seule
différenciation de tessiture. Nous proposons ici (ex. 3) une manipulation de ce type : les
aires de Frère Jacques – portée inférieure – et Twinkle, Twinkle – portée supérieure –,
alternent. Lorsqu'il n'y a pas de différenciation dans la hauteur comme c'est le cas ici,
l'on perçoit une mélodie inédite. Mais dès lors que les mélodies sont distantes d'une
octave, la reconnaissance de l'une, ou des deux mélodies se trouve fortement facilitée
par ségrégation sur la base de la proximité de hauteur fréquentielle.

Exemple 3
Groupement et ségrégation par proximité.

105
Deutsch (1975) a montré l’effet de la concurrence entre la proximité spatiale et
la proximité tonale dans une série d'expériences où, à l'aide d'écouteurs, les deux oreilles
reçoivent des patterns mélodiques différents. Aujourd'hui connues comme l'illusion
d'octave et l'illusion d’échelle – octave and scale illusions –, ces découvertes montrent
une dominance de la proximité tonale. En effet, la robustesse des habitudes d'écoute en
contexte réel peut amener à biaiser de manière importante et automatique notre
perception sensorielle brute.167 Un exemple célèbre, en dehors du contexte expérimental
de laboratoire, nous est donné au début du quatrième mouvement de la Sixième
symphonie de Tchaikovsky : les auditeurs perçoivent une mélodie qui descend par pas
conjoints (ex. 4 b), alors que les notes de cette mélodie sont jouées alternativement par
les premiers et seconds violons (ex. 4 a). Pour le chef d'orchestre – notamment dans la
disposition courante de l'orchestre au XVIIIe siècle, où les seconds violons prennent la
place actuelle des violoncelles – l'effet peut être déroutant, mais pour l'auditoire la
concurrence entre la spatialisation droite/gauche, la similitude de timbre et la proximité
tonale et rythmique, aboutit à une reconnaissance claire de la mélodie. Sans doute
Tchaikovsky était-il conscient du caractère expérimental de cette écriture, mais on
ignore quelle était sa motivation. Peut être une plaisanterie adressée au chef
d'orchestre ?168 ou un effet esthétique subtil ? C'est bien dans cette même Sixième
symphonie qu'un passage est noté pppppp. Il est intéressant de voir que si la mélodie
n'était pas parfaitement intercalée – une note sur deux – l'illusion serait moins claire, et
la perception de la mélodie serait affaiblie par un basculement de l'attention entre deux
sources distinctes (ex. 4 c).169

167 http://deutsch.ucsd.edu/psychology/pages.php?i=101 L'ensemble de ces expériences ont été


mises en ligne par Diana Deutsch. Chaque expérience peut y être reproduite grâce au matériel
audio disponible.
168 En faisant une écoute comparative des versions a et b de l'exemple 3 à l'aide d'un logiciel
d'écriture musicale (Finale 2008), une écoute stéréophonique me permet de cerner un effet
que j'appellerais d'ubiquité, où le positionnement de la source n'est pas une information
particulièrement saillante. C'est peut-être un effet de cette nature qui est recherché par
Tchaikovsky. En tout cas, la disposition actuelle de l'orchestre ne peut que réduire cet effet
déjà subtil.
169 Il est possible de tester soi-même la prégnance de ces effets à l'aide d'un logiciel de notation
musicale permettant de jouer sur l'effet stéréophonique, et d'un casque. Bien évidemment il
faut considérer qu'en séparant abruptement les signaux atteignant chaque oreille comme dans
les expériences de Diana Deutsch, on est dans un cas d'écoute artificiel qui exagère l'effet
recherché par Tchaikovsky.

106
Exemple 4
Tchaikovsky, symphonie 6, mvt. 4. m. 1-2
a: notation originale, b : mélodie perçue, c : version affaiblie.

Dans le domaine auditif, le principe de similitude concerne le timbre. Lorsque


nous discutons avec quelqu'un dans un endroit très fréquenté, où nous entendons les
discussions des personnes autour de nous, se produit ce que les psychologues appellent
l'effet cocktail party (Cherry, 1953) : nous n'éprouvons pas de difficulté à suivre le
discours de notre interlocuteur malgré le grand nombre de voix qui saturent notre espace
auditif. L'une des raisons à cela, est le groupement perceptif basé sur la constance du
timbre. Il est évident qu'en musique, la constance du timbre a une force de groupement
très importante dans la perception d'une mélodie. Le genre baroque du concerto grosso
exploite amplement ce principe en cherchant la variété dans le contraste de timbre entre
un nombre restreint de solistes – le concertino –, et un ensemble plus large – le concerto
grosso. L'expérience de mélodies alternées (ex. 3), a aussi été testée par Dowling dans le
cadre du groupement par timbre. Si chaque portée de l'exemple 3 est jouée par un
instrument différent, la ségrégation des deux airs est nette, et cela sans qu'il y ait besoin
d'une séparation au niveau de la tessiture ni de la spatialisation. Cette manipulation peut
être directement associée à celle faite par Wertheimer en 1923 et que nous avons
reproduite dans la figure 2. Nous proposons ci-dessous (ex. 5) une adaptation auditive
de l'exemple de Wertheimer. Sans faire appel à des mélodies connues qui pourraient
favoriser une ségrégation par reconnaissance, cet exemple montre clairement la force
de groupement sur la base du timbre.
Remarquons que la manipulation d'un seul paramètre peut conduire à une
transformation telle, que le rythme et le profil du nouveau pattern peuvent se trouver
– comme c'est le cas ici –, nettement modifiés. À l'audition, l'exemple 5 montre un
motif de trois notes ascendantes – mesures 1-2 –, suivi de deux motifs descendants qui
se croisent. Pourtant la série de notes est la même tout au long de l'extrait – do, ré, mi.

107
Cette interprétation révèle la tendance naturelle à diriger l'attention vers la source,
évidente ou hypothétique du signal acoustique. Dans ce but, la constance du timbre se
présente comme un trait fiable – en conditions normales – pour distinguer l'émetteur
d'un signal en immersion dans un espace saturé.

Exemple 5
Ségrégation de la proximité par la similitude de timbre.

En s'appuyant sur le principe de similitude on peut soutenir une position critique


ou analytique envers l'utilisation de la Klangfarbenmelodie dans la transcription par
Anton Webern de la Fuga ricercata de J. S. Bach. Sur le plan auditif, l'orchestration du
sujet de la fugue facilite la ségrégation perceptive. Dans le cas de l’interprétation en
concert, la force ségrégative se trouve accentuée par le principe de proximité
– spatialisation des instruments au sein de l'orchestre. Cette transcription, unique dans
son genre, place l'auditeur dans une situation particulière vis-à-vis de ce qu'on appellera
dans la deuxième partie de ce travail, la stratégie d'écoute. Mais pour le moment restons
centrés sur la considération du traitement de bas niveau, car la reconnaissance d'un
thème qui nous est connu, ou encore la posture d'écoute à laquelle nous invite le mot
fugue dans le titre d'une pièce, sont des traitements descendants (top-down) qui ne sont
pas du ressort des lois définies par la théorie de la gestalt. Je commenterai donc cette
pièce dans le chapitre 6, section 1.
Le troisième principe, celui de la continuité, concerne la succession des stimuli
dans le temps. Il est par conséquent en lien direct avec nos capacités mnésiques : si nous
séparons les notes d'une mélodie par des silences de plus en plus longs, on fera
l'expérience de ce que L. Meyer (1956) a appelé un « affaiblissement de la forme ». Un
support scientifique à cette idée est avancé par David Huron (2008) : lorsque nous
entendons un intervalle mélodique, la représentation qualitative du rapport entre les

108
deux notes est perçue comme un attribut de la deuxième note. Si on entend l'intervalle
fa dièse - do, la dissonance caractéristique du triton nous apparaitra comme inhérente au
do, puisqu'elle est déclenchée par ce stimulus. Or, la perception du triton, bien qu'elle
émerge au moment où la deuxième note retentit, nécessite la considération de la
rémanence de la première. C'est-à-dire que la rétention mnésique de la première note est
essentielle pour que le qualia d'un intervalle soit perçu. Par conséquent, si un intervalle
temporaire de quelques secondes signifie le relais de la mémoire immédiate
– échoïque –, par la mémoire à court terme (Baddeley, 2007), alors le groupement d'une
mélodie se verra nécessairement affaibli si l'on sépare ses notes d'intervalles temporels
de plus en plus importants. Si comme le dit Bachelard, « l'action musicale est
discontinue, (et) c'est notre résonance sentimentale qui lui apporte la continuité. »,170
alors les mémoires échoïques à court et à long terme, sont à ce titre l'expression des
différentes stades de cette résonance. La continuité s'exprime comme une tendance au
prolongement de l'organisation la plus simple. Une « bonne continuation » est celle qui
est attendue. Les compositeurs ont toujours joué avec la mise en attente soit par
l’inhibition ou le dépassement des ces tendances.
Les tendances peuvent être innées comme c'est le cas du regroupement des
pulsations métronomiques en patterns binaires ou ternaires D. J Povel (1981), ou
acquises comme lorsqu'on attend l'entrée d'un soliste dans un concert. Dans Harold en
Italie de Berlioz on en trouve un exemple très parlant : au moment de l'entrée de l'alto
pour le deuxième thème du premier mouvement (ex. 6), le début de la phrase est pour
ainsi dire, frustré, puis retenté encore sans succès. Ce n'est qu'après la cinquième
tentative que la mélodie se déploie.

Exemple 6
Berlioz, Harold en Italie, mouvement 1.

Le principe de clôture auditive peut être démontré à l'aide d'illusions


perceptives. Miller et Licklider (1950), dans une série d'expériences cherchant à tester la
170 Gaston Bachelard, La dialectique de la durée, Paris, PUF, 1950, p. 116.

109
compréhension de la parole dans une situation où le signal est interrompu par une
deuxième source sonore intermittente, ont pu montrer que lorsque deux sons
d'amplitude différente sont présentés en alternance à une vitesse importante, le son de
moindre amplitude est perçu comme s'il se prolongeait « sous » le signal dont
l'amplitude est plus importante. Egalement, Dannenbring (1976) montre que pendant
l'audition d'un signal dont la fréquence fondamentale se comporte comme une sinusoïde
(fig. 3), lorsqu'un segment du signal est remplacé par un bruit, le segment manquant
reste psychiquement présent. Malgré l'absence réelle du segment, le profil du glissando
est complété automatiquement dans l'air auditif du cerveau, alors que l'attention est
soudainement sollicitée par le signal bruité. Cette illusion persiste malgré le fait que l'on
soit conscient de ce qui se passe réellement ; il concerne manifestement un niveau de
traitement qui ne dépend pas de notre état conscient.

Fig. 3
Représentation du principe de clôture perceptive dans l'audition.
Dans des conditions expérimentales adéquates, le segment
manquant est pourtant « entendu » par l'auditeur.

Avec la mémoire, l'attention constitue l'un des mécanismes essentiels au


processus de l'écoute. Comme on l'a déjà annoncé, ces aspects feront l'objet de la
deuxième partie de ce travail, lorsqu'on se posera la question du rôle de l'écoute dans
l'émergence de l'œuvre.
Les principes perceptifs jusqu'ici présentés, concernent le traitement dit de bas
niveau. Il a été donc question d'une organisation sensorielle qui peut être autonome vis-
à-vis de l’intentionnalité du sujet percevant, mais qui dans certains cas peut subir une
forte influence des compétences cognitives supérieures comme lorsqu'il est question de
rappel ou de reconnaissance. Bien que la connaissance théorique de ces principes nous
permette de mieux comprendre la manière comme la musique prend forme, ils ne

110
suffisent pas à rendre compte du processus vivant de l'écoute musicale, car pour cela, il
faut prendre en compte le contexte écologique qu'exige l'écoute en tant que pratique
culturelle (Clarke, 2005).

L'appropriation musicologique des principes de la Gestalt

Leonard Meyer (1956) est le premier à intégrer les principes psychologiques de


la gestalt à un discours sur la musique, et cela, dans la perspective d'un travail d'intérêt
proprement musicologique. Bien qu'il axe son travail sur l'aspect émotionnel, il s'agit
bien d'un travail d'analyse musicale et non pas d'esthétique ; c'est justement cette
caractéristique qui rend son travail original, et fait de lui un pionnier. Bien évidemment,
la notion d'analyse n'est plus la même – dans ce contexte ouverte à l'émotion et donc à
l'écoute – que celle dont se réclame le courant dominant de l'analyse musicale où
s'inscrivent aussi bien Rameau (1722 ; 1727) que Schenker (1935), Schoenberg (1911)
o u Lewin (1988). Dès les premières pages de Emotion and meaning in music, Meyer
distingue quatre types d'approches analytiques en musique : le premier, le formaliste,
envisage la compréhension de l'expression grammaticale de la musique. C'est le courant
le plus représenté, et vis-à-vis duquel il tente de se distinguer.

Les théoriciens de la musique, en règle générale, se sont attachés à élucider la


grammaire et la syntaxe de la musique plutôt que les significations ou les expériences
affectives auxquelles elle donne lieu.171

Le deuxième type est l'analyse référentielle qui comprend la musique par le


renvoi à un contenu externe. L'absolutiste quant à lui, attribue à la musique un sens
intra-musical, c'est le cas de Hanslick. Meyer pour sa part, adopte une approche qu'il
appelle expressionniste dans le sens où il cherche à comprendre la musique en tant que
signal sensible reçu par un auditeur. « La compréhension de la musique repose sur le
groupement des stimuli en patterns et sur l'établissement de rapports entre les différents
patterns. »172

171 Leonard Meyer, Emotion et signification en musique, trad., Arles, Actes Sud, 2011.p. 55.
172 Ibidem.

111
Le grand apport de Meyer a été de transposer les principes de la gestalt dans le
contexte non pas de l'audition, ce qui reste d'un intérêt réduit pour le musicologue, mais
dans celui de l'écoute musicale. En faisant cela, il inscrit sa démarche au sein d'un
processus communicationnel, celui où l'auditeur est récepteur d'un message codé dans
l'œuvre par le compositeur. Le cadre purement réceptif et passif dans lequel les
principes de groupement ont généralement été testés, est ici largement dépassé par la
dimension interprétative et culturelle que requiert l'écoute musicale. Les notions de style
et d'acculturation – ce que Meyer appel ensemble préparatoire –, inscrivent ce
processus communicationnel dans une dimension culturelle et écologique, multipliant
ainsi les paramètres pertinents dans l'étude de l'écoute musicale. Meyer va donc
considérer les principes de groupement dans les termes d'une attente perceptive qui est
formulée et projetée par l'auditeur vers la musique sonnante. L'attente fonctionne
comme la force qui donne la cohérence formelle et expressive à la musique.

Les attentes nées de la nature même des processus mentaux humains sont toujours
conditionnées par des possibilités et probabilités inhérentes aux matériaux et à leur
organisation tels qu'ils se présentent dans un style musical donné. 173

Selon Meyer, l'émotion que nous procure une musique, est le résultat d'une série
d'attentes qui seront provisoirement inhibées, voir complètement frustrées, Meyer
adapte ainsi à l'écoute musicale, la loi de bonne continuité où les prédictions et leur
réalisation ou inhibition immédiate articulent les principes de la perception dans le cadre
culturellement déterminé d'un style. La cohérence musicale n'est donc pas confinée dans
la structure acoustique ou syntaxique de l'œuvre, car elle dépend des attentes de nature
subjective que le sujet doit être en mesure de formuler en temps réel, et sans lesquels on
peut dire que la chaîne communicationnelle est brisée. Puisque ces attentes déterminent
la valeur affective que l'auditeur attribue à la musique, cette loi de bonne continuité
dépasse le paradigme du traitement sensoriel, pour inclure celui de la valeur esthétique
et la théorie de la communication, ce qui coïncide avec ce que D. Berlyne appellera en
1974, La nouvelle esthétique expérimentale : titre d'une publication collective où
apparaissent des études accumulées tout au long des années 60, et qui a été commentée
ci-dessus au chapitre 2.
173 Ibidem, p. 91.

112
Lorsque Meyer nous dit que « l'expérience de la tension n'a de valeur que si elle
est suivie d'une libération intelligible dans le contexte donné. »,174 il assume un niveau
de traitement cognitif qui s’ajoute à celui physiologique jadis si bien décrit par
Helmholtz ; la fonction d'une harmonie dissonante pour l'oreille physique, n'est pas
nécessairement celle d'une tension pour l'oreille psychique, car c'est le style qui
détermine cette dernière. Dans ce sens Meyer s'inscrit dans la continuité de Helmholtz ,
jetant les bases d'une musicologie analytique humanisée par le rôle prépondérant
accordée à la perception, ainsi que par le renouvellement d'un rapport critique vis-à-vis
de la place accordée à la partition dans l'analyse. Mais si dans cette perspective l'écoute
est appelée à devenir un outil pour l'analyse, il faut que la pluridisciplinarité de cette
initiative musicologique ne soit pas seulement un emprunt de quelques principes
psychologiques, mais le véritable tissage d'un savoir commun ; une prise de conscience
de la complexité que cette collaboration implique s'impose.
En effet, des avancées considérables concernant les mécanismes cognitifs
impliqués dans l'écoute ont vu le jour tout au long de la deuxième moitié du XXe siècle.
Ces études concernent notamment : la mémoire (Atkinson & Shiffrin, 1968 ; Craik &
Lockhart, 1972 ; Baddeley, 2007), l'attention (Perruchet, 1988 ; Cowan, 1997) et les
processus d'apprentissage (Reber, 1993 ; Dienes & Berry, 1997 ; Perruchet & Nicolas,
1998). Une intégration de ces recherches dans la branche analytique de la musicologie
reste pourtant problématique tant par la quantité foisonnante et le caractère partiel de
certains résultats expérimentaux, que par les divergences dans la manière de travailler
dans ces deux disciplines académiques. D'un côté, le protocole expérimental, avec le
degré d’objectivité qu'il permet, donne à la communauté scientifique internationale la
possibilité de consolider par un travail méthodique et minutieux, un corpus de savoirs
fiables, mais qu'il faut interpréter avec minutie. Du côté de la musicologie analytique,
face à la richesse de la création musicale depuis l'abandon de la tonalité, la tendance à
été d'adapter les outils et les méthodes aux exigences structurelles des œuvres. Pourtant,
il est possible de rassembler cette variété par le prisme de la perception, saisissant ainsi
l'homme comme dénominateur commun de la création artistique, et par conséquent
comme vecteur d'une approche analytique. 175 Aujourd'hui, la boîte à outils du

174 Ibidem, p. 75.


175 Ce qui implique non seulement une alliance pluridisciplinaire, mais aussi le renoncement à
la formulation à court terme d'une théorie globale.

113
musicologue a vu le nombre de théories et de systèmes se multiplier par le nombre de
styles différents, voire même par le nombre de compositeurs ; un développement
souhaité par certains :

Chaque système de référence a engendré sa propre grammaire, et une époque comme la


notre en connait parfois plus d'une par compositeur. La véritable urgence, dans de tels
conditions, n'est-elle pas de prendre le contre-pied de la démarche de Schenker en
faisant porter tout l'effort sur ce qui se passe aujourd'hui, plutôt que sur ce qui nous
rattache au passé.176

Mais une génération plus tard, cette prolifération ad libitum des approches et
des outils d'analyse apparaît aux yeux de quelques musicologues comme une dérive
dangereuse. Comme le dit Jean-Marc Chouvel :

En effet, avec l'évolution de l'écriture musicale occidentale ou l'exploration des


musiques extra-européennes, il devient de plus en plus difficilement défendable d'avoir
une théorie par style et encore moins par œuvre.177

Malgré la dimension psychologique et sociologique que Meyer donne à son


approche, on retrouve chez lui, comme par la suite chez son élève Eugène Narmour
(1990, 1992) ou encore chez Lerdahl et Jackendoff (1983), la persistance d'un goût pour
l'application systématique d'un nombre restreint de formulations théoriques. Bien
qu'ayant une inspiration cognitiviste, ces théories cherchent moins à expliquer l'œuvre
qu'à la réduire à des catégories axiomatiques comprises dans un rapport harmonieux.
Contrairement à la démarche empirique, où un résultat expérimental peut être positif,
négatif, ou ambigu, sans que cela mette en question la validité du protocole, la démarche
musicologique quant à elle, comporte une marge spéculative trop importante. Elle
devient ainsi vulnérable aux dérapages d'un impératif rhétorique qui n'admet comme
valable que le discours clos et autonome ; c'est-à-dire où la forme l'emporte sur le
contenu : une tentation qui est courante en analyse musicale, mais qui va à l'encontre du
caractère toujours incomplet et cumulatif de la recherche scientifique.

176 Célestin Deliège, Les fondements de la musique tonale, Paris, J.C. Lattès, 1984, p. 37.
177 Jean-Marc Chouvel, Analyse musicale, Paris, L'Harmattan, 2006, p. 33.

114
La dynamique de l'écoute musicale (Chouard, 2001), faisant intervenir des
traitements cognitifs à la fois ascendants et descendants, pose des problèmes notamment
lorsqu'il s'agit d'appréhender l'œuvre musicale dans sa globalité temporelle. L'évaluation
des paramètres pertinents pour la perception d'un motif ou d'une phrase, ne peut pas
faire l'objet d'une transposition systématique entre différentes échelles de grandeur
formelle. Car en faisant cela, on ignore le principe selon lequel « la perception peut-être
continue au niveau sensible, mais au niveau cognitif, elle ne l'est plus ».178 Lorsque
Meyer dit :179

Suivant la même logique, les notes auxiliaires peuvent être considérées comme des
ornements des notes diatoniques structurales, et ainsi de suite, au point que les sections
entières pourrait être vues comme des ornements d'autres sections. 180

il s'inscrit dans un courant réductionniste qui le précède chez Schenker (1935), et se


poursuit dans la théorie générative de Lerdahl et Jackendoff (1983). Pourtant cette
démarche reste incompatible avec la tentative pour donner toute sa place à la perception
dans l'analyse musicale. Position qui est manifeste dans le travail de Michel Imberty, ou
encore de Stephen McAdams pour qui

La notion de réduction de plusieurs éléments dans une abstraction unique à un plus haut
niveau de représentation, possède pour l'intuition quelques attraits à certain niveau
de l'élaboration musicale. Mais le psychologue devient quelque peu sceptique lorsqu'il
s'agit de prétendre l'appliquer à toute une pièce.181

Eugene Narmour (1977, 1990) quant à lui, conscient de cette difficulté à pallier
la petite et la grande forme, 182 propose une théorie de la cognition des structures

178 Ibidem, p. 94.


179 Meyer lui-même reconnaîtra (1991) qu'il avait, comme d'autres, extrapolé de manière
erronée des principes de bas niveau perceptif, vers le haut niveau organisationnel. Dans le
même article il parle de la nécessité d'une loi de « discontinuité hiérarchique ».
180 L. Meyer, (2011) op. cit., p. 252.
181 Stephen McAdams, « Les nombreux visages de la cognition humaine dans la recherche et la
pratique musicales » La musique et les sciences cognitives, Liège, Pierre Mardaga, 1989, pp.
14-15.
182 Dans Beyond Schenkerism : the Need for Alternatives in Music Analysis, (1980), Narmour
adresse une forte critique à la théorie schenkerienne. J'attire l'attention du lecteur sur la
citation suivante, à la page 41: « Schenker's insistence on treating the Ursatz as both origin

115
mélodiques simples sous le nom de Implication-realization model. L'idée de représenter
le principe gestaltiste de la bonne continuation par la réalisation d'« implications »
– attentes – est ici systématisée. Le rapport entre deux notes successives est d'abord
l'« implication » d'une tendance à la bonne continuation, puis, sa réalisation ou
inhibition par le mouvement mélodique qu'amène la note suivante. Mais en proposant ce
qu'il appelle « a genuine hierarchical theory where levels are partially decomposed »,183
Narmour sort de l'écoute pour revenir à l'audition ; c'est-à-dire qu'il revient à considérer
la perception musicale comme étant essentiellement un traitement ascendant de bas
niveau, et le subséquent apprentissage implicite des caractéristiques d'un style
particulier. Or, à ce niveau, l'inertie perceptive de l'audition n'étant pas vraiment
dépassée, l'écoute n'a pas lieu, et le contenu esthétique reste en dehors de l'équation
analytique.

A few simple laws – perceptual-cognitive ones powerful enough to account both


for the multiplicity of singular experiences and for variation perceived in style –
probably regulate the art of melody.184

Une série d'expériences en psychologie cognitive (Schellenberg, 1995 ;


Krumhansl, 1995) ont testé la réalité perceptive des prédictions faites par le modèle
d'implication-realisation de Narmour. Ils ont pu confirmer la pertinence des principes de
la Gestalt dans le cadre de cette théorie. Malgré l'aspect computationnel de son
approche, Narmour apporte une idée très salutaire dans son opposition vis-à-vis d'un
réductionnisme strict. Pratique qui dans la sphère anglo-saxonne post-schenkerienne
s'était installée comme un lieu commun de l'analyse musicale.

Structure is never mere realization. It cannot be formulated in the simplistic relationship


between antecedents and consequents. Since all pitch patterns evidence simultaneous,
multiple, parametric implications on any given level, the realization of any one pitch
implication will always exclude the immediate realization of other. Thus it follows that

and goal, original whole and ultimate determiner of part-meaning –in short, as both high-level
structure and axiom– becomes methodologically feasible and leads to useful results only if
the analysis favors one musical parameter over all the others ».
183 Ibidem, p. 126.
184 Eugene Narmour, The analysis and cognition of basic melodic structures : the implication-
realisation model, Chicago, University of Chicago Press, 1990, p. 4.

116
“indeterminism” in the sense of psychological probability has to be introduced, which
altogether rules out in principle the notion of predictability 185

4.2 La mise en temps

L'amalgame entre le mode visuel et auditif que Koffka suggère – voir renvoi du
pied de page 160 –, se voit dissipé dès lors que la temporalité est traitée comme
paramètre irréductible dans la perception auditive (Jones & Boltz, 1989). Le
groupement perceptif d'une forme visuelle peut faire l'objet d'un traitement extrêmement
rapide. Dans le cas des figures ambiguës, comme le célèbre vase d'Edgar Rubin (fig. 4),
ou le Lapin-canard que Wittgenstein commente dans ses Investigations philosophiques,
si le clignotement perceptif entre une forme et une autre peut avoir lieu à quelques
secondes d'intervalle, chacune de ces formes est perçue d’emblée comme un tout, et non
pas au bout d'une succession séquentielle des parties qui la constituent.

Figure 4
Figure ambiguë d'Edgar Rubin : un vase ou la silhouette de deux visages ?

Le fait que les unités de sens en musique – motifs, phrases – possèdent une
durée propre vis-à-vis de laquelle l'acte perceptif doit s'accommoder, est, me semble-t-il,
l'une des raisons pour lesquelles la notion d'attente perceptive développée par Meyer est
non seulement pertinente, mais tout à fait fondamentale pour la compréhension de la
perception musicale. L'attente n'occupe pas le temps entre une note et la suivante de
manière passive. Au contraire, elle en fait un état dynamique où le traitement des
données est constant. La qualité et la nature de ce traitement aurait un effet sur la
manière dont la temporalité sera perçue.
185 Ibidem, p.126.

117
Highly coherent events afford future-oriented attending. Because they offer high
temporal predictability, people can track and use higher order time patterning to
generate expectancies about how and when they will end. In western music, for
example, notes within an unfolding melody occur in a temporally ordered fashion,
often with such coherence that listeners can anticipate not only what notes are likely
but also when in time they « should » occur.186

Le terme anglais expectancy paraît mieux nous renseigner sur le fait que
l'attente, n'a rien d'une « mise en attente » passive. L'auditeur n'est pas en attente, mais il
attend quelque chose ; et c'est cette chose, c'est sa capacité à ce représenter cette
« chose » à venir qui l'occupe et l'intéresse. Dans un certain sens donc, l'attente est un
moment de création conditionné par l'œuvre, mais qui lui échappe toujours. Elle se
présente comme un déphasage entre la chronologie objective de l'objet acoustique et la
temporalité vécue de sa perception. C'est dans cet interstice temporelle que le sensoriel
se projette vers l'esthétique. Les conséquences de la temporalisation du traitement
cognitif, doivent nous garder de considérer l'émergence d'une forme mélodique comme
identique à l'émergence des Gestalten des figures 1 et 2 de ce chapitre. Car si une
mélodie doit avoir une musicalité, cette dernière n'est pas le résultat exclusif d'un
traitement ascendant de l'organisation perceptive. La musicalité est moins un attribut du
stimulus qu'une appréciation subjective, construite par le sujet qui, comme on l'a dit
dans le deuxième chapitre, se réfléchit dans l'œuvre qu'il contemple.

Si l'on arrêtait le flot de l'émotion qui accompagne la mélodie on se rendrait compte


que la mélodie prise comme simple donnée sensible cesse de couler. la
continuité n'appartient pas à la ligne mélodique elle-même. Ce qui donne de la
consistance à la ligne, c'est un sentiment plus flou, plus visqueux, que la sensation.187

Du fait de sa temporalité inhérente, la musique a pu être mise en rapport avec


l'étude de la mémoire (Snyder, 2000), de l'apprentissage (Francès, 1958 ; Imberty,
1969 ; Temperley, 2007 ; Rohrmeier & Cross, 2009). Elle a aussi permis de sonder la

186 M. Jones & M. Boltz, « Dynamic Attending and Responses to Time », in psychological
Review, Vol. 96, N° 3, p. 460.
187 Gaston Bachelard, op. cit., pp. 115-116.

118
différence entre le temps perçu et le temps mesuré (Jones et al. 1989, 1993). Le tableau
suivant, d'après Clarke (2005), montre les différents niveaux de profondeur du
traitement cognitif de la musique. En partant du bas, du phénomène acoustique dans
l’environnement et en allant vers le haut jusqu'à au jugement esthétique, la stratification
des fonctions cognitives séparant l'audition de l'écoute apparaît en relation à la
discipline qui la concerne.

Figure 5
D'après Clarke, 2005, p. 13.
Les flèches correspondent aux versants ascendant (bottom-up) et descendant (top-down) du
traitement.

La musique en tant que signal acoustique, investit l'espace physique à des


densités variables ; à la transparence d'un chant grégorien par exemple, s'oppose la
luxuriance d'un concerto baroque. L'auditeur dispose de son système auditif ainsi que
d'un ensemble de compétences cognitives pour ordonner les stimuli discrets dans des
formes cohérentes, et cela, à plusieurs échelles de grandeur. Le traitement ascendant
(bottom-up), consacré aux caractéristiques physiques du stimulus, ne suffit pas à épuiser
le contenu de la musique – qui est un objet culturel ; un traitement descendant (top-

119
down) qui mobilise des connaissances acquises doit intervenir. Une dynamique de retour
constant d'information (fedback) entre les versants ascendant et descendant du
traitement, est le garant d'un traitement profond du signal.
Un grand nombre d'expériences ont été menées dans le but d'examiner les
critères liminaux qui permettent l'intégration d'un stimulus auditif « cible », dans un
contexte donné (Tillmann, Bigand & Bharucha, 2000). Le protocole expérimental requis
dans ces études intègre très souvent la dissociation entre l'auditeur l'expert et le non-
expert ; variable qui avait déjà été utilisée par Francès dans La perception de la musique
(1958). Les participants sont donc classés en deux groupes : un groupe dit d'experts
rassemble les individus possédant des connaissances théoriques et pratiques de la
musique, dont l'équivalence est jugée par le nombre d'années d'études. Un deuxième
groupe, dit de contrôle, rassemble les sujets pour qui l'entraînement musical est nul ou
jugé insignifiant. Grâce à cette distinction, les résultats permettront d'observer à la fois
l'empreinte de l'apprentissage explicite et l'existence d'un apprentissage implicite.
Etant donné que la musique de la période tonale bénéficie d'un niveau de
théorisation particulièrement élevé, et qu'un vaste corpus de ce répertoire jouit d'un
consensus sur le statut de « grand art » aussi bien auprès de mélomanes que des
spécialistes, c'est la tonalité qui a fait l'objet de la plupart de ces expériences. Il est en
effet légitime de chercher à élucider les raisons de l'efficacité de ce système qui est
devenu un langage à l'échelle mondiale. La situation privilégiée du répertoire classique
contraste fortement avec un grand nombre d'autres musiques savantes occidentales ;
c'est non seulement le cas du répertoire moderne et contemporain, mais aussi de celui
des musiques pré-tonales. Malgré le fait que ces musiques jouissent d'une accessibilité
aujourd'hui assurée par la technologie numérique, elles peinent à susciter l'engouement
des auditeurs. Mais bien que la tonalité soit de ce point de vue exceptionnelle, il ne faut
pas perdre de vue le fait que ces études s'inscrivent moins dans ce qui serait une psycho-
musicologie, que dans une « psychologie par la musique ». Leur objet n'est donc pas le
système tonal en soi – bien qu'ils nous aident à mieux le comprendre –, mais ses
implications cognitives. Par conséquent, les découvertes sur ce répertoire, en projetant
de la lumière sur la manière dont la perception réagit à un champ sonore dont les
paramètres sont strictement contrôlés, nous éclaire sur la nature de la musique dans son
ensemble.

120
La perception des gammes

Il y a dans la représentation qualitative que le cerveau fait des fréquences


transmises par le nerf auditif, des aspects qui s'expliquent par les contraintes
physiologiques de l'oreille. Ce sont des invariants entre les différentes cultures
musicales que les études en ethnomusicologie comparée mettent en lumière. On parle
donc d'universaux en musique. Selon Mieczyslaw Kolinski, « the immense structural
variety of musical styles represents a culturally derived diversification of psycho-
physiological universals ».188 On peut s'attendre à ce que le nombre de ces universaux
s'accroisse au fur et à mesure que notre compréhension du rapport entre notre musicalité
innée et ses différentes expressions culturelles progresse.
Peut-être le cas le plus parlant parmi les universaux en musique, résulte du
phénomène de fusion tonale entre deux sons dont les fréquences fondamentales sont
dans un rapport arithmétique de 1 à 2. 189 Cet aspect qualitatif étant universel, les
musiques traditionnelles du monde entier l'ont intégré comme une contrainte naturelle
(Sloboda, 1986). La préférence des intervalles les plus consonants – rapports
harmoniques 2/1 et 3/2 – est aussi considérée comme universelle sur la base
physiologique décrite par Helmholtz. Cette préférence s'observe dans l'accord intuitif de
l'enfant qui chante avec l'adulte, ou encore entre les hommes et les femmes dans les
pratiques musicales rituelles. Comme le rappelle Ninio, le traitement de la hauteur
tonale est nécessairement dissocié de l'articulation phonétique dès l'imitation pré-
verbale.

L'enfant doit transposer en imitant, car son registre vocal, riche dans les aigus, est
nettement décalé en fréquences à celui du père. Le cerveau doit donc traiter la hauteur
des sons comme une donnée annexe.190

188 Mieczyslaw Kolinsky « Recent trends in ethnomusicology », Ethnomusicologie, Vol. XI, n°


1, 1967, p. 9.
189 Il faut bien sûr nuancer ce propos, car comme on le sait, l’impression d'octave n'est pas
garantie par le doublement des fréquences dans l'extrême aigu. Raison pour laquelle l'échelle
de Mels a été proposée par Stanley Stevens. Mais cette particularité des tessitures aigües et
graves ne fait que rendre plus évidente la dépendance psycho-physiologique du phénomène
de fusion tonale.
190 Jacques Ninio, Au cœur de la mémoire, Paris, Odile Jacob, 2011, p. 125.

121
En raison du principe de fusion tonale, la structure de toutes les gammes
« naturelles » ne dépasse jamais cet intervalle, mais se répète, reprenant la
représentation en spirale de Shepard (voir fig. 3 chap. 3). S'il est monnaie courante
– même dans le discours de certains psycho-acousticiens – de nommer le rapport
harmonique du simple au double par le terme « octave », il ne faut pas oublier que dans
un contexte hexatonique il s'agira d'une septième, d'une sixte pour le cas de la gamme
pentatonique, et d'une neuvième dans le cas de l'échelle octotonique. Dans tous les cas,
c'est le caractère isochromatique de cet intervalle qui impose une limite psycho-
acoustique aux échelles.
Les gammes des différentes cultures musicales nous montrent aussi des
caractéristiques dont l'explication est d'ordre cognitif. Le fait que le nombre de degrés
dans les gammes soit assez restreint, se situant entre le pentatonique et l'octotonique,
coïncide avec les limites dans la rétention mnésique de la mémoire à court terme. Dans
un article devenu célèbre, le psychologue américain G. Miller postule en 1956 que le
nombre d'unités discrètes pouvant être retenu est de sept, avec une variable de plus ou
moins deux.191 Le gammes semblent donc obéir à une contrainte qui veut qu'un nombre
réduit de hauteurs facilite leur traitement – groupement – dans la durée. L'histoire du
tempérament nous montre que la gamme chromatique tempérée est un acquis
technologique contraint par le développement d'une écriture diatonique. Mais encore de
nos jours, la plupart des musiques se basent sur des gammes diatoniques ayant entre 5 et
8 notes. Dans la tradition indienne par exemple, la gamme sa-grama, extrait sept notes
d'un total de vingt-deux hauteurs chromatiques.
Si l'on prend l'exemple des gammes pentatonique, indienne, ainsi que des modes
ecclésiastiques, on remarque une autre caractéristique commune. Elle explique la
perception hiérarchique des degrés au sein de chacune de ces gammes : il s'agit là de
gammes asymétriques, que l'on peut contraster facilement avec les gammes
chromatique, par tons entiers, ou encore le deuxième mode à transpositions limités de
Messiaen – octotonique (ex. 7).

191 G. A. Miller : « The magical number seven, plus or minus two: Some limits on our capacity
for processing information », Psychological Review, vol. 63, no 2, 1956, p. 81–97.

122
Exemple 7
Deuxième mode à transpositions limités de Messiaen.

Les gammes asymétriques distribuent les différents degrés de telle sorte qu'ils se
distinguent entre eux par un réseau d'intervalles propre. La gamme majeur par exemple,
peut être pensée comme une figure géométrique à sept côtés dont la forme est telle que
pour retrouver la même constellation, il faut la faire tourner à 360° sur son axe central
(fig. 6 a), autrement dit, la distribution des côtés n'est pas ambiguë. En revanche, pour
une figure issue d'une gamme symétrique, la transposition est redondante ; si l'on tourne
l'hexaèdre à la fig. 6 b, l'isomorphisme revient en permanence. Par conséquent, dans
l'espace psychoacoustique de l'auditeur, la gamme asymétrique est littéralement
ordonnée, d'autant plus que le nombre de ses degrés reste adapté aux compétences de
notre mémoire à court terme .

A B

Figure 6
a: gamme majeure (asymétrique), b : gamme par tons (symétrique).

Si l'on observe cette asymétrie en rapport à la limitation du nombre de notes qui


caractérise la majorité des gammes, nous pouvons dire qu'elles sont construites de sorte
à favoriser la rétention mnésique, tout en assurant un maximum de variété sans laquelle
le potentiel expressif de la musique serait diminué. La gamme par tons entiers, est donc
à cet égard trop redondante ; en elle toutes les notes possèdent un réseau intervallique

123
identique. Comme on le voit transposé sur la figure 6 b, l'analogie géométrique de la
symétrie montre l’indifférenciation d'un ordre parmi les autres. Une musique basée sur
des gammes très redondantes, se doit donc de rechercher la variété et la richesse par
d'autres moyens comme la complexité harmonique ou rythmique. 192 L'intérêt d'une
répartition inégale des intervalles est résumée par Shepard de la manière suivante :

Only with respect to such a framework can there be things such as motion or rest,
tension and resolution, or, in short, the underlying dynamisms of tonal music. By
contrast the complete symmetry and regularity of the chromatic and whole-tone scales
means that every tone has the same status as every other.193

Francès (1958) a pu montrer que la perception des degrés d'une gamme


asymétrique correspond à des catégories abstraites plus qu'à des relations fréquentielles
exactes ; la septième note d'une gamme majeure, qui porte en elle une tendance de
résolution vers la tonique un demi-ton au-dessus d'elle, peut être significativement
haussée sans que cela perturbe la perception de la catégorie de « septième degré ». Dans
le cas inverse, lorsque le septième note de la gamme est rapprochée du sixième degré, la
note perçue ne s'identifie plus à la même catégorie perceptive ; elle donne lieu à une
fausse note. Cette précision nous permet d'appréhender la distance entre l'évolution des
standards dans l'écriture et la facture d'instruments d'un côté, et les capacités perceptives
universelles de l'autre. C'est certainement cette marge de dissociation cognitive entre la
catégorie de degré au sein de la gamme, et sa valeur acoustique hertzienne, qu'a rendu
possible le sacrifice des intervalles naturels dans le tempérament égal.
A l'aide de la méthode de note sonde – probe tone – , Krumhansl (1990 ;
Krumhansl & Kessler, 1982) conduit des expériences dans le but de mesurer la stabilité
d'une note vis-à-vis d'un contexte tonal donné. Les participants entendent une gamme
majeure, puis une note en rapport diatonique ou chromatique et doivent juger du degré
de stabilité de cette dernière. Les chercheurs interprètent ensuite les résultats en termes

192 La notion de redondance est très importante dans l'apprentissage de grammaires naturelles
ou artificielles. Trop de redondance conduit à un aplatissement, réduisant l'intérêt d'une
stratégie de prédiction au sein d'un langage. Mais un manque total de redondance aboutit à
une situation tout aussi indésirable. Jean-Marc Chouvel suggère que « La musique sérielle, en
bannissant toute répétition, a fini par donner naissance à la musique la plus redondante qui
soit », op. cit., p. 66.
193 Shepard, cité par J. Sloboda, op. cit., p. 255.

124
d'une « distance psychologique ». C'est-à-dire que les notes les moins stables
correspondent à une probabilité statistique moindre. Les résultats obtenus sur ce point
sont en accord avec la théorie musicale ; l'ordre décroissant de stabilité pour la gamme
majeure est le suivant : en premier lieu la tonique, suivent la dominante, la médiante, la
sous-dominante, la sous-médiante, la sur-tonique et la sensible. Les notes chromatiques,
comme espéré, sont les plus instables ; celles qui se trouvent à une « distance
psychologique » plus importante.
Le rapport entre les tonalités, c'est-à-dire la question de savoir si des tonalités
ayant un nombre plus grand de notes communes sont perçues comme plus proches, a
aussi fait l'objet de nombreuses expériences basées sur la cohérence face aux attentes
– bonne continuation – des participants (Schmuckler, 1989). Ici, encore une fois la
théorie musicale a trouvé un fondement cognitif, car le cycle des quintes correspond aux
résultats de ces expériences.

Les accords et l'effet de contexte

Un certain nombre d'expériences ont cherché à évaluer l'effet qu'un contexte


harmonique spécifique peut avoir sur le traitement d'un accord cible. L'expression de
distance psychologique revient ici et fait référence à la facilitation exercée par le
contexte dans le traitement d'un accord cible (Bharucha & Krumhansl, 1983 ;
Krumhansl et al.1982). Un accord qui se situe dans un contexte diatonique, et dans un
enchaînement cohérent selon la théorie tonale, est intégré dans la séquence auditive sans
difficulté – la distance psychologique est moindre – ; un accord qui n'appartient pas à la
tonalité du contexte sera perçu comme incohérent, se situant à une distance
psychologique majeure. Il a été montré par exemple que le jugement sur la consonance
acoustique est biaisé par l'effet de contexte (Tillmann & Bigand, 2001) : sous des
conditions expérimentales précises – par exemple le fait de demander aux participants
de donner leur réponse dans le plus court délai –, une plus grande distance
psychologique favorise le jugement de dissonance acoustique pour des accords
normalement considérés comme consonants.
Avec des paires de triades diatoniques, Bharucha et Stoeckig (1987) ont testé
l'effet d'amorçage harmonique – Harmonic Priming. Le premier accord de la paire

125
constitue une amorce et le deuxième une cible. Les expérimentateurs ont demandé aux
participants de juger aussi vite que possible si la cible était congruente – in tune – avec
l'amorce. Le temps de réponse a été supérieur pour les paires d'accords appartenant à des
tonalités lointaines dans le cycle des quintes, mais un temps de réponse encore supérieur
reflète une hésitation lors de relations tonales ambiguës. Cette évidence nous montre
non seulement la cohérence du système tonal et sa réalité perceptive, mais aussi la
nature des traitements qui ont lieu pendant l'écoute. Une réponse plus longue signifie
que le sujet doit investir plus d'efforts attentionnels et mnésiques – mémoire de travail
(Baddeley, 2007). Quelques conséquences liées à la gestion des ressources cognitives
ont été observées dans des expériences manipulant des séries d'une durée plus
importante. Francès (1958; 1968) dans un test de mémoire montre que les mélodies
tonales sont plus faciles à reconnaître après une première exposition, que des mélodies
pour lesquelles les notes se succèdent de manière aléatoire. C'est-à-dire qu'une plus
grande prédictibilité, permet une empreinte mnésique plus profonde.
Bharucha et Krumhansl (1983) ont testé la rétention mnésique d'un accord cible
dans un paradigme de reconnaissance. Ils ont présenté des paires de séries de sept
accords ; la deuxième série de chaque paire était soit identique à la première, soit elle
comportait un accord de substitution pouvant être en rapport diatonique ou chromatique
avec le contexte. Les résultats ont montré que des accords de substitution diatoniques
ont une permanence en mémoire moindre que les accords non diatoniques. Cela veut
dire que la violation d'une attente peut favoriser la mémorisation d'un stimulus. Il est
possible de donner une explication à cela en termes gestaltistes : le caractère plus
cohérent de l'accord proche du contexte signifie qu'il entretient un rapport dynamique
plus fort avec le contexte – loi de Prägnanz – ; par conséquent il n'est pas traité comme
élément isolé mais fusionné avec son entourage immédiat; il est groupé. Si dans le cas
opposé, la situation syntaxique n'est pas hautement prévisible, l'item aura un degré de
saillance plus important. C'est le cas de l'accord en rapport non-diatonique au contexte ;
il fera donc l'objet d'une ségrégation car il échappe à la dynamique de cohérence tonale
locale. Loin d'être ignoré, l'accord non-diatonique capture des ressources attentionnelles.
Par conséquence, la trace mnésique de ses caractéristiques sensorielles sera d'autant plus
vive.
Lorsqu'un stimulus est à une plus grande distance psychologique, les ressources

126
mnésiques et attentionnelles sont donc investi différemment, ce qui n'est pas sans
modifier le potentiel de traitement des événements en cours. Il s'agit là d'un aspect qui
concerne de près l'écoute musicale et qui nous intéressera par la suite. Il faut aussi
remarquer que des données neurologiques obtenues grâce à l'électroencéphalogramme,
apportent un support important à la théorie de la distance psychologique entre les
tonalités (Patel, 1998 ; Levitin, 2006). A l'écoute de rapports harmoniques distants, le
potentiel évoqué194 est plus important que pour les relations harmoniques plus proches.
Un pic dans l'onde du potentiel évoqué connu comme P300 – onde positive détectée 300
ms après le stimulus – est interprété par les neurologues comme caractéristique d'une
incongruité perçue.
Tillmann et Bigand (2001) ont aussi montré que l'altération dans l'ordre des
accords d'une série tonale n'altère pas significativement la facilitation dans le traitement
d'une cadence V-I placée comme cible en fin de série. Pourtant, comme on pouvait
l'attendre, les séries dont les accords précédant la cadence ne respectent pas les règles de
l'harmonie tonale, sont jugées incohérentes. Ces résultats soulèvent des questions
concernant la nature de la représentation cognitive de l'espace tonal.

The fact that changing the temporal order never significantly decreased the strength
of priming suggests that harmonic priming may be understood in light of a
theoretical framework that is based on tonal stability and does not confer a strong
importance on the temporal order of musical events.195

En outre, avec le protocole d'amorçage harmonique, Bigand et al. (2003) ont


testé la concurrence entre les traitements ascendants et descendants montrant que
l'amorçage de fonctions tonales est dépendant du traitement descendant, et que ce
dernier peut se voir inhibé lorsque le tempo est très rapide, donnant ainsi plus de
participation à un traitement purement sensoriel – ascendant. La vitesse de présentation
a donc une influence sur la profondeur du traitement.

194 Potentiel évoqué : Mesure électrique traduisant l'activité neuronale en réponse à un stimulus
externe.
195 B. Tillmann et E. Bigand, « Global context effect in normal and scrambled musical
sequences » Journal of Experimental Psychology, 2001,Vol. 27, N° 5, p.1194.

127
Modèles de la représentation cognitive du système tonal

Quelle est donc la stratégie cognitive qui permet la représentation des


hiérarchies tonales et l'élaboration d'attentes spécifiques ? La tonalité, étant un produit
culturel, doit faire l'objet d'un apprentissage, tout comme la langue maternelle est
apprise par l'enfant (Imberty, 1969). Une des conditions pour l'apprentissage, (Perruchet,
1988 ; Ninio, 2011, Dehaene, 2007) est de pouvoir conserver en mémoire à long terme
un certain nombre de données, ou de traces, permettant aussi bien la reconnaissance que
le rappel ultérieur du contenu appris. Pour que la tonalité soit une réalité sensible pour le
sujet percevant, l'acquisition préalable d'un schéma de reconnaissance s'impose. Dans le
cas d'un système musical, comme pour une langue, il ne s'agit pas de l'apprentissage
d'une structure finie, mais d'un système ouvert et dynamique (Perruchet & Nicolas,
1998) ; d'une grammaire génératrice, pourrait-on dire, dans le sens que donne Humboldt
à la capacité créative du langage qui fait « de moyens finis, un usage infini ».196
L'apprentissage d'un tel système doit donc concerner tant les unités discrètes qui le
composent, que leur fonction syntaxique, c'est-à-dire l'ensemble des contraintes
organisationnelles qui garantissent à la grammaire sa cohérence et sa souplesse.
Un type de représentation permettant la mise en rapport hiérarchique d'un
ensemble d'items emmagasinés en mémoire à long terme, est le modèle connexionniste.
Inspirés de la structure en réseau interconnecté de l'amas neuronal, les modèles
connexionnistes ont été amplement utilisés pour expliquer l'apprentissage des catégories
sémantiques (Lindsay et Norman, 1977). Comme le montre la figure 7, l'activation d'une
catégorie se fait de proche en proche : la catégorie faisant l'objet du plus grand nombre
de connexions concerne un concept général, tandis que la catégorie moins connectée
représente un concept plus spécifique. Par exemple la catégorie d'« oiseau » est plus
abstraite que celle de « perroquet ».

196 Dans La linguistique cartésienne, Chomsky reprend cette idée de Humboldt. Par la suite il
l'actualisera dans le contexte de la linguistique cognitive.

128
Figure 7
Réseau sémantique. Source : Creative Commons.

Concernant l'identification de la dynamique tonale, des modèles


connexionnistes ont été élaborés. Ils partent systématiquement d'une organisation
prédéfinie en trois catégories hiérarchisées : les notes, les accords et les tonalités. Cette
organisation inhérente au système, se prête à une distribution selon un rapport
d'inclusion hiérarchique plaçant les notes au niveau le plus bas, les accords – des triades
majeures/mineures – au niveau intermédiaire, et l'assignation d'une tonalité comme
catégorie d'ordre supérieur.
Simon (1968) développe un programme computationnel qui infère la tonalité à
partir d'un input mélodique. Les performances de ce modèle appelé Auditeur, sont
finalement assez limitées (Scarborough, Miller & Jones, 1989) notamment du fait qu'il
n'est pas sensible à l'ordre d'apparition des notes. Or, comme a pu le démontrer
expérimentalement Diana Deutsch (1984), la rétrogradation d'une mélodie peut
impliquer un changement du centre tonal perçu (ex. 7).

Exemple 7
Variation du centre tonal par rétrogradation, d'après Deutsch, 1984.

En 1987 J. Bharucha propose MUSACT, un modèle qui sur une base statistique,
infère la tonalité d'un extrait musical polyphonique. Ici on retrouve le principe de

129
l'association entre trois catégories hiérarchisées allant des notes aux tonalités, et qui
serait évocateur de l'acquisition d'une compétence tonale par un apprentissage implicite
– par acculturation. MUSACT se présente nonobstant comme une simplification, car le
modèle concerne seulement des accords triadiques majeurs et mineurs, et exclut les
tonalités mineures ; mais son fonctionnement paraît une simulation plausible de la
représentation mentale chez l'auditeur (Bharucha, 1987b ; Tillmann, Bigand &
Bharucha, 2000). Au niveau d'entrée sont représentées les 12 classes de hauteurs de la
gamme dodécatonique tempérée ; chacune possède un potentiel d'activation sur les six
accords qui la contiennent au niveau suivant (ex.8).

Exemple 8
Représentation de l'activation du premier vers le deuxième
niveau hiérarchique dans MUSACT.

A son tour, chaque accord activé va susciter l'activation des trois tonalités qui le
contiennent ; dans l'exemple 8, les tonalité de Do, Fa, Lab et Mib, seront toutes activées
par trois accords, mais comme on peut le remarquer, si la tonalité de Mib est activée, la
note do qui constitue le seul input jusqu'à présent, ne fait pas partie de l'accord de
tonique ni de celui de dominante dans cette tonalité ; il constitue un degré
hiérarchiquement moins important. Afin de reconnaître cette dissymétrie entre la
pertinence des accords et les tonalités activées, une réverbération de l'activation entre les
trois niveaux, simulant un traitement à la fois ascendant et descendant a été inclue dans
le modèle. La réverbération a lieu jusqu'à ce qu'un équilibre soit trouvé. Une troisième
caractéristique qui contribue au réalisme de ce modèle, est la prévision d'un déclin
exponentiel des différents nœuds activés après le retrait du stimulus. Cela permet de
mimer le renouvellement de la mémoire à court terme.
Un pas en avant dans ce domaine est donné dès lors que la pondération et le
calibrage des niveaux hiérarchiques ne sont pas dictés apriori, mais qu'ils sont
reconstruits à partir de la reconnaissance des régularités inhérentes au input musical.

130
Cela est possible grâce à des algorithmes d'apprentissage (Kohonen, 1995) permettant
qu'une organisation non préétablie émerge d'un nombre réduit de contraintes
probabilistes ; c'est ce que Kohonen appel l'auto-organisation. L’intérêt est de parvenir à
un modèle spécifique à la musique tonale, tout en partant d'un principe de traitement
général. Ce postulat est bien évidemment en cohérence avec le fait que, le système tonal
étant un produit culturel, son apprentissage n'est pas génétiquement programmé, mais se
fait grâce à un potentiel qui l'est.
Avec un modèle conservant les trois niveaux hiérarchiques – 12 notes, 24
accords et 12 tonalités –, et basé sur un algorithme d'apprentissage, Tillmann et al.
(2000) parviennent à une efficacité comparable à celle du modèle MUSACT. Selon
leurs études :

Les schémas d'activation du modèle MUSACT, originellement conçus d'après les


contraintes de la théorie tonale, et prévus à l'origine comme idéalisation de l'état final
du processus d'apprentissage, peuvent émerger de manière automatique par auto-
organisation.197

Les modèles probabilistes ont été fortement encouragés depuis les années 90,
notamment sous l'influence de la théorie bayésienne (Dehaene, 2007) qui a permis
d'approcher le domaine des calculs probabilistes sous un angle plus en accord avec le
principe inductif de la perception. Si le calcul classique de la probabilité est fait sur la
base des connaissances d'un état donné du monde, la théorie bayésienne permet, au
contraire, d'inférer l'état du monde sur la base d'un nombre limité d'indices. Tenenbaum
(Tenenbaum et al. 2011) résume l'intérêt de cette théorie en posant trois questions
auxquelles elle pourrait aider à répondre: 1. Comment la connaissance abstraite guide
l'apprentissage et l'inférence à partir de données éparses ? 2. Quelle forme prend la
connaissance abstraite dans différents domaines et l'exécution de tâches ? 3. Comment
est acquise cette connaissance abstraite ?198 Ces questions concernent toutes
l'apprentissage, ce qui a conduit les chercheurs à s’intéresser particulièrement au
développement de l'enfant. Dans le domaine de la perception d'œuvres d'art, comme le
pensait Hume, c'est la capacité d'apprentissage qui nous conduit à développer des

197 Tillmann et al. op. cit., 2000, p. 896.


198 Tenenbaum et al. « How to grow a mind », Science n°331, 2011, p. 1279.

131
préférences esthétiques individuelles. Mais c'est aussi grâce à elle que nous pouvons
toujours élargir notre goût au-delà d'un ensemble de croyances esthétiques étroites.
Un autre domaine qui stimule le développement de ce type de modèles est
l’intérêt croissant pour l’intelligence artificielle, David Temperley propose en 2007 des
modèles d'inférence des probabilités pour les différents paramètres musicaux comme le
sont le mètre, la hauteur et la tonalité. L'inférence bayésienne a l'avantage qu'elle permet
d’interpréter les probabilités en termes d'ambiguïté et de prédictions, ce qui lui donne un
rôle majeur dans la recherche en neuropsychologie expérimentale. M. Pearce et G.
Wiggins (2012) voient dans l'étude de l'attente en musique la manière d'approcher la
question beaucoup plus vaste du fonctionnement de la capacité cognitive à prédire et
anticiper par la formulation de probabilités ; compétence qui permet à l'homme d'établir
un rapport stable avec son milieu. Ils proposent un modèle cognitif de l'attente
mélodique (IdyOM) sur la base d'un apprentissage implicite statistique.

Concernant la musicologie analytique, il me semble que ces modèles ont un


intérêt limité, car le bénéfice que le musicologue peut tirer dans un premier temps de la
recherche sur la cognition musicale, consiste à s'éloigner de la perspective systématique
et réductionniste qui domine la méthodologie en analyse musicale. La visée
computationnelle des modèles qui relèvent d'une intelligence artificielle, néglige elle
aussi l'aspect qualitatif de la perception en faveur et en raison du besoin qu'elle s'impose
de « systématiser ». Ce n'est pas en passant d'un réductionnisme spéculatif à un
réductionnisme numérique que l'esthétique va entrer dans l'équation de l'analyse
musicale. Tout de même, ces modèles se révèlent être d'un certain intérêt heuristique
pour la réflexion musicologique. Le danger étant d'en faire des outils méthodologiques
qui auraient pour effet d'éloigner l'objet de l'analyse, des objectifs inhérents à la
discipline musicologique.
D'une manière générale, pour rester plus près de l'expérience sensible et
hédoniste, il serait avantageux pour le musicologue de s'intéresser aux principes
cognitifs qui motivent les modèles en question ; tant ceux qui relèvent des processus
d'apprentissage que de traitement d'un ou plusieurs paramètres du son. La modélisation,

132
c'est-à-dire l'aspect systématique lui-même, comporte le danger de masquer l'objet
d'analyse, réduisant la musique à un outil d'illustration du modèle obtenu. Il faut
reconnaître que l’engouement scientifique pour la musique dépasse de loin les
perspectives de la musicologie, ce qui ne met pas en question le besoin d'une
musicologie ouverte, intégrative et pluridisciplinaire.

Percevoir la grande forme

Les expériences qui traitent de la réalité perceptive des hiérarchies entre les
notes d'une gamme asymétrique, ou entre les accords dans un contexte tonal, n'ont pas
eu recours à des extraits musicaux d'une durée supérieure à quelques secondes. Le
paradigme d'amorçage harmonique par exemple, utilisait des stimuli allant d'une paire
d'accords, jusqu'à des séries de sept ou neuf accords ayant été composés spécifiquement
pour ces protocoles expérimentaux. Le fait que ces expériences n'utilisent pas des
extraits d'œuvres du répertoire, n'a pas été soulevé comme un problème susceptible de
mettre en question l'acuité des résultats. La raison à cela est sans doute le fait que ces
études ciblent un aspect restrictif de l'expérience perceptive. En effet, prendre la mesure
de la composante hédoniste ne les occupe pas ; c'est la question de la représentativité
cognitive des caractéristiques du stimulus qui est posée.
La découverte d'un parallélisme entre certains aspects de la théorie tonale et la
représentation mentale d'énoncés musicaux simples, rend évidente l'existence d'un
rapport entre la musicalité comme compétence d'ordre cognitif, et la tonalité comme sa
manifestation culturelle. La tonalité comme langage musical est donc une réalité. Mais
cela n'implique pas que tous les postulats théoriques par lesquels les musicologues
décrivent le répertoire embrassé par la tonalité, ni même leur définition de cette
dernière, soient scientifiquement corrects. Le risque que cela ne soit pas toujours le cas
s'accentue inévitablement vis-à-vis d'un paradigme ontologique changeant comme celui
qui nous occupe dans ce travail.
Un matériel expérimental d'une durée restreinte aura aussi permis aux
chercheurs d’opérer entre les limites du présent psychologique (Fraisse, 1958), et de la
mémoire à court terme (Miller, 1956 ; Baddeley, 2007). Or, l'un des postulats de la
théorie tonale est qu'une organisation fortement structurée, tant sur le plan harmonique

133
(C. Deliège, 1984) que thématique (Schöenberg 1911, 1954 ; Schenker, 1935), garantit
le maximum de cohérence à l'œuvre dans sa globalité. Tester de manière expérimentale
la véracité de cette assomption théorique, signifie que l'on va évaluer l'efficacité
esthétique dont nous avons parlé au premier chapitre. Ces études s'inscrivent donc dans
le domaine de l'esthétique expérimentale. D'un autre côté, du fait de la longueur des
extraits ainsi que du caractère hédoniste et subjectif de la tâche qui sera demandée aux
participants, les capacités mnésiques et attentionnelles seront particulièrement sollicitées
par ces expériences.
Nicholas Cook (1987) vise à évaluer la cohérence tonale dans une expérience où
il fait entendre des pièces d'une durée allant de 30 secondes jusqu'à 6 minutes, dans
lesquelles la tonalité finale a été modifiée de telle sorte qu'elle ne coïncide plus avec la
tonalité de départ. Demandant aux participants de noter la pièce sur des échelles de
cohérence et complétude, Cook n'obtient des résultats en accord avec le principe
théorique, que pour les pièces d'une durée de 30 secondes, ce qui l'amène à conclure que
« l'unité tonale d'une sonate est de nature conceptuelle plutôt que perceptive, et cela en
contraste avec l'unité, quant à elle perceptive, d'une phrase seule. »199 Karno et Konecni
(1992) ont conduit une expérience qui non seulement concerne la cohérence tonale,
mais aussi thématique. Pour ce faire ils ont utilisé le premier mouvement de la
Symphonie en sol mineur K. 550 de Mozart. Le choix de ce mouvement avait été motivé
par la critique adressée par R. Batt à une expérience publiée par Konecni et Gotlieb en
1985. Dans cette première publication les chercheurs permutent les différentes sections
d e s Variations Goldberg de J. S. Bach et cherchent à enquêter sur l'effet de cette
manipulation sur la perception de la grande forme. Batt affirme à juste titre que le choix
des Variations Goldberg n'est pas le plus approprié pour le but que les expérimentateurs
se donnent, et suggère à ce propos le premier mouvement de la Symphonie K. 550.
Karno et Konecni (1992) acceptent le défi et procèdent de la manière suivante : le
mouvement est coupé en neuf sections ayant une cohérence tonale interne. Cinq
versions disposant les neuf sections dans des ordres différents mais incluant la version
originale, sont présentées aux participants. Ils doivent ensuite les qualifier selon trois
échelles bipolaires sur les critères suivants : 1) plaisant vs. déplaisant, 2) intéressant vs.
inintéressant et 3) envie de posséder ou non une copie de l’enregistrement. Les quatre

199 Nicholas Cook, 1897, p. 204.

134
versions altérées comportent des niveaux graduels d'éloignement vis-à-vis de l'ordre
original. Par conséquent, si la cohérence perceptive était significativement plus
importante pour la version originale, une réduction graduelle dans la notation des
versions devrait s'ensuivre. Or, les résultats statistiques ne permettent pas de corroborer
l'hypothèse de cette tendance.

It is important to keep in mind that Version 3 was a random arrangement of all


nine sections ; thus, it presented the greatest opportunity for the detection of structural
changes. Still, it was rated highest overall in Order B and was significantly preferred
over another non-original, yet much less altered versions. 200

Dans la même publication, une deuxième étude est conduite avec le même
matériau, mais cette fois les participants sont des musiciens : 11 étudiants de la faculté
de musique de l'université de Californie à San Diego. Les résultats n'ont pas montré une
meilleure performance dans ce groupe par rapport à celui de la première étude.
Tillmann e t Bigand (1996 ; 2001) ont poursuivi les expériences dans ce
domaine par une étude comparative entre trois pièces dont la structure avait été
drastiquement modifiée. La gigue de la première Suite française de Bach, l'Allegro de la
Sonate KV 570 de Mozart et la gigue de la Suite op. 25 de Schoenberg ont été
sectionnées en 21, 29 et 27 extraits respectivement. Seulement deux versions ont été
utilisé : la version originale et la version présentant tous les extraits dans l'ordre inverse.
Les participants ont été repartis en deux groupes ; l'un écouta la version originale tandis
que l'autre fut testé sur la version inversée. Les participants devaient ensuite qualifier
chaque pièce sur 27 échelles sémantiques bipolaires – ex : détente/tension ;
déplaisant/plaisant ; douceur/agressivité, etc. Une comparaison confrontant les
qualifications des deux versions n'a montré qu'une très faible variation. À la fin de
l'expérience les participants ont été informés du protocole et on leur a demandé quelle
version ils pensaient avoir entendu. Pour la version originale, 77% ont répondu
correctement, tandis que seulement 43% des participants ont reconnu avoir entendu une
version altérée.

200 M. Karno & V. Konecni, “The effect of structural interventions in the first movement of
Mozart’ Symphony in G Minor K. 550 on aesthetic preference.” Music Perception, 10, 1992,
p. 67.

135
R . Granot et N. Jacoby (2011a, 2011b) apportent davantage d'évidence contre
cette hypothèse théorique qui stipule que la structure tonale globale, et la structure
thématique à grande échelle, sont des réalités perceptives responsables au plus haut
degré de la valeur esthétique d'une œuvre. Ils imaginent une méthodologie très originale
où les participants, qui jusqu'à présent avaient eu un rôle passif, deviennent très actifs.
Deux mouvements en forme sonate sont utilisés: le premier mouvement de la Sonate K.
570 de Mozart et celui de la sonate Hob. XVI-34 de Haydn, sont découpés en 10 et 8
segments respectivement. Les participants sont mis au courant de l'altération qu'a été
faite et sont invités à réordonner la pièce à partir d'un enregistrement où ces segments
sont présentés dans un ordre aléatoire. Le protocole pour les deux études est le même.
Parmi les participants, différents niveaux de formation musicale étaient
représentés. Sur un total de 82 sujets pour l'étude sur la sonate de Haydn, 31
témoignaient d'une pratique musicale de plus de 7 ans, et 45 avait une formation nulle
ou négligeable. Pour chacune des expériences seulement deux participants ont réussi à
reconstituer le mouvement original ; il s'agissait à chaque fois de sujets avec une
formation musicale solide. La plupart des sujets ont eu une performance
particulièrement faible, n'enchaînant correctement que deux ou trois segments, et cela
malgré le fait que 20 participants avaient plus de neuf ans de pratique musicale et
plusieurs parmi eux ont reconnu avoir affaire à une forme sonate. Néanmoins une
analyse de la superstructure a permis aux chercheurs de rendre compte d'une sensibilité
importante pour la structure tripartite ABA : les participants ont montré par une
tendance significativement plus élevée que le hasard, une préférence à placer les
segments moins stables vers le milieu. Nonobstant, ces études conduisent à croire que
l'organisation tripartite est facilitée par une sensibilité envers la symétrie, plutôt que par
la hiérarchie tonale comme le postule la théorie musicale.
Si le retour à la tonalité d'origine n'est pas un gage de cohérence perceptive
comme le prétend la théorie musicale, alors il correspond, comme le suggère Cook
(1987), à un schéma de « nature conceptuelle ». La question se pose de savoir si la
facilitation de la forme en trois parties avec au milieu une section moins stable et un
retour – rappel – vers la fin, correspond – et si c'est le cas, dans quelle mesure – à la
projection d'un acquis culturel ou d'une préférence innée pour la symétrie. Bien qu'il
faille admettre le fait qu'au bout du compte, le produit culturel est lui aussi, au même

136
titre qu'une prédisposition génétique, un produit de la nature. Car comme le dit Edgar
Morin dans le contexte d'une « sociogenèse » :

« tout bond qualitatif en avant de la culture et tout bond qualitatif en avant du cerveau
s'entre-favorisent et l'évolution socioculturelle joue un rôle décisif dans l'évolution
biologique qui conduit à sapiens. »201

L'expérimentation avec la grande forme à connu une adaptation musicologique


intéressante en France avec les travaux de Michel Imberty et Philippe Lalitte entre
autres. Ces travaux seront commentés dans le dernier chapitre de cette thèse lorsque
l'analyse musicale sera au centre de notre attention.

4.3 Mesurer l'émotion… analyser l'émotion ?

Les recherches expérimentales en psychologie de la musique que nous avons


présentées dans ce chapitre, ont eu comme objectif de dévoiler les mécanismes qui nous
permettent de donner une réalité cognitive au son et à la musique. Les acquis dans ce
domaine apportent un nombre toujours croissant d'évidences qui participent à une
meilleure compréhension de la cognition dans des domaines aussi divers que la
mémoire, le repère spatial, le groupement perceptif, l'apprentissage, l'attention, entre
autres. Le musicologue qui examine ce travail scientifique peut y voir une
instrumentalisation de la musique tantôt par la psychologie cognitive, tantôt par la
neurologie ou l'informatique, sans observer un véritable apport à la discipline
musicologique. Cela reste une perspective juste dans un domaine musicologique
traditionnel où la méthode expérimentale ne compte pas parmi les outils de travail, ce
qui rend la discipline imperméable aux acquis atteints par cette méthode (Narmour,
1978). Mais aujourd'hui le constat du développement de la cognition musicale, avec
celui de l'esthétique scientifique depuis Fechner (1876) et celui plus récent de la neuro-
esthétique (Zeki, 1999 ; Chatterjee, 2014) s'impose du seul fait de son ampleur. Il y a là
un ensemble de connaissances qui sont à la portée du musicologue, et qui l'invitent à
201 Edgar Morin, Le paradigme perdu : la nature humaine, Paris, Seuil, 1973, p. 91.

137
accepter le pari d'un terrain de recherche ouvert au dialogue transversal entre des
disciplines et des méthodes diverses. C'est la perspective que nous défendons depuis le
début de ce travail, et dont l'une des nombreuses conséquences concerne la musicologie
analytique. En effet, dans ce contexte l'analyste observe comment son centre d'intérêt se
déplace, de « la musique » en tant que catégorie historique et culturelle spécifique, vers
la « musicalité humaine » comme catégorie relevant d'une compétence universelle chez
l'humain.202 Cette notion de « musicalité humaine » qui mobilise nécessairement celle de
communication inter-subjective (Imberty, 2007, p.7), pose au musicologue des
questions nouvelles sur le plan méthodologique. En reconnaissant à cette musicalité
humaine le statut d'interface communicationnelle inter-subjective, les œuvres musicales
– qui se définissent traditionnellement en musicologie par leur contexte historique et
géographique d'origine –, se retrouvent actualisées dans un paradigme qui les considère
comme moyen et non comme fin, car la « musicalité » en question se manifeste à travers
la perception de l'œuvre, c'est-à-dire dans un espace/temps autre que celui de l'objet
culturel compris comme artefact. Reconnaître l'intérêt musicologique de l'étude de la
musicalité humaine, revient à reconnaître aux œuvres une dimension analysable qui
dépasse leur catégorie historique. L'actualité anhistorique et universelle de cette
musicalité humaine, fait de l'œuvre perçue l'intermédiaire entre l'écoute pour-soi comme
expérience phénoménologique individuelle et intime, et le processus de création qui date
et contextualise l'œuvre, en faisant un objet culturel. L'intérêt pour la musicalité suppose
donc une redéfinition de l'objet musical et questionne les frontières de la discipline
musicologique, à la fois sur le plan heuristique et méthodologique.
C'est justement dans un contexte communicationnel, impliquant la médiation
d'un message entre une première instance émettrice et une deuxième réceptrice, que les
expériences citées ci-dessus montrent leur aspect restrictif, car elles ne visent pas le
contenu même de l'acte perceptif mais seulement sa forme et ses conditions. Cela a été
le travail de l'esthétique scientifique depuis Fechner (1876), que d'accorder un statut
scientifique à la dimension hédoniste par laquelle le contenu esthétique se manifeste.
L'expérience sensible et subjective de celui qui perçoit l'œuvre d'art est nécessairement
dépendante d'un processus de décryptage qui engage la totalité de la chaîne de

202 Michel Imberty, dans son introduction à Temps, geste et musicalité, dont il est co-éditeur
(2007), fait une présentation de ce concept qu'on retrouve dans des travaux de Stephen
Malloch (1999) et Colwyn Trevarthen (1999) formulé comme musicalité communicative.

138
communication. C'est justement là, dans cette continuité striée entre le message reçu et
le message conçu, que le musicologue trouve un domaine qui le concerne au plus haut
degré, à savoir : la question du sens de l'œuvre musicale en tant qu'il est perçu par
l'auditeur, et contenu dans ce produit culturel complexe qu'est l'objet musical.
Le parallélisme prôné depuis Baumgarten entre une connaissance sensible d'un
côté, et une connaissance logique de l'autre qui se mirent sans jamais se toucher, a été
repensé grâce à l'étude scientifique de l'émotion (R. Dantzer, 1992, 1993 ; D. Evans &
P. Cruse, 2004 ; Cyrulnik, 2000). Les travaux de Damasio (1996 ; 1999) permettent de
remplacer ce parallélisme par un prolongement qui, partant de l'évidence somatique
accompagnant l'émotion, va jusqu'à atteindre la raison et le logos. Les études qui visent
la réponse hédoniste ne s'inscrivent donc pas moins dans le champ de la cognition ; en
fait, la cognition, l'émotion, ainsi que le niveau somatique, se retrouvent comme
composantes d'un même phénomène perceptif. Seulement leur étude requiert des
protocoles expérimentaux différenciés.
Pour cibler la réponse hédoniste les chercheurs ont eu recours à des techniques
de mesure physiologiques – rythme cardiaque, conductance de la peau –,
comportementales – persistance du regard – et verbales. Ils cherchent à décrire des états
et des tendances émotionnelles dans un espace bidimensionnel : valence-arousal
– valence et éveil ou excitation – qui permet de rendre compte de la granularité d'un état
émotionnel donné. L'éveil, – arousal – fait référence au niveau d'excitation du sujet, et
peut être inféré à partir d'une mesure physiologique comme la variation dans la
conductance électrique de la peau, la périodicité respiratoire où des palpitations
cardiaques, aussi bien que par l'observation de l'activité neuronale en IRMf. 203 L'éveil
peut aussi être observé dans le comportement du sujet, notamment par les fluctuations
du ton de sa voix, ou ses gestes faciaux. Mais le niveau d'éveil ne détermine pas à lui
seul la nature de l'émotion, c'est-à-dire sa valence. La valence est donc la dimension du
plaisant et du déplaisant, de l'agrément et du désagrément qui est au cœur de la
naissance de l'esthétique. Elle est pourtant proposée par l'esthétique scientifique comme
un paramètre constitutif de l'émotion, et ordonnée de manière graduée. Cet espace
bidimensionnel aura permis en 1980 à James Russell de cartographier différents états
émotionnels humains en les associant à des seuils d'éveil et valence (voir fig. 8).

203 Image par résonance magnétique fonctionnelle.

139
Figure 8
« the circumplex model of affect », D'après, J. Posner, J. Russell
& B. Peterson (2005).

Les études de D. Berlyne ont permis d'établir un lien de causalité entre l'éveil et
la complexité relative du stimulus. Cette corrélation apparaît dans une approche où
l'œuvre d'art est identifiée au signal dans le cadre de la théorie de l'information. Les
catégories de redondance et d'incertitude qui permettent de repérer la quantité
d'information d'un signal transmis, sont associées à des caractéristiques formelles
chargées d'un potentiel esthétique : l'unité, l'ordre et la cohérence structurelle sont
associés à la redondance, tandis que le tension et la variété sont en relation avec
l'incertitude (voir D . Berlyne, 1974, p. 19). La complexité dans ce contexte apparaît
comme un paramètre déterminant amplement la fluctuation de l'éveil émotionnel : « As
expected, the rated pleasingness of relatively complex patterns was found to increase
and then decline, while that on relatively simple patterns declined from the start. »204
Cette relation entre complexité relative et niveau d'éveil, se révèle être une
expression de la motivation du sujet, ou plus exactement de son intérêt. C'est-à-dire que
le niveau de complexité peut soit motiver le sujet soit le décourager à l'engagement
perceptif. Berlyne étudie amplement cette relation dans le domaine visuel et arrive à la
conclusion que l'intérêt augmente avec une complexité qui s’amplifie. Mais une rupture
se produit dès lors que la complexité devient trop importante, portant l'intérêt vers un

204 Daniel Berlyne, op. cit., p. 175.

140
déclin. Le musicologue remarquera que la gestion de la forme musicale par le
compositeur est en relation intime avec cette capacité de l'auditeur à rester intéressé.
Une musique qui fluctue entre le haut et le bas de la moitié droite de la figure 8,
semblerait particulièrement propice à interpeller l'attention de l'auditeur.

Un seuil pour l'expérience esthétique

Si la musique a la capacité de communiquer des affects, c'est qu'elle a le pouvoir


de moduler le niveau d'éveil de notre système nerveux. Sans une marge de contrôle sur
ces deux manettes de notre vie affective qui sont l'éveil et la valence, la musique ne
parviendrait pas à nous émouvoir. C'est un constat banal que de dire que la musique est
en mesure de nous faire passer d'un état affectif à un autre ; mais en disant cela on
reconnaît à la musique un pouvoir d’intrusion d'autant plus puissant que le changement
d'état émotionnel qu'elle induit échappe souvent au contrôle rationnel chez l'auditeur.
C'est une caractéristique de la musique qui a nourri l'imaginaire populaire. Comme le
raconte la fable du Joueur de flûte de Hamelin, dont les mélodies exerçaient un pouvoir
hypnotique chez les rats mais aussi, quand il le voulait, chez les enfants. L'étude
scientifique de la sensation et du plaisir hédoniste pose la question que la fable recueillie
par les frères Grimm n'arrête pas de susciter. En quoi les mélodies du joueur de flûte de
Hamelin sont-elles différentes de celles du flutiste banal ? A partir de quel moment la
sensation agréable se mue-t-elle en magie puissante ?
S. R. Livingstone et W. Thompson (2013) cartographient des attributs musicaux
tels que la hauteur relative, la vitesse, l'intensité, la simplicité ou la complexité, à
l'intérieur de l'espace délimité par les deux axes de l'éveil et la valence. Ils se basent sur
la correspondance statistiquement marquée entre ces attributs et un état affectif donné,
et s'appuient sur des données recueillies dans une centaine d'études empiriques. Il en
résulte par exemple, qu'un rythme lent tend vers une position base dans l'axe vertical de
l'éveil et une position moyenne – neutre – sur l'axe horizontal de la valence ; les rythmes
rapides vont tendre à une position inverse. La complexité, qui peut être représentée par
une écriture contrapuntique très savante, tend vers une valence négative et un éveil en
dessous de la moyenne.

141
Le fait de modifier une œuvre musicale en la faisant passer du mode majeur au mode
mineur, en ralentissant le tempo et en diminuant son niveau dynamique général
modifie le message émotionnel perçu de la musique dans le sens de la joie vers la
peine.205

Cette mesure physiologique de la réponse émotionnelle à la musique, et à l'art


en général, pose la question du seuil de l'expérience esthétique. Si chez Kant la
différenciation est nette entre l'agréable et le beau – seul ce dernier est esthétique –, il y
a là une différence qui n'est pas de degré mais de nature, car l'agréable, contrairement au
beau, est pour Kant un concept relatif à un intérêt. Comme on l'a déjà discuté dans le
deuxième chapitre, c'est l'approche humienne du goût qui permet de penser une sorte de
gradation de l'expérience esthétique, car chez le philosophe écossais, c'est la question du
degré de délicatesse du goût qui détermine la valeur du jugement esthétique. Tout de
même, Hume ne nous permet d'établir un seuil que dans un espace mono-paramétrique,
celui du jugement ; tantôt celui de l'expert, tantôt celui du dilettante. La présomption
d'une connaissance sensible est donc encore mesurée par un marqueur conceptuel : je
ressens donc je juge ! Or, l'apparition d'un marqueur sensoriel comme l'éveil, permet de
poser la question de l'existence d'un seuil pour l’expérience esthétique de manière plus
directe.
Bien que la représentation bidimensionnelle de la réponse hédonistique propose
une mesure physiologique : l'éveil, et une autre psychologique : la valence, on ne saurait
pas y attribuer un seuil ni au beau kantien ni au sublime humien. En effet, qu'un état
émotionnel possède une valence jugée négative ne veut absolument pas dire qu'il soit
impropre à l'expérience esthétique ; et cela vaut également pour un état d'éveil faible et
vise-versa. L'autrement dit, l'épouvante d'un tableau de Goya est un sentiment esthétique
au même titre que la gaîté morne d'un tableau de Watteau, ou la complaisance dans
l'absurde d'un Ballon Dog de Jeff Koons. Puisque la perception de la beauté artificielle
est soumise aux aléas de la culture, nous ne pouvons pas lui attribuer une identité
strictement définie sur les plans physique et psychique. Mais si la définition de
l'esthétique comme connaissance sensible a encore quelque chose de juste, il serait

205 Livingstone & Thompson, « L'apparition de la musique de la théorie d'esprit » I. Deliege,


O.Vitouch & O.Ladinig (eds.), Musique et Evolution, Belgium, Pierre Mardaga, 2009, p. 52.

142
inadéquat de considérer que l'évidence à la fois psychologique et physiologique de la
concomitance entre l'expérience esthétique et un vécu émotionnel – ce qu'Imberty
appelle la « trame temporelle de ressentis » (1997) –, ne témoigne aussi d'une relation
entre la manière dont ce ressenti émerge et l'objet externe sur lequel s'attarde notre
perception.
Une hypothèse contraire, excluant le caractère nécessaire de la relation entre
l'émotion et la contemplation esthétique, postule que pour reconnaitre l'émotion
caractéristique d'une musique il ne serait pas nécessaire d'être soi-même affecté par
l'émotion en question, a été posée par les défenseurs d'une théorie de l'expression
musicale basée sur la ressemblance. Peter Kivy (1980) et Stephen Davies (1994)
soutiennent que la musique tire son pouvoir expressif de sa ressemblance avec la
manière comme les humains utilisent leur langage corporel et vocal – non-sémantique –
pour communiquer leurs états émotionnels. Mais dire que l'éveil d'une émotion repose
sur la ressemblance c'est avant tout identifier l'acte perceptif à une tâche cognitive de
reconnaissance. Tel est le cas de la lecture d'une liste de mots signifiant des émotions
différentes ; on n'a certainement pas de difficulté à reconnaître le sens du mot bonheur,
sans nécessairement ressentir un bonheur particulier au moment de sa lecture. Mais il y
a, dans une théorie fortement axée sur la ressemblance, la supposition d'une forme
d'éveil très atténuée, voir nulle, et qui correspond à une représentation stéréotypée et
symbolique de l'émotion. Lorsque Davies dit : « écouter une émotion en musique est
une situation analogue au fait de reconnaître la tristesse dans un masque qui
traditionnellement représente la tragédie »,206 il ne peut mieux illustrer cette dérive. On
doit donc se demander si la reconnaissance d'une émotion est un réquisit à la bonne
réception du message d'une musique.
Comme la psychologie l'a montré (Perruchet, 1988 ; Ninio, 2011), la
reconnaissance est un traitement cognitif de type descendant – top-down – qui dans la
vie quotidienne a l'effet avantageux de nous libérer de la nécessité d'une contemplation
trop attentive. Dans le contexte de la perception banale, la capacité à reconnaître les
situations et les objets de notre entourage libère nos ressources cognitives plus qu'elle ne
les engage. Alors on doit se poser la question suivante, est-ce que la contemplation
esthétique est un état perceptif banal ? Tom Cochrane (2010) s'oppose à Kivy et Davies
206 Stephen Davies, « Contra the Hypothetical Persona in Music », in Emotion and the Arts, M.
Hjort & S. Laver ed., Oxford Univesity Press, 1997, p. 97.

143
avec l’argument que la ressemblance avec le langage ancestral – corporel, gesticulatoire,
etc. –, n'épuise pas l'ampleur expressive de la musique. Selon Cochrane un lien avec
l'état émotionnel actuel de l'auditeur s'impose, ce qui le conduit à adhérer à une
définition de l'émotion en phase avec celle de Damasio.

I think that these resemblances are a means for music to provide a deeper
resemblance to the feeling of an emotion, not merely it's outward appearance. Emotions
are constructed by patterns of bodily changes and their experience is centrally
characterized by the feeling of those bodily changes. Given this, it is intuitive to suppose
that if music is so good at expressing emotions, then it should be because it captures the
experience of undergoing bodily changes.207

On voit bien que la question du seuil de l'expérience esthétique ne se limite pas


à l'identification langagière d'émotions, car une telle identification peut avoir lieu sans
qu'il y ait un engagement contemplatif profond de la part du sujet ; il ne fait que
reconnaître des symboles. L'impossibilité tant de la philosophie que de l'esthétique
expérimentale à saisir individuellement l'ombre d'un seuil à partir duquel l'émoi devient
sublime, nous amène à adhérer à une idée déjà émise par A. Kessler et K. Puhl : « Le
sens et l'émotion en musique ne peuvent être décrits de manière objective qu'en ignorant
les contingences subjectives qui rendent l'expérience musicale possible ».208 Cette
assomption n'est finalement que le rappel du vide ontologique qui sépare la stabilité du
logos de l'errance du sensible ; un vide pour lequel le rapport par l'analogie n'a jamais
été autre chose qu'un principe régulateur. Vouloir traduire la connaissance sensible dans
les termes d'une objectivité claire, se révèle être une entreprise absurde. En se fondant
implicitement sur la négation de l'intelligibilité du sensible, l'objectif de l'objectivité est
raté. Le paradoxe n'est donc qu'apparent, car la description subjective du subjectif n'est
pas un pari insurmontable.
Si l'enjeu est donc de trouver un marqueur subjectif mais communicable de
notre résonance affective face à l'œuvre d'art, la réponse est peut-être la stimulation

207 Tom Cochrane « A simulation theory of musical expressivity » in Australasian Journal of


Philosophy, vol. 88:2, p. 200.
208 Annekatrin Kessler & Klaus Puhl, « Subjectivity, Emotion, and Meaning in Music
Perception » Proceedings of the conference on Interdisciplinary Musicology, R. Parncutt, A.
Kessler & F. Zimmer (Eds) Graz, 2004. (on line), p. 1.

144
sensible elle-même, car l'art est en soi un langage inter-subjectif fait de stimuli
sensoriels. La contemplation esthétique que nous avons définie dans le deuxième
chapitre comme un état introspectif allo-centré, n'est pas un état subjectif cloisonné, car
il est assujetti à l'objet contemplé par la chaîne de communication dont il est partie
intégrante. Une connaissance sensible acquise dans le cadre d'un tel échange, est
susceptible d'être extériorisée à son tour par un processus créateur de même nature ;
c'est l'hypothèse qui sera développée dans la dernière partie de ce travail dans l'optique
d'une analyse à la fois créative et empirique.

145
Partie

II

Vers des outils d'analyse à l’échelle humaine

146
Chapitre 5

De l'inéluctable en analyse musicale

5.1 Cibler l'objet de l'analyse

Dans la première partie de ce travail, le phénomène musical a été approché d'un


manière diversifiée, suivant la richesse des modes d'existence qui caractérisent la
musique occidentale dans toutes ses instances. Rien de plus décourageant pour l'analyste
que de devoir se représenter l'objet de son intérêt par le biais d'une pluralité
disciplinaire, notamment lorsque celle-ci n'aboutit pas à une image synthétique, mais
offre une variété de vues perspectives. La motivation pour la conservation de
l'engagement dans cette approche, comme je l'ai déjà souligné, est le choix délibéré mais
justifiable de considérer la discipline musicologique comme nécessairement dépendante
d'une définition ontologique de la nature humaine. La musicologie, en tant que branche
des sciences humaines, permet et justifie ce rapport de filiation qui place nécessairement
la musique dans une situation d'inclusion, et résulte dans l'implication mutuelle entre
l'homme vivant et la globalité du phénomène musical. Seulement, cette perspective
contrarie la répartition des différents champs d'études musicologiques dans des
catégories bien distinctes comme celles proposées par Guido Adler, car l'aspect humain
parcourt de manière transversale chacun des domaines qui décomposent la musicologie
en méthodes et doctrines distinctes. Il faut en outre accepter que si les concepts par
lesquels nous définissons l'humain sont appelés à changer – voire à évoluer –, alors un
effet sismique proportionnel à ce changement affectera les superstructures qui
constituent notre connaissance dans l'ensemble des sciences humaines.

Les concepts qui ont été utiles pour ordonner les choses acquièrent une autorité telle sur
nous que nous oublions leur origine terrestre et les acceptons comme une donnée
inaltérable. Ainsi viennent-ils comme s'ils avaient l'étiquette de nécessités de la pensée,
de données a priori, etc. La voie du progrès scientifique et souvent fermée pour
longtemps par de telles erreurs.209

209 Albert Einstein, cité dans : Alain Berthoz, La simplexité, Paris , Odile Jacob, 2009, p. 7.

147
Tenant le substrat humain comme un fil d'Ariane, on est forcé de contester
l'autonomie qu'Adler attribue aux différentes parcelles de la discipline musicologique.
Un paradigme musicologique qui accepte de positionner l'objet de son étude dans la
perspective de L'unité de l'homme210 et de la complexité du vivant, aboutit à une
modification de la discipline par la dissolution de ses sujets traditionnels dans des
problématiques qui la dépassent, ou plutôt, qui la traversent. Tout de même, il y a dans
ce paradigme la promesse de réponses nouvelles à des questions latentes, qui n'auraient
été que partiellement comprises, ou inhabilement formulées. Ce que l'on se propose de
faire dans la suite de ce travail, est de faire apparaître certaines de ces problématiques,
puis d'interroger les conséquences que la pensée analytique doit en tirer.

Dans le troisième chapitre la question des modalités d'existence de l'œuvre


musicale a été amplement traitée. On a dégagé une hétérogénéité modale qui accuse une
pluralité ontologique nous empêchant de formuler ce qui serait une définition commode
mais fatalement réductrice du phénomène musical. La partition par exemple, vue à
travers le prisme de l'homme vivant, se trouve être avant tout le témoignage d'une
dissociation inévitable entre d'un côté le temps et les outils de l'écriture, et de l'autre le
temps et les outils de l'écoute. Y a-t-il des outils dans la musicologie traditionnelle pour
traiter cet écart ? La réponse est non, puisque ce problème n'apparait pas dans une
discipline compartimentée, où l'écoute est le domaine spéculatif de l'esthéticien, tandis
que l'écriture concerne la machine démonstrative de l'analyse formelle.

Ramenées à l'homme vivant, et particulièrement au sein de l'approche


contemporaine portée par les sciences cognitives, les catégories intra-disciplinaires de la
musique sont dissoutes dans un contenant anthropomorphe. Cette mutation a des
conséquences importantes du point de vue académique, car les catégories crées et
développées par la discipline, celles par lesquelles nous pensons la musique aujourd'hui,
acquièrent un sens relatif qu'il devient nécessaire de préciser. Il s'agit, notamment pour
l'analyse musicale, d’assumer le défi que Otto Laske défini en ces termes :

210 C'est le titre de l'ouvrage édité par Edgar Morin et Massimo Piattelli-Palmarini, où sont
repris l'essentiel des communications du colloque du même nom qui eut lieu en septembre
1972 à l'abbaye de Royaumont. Ce colloque regroupait des psychologues, sociologues,
éthologues, médecins, biologistes, et neurologues, parmi lesquels, des noms aussi importants
que Jacques Monod, Jean-Pierre Changeux, Serge Moscovici, en plus d'Edgar Morin.

148
Music creates coherence only in terms of its function in a time flow. Hence musical
structures cannot be treated as static or reversible. Musical structures cannot be
subjected to well-formedness criteria merely on the syntactic level. They cannot be
identified with visually occurring structures in notation. The challenge in music theory
is to develop a methodology that incorporates this paradox.211

La définition d'une catégorie comme celle de tonalité par exemple, ne sera pas
la même si l'on se réfère à sa présence notée, ou à sa réalité perceptive. La notation
donne à la catégorie de tonalité une dimension historique qui n'est pas nécessairement
présente à l'audition ; dans la pièce In C, de Terry Riley, certaines formes mélodiques
peuvent donner lieu à une catégorisation perceptive en termes de tonalité. Mais une
écoute qui néglige l'aspect fonctionnel de l'harmonie tonale pour se concentrer sur le
timbre,212 ne ferait peut-être pas appel à la même catégorie perceptive. La partition,
quant à elle, malgré sa construction inhabituelle, manipule un ensemble de symboles qui
renvoient d'une manière ou d'une autre à la notion de tonalité : le titre de l'œuvre, In C,
semble jouer sur une ambiguïté : il s'agit de comprendre l'œuvre comme étant « en do » ?
ou sur la note do ? En même temps, grand nombre des 53 cellules qui composent la
pièce, évoquent, au moins dans un sens iconographique, l'appartenance au mode de do
majeur (ex.1).

Exemple 1
D'après In C de Terry Riley, cellules 11, 29 et 31 successivement.

211 Otto Laske, « Toward an explicit cognitive theory of musical listening », Computer Musical
Journal Vol. 4.2, 1980. p. 73.
212 Stefan Kostka commente cette pièce dans le chapitre qu'il consacre au minimalisme dans
Materials and Techniques of Post-Tonal Music (Pearson, 2012). Tout en l'identifiant au
langage tonal, Kostka insiste sur le fait que c'est le caractère indéterminé dans la durée des
plages sonores et la rareté des nouveautés, qui constituent « les événements les plus
importants de la pièce » (p. 303).

149
Dans le répertoire du début du XXe siècle, alors que justement la volonté de
certains compositeurs de l'avant-garde était de défier les principes de la tradition tonale,
se pose la question de définir les critères qui nous permettraient d'identifier une œuvre
comme étant encore tonale, ou comme inaugurant ladite « atonalité ». Un siècle plus
tard cette question reste encore d'actualité car on est loin de l'unanimité à l'égard des
analyses contemporaines de ce répertoire. L'étude du corpus d'œuvres librement atonales
– pré-sérielles – de l'école de Vienne, par exemple, conduit à des impasses de type
grammatologique213, qui restent insurmontables tant que la notion même de tonalité dans
sa relation aux différents modes d'existence de la musicale, n'est pas appréhendée par le
discours analytique.

Lors de l'analyse d'une pièce comme le quatuor op. 10 de Schoenberg, la


notation heptatonique, en recélant la tradition d'une écriture qui remonte à Guido
d'arezzo, contredit une pensée révolutionnaire et nouvelle. 214 C'est du moins une clé de
recherche qui apparaît évidente lorsqu'on distingue le mode d'existence de la partition de
celui de l'objet acoustique perçu. Par la radicalité esthétique de cette œuvre, encore plus
évidente dans le quatrième mouvement, Schoenberg réagit avant tout contre les
habitudes d'écoute d'une bourgeoisie, certes mélomane, mais d'un goût décadent. Il
propose à l'auditeur d'oser sentir l'air « von anderem Planeten ».215 Il y a là un paramètre
historique qui n'est pas renseigné sur la partition, mais qui devrait être considéré
lorsqu'il s'agit d'examiner une œuvre si caractéristique d'une telle conjoncture historique.
Lorsque Walter Frisch se penche sur les premières mesures de ce célèbre mouvement
– qui inaugure pour beaucoup l'abandon de la tonalité –, il est évident qu'il attribue la
plus grande importance à l'aspect notationnel, car il interprète les intervalles mélodiques
de quinte à l'alto et au violoncelle (exemple 2) comme des « structures tonales
conventionnelles ».216 Frisch ne semble pas conscient qu'en faisant cela, il laisse le

213 La « grammatologie » est définie par Derrida, comme la science générale de l'écriture.
214 On oublie souvent que Schoenberg, conscient de l'incongruence entre le système notationnel
et une écriture dodécaphonique, propose en 1924 un nouveau système de notation qui
s'émancipe du carcan heptatonique. Voir Le style et l'idée, titre VII.
215 « Ich fühle luft von anderem Planeten » dit la première phrase du poème Entrückung de
Stefan George que Schoenberg met en musique dans ce mouvement.
216 Dans son ouvrage The Early Works of Arnold Schoenberg de 1993, Walter Frisch ne
dissocie pas les modes d’existence qui distinguent la partition de l'œuvre perçue, ce qui le
conduit à formuler des assertions qui, comme c'est le cas ici, ne permettent pas une
compréhension cohérente du fragment concerné par l'analyse.

150
système notationnel décider tout seul de la présence ou de l'absence de tonalité, car il ne
se pose pas la question suivante : si l'outil de notation musicale est heptatonique,
comment établir à partir de quel moment le dodécaphonisme ou quelque chose d'autre
importe la tonalité ?

Exemple 2
Arnold Schoenberg, op.10,. 4° mvt, mesure 3.

Dans une œuvre comme le quatuor op. 28 de Webern, de laquelle on pourrait


presque dire que la notation ne fait qu'exécuter un projet sériel préalablement déterminé,
on observe des rencontres contrapuntiques identifiables à des enchaînements d'accords
hautement représentatifs du langage tonal. Jean-Louis Leleu, dans une étude très
rigoureuse du premier mouvement, signale ces quelques étincelles de tonalité qui ne
sont pas là comme des éléments fonctionnels, mais qui à l'instar d'un écoinçon, sont le
produit indirect de la structure canonique et symétrique fondée sur une forme sérielle. 217
Nonobstant, comme Leleu le suggère, dans le processus d'écriture s'exprime la volonté
du compositeur de rendre ces configurations tonales apparentes.

Le déroulement de la variation tout entière est rythmé par le retour de plusieurs gestes

217 Jean-Louis Leleu, « Enoncé musical et mode(s) de structuration de l'espace sonore, ou : de la


rélation composition/cognition dans un fragment de l'opus 28, I de Webern » Musicae
Scientiae, 3 avril 1998, p. 3-15.

151
cadentiels, selon une périodicité due au cycle des tierces majeures qu'engendre la
succession des formes sérielles.218

Le deuxième mouvement du même quatuor fait aussi l'objet d'une planification


sérielle précise219. On retrouve encore ici des accords classés comme résultat de la
complexité contrapuntique (ex. 3), mais bien que le constat fait sur la partition soit
irréfutable, la pertinence d'une interprétation tonale de ces accords – ici comme pour le
premier mouvement – est une question qui s'adresse à l'écoute.

Exemple 3
Mesures 5-8 du quatuor op. 28, mv. 2° mvt, d'A. Webern.
Le deuxième temps de la mesure 6 montre une septième de dominante tandis que le
premier temps de la mesure huit donne à entendre un accord majeur en second reversement.

Une disposition d'écoute sensible à la couleur tonale de certaines configurations,


montre à quel point les possibilités d'interprétation du message esthétique sont vastes.
Tandis que le plan sériel nous suggère une écoute linéaire et non pas harmonique de ces
ensembles, les habitudes de l'oreille nous rappellent que l'œuvre d'art n'est pas un objet
ex nihilo.

Une autre catégorie qui se trouve relativisée est bien évidemment celle de la
forme, car si elle est pertinente pour chacun des modes d'existence de l'œuvre musicale,
elle l'est d'une manière différente pour chacun d'eux. Prenons encore exemple dans le
répertoire des premières années de l'école de Vienne. Dans son analyse de la sonate op.
1 d'Alban Berg, Adorno, qui connait parfaitement les fondements théoriques que

218 Ibid. p. 13.


219 Pour une analyse de l'organisation sérielle de ce mouvement, voir cf. Robert Morgan, 1992,
pp. 182-186.

152
Schoenberg transmit à ses élèves, utilise la notion de « variation développante » telle
qu'elle est théorisée par l'école, 220 pour démontrer un rapport de cohérence entre le
premier et le second thème (ex. 4).

Le début de ce thème (deuxième thème m. 30) résulte encore d'une rotation interne
de celui du thème principal ; les intervalles mi-la dièse-si donnent en effet, si l'on
commence par la dernière note et si l'on décrit une ligne ascendante, le motif initial du
conséquent : si-mi-la dièse (qui transposée donne : sol-do-fa dièse).221

Or, une analyse comparative de ces deux thèmes montre qu'il ont un degré de
parenté beaucoup plus apparent, et d'autant plus important qu'il est aisément audible (ex.
4), alors que pour Adorno, la cohérence formelle se justifie par la permutation
rétrogradée du motif principal ; un calcul dont la pertinence pour l'écoute est plus que
contestable.

Exemple 4
Berg op. 1. A : Thème principal mesures 1-2, B : second thème mesure 30.

Comme on le voit sur l'exemple 4, le rythme du début du second thème – seul


fragment concerné par le commentaire d'Adorno – est identique à celui du premier, les
intervalles caractéristiques qui sont le triton et le demi-ton ascendant sont conservés. En
outre, le rythme harmonique qui place la noire pointée dans une fonction d'appogiature
suivie de sa résolution caractérise les deux thèmes. Ici, Berg semble plus près d'une
tradition qui remonte à Haydn, celle du mono-thématisme et de l'économie, que de celle
de la variation développante. Adorno ne prend pas la distance nécessaire avec la

220 Dans les écrits de Schoenberg cette notion de la variation développante revient à maintes
reprises. Voir notamment Brahms le progressiste e t comment j'ai évolué, dans Le style et
l'idée. Voir aussi : pourquoi la musique de Schoenberg est-elle si difficile à comprendre ? cf.
Berg, Alban (1957).
221 Theodor Adorno, Alban Berg, le maître de la transition infime, trad. Rainer Rochlitz, Paris,
Gallimard, 1989, p. 84. nous commentons entre parenthèses.

153
dimension calligraphique de la partition – qui est l'objet de son analyse –, pour nous
prévenir de la précarité de son approche qui n'intègre pas la complexité modale de la
catégorie formelle en musique. La seule manière de concilier la lecture d' Adorno avec
celle plus traditionnelle que j'ai proposée, est d'assumer que le philosophe allemand
utilise les catégories formelles de motif et variation dans le seul cadre de leur
représentation abstraite, et de leur notation dans l'espace-plan que constitue la partition.
Or, voilà une précaution que le lecteur d'Adorno ne rencontre pas.
Plus récemment, certains auteurs semblent reconnaître cette nécessité de
décliner l'objet à étudier selon le régime ontologique qui le concerne ; d'autres vont aller
jusqu'à prendre ce paradigme comme donnée de base pour penser la musique. Le
compositeur et musicologue Roger Reynolds met en évidence ce paradigme dès les
premières pages de son livre Mind Models :

The manuscript defines a similar yet differentiated class of musical experiences


that are implied but require the intelligent collaboration of performer and listener
for realization. Unlike a painting or a piece of sculpture, a manuscript is not suited for
direct public appreciation.222

En tant que compositeur, Reynolds témoigne par ces écrits – comme Xenakis
l'a aussi fait (1979) –, non pas d'une intuition, mais d'une véritable prise de conscience,
ainsi que d'une volonté réelle de comprendre et d'intégrer l'écart entre d'un côté un
travail créateur, s'appuyant fatalement sur l'écriture, et de l'autre côté la réalité de sa
perception différée dans l'écoute ; une relation au milieu de laquelle doit trouve sa place
l'analyse musicale. Reynolds montre un vif intérêt pour la littérature scientifique dans
des domaines comme la perception du temps,223 la mémoire et l'attention. Il a collaboré a
des expériences très significatives notamment en compagnie de Stephen McAdams (et
al., 2004). Mais sans faire appel à des connaissances scientifiques poussées, d'autres
compositeurs font preuve d'une pleine conscience de cet état de fait, et développent des
stratégies compositionnelles en conséquence. Toru Takemitsu (Reynolds & Takemitsu,
1996) ou encore Morton Feldman pour qui « les formes musicales occidentales sont

222 Roger Reynolds, Mind Models : New forms of musical experience, New York, Praeger
Publishers, 1975, p. 5.
223 Dans Mind models, Reynolds cite amplement La psychologie du temps de P. Fraisse (1957)

154
devenues des paraphrases de la mémoire »,224 en sont des exemples.
Dans une perspective plus systématique et expérimentale, le M.I.M 225 regroupe
depuis 1991 musicologues, compositeurs et informaticiens autour d'un projet pour le
développement d'outils qui permettent l'analyse de la musique en tant « qu'objet
signifiant ».226 Ce travail a abouti à la création des Unités sémiotiques temporelles
(UST). Les UST sont des cas types de morphologies sonores. Elles s'inscrivent dans la
lignée des objets sonores de Pierre Schaeffer (1977), bien que la notion de l'écoute
réduite soit ici remplacée par une attitude moins esthétique et plus analytique, car les
propriétés formelles des UST s'inscrivent dans un espace analogique inter-domaine. 227
En tant que catégories audibles, les UST deviennent pensables et descriptibles à la fois
sémantiquement et morphologiquement par l'utilisation récurrente de l'analogie et la
métaphore. Il s'agit là d'un effort pour concilier l'analyse d'un support noté – partition ou
numérique – avec les caractéristiques signifiantes pour l'écoute. De cette manière est
assumée la fonction communicationnelle dont la forme musicale est porteuse.
Les unités sémiotiques temporelles sont donc nommées et définies en accord
avec des caractéristiques morphologiques invariables, ainsi qu'avec leur évolution
dynamique dans le temps, et au type d'engagement perceptif qu'elles requièrent de
l'auditeur ; en elles l'analyse de la forme passe par l'évaluation de son efficacité dans la
transmission d'un contenu sensible. C'est un effort analytique dont l'envergure dépasse
la modélisation du signe discret, figé par l'écriture, et qui tente de mieux appréhender la
complexité réelle du phénomène musical tout entier. Les UST peuvent être regroupées
selon qu'elles ont une ou plusieurs phases successives, ou qu'elles sont délimitées ou pas
dans le temps. En guise d'exemple je présente ci-dessous deux UST extraites du
catalogue accessible sur le portail internet du M.I.M. ; catalogue qui comporte à ce jour
un total de 19 UST.
Notons que dans l'énumération « d'autres caractéristiques pertinentes
nécessaires », la durée globale de l'UST « Chute », est réduite à seulement quelques
secondes afin qu'elle puisse être « intégrée perceptivement comme une forme ». Cela

224 Morton Feldman, Ecrits et paroles, Dijon, Les presses du réel, 2008, p. 30.
225 Laboratoire de musique et informatique de Marseille.
226 François Delalande, Les Unités Sémiotiques Temporelles : Problématique et essai de
définition, dans MIM, 1996, p. 17.
227 Au sujet de la métaphore et du cross-domain mapping, voir : Lawrence Zbikowski, 2002,
chapitre 2.

155
montre l'importance que les chercheurs du M.I.M accordent aux capacités et à
l'engagement perceptif requit par l'auditeur.

1- UST : Qui veut démarrer :

Description morphologique global :


Unité non délimitée dans le temps constituée par la réitération d'une fgure elle-même
constituée de deux phases successives.
La première phase est une forme articulée assez courte.
La deuxième phase marque une opposition avec la première (masse,homogénéité,
intensité). La réitération n'est pas stricte mais présente la variation d'au moins un
paramètre.

Description sémantique :
Comme quelque chose qui tente de se mettre en route. Semble introduire quelque chose. La
variation d'un ou plusieurs paramètres indique un mouvement (avec ou sans direction).
La réitération d'un ou plusieurs paramètres suggère plusieurs tentatives de réaliser une
intention.
La deuxième phase est une suspension, une retenue, pouvant être un silence.

Autres caractéristiques pertinentes nécessaires :


La fgure réitérée doit être suffsamment logique pour être perçue comme un élément
construit, présentant une certaine complexité.

2- UST : Chute :

Description morphologique globale :


Unité délimitée dans le temps à deux phases successives. 1ère phase: globalement
uniforme, même si la matière est animée d'un mouvement interne. 2ème phase: comporte
un mouvement d'accélération et évolue en hauteur soit en montant, soit en descendant.

Description sémantique :
* Équilibre instable qui se rompt
* Suspens puis basculement ( la prise de conscience de la phase de suspens se fait, en fait,
après coup).
* Perte d'énergie potentielle qui se convertit en énergie cinétique.

Autres caractéristiques pertinentes nécessaires :


Le passage de la 1ère à la 2ème phase se fait par un changement brusque ("point
anguleux") et non pas de façon continue. "ça" bascule. Il y a un "ça" econnaissable
r commun
aux deux phrases. La durée globale ne doit pas excéder quelques econdes
s de façon à être
intégrée perceptivement comme une forme. 228

Le compositeur italien Salvatore Sciarrino a réalisé un travail comparable dans


son livre Le figure della musica (1998). Son approche est plus spéculatif que celle de

228 Extrait de : http://www.labo-mim.org/site/index.php?2008/08/22/44-liste-des-19-ust


Le premier catalogue des UST (MIM, 1996) comptait déjà 19 unités. Mais leur définition
suivent des mises à jour au fur et à mesure que leur test expérimental le permet.

156
l'équipe scientifique du laboratoire marseillais. Sciarrino, animé par l'enseignement de la
composition, ressent la nécessité de développer des nouveaux outils d'écoute et de
création.229 Ses « Figure » sont expliquées non seulement à l'aide d'exemples musicaux,
mais il puise aussi dans les arts plastiques. Une étude comparative entre les UST et les
Figure – dont le développement est contemporain mais indépendant – a été faite par
Grazia Giacco (2008). Elvio Cipollone, dans sa collaboration au même volume,230 fait
une triple comparaison, en rajoutant les Figurenlehren baroques.
L'analyse musicale trouve donc un champ d'application dans le contexte
anthropocentrique que nous avons présenté. Il s'agit d'une tentative d'analyse qui prend
en compte l'interstice entre les différents modes d'existence de l'œuvre musicale, tout en
favorisant la dimension esthétique par laquelle ces derniers sont quintessenciés.
Seulement, pour pouvoir mener à bien cette entreprise, le musicologue n'a pas de détour
possible ; il doit assumer le terrain zigzaguant où se rencontrent disciplines et méthodes
diverses.
L'analyse d'Adorno qu'a été commentée précédemment possède sans doute un
intérêt heuristique, mais le fait que la démarche analytique ne soit pas contextualisée
dans une théorie de la complexité inhérente à l'objet musical, fait qu'elle se trouve
revêtue d'une allure indéterminée qui empêche d'évaluer son utilité réelle. C'est du
moins l'apparence qu'elle prend dans le cadre épistémologique qui nous concerne ici, car
si la partition peut être envisagée comme le but même de l'analyse, les caractéristiques
pertinentes ne seront pas tout à fait les mêmes si la partition est appréhendée comme
support à la création, ou comme support d'un objet qui se réalise par et dans l'écoute.
D'une manière analogue, lorsque c'est le style qui fait l'objet d'une analyse, les attributs
saillants ne seront pas les mêmes si l'on procède par une formalisation de la structure
inscrite sur la partition, ou si par style l'on interpelle la sphère affective, en termes de
configurations acoustiques porteuses de sens. La seule manière de garder le discours des
dangers de cette indétermination, est peut-être de prendre pleine conscience du fait que,
comme le dit Imberty, « l'œuvre musicale, par la nécessité de l'exécution et par la
229 Il est particulièrement intéressant de voir que malgré le fait que Sciarrino et le MIM ont des
objectifs différents, le premier cherchant à créer des outils d'écoute et de composition, tandis
que le MIM vise l'analyse et l'expérimentation, leurs propositions ressembleront
profondément. Le point commun est de toute évidence la place centrale qu'ils accordent tous
les deux à la dimension communicationnelle de la musique.
230 Emmanuelle Rix et Marcel Formosa (eds), Vers une sémiotique temporelle générale dans
les arts, Paris, Delatour-IRCAM, 2008.

157
fragilité des systèmes de notation, ne peut être considérée comme objet-modèle »231
Il est inutile de dire que les exemples reprenant le cas de figure qu'on a présenté
avec l'analyse d'Adorno sont innombrables, Mais citons encore la monographie que
Allen Forte (1998) consacre aux œuvres pré-sérielles de Anton Webern. S'inscrivant
dans le cadre de la théorie des ensembles (Babbitt, 1961; Perle, 1962 ; Forte, 1973),
Forte aboutit à une formalisation cohérente du corpus d'œuvres qu'il vise. Bien
évidemment, cette cohérence n'est pas représentative de tous les niveaux de l'œuvre, elle
est même pensable comme autonome vis-à-vis de l'œuvre, car comme le dit Jean-Louis
Leleu, le cadre théorique sur lequel Forte inscrit son analyse est « imposé du dehors ».232
Mais la tentation de l'analyste pour faire l'amalgame entre son analyse
formellement réussie et l'œuvre, est trop grande ; comme on l'a vu dans le troisième
chapitre, cette surestimation des théories est une attitude traditionnelle dans l'analyse
musicale, et l'on peut la faire remonter aussi loin que l'harmonie des sphères. Chez Forte
encore, l'analyse formalisée finit par se confondre abusivement dans la complexité
ontologique de l'œuvre. Dans ce sens nous partageons la critique que Lee Tsang adresse
à Forte dans ces termes :

Le manque de transparence au sujet de quand et pourquoi l'intention (de Webern) et la


perception ne doivent pas être pris en compte, présente des problèmes dans l'effort de
Forte pour justifier la segmentation des classes de hauteurs.233

Dans une approche qui donne une place prépondérante non seulement à
l'auditeur mais aussi à la dimension humaine qui englobe tous les visages de l'œuvre
musicale, l'analyse du style se décentre de la partition et place dans sa ligne de mire une
réalité de l'œuvre qui, certes ne l’épuise pas, mais a l'avantage de respecter sa
complexité. Michel Imberty (2005) est l'auteur d'une approche analytique originale où le
style se trouve associé à « des trames temporelles d’éprouver »,234 c'est-à-dire qu'un lien
entre la partition et l'intégration psycho-somatique de son interprétation est considéré.

231 Michel Imberty, Les écritures du temps, Paris, Bordas 1981, p. 33.
232 Jean-Louis Leleu, La construction de l'idée musicale, Genève, Contrechamps, 2015, p. 34.
233 Lee Tsang, rewiew : « Allen Forte, The Atonal Music of Anton Webern », Music Analysis,
Oct. 2002, Vol. 21, No. 3, pp. 417-427.
234 Michel Imberty, « Formes de la répétition et formes des affects du temps dans l'expression
musicale » Musicae scientae Vol.1 n°1, 1997, p. 54.

158
Imberty fait appel pour cela à des protocoles expérimentaux, ce qui projette l'analyse
musicale dans des directions méthodologiques nouvelles.
Un effort de décentralisation vis-à-vis de la partition est donc nécessaire si l'on
veut intégrer l'analyse musicale dans un cadre épistémologique général, communiquant
avec l'ensemble des sciences humaines. Chez certains musicologues cette
décentralisation opère, et réussie : Matthieu Guillot (1999 ; 2006), en accentuant le rôle
de l'écoute, prend vis-à-vis de la partition la distance qui lui permet de réfléchir à la
manière dont les nouvelles esthétiques, notamment celle qu'il appelle « la musique de
l'imperceptible »,235 supposent une écoute nouvelle. Guillot considère que ce
bouleversement de l'écoute, impliquant le passage de l'écoute ordinaire, à ce qu'il
appelle « la saisie perceptive de la musique », a comme effet de :

faire redevenir le musicologue simple auditeur. C'est la raison pour laquelle nous
sommes invités à revenir à la chose même, à l'instar de cette philosophie « dont
tout l'effort est de retrouver ce contacte naïf avec le monde », ainsi que Merleau-
Ponty caractérisait la phénoménologie.236

On a vu comment la conceptualisation de la forme et du style par l'intermédiaire


d'un vocabulaire hérité d'une tradition musicologique qui repose sur la scission dualiste
entre homme naturel et homme culturel – et qui par conséquent n'hésite pas à placer
l'analyse du côté des sciences exactes –, apparaît comme arbitraire face à la substance
ontologique de la musique. On se trouve ainsi dans une situation qui rappelle celle de la
linguistique dans les années 50 lorsque les méthodes behavioristes se révélèrent être
incompatibles avec l'idée que le langage est une compétence innée, et ayant
nécessairement des bases neuro-biologiques.

235 Matthieu Guillot, « Substance sonore et monde sensible », dans Méthodes nouvelles,
musiques nouvelles, M. Grabocz (dir.), Strasbourg, Presse universitaire, 1999. p. 273-294.
L'auteur se réfère ainsi à l'apparition, d'abord chez Debussy, puis chez Webern, Feldman et
d'autres compositeurs, de textures musicales très dépouillées, ou à la limite de l'audible
notamment par l'emploi du ppp, voir du pppp. Voir aussi Guillot, 1999.
236 Matthieu Guillot, Ibid. p. 285.

159
Il faut aussi s'interroger sur le concept d'œuvre, qui du fait de la partialité
relative de tout discours analytique, nécessite une définition provisoire. Laisser le
concept d'œuvre livré à lui-même signifie introduire une dose dangereuse d'incertitude
dans la construction rhétorique du discours analytique. Veut-on dire par œuvre le travail
compositionnel qui aboutit à la version définitive de la partition ? On aurait affaire dans
un tel cas, à une archéologie de l'acte créateur où les esquisses fournissent une évidence
précieuse. Appellerons-nous œuvre la partition elle-même ? Alors on n'échappera pas à
une conception abstraite qui doit savoir user avec précaution d'un système subtil de
métaphores parfois fallacieuses entre le(s) temps et l'espace.
Si toute – ou presque toute – approche analytique retrouve dans la communauté
musicologique sa légitimité et sa nécessité, dans le contexte du paradigme de la
continuité, elles doivent revendiquer une position en rapport à l'essence ontologique du
phénomène musical. Cela permettrait d'éviter la dérive contre laquelle Lorenz prévient
l'ensemble du domaine scientifique (voir note de bas de page 22) ; celle qui consiste à
créer des domaines dont l'hyper-spécialisation finit par opérer un hiatus entre l'objet et la
méthode. La pluridisciplinarité en musicologie n'est pas un effet de mode, elle répond à
des mutations considérables dans les fondements mêmes des nos croyances
scientifiques.
Dans les prochaines sections de ce chapitre, le but est de dresser une perspective
pour la musicologie analytique, émergeant de la conjoncture disciplinaire que nous
avons exposée jusqu'à présent. L'approche envisagée répond naturellement à cette
volonté, déjà maintes fois exprimée dans ce travail, de vouloir conserver l'homme vivant
comme mesure irréductible de sa musicalité à la fois innée et culturelle.

5.2 Quoi ? Comment ? Pourquoi ?

Quoi ?

Dans un texte sur l'analyse post-schenkerienne, Célestin Deliège (2005)


commence en se posant les trois questions suivantes : « tout d'abord, qu'analyse-t-on ?

160
ensuite, qui analyse ? et pour quel besoin ? ».237 Ces questions lui paraissent nécessaire
dans une période où l'analyse musicale connait une diversification importante. En
répondant aux trois questions que pose le titre de cette section, mon but est de cibler le
champ d'action que le cadre épistémologique jusqu'ici présenté permet de développer à
la musicologie analytique. La question du quoi, demande une prise de position claire par
rapport aux différentes instances présentielles – modes d'existence – que la musique
revêt. Le quoi doit faire l'objet d'une définition habile qui, en donnant un poids
heuristique à la partition, à l'écoute ou à des données biographiques et historiques, ne
néglige pas l'écart ontologique et épistémologique qui – une fois appréhendé – lie ces
différentes sources. Dans ce sens, l'émergence d'une formulation théorique qui épouse le
contour strié de la complexité musicale vue au travers de l'homme vivant devient
concevable.
Nous postulons qu'il est possible d'attribuer à la rencontre esthétique, c'est-à-
dire au moment même de la perception, le statut d'objet d'étude pour la musicologie
analytique. Cela implique que l'œuvre perçue, ou encore, l'œuvre éprouvée, sera appelée
à devenir l'angle de prise de vue sur l'ensemble du phénomène musical – notamment la
partition. Bien évidemment, en parlant d'œuvre perçue, nous ne donnons pas encore une
définition de l'œuvre, néanmoins on cible une perspective, une voie phénoménologique
restreinte sur l'objet qui nous intéresse.
Ce qui est visé comme heuristique nouvelle, et qui pourra devenir la base n'une
approche analytique, est la réception d'un message esthétique ; la possibilité
physiologique et psychologiquement réelle d'une interprétation culturellement réussie de
l'artefact artistique auquel l'auditeur accorde son attention. C'est donc l'écoute qui joue
un rôle tout à fait central dans ce paradigme, est c'est la psychologie cognitive qui
apporte une compréhension scientifique des mécanismes qui la définissent. Ce sujet sera
approfondi dans le chapitre suivant. Mais avant cela, il convient de dresser une
définition de l'œuvre qui s'adapte à l'angle d'approche antérieurement décrit. Cette
définition se fonde en grande partie sur l'analyse conduite dans le troisième chapitre à
propos des modes d'existence propres à la musique.
Suivant le classement binaire qu'expose Nelson Goodman, le mode d’existence
de l'œuvre d'art peut être allographique ou autographique. Si nous essayons d'appliquer
237 Célestin Deliège, Sources et ressources d'analyse musicale : Journal d'une démarche,
Bruxelles, Pierre Mardaga, 2005, p. 161.

161
ces catégories à « l'œuvre-percept », c'est-à-dire à l'œuvre en train de se faire dans
l'écoute, on serait contraint de donne à l'auditeur le rôle que nous avons déjà attribué à
d'interprète ; il serait la dernière instance de l'interprétation musicale. On pourrait dire
que l'auditeur « signe » une manifestation autographique de l'œuvre à chaque fois qu'il
l'écoute. Bien sur, Goodman ne peut pas contempler ce cas d'autographisme en musique,
car sa théorie place le souci de l’authenticité comme fondement immuable. Mais il est
certain que si l'œuvre perçue – œuvre-percept – revendique un mode d'existence
autographique, elle ne peut pas le faire au nom du signataire de la partition, car dans
cette représentation phénoménologique le corps sensible utilise ses propres moyens
d'interprétation ; sa propre matrice. L'œuvre perçue porte donc la signature vivante de
l'auditeur. On pourrait dire, d'une manière métaphorique, que l'œuvre-percept s'identifie
au cas de la gravure dans la théorie goodmanienne : la matrice creusée serait l'ensemble
de conditions psychophysiologiques et écologiques qui permettent l'efficacité
esthétique, tandis que l'épreuve qui comporte des variantes d'un tirage à l'autre, serait
justement l'œuvre « éprouvée », émergeant à chaque fois que l'écoute le permet.
C'est donc nécessairement dans un cadre communicationnel ; où le simple
exercice de l'audition ne garantit pas une bonne interprétation de l'information par le
récepteur, que le cas d'une stratégie d'écoute esthétiquement « effective », acquiert une
objectivité suffisante pour s'ériger en mode d'existence à part entière. Le sujet percevant
est donc aussi un sujet agissant qui par le biais d'un engagement perceptif participe à
l'émergence de l'œuvre ; il se prête comme instrument, et de ce fait s'approprie
provisoirement de l'identité de l'œuvre.
Cette perspective nous oriente vers une position radicalement opposée à
l'approche structuraliste qui a traditionnellement dominé l'analyse musicale. Cette
opposition s'explique – comme on l'a vu avec l'exemple d'Adorno –, par
l’indétermination du quoi récurrente dans ce corpus analytique. D'une manière générale,
la partition, avec son étendu dans l'espace-plan, ainsi que la conceptualisation de
relations syntaxiques entre des éléments discrets d'un système, soit-il modal, tonal,
sériel ou autre, sont interprétés comme des caractéristiques intrinsèques de l'objet
analysé. Il en résulte que le lecteur de ces analyses assume que les relations
axiomatiques de ces éléments théoriques, définissent des qualités appartenant à
l'« œuvre ». Or, il convient de se demander si c'est véritablement l'œuvre qui est visée,

162
où si c'est la méthode d'analyse elle-même, dont l'œuvre permet la démonstration, qui
accapare l'intérêt ultime du modèle analytique. Si le but est de constituer un « corps de
doctrine »238 qui nous donne la possibilité de nous représenter l'œuvre malgré sa nature
complexe, alors il convient donner à la doctrine la pluralité même de l'œuvre musicale
comme contexte. Il est possible d'espérer que cette précaution permettrait de débarrasser
les théories formalistes d'un prétendu jugement de valeur esthétique qui leur serait
intrinsèque.
La principale discrépance entre la modélisation structuraliste et la perspective
que j'avance ici, est le recours systématique de la première à une méthode réductionniste
et démonstrative. Or, dès lorsque la définition du quoi inscrit l'œuvre dans le contexte
d'une chaîne de communication – indépendamment que la perspective de l'analyste se
situe du côté de l’émetteur, de l'information ou du récepteur –, l'impératif du décodage
d'un message esthétique, implique que le décryptage fait par l'auditeur doit donner lieu à
une quantité minimale de ce que les théoriciens de la communication appellent
« nouveauté », car comme le dit Edgar Morin :

Un événement qui se produit de façon régulière et peut être prédit avec


certitude, comme le lever quotidien du soleil, ne nous apporte aucune information. Ce
qui relève du déjà su, déjà connu, déjà assuré est, selon la théorie de l'information
shannonienne, redondance.239

Par conséquent, ce qui est pertinent en musique, du moins en ce qui concerne la


perceptibilité de son contenu esthétique, n'est pas la structure allégée de laquelle on aura
soustrait de couches successives de « prolongations », ou fait l'amalgame entre des
éléments récurrents, mais au contraire, la « nouveauté » nécessaire à l'émergence d'un
message. Or cette nouveauté ne peut émerger que de la surface de l'œuvre perçue ; celle
qui contient tous les aspects stylistiques. Il ne faut pas oublier que l'absence de
profondeur sémantique qui caractérise la musique (U. Eco, 1976) lui confère la
possibilité d'une grande efficacité communicationnelle à des niveaux relativement

238 C'est l'expression employée par Noam Chomsky pour caractériser la démarche
méthodologique de la science moderne depuis l'apport de Newton. Voir : Sur la nature et le
langage, Agone, 2011, p, 35 .
239 Edgar Morin, Pour sortir du vingtième siècle, Fernand Nathan, Poitiers, 1981, p. 36.

163
élevés de redondance syntaxique.240 Cela veut dire que la « nouveauté » dont nous parle
Morin est irrémédiablement associée à la surface de la structure audible, et cela malgré
la redondance qui puisse saturer son analyse. Cette nouveauté se fait tangible, comme
Meyer l'avait suggéré en 1957, dans l'attente auditive qui est tantôt satisfaite, tantôt
déjouée, tantôt entretenue. Le réductionnisme quant à lui, s'applique à considérer la
redondance comme une sorte de pléonasme qu'il juge structurellement impertinent.
Cette dose de « nouveauté » de laquelle l'expérience esthétique est dépendante,
serait lisible seulement à la surface de la structure acoustique de l'œuvre. C'est
seulement dans ce contexte qu'il peut avoir une interprétation des attentes perceptives,
ainsi que la représentation d'un style comme langage esthétique. En acceptant ce dernier
point comme inhérent à notre définition actuelle de l'œuvre (œuvre-percept), l'analyse
est confrontée à une défatalisation de la forme, car bien que la forme notée sur partition
soit achevée par l'artiste, au moment de sa réalisation dans l'expérience esthétique, elle
n'est tant le résultat d'une nécessité poïétique assouvie – comme l'expriment souvent les
artistes vis-à vis de l'acte créateur –, que d'une possibilité latente se réalisant de manière
factuelle lors de l'écoute. Autrement dit, puisque la rencontre esthétique n'est pas
garantie ni par la partition, ni par l'audition, la forme doit se donner les moyens d'éclore
dans un contexte qui a comme composante critique le processus d'écoute lui-même. 241
Il résulte donc plus pertinent de considérer l'œuvre à analyser plutôt dans un
format augmenté, où sont incluses des implications non réalisées mais implicites, que
par le dépouillement systématique de son structure apparente. Sinon, pourquoi une pièce
musicale que nous connaissons par cœur continue à avoir un effet sur nous ?, À
communiquer avec nous ? ; Comment se fait-il qu'elle contienne toujours et encore de la
nouveauté ?, c'est puisqu'elle s'inscrit dans un champ de possibles duquel elle tire son
sens ; champ au sein duquel nous nous hasardons implicitement à chaque fois que nous
sommes « à son écoute ».242

240 Dans Conceptualizing music (2002), L. Zbikowski rappelle le fonctionnement d'un jeux de
dès commun vers la fin du XVIIIe siècle qui permet de construire des valses dans le style
classique par l'association aléatoire de mesures composées. L'auteur cherche à montrer
comment c'est l'organisation syntaxique qui permet du langage tonal et du style classique qui
permet le fonctionnement de ce jeux.
241 Christian Hauer parle de défataliser le moment de la composition comme une étape
nécessaire dans le cadre d'une herméneutique de la création. Voir cf. Hauer, 1999.
242 L'évidence scientifique à ce propos est présentée dans: B. Tillmann, B. Poulin-Charronat and
E. Bigand, « The rôle of expectation in music : from the score to the emotions and the
brain »,Wiley Interdisciplinary Reviews: Cognitive Science, 2014, 5(1):105-113.

164
Comment ?

Comment cerner la rencontre esthétique afin d'en faire un objet d'analyse


musicale ? Lorsque nous avons réfléchi au quoi, l'écoute a été reconnue comme une
heuristique d'une importance capitale, car c'est indéniablement par sa médiation que le
message esthétique est déchiffré. Curieusement, l'écoute n'apparait pas en psychologie
cognitive comme un champ d'étude en soi. C'est l'audition – dans la mesure où elle
compte parmi les cinq sens qui nous relient au monde – qu'a fait l'objet d'un grand
nombre d'études (Helmholtz, 1863 ; Brian C. Moore, 1977 ; Bregman, 1990). Dans les
études sur l'audition, l'écoute est une sorte d'attitude comportementale en lien avec la
profondeur du traitement du signal acoustique ; on écoute lorsque l'on fait attention à ce
qu'on entend. En examinant les protocoles expérimentaux récurrents dans la
psychologique de la musique et l'esthétique expérimentale, on remarque que « l'écoute »
concerne une posture comportemental spécifique, laquelle reste néanmoins sous-
entendue. Elle ne fait pas l'objet d'une définition, ni encore moins d'une approche
expérimentale directe. Ainsi, la psychologie cognitive de la musique traite de l'écoute
sans véritablement formuler une théorie de l'écoute, voire sans même proposer une
définition de ce terme. Pour essayer de comprendre ce vide, il faut comprendre que
d'une manière générale, les protocoles expérimentaux développés pour ces études ont
comme but de mesurer de manière objective les performances d'un ensemble de sujets
sur des paramètres ciblés du stimulus. Une définition qui rendrait l'écoute relative à des
éléments contextuels ou subjectifs ne ferait que compliquer la lisibilité des résultats. A
priori, l'écoute serait une activité composite impliquant l'alignement de compétences
cognitives distinctes. Par conséquent sa représentation structurelle est d'autant plus
complexe que la participation de ces compétences peut varier au sein du comportement
global.
Il ressort que la manière dont la psychologie traite la perception auditive tend à
négliger le phénomène de l'écoute, supposant d'emblée une passivité du sujet. Cela est

« Behavioral studies have provided evidence for the automaticity of schematic expectations
and their resistance to « knowing what's to come ». In comparison to expected chords,
response times to unexpected chords remain slowed down even when listeners have a
preview condition directly presenting the violation or when the experimental condition
contains other exemplars of the violating structures or repetitions of the same sequences. » p.
110.

165
apparent dans le fait que ces études ne font jamais de distinction effective entre
l'audition et l'écoute ; ni sur le plan théorique ni sur le plan protocolaire. Or, d'un point
de vu de l'expérience esthétique, il est vraisemblable que l'auditeur détient, du moins
jusqu'à un certain point, un contrôle dans ce qui convient d'appeler une stratégie
d'écoute. De toute évidence l'écoute n'est ni un système composé d'organes spécifiques
qui seraient coordonnées de manière linéaire, comme l'audition lie l'oreille au cerveau,
ni une structure cognitive relativement autonome comme on se représente aujourd'hui la
mémoire ou l'attention (Baddeley, 2007 ; Cowan, 1997). L'écoute est peut-être mieux
appréhendée comme une faculté émergente résultant d'une coordination entre diverses
structures cognitives, et en immersion écologique dans un contexte donné.
Dans le cadre de la communication musicale, apparaît ainsi l'impératif d'inscrire
l'écoute dans la problématique du seuil de l'expérience esthétique, dont la réflexion a été
entamée à la fin de la première partie de ce travail. Si l'écoute est une compétence
composite sur le plan cognitif, alors une écoute de type esthétique doit posséder une
empreinte cognitive caractéristique ; u n style cognitif pourrait-on dire. L'efficacité
esthétique dont Changeux nous parle, correspondrait, en ce qui concerne la musique, à
un véritable mode perceptif ; une stratégie d'écoute impliquant à la fois une disposition
cognitive et une dimension comportementale. En conséquence, en outre de la
dynamique entre mémoire et attention qui joue sûrement un rôle importante dans
l'écoute, il devient essentiel de considérer la participation d'une activité cognitive
beaucoup plus riche, embrassant les recherches sur la prise de décisions, le rappel et le
souvenir, ainsi que l'acquisition d'automatismes et les théories de l'apprentissage
implicite.
Le terme nominal « écoute », comme le furent ceux de mémoire et attention
avant la vulgarisation de leur définition scientifique, a un sens et une place dans le
langage quotidien qui ne demande pas d'explications probantes. Mais si le domaine
scientifique semble peu enclin à définir l'écoute, l'approche spéculative de l'esthétique
philosophique ou de la musicologie s'y aventure avec beaucoup plus d'aisance. Tout
musicien reconnaît de manière intuitive la nécessité de s'engager dans une écoute
particulière afin de, comme l'exprime Peter Szendy, « écouter de la musique comme
musique. Avec la conscience vive qu'elle est à entendre, à déchiffrer ».243 L'acuité du

243 Peter Szendy, Ecoute, une histoire de nos oreilles, Paris, Les éditions de minuit, 2001, p. 17.

166
jugement esthétique du connaisseur, qui selon Hume relève d'un raffinement du goût,
montre que même le mélomane pratique une écoute dont l'exigence va au-delà d'une
audition pour ainsi dire, désintéressée.
L'écoute comme objet d'étude inclut aussi une dimension sociologique, car en
elle s'expriment les tendances et les croyances esthétiques d'une société ou d'une sous-
population. On peut dire que l'écoute est une heuristique typique du paradigme de la
continuité; continuité qui est à la fois verticale entre l'esprit – intellect – et le corps
– sensation –, et horizontale entre le moi – égocentrique – et le nous – allocentrique. De
cette manière l'écoute participe à la dynamique par laquelle se constituent les identités
de différents groupes culturels ; on sait bien que notre difficulté à apprécier certaines
musiques extra-européennes vient du fait que nous écoutons avec des « oreilles
occidentales ». Comme le montre Tia DeNora, la musique peut aussi « devenir
action »244 lorsqu'elle est porteuse d'un message moral ou politique. L'écoute projette
donc son écho jusqu'à la sphère comportementale du sujet, et finit par avoir des
conséquences à l’échelle supérieure de la société. Un exemple de l'enracinement
profond de l'écoute à la fois dans la sphère individuelle et sociétale nous est donné dans
l'analyse faite par Sven Oliver Müller (2014) du parallélisme entre la mutation dans
l'esthétique musicale et le changement comportementale du public des salles de concerts
au cours du XIXe siècle en Europe : l'exacerbation croissante de l'individualité de
l'artiste va de paire avec un respect de l'œuvre tout à fait nouveau, lequel se traduit par
un public enfin silencieux ; une forme nouvelle d'écoute publique.
Dans le texte qu'Alban Berg écrit à l'occasion des 50 ans de son maître, et qu'il
intitule Pourquoi la musique de Schoenberg est-elle si difficile à comprendre ?,245 le
compositeur défend la musique de son maître à l'aide d'arguments aussi bien théoriques
que idéologiques. Un certain nombre de ses arguments concernera ce qu'on peut appeler
une sorte de stratégie d'écoute ; une manière d'entendre. Pour Berg, qui écrit en 1924,
l'écoute ne représente pas un domaine objectivement scientifique – comme il est
envisageable aujourd'hui –, il s'agit plutôt d'un ensemble d'habitudes comportementales,
ainsi que d'attitudes d'écoute étroitement liées au rôle de la musique au sein de la
culture ; sa structure cognitive est encore un problème non formulé. Concernant les
vingt premières mesures du quatuor opus 7 de Schoenberg, Berg nous dit ceci :
244 Tia DeNora, Music in everyday life, Cambridge, Cambridge university press, 2000, p. 8.
245 Dans Ecrits d'Alban Berg, trad. Française, Monaco, éditions du rocher, 1957, pp. 65-100.

167
Lors d'une première écoute, s'il veut seulement reconnaître la voix principale et suivre
son évolution jusqu'à la fin du fragment, l'auditeur se trouvera placé, dès la troisième
mesure, devant des réelles difficultés de compréhension. Cette voix principale constitue
une seule mélodie et devrait pouvoir être chantée de mémoire aussi aisément que le
début d'un quatuor de Beethoven. Mais l'oreille de l'auditeur est accoutumée à un type
mélodique dont la caractéristique principale est la symétrie, à une construction
thématique qui ne connaît que des groupements de mesures à chiffre pair. Nanti
d'habitudes aussi unilatérales, il doutera de l'authenticité d'une mélodie dont le début,
contre toute attente, est composé de phrases de deux mesures et demie. 246

Bien évidemment, ce texte n'est pas le premier où l'écoute est brandie en


défense d'un style musical particulier, mais l'accent que Berg donne à l'écoute comme
outil de compréhension musicale – intention qui revient régulièrement dans les écrits
des trois viennois –, est particulier dans la mesure où il ne s'agit pas de revendiquer à
tout prix une appréciation sur le plan esthétique, mais de montrer qu'une autre forme de
présentation des idées est possible. D'une certaine manière, Berg nous donne des
conseils d'écoute pour comprendre le style de la musique de Schoenberg, ce qui apparaît
comme un préalable nécessaire à son appréciation esthétique, sans pourtant l'impliquer
nécessairement.247 il semble vouloir nous dire : « peut-être que vous n'aimez pas la
musique de Schoenberg, mais pour la juger il faut d'abord savoir l'écouter ! »
Bien que la Neue Musik revendique la nécessité d'une approche nouvelle de
l'écoute,248 dans la voix de ses défenseurs elle adopte davantage l'allure d'un outil
propagandiste au service d'une idéologie, que d'un véritable outil d'analyse. Alors même
qu'ils sont conscients d'avoir affaire à une compétence de nature cognitive,

246 Alban Berg, op. cit., p. 71-72.


247 Si l'on pense à la querelle qui opposa Rousseau à Rameau, on remarquera qu'elle ne porte
pas sur un souci de compréhension. Le philosophe et le compositeur de la court de louis XV
défendent chacun une position éminemment esthétique à l'aide d'arguments théoriques qui
opposent l'« agréable au vrai ». Mais au fond il n'est pas question de compréhension, mais de
préférence esthétique.
248 On trouve une théorisation de cette idée chez Adorno qui détermine des types d'écoute par la
structure objective des œuvres. En considérant « L'adéquation ou l'inadéquation de l'écoute à
ce qui est écouté », Adorno établit une symétrie idéale entre l'écoute par l'œuvre, négligeant
le fait que la poïésis de l'œuvre musicale dans la tradition savante occidentale, ne se limite
pas uniquement à sa dimension audible. Adorno, Introduction à la sociologie de la musique,
trad. Genève, Contrechamps, 1994. p. 9.

168
l’impossibilité de se représenter la structure cognitive de l'écoute leur empêche d'éviter
la déroute idéologique. Voici, extraites de Le style et l'idée, deux citations qui font
référence à la compétence linguistique, à la mémoire et à l'apprentissage – « niveau
intellectuel » – comme étant utiles à la compréhension musicale.

Le langage par lequel la musique s'exprime avec des sons est l'homologue de la langue
parlée dans laquelle les sentiments et les pensées s'expriment avec des mots. Et dans l'un
et l'autre le vocabulaire doit être choisi en fonction du niveau intellectuel des gens
auquel il s'adresse.249

Et encore :

La condition première est, après tout, la mémoire ; si je n'ai pas conservé en mémoire
une certaine échelle des grandeurs, je ne pourrai comprendre rien de la phrase : « cet
homme est grand » parce que le mot « grand » ne voudra rien dire pour moi. Or la
condition première de la mémoire elle-même est que l'esprit reconnaisse de quoi l'on
parle ; si je ne vois pas ce qu'on veut dire par le mot « homme » je ne pourrai pas me
souvenir de rien qui le concerne. Il en est de même en musique.250

Mais la spéculation dans le domaine cognitif de la part de Schoenberg, n'est ni


en face avec les avancées de son temps – notamment la phénoménologie et la théorie
gestaltiste –, ni prémonitoire des acquis futurs de ces disciplines. Il résulte difficile, pour
quiconque connaissant l'état actuel des recherches en psychologie de la musique – dont
un nombre important a été présenté dans le quatrième chapitre – de reconnaître l'auteur
des deux citations précédente dans les deux qui suivent. La bienveillance scientifique
des premières est ici complètement contredite :

La construction d'une série fondamentale de douze sons a pour objectif de retarder le


plus longtemps possible le retours d'un son déjà entendu. J'ai exposé dans mon Traité
d'harmonie, que l'accent mis sur une note donnée, par le fait qu'on la répète
prématurément, risque de hausser cette note au rang de tonique.251

249 Arnold Schoenberg, Le style et l'idée, trad. Française, Paris, Buchet-Chastel, 1977, p. 306.
250 Ibid., p. 85.
251 Ibid., p. 189.

169
Et encore :
Chacune de mes idées musicales essentielles n'est énoncée qu'une seule fois ; autrement
dit, je me répète peu ou pas du tout. C'est la variation qui se substitue presque
totalement chez moi à la répétition.252

Or la notion de tonique dans la tonalité, comme d'ailleurs celle de finale dans la


modalité, n'est pas le résultat de la récurrence statistique de la note en question, mais
elle est la conséquence de la structure asymétrique de la gamme. Une tonique n'a pas
besoin de retentir plus ou moins que les autres notes, elle peut même être absente tout en
étant « attendue » comme tonique. La seconde citation défie les capacités innées de la
mémoire, et par conséquence celles de l'écoute. Malheureusement il semblerait que
Schoenberg confond des facultés cognitives innées – mémoire et habiletés
d'apprentissage – avec des compétences acquises qui déterminent le niveau intellectuel
propre à chaque individu. Pourtant, les limites de la mémoire et leurs conséquences sur
l'apprentissage avait déjà fait l'objet d'une étude approfondie de la part de Ebbinghaus.253
Mais comme le montre à mon avis clairement la citation suivante – qui est la suite de la
dernière – ces acquis ne sont pas intégrés dans la notion d'écoute développée par
Schoenberg, et partagée par ces élèves.

Non seulement l'auditeur se trouve en face de nouveaux épisodes plus ou moins


développés, enchainés les uns aux autres ou simplement juxtaposés ou successifs, tout
ceci avec la plus grande variété, mais encore il lui est presque impossible de saisir tous
ces types de combinaisons s'il n'est pas doué d'un esprit logique et un sens aigu de la
forme.254

Cette inconsistance dans la pensée de l'école viennoise donne à leur discours


sur l'écoute une tinte dogmatique. Car si « le progrès en musique est avant tout un
perfectionnement des méthodes de présentation des idées »,255 et que la compréhension
de la Neue Musik requiert un « esprit logique et un sens aigu » à la hauteur de sa
méthode de représentation, alors on risque de défendre une musique écrite pour ceux qui
252 Ibid., p. 85.
253 Hermann Ebbinghaus, Uber das Gedächtnis : Untersuchungen zur experimentellen
Pychologie, Duncker & Humblot, Leipzig 1885.
254 Arnold Schoenberg, op. cit., p. 85, (nous soulignons).
255 Ibid., p. 208.

170
sont « douée » de moyens de compréhension perfectionnés. Un postulat inacceptable
tant sur le plan étique que scientifique. Mais cette maladresse doit trouver une
explication dans la croyance de Schoenberg et ces élèves dans un progrès en musique
– qui implique un progrès dans la culture et la société –, ainsi que par le rôle
messianique qu'il s’octroie comme porte-parole du progrès en question, comme le
montre l’anecdote qu'il rappelle dans les termes suivants :

Quand je faisais mon service militaire, un officier supérieur m'aborda un jour par :
« Ainsi, c'est donc vous le célèbre Schoenberg ? ». je répondis : « A vos ordres, mon
commandant. Personne ne voulait être Schoenberg. Il fallait bien que quelqu'un le fut.
Aussi est ce moi ».256

On reconnaîtra tout de même que le discours des viennois introduit une


conception intéressante de l'écoute. car il est évident qu'elle suppose l'adoption d'une
stratégie qui investi l'auditeur d'une responsabilité. Seulement, cette responsabilité
excède les contraintes naturelles de l'écoute par un amalgame entre cette dernière et la
complexité propre au processus créateur en musique. Il nous faut donc reconnaître que,
comme ce sera le cas plus tard chez Stockhausen, la méconnaissance des structures
cognitives dont dépend l'écoute conduit à la conception d'une Kunst, zu hören (l'écoute
comme art), où la faculté d'écoute devient à son tours un artefact que l'on accorde aux
contorsions intellectuelles qu'exige la compréhension de l'œuvre. 257
Déjà dans sa célèbre publication de 1854, Du beau dans la musique, Eduard
Hanslick instrumentalise l'écoute d'une manière comparable ; c'est-à-dire qu'il définira
les caractéristiques de l'écoute musicale en rapport à l'esthétique qu'il prétend défendre
– et contre celle à laquelle il s'oppose. Chez Hanslick l'écoute s'affranchie de tout
sentiment, car selon ses mots, « il n'y a pas en musique d'intention, il doit y avoir que de
l'invention ».258 Il est vrai que le critique et musicologue allemand parle volontiers
d'oreille et non pas d'écoute, mais, prétendrait t-il que l'appréciation musicale était une

256 Ibid., p. 86.


257 À l'égard du traitement par renversement d'une ligne mélodique Stockhausen dit ceci: « un
art de l'écoute est nécessaire pour que l'on reconnaisse ce genre de chose. On peut entendre
n'importe quel signal dans la vie quotidienne, le retourner dans sa tête et le chanter à rebours
(rückwärts) » cité dans : Peter Szendy, « La fabrique de l'oreille moderne » , L'écoute, P.
Szendy (éd.), Paris, L'Harmattan, 2000, p. 38.
258 Eduard Hanslick, Du beau dans la musique, trad. Fr., Paris, C. Bourgois, 1986.

171
affaire exclusive du système auditif, et donc sans aucune profondeur cognitive ? Ce n'est
surement pas le cas. Il faut donc bien comprendre le mot « oreille » comme désignant
cette compétence qui permet l'expérience esthétique.

Tout art part des sens et se meut dans leur sphère : la théorie du sentiment méconnaît
cette vérité ; entendre n'existe pas pour elle, elle passe par-dessus et arrive de suite à
sentir. Les créations musicales sont faites pour le cœur prétend-elle, et l'oreille est chose
vile.259

On pourrait voir dans l'entreprise réussie par Helmholtz de donner une base
physiologique à la théorie tonale – dont la conférence qu'il donne en 1857 à l'université
de Bonn est le premier témoignage –, un secours scientifique à la position de Hanslick;
car si la tonalité est en cohérence avec le niveau de traitement sensoriel, alors le
sentiment, qui est une construction cognitive de haut niveau, ne serait pas nécessaire à
l'appréciation de la musique tonale. Mais cela serait mal comprendre les propos de
Helmholtz lui-même, pour qui le niveau esthétique, celui qu'il appelle justement la
« beauté spirituelle »,260 se situe au-delà du traitement conditionné par la physiologie de
l'oreille sur un plan éminemment cognitif. Anthony Enns commente ce point important
de la théorie de Helmholtz dans les termes suivants :

According to Helmholtz, auditory perception is not only conditioned by the


physiological properties of the ear, but it is also a conscious act of interpretation that
takes place within the intellect or « spiritual ear » of the listening subject. Helmholtz's
concept of the « spiritual » ear thus represented an attempt to reconcile his new
mechanistic understanding of auditory perception with Kant's notion of the unity of
aperception261.

C'est donc grâce au développement de la psychologie cognitive et de la théorie


de la communication, que le discours musicologique à propos de l'écoute peut être
aujourd'hui à l'abri d'une instrumentalisation idéologique, tout en s'ouvrant à une

259 Ibid.
260 Le titre allemand de cette conférence est « Uber die physiologichen Ursachen der
musicalischen Harmonie ». Je me réfère à sa traduction française au chapitre 4 note n°6.
261 Anthony Enns, « The Human Telephone : Physiology, Neurology, and Sound Technologies »
Sounds of Modern History, Daniel Morat éd., New york, Berghahn, 2014, pp, 46-70, p. 51.

172
approche analytique positiviste. C'est ainsi que François Madurell, dans Musiques
d'aujourd'hui, oreille de hier (1999), reconnaît la possibilité qu'un tel cadre
pluridisciplinaire offre au musicologue pour expliquer la difficulté chronique que
trouvent certains répertoires de la tradition occidentale moderne à susciter l’intérêt des
auditeurs d'aujourd'hui.
Une approche de l'écoute musicale qui essaye de cerner – au moins jusqu'à une
certaine mesure – sa complexité cognitive, est celle proposée par Jerrold Levinson dans
Music in the moment. Levinson accorde une importance considérable à la pensée du
psychologue anglais Edmund Gurney qui est l'auteur de The power of sound, un ouvrage
qui concerne tant la perception et l'acoustique que le sens et l'origine de la musique.
Néanmoins, depuis sa publication en 1880, le livre de Gurney est resté largement
méconnu, et ne sera réédité qu'en 1966. Levinson, pour qui l'ouvrage en question est « le
plus important de ce type publié durant la seconde moitié du XIXe siècle »,262 ne traitera
qu'un aspect très ponctuel de la pensée de Gurney. En effet, Levinson n'a pas tort de
remarquer la position audacieuse de Gurney en ce qui concerne le rapport de l'analyse
musicale à l'écoute. Cette position audacieuse pour l'époque, mais qui reste encore
aujourd'hui peu partagée, se résume dans les mots de Gurney lui-même comme suit :
« large-scale form in music is, at most, of minor relevance to the appreciation and
evaluation of music ».263 En disant cela, Gurney, et à son tours Levinson, considèrent
que l'appréciation et l'évaluation de la musique sont dépendantes de l'expérience vivante
de l'écoute. Mais que sait la science sur l'écoute en 1880 ? Le chapitre XIII de The
power of sound est dédié à la distinction entre deux types d'écoute que Gurney appel
« definite listening » et « indefinite listening ». L'auteur décrit habilement l'importance
qu'il y a à percevoir des formes. C'est la représentation d'une forme qui donne un
caractère « défini » à la sensation, et dans le cas contraire, lorsqu'il n'y a pas de forme
représentée, la perception aura un caractère « indéfini ».

It is indeed obviously natural that any matter presented to the higher senses should
exhibit the definite aesthetic character just described, in proportion to the degree in
which striking form is perceived in it.264

262 Jerrold Levinson, Music in the moment, New York, Ithaca, 1997, p. 1. (nous traduisons)
263 Cité dans : Ibid., p. 2.
264 Edmond Gurney, The power of sound, London, Smith-Elder, p. 305.

173
Il est clairement question ici de degré de l'expérience esthétique. Degré qui est
dans un rapport proportionnel à la quantité et qualité de l'information extraite et traitée.
Les deux types d'écoute que Gurney définit s'appuient sur un discours solidement
construit où apparaissent aisément des mots tels que : mémoire, attention, saisie
(grasping), rétention (retention), rappel (re-call), reconnaissance, entre autres. Tous ces
mots sont aujourd'hui ancrées dans le domaine de la psychologie cognitive où ils sont
associés à des processus qui s'inscrivent dans des théories fonctionnelles de la cognition
humaine, or cela n'était pas le cas chez Gurney ; c'est pourquoi chez lui on ne découvre
pas encore les coulisses de l'écoute, mais on observe l'effet, tantôt banal, tantôt
éblouissant selon que l'écoute est « indéfinie » ou « définie ».

The definite character of music involving the perception of individual melodic and
harmonic combinations. The indefinite character involving merely the perception of
successions of agreeably-toned and harmonious sound.265

Levinson propose le terme concatenationism pour désigner le fait que la


musique est nécessairement perçue par l'association de stimuli acoustiques qui se
succèdent de manière chronologique. La saisie d'éléments discrets en juxtaposition, fait
que la représentation d'un fragment de musique cohérent comme peut l'être un motif ou
un thème, n'a pas de réalité sensorielle – c'est-à-dire au niveau le plus bas du processus
perceptif. C'est par la notion de quasi-hearing que le concept d'écoute « définie » de
Gurney se voit, pour ainsi dire, actualisé chez Levinson. Il y a dans la définition de cette
notion une claire assimilation des théories sur la mémoire (Atkinson & Shiffrin, 1968 ;
Miller, 1956) et de la perception du temps (Fraisse, 1967). La définition du présent
perceptif chez Fraisse, pour qui le présent « ne se ramène pas à l'évanescence de ce qui
n'est pas encore dans ce qui n'est plus »,266 se trouve reflétée dans la composition
tripartite de l'expérience du quasi-hearing qui comprend : « actual hearing of an instant
of music (…), vivid remembering of a stretch of music just heard, and (…) vivid
anticipation of a stretch to come ».267

265 Ibid., p. 306.


266 Paul Fraisse, Psychologie du temps, Paris, Presses Universitaires de France, 1957, p. 84.
267 Levinson, op. cit., p. 16. Cette conception tripartite du présent n'est sans rappeler la
définition du présent que donne Saint Augustin dans ces Confessions au livre XI « Il y a trois

174
Lorsque Levinson nous dit que la représentation mentale de fragments
constituant soit des rappels, soit des anticipations de l'œuvre entendue, se fait
inévitablement au détriment de la capacité d’absorption de la musique sonnante, il est
cohérent avec les théories de l'attention (Cowan, 1997) et de la mémoire de travail
(Baddeley, 2007) qui traitent le problème des limites de nos ressources cognitives.
Après l'analyse des différents modes d'existence de l'œuvre musicale qui a été
faite au cours de la première partie, il apparaît clairement que la relation étroite entre le
désir d'invention de l'artiste et le support notationnel, amène l’entremêlement de
plusieurs niveaux phénoménologiquement distincts de l'expérience. C'est cette
problématique de la densité ontologique du phénomène musical qui apparaît
implicitement dans la critique qu'adresse Gurney à l'analyse musicale, et dont Levinson
reconnaît en 1997 la pertinence et l'actualité. Les plus lourdes conséquences de cet état
de fait sont portées par l'analyse musicale. C'est précisément dû au fait que ce nœud
ontologique profond reste inaperçu pour le musicologue, que la métaphore fonctionne
comme raccourcis, confondant sous le masque de correspondances sémantiques ce qui
est phénoménologiquement différencié.

« there is a difference of kind, not just one of degree, between quasi-hearing a stretch of
music and cognizing the overarching form of a musical composition of some extend, a
difference that is phenomenologically marked »268

Il serait faux d'affirmer qu'une composition qui suit un plan symétrique ne serait
pas elle aussi symétrique ; cette qualité lui revient par le biais de la représentation
abstraite que l'on se fait de sa structure globale, voire par la contemplation de sa
réalisation calligraphique.269 Mais dans sa forme psychoacoustique, celle qui s'impose à
l'exercice de l'écoute, la différence avec la symétrie d'une façade classique est le résultat

temps : le passé, le présent et le futur. Ou plutôt il faudrait dire qu'il existe le temps présent
du passé que l'on appelle la mémoire, le temps présent du présent, c'est l'intuition directe et le
temps présent de l'avenir, c'est l'attente ».
268 Ibid., p. 2.
269 Cela peut être le cas dans une notation traditionnelle – forme tripartite ou palindrome –, mais
la notation électroacoustique, ou les esquisses graphiques de compositeurs comme Xenakis
ou Takemitsu sont particulièrement parlants à ce sujet. Citons encore les célèbres partitions
de Baude Cordier, ou encore le Makrokosmos de George Crumb où la symétrie calligraphique
devient une composante esthétique de l'œuvre.

175
du fait que, comme le dirait Pascal Quignard, « Les oreilles n'ont pas de paupières ».270
La nature de notre système auditif fait que la distance à laquelle nous expérimentons les
phénomènes sonores n'est jamais perspective mais toujours introspective. Le son n'est
pas là où est sa source ; la façade, on peut l'approcher jusqu'à la toucher ; le son par
contre, c'est lui qui nous touche, sur le tympan au bout de notre oreille externe, mais pas
seulement.
Cela dit, il ne faut pas écarter la possibilité d'une forme audible de symétrie,
mais doit-il s'agir d'une symétrie de l'ouïe, ou de la capacité de l’intellect à superposer à
un schéma visuel une image auditive ? L'ubiquité de la symétrie visuel en fait une
catégorie formelle universelle, mais si l'on adopte une définition de la symétrie en
musique qui néglige la spécificité phénoménologique du sens de l'audition, alors on ne
fait que jouer sur une métaphore comme le fait Davorin Kempf en 1996.

There are two basic ways in which symmetry is realized (in music). The first is in the
domain of succession of formal parts or sections and appears as their symmetrical
arrangement within a compositional wholeness. The second is the so-called mirror
symmetry, that may also be applied to a micro and macroformal structure. 271

Dowling (1972), et puis Balch (1981) ont testé expérimentalement la


reconnaissance de transformations mélodiques selon les trois manipulation sérielles :
rétrograde, inversion et rétrograde de l'inversion. Elles supposent toute une forme de
rotation d'un pattern principal autour d'un axe. Mais il aura fallu attendre jusqu'au travail
de Mongoven et Carbon (2017) pour isoler expérimentalement la question de la capacité
à reconnaître de manière délibérée la symétrie mélodique. Dans leur étude, Mongoven et
Carbon utilisent des mélodies allant de 500 ms à 8 secondes, et réparties selon trois
types formels : 1) parfaitement symétriques – par rétrogradation –, 2) partiellement
symétriques, et 3) asymétriques. Les résultats montrent que la reconnaissance explicite
de la symétrie est une tâche jugée particulièrement difficile. En conséquence, les
chercheurs considèrent que la symétrie auditive n'est pas un bon candidat pour faire
270 Pascal Quignard, La Haine de la musique, Paris, Calmann-Lévy, 1996. p. 105. Cet essai à
été à l'origine de deux créations musicales en octobre 2014. L'une par Benjamin Dupé, et
l'autre par Daniel d'Adamo.
271 Davorin Kempf, « What is Symmetry in Music » International Review of the Aesthetics and
Sociology of Music, vol. 27, n°2 1996, pp. 156.

176
partie des universaux. Est-il possible que cette difficulté provienne de la prégnance du
domaine visuel évoqué par le mot symétrie lui-même ? Il faut signaler que dans cette
expérience, tout comme dans celles de Dowling (1972) et Balch (1981), la symétrie est
obtenue par rétrogradation ou inversion, c'est-à-dire que la notion de symétrie auditive
n'est pas vraiment abordée. Il s'agit plutôt de considérer la capacité de l'auditeur à se
servir du concept de symétrie visuel comme schème perceptif. Il me semble que les
commentaires faits par les participants de l'étude de Mongoven et Carbon sur la stratégie
adoptée pendant l'expérience, révèlent l'aspect intellectuel et abstrait de la tâche qui leur
était demandée.

Participants also described the following techniques in their comments at the end of the
tests, suggesting a focus on identifying symmetrical examples : trying to listen for the
axis of symmetry ; listening for the beginning and ending pitches to identify
symmetry.272

Dans l'expérience menée par Balch (1981) les sujets ne doivent pas juger si les
mélodies sont symétriques ou pas, mais seulement qualifier leur cohérence de manière
subjective. Il apparaît que les mélodies faisant l'objet d'une rétrogradation, d'un
renversement, ou d'un renversement rétrogradé, sont jugées plus cohérentes que celles
qui ne suivent pas ces contraintes. 273 On peut donc avancer l'hypothèse selon laquelle le
concept même de symétrie serait responsable de la difficulté perçue par les sujets de
l'expérience menée par Mongoven et Carbon (2017). Quant à la pertinence d’interpréter
la « préférence » pour les mélodies rétrogrades ou inversées comme relevant d'une
symétrie, il convient de se poser la question si par symétrie on entend un qualia ou un
formalisme. Dans le domaine visuel, la symétrie répond entre autres à une contrainte
physiologique en plus d'être un aspect saillant de notre environnement. Qu'en est-il de
l'audition ?
Il me semble qu'une forme rudimentaire de ce que l'on pourrait appeler une
symétrie à l’échelle du traitement sensoriel de l'audition, nous est donné au début de la
partita n°3 pour violon de Bach (ex. 5). L. Meyer a déjà cité cet extrait dans Emotion

272 Casey Mongoven & Claus-Christian Carbon, « Acoustic Gestalt : on the perceptibility of
melodic symmetry », Musicae Scientiae, Vol. 21 n° 1, 2017, p. 53.
273 Le même ordre s'applique au pourcentage décroissant du jugement favorable : les mélodies
jugées plus cohérentes étant celles qui présentent une pattern suivie de sa rétrogradation.

177
and meaning in Music, mais il est question chez lui d'illustrer la loi gestaltiste de la
proximité qui regroupe le mi en croche de la deuxième mesure, au premier motif.
Meyer n'attire pas notre attention sur la saillance du gruppetto autour du mi à la mesure
2. Bien évidemment il n'y a pas de symétrie strictement graphique, mais quel est le
« point de vue » de l'écoute ? Et-il transversal ? Diagonal? Rétrospectif ? Toujours est-t-
il que la double broderie est perçue comme une forme très robuste autour du mi, rendant
impossible la ségrégation perceptive entre le motif par lequel la pièce commence, et sa
la répétition.

Exemple 5
Bach, partita BWV 1006, Prélude, mesures 1-2.
La portée inférieure est une version altérée (sans double broderie).

La portée inférieure de l'exemple 5 présente une version altérée, où l'absence de


la double broderie favorise la reconnaissance immédiate de la répétition du motif initial.
Dans la version originale, la cohérence « symétrique » de la double broderie, empêche la
ségrégation perceptive au moment de la reprise du motif initial. Il s'en suit un
groupement perceptif anormal tout à fait caractéristique du style baroque. Comme le
montre la première portée de l'exemple 5, les trois dernières croches de la mesure 2 se
retrouvent ségréguées (S.) des notes voisines, et seront liées au motif précédent par un
effet de rappel rétrospectif. C'est cette particularité qui donne à mon avis un caractère
insaisissable et tout à fait charmant à ce passage ; caractère qui disparaît dans la version
altérée, qui favorise la reconnaissance stricte du motifs initial.
On pourrait donc parler d'un type de symétrie audible qui comme dans
l'exemple précédent, s'accommode aux limites du présent perceptif. C'est-à-dire que la
durée serait dépendante de la quantité et la cohérence des stimuli concernés. Mais

178
surtout, on pourrait parler de symétrie sans qu'une métaphore relie de façon arbitraire le
texte à l'écoute ; une symétrie de l'audible dont l'axe n'est pas un point sur la partition,
mais plutôt une diagonale dans le temps vécu. Il me semble qu'à la question posée au
début de cette section – Comment cerner la rencontre esthétique afin d'en faire un outil
d'analyse musicale ? –, l'écoute, comprise à la fois comme structure cognitive et
stratégie de traitement d'information, s'impose comme réponse.
La petite analyse qui vient d'être présentée à propos du début de la partita n° 3
d e Bach, n'est pas moins un exemple de ce que peut être un exercice analytique où
l'écoute et l'introspection deviennent des outils concrets. La partition constitue toujours
un support de première importance, et la comparaison entre l'extrait original et une
forme variée est une méthode qui inclut à son tour l'écoute dans l'évaluation analytique ;
les conditions sont données pour que forme et contenu participent ensemble de l'analyse.
À ce propos, il est important de souligner que ce qui est évalué dans l'exemple 5, est la
relation entre un attribut formel et sa portée esthétique. Dire que la deuxième mesure de
l a Partita ne fait que répéter le motif initial, considérant le gruppetto comme simple
ornement, est une description stérile sur le plan du potentiel esthétique de l'extrait.
Une connaissance scientifique de l'écoute doit aussi conduire à légitimer des
intuitions analytiques qui ont du mal à s'exprimer par la seule voie des catégories
propres à l'analyse formelle, alors qu'il s'agit de véritables connaissances sensibles. Le
recours à la comparaison, courant dans l'esthétique expérimentale, constitue donc un
outil méthodologique qui ouvre la voie pour que le contenu sensible s'exprime par lui-
même, sans obéir à des contraintes formelles d'un système théorique assumé a priori. Il
s'agit d'une démystification du jugement de goût ; celui qui fait perdre la raison à
Rousseau dans sa Lettre sur la musique française de 1753.

Pourquoi ?

En acceptant que l'écoute ne constitue pas un support parfaitement souple qui


s'adapte aux exigences d'un art dont le processus créatif est complexe, mais plutôt une
matrice universelle qui façonne l'œuvre, la question du pourquoi l'œuvre éprouvée
implique un intérêt scientifique pour l'écoute a été résoute. Comme conséquence, une
continuité entre l'audition et l'écoute a été acquise. Mais un autre pourquoi reste encore à

179
formuler, cette fois-ci pour le compte de la musicologie analytique, qui de manière
légitime cherche à se défendre d'un paradigme heuristique incompatible avec son corps
de doctrine traditionnel, et dont les conséquences sont trop nombreuses et
encombrantes. La perspective sous laquelle on a considéré l'analyse musicale dans le
présent travail a eu comme particularité de s'imposer une perspective axé sur le
dénominateur commun à tous les modes d'expression, représentation et existence du
phénomène musical, c'est-à-dire l'homme vivant. L'analyse musicale, en tant que
branche de la musicologie, c'est développée dans une perspective autarcique, celle d'une
représentation systémique de son objet. La théorie est conçue dans le but de permettre
une représentation synthétique et globale de cet objet complexe qu'est la création
musicale. À l'instar des formulations mathématiques, elle s'est souvent efforcée
d'atteindre un maximum de cohérence avec un minimum de moyens. Les notion de
réduction et démonstration sont déjà centrales dans les ouvrages de Rameau ; elles le
resteront par la suite, s'appliquant tantôt à l'harmonie tantôt à la forme.

C'est en s'appuyant sur ce corps de doctrine hérité d'une tradition réductionniste


que l'on admet aujourd'hui sans détours que la musique de Mozart est tonale. Or, est-ce
la tonalité en tant que système qui permet de comprendre l'œuvre de Mozart ? Ou c'est
sa musique qui permet d'illustrer la théorie tonale ? Je dirais que la musique « tonale » la
plus réussie, n'est pas celle qui exprime la tonalité, mais celle qui l'insinue. Face à la
musique sonnante, la tonalité comme système sera toujours une abstraction, une
simplification formulée dans une axiomatique déterminée que l'œuvre dite tonale se
prête à échantillonner. Le terme septième de dominante par exemple, amalgame la
dissonance acoustique et la fonction harmonique pour qu'ils rentrent dans la même
théorie tonale. Or, d'un côté la fonction harmonique de dominante s'exprime sans
nécessite de dissonance – le seul accord majeur suffit –, et de l'autre le traitement des
dissonances acoustiques a une longue histoire pré-tonale. Pourquoi il n'y aurait pas de
modalité dans la musique qu'on a appris à appeler tonale ? Est-ce à cause d'une
préférence pour une représentation systémique réductrice?

Dans son célèbre article Brahms le progressiste, Schoenberg analyse l'extrait du


quatuor KV. 421 de Mozart que voici dans l'exemple 6.

180
Exemple 6
Mozart KV 421, mes. 14-18.
Réduction par Schoenberg, d'après Le style et l'idée, p. 321.

A propos des mesures 15 à 18, Schoenberg nous dit qu'« elles sont de la prose,
dans l'insurmontable liberté de leur rythme et dans l'indépendance absolue qu'elles
manifestent vis-à-vis de la symétrie formelle ».274 C'est dire que la non-conformité de cet
extrait avec les canons de l'écriture tonale, en fait pour Schoenberg un type d'écriture
complètement épanoui, jouissant d'une « indépendance absolue » : ce qu'il qualifie de
« prose » musicale.

Les catégories analytiques qui agissent ici par leur absence : absence de
symétrie et de mètre, servent à propulser l'extrait du côté de la modernité. Cela ne doit
pas nous étonner s'agissant de Schoenberg, qui cherche par ces analyses une base et une
justification à ces propres croyances esthétiques. Mais est-ce que cet extrait s'épanoui du
mètre et de la symétrie en tant qu'elles caractérisent l'écriture tonale et le style
classique ? Ou s'inscrit-il dans l'interstice entre les préceptes d'un formalisme réducteur
– la pratique tonale théorisée – d'un côté, et la liberté créatrice du compositeur de l'autre ?

Personne ne saura nier le format inhabituel des juxtapositions mélodiques dans


ce passage. Si certains éléments reviennent, ils ne se laissent pas comprendre par l'œil
comme répondant à une logique de symétrie. Tout de même, le discours de Schoenberg
semble se limiter volontairement à cet aspect gestuel. Or, une correspondance
symétrique entre les mesures 15 et 17 est reconnaissable ; correspondance qui devient
évidente à partir du moment où l'on prend en compte le caractère instable joué par le
rythme – en contretemps à la m. 15 et en syncope à la m. 17 –, et que l'on constate le

274 Arnold Schoenberg, Le style et l'idée, op. cit., p. 322.

181
retour de la même configuration harmonique, elle aussi instable. Les mesures 16 et 18
apportent respectivement une résolution à la tension rythmique et harmonique de
mesures qui les précèdent. En conséquence on constate une carrure de phrase de type 2
+ 2 symétrique, avec une surface gestuelle complexe. Je ne pense pas que les licences
prises ici par Mozart témoignent d'une tendance vers le dépassement d'une forme de
représentation plus conventionnelle des idées, mais plutôt qu'elles nous révèlent des
possibilités moins évidentes et moins prévisibles de l'esthétique classique ; des
potentialités dont la reconnaissance relève du génie. Quant à l'analyse de Schoenberg,
elle peut être comprise comme ce que Boulez appela, en rapport à une analyse de l'op 28
de Webern par Stockhausen, « l'analyse fausse », qui est selon lui « la plus révélatrice
d'une personnalité ».275

La question que cette section cherche à répondre pourrait donc se formuler


ainsi : pourquoi la spécialité analytique de la musicologie aurait-elle besoin de s'ouvrir à
des disciplines qui alourdissent son appareillage méthodologique, au risque d'être dans
l'incapacité à formuler des théories épurées et autosuffisantes? Et bien, l'infiltration des
sciences cognitives dans l'analyse musicale n'est pas en premier lieu une problématique
méthodologique. Ce problème se pose dans un deuxième temps, seulement comme
conséquence d'une changement de paradigme épistémologique. La rapidité avec laquelle
c'est fait le rapprochement entre la théorie générative chomskienne et l'analyse
schenkerienne (Salzer, 1962 ; Babbitt, 1965 ; Deliège, 2005) nous pousse à nous
demander si cet ordre est en effet toujours respecté. En effet, l'amalgame entre le
procédé schenkerien de la réduction (Reduktionanalyse) d'un côté, et les représentations
des grammaires transformationnelles, est devenu courant dans le discours de nombreux
musicologues. Nonobstant, nous devons nous demander si ce rapprochement
méthodologique se justifie substantiellement ; s'il y a un fond épistémique commun
entre l'objet de la linguistique chomskienne et celui de la musicologie analytique.

This kind of organisation, which in music-theoretic circles is often called a pitch


reduction – in the tradition of Schenker, 1935 – is notated in GTTM (A Generative

275 Cité dans : Célestin Deliège, cinquante ans de modernité musicale, Bruxelles, Mardaga,
2003, p. 464.

182
Theory for Tonal Music) as a tree structure.276

Cette facilité étonnante avec laquelle le rapprochement est fait entre les
« music-theoretic circles » et une Théorie générative de la musique tonale, n'est
certainement pas la clé avec laquelle la musicologie aurait ouvert les portes de son
jardin français au déluge intellectuel du cognitivisme. Elle a seulement sauté sur
l'occasion qui lui a été offerte pour feindre l'actualisation d'une théorie – celle de
Schenker –, au moyen d'un parallélisme forcé entre celle-ci et une discipline en pleine
révolution. Ce fait rappelle qu'à d'autres périodes, d'autres disciplines se sont aussi
forcées à assimiler les théories les plus notoires de leur temps. C'est ainsi que, comme le
révèle le philologue français Arsène Darmesteter, le darwinisme avait imprégné la
linguistique dans la deuxième moitié du XIXe siècle.

S'il est une vérité banale aujourd'hui, c'est que les langues sont des organismes vivant
dont la vie, pour être d'ordre purement intellectuel, n'est pas moins réel et peut se
comparer à celle des organismes du règne végétal ou du règne animal.277

Mais au fond, cette actualisation de la musicologie analytique par la linguistique


innéiste n'aura pas été féconde, elle n'aura rien apporté à la musicologie en termes d'une
meilleure compréhension de la musique, ou de la musicalité. Son application n'a été
utile que dans le domaine de la modélisation computationnelle et de l’intelligence
artificielle (Lerdhal & Krumhansl, 2006 ; Hamanaka, Hirata, Tojo, 2007). Par contre,
elle n'aura pas manqué de consacrer la démarche réductionniste pour l'analyse musicale.
Il me semble qu'une actualisation face au mouvement cognitiviste aurait signifié
l'apparition de nouvelles heuristiques pour le compte de l'analyse musicale, comme cela
a été le cas pour la linguistique, et comme cela a été le cas pour l'esthétique lors de son
ouverture à la psychologie. Or, dans la musicologie analytique, un tel élargissement
épistémologique ; renouveau ou révolution si l'on préfère, n'a pas eu lieu. La raison que
j'attribue à cela est le fait que la distance entre la partition comme signifiant, et

276 R. Jackendoff, F. Lerdahl, « The capacity for music : What is it, and what's special about it ? »
Cognition, n°100, 2006, p. 55.
277 Arsène Darmesteter, La vie des mots, Paris, Delagrave, 1887.

183
l'expérience esthétique comme signifié, n'a pas constitué ni un paradoxe, ni une énigme
pour le musicologue.

Le passage du béhaviorisme vers le cognitivisme qui s'opère dans les années 50,
et dont la publication de Syntactic structures (1957) donne le point de départ à ce qu'on
appelle la révolution chomskienne, implique pour le domaine linguistique un
bouleversement certes méthodologique, mais qui est la conséquence logique d'un
changement plus profond. La psycholinguistique résulte d'une redéfinition de l'objet
d'étude de la linguistique. Au lieu de se consacrer à l'aspect externe, phonologique, et
symbolique du langage – ce qui avait occupé d'éminents linguistes comme Nikolaï
Trubetskoï –, elle cherchera à comprendre la compétence linguistique en enquêtant sur
ses structures syntaxiques sous-jacentes, suivant l'hypothèse que la « grammaire est
autonome et indépendante du sens »278

L'organe du langage est la faculté de langage. La théorie de l'état initial de la faculté de


langage, qui est une expression des gènes, est la grammaire universelle. La théorie des
états ultérieurs de la faculté d langage sont les grammaires particulière.279

C'est le passage d'une conception linéaire centrée sur la temporalité de l'énoncé,


à une conception structurelle et computationnelle qui se donne comme projet la
recherche de la compétence linguistique. À ce titre, la grammaire générative apparaît
comme une méthode nouvelle face à l'approche comportementale que présente Skinner
dans Verbal behavior, publié aussi en 1957 et dont Chomsky fera la critique en 1959. Le
projet de Chomsky, comme il sera formulé dans des écrits plus tardifs, notamment dans
Reflexions on Langage (1975), est donc de remonter du niveau grammatical de l'énoncé
formulé dans une langue spécifique, vers la structure profonde. De cette manière il
envisage d'approcher ce qu'il appelle la grammaire universelle. C'est justement dans un
chapitre intitulé L'objet de la recherche, qu'il formule cette hypothèse.

Avec les progrès de la science, nous arriverons peut-être à savoir quelque chose de la

278 Noam Chomsky, Syntactic structures, Mouton & Co., 1957, p. 17. (nous traduisons)
279 Noam Chomsky, Sur la nature et le langage, Agone, 2011, p. 87.

184
représentation physique de la grammaire et de la faculté de langage, et par là même de
l'état cognitif atteint dans l'apprentissage de la langue, ainsi que de l'état initial
comportant une grammaire universelle.280

Il est important d'observer que les aspects phonologique et prosodique de la


langue sont dissociés des niveaux sous-jacents de l'analyse syntaxique, du fait que la
profondeur implique une différenciation substantielle allant de l'énoncé acoustique à la
compétence cognitive inné. Les caractéristiques d'une langue particulière relèvent d'une
acquisition culturelle et non pas de l'empreinte innée – contrainte naturelle. En
conséquence, avec la distinction entre une structure profonde et une structure de
surface, Chomsky sépare la « compétence » – l'inné – de la « performance » – l'acquis.
Le processus génératif constitue donc une représentation symbolique de la
transformation de l'un dans l'autre.

La performance fournit des données à l'étude de la compétence linguistique. La


compétence, telle qu'on vient de l'entendre, est un des multiples facteurs qui agissent
de concert pour déterminer la performance. De façon générale, nous pouvons nous
attendre à ce que l'étude d'un organisme complexe ne puisse se faire qu'en isolant
des systèmes sous-jacents essentiellement indépendants, tels que le système de la
compétence linguistique, chacun de ces systèmes ayant sa structure intrinsèque et
devant être abordé séparément.281

C'est ainsi que la structure hiérarchique représentée par le processus génératif


chomskien (voir fig.1) décrit une continuité de type nature-culture, et implique une
complexité pluridisciplinaire. Les prolongations génératives sont concomitantes d'un
glissement de substance qui va du génétiquement déterminé, au cognitivement acquis
dans un contexte culturel spécifique.

280 Noam Chomsky, Réflexions sur le langage, Paris, Flammarion, 1981, pp. 49-50.
281 Noam Chomsky, La linguistique cartésienne, suivi de La nature formelle du langage, Paris,
Seuil, 1969, p. 128.

185
Figure 1
D'après N. Chomsky (1957), p. 27.
S (sentence) ; NP (noun phrase) ; VP (verb phrase) ; T (article) ; V (verb) ; N (noun).

Si c'est le basculement de la « chose » à étudier qui fonde la révolution dans la


discipline linguistique, l'analyse schenkerienne ne peut pas être assimilée à la théorie
générative de Chomsky – et encore moins être présentée comme son précurseur –282 car
tous les niveaux hiérarchiques que présente l'analyse schenkerienne appartiennent au
même niveau culturellement déterminé de l'axiomatique tonale. C'est-à-dire que la
tonalité, en tant que pratique culturelle, accapare à la fois Ursatz (structure profonde) et
Vordergrund (structure de surface), et que par conséquent la notion de profondeur reste
dans le cas de la TGMT (Lerdahl et Jackendoff ; 1983), au niveau d'une spéculation
métaphorique. Dans le cas de Schenker, elle semble répondre à une sorte de mysticisme.

Between fundamental structure and foreground there is manifested a rapport much like
that ever-present interactional rapport which connects God to creation and creation to
God. Fundamental structure and foreground represent, in terms of this rapport, the
celestial and the terrestrial in music.283

Il n'y a pas en musique l'exemple d'un hiatus comme celui de la célèbre phrase

282 Dans la préface au livre de Bernard Auriol La Clef des Sons, Jean-Claude Risset écrit ceci :
« Il faut rappeler que le musicologue viennois Heinrich Schenker, analysant la musique
tonale, avait dégagé, cinquante ans avant Noam Chomsky, le concept de grammaire
générative ».
283 Heinrich Schenker, Free Composition, 2d edition, New York, Longman, 1979. p. 160.

186
« Colorless green ideas sleep furiously »284 par laquelle Chomsky rappelle qu'une
organisation grammaticalement correcte peut manquer de cohérence sémantique. Pour
cette raison, il reste problématique de postuler en musique soit une théorie générative,
soit un réductionnisme synthétique. Dans tous les cas, il est clair qu'en linguistique le
niveau sémantique n'est pas dans un rapport d'immanence à la syntaxe ; leur relation est
conditionnée par des contraintes autres que formelles. Est-cela le cas pour la
compréhension musicale ?

En musique, comme le rappelle Umberto Eco (1976), il n'y a pas de profondeur


sémantique.285 Ce qui nous conduit à une question essentielle : y a-t-il en musique une
quelconque structure profonde – innée ? or, cette question n'est pas posée par les
analyses musicales post-schenkeriennes, soit puisque ses auteurs considèrent que la
ressemblance entre les représentions arborescentes des linguistes et les réductions des
schenkeriens – ressemblance formelle – c omp te a u t i t re d ' hom ol oga t ion
épistémologique, soit puisqu'ils adoptent l'hypothèse avancée par Schenker lui-même,
selon laquelle la Ursatz (ex. 7) serait fondée sur la résonance naturelle (Klang) et aurait
par conséquent un caractère innée.

Many neo-Schenkerians as well as Schenkerians have noticed an apparent


similarity between Schenkerian theory in music and transformational grammar in
linguistics. In this light, Schenkerian theory is viewed as a kind of natural
deduction system – rather than as an axiom system –, and the Ursatz is seen to function
as a high-level, structure of formation, a « kernel » from which other middle and
lower-level structures are to be derived.286

Mais comme le montre Narmour, l'assomption de la nature innée de la Ursatz


reste arbitraire. En tant que postulat tonal, la Ursatz ne relève pas d'une compétence

284 Noam Chomsky,1957, p. 15.


285 Il est clair que l'autonomie du sens sémantique vis-à-vis de la structure grammaticale,
appréciable dans la phrase de Chomsky, n'est pas réalisable en musique tonale où dès lorsque
des contraintes syntaxiques spécifiques sont respectées, il en résultera toujours un énoncé
cohérent. Les Musikalisches Würfelspielen populaires dans la deuxième moitié du XVIIIe
siècle sont possibles grâce à cette particularité. Pour une analyse détaillée de ces jeux, voir :
Lawrence Zbikowski, cf.
286 Eugene Narmour, op.cit., (1977), p. 108.

187
innée mais d'un acquis culturel. En outre, par analogie avec la linguistique, s'il y a une
structure profonde en musique, elle ne devrait pas coïncider avec un énoncé sensible
constitutif d'un langage musical particulier, mais faire l'objet d'une compétence
universelle ; c'est cela qui est stipulé par l'idée même de profondeur.

Exemple 7
Ursatz.

S'il est vrai que l'on peut jusqu'à une certaine mesure expliquer la dynamique de
la Ursatz par la résonance naturelle, notamment le fait que l'intervalle de quinte sol-ré
soit perçu avec une certaine instabilité au sein d'un spectre de do dont l'empreinte
persiste par rémanence (Parncutt, 2014), ce fait explique seulement la facilitation
perceptive de la Ursatz, mais n'implique en aucun cas sa nécessité. L'extrapolation de
ces caractéristiques psychoacoustiques à des modèles théoriques ne trouve pas de
justification. La Ursatz ne se place pas dans un niveau profond dans le sens linguistique
chomskien ; elle est un axiome pour la théorie tonale, et déjà un énoncé – ein Satz –
pour la perception. Le vrai problème du rapprochement méthodologique entre les
grammaires transformationnelles de la linguistique et le réductionnisme de la
musicologie analytique, est qu'il s'applique à deux objets qui trouvent leur définitions
ontologiques dans des paradigmes différents : celui de la continuité pour le langage des
linguistes contemporain, et celui du dualisme pour la musique de la musicologie
analytique normale.

Mais il y a un deuxième point problématique : de son côté, en abandonnant le


niveau proprement comportemental, la linguistique dirige son intérêt vers la compétence
qu'elle cherche à comprendre et à décrire ; son objet devient la grammaire universelle.
L'analyse musicale quant à elle, s'intéresse à des œuvres spécifiques ; un corpus toujours

188
fini. L'analyse musicale est toujours l'analyse d'un extrait, d'une œuvre, d'un corpus ou
d'un style. Les implications de ce contraste ne sont pas négligeables, car si des théories
musicales d'inspiration cognitiviste comme celle exposée par Lerdahl et Jackendoff sont
toujours l'analyse d'une œuvre – ou du moins d'un niveau musicalement signifiant –,
alors, malgré une description en termes génératifs, interprétant les différents niveaux
hiérarchiques comme des prolongations – allant d'un « niveau profond » vers la
surface –, il s'agit toujours d'un processus qui simplifie l'œuvre. Or il faudrait se
demander en quoi un procédé de cette nature peut être considéré comme l'inversion d'un
processus génératif. La réalité est que l'on s'est souvent limité à considérer l'apparent,
comme c'est le cas de Babbitt lorsqu'il écrit :

The Schenkerian theory of tonal music, in its structure of nested transformations so


strikingly similar to transformational grammars in linguistics, provides rules of
transformation in proceeding synthetically through the levels of a composition from
"kernel" to the foreground of the composition, or analytically, in reverse. 287

Ou encore plus récemment, dans la critique que fait Célestin Deliège à la théorie
schenkerienne.

Pour ma part, je crois que l'importance de la Ursatz, dans la théorie schenkerienne, ne


doit pas être surestimée. C'est davantage une façon d'enraciner une déclaration
identifiant simplement la tonalité : une sorte d'équivalent du « S » dans la linguistique
chomskienne.288

L'actualisation de l'analyse musicale vis-à-vis des sciences de la musique et du


paradigme de la continuité, n'a donc pas été faite par le biais de l'analogie linguistique,

287 Milton Babbitt, « The Structure and Function of Musical Theory: I » , College Music
Symposium, Vol. 5 (Fall, 1965), pp. 49-60, p. 60.
288 Célestin Deliège, Sources et ressources d'analyse musicale, Bruxelles, Pierre Mardaga,
2005, p. 156. Il est aberrant d'assimiler le « S » (sentence) à une simple identification de la
phrase. Sur un plan théorique, qui est le seul sur lequel le « S » ait un sens, il symbolise la
compétence génératrice de phrases déliée de toute langue particulière, et hypothétiquement
proche la compétence universelle.

189
elle a seulement été mimée. Concernant la théorie générative de Lerdahl et Jackendoff,
l'analyse de Schenker ainsi que les approches post-schenkeriennes (Saltzer, 1962 ; Forte
& Gilbert, 1982), nous adhérons à la critique suivante, formulée par McAdams :

Indeed one might say that they implicitly presume memory to be infinite and
exhaustive. In their defense, it should be acknowledged that with a few exceptions, their
aim is not to describe the experience of the form but some more or less objective – or
neutral – level of the musical object under study.289

La critique de ces théories qui proposent une écoute structurelle sans se poser la
question de la structure de l'écoute, 290 se voit donc nuancée par le fait que leur objet
d'étude n'est pas clairement défini ; leur degré de pertinence se trouve ainsi assujetti à
l'incertitude qu'implique cette omission. Par contre, le fait de se placer dans la
perspective d'un objet préalablement défini comme le fait McAdams, lui permet de
reconnaître une place à l'objet innommé que visent ces travaux. C'est ce qui est présenté
dans la citation précédente comme un niveau « plus ou moins objectif ou neutre de
l'objet musical ».291

La réponse à la question qu'on a formulé au nom de la musicologie analytique


peut être simple : il y a un objet éminemment musical qui reste hors d'atteinte sans le
concours des disciplines qui tentent de comprendre l'unité nature-culture/corps-esprit.
La musicologie analytique est dans son droit de revendiquer cet objet de recherche.

289 Stephen McAdams et al., « Influence of large-scale form on continuous ratings in response
to a contemporary piece in a live concert setting » Music Perception, 2004, Vol. 22.2, pp.
297-350, p. 299.
290 Peter Szendy, o p . cit., (2001) traite cette question dès sa perspective philosophique et
sociologique. Il pose le problème dans les termes que voici : « d'où vient, en effet, une
certaine écoute structurelle, une grande écoute répondant à une grande musique, à la forme et
aux détails de laquelle elle est censée s'accorder parfaitement ? ». p. 123.
291 Nous traduisons.

190
Contre le réductionnisme

La définition de la rencontre esthétique comme objet pour l'analyse, ainsi que la


nécessité qui s'en suit de faire de l'écoute un outil – autant que possible – objectif, nous
conduisent à constater une incompatibilité considérable entre ce projet, et les approches
réductionnistes citées dans la section précédente. Comme on l'a déjà montré, la
rencontre esthétique n'implique pas seulement l'existence d'une stratégie d'écoute
effective ; un mode d'écoute apte au décryptage des traits pertinents de l'objet, mais aussi
l'engagement dans un processus communicationnel vivant qui s'inscrit dans un espace-
temps d'action – voire de réaction. C'est si l'on veut, le contexte écologique présenté par
Clarke dans Ways of Listening (2005). Si l'intérêt pour attribuer un rôle central à l'écoute
dans l'analyse musicale est de relier la dimension esthétique à l'interprétation formelle et
intellectuelle que permet la notation, alors cette dernière ne doit pas s'émanciper par une
autonomie trop importante vis-à-vis de son signifié ; autrement dit, quant on ne
confronte pas assez la partition à la distance phénoménique envers son signifié, on la
regarde de trop près. Le risque est d'être aveuglé par une surestimation du signifiant
comme on a pu le voir lors de notre réflexion sur la métaphore.

Si la concomitance entre la partition et la rencontre esthétique est assumée par


l'entreprise analytique, alors la question suivante se pose : peut-on réduire le contenu
esthétique d'un énoncé musical ? Ou encore, peut-on réduire l'espace-temps d'une action
comme l'écoute sans altérer l'intentionnalité de l'action en question ?

Considérons encore une fois la possibilité d'une analogie entre musique et


langage, mais cette fois-ci, restons sur la structure de surface, laissant de côté les
profondeurs des structures proto-communicationnelles d'une grammaire universelle. Le
niveau phonétique, articulatoire, ainsi que l'intonation et l'accent qui caractérisent la
prosodie du langage parlé, retrouvent leur parallèle en musique. Elle aussi articule des
« phonèmes », car le flux musical se décompose en unités caractéristiques et récurrentes
qui sont le sont les accords, les gammes et les timbres. Elle comporte une intonation qui
articule des accents dynamiques et métriques, et qui exprime un rythme. Ce qui
distingue la musique du langage, on ne le sait que trop bien, est le fait que la phrase
linguistique est porteuse d'un message sémantique, et que ce dernier est dépendant d'une
équivalence symbolique entre des signes discrets, qui comme le dit Saussure, sont

191
arbitraires, et des signifiés que l'on retrouve d'une langue à l'autre. Le sens sémantique
d'une phrase implique sinon la verbalisation effective, du moins la représentation
mentale des mots comme stimuli « virtuels ». Il y a dans tous les cas, la manifestation
ponctuelle, localisée dans le temps, d'un message contenu en puissance dans le système
symbolique-syntaxique ; la prononciation en tant qu'action, tire le sens d'un état inactif à
celui actif de la communication, ou du moins de l'expression, dans le cas où le message
ne trouve pas de récepteur.

Mais la prononciation d'une phrase ne se réduit pas à la formulation d'un sens


grammaticalement plausible. Elle crée la nécessité d'une prosodie qui concerne la
dimension énergétique de la voix. Les linguistes savent que la prosodie crée des
configurations porteuses de sens, et qu'elle constitue un aspect déterminant pour la
compréhension dans la communication orale. Dans certains cas, c'est la prosodie qui
permet de résoudre l'ambiguïté syntaxique d'une phrase, et donc de modifier le sens
syntaxique des mots. La phrase « la petite brise la glace » par exemple, peut être
comprise comme : sujet (la petite) + verbe (briser) + objet (la glace), ou encore comme :
sujet (la petite brise) + complément objet directe (la) + verbe (glacer). Des
expérimentations ont montré que le sens voulu par le locuteur peut être correctement
déduit de l'intonation par une majorité de sujets.292

On a là affaire à un paramètre porteur de sens qui n'est pas sémantique, c'est-à-


dire, qui n'est pas tributaire d'une convention d'équivalence symbolique entre un signe et
un signifié. La prosodie du langage utilise donc les mêmes moyens que la musique pour
élaborer du sens : des modulations de l'enveloppe sonore. Or, l'étude de la prosodie est
différenciée en linguistique de l'étude des structures génératives. Il n'y a pas de
réductionnisme prosodique car l'enveloppe énergétique de la parole est considérée
comme « an intrinsic determinant of the form ».

Prosody is an intrinsic determinant of the form of spoken language. The prosodic


structure of an utterance exercises effects on the timing, amplitude, and frequency
spectrum of the utterance, and these are the dimensions of sound itself; any utterance,

292 L'exemple est donné dans Anne Cutler, Delphine Dahan, Wilma van Donselaar, « Prosody in
comprehension of spoken language » Language and speech, Max-Planck-Institute, 1997,
40.2, pp. 141-201, p.161.

192
indeed any part of an utterance corresponding to any linguistic component, to a phonetic
segment even, must have a certain duration, a certain amplitude, a certain fundamental
frequency. Whenever listeners recognize normal speech, they are processing
prosodically determined variation.293

Dans le domaine de la langue parlée, si l'on se tient au seul niveau sémantique,


il est clair que l'on peut réduire l'espace-temps de la locution sans altérer le sens – c'est
le cas des acronymes et versions courtes des prénoms, mais aussi de la traduction dans
certains cas –. Mais dès que l'on prend en considération l’enveloppe acoustique et sa
réception ; c'est-à-dire la parole comme acteur d'une chaîne de communication en
immersion dans un contexte écologique, apparaît la possibilité, voire l'impératif,
d'interpréter le mot au delà de sa fonction sémantique. Au-delà du déchiffrage du mot-
signe, il s'agit donc d'interpréter le mot-percept.

Si Darwin arriva à la conclusion selon laquelle la musique précède la parole au


cours de l'évolution, c'est justement puisqu'elle ne nécessite pas de la sophistication
symbolique d'un vocabulaire signifiant. La musique requiert certes des compétences
interprétatives de l'auditeur, mais cette interprétation n'est pas conditionnée par les
contraintes techniques qu'implique le décodage d'une relation sémantique. Plus que de
compréhension, il semblerait être question d'entente ; car une forme sonore quelle
qu’elle soit, parle avant tout au système nerveux partagé par toute l'espèce. Une entente
soma-esthétique ne nécessite pas d'un apprentissage préalable. Elle stimule les
dispositions naturelles de l'organisme à interpréter les modulations du son. Elle
nécessite seulement d'une disposition d'écoute. C'est par l'immédiateté avec laquelle le
son peut nous charmer, par sa dimension hédoniste donc, que Darwin concède un rôle à
la musique dans la sélection sexuelle : « I conclude that musical notes and rhythm were
first acquired by the male or female progenitors of mandkind for the sake of charming
the opposite sex ».294

L'étude de la prosodie a montré l'existence de traits acoustiques caractéristiques


récurrentes dans l'expression des émotions primaires comme la peur ou la joie, tant chez

293 Ibidem, p. 141.


294 Charles Darwin dans The Descent of Man, cité par : Peter Kivy, « Charles Darwin on
music », Journal A.M.S, vol. 12.1, 1959, p. 46.

193
l'homme que chez l'animal. Schötz et Weijer (2014) ont par exemple montré que les
chats communiquent avec l'humain par des types de miaulement bien distinct en rapport
à des contextes spécifiques. Selon Diderot, dans une approche opposée à celle de
Darwin où l'apparition du langage précède celle de la musique, la prosodie, en tant
qu'enveloppe émotionnelle du langage parlé, est donné comme l'aspect langagier dont la
musique fera l'imitation. Dans les deux cas, l'enveloppe acoustique d'une parole ou d'une
musique rudimentaire n'est pas un paramètre dont on puisse faire l'économie sans
conséquences profondes sur le plan communicationnel. En effet, si la prosodie de notre
voix parlée se trouvait neutralisée par une sorte de filtre spectral – pensons à la voix de
synthèse de Hal 9000 dans Odyssée de l'espace de Stanley Kubrik – nous aurions le plus
grand mal à colorer nos propos par des émotions, et notre discours serait dépossédé de
l'intentionnalité qu'il est censé véhiculer. L'émergence de la télécommunication portable
nous met quotidiennement dans une situation semblable par le format réduit du Texto.
Mais on n'a pas tardé à introduire des icônes qui par l'intermédiaire de gestes
stéréotypées, facilitent la compréhension dans un format communicationnel d'une
économie extrême.

Any language use that reduces the number of surface propositions but maintain or
increases the number of implied proposition must find a mean for disambiguation other
than words themselves.295

G. Bryant et E. Fox Tree296 discutent la possibilité de déterminer un ton de voix


typiquement sarcastique par une signature acoustique qui serait partagée par toutes les
locutions sarcastiques. Ils se demandent si le sarcasme peut être réduit à une
formalisation des paramètres du spectre acoustique qui soient indépendants du contenu
sémantique et du contexte écologique. Les résultats de leurs expériences les emmènent à
une conclusion négative. C'est une variété de paramètres, incluant des non-linguistiques,
qui rend possible la reconnaissance d'une intention sarcastique. Dans ce cas aussi, dès
qu'il s'agit de conserver le sens porté par la prosodie, la réduction paramétrique

295 Gregory Bryant & Jean Fox Tree : « Is there an ironic tone of voice ? » Language and
speech, 2005, 48.3, pp. 257-277, p. 259.
296 Ibidem.

194
qu'implique ici la synthèse et la modélisation spectrales, se montre inadéquate. La
musique, quand on s'intéresse à son mode d'existence vivant, et en particulier au
décryptage de son potentiel esthétique – l'écoute effective –, s'inscrit dans un paradigme
éminemment communicationnel, et partage les caractéristiques asémantiques de la
prosodie ; elles sont toutes les deux dans un rapport d'immanence avec leur espace-
temps.

Après avoir établi un niveau de ressemblance entre la prosodie et la musique


sonnante, la tendance au réductionnisme dans l'analyse musicale apparaît comme un
éloignement systématisé par rapport à la forme agissante de l'œuvre ; la seule par
laquelle cette dernière fait le cas d'un objet sensible ouvrant la possibilité à une
interprétation esthétique. La réduction propose une perspective abyssale de l'œuvre dans
laquelle la structure de l'écoute se raréfie jusqu'à donner une perspective déformée du
rôle de l'auditeur ; elle tend vers le non-sens de la Kunst, zu hören où l'écoute est moins
une compétence universelle qu'un artefact virtuel de l'imagination.

Lerdahl shares with the apologists for structural listening an assumption of the
epistemological priority of theory, or more precisely of the psychological reality
embodied in theory. Hence the demand that practice should conform to it.297

Puisqu'il n'y a pas d'écoute sans une stricte contemporanéité entre le temps
chronologique de l'œuvre, et le temps phénoménologiquement éprouvé, en ignorant
l'écoute – ce que Lerdahl et Jackendoff appellent « mental processing » – l'homme
vivant disparaît de l'analyse musicale, et avec lui disparaît la possibilité de considérer ce
qui est la raison d'être de toute intention musicale, à savoir : le message esthétique.

Instead of describing the listeners real time processes, we will be concerned only with
the final state of his understanding. On our view it would be fruitless to theorize about
mental processing before understanding the organization to which the processing

297 Nicholas Cook, « Playing God : Creativity, analysis, and aesthetic inclusion » , Musical
Creativity, I. Deliège & G. Wiggins (eds.), New York, Psychology Press, 2006, p. 19.

195
leads.298

En plaidoyant contre le réductionnisme mon but est d'attirer l'attention sur les
limites et les omissions inavouées – voire souvent méconnues – de ce type de
perspective analytique, ainsi que d'insister sur l'importance d'inscrire toute analyse dans
une démarche autocritique qui la rende consciente de sa propre partialité.

298 Lerdhal et Jackendoff, op. cit. (1983), p. 3-4.

196
Chapitre 6

L'écoute comme compétence et comme stratégie

Reconnaître une structure à l'écoute, c'est lui attribuer un corps, une biologie, et
c'est souligner encore une fois l'obsolescence du dualisme entre corps et esprit. Tout de
même, une neuro-biologie et une psychologie de l'écoute, ne seraient en aucun cas la
neuro-biologie et la psychologie de l'écoute musicale. Les différentes expressions
musicales autour du monde, on le sait, ne correspondent pas au déroulent d'un instinct
programmé dans le génome, mais à l'évolution d'un savoir-faire et d'une technologie 299
en immersion dans un contexte écologique complexe. Le rapport de la musique à la
biologie humaine est ergonomique ; la dernière porte la première.300 L'écoute n'a donc
pas pour seul but de garantir le transport des passions lors des rites Dionysiaques, ou
d'enflammer le discours entre les partisans du mélodisme italien et les adeptes d'une
harmonie rationalisée. Elle est déjà présente dans l'attitude calculée du chasseur primitif
qui approche discrètement sa proie, ou dans la manière comme ce même homme se sert
de l'écho pour se représenter les dimensions d'une grotte où il rentre pour la première
fois.301 Si notre cerveau compte une aire auditive ainsi que des ensembles de neurones
spécialisés dans le traitement de la voix humaine, on n'y trouve ni d'aire, ni de sous-
structure neuro-biologique consacrée à ce que l'on appelle l'écoute. Il semblerait donc
que, tout comme la conscience, ou la créativité, il s'agisse d'une qualité émergente ; en
d'autres termes, quelles que soient les composantes que l'on attribue à l'écoute, elle ne
se réduit pas à leur addition.

Que ce soit au service d'une musique exaltante, du langage sémantique, ou de


l'identification du chant d'un oiseau, la situation d'écoute suppose l'alignement ponctuel

299 Dylan Evans définit la musique comme une technologie des émotions dont le but est de nous
enduire dans certains états émotionnels par des moyens artificiels. Evans, Emotions : A very
short introduction, Oxford University Press, 2003.
300 Grâce à l'ethnomusicologie et la psychoacoustique, on parle aujourd'hui d'universaux en
musique. Ces principes qui façonnent les musiques de toutes les cultures sont la preuve de ce
rapport organique entre l'homme et l'artefact acoustique qu'il crée. Voir : Sloboda, The
Musical Mind. The Cognitive Psychology of Music, Oxford University Press, 1986, chap. 7.
301 L'hypothèse de la pertinence des qualités acoustique des grottes dans l'emplacement choisis
pour les peintures rupestres a été suggérée par Margarita Diaz-Andreu & Carlos G. Benito :
« Acoustics and levantine rock art : auditory perceptions in la Valltorta Gorge (Spain) »
Journal Archaeological Science,Vol. 39:12 pp. 3591-3599.

197
– induit par le sujet lui-même – de plusieurs compétences. C'est une posture mentale
mais aussi comportementale, dont le coût énergétique confirme la présence d'une
motivation consciente. En assimilant l'écoute à une stratégie de compréhension, on
souligne l'importance du versant descendant du traitement. Le stimulus devient la
concrétisation d'un état de conscience où correspondent le perçu et l'éprouvé : c'est-à-
dire que l'écoute permet la transformation éphémère de la sensation en symbole.

Est-ce que la réception de stimuli acoustiques est une condition sine qua none à
l'émergence de l'écoute ? Si cela devrait être le cas, alors on devrait conclure qu'en
perdant l'audition, Beethoven aurait aussi perdu l'écoute. 302 Si par le fait d'imaginer,
d'écrire, ou de lire, que ce soit de la musique ou de la prose, l'écoute est aussi à l'œuvre,
alors c'est l'empreinte cognitive du son qui apparaît comme indispensable. Ce serait
donc grâce à la représentation cognitive du stimulus acoustique qu'il pourrait y avoir une
écoute. Suivant cette hypothèse il nous faudra prendre en considération l'écart entre la
richesse d'un signal acoustique présent dans l’environnement, et sa représentation en
tant qu'objet cognitif projeté au focus de la conscience. Pour Jean-Pierre Changeux, qui
théorisa le concept d'« objet mental »,

Les images mentales évoquent en général des scènes ou des objets identifiés et
« rappellent » une perception plutôt qu'une sensation. S'il en est bien ainsi, l'image
mentale conserve-t-elle une quelconque parenté avec le percept initial ?303

De leur côté, les empreintes cognitives des stimuli, en tant que schèmes déduits
au cours des expériences passées, ne coïncident plus avec des objets concrets du monde
objectif. Ils sont des objets phénoménologiques ; des schèmes actifs. Comme le rappelle
Mandler :

Schemas are also processing mechanisms ; they are active in selecting evidence,
in parsing the data provided by our environment, and in providing appropriate general

302 Comme le suggère d'une certaine manière François-Joseph Fétis lorsqu'en commentant les
dernières opus de Beethoven, il parle d'un « affaiblissement de la mémoire des sons », Voir
Szendy (2001).
303 Jean-Pierre Changeux, L'homme neuronal, Paris, Fayard, 1983, p. 166.

198
or specific hypotheses.304

Grâce à l'imagerie cérébrale, on sait désormais que l'écoute introspective : le fait


d'imaginer de la musique ou un énoncé linguistique, s'expriment de manière similaire
sur la carte neuronale du cerveau, que lors d'une écoute réelle ; « écologique »305.
Lorsque je m'entends parler de ma voix interne, silencieuse, je suis à l'écoute de moi-
même ; je projette ma parole sur la scène de ma propre conscience, et cette parole,
pourtant silencieuse, fait l'objet de mon écoute. Celui qui parle sans s'écouter, commet
un acte manqué, ou peut-être fait-il l'expérience du délire ? Celui qui laisse sa pensée
divaguer pendant un concert, entend, mais faute d'attention, n'écoute pas. L'œuvre n'est
pas reflétée ; elle n'est pas à « l'image » d'une représentation mentale. Alors, si l'écoute
est un outil de compréhension face à des stimuli acoustiques présents dans le monde
extérieur, elle est aussi un lieu d'expression pour les images auditives que nous nous
représentons ; c'est un espace de travail cognitif qui devient possible grâce à l'existence
d'une image mentale devenue indépendante de l'objet qu'elle a commencé par imiter.

Ainsi, le monde extérieur, les êtres et les objets de l'environnement ont acquis, avec
homo sapiens, une deuxième existence, l'existence de leur présence dans l'esprit hors de
l'expérience empirique, sous forme d'image mentale, analogue à l'image que forme la
perception, puisqu'elle n'est autre que cette image remémorée. Désormais, tout
signifiant, y compris le signe conventionnel, portera potentiellement la présence du
signifié (image mentale) et celui-ci pourra se confondre avec le « référent », c'est-à-dire
l'objet empirique désigné. 306

304 George Mandler, Mind and body: psychology of emotion and stress, New York, W.W.
Norton, 1984. p. 56.
305 Par écoute « écologique » je renvois le lecteur à l'ouvrage d'Eric Clarke cf. Il s'agit d'un état
d'écoute en immersion dans un contexte culturel et événementiel donné. Je souligne ici
l'opposition avec une écoute introspective où l'image auditive et projetée dans la conscience
par le sujet lui-même, et non pas facilitée par un quelconque stimulus acoustique. La lecture
silencieuse, où les mots sont déclenchés par un stimulus visuel, en est un exemple.
306 Edgar Morin, Le paradigme perdu : la nature humaine, Paris, Le Seuil, 1973, pp. 115-116.

199
6.1 Des compétences concurrentes.

Nous pouvons reconnaître aisément au moins quatre compétences cognitives


participant à une situation d'écoute. Il d'agit de l'attention, la mémoire, l'apprentissage
implicite, et la résolution de problèmes. Ce sont des habiletés amplement étudiées par la
psychologie cognitive et les neuro-sciences – disciplines ayant souvent eu recours à la
musique comme outil de recherche –, et dont il existe un consensus autour d'un certain
nombre de découvertes importantes. Aujourd'hui les acquis dans la compréhension de
chacune de ces compétences offrent la possibilité de formuler un discours objectif vis-à-
vis de la complexité cognitive de l'écoute. C'est cette architecture cognitive qui,
appliquée à la musique, constitue la voie royale d'accès à l'œuvre.

À continuation seront présentés les principaux mécanismes constitutifs de


l'écoute, tout en cherchant à identifier leur apport à l'écoute musicale. Il n'est pas ici
question d'une présentation exhaustive de l'état de l'art dans chacun de ses domaines
dont la complexité dépasse l'envergure à la fois de ce travail et de ma propre
compétence. Il s'agit de présenter d'un corpus de connaissances qui, au contraire de la
littérature scientifique la plus récente, jouit d'une stabilité et d'une acceptabilité
considérables au sein de la communauté scientifique. Le paradigme contemporain de la
complexité épistémologique formulé par Edgar Morin, fait que le discours
musicologique sur l'écoute ne peut plus désormais se passer d'une connaissance
consciencieuse de ces mécanismes de la cognition.

L'attention

L'attention est une compétence comprenant différents stades de traitement


perceptif. En effet, déjà dans le modèle proposé par Broadbent en 1958, l'attention se
présente comme un sous-ensemble d'un système cognitif qui a comme objet le
traitement d'information. Trois stades se dégagent : la détection sensorielle – seuil de
perception consciente ou subconsciente –, l'identification perceptive – traitement
supérieur au niveau sensoriel –, et la sélection/inhibition des stimuli qui feront l'objet

200
d'un traitement plus approfondi. Allant d'un traitement global sur un plan sensoriel, et
vers un traitement ciblé sur un plan cognitivement plus élaboré, ces trois niveaux ont
souvent été identifiés par les chercheurs à l'aide de la métaphore du goulot
d’étranglement. Cette image analogique représente bien le contraste entre un état de
saturation à l'entrée du système, et un état contrôlé à la sortie. Cette image représente
aussi la contrainte d'un traitement sériel et non parallèle que semble caractériser
l'attention consciente. Mais le goulot d’étranglement n'est pas tout à fait satisfaisant pour
représenter la fonction inhibitrice de l'attention qui est pourtant une caractéristique
fondamentale de son fonctionnement. Le modèle intégré de l'attention et la mémoire de
Nelson Cowan (1995) prendra en compte cet aspect utilisant le concept du focus
attentionnel qui s'insère dans la capacité de stockage de la mémoire à court terme et de
la mémoire de travail.

Le processus de sélection/inhibition reflète les contraintes d'un organisme dont


la capacité d'action est limitée en relation aux possibilités offertes par l'environnement
qu'il habite. Comme le dit Arlette Streri à l'aide d'une analogie avec nos limitations
physiologiques.

Nous sommes capables de percevoir dans le détail un pommier couvert de pommes et de


feuilles. Cependant, nous ne pouvons en cueillir qu'une voire deux à la fois, mais
certainement pas toutes. Nous devons donc sélectionner parmi toutes les pommes celle
qui sera cueilli.307

Du point de vue de l'expérience phénoménologique, l'attention joue donc un rôle


critique. Elle se présente tantôt comme cause, tantôt comme conséquence de notre
comportement physique et mental, car attention implique et induit l'inhibition. En
développant la métaphore du pommier: lorsque Eve approche l'arbre maudit dans le
vaste paradis de l'Eden, elle choisi délibérément – ou fortuitement – de donner une
présence plus importante au fruit défendu parmi l'ensemble de pommes qui se trouvent
dans son champ visuel ; comme conséquence de cette action, Eve se trouve face à face

307 Arlette Steri, « comment l'homme perçoit-il le monde ? » L'homme cognitif, Annick Weil-
Barais (ed.), Paris, P.U.F., pp. 99-212, p. 128.

201
avec « la tentation » ; celle-ci étant au centre de son attention, devient, tout
naturellement, la cause de sa prochaine action.

La réaction d'orientation

On parle de réaction d'orientation dans une situation où la sélection


attentionnelle à lieu de manière automatique. C'est le cas lorsqu'un stimulus inattendu et
particulièrement saillant émerge soudainement dans notre champ perceptif. Lorsque
l'attention est accaparée par une tâche exigeante comme la lecture, la réaction
d'orientation vient interrompre ce processus ; le stimulus qui la déclenche est
envahissant. Alors que la tâche principale est négligée, le traitement ascendant
– sensoriel – du stimulus inopportun laisse une empreinte mnémonique considérable.
L'origine évolutif de cette réaction intuitive est évident : une variation soudaine et
inattendue dans l'environnement peut signifier un danger ou une opportunité, il faut
donc interpréter le stimulus en priorité. Comme on l'a vu au cours du chapitre 4, une
situation semblable à ce phénomène peut être observée grâce au protocole de « l'accord
cible » (Tillmann et Bigand, 2001) lorsqu'un accord est incongru vis-à-vis de son
contexte immédiat, il est mieux conservé en mémoire que les autres. Certes, il s'agit
dans ce dernier cas d'une réaction d'orientation conditionnée par la familiarité du sujet
avec le système tonal, mais cela montre que le caractère intuitif et automatique de cette
réaction s'applique aussi bien à l'attention ordinaire qu'à une situation culturellement
sophistiquée. Nonobstant, par un changement abrupte dans les paramètres du son, une
réaction indépendante d'acquis culturels spécifiques, peut être garantie en musique ; une
expérience qui ne nécessite pas d'une période d'assimilation des codes lié à un style
musical donné.

Il y a un grand nombre d'exemples où la réaction d'orientation est mise au


service de l'expressivité musicale. Peut-être le cas le plus célèbre et à la fois le plus
représentatif, se trouve dans le deuxième mouvement de la symphonie n° 94 de Haydn
dite « la surprise ». L'exemple 1 montre les mesures 9 à 16, qui reprennent la mélodie
des huit premières mesures. L'Andante débute donc par une mélodie jouée pianissimo,

202
dont la simplicité invite à une écoute décontractée. l'accord fortissimo plaqué par un
tutti d'orchestre sur le deuxième temps de la mesure 16, ne peut qu'appeler l'instinct de
surveillance attentionnelle des auditeur.

Exemple 1. Joseph Haydn op. 94, Andante m. 9-16.

Il convient de signaler que Haydn utilise avantageusement cette situation, ne


laissant pas ce surplus d'attention se dissiper chez les auditeurs. Les deux phrases qui
suivent et qui constitue le conséquent du thème, aurait pu garder l'économie austère des
deux premières, or Haydn colore cette deuxième moitié d'une orchestration plus riche
ainsi que d'une rythmique plus « éveillée ». On peut donc dire que dans ce début du
mouvement, Haydn cible la dynamique des processus attentionnels de l'écoute des
auditeurs.

Un autre exemple très proche se trouve dans la version de 1919 de la suite du


Oiseau de feu de Stravinsky. Le premier tutti d'orchestre par lequel commence La danse
infernal du roi Kastcheï, reste aussi pour certains auditeur un souvenir durable. En effet,
on peut être sûr que lors d'une exécution publique, l'arrivée de cet accord fortissimo est

203
aussi un moment – peut-être le seul – où le son accapare à lui seul le focus attentionnel
de tous les auditeurs.

Mais il y a des exemples plus subtils qui permettent une analyse approfondie de
la relation entre cette forme d'attention et la force expressive d'un extrait musical.
Prenons par exemple le premier mouvement du cinquième Concerto pour piano de
Beethoven. L'extrait concerné est le leggiermente commençant à la mesure 9 de
l'exemple 2. Contrairement aux exemples cités précédemment, ici l'attention n'est pas
attirée par le surcroit soudain de l'intensité, mais par l'altération d'un ensemble de
paramètres qui nous emmènent à faire l'expérience de l'effet inverse : notre attention est
comme enchantée par une mélodie candide jouée pianissimo.

204
Exemple 2
Beethoven, concert pour piano op. 73 n°5, Allegro, extrait.

Parmi les nombreux paramètres qui font l'objet d'un basculement inattendu dans
cet extrait, seul l'harmonie présuppose une compétence culturellement acquise – celle du
langage tonal. Les changements métrique, rythmique, dynamique, ainsi que de texture
– timbre et densité harmonique –, agissent tant sur l'oreille du mélomane averti que sur
celle du dilettante. Voici l'analyse de chacun de ces paramètres :

Sur le plan harmonique l'extrait en question se trouve encadré par deux

205
pivotements enharmoniques audacieux. À la troisième mesure de l'exemple 2, la pédale
de la bémol – tenue par les cordes pendant les huit mesures précédentes –, est
interprétée par le piano comme la fondamentale d'un accord de Sol dièse. Les mesures
qui suivent font la broderie chromatique de cet accord dont la fonction harmonique se
clarifie avec l'arrivée du leggiermente (m. 9). En effet, l'enharmonie entre l'accord de La
bémol et celui de Sol dièse aura conduit à la modulation vers do dièse mineur. La
tonalité de Ré bémol majeur qui aurait été attendue dans le contexte diatonique du La
bémol majeur, sera reprise soudainement à la mesure 16, après un deuxième pivotement
enharmonique, cette fois-ci notant l'accord de Sol dièse comme un La bémol. Il s'agit
donc d'une parenthèse enharmonique.

Sur le plan métrique, bien que l'on reste sur une mesure à 4/4, un effet syncopé à
la main droite du piano donne à entendre la mélodie dans une organisation ternaire en
6/8. Cet effet, qui comporte à lui seul une discontinuité immédiatement saisissable, est
rendu davantage instable par l'accompagnement de la main gauche et des cordes en
pizzicati qui marquent clairement un temps binaire – noire/croche/croche. L'irrégularité
rythmique entre les triolets à la main droite et les patterns binaire de l'accompagnement
crée une ambiguïté rythmique non seulement contrastante avec la section précédente,
mais en elle-même déroutante. Quant à la dynamique et la texture, elles changent aussi
de manière spectaculaire, allant du forte au pianissimo, et d'une texture harmonique
concertante – dialogue entre piano et orchestre –, à une mélodie au parfum populaire
frugalement accompagnée, en passant par un passage en style brillant au piano solo
– broderie chromatique entre les mes. 2 et 8.

Notons donc qu'en dépit des implications stylistiques propres à chacun des trois
exemples jusqu'ici commentés, ils tirent tous une partie importante de leur force
expressive de l'accentuation ponctuelle de l'engagement des ressources attentionnelles
dans l'écoute. Mais donnons un dernier exemple de ce type attentionnel en musique,
cette fois dans le répertoire contemporain. An Index of Metals de Fausto Romitelli,
débute avec une séquence électroacoustique utilisant un sampler extrait de Shine On
Your Crazy Diamond de Pink Floyd. Il s'agit de l'accord de la bémol mineur – tenu par
un timbre synthétique d'orchestre à cordes – qui débute la chanson, et qui dans la
Intoduzione du dernier opus du compositeur italien, est ralenti de sorte que l'on entend
un accord de sol mineur. Pendant les 3 min. 15 s. que dure cette première partie, cet

206
accord sera successivement « déclenché » puis « éteint » toujours dans une dynamique
subito. Il en résulte une alternance irrégulière entre le plein de l'accord tenu, et le vide
d'un silence à 0 décibels. Le rapport chronologique entre ces deux états : sonorité pleine
et temps vide, peut être représenté selon les Unité Sémiotiques Temporelles de la
« trajectoire inexorable » et « qui veut démarrer »,308 où le temps « vide » tend à être
absorbé par le « plein » du fait d'un raccourcissement systématique des épisodes « vides »
qui mettent l'auditeur en situation d'attente ; c'est un cas d'écoute proche à celui décrit au
chapitre 4 (ex. 6) au sujet de l'entrée hésitante de l'alto dans Harold en Italie de Berlioz
– bien que les moyens mis en œuvre soient très différents.

L'effet de la réaction d'orientation est particulièrement saisissable dans cet


extrait, contribuant indéniablement à sa force expressive. Mais pour comprendre cela il
nous faut expliquer plus en détail son déroulement : L'effondrement subito de l'accord
de sol mineur, se fait dans un contexte métrique complètement ambigu, car la longueur
des premières épisodes « vides » est excessive pour nous permettre d'inférer une valeur
métrique de base – le premier vide acoustique dure 15 secondes, le second 13. L'effet
surprise du premier vide persiste tout au long de l'extrait, et cela malgré l'effet
d'habituation qui s'installe rapidement. Bien que l'on s'attende à ce que le plein soit suivi
du vide, l'incertitude métrique est telle, que le vide attendu ne cesse pas de nous
surprendre. En outre, le fait qu'il s'agisse d'une manipulation électroacoustique
permettant un silence à 0 décibels – sans réverbération – est une situation artificielle qui
ne peut que dérouter l'oreille, notamment sur le plan de la spatialisation. Je pense que
cet aspect est responsable du caractère « impressionnant » de ces vides acoustiques, qui
comme des gouffres sonores, rappellent l'empreinte somatique du vertige.

Cet effet puissant donne le coup d'envoi à ce chef d'œuvre en se servant de la


réaction d'orientation d'une manière tout à fait paradoxale, car nous sommes emmenés à
accorder des ressources attentionnelles considérables à l'absence même de signal
acoustique. Il y a dans cette impossibilité à inhiber un engagement attentionnel fixé sur
l'absence de stimulus, une véritable illusion auditive. Romitelli nous force à écouter le
silence, il va peut-être au-delà de ce que Matthieu Guillot appelle – en se référent aux
écritures musicales à la limite de l'inaudible –, L'émergence de l’imperceptible. 309

308 M.I.M (Laboratoire de musique et informatique de Marseille), cf.


309 Matthieu Guillot : « Substance sonore et monde sensible : L'émergence de l'imperceptible »

207
Attention sélective

Les psychologues distinguent aussi une forme d'attention dite sélective, qui
correspond plus à la définition populaire de l'attention ou de l'inattention ; c'est-à-dire
qu'elle n'agit pas de manière instinctive et automatique comme dans le cas de l'effet
d'orientation, mais résulte de l'engagement conscient dans une tâche spécifique. À ce
sujet les nombreuses expériences faites par Colin Cherry (1953) dans les années
cinquante sont encore aujourd'hui de référence. Cherry étudie l'attention auditive à l'aide
d'un protocole qui sera réutilisé plus tard par Diana Deutsch et qui consiste à faire
entendre des signaux acoustiques distincts à chaque oreille à l'aide d'écouteurs. Si dans
le cas de Deutsch cette situation artificielle d'écoute permettra la découverte d'illusions
auditives, pour Cherry il s'agit d'appréhender le pouvoir inhibiteur dans une situation de
filtrage d'information. Lorsque deux messages sont entendus simultanément, seulement
l'un d'eux peut faire l'objet d'un traitement sémantique conscient. L'auditeur donne la
priorité à l'un des deux messages en lui accordant un maximum de ses ressources
attentionnelles. Les expériences de Treisman (1964), et Wood et Cowan (1995), ont
permis de confirmer l'hypothèse selon laquelle les messages inhibés de manière
délibérée par la sélection intentionnelle, font aussi l'objet d'un traitement sémantique,
mais qui ne dépassera le seuil de l'inconscience que dans des situations de pertinence
exceptionnelles. C'est le cas lorsque le nom du sujet est présenté à l'oreille
« inattentive ». Ce qui nous intéresse ici, est le rôle indéniable du niveau sensoriel
(bottom-up) du traitement des stimuli dans le processus de sélection d'information, ainsi
que la perturbation omniprésente de la part de stimuli périphériques. Lors d'un teste
binaural il est plus facile de cibler le message délivré à l'une des deux oreilles, dès lors
qu'une voix est féminine et l'autre masculine. C'est une facilitation dans le traitement de
la scène auditive qui nous renvoi à la notion de concurrence entre les principes
gestaltistes (Bregman, 1990). Les psychologues appellent l'effet cocktail party (Cherry,
1953) la ségrégation qui se produit dans un environnement saturé entre les stimuli
sélectionnés et le reste. C'est le cas lorsque nous décidons de privilégier la voix d'une
personne dans une soirée où un grand nombre d'autres voix sont reçues pas notre

Méthodes nouvelles - Musiques nouvelles. Musicologie et création, dir. M. Grabocz,


Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 1999, pp. 273-294.

208
système auditif.

En musique, l'attention doit aussi être sélective vis-à-vis d'un grand nombre de
caractéristiques sensorielles disponibles, ce qui souligne le caractère active de l'écoute.
Il est vrai que certains répertoires facilitent le traitement d'un paramètre sur les autres,
c'est le cas des mouvements perpétuels que l'on trouve dans la musique baroque où le
rythme, le timbre, et la dynamique, sont des paramètres dont l'évolution est peu
contrastante, voire statique. Toute stratégie d'écoute favorise une concurrence
paramétrique qui facilitera soit le groupement, soit la ségrégation perceptive, mais une
écriture qui explore les possibilités offertes par une variété accrue dans le traitement des
paramètres du son donne plus de responsabilité à l'attention sélective de l'auditeur. Cet
aspect est d'autant plus critique en musique que le niveau sémantique y fait défaut, et
que le sens semble dépendre, dans une proportion plus importante que pour le langage,
de la qualité de l'acte d'écoute. Le célèbre air de l’Orphée de Gluck que Hanslick cite
avec deux paroles antagonistes dans son célèbre ouvrage Du beau dans la musique, est
l'exemple impérissable de cette caractéristique essentielle à la musique qu'est son
ambiguïté absolue.310

Un exemple musical qui pose la question de l'importance d'une stratégie


attentionnelle – consciente ou intuitive – qui favorise un ou l'autre des paramètres, est
l'orchestration par Anton Webern de la fugue ricercata de l'Offrande musicale de Bach.
En effet, il n'est pas naïf de se demander comment doit-on écouter cette œuvre. Si le
terme de klangfarbenmelodie suppose que le timbre a un rôle structural de première
importance, la notion même de mélodie qui lui est associée s'appuie sur la constance de
timbre, de source, et de registre, et non pas sur l'éclatements de ces trois paramètres. Il
paraît évident que Webern était conscient de la dimension expérimentale de
l'arrangement qu'il réalise en 1934. En effet, cette pièce aurait pu faire l'objet d'une
étude expérimentale conduite par l'école de psychologie de Berlin, 311 qui suite aux

310 Il s'agit de l'air J'ai perdu mon Eurydice dont la mélodie en Do majeur nous paraît triste dans
sa version originale, mais dès qu'on la chante sur un texte heureux (j'ai trouvé mon
Eurydice…) l'émotion ressentie est en accord avec les nouvelles paroles malgré le fait que la
musique reste identique.
311 Bien que la littérature de l'école de Berlin ne soit pas mentionnée par Webern ou Schoenberg
en relation à la pratique de la klangfarbenmelodie, il résulte difficile de croire qu'ils n'avait
pas connaissance de la théorie gestaltiste. Rappelons que tant Meinong comme Ehrenfels était
autrichiens, et tout les deux ont travaillé à Graz au tournant du siècle.

209
événements de 1933 avait donné à la théorie de la Gestalt une envergure
internationale.312

Exemple 3
Sujet de la fugue Ricercata de Bach selon l'orchestration de A. Webern.

Le traitement orchestral que Webern donne à ce contrepoint à six voix – dont


l'exemple 3 reproduit la première apparition du sujet –, accentue la concurrence entre le
principe de proximité, tant de registre que spatiale – la disposition des instruments sur
scène –, et celui de similarité (voir chapitre 4, fig. 2 et ex. 5). Si l'auditeur donne la
priorité attentionnelle au timbre il va favoriser la ségrégation de la « mélodie », alors
que s'il cherche à identifier les sujets et réponses qui tissent la trame contrapuntique, il
devra adopter une attitude sélective vis-à-vis de la proximité tonale. Dans les deux cas
on a affaire à des expériences esthétiques distinctes.

Cet impératif de sélection dans un contexte concurrentiel est présent de manière


plus critique lorsque la perception est confrontée à une profusion de stimuli. Cette
situation est exploitée par les compositeurs par son potentiel esthétique. Le terme même
de saturation lequel fait directement référence au la capacité perceptive, est devenu une
catégorie esthétique ; des compositeur comme Yann Robin, Frank Bedrossian et
Raphaël Cendo en France, portant l'héritage de Xenakis et de l'école spectrale,
composent une musique de l'excès qui met l'auditeur dans une situation où
l'identification de l'événement discret devient une tâche vaine. Apparaît donc la
nécessité d'une attention sélective qui favorise l'identification de gestes dynamiques
312 Le régime Nazi force Max Werheimer et Wolfgang Khöler à quitter Berlin pour gagner les
Etats-unis où Kurt Koffka s'était déjà installé depuis 1927.

210
multi-paramétriques par lesquels l'espace saturé dévoile des formes signifiantes. C'est
une situation d'écoute, et une potentialité de l'écriture dont Xenakis avait pleine
conscience.

Car je me base sur l'incapacité de l'homme lorsque la densité est trop grande, trop
forte pour pouvoir dire : « oui, il s'agit de cet objet et il est là ». Un certain floue dans
le choix est permis à ce moment-là, parce que d'autres caractéristiques sont
importantes.313

Sélection par catégorisation

Le concept de catégorisation qui sera fondamental pour expliquer


l'apprentissage et le stockage en mémoire à long terme, peut aussi être à l'origine d'une
forme particulière d'attention. Les catégories dans lesquelles des objets et des concepts
se regroupent, sont représentées par des organisations taxonomiques qui, à l'instar des
taxonomies biologiques, vont de l'ordre le plus général au plus spécifique. Du point de
vue cognitif, ce type d'organisation permet une économie de traitement. Les membres
d'une même catégorie sont considérés comme équivalents, ce qui peut justifier une
forme de négligence – et donc une économie de ressources – vis-à-vis de
caractéristiques trop spécifiques. D'un autre côté, les relations entre les différentes
catégories facilitent une interprétation contextuelle des indices perçus du fait qu'ils sont
plus concernés par certaines catégories que par d'autres. Bien que la représentation
théorique d'un ordre taxonomique parte de la catégorie la plus spécifique, les
psychologues se sont aperçu que pour garantir une compréhension efficace et fluide,
nous avons tendance à identifier les objets et les concepts dans un niveau taxonomique
moyen qui répond à la fois aux exigences d'efficacité et économie ; c'est ce que Roger
Brown appelle « the level of usual utility »314 et qu'après les travaux de Eleanor Roch est
connu comme le basic level.315 Par exemple, si dans un sac j'ai des bananes, des fraises

313 Iannis Xenakis, Arts/sciences, alliages, Paris, Casterman, 1996, p. 56.


314 Roger Brown, « How shall a thing be called ?» Psychological Review n° 65, 1958, pp. 16.
315 Eleanor Roch, « Principles of categorization » Cognition and categorization, E. Roch and
B. Lloyd (eds), Hillsdale, NJ: Lawrence Erlbaum, pp. 27-48.

211
et des oranges, à la question « il y a quoi dans ce sac ? », je vais répondre : « des
fruits », considérant qu'il est inutile de spécifier le type et le nombre pour que ma
réponse soit à la fois correcte et utile. Le basic level correspond donc à un niveau moyen
d'attention, qui a comme but de libérer des ressources pour traiter des événements qui
pourraient se révéler plus importants. Lorsque nous observons au travers de la vitre du
bus qui nous ramène le soir chez nous après une journée de travail, nous percevons des
immeubles qui se suivent ; les différences entre les portes et les fenêtres, qui pourtant
varient d'une façade à l'autre, ne sont pas traités à un niveau conscient.

Plus la catégorisation est forte, c'est-à-dire : plus l'item a une position


subordonnée dans le réseau taxinomique, et plus la catégorie sera abstraite. En
conséquence, le traitement, qui sera de type descendant, sera davantage coûteux en
ressources cognitives. Un stimuli qui déclenche une catégorie forte est ainsi absorbé
puis transcendée par cette dernière. Comme le dit Stevan Harnad, la catégorie est une
caractéristique (feature) qui aide à qualifier le stimulus, mais elle possède une
autonomie qui dépasse l'objet spécifique auquel elle est ponctuellement associée.

When I am sorting things as instances of a round-thing and a non-round-thing, I am


sorting things. This thing is round, that thing is non-round. When I am sorting things as
instances of roundness and non-roundness, I am sorting features of things. Or rather, the
things I am sorting are features – also known as properties, when we are not just
speaking about them in a sensorimotor sense. And features themselves are things
too: roundness is a feature, an apple is not – although any thing, even an apple, can also
be a part, hence a feature, of another thing.316

Dans une tradition musicale écrite qui évolue, s'accumule, et se communique à


travers de générations, il est bien évidemment naturel de catégoriser le répertoire selon
différents styles ou fonctions. L'orgue par exemple, a une connotation religieuse que le
piano n'a pas. Il est plus cohérent – il y a plus de plausibilité taxonomique – d'associer le
clavecin à l'orgue, que ce dernier au piano ; l'orgue et le clavecin partagent plus de liens
dans une taxonomie qui croise l'histoire des styles musicaux et l'organologie. Les
316 Stevan Harnad « To Cognize is to Categorize: Cognition is Categorization », Handbook on
Categorization, Lefebvre C. & H. Cohen (Eds.) Elsevier, 2005. p. 36.

212
connaissances qui permettent cette représentation taxonomique, sont souvent acquises
par imprégnation culturelle, et sont effectives dans un grand nombre de sujets d'une
même culture.

Les compositeurs ont donc à leur disposition un immense « catalogue » de


catégories susceptibles d'être activées chez l'auditeur sous la forme de concepts ; tantôt
péri-musicaux, tantôt extra-musicaux. En effet, dans la tradition occidentale, les
compositeurs utilisent ces connotations pour créer des effets dramatiques précis.
Lorsqu'une catégorie occupe l'espace attentionnel de l'auditeur, elle participe à
l'émergence d'un contenu esthétique. Le concert champêtre de Poulenc, dans sa version
avec clavecin, est une pièce qui force chez l'auditeur un assemblage inhabituel tant pour
pour l'oreille que pour l'œil. Cette distance cognitive participe à l’attractivité et
l'idiosyncrasie de la pièce. Un autre exemple est la citation du Dies irae que Berlioz
introduit dans le dernier mouvement de la symphonie fantastique. La reconnaissance de
cette mélodie permet l'éveil de catégories sémantiques comme : la pénitence, le péché,
le supplice, etc., concepts qui vont enrichir l'expérience esthétique, mais aussi biaiser le
traitement d'autres stimuli. Dans la symphonie Il distratto d e Haydn, le dernier
mouvement, Finale prestissimo, fait entendre le pupitre des violons s'accorder juste
après avoir exposé la première période – antécédente – du thème. Cet effet comique par
lequel le compositeur fait preuve d'autodérision a des conséquences considérables sur le
plan esthétique. En effet, en introduisant l'humour, Haydn fait cohabiter deux catégories
contrastantes : la dérision et la légèreté dans le sérieux et la mesure d'une musique
savante. Ces catégories, que comme on l'a dit sont de nature conceptuelle, ne
disparaissent pas avec l'évanescence du stimulus qui les a suscitées ; elles restent actives
et biaisent l'interprétation de ce qui est à venir. C'est ainsi que la reprise du début du
thème, bien qu'il s'agisse de la même musique, est éprouvée différemment sur le plan
émotionnel ; les catégories affectives (Damasio, 1996) et sémantiques sont encore
actives dans l'esprit de l'auditeur, et sont projetées sur la musique sonnante, participant
ainsi à l'interprétation esthétique. C'est une situation comparable à celle de l'air de Gluck
auquel on substitue les paroles (Hanslick, 1986) .

Il y a une grande quantité d'œuvres que l'on pourrait citer pour illustrer le rôle de
la sélection par catégorisation dans l'appréciation esthétique. Au cours de la seconde
moitié du XXe siècle, sous l'influence postmoderniste, beaucoup de compositeurs ont eu

213
recours à la citation de musiques d'autres compositeurs ou imitant d'autres styles, créant
des sortes de montages sonores qui donnent une place centrale à l’émergence de
catégories. C'est le cas de Bernd Alois Zimmermann qui dans Les soupers du roi Ubu
réussi un véritable collage sonore où se retrouve toute l'histoire de la musique
occidentale. Le deuxième mouvement de Sinfonia de Berio, ainsi que le Quatuor n° 3
de Alfred Schnittke sont aussi des exemples particulièrement parlants à cet égard. Mais
comme le suggère Leonard Meyer (1967), dans le langage harmonique du romantisme
tardif comme dans le cas de Richard Strauss ou Gustav Mahler, certaines formules
harmoniques cadentielles sonnent déjà, comme des révérences envers les maitres du
passé.

Mémoire

La mémoire est une faculté tout à fait centrale pour la survie et le


développement humain. Les troubles de la mémoire qui peuvent résulter du
dysfonctionnement de certains aires du cerveau, témoignent de notre dépendance à la
fois intellectuelle et comportementale vis-à-vis de ce que Serge Nicolas définit comme
« la clé de voûte de notre édifice intellectuel » et « l'instrument essentiel de notre
adaptation ».317 La mémoire se présente aussi comme une composante essentielle pour
l'écoute.

Traditionnellement on considère que la mémoire concerne trois fonctions


principales qui, comme l'a déjà signalé Théodule Ribot en 1881, sont : la conservation
de données, leur reproduction et leur localisation dans le passé. Si l'on a naturellement
tendance à associer la mémoire au passé, comme un processus rétrospectif, il se trouve
en fait qu'elle est aussi prospective ; sa participation dans l'élaboration de scénarios
futures plausibles est une fonction tout aussi importante. Elle détermine notre conduite
au présent ainsi que notre représentation anticipée du future. La mémoire se révèle être
d'une grande complexité et fonctionne en rapport étroit tant avec l'attention comme avec
les processus d'apprentissage. Le concept d'attente perceptive (expectation) qui joue un
rôle prépondérant dans l'étude de la perception musicale depuis la publication en 1956

317 Serge Nicolas, « Comment l'homme conserve-t-il des souvenirs ? » L'homme cognitif,
Annick Weil-Barais (ed), Paris, Presses universitaires de France, 1993, p. 318.

214
de Emotion and Meaning in Music p a r Meyer, est intimement liée à la structure
fonctionnelle de la mémoire. Si l'on parle de mémoire à court et à long terme dans un
sens rétrospectif, il y a par conséquent la possibilité de parler, dans un sens prospectif,
d'attentes à court et à long terme. La notion d'ensemble préparatoire que développe
Meyer fait référence à ces attentes qui relèvent de connaissances acquises culturellement
– et donc emmagasinées en mémoire à long terme – comme par exemple l'expectative
qu'une symphonie du répertoire classique ou romantique, s'achève par un mouvement
vif, et sur une longue cadence dans un tutti d'orchestre. Dans Ways of Listening, Eric
Clarke propose une approche écologique de l'écoute où des attentes de ce type sont aussi
considérées. Les attentes qui relèvent de la mémoire immédiate – échoïque – ou à court
terme, sont celles qui ont le plus été étudiées par la psychologie de la musique. Un terme
équivalent à celui d'attente, et celui d'anticipation ; David Huron a consacré en 2006 un
ouvrage à la place que l'anticipation et ses effets hédonistiques ont sur l'appréciation
musicale.318

Les premières études scientifiques conséquentes sur la mémoire sont celles


conduites à la fin du XIXe siècle par Ebbinghaus, qui a centré son travail sur la capacité
humaine de stockage et de conservation de données apprises. La mémoire se présente
depuis comme une architecture particulièrement dynamique du traitement de données ;
dans le cas des expériences d'Ebbinghaus, elle est inséparable de la faculté
d'apprentissage. Il en résulte que l'apprentissage explicite ne garantit pas la conservation
des données à très long terme, que lorsque l'apprentissage se fait dans des conditions
particulières. L'effet de répétition ou de réapprentissage, agit comme une réactualisation
qui renforce la trace mnésique de l'information et la rend plus durable, robuste. En
testant l'apprentissage par des situations de reconnaissance ou de rappel, Ebbinghaus
distingue des niveaux d'accessibilité aux données qui reflètent l'acuité de l'empreinte
mnésique. Si le rappel et la reconnaissance reflètent des niveaux d’accessibilité de
données à la conscience, les mémoires dites à court et à long terme concernent les
limites de stockage en fonction du temps.

Beaucoup de chercheurs se sont intéressés à la question des limites de l'empan


mnésique ; c'est-à-dire de la quantité et la nature de l'information que l'on peut retenir
sans qu'il y aie une phase d'apprentissage préalable. D'une manière générale on accepte
318 David Huron, op. cit.

215
l'hypothèse présenté par G. Miller en 1956 dans un célèbre article intitulé The Magic
Number Seven, Plus or Minus two. L'idée de Miller est que l'on peut retenir sans effort
particulier entre 5 et 9 unités (chunks) d'information. Le nombre dépendra du degré de
cohérence entre les unités à l'intérieur des chunks. Ce principe a été maintes fois testé
avec un protocole expérimental en deux temps : des séries de chiffres, de visages, de
mots, ou d'autre stimuli, sont présentés au sujets. Puis se suit une tâche soit de rappel
libre, soit de reconnaissance – voir Baddeley, 2007. Il est par exemple plus facile de
retenir une suite numérique à huit chiffres dès lors qu'elle est groupée par paires – ex.
27 - 59 - 42 - 50 –, que lorsque chaque chiffre est enregistré comme une catégorie
discrète.

Concernant la musique, on a déjà attiré l'attention sur le fait que les gammes
asymétriques, celles où les notes se différencient fonctionnellement (Sloboda, 1986),
sont composées dans toutes les musiques traditionnelles d'un nombre de degrés lui aussi
proche de 7. Ce fait suggère que le traitement de chaque note de la gamme, et par
conséquent de sa fonction structurelle, est garanti à l'intérieur de l'empan mnésique.
Cette correspondance doit être perçue comme une adéquation naturelle entre pratique
musicale et contrainte perceptive. La conséquence la plus importante serait la
facilitation dans le traitement d'idées musicales dont la durée dépasse la mémoire à court
terme. Cette limitation de l'empan mnésique qui agit comme contrainte universelle,
paraît donc avoir un effet sur l'organisation des idées musicales, et cela malgré les
différences énormes qu'il peut y avoir entre les différentes structures syntaxiques en
musique. La notion de thème dans le répertoire tonal, et plus particulièrement depuis la
période classique, concerne un type d'énoncé musical qui cherche une identité
expressive claire, dans un format compact facile à retenir en mémoire ; une idée
accrochante pourrait-on dire. Étant donné que les différentes techniques de variation
ainsi que l'utilisation de parcours harmoniques conventionnels permettent au
compositeur une gestion économe de l'écriture, la maitrise de cet artisanat devient une
compétence de première nécessité. Ce fait est en cohérence avec l'essor des formes de la
musique pure que Hoffmann va défendre par la voie de son célèbre personnage
Johannes Kreisler.

Le compositeur cherche donc des stratégies qui facilitent la conciliation entre


d'un côté le groupement perceptif comme contrainte universelle, et de l'autre une

216
temporalité qui lui permette de construire un récit. Les moyens d'économie sont donc
d'abord la découverte d'artifices perceptifs ; des technologies au service de l'expérience
esthétique. Le recours à des cycles harmoniques types et à des formules de variation se
trouvent être des caractéristiques récurrentes des thèmes depuis le style galant, et jusqu'à
la fin du romantisme. Les thèmes sont le plus souvent diatoniques, ils sont aussi
redondants, répétant des cellules rythmiques et d'accompagnement, voire des motifs
entiers. Cela facilite l'émergence d'une forme qui, tout en dépassant l'étroitesse du
présent perceptif, conserve une unité dans l'esprit de celui qui écoute. Dans certains cas,
la brièveté d'un thème peut être l'occasion d'une complexité accrue dans l'un ou l'autre
des paramètres musicaux : c'est le cas du fameux thème par lequel Wagner ouvre
Tristan et Isolde (ex. 4). Ici l'harmonisation inhabituelle captive l'oreille attentive (ex.
4), mais en contre partie à cette subtilité harmonique, la mélodie se voit réduite à
seulement sept notes, dont la plupart résultent de mouvements contrapuntiques obligés.

Il est intéressant de voir que sur le plan mélodique les premières trois notes
forment ce que Meyer (1956) et Huron (2006) entre autres, appellent une gap-fill-
melody : un archétype mélodique qui compte au nombre des universaux en musique. La
quatrième note porte une attraction naturelle vers le la dont l'octave et la quarte
inférieurs viennent d'être entendus (rapport harmonique naturel), et la sixième note est
dans une situation d'appogiature harmonique. C'est-à-dire que le traitement perceptif de
ce thème est facilité par sa conformité mélodique aux attentes implicites les plus
simples.

Exemple 4
Richard Wagner, Tristan et Isolde, Prélude mes. 1-3.

C'est encore le cas du premier mouvement de la troisième sonate de Brahms (ex.


5) où un seul geste pianistique est répété trois fois, créant une redondance du motif qui
se voit contrebalancée par une progression harmonique chromatique. Le thème, très

217
bref, trouver un équilibre précaire sur une demi cadence à la mesure 6.

La mémoire est pour l'écoute à la fois une condition et une opportunité, un outil.
Il est d'ailleurs important de reconnaître que les formes musicales tant dans les traditions
écrites qu'orales, sont d'une certaine manière, et sans doute de manière certaine, la
projection sur la sphère culturelle des compétences cognitives qui rendent possible leur
écoute. Le travail de développement thématique, si important dans la tradition musicale
occidentale, s’accommode à certains égards à la notion de la boucle phonologique que
Baddeley et Hitch (1974) développent dans leur modèle de la mémoire de travail (MdT),
montrant, comme l'a dit Morton Feldman, que « les formes musicales occidentales sont
devenues des paraphrases de la mémoire. »319

Exemple 5
Brahms, sonate pour piano n° 3, mvt. 1, mesures 1-6.

La MdT cherche à résoudre le problème que soulève le contraste entre la


précarité à la fois quantitative et temporelle du stockage de l'empan mnémonique de la
mémoire à court terme (MCT), et les performances obtenues dans des protocoles
expérimentaux où les sujets font preuve d'une répartition des capacités de stockage en
plusieurs niveaux (voir Ehrlich et Delafoy, 1990, pour une revue critique). Daneman et

319 Morton Feldman, op. cit., p. 30.

218
Carpenter (1980) soulignent la pertinence de la MdT grâce au développement d'un test
d'empan complexe. L'empan de lecture qui a été décliné aussi dans un test d'écoute
montre qu'une meilleure performance de la MdT conduit à une meilleure compréhension
dans une tâche de lecture ou d'écoute sémantique. En effet, le temps de rémanence des
unités regroupées dans l'empan mnémonique est court ; quelques secondes seulement,
mais le déclin de ce laps de temps peut être retardé par un travail parallèle d'auto-
répétition mentale qui est à la charge de la boucle phonologique – l'une des trois
composantes de la MdT. Le modèle de Baddeley et Hitch attribue une fonctionnalité
hautement dynamique à la mémoire à court terme, ce qui n'était pas le cas dans des
modèles précédents comme celui de Atkinson et Shiffrin.

The function of short-term storage in the Baddeley-Hitch model is not primarily as a


way station for information to reside en route to long-term memory. Instead, the
primarily function of short-term storage is to enable complex cognitive activities that
require the integration, coordination, and manipulation of multiple bits of mentally
represented information. 320

La mémoire de travail est donc définie comme l'espace qui permet non
seulement le maintient – par répétition –, mais surtout le traitement des informations
disponibles dans l'empan mnémonique. De manière comparable, la section centrale
d'une forme sonate apparaît à la fois comme le mécanisme de répétition – rehearsal –, et
de traitement par lequel les éléments saillants – motifs – sont entretenus et développés.
Comme résultat, la reconnaissance et le rappel de ces traces mnémoniques est garanti
dans les sections à venir, augmentant la cohérence de la forme à grande échelle. Il est
donc important pour celui qui écoute la musique de pouvoir reconnaître les
caractéristiques saillantes, afin non seulement de les utiliser comme des élément de
cohésion formelle, mais aussi de les projeter comme des attentes potentielles dans leur
reconnaissance ultérieure. Le fait que la section de réexposition d'une œuvre musicale
fasse l'objet d'une reconnaissance/rappel serait une preuve que l'efficacité formelle est
cohérente avec des contraintes cognitives ; elle assume l'échelle humaine.

320 Edward E. Smith & Stephen M. Kosslyn, Cognitive psychology : mind and brain.
Edinburgh, Parson, 2014, p. 249.

219
Bien que la relation thématique entre l'exposition et le développement dans une
forme sonate semble concerner avant tout le métier de composition, la différence
ontologiquement marquée entre la situation d'écoute et celle de la composition/écriture
– voir chapitre 3 –, fait que certaines de ces relation thématiques sont moins pertinentes
à l'écoute que d'autres. C'est pour quoi l'amalgame entre l'analyse fondée sur partition et
l'œuvre perçue équivaut à la négation du potentiel heuristique de l'expérience
phénoménologique de la musique sonnante. Reconnaître le renversement du motif du
thème dans la XVIIIe variation des Variations pour piano et orchestre sur un thème de
Paganini de Rachmaninov (ex. 6) nous renseigne sur le travail de composition certes,
mais l'écoute esthétique tire peu de profit de cette trouvaille.

Exemple 6
Motif du thème et son renversement extrait de Rachmaninov op. 43.

Dans le modèle intégré de la mémoire et l'attention proposé par Cowan en 1997,


on observe comment l'attention conditionne la nature du contenu disponible en MCT et
par conséquent celui de la mémoire de travail. Si une catégorie sémantique se trouve au
focus attentionnel par exemple, l'activation subséquente d'autres catégories associées
résultant de l'organisation en réseau des connaissances stockées, participe soit à un
renforcement, soit à une actualisation des représentations – schèmes – activés (Mandler,
1990). Les catégories sémantiques peuvent donc non seulement accaparer des
ressources attentionnels importantes, mais elles peuvent aussi engourdir l'espace de
travail de la mémoire à court terme. Une écoute musicale informée, ou commentée, crée
la nécessité d'un niveau de sophistication cognitive qui consiste à associer des formes
acoustiques à des concepts abstraits. La hiérarchie qui résulte de cette relation
représente ce qu'on pourrait appeler un style cognitive d'écoute. Un exemple en est
l'exercice du commentaire d'écoute qui se pratique dans de nombreuses institutions
d'enseignement musicale comme outil d'évaluation : il implique, du point de vue de la
gestion cognitive de l'écoute, une participation particulièrement prégnante de

220
connaissances déclaratives qui empruntent le versant descendant – top-down – du
traitement. Dans une telle situation d'évaluation, l'activation de catégories sémantiques
ainsi que la diffusion de proche en proche de cette activation, est d'autant plus
importante que le candidat est littéralement à la recherche de connaissances et indices
qui lui permettent d'élaborer le commentaire qui lui est demandé. Le récit qu'il doit
composer implique :

Qu'il faut traduire de façon métaphorique une expressivité musicale qui, par définition,
n'est pas de nature linguistique. Le commentaire doit finalement être planifié de façon à
intégrer l'ensemble de ces transcriptions linguistiques en un tout cohérent. L'évaluation
du jury ne porte que sur ce comportement linguistique.321

Mais les connaissances sémantiques et déclaratives ne sont pas les seules


conservées par la mémoire et susceptibles d'être activées pendant l'écoute musicale : il y
a aussi les mémoires épisodiques qui concernent des souvenirs biographiques (Tulving,
1972 ; Sacks, 2009), ainsi que les mémoires procédurales qui concernent les savoir-
faire. Ces dernières concernent des programmes gestuels et moteurs qui s'expriment
sans l’intermédiaire du langage. L'étude des mémoires procédurales concerne les
processus d'acquisition d'automatismes souvent assimilés à des programmes
comportementaux (Perruchet, 1988). Dans ce champ de recherche le musicien
instrumentiste constitue un cas d'expérimentation fécond : l'observation de musiciens
victimes de lésions cérébrales a pu confirmer la distinction physiologique et
fonctionnelle entre les mémoires épisodiques et procédurales (Damasio, 1996 ; Sacks,
2009) par des cas où l'une est fortement perturbée, tandis que l'autre demeure. Mais
derrière les comportements que ces programmes moteurs appris – comme faire du vélo
où jouer du piano – prédéterminent, se dissimulent des processus somatiques et des
enveloppes affectives qui sont aussi des savoirs procéduraux. S'il est courant de dire
que faire du vélo ne s'oublie jamais, c'est bien que la maîtrise spontanée de l'équilibre
participe comme connaissance somatique à chaque fois que nous prenons le guidon d'un
bicycle. Si l'écoute musicale est une trame temporelle d'éprouvés (Imberty, 1997), alors
321 Emmanuel Bigand et al. « Quelques considérations psychologiques sur le commentaire
d'écoute » Musurgia, vol 5-1, 1998, p. 75.

221
la musique possède un fort potentiel pour nous imprégner et vivifier ce type de
mémoires procédurales qui décrivent des programmes de ressentis ; les mêmes que le
projet sur les Unités Sémiotiques Temporelles du M.I.M cherche à décrire.

La disparité entre la gestion des ressources cognitives que sous-entend le


commentaire d'écoute, et celle de l'écoute « naïve » de celui qui n'écoute que par
hédonisme, dévoile une plasticité et une adaptabilité de l'écoute qui peut être formulée
dans les termes d'une stratégie de gestion des ressources cognitives qui lui sont propres.
Cette stratégie correspondrait à une « problématique » par laquelle l'auditeur, de
manière implicite ou explicite – comme lors du commentaire d'écoute –, interroge
l'œuvre perçue.

L'apprentissage

L'implication de mécanismes d'apprentissage dans l'écoute est depuis longtemps


reconnue de manière intuitive et empirique par musiciens et mélomanes. L'expression
de Musica reservata qui qualifia l'œuvre de certains compositeurs de la seconde moitié
du XVIe siècle, exprime le fait que seulement un nombre réduit de personnes étaient en
mesure d'apprécier la complexité de cette musique, pour laquelle une sorte d'initiation
était requise. En effet un compositeur comme Nicola Vicentino expérimentaient avec
des divisions de l'octave excédant le cadre dodécatonique du cycle pythagoricien. Le cas
de la Société d'exécutions musicales privées que Schoenberg créa en 1918, témoigne
aussi de cette relation entre apprentissage et écoute. Le but était de conditionner l'oreille
des auditeurs à la Neue Musik, ce qui était envisagé notamment par l'écoute répétée
d'une même pièce, à la fois pendant les séances de répétition publiques, et lors du
concert où chaque pièce était jouée deux fois. C'est donc par un contact régulier que
l'auditeur démuni face à une musique à laquelle il ne parvient pas à donner du sens,
devenir le mélomane averti qui comprend tel style de jazz, ou tel courant de la musique
savante. À la différence du mélomane qui demeure dans un rapport hédonistique à la
musique, le musicien est quelqu'un qui a diversifié ses sources d'apprentissage de la
musique : un apprentissage moteur et technique par l’intermédiaire d'une pratique
instrumentale ; un apprentissage symbolique par le solfège et théorique par l'analyse et
l'histoire. Mais malgré l'absence de spécialisation chez le mélomane, ce dernier partage

222
avec le musicien le plaisir esthétique de l'écoute. Qu'une musique composée par un
musicien hyper spécialisé puisse plaire seulement par l'écoute, nous montre à quel point
un apprentissage en apparence passif sans instruction, est en fait d'une très grande
efficacité.
Les psychologues distinguent un grand nombre de types d'apprentissages qui
peuvent être implicites ou explicites. Le cas de l'étude académique de la musique,
comme dans tout autre domaine institutionnalisé, est un apprentissage explicite qui se
fait par instruction. Dans le contexte évolutif de la filiation de l'espèce humaine,
l'apprentissage explicite se présente comme le développement culturel du principal
mécanisme d'apprentissage chez les animaux vertébrés, À savoir, l'observation suivie de
l'imitation ; ce qu'on identifie à la méthode essaie-erreur. L'apprentissage de la langue
maternelle sert d'exemple à la fois pour l'apprentissage implicite et explicite. D'un côté
l'enfant pré-verbal imite la parole par le balbutiement, de l'autre côté, l'adulte, incitant
l'enfant à la communication, l'évalue, le corrige, et le motive à continuer l'imitation.
Mais d'un autre côté, on le sait bien, l'apprentissage des structures syntaxiques et des
catégories sémantiques sont quant à elles acquises de manière implicite par des
processus d'apprentissage innés, lesquelles font l'objet d'un nombre croissant de
recherches depuis les année 70. Mais cette variété dans l'acquisition de connaissances
s'étend à de très nombreux domaines.

Perhaps the deepest accomplishment of cognitive development is the construction of


larger-scale systems of knowledge : intuitive theories of physics, psychology, or biology
or rule systems for social structure or moral judgement. Building these systems takes
years, much longer than learning a single new word or concept… »322

Empreinte et habituation

L'empreinte et l'habituation sont aussi des mécanismes d'apprentissage


implicite. Ils ont été amplement étudiés par des éthologues comme Tinbergen et Lorenz

322 Joshua B. Tenenbaum, et al. « How to grow a mind : Statistics, and Abstraction » Science
vol. 331, 2011, p. 1279.

223
qui se sont consacrés à l'étude minutieuse des origines de l'instinct. L'empreinte consiste
dans l'acquisition rapide d'une représentation donnée. Elle a lieu généralement pendant
une période critique du développement de l'organisme et est irréversible. Le cas le plus
cité est celui des oiseaux qui apprennent, en seulement quelques heures après l'éclosion,
à reconnaître et à s'attacher à un objet saillant de leur environnement, ce qui en milieu
naturel correspond à leur mère, mais qui peut être un tout autre objet dans une situation
de laboratoire. En musique il y a un cas tout à fait intéressant de ce type d'apprentissage,
il s'agit de l'acquisition de l'oreille absolue. Comme l'explique Claude-Henri Chouard,
l'acquisition de cette compétence n'est possible qu'à un jeune âge, et a condition d'avoir
une pratique correcte et suivie du solfège. Chouard remarque qu'il y a aussi un effet
facilitateur dépendant d'une disposition physiologique : des cellules ciliées plus
« musclées » sont plus sensibles à la discrimination fine des fréquences et permettent
une perception plus discrète. L'empreinte a donc lieu si les bonnes connexions
neuronales s'établissent pendant l'âge critique de plasticité cérébrale. C'est ce qui
garantit la robustesse de cet apprentissage tout au long de la vie de l'individu.

L'oreille absolue fait entrer en action la partie postérieure du lobe frontal gauche, qui
traite l'apprentissage et les associations conditionnées, tandis que l'oreille relative fait
appel au cortex frontal inférieur droit, où siège la mémoire de travail. Par ailleurs pour
reconnaître le timbre et la hauteur d'une note, le travail cérébral qu'effectue l'oreille
absolue est plus rapide et plus simple car il active un plus petit nombre de neurones que
ne le fait une oreille relative.323

Dans l'entretien fait par Chouard au compositeur hongrois Gyorgy Ligeti, et


publié dans le même livre qui vient d'être cité, ce dernier reconnaît ne pas avoir l'oreille
absolue, et attribue cela à l'âge tardive – 14 ans – à laquelle il a eu son premier
instrument.
L'apprentissage par habituation quant à lui, « traduit la capacité d'apprendre à ne
pas réagir à certains stimulus ».324 L'effet de l'habituation est un cas de figure qui
s'oppose à celui de la réaction à la nouveauté : il s'agit d'une tendance naturelle vers le
désengagement perceptif vis-à-vis d'un stimulus récurrent. La présentation répétée d'un

323 Claude-Henri Chouard, L'oreille musicienne, Paris, Gallimard, 2001, p. 307.


324 Annick Weil-Barais (ed), L'homme cognitif, Paris, P.U.F, 1993, p. 464.

224
même stimulus semble s'accompagner d'une réduction continue et involontaire de
l'intérêt ; une répétition trop importante conduit vers un traitement automatique et non
conscient du stimulus. Les musiques dites répétitives, en donnant à entendre un matériau
« minimal » qui se répète inlassablement, font appel à l'habituation pour créer une
situation d'écoute qui n'est pas sans rappeler certaines musiques extra-européennes. En
effet, face à la frugalité du matériau, la surveillance attentionnelle de l'auditeur aura
tendance à décliner. Pour rester « à l'écoute » de ces musiques, nous sommes donc
obligés d'engager un surplus d'attention qui nous permettra de continuer le traitement
conscient du matériau, en accordant une importance accrue aux variations les plus
subtiles. Peut-être s'agit il d'une forme de miniaturisation de l'écoute, à l'image de la
miniaturisation de la musique que décrit Lewis Carroll dans son dernier roman Sylvie et
Bruno.325
Les formules d'accompagnement de type basse d'Alberti, ou les arpèges qui
accompagnent les cavatines du bel canto, utilisent l'effet habituation pour permettre une
saillance perceptive à la mélodie. Dans une pièce d'une grande originalité comme le
prélude op. 28 n°2 de Chopin (ex. 7), l'accompagnement, malgré l’uniformité de son
geste nous interpelle par la rareté de son harmonie. Mais, conscient du type d'écoute que
sa musique demande, le compositeur prend le soin de nous présenter une mélodie qui ne
sature ni le temps par son rythme, ni l'attention par son intérêt intrinsèque. Une analyse
plus détaillée de cette pièce sera faite dans la dernière partie de ce travail.

Exemple 7
Chopin, Prélude op. 28 n°2, mesures 1-7.

325 Pour un commentaire sur le rapport de ce texte à la musique,voir : George Aperghis et Peter
Szendy, Wonderland, la musique recto verso, Paris, Bayard, 2004. Chap. Musique florale.

225
6.2 La stratégie

L'adoption d'une définition de l'œuvre musicale pour laquelle prime


l'immanence de l'expérience vivante et chronologique de l'écoute, a eu comme
conséquence l'implication des compétences cognitives constitutives de l'écoute dans
l'entreprise analytique. On peut parler de l'œuvre comme se faisant par l'écoute, ce qui
rehausse le statut dynamique de cette dernière. En ce sens, l'œuvre est plus un processus
qu'un objet. Cependant, malgré l'insaisissabilité matérielle et le caractère éphémère de
l'activité psycho-somatique se déroulant pendant l'écoute, une telle approche n'aurait pas
de sens pour la musicologie si son but n'était pas en lien avec celui poursuivi par
l'analyse formalisée traditionnel, à savoir : identifier un langage qui dépasse l'œuvre, et
un style qui contraint le langage. Pour que l'œuvre se faisant par l'écoute soit un objet
musicologique analysable ; c'est-à-dire, pour qu'elle puisse être le point de départ d'une
analyse, elle doit être supportée par une stratégie d'écoute qui permette l'identification
des attributs de son efficacité esthétique.

En tant que processus vivant, l'écoute musicale se révèle être d'une grande
complexité. On ne peut pas prévoir l'intégralité d'une expérience d'écoute même dans le
cas hypothétique où l'ensemble des traitements cognitifs impliqués seraient simulés, car
ces derniers sont en rapport transversal avec des conditions écologiques et culturelles
spécifiques au sujet et au contexte. En tout cas, l’éventuelle existence d'un modèle qui
puisse simuler l'écoute, à l'instar des modèles computationnels de détection de la tonalité
(Bahrucha, 1987 ; Temperley, 2007), n'a que peu d’intérêt pour l'analyse musicologique,
car pour cette dernière l'écoute n'est pas le but, mais un outil pour relier une œuvre
concrète à un sens esthétique,326 or le jugement esthétique n'est pas encore une
compétence à la portée de l'informatique ou de la cybernetique. Mais, dans quelle
mesure le miracle de l'expérience esthétique a-t-il un intérêt pour l'analyse ? Surement
pas dans la mesure où il s'agit d'une expérience unique et privée, mais plutôt le potentiel
esthétique qui permet à des auditeurs de hier et d'aujourd'hui de faire l'expérience
réussie d'une même œuvre ; l'écoute non pas en acte mais en puissance, sans oublier que
la meilleur manière d'appréhender l'étendu de sa puissance consiste à l'observer prendre
326 La mise en marche des projets d'envergure internationale comme l'est le Human Brain
Project, suppose qu'il y a une possibilité réelle de voir un jour un modèle virtuel qui simule
l'ensemble des activités cérébrale participant à l'écoute.

226
forme dans l'acte lui-même. Dans le même ordre d'idées, ce qui sera relevant pour
l'analyse n'est pas le sentiment que l'on nomme – la tristesse ou la joie –, mais les
variations dans le flux musical se trouvant à l'origine de tel ou tel état affectif. En
d'autres termes, et au risque d'abuser de la métaphore linguistique : la syntaxe qui
organise le ressenti, plutôt que la sémantique qui catégorise le sentiment.

Si dans cette perspective l'œuvre est étroitement liée au processus global


d'écoute, il faut se garder d'amalgamer l'œuvre et l'écoute. Il n'est pas faux de dire que
dans une salle de concert il y a autant de types d'écoute qu'il y a de sujets. Si le statut
d'œuvre revient à l'écoute vivante, alors on doit aussi accepter qu'il y a autant d'œuvres
que d'auditeurs, mais si cela était le cas, alors l'approche de l'œuvre par l'écoute serait
vouée à une relativité trop encombrante. Surgi ainsi la nécessité de définir un modèle
heuristique d'écoute. Un protocole restreint nous permettant d'écarter les formes de
gestion de l'écoute qui n'optimisent pas la relation esthétique entre l'objet et le sujet,
telle comme elle a été décrite dans le deuxième chapitre.

Eric Clarke, développant le concept d'« écoute écologique », n'hésite pas à


considérer des aspects sociologiques lorsqu'il propose l'analyse de la fameuse version de
l'hymne national des Etats-Unis donnée par Jimmy Hendrix au festival de Woodstock en
1969. Selon lui,

Culture and ideology are just as material (in the concreteness of the practices that
embody them) as are the instrument and human body that generate this
performance, and, as perceptual sources, they are just as much a part of the total
environment.327

Dans une démarche différente, Michel Imberty328 propose une étude


comparative du style chez Debussy, Brahms et Berio. Imberty interprète rigoureusement
des réponses sur des échelles sémantiques qu'il obtient dans des expériences conduites
sur des sujets mélomanes. L'écoute, dans ce cas, est contrôlée par les conditions
expérimentales et par les consignes que les sujets reçoivent. Le contraste avec l'écoute
écologique formulée par Clarke, où l'événement même du concert devient un paramètre
essentiel pour l'analyse de l'œuvre, est considérable. Ces deux approches supposent donc

327 Eric Clarke, Ways of Listening, Oxford university press, 2005, p. 61.
328 Michel Imberty, Les écritures du temps. Sémantique psychologique de la musique, Paris,
Bordas, 1981.

227
des stratégies d'écoute différentes et restreintes ; la première répondant au concept
holiste de l'écoute écologique, et la deuxième aux questionnaires prévus dans le
protocole expérimental. Par conséquent, elles répondent aussi à deux perspectives
différenciées de ce qui peut être entendu comme l'œuvre perçue.

Une autre approche de l'écoute est celle de Jean-Marc Chouvel (2006). Il


formule un « algorithme de l'analyse cognitive » qui représenterait le traitement de
l'écoute en temps réel. Ici, l'algorithme n'est pas à comprendre comme une métaphore
qui facilite la compréhension du traitement cognitif en l'assimilant à une suite ordonnée
et causale d'événements discrets. Il s'agit bel et bien d'une algorithmisation de l'écoute.

Dans le cas où l'algorithme cognitif serait implémenté, on peut imaginer de lui faire
effectuer l'apprentissage d'une série d'œuvres, voire d'un corpus extrêmement vaste,
pour évaluer les caractéristiques stylistiques singulières ou le taux de redondance
d'une nouvelle œuvre329.

Or, il faut considérer que la performance surhumaine d'un algorithme – pouvant


apprendre un « corpus extrêmement vaste » d'œuvres – s'éloigne irrévocablement de la
fragilité de l'écoute réelle. En réalité, les stimuli sont rarement traités de manière
sérielle, et plus souvent de manière concurrentielle. C'est ce que montrent toutes les
études sur la perception depuis l'école de la Gestalt jusqu'aux travaux sur les illusions
auditives de Diana Deutsch (1995). Il devient donc extrêmement problématique
d'associer des processus cognitifs précis, à des résultats aussi précis en termes de
l'expérience vécue – mémorisation, apprentissage, etc. Une modélisation de la réponse
esthétique ne paraît pas envisageable sans déborder sur la robotisation, qui trahit à son
tour la nature même de l'expérience esthétique. Par contre, un modèle regroupant les
compétences cognitives effectives dans le processus d'écoute, et qui puisse servir d'outil
à l'analyse dans une situation d'écoute réelle, semble plus prudent et fécond.

Mais il convient de rappeler que le statut de l'art, et spécialement l'exception


esthétique de la musique, qui comme l'a écrit Merleau-Ponty « se tient, trop en deçà du

329 Jean-Marc Chouvel, op. cit., p. 91.

228
monde et du désignable pour figurer autre chose que des épures de l'être. », 330 suggèrent
que la correspondance exacte entre l'intention du compositeur et le message décrypté
par l'auditeur n'est pas une nécessité. Autrement dit, lorsqu'il s'agit d'un contenu
esthétique, le feedback entre l'émetteur et le récepteur reste absent de la chaîne de
communication ; comme le dit E. Schubert : « il est possible également que le
destinataire ait reçu un message musical et même émotionnel, mais il ne s'agit pas
toujours pour cela de communication au sens échange du terme. »331 Cette conjoncture
propre à l'écoute musicale, nous oblige à accepter qu'une même musique soit à l'origine
d'expériences subjectives divergentes. La structure même des processus cognitifs que
nous avons présentés, tant dans le quatrième chapitre comme dans la section précédente,
nous permettent de suggérer qu'il y a deux tendances majeures qui se partagent l'écoute :
la première serait une tendance égo-centrée, la deuxième, une tendance que l'on peut
appeler réceptive.

L'écoute comme compétence cognitive dispose d'un certain nombre de


ressources dont la distribution peut varier considérablement. Dans la mesure où la
gestion de ces ressources est tributaire d'un certain nombre de choix faits – intuitivement
ou de manière délibérée – par le sujet, il convient de parler d'une stratégie. En guise
d'exemple imaginons que nous découvrons dans un vieux carton un disques que nous
n'écoutons pas depuis notre adolescence, nous sommes épris par une forte émotion, et
arrêtons le rangement des vieux cartons pour écouter le disque en question. En écoutant
le disque nous sommes conscients que des souvenirs épisodiques en lien à notre passé
émergent au fur et à mesure que les chansons se succèdent. Il y a là l'adoption volontaire
ou intuitive d'une stratégie d'écoute ; d'une gestions de ressources cognitives qui possède
certaines caractéristiques générales ; en l’occurrence, la facilitation de l'émergence de
souvenirs épisodiques qui très vite n'auront pas de rapport objectif à la musique
sonnante.

Because the multiple-trace memory models assume that context is encoded along with
memory traces, the music that you have listen to at various times in your life is cross-

330 Maurice Merleau-Ponty : l'œil et l'esprit, Paris, Gallimard, 1964, p. 14.


331 Emery Schubert : « Les fonctions fondamentales de la musique », musique et évolution, dir.
Irène Deliège, Olivie Vitouch et Olivia Ladinig, Bruxelles, Mardaga, 2010, p. 40.

229
coded with the events of the time, and those events are linked to the music.332

Malgré le fait qu'un grand nombre de traitements – notamment concernant le


groupement perceptif – constituent des automatismes innés ou acquis, la pondération
des deux versants : ascendant et descendant, reste influençable par la prise de certaines
décisions au niveau conscient. Au moment de l'écoute d'une pièce musicale, le sujet peut
avoir une attitude de recherche vis-à-vis d'une information cible : c'est le cas lors d'une
épreuve de commentaire d'écoute, mais aussi dans l'exemple du vieux disque retrouvé.
L'information cherchée peut donc être plus ou moins pertinente vis-à-vis de la définition
de l'œuvre que nous adoptons. Ces deux situations – commentaire d'écoute, et disque
retrouvé – demandent une focalisation attentionnelle favorisant le traitement top-down.
L'expérience vécue résulte être fortement déterminée par la nature des connaissances
disponibles qui auront été activées. On peut présumer que dans la situation d'évaluation
propre au commentaire d'écoute, le candidat cherchera à inhiber les souvenirs
épisodiques qui, malgré leur potentiel émotionnel, ne concernent qu'une relation
accidentelle entre le sujet et l'œuvre en question. Dans son livre The Listening
Composer, George Perle nous donne un exemple de la force des mémoires épisodiques
qui peuvent rester attachées à une musique pour le reste de nos vies.

The first piece I can recall hearing as a coherent, integrated musical experience was the
Etude in F minor from the Trois Nouvelles Etudes of Chopin. My Russian immigrant
father had bought a piano in anticipation of the arrival of his niece, a pianist, from the
Old Country. I was six or seven at the time. The experience of hearing her play this
piece was so intense, so startling, as to induce a traumatic change of consciousness. 333

Les enregistrements audiovisuels du festival de Woodstock de 1969, nous


permettent d'observer, lorsque Jimmy Hendrix interprète l'hymne des Etats-Unis, des
milliers de spectateurs qui plongent soudainement dans une écoute particulièrement
attentive. Pourquoi ce changement comportemental? L'immobilité des corps et le silence

332 Daniel Levitin, This is your Brain on Music, New York, Plume, 2007. p. 166.
333 George Perle, The listener composer, University of California press, 1990, p. 3.

230
soudain sont des marqueurs témoignant d'une modification dans l'administration des
ressources attentionnelles des auditeurs. Ce type de situation est courante : lorsque nous
nous promenons en compagnie de quelqu'un avec qui on discute d'un sujet sensible, très
probablement, au moment le plus tendu de la discussion, la marche sera ralentie voire
interrompue quelques instants, comme si la situation présente nécessitait toute notre
attention, et que la marche devenait en conséquence difficile à assurer. Il est évident que
ce n'est pas la complexité de la trame sonore qui motive le renforcement de la
surveillance attentionnelle, obligeant les auditeurs de Woodstock à se taire et à se figer.
S'agissant d'une mélodie sans autre accompagnement que la percussion – basse et voix
sont absentes –, et plus particulièrement d'une mélodie connue de tous, le déchiffrage
chronologique, note par note, qu'implique le traitement de toute trame acoustique, est ici
assisté et facilité par un schème disponible en mémoire à long terme. Autrement dit, les
auditeurs reconnaissent une forme qui leur est familière et donc hautement prédictible.
La familiarité, on le sait334, crée une condition favorable à la détente de la surveillance
cognitive, or ici l'effet est inversé : l'auditoire à augmenté et focalisé sa surveillance
attentionnelle ; comment peut-on expliquer cela ? La réponse est dans la nature des
connaissances éveillées par cette mélodie. Par un traitement descendant – top-down –,
des concepts extra-musicaux emmagasinés en mémoire à long terme viennent se
présenter par un effet d'association comme des attributs intrinsèques au stimulus. Si les
auditeurs se sont abandonnés à une écoute presque religieuse, c'est leur conditionnement
à réagir à cette musique par l'évocation de concepts tels que l'unité nationale, la fierté et
le pouvoir, entre autres, qui en est la cause.

L'atténuation involontaire de la surveillance comme cause de la reconnaissance


d'un objet familier, libère des ressources qui pourraient être appliquées au traitement des
sensations335 en provenance des caractéristiques physiques des stimuli. Mais cela n'est
qu'une possibilité, car les ressources peuvent aussi être gaspillées en ruminements divers
– attention partagée. On peut dire que dans la mesure où l'auditeur consacre des
ressources à la récupération et au traitement de données provenant de la mémoire à long
terme, il favorise un type d'écoute égo-centrée. Cela est le cas, qu'il s'agisse de

334 David Huron, op. cit.


335 La différence entre sensation est perception selon Wolfgang Köhler, est celle entre « le
matériau sensoriel brut en tant que tel et la multitude d'autres éléments dont ce matériau à été
imprégné au cours des processus d'éducation » (cf. 1929, p.76)

231
connaissances épisodiques ou des catégories abstraites. Si la tendance égo-centrée de
l'écoute s'assimile au versant descendant du traitement, le versant ascendant qui est la
tendance complémentaire favorise ce que j'appelle ici, l'écoute réceptive.

L'exemple du vieux disque par lequel l'adulte redécouvre des musiques de son
enfance qu'il « jugera » d'une beauté toute particulière, ainsi que celui de l'étude de
Chopin qui marqua le jeune Perle, caractérisent de toute évidence des écoutes fortement
égo-centrées. Bien que le cas académique du commentaire d'écoute aboutisse à un
jugement objectif s'opposant radicalement à la subjectivité d'un souvenir
autobiographique, sur le plan de l'activité cognitive la différence est surement moins
marquée : il s'agit donc aussi dans ce cas, d'une écoute à forte tendance égo-centrée. Il
est néanmoins important de rappeler que l'activité de recherche mentale en réponse à un
stimulus donné, peut être pour l'auditeur, comme le dit Jerrold Levinson, « une forme de
satisfaction valable en elle-même. »336 Lorsque l'écoute égo-centrée travaille sur des
connaissances qui se trouvent représentés sur la partition, comme le retour ou la
variation d'un motif, ou des inversions difficiles à identifier par l'oreille, l'écoute intègre
d'une certaine manière l'artisanat de l'écriture. C'est une écoute qui transcende l'objet
purement acoustique ; elle s'approche de la nature hybride de la musique écrite. C'est
une écoute savante, potentiellement satisfaisante dans la mesure qu'elle donne lieu à une
récompense cognitive – a p p e l o n s c e l a narcissisme intellectuel –, m ai s pa s
nécessairement efficace esthétiquement. Comme le dit Jean-Pierre Changeux, il y a une
véritable « synthèse consciente » dans l'expérience esthétique efficace. Elle a lieu dans
l'« espace de travail conscient » ; ce que j'appelle une stratégie d'écoute.

L'expérience esthétique « efficace » correspond à un accès discret et singulier à l'espace


de travail conscient personnel où se trouvent actualisés, sous forme d'activités
neuronales, à la fois la représentation des stimuli sensoriels envoyés par l'œuvre, les
mémoires internalisées marquées par leur valence affective, les émotions et le contexte
intellectuel et émotionnel de l'œuvre.337

336 « Conscious awareness of or reflection on aspects of large-scale form, either during or after
listening, affords a distinct intellectual musical satisfaction in it's own right. » J. Levinson,
op. cit., p. 51.
337 Changeux dans : P. Boulez; J-P. Changeux et Ph. Manoury : Les neurones enchantées: le
cerveau et la musique, Paris, Odile Jacob, 2014, p. 157.

232
La nature du traitement cognitif dans les situations d'écoute que nous venons de
commenter, suppose un engagement réduit vis-à-vis de la trame sensorielle parallèle au
déroulement chronologique du signal acoustique. Cette tendance serait inversée par une
stratégie d'écoute dans laquelle le traitement ascendant serait plus prégnant. En effet,
bien que les schèmes – ces structures cognitives acquises par décantation des
expériences passées – puissent faciliter la compréhension sans forcement vider l'objet
perçu de sa particularité, la plasticité qui permet cela est effective seulement par la
considération des divergences entre le schème déjà élaboré et emmagasiné, et
l'expérience actuelle et inédite.

Des nouveaux schèmes émergent en réaction à des erreurs d'induction. Quand nos
attentes s'avèrent fausses, les conditions sont données pour l'apprentissage d'un nouveau
schème. Les caractéristiques saillantes de l’environnement sont associées au schème
récemment appris.338

Une manière simple de rendre compte de l'incidence du partage constant entre


les traitements descendants et ascendants (top-down et bottom-up) dans la perception,
sont les nombreuses figures que les gestaltistes ont utilisées pour expliquer les lois du
groupement et de la ségrégation perceptive. Rappelons que le grand apport de la théorie
de la Gestalt est de montrer que les parties d'un tout sont en rapport dynamique ; ce qui
veut dire que les unités distinctes possèdent une fonctionnalité certes propre, mais
indissociable de l'ensemble qu'elles intègrent. Leur fonction est le produit d'un état de
concurrence intransigeant.

Nous proposons ici (fig. 1) une organisation géométrique qui devient


particulièrement ambiguë dès lorsque nous la regardons de manière insistante. Le fait de
persévérer dans le traitement des données sensibles de cette figure nous permet de
visualiser des organisations moins évidentes que celle qui se présente au départ comme
la plus cohérente, mais qui n'est autre chose que la plus familière.

338 David Huron, op. cit., p. 217, nous traduisons.

233
Figure 1
Un regard insistant sur cette figure produit l’alternance de différents groupements.
Un même trait change de fonction et son niveau de saillance varie.

Wolfgang Köhler insiste sur le fait que ces changements perceptuels peuvent
être facilités par une intentionnalité du sujet, bien que le résultat soit difficilement
prédictible.

Je peux cependant adopter une attitude particulière vis-à-vis de ce champ, en sorte que
certains aspects de son contenu viendront au premier plan alors que d'autres seront
supprimés, peu ou prou. Une telle attitude entraîne parfois un changement dans
l'organisation. Selon la psychologie gestaltiste, une analyse de ce genre équivaut à une
transformation réelle de certains faits sensoriels en d'autres 339.

Le traitement ascendant par lequel les caractéristiques physiques du stimulus se


voient affecter des ressources attentionnelles accrues, acquiert une importance
privilégiée dès lors qu'il s'agit de considérer l'œuvre comme processus vivant. Se créant
dans le temps et par l'écoute, l'œuvre musicale associe la matérialité évanescente du son
au surgissement phénoménologique de ce que Husserl appelle la conscience intime du
temps. Mais les ressources mnésiques et attentionnelles étant limitées, une concurrence
entre le niveau d'implication des versants ascendant et descendant s'impose. De ce fait,
et que ce soit d'une manière consciente ou non, l'auditeur est conduit à faire des choix.
Une écoute réceptive – terme que je choisi pour marquer la différence avec le préfixe :
égo –, doit être à la fois sélective vis-à-vis des données récupérées en mémoire à long
terme, et attentive à l'évolution temporelle des paramètres physiques du signal

339 Wolfgang Köhler, La psychologie de la forme, Gallimard, Paris, 1964, p., 173-174.

234
acoustique traité en temps réel.

Une situation d'écoute où la tendance égo-centrée est trop importante, serait


donc incompatible avec l'expérience esthétique au sens kantien, car le plaisir qu'une
musique nous procure en raison des souvenirs qu'elle évoque, correspond à la définition
que le philosophe donne du jugement intéressé. Autrement dit, sous ces conditions
l'auditeur ne fait pas l'expérience du beau, mais de l'agréable : voyager dans le temps
grâce à des mémoires épisodiques, ou encore se faire soi-même le commentaire savant
de la musique qu'on entend, sont des plaisir agréables. Le paradigme de l'intérêt
désintéressé que j'ai présenté en me servant de la métaphore de Narcisse, suppose une
écoute où les tendances égo-centrée et réceptive trouvent un équilibre qui facilite
l'émergence esthétique. L'objet esthétique qui est la musique sonnante, tout comme le
double de Narcisse sur la surface de l'eau, est avant tout, pour l'auditeur, l'occasion d'un
moment d’émerveillement et d'abandon de soi. Mais l'illusion dont l'auditeur – tout
comme Narcisse – est dupe, c'est qu'il s'agit d'un moment de contemplation de soi, et
que l'intensité de l'expérience du beau, est proportionnelle à la exploration de soi dans
ce moment d'introspection inavoué. L'on pourrait donc se poser la question suivante :
que chercher en soi par l'intermédiaire de l'art ? Le beau ou l'agréable ?

A fin de donner un exemple du rôle de la tendance réceptive de l'écoute,


revenons à Woodstock. Imaginons encore l'un des auditeurs qui entend Hendrix
interpréter l'hymne nationale des Etats-Unis. Le sujet en question, partageant des acquis
culturels avec ses concitoyens, ne peut rien contre l'évocation du concept d'hymne
national et les connotations que ce dernier implique. L'exercice associatif dans ce cas a
été si fréquemment répété qu'il constitue pour lui un automatisme ; tenter de l’inhiber
serait sans intérêt car il s'agit de toute évidence d'une information pertinente pour
l'évaluation du message affectif – Hendrix le sais lui aussi. Mais notre auditeur
hypothétique n'a pas pour autant perdu tout le contrôle conscient de l'écoute, d'ailleurs
l'un des buts de l'automatisation est justement de libérer des ressources
attentionnelles.340 Considérant que Hendrix ne fait qu’exécuter à la guitare le schème
correspondant à cette mélodie, schème déterminé notamment dans le rapport relatif
entre les hauteurs et les durées, l'auditeur serait dans un cas d'écoute passive dominée
par le versant descendant ; c'est une écoute égo-centré. Dans une telle situation, le
340 Pierre Perruchet, (éd) : Les automatismes cognitifs, Liège, Mardaga, 1988.

235
montant des ressources attentionnelles affectées à l'encodage des paramètres acoustiques
ne sera pas suffisant pour qu'ils puissent être préservés au-delà de la mémoire
immédiate ; leur évolution dynamique dans le temps ne sera pas perçue, ou alors elle le
sera de manière fragmentaire et discontinue au lieu de l'être de manière causale et
continue. Or, en favorisant la tendance réceptive de l'écoute, l'auditeur affectera
davantage de ressources au traitement du niveau sensoriel : le timbre, le vibrato et les
dynamiques. De cette manière, les profils affectifs éprouvés seront identifiés à
l'évolution des paramètres du son. Une empreinte somatique de l'écoute à lieu ; la
connaissance sensible donnent à l'œuvre toute sa vitalité et le sujet fait une expérience
esthétique plus effective.

Le traitement des caractéristiques acoustiques qui seront pertinentes pour la


stratégie d'écoute qui vient d'être décrite, repose également sur des lois de type
gestaltiste. Il est aussi question, dans la tendance réceptive de la gestion de l'écoute, de
groupement et de ségrégation perceptive et donc de concurrence entre les différentes
dimensions du son. C'est par une dynamique de ce type qu'a lieu l’émergence de formes
signifiantes autrement inaccessibles. Par ces moyens, la représentation de l'œuvre sera
enrichie par des aspects qui sont – et c'est notamment le cas chez Hendrix –
responsables au plus haut niveau de la valeur esthétique d'une musique.

Il résulte que la régulation stratégique entre les tendances égocentriques et


réceptives de l'écoute permet d'attribuer aux signifiants observables sur un support
comme peut l'être la partition, une fonction syntaxique en cohérence avec leur potentiel
expressif. Cette possibilité constitue à beaucoup d'égards une approche souhaitable,
notamment au sujet des musiques post-tonales pour lesquelles la séparation entre
analyse et esthétique est plus radicale.

236
6.3 Un cas d'étude : La gestion de l'écoute face à la
technique sérielle

Aujourd'hui, quasiment un siècle après l'invention de la méthode de composition


sérielle par Schoenberg, on constate que son rayonnement n'a pas été celui que son
auteur croyait pouvoir présager en disant qu'elle garantirait la suprématie de la musique
allemande pendant les cent ans à venir. Mais déjà bien avant que l'intérêt des
compositeurs pour cette technique décline, le soutien des mélomanes manqua. En effet,
le rejet de la musique sérielle par les mélomanes semble ne pas avoir beaucoup évolué
depuis les années vingt ; et cela malgré le fait que des compositeurs d'avant-garde,
héritiers de la révolution schoenbergienne, jouissent aujourd'hui d'un public
considérable.
Si la question de la validité historique de la musique sérielle ne se pose plus
depuis longtemps, celle de sa valeur esthétique reste toujours d'actualité. Des arguments
plaidant tant en sa faveur que contre, ont été avancés de manière convaincante : Adorno
(1949 ; 1962 trad.) l'a défendue dans le domaine philosophique, tandis que le chef
d'orchestre suisse Ernest Ansermet, l'a habilement condamnée dans celui de la théorie
musicale. Ces points de vue contrastants tentent de légitimer, après coup, une
expérience esthétique décevante pour l'un, et réussie pour l'autre.
Une autre manière d'interroger le bien-fondé de cette musique consiste à
enquêter sur son potentiel esthétique intrinsèque. Si l'on accepte que l'émergence d'un
contenu esthétique est le résultat d'une réciprocité entre d'une part l'objet d'art, et d'autre
part le sujet, c'est que le premier possède un potentiel à susciter l'expérience esthétique.
Comme l'écrit Dominique Chateau : « l'objet esthétique s'adresse à nous, nous interpelle ;
il n'est pas une masse amorphe que le regard de l'esprit illuminerait à volonté ».341 La
dimension esthétique de l'objet d'art se présente donc comme une force dynamique,
agissante, à l'instar de la gravité qui concède la pesanteur à la matière.
En tant qu'objet d'art, l'œuvre musicale constitue donc une tentative pour établir
une communication inter-subjective entre le compositeur et l'auditeur. Que cette
communication se réalise présuppose que les moyens techniques par lesquelles se

341 L'expérience esthétique : intuition et expertise, presse universitaire de Rennes, 2010, p. 57

237
concrétise l'intention expressive du compositeur assurent une conductivité à son
l'intention esthétique. Jerrold Levinson semble adhérer à cette idée lorsqu'il écrit :
« Pleasure in art and aesthetic value are connected only when a demonstrable propensity
to given pleasure, inhering in the artwork, is present »342 ; bien que le plaisir purement
sensuel ne garantisse pas une expérience proprement esthétique, lorsque l'objet d'art
possède la capacité de susciter le premier, la voie est ouverte pour le dernier.
Il nous paraît donc légitime d'interroger la conductivité de la méthode sérielle en
essayant de mesurer son intelligibilité face à l'architecture cognitive de l'écoute.
L'hypothèse positive consiste donc dans la croyance que la technique sérielle possède
une force proto-esthétique inhérente. Naturellement, de telles recherches font appel à la
méthode expérimentale, et tant la musicologie analytique que l'esthétique spéculative se
heurtent à cette difficulté méthodologique. Mais le domaine de la psychologie cognitive
de la musique n'a pas tardé à s'y intéresser. Des expériences concernant ce répertoire ont
été conduites dès 1958 ; elles visent à mesurer la capacité de sujets, tant musiciens que
non-musiciens, à reconnaître par l'écoute si une œuvre est composée suivant le principe
sériel ou pas. Des expériences plus récentes étudient la technique sérielle dans le cadre
plus précis des grammaires artificielles et de leur apprentissage implicite.
Si, à l'instar de la musique tonale, l'écoute de la musique sérielle peut conduire à
l'apprentissage implicite de régularités qui la caractérisent (Imberty, 1969), alors on
devrait lui reconnaître une réelle capacité communicationnelle, et donc un potentiel
proto-esthétique. Néanmoins, cette conclusion se voit entravée par des résultats
expérimentaux contradictoires, dont la rigueur scientifique nous empêche d'accepter les
uns au détriment des autres. Nonobstant, l'analyse comparative de ces études que je
propose dans ce qui suit, pose la question du rôle joué par l'écoute dans ces expériences.
La contradiction entre les résultats peut-elle être nuancée grâce à la considération de
stratégies d'écoute différentes induites par le protocole expérimental ? (Barbosa, 2015)
c'est la question que je pose et à laquelle j'apporterai une réponse affirmative.
On sait que l'effet d'un apprentissage implicite peut être inhibé par des décisions
à l'égard de la gestion des ressources cognitives, notamment lorsque une tendance égo-
centrée est favorisée.

342 Jerrold Levinson, The Pleasure of Aesthetics, Cornell University Press, Ithaca, 1996, p. 13.

238
In terms of features that may distinguish implicit knowledge from explicit knowledge,
learning is more likely to result in knowledge below rather than above the subjective
threshold when subjects focus on items rather than underlying rules .343

La complexité cognitive de l'écoute nous pousse à considérer l'hypothèse d'un


lien causal entre le protocole expérimental et un type d'écoute restrictif pouvant jouer un
rôle déterminant dans les performances de l'acte perceptif. La stratégie d'écoute
favorisée par le protocole pourrait par conséquent biaiser les réponses évaluées par
l'expérimentateur. Je présente maintenant trois études expérimentales sur lesquelles ma
déduction sera par la suite construite.

Les expériences

1.
L'expérience la plus ancienne est celle publiée en 1958 par Robert Francès dans
La perception de la musique. Elle évalue deux groupes de sujets. Le groupe A est
constitué de musiciens ayant analysé, composé et dirigé des œuvres sérielles ; il s'agit
donc d'experts. Le groupe B est constitué de musiciens professionnels n'ayant pas de
compétences poussées concernant la technique sérielle. 344 28 exemples musicaux
composés pour l'expérience sont présentés aux deux groupes. 24 de ces exemples sont
composés sur une même série, tandis que les 4 restants sont écrits sur une série
différente. Après une phase de mémorisation des deux séries, les sujets doivent déclarer
sur quelle série est composé chacun des extraits.
Les résultats ont montré que les deux groupes de sujets attribuent la mauvaise
série plus souvent qu'ils ne le feraient en agissant au hasard. L'expertise acquise de
manière explicite ne se retrouve donc pas dans une tâche de reconnaissance auditive. En
plus, ces résultats permettraient d'affirmer qu'il n'y a pas d'apprentissage facilitant la
reconnaissance de structures sérielles différentes.

343 Zoltan Dienes, Dianne Berry, « Implicit learning : Below the subjective threshold »
Psychonomic Bulletin and Review, 4 (1), 1997, p. 9.
344 Il faut pas oublier que dans les années 50 à Paris, la méthode sérielle était très présente dans
le milieu académique musical notamment grâce à l'enseignement de René Leibowitz. Si les
sujets du groupe B ne sont pas des experts, ils n'ignorent surement pas tout sur la méthode en
question.

239
2.
La deuxième expérience qui nous intéresse ici est présentée par Emmanuel
Bigand et Charles Delbé en 2010.345 Elle comporte aussi deux groupes de sujets : le
premier constitué de musiciens – étudiants en deuxième cycle de musicologie –, le
deuxième regroupe des sujets d'un âge équivalent au premier mais n'ayant pas reçu de
formation musicale explicite. Pendant une première phase d'apprentissage, 20 extraits
strictement sériels leur sont présentés. Suit une deuxième phase où les sujets sont testés
de la manière suivante : des paires d'extraits sont présentés. Les deux éléments de
chaque paire ont le même rythme et contour mélodique, mais, tandis que l'un est
strictement sériel, l'autre comporte des écarts à la norme sérielle. Les sujets devaient
indiquer quel membre de la paire était plus cohérent avec les extraits présentés pendant
la phase d'apprentissage.
Les résultats ont montré que les auditeurs, musiciens comme non-musiciens,
acquièrent une connaissance implicite leur permettant de juger le caractère sériel d'un
extrait, et cela, après une phase d'apprentissage très courte.

3.
La troisième expérience renforce les conclusions de la dernière en empruntant
un protocole similaire. Elle a été menée par Emmanuel Bigand et l'équipe du LEAD, 346
et présentée en 2010. Deux groupes de sujets ayant les mêmes caractéristiques que ceux
de l'expérience 2 s'y sont prêtés. Dans une première phase d'apprentissage, 20 canons,
tous composés sur la même série, sont donnés à entendre. Pendant la deuxième phase, la
reconnaissance de cette série est testée par la présentation de 20 couples de nouveaux
canons. Comme pour l'expérience 2, les canons de chaque couple partagent le rythme et
le contour mélodique ; mais, tandis que le premier canon de chaque paire est écrit sur la
série utilisé dans la phase d'apprentissage, le deuxième est composé sur une autre série.
Les sujets devaient indiquer quel canon de la paire était composé de la même façon que
ceux de la phase initiale.
345 E. Bigand & Ch. Delbé, « L'apprentissage implicite de la musique occidentale » Musique,
Langage, Emotion : une approche neuro cognitive, Régine Kolinsky, José Morais & Isabelle
Peretz (dir.), Presse universitaire de Renne, 2010.
346 E. Bigand, « Musiciens et non-musiciens perçoivent-ils la musique différemment ? » Le
cerveau musicien, Bernard Lechevalier, Hervé Patel, Francis Eustache (éds), Bruxelles, De
Boeck, 2010, pp. 220-233. Le LEAD est le laboratoire d'étude de l'apprentissage et du
développement, rattaché à l'université de Bourgogne.

240
Les résultats ont montré que tant les musiciens comme les non-musiciens
parvenaient à identifier le canon écrit dans la série exposée pendant la phase
d'apprentissage. Leurs performances sont de 63% et 60% respectivement. Les
divergences entre les résultats des expériences 2 et 3 et la première, sont d'autant plus
frappantes que le niveau de formation musicale des sujets du groupe A dans l'expérience
de Francès, est nettement supérieur à celui des sujets musiciens dans les deux autres.

Commentaire

Malgré la rigueur du protocole expérimental encadrant chacune de ces


expériences, les résultats obtenus ne peuvent pas coexister sans conflit. Si selon Francès
l'identification de l'unité sérielle par l'audition ne semble pas une compétence pouvant
être acquise – et cela malgré un apprentissage explicite de la théorie sérielle allant
jusqu'à l'expertise –, pour Bigand (2010) et Bigand et Delbé (2010) il y a un effet
indéniable d’imprégnation implicite après une phase d'exposition, ayant comme
conséquence la reconnaissance d'un type sérielle précis.
Avant de tenter la conciliation de ces résultats, il faut bien remarquer qu'il y a
un point commun sur lequel ils s'accordent tous. Il s'agit du fait que le niveau de
formation musicale des sujets n'a pas une incidence très importante sur les résultats de
ce type d'évaluation. L'idée courante selon laquelle la capacité à apprécier la musique
serait nettement améliorée par l'éducation musicale est en effet mise en question par
l'étude de l'apprentissage implicite (B. Tillmann, 2005 ; M. Rohrmeier & P. Rebuschat
2012). Des très nombreuses études sur l'apprentissage implicite (A. Reber, 1989 ; M.
Rohrmeier & Cross 2009), montrent que les caractéristiques saillantes d'une grammaire
artificielle peuvent être reconnues par des sujets, après une phase d'exposition souvent
brève. À l'opposé, un apprentissage explicite des règles grammaticales gouvernant une
grammaire donnée ne conduit pas à une reconnaissance significativement supérieure des
énoncés grammaticalement corrects.
Les expériences 2 et 3 ici présentées, s’inscrivent dans ce champ de recherche
pour lequel la musique apparaît particulièrement appropriée. Certes, l'expérience menée
par Francès peut aisément être assimilée à une étude d'apprentissage implicite ; le fait

241
qu'elle soit constituée d'une première phase de familiarisation avec un matériau qui fera
par la suite l'objet d'une évaluation, coïncide avec le protocole des deux autres
expériences. Nonobstant, dans l'esprit de son auteur, l'échec dans la reconnaissance de la
bonne série reflète plus une insuffisance inhérente à la méthode sérielle, que la difficulté
à observer l'acquisition d'une compétence chez l'auditeur. Or, en qualifiant la grammaire
de trop complexe, la possibilité de questionner le rôle de l'écoute est mis à l'écart. Si la
difficulté d'apprentissage dans l'expérience 1 n'est pas due à une grammaire « trop
complexe », alors elle est soit d'ordre cognitif, sois le reflet d'une défaillance dans le
protocole expérimental. La stratégie d'écoute adoptée par les participants ayant été
négligée dans ces trois études, nous semble être une piste prometteuse pour expliquer
l'aspect contradictoire de ces résultats.
Pour que les résultats de ces trois études révèlent une cohérence cachée, nous
suggérons donc d'évaluer la situation d'écoute dans laquelle les sujets sont entraînés par
le protocole lui-même. Différents types d'écoute correspondent à des gestions distinctes
des ressources cognitives qui sont principalement attentionnelles et mnésiques. Mais
avant cela, il convient de mieux cerner la tâche qui consiste à écouter de la musique
sérielle, non pas avec l'impératif de la contemplation esthétique, mais avec celui
d'extraire de l'information sensorielle.

Le principe sériel, contraignant de manière stricte le paramètre des hauteurs,


peut être assimilé à une grammaire artificielle. On peut imaginer que les paramètres
exclus du traitement sériel, ainsi que la complexité résultant d'une écriture
polyphonique, rendraient la lisibilité du principe grammatical dicté par la série plus
difficile. En effet, Francès a pu montrer dans la même expérience ici citée, que les
extraits monodiques sont mieux reconnus que les extraits harmoniques. Les extraits
contrapuntiques se plaçant en dernière position. Cela correspond au fait que le taux de
redondance dans une œuvre sérielle monodique, est beaucoup plus élevé que dans une
polyphonie complexe comme celle du deuxième mouvement du Quatuor Op. 28 de
Webern (Morgan, 1992 pour une analyse).
Si l'analogie communicationnelle peut nous conduire à assimiler les paramètres
dont le traitement n'est pas sériel au bruit qui rend plus complexe le déchiffrage d'un
message, pour le compte de l'œuvre musicale en tant qu'elle est assimilée à l'émergence

242
d'un contenu esthétique, la simple coïncidence entre le postulat théorique d'une
grammaire et sa réalité sensible avérée, ne suffit pas au déchiffrage du « message ».
C'est pourquoi, si un apprentissage implicite de la technique sérielle a lieu, cela n'est pas
un gage de la validité esthétique d'une œuvre sérielle – ce qui d'ailleurs s'applique aussi
à la musique tonale. Nonobstant, un potentiel esthétique intrinsèque, exploitable par le
compositeur, aura été démontré.
Dans l'esprit de Schoenberg, le but de cette technique est de créer une
dimension débarrassée de la hiérarchie inhérente aux échelles asymétriques où
s'établissent entre les notes des rapports de tension inégaux. Théoriquement l'espace
sériel porte un caractère lisse, non-téléologique 347 ; d'autant plus que l'émancipation de
la dissonance a déjà aboli la dynamique du couple dissonance/consonance.

Le troisième avantage de la série est qu'avec la composition avec douze sons


l'apparition des dissonances se trouve réglementée. On ne se sert plus des
dissonances à la manière d'un condiment qui relève les consonances348.

L'écriture tonale, par les caractéristiques dynamiques qui la distinguent de la


série, conduit à un apprentissage consistant à susciter l'attente d'événements spécifiques
à des moments précis349 ; l'auditeur est mené à se soucier du quoi et du quand (Imberty,
1969; Bharucha, 1987 ; Huron, 2006). La création d'attentes qui caractérise le temps
tonal, est lié à la notion d'attraction ou fonction tonale, or, on le sait, ces notions sont
absentes de la pensée sérielle ; Schoenberg les sacrifie au profit de l'unité que l'emploi
d'une série unique doit garantir au sein de l'œuvre. L'espace théorique de la structure
sérielle semblerait plutôt poser la question suivante « comment ce caractère unitaire est-
il créé et maintenu ? »,
Le fait que les sujets de l'expérience 2 distinguent l'extrait sériel de celui

347 Leonard Meyer parle de musique téléologique faisant référence à la musique tonale où
l'auditeur reconnaît la direction que le discours musical et susceptible de prendre à un
moment donné. Au contraire, par musique non-téléologique il fait référence à une absence de
fiabilité dans la prédictibilité concernant le déroulement de l'œuvre. Voir cf. : L. Meyer,
Music, the Arts and Ideas.
348 Arnold Schoenberg, Le style et l'idée, trad. Christiane de Lisle, Buchet/Chastel, 1977, p.
189.
349 Leonard Meyer, dans son célèbre ouvrage musique et émotion (1956), postule l'attente
– qu'il met en lien avec les travaux de l'école de la Gestalt – comme responsable du
jaillissement d'émotions suscitées par la musique.

243
comportant des « fausses notes », montrerait qu'ils sont sensibles au caractère sériel
sous-jacent qui est porté par le seul paramètre de la hauteur. Cette hypothèse permettrait
de concilier la première et la deuxième expérience : en effet, si des musiciens experts ne
réussissent pas à attribuer la bonne série aux extraits, cela serait dû au fait que toute
série, peut importe son état – original, rétrograde, inversion ou inversion du
rétrograde –, possède le même taux de redondance. Il pourrait donc avoir un
apprentissage sensible qui permet de reconnaître le caractère sériel indépendamment
des attributs spécifiques à la série employée. Un cas semblable serait celui d'un auditeur
qui reconnaîtrait qu'une musique est « tonale » sans parvenir à identifier si l'extrait en
question est majeur, mineur ou modulant. Cette représentation aurait un caractère
cohérent mais général.
Si cette hypothèse est considérée, on est obliger d'expliquer la nouvelle
contradiction, cette fois entre les résultats de la troisième expérience – où les sujets
parviennent à associer un extrait à une série particulière –, et ceux de la première – où
des experts n'y arrivent pas. C'est sur ce point que la variable de la stratégie d'écoute va
nous être utile.
Puisque le caractère non-téléologique commun à toute série est sous-jacent, il
est perçu comme une qualité globale de la pièce ; c'est le taux de redondance qui se
dégage de manière constante et régulière de l'œuvre, mais qui est comme dissimulé
derrière l'artisanat du compositeur. Or, la sonorité propre à une série est une qualité qui
se perçoit dans un autre registre, non pas comme résultat d'un calcul statistique sur la
récurrence des notes, mais par l'immédiateté des figures perçues localement – dans la
mémoire à court terme –. Un bon exemple de cela est la série choisie par Berg pour son
concerto pour violon (ex. 8). En favorisant les quintes et les tierces, cette série lui
permet de jouer sur des combinaisons dont la sonorité est plus proche du langage tonal
que ne le permettent les séries de Webern ou de Schoenberg. Néanmoins, l'utilisation
sérielle de cette série comme de toute autre peut résulter dans des taux de redondance
similaires.

244
Exemple 8
Série utilisée par A. Berg dans son concerto pour violon et orchestre.

La structure interne de la série détermine donc des caractéristiques de surface


qui seront perçues comme des traits du style. En tant que stimuli auditif, la typicité d'une
série fait l'objet d'un traitement au niveau sensoriel, alors que le caractère redondant de
toute série semble résulter d'un traitement plus profond – calcul de probabilités. De ce
point de vue, pour que deux séries différentes puissent être distinguées, il convient que
l'écoute soit particulièrement attentive au niveau sensoriel ; le plus bas niveau de la
perception. On est donc face à un problème de degré qui n'est pas sans rappeler la notion
Humienne de délicatesse. Serait-il justement question de délicatesse de l'écoute plus que
d'expertise ? Et qu'est ce que la délicatesse si non un style dans l'engagement de l'écoute ?
Comme conséquence de l'originalité de chaque série, la différence entre deux
séries n'est pas – comme c'est le cas entre deux tonalités – réductible à une transposition.
En effet, on ne peut pas transposer une mélodie d'une série à une autre sans que ce
qu'Ehrenfels a appelé la Gestaltqualität ne disparaisse. L'expérience 3, en réalisant dans
la phase test la transposition de l'un des canons de chaque paire vers une nouvelle série,
cible cette distinction. La condition est donnée pour que les sujets témoignent une
distinction entre d'un côté les stimuli qui constituent la surface et expriment les
propriétés caractéristiques de chaque série – la rugosité de surface –, et le principe sériel
sous-jacent qui s'exprime comme une caractéristique globale et commune aux deux
canons de chaque paire. Dans cette expérience les sujets ont distingué les deux séries de
manière implicite ; en d'autres termes, ils semblent pouvoir répondre intuitivement à la
question du « comment – par quelle série – le caractère unitaire est-il réalisé? ». La
conciliation de ces résultats avec ceux de Francès (1958) serait possible par l'hypothèse
selon laquelle des gestions d'écoute différentes sont encouragées par les différents
protocoles expérimentaux. Comme on l'a dit, les limites des ressources cognitives
comme l'attention et la mémoire, imposent la négligence d'un certain nombre d'indices
susceptibles d'être traitées (Broadbent, N. Cowan,1997 ; A. Baddeley , 2007 ; J. Ninio,
2011). La nature de ce trafic sélectif dépendra en partie des conditions physiques

245
données, ainsi que des intentions qui motivent le sujet. Autrement dit, la tâche imposée
par l'expérimentateur, peut être à l'origine soit d'une inhibition, soit d'une facilitation
perceptive.

La tâche et l'effet de bord

Rappelons que les sujets participant à l'expérience de Francès étaient des


musiciens professionnels, et certains des experts de la technique sérielle. La tâche qui
leur est donnée consiste à comparer des extraits avec des séries qu'ils ont préalablement
entendues à plusieurs reprises. Il s'agit donc d'une tâche de comparaison suivie d'une
prise de décision. Dans cette condition, la mémoire des sujets est requise par la
mémorisation des deux séries ce qui est une tâche difficile étant donné l'empan de la
mémoire à court terme. Cet exercice est donc susceptible d'accaparer la mémoire de
travail (Baddeley, 2007). En outre leur condition de musiciens en situation d'évaluation
peut les emmener à favoriser intuitivement un traitement descendant de l'information
appuyé sur des connaissances musicales acquises – commentaire d'écoute. Dans ce
contexte d'engagement cognitif, leurs ressources attentionnelles doivent garantir la
récupération constante des deux séries, ainsi que leur permanente comparaison avec les
extraits qu'ils écoutent en temps réel. Notons que cette tâche de comparaison est d'autant
plus laborieuse que les sujets possèdent de connaissances explicites, abstraites, à l'égard
de la manière dont une série peut être traitée dans une œuvre : s'agit-il d'une forme
originale ? D'une inversion ? D'un rétrograde ? Ou encore de l'inversion du rétrograde ?
Etc., sont quelques unes des questions qui engagent le versant descendant du traitement.
Il semblerait donc, d'après les résultats de cette expérience, que cette gestion de l'écoute,
fortement dirigée de manière égo-centrée, gêne la reconnaissance des traits de surface
qui établissent la parenté entre une série donnée et un extrait musical. Parenté pour
laquelle une tendance réceptive de l'écoute semblerait plus favorable.
Quant aux sujets des expériences 2 et 3, la tâche qu'ils doivent accomplir est
sensiblement différente en termes de sollicitation cognitive. Il ne s'agit pas d'une prise
de décision dans le sens où ils seraient amenés à pondérer un foisonnement
d'informations de type conceptuelle — type d'intervalle, état de la série, écriture
musicale. Les sujets ici ne doivent rien mémoriser, et plus encore, ils n'ont pas les

246
connaissances techniques de l'expert qui viendraient grignoter l'empan mnésique et
attentionnel (Fraisse, 1956). Il s'agit pour eux d'une tâche de reconnaissance. Moins
gourmande en ressources cognitives que le rappel, la reconnaissance et avant tout un
traitement ascendant. L'on peut supposer que les sujets ont adopté une stratégie d'écoute
à tendance réceptive qui, comme on l'a proposé dans la section précédente, peut
accorder plus de ressources au traitement des données sensorielles. 350 Dans ce cas, les
intervalles et les harmonies laissent une trace plus vive dans l'esprit des auditeurs qui
seraient plus sensibles à la couleur d'une série particulière, et par son intermédiaire, à
une représentation de la rigueur sérielle subjacente. Il me semble que les expériences 2
et 3 mettent en évidence d'une forme de connaissance presque somatique (Damasio,
1994) où le jugement des sujets est motivé par une sorte de résonance sensorielle ; peut-
être déjà affective ? En tout cas, s'il s'agit bien d'une tâche de reconnaissance, les sujets
ne pourront pas dire de manière explicite ce qu'ils ont « reconnu » ; ils répondent
suivant l'intuition qui leur dicte leur connaissance implicite.

Conclusion

Le but de cette étude comparative a été de donner à voir, par un exemple précis,
le rôle éminemment dynamique que joue l'écoute dans l'émergence d'une expérience
subjective, et la manière comme elle peut devenir apparente dans le jugement que l'on
fait sur la musique. Les caractéristiques structurelles et grammaticales de l'écriture
musicale sont aussi reflétées dans cet exercice d'écoute par leur potentiels
communicationnels. Je pense que l'écoute, formulée en termes d'un ensemble de
fonctionnalités cognitives, peut devenir un outil heuristique puissant, et cela tout en
laissant apparent le lien entre ses fonctions et l'émergence d'une expérience subjective
pouvant aller de la gratification intellectuelle à la jouissance esthétique.

350 Il s'agirait d'une écoute qui serait plutôt passive en amont et réactive en aval, après avoir
permis la collecte d'une emprunte sensorielles riche.

247
Partie

III

Plaidoyer pour une réciprocité entre


l'aisthésis et l'analyse musicale

248
Chapitre 7

Créativité et analyse

Il n'est pas courant de faire référence à la notion de créativité dans le domaine


de l'analyse musicale, si ce n'est pour faire l'éloge du génie de l'artiste. Considérer la
créativité de celui qui fait l'analyse n'est pas perçu comme une nécessité. Est-ce le rôle
de l'analyste que d'être créatif ? Cela n'équivaut-il pas à s’immiscer dans le domaine
propre au compositeur ? Les compositeurs ayant eu aussi une activité de théoriciens
nous permettent de contextualiser ces questions et de leur donner une première réponse.
Lorsque Rameau publie ses traités sur l'harmonie (1722 ; 1750), le fait-il en tant
qu'artiste créateur et créatif ? Il est évident que le compositeur de la cour de Louis XV
se présente en savant. Il maîtrise les méthodes scientifiques en vigueur et soumet son
travail à l'académie des sciences. Ainsi, en 1722 il nous présente les « principes naturels »
auxquels les artifices de la musique bien écrite peuvent être « réduits ». Plus tard, dans
sont traité de 1750, il nous propose la Démonstration du principe de l'harmonie servant
de base à tout l'Art Musical théorique et pratique. Il apparaît clairement que son but
n'est nullement la création mais la découverte ; il ne se servira de l'imagination mais de
l'observation, et bien sûr, de la méthode. On sait combien il était important pour Rameau
d'être lu et compris par les membres de l'académie royale des sciences. Néanmoins son
rapport avec le milieu scientifique aura été toujours difficile ; sans doute la
transdisciplinarité de celui que d'Alembert nomma le « musicien-philosophe », n'était
pas bien vue de son vivant.351
Rameau aurait donc répondu à notre question sur la pertinence de la créativité
dans l'analyse musicale par la négative. Bien que sa musique fasse preuve d'une
imagination aussi féconde qu'audacieuse, 352 sa position théorique est proche de celle des
351 Peut-être pouvons-nous résumer la situation dans laquelle se trouve Rameau face à la
communauté scientifique par la critique que lui adresse Bemetzrieder dans Leçons de
clavecin et principes d'harmonie (1771) ; ouvrage qui avait l’approbation de Diderot. « que
fait un bon physicien lorsqu'il rencontre un phénomène qui contredit son hypothèses ? Il y
renonce. Que fait un systématique ? Il fonce, il tord si bien les faits, que, bon gré, malgré, il
les ajuste avec ses idées ; et c'est ce qu'a fait Rameau ». p. 514.
352 L e Trio des Parques du deuxième acte de son opéra Hippolyte et Aricie est un excellent
exemple de la créativité tout à fait bouleversante de Rameau. En effet, comme on peut le lire
dans la première édition de cet œuvre, les musiciens de la Cour avaient refusé de chanter la
version originale de ce trio composé dans un contrepoint chromatique et faisant appel au

249
grecs anciens, et fait écho à l'idée émise par Kepler dans son Harmonia Mundi de 1619
selon laquelle l'univers est construit suivant des rapports arithmétiques précis, lesquels
coïncident avec ceux composant la belle musique. C'est-à-dire que la musique, en tant
qu'objet d'analyse, se réduit à cette objectivité qui la rend, de manière inéluctable, égale
à la somme de ses proportions ; tant son incidence culturelle que sa dimension hédoniste
demeurent en dehors de l'équation.

C'est dans la musique que la nature semble nous assigner le principe physique de
ces premières notions purement mathématiques sur lesquelles roulent toutes les
sciences, je veux dire, les proportions harmonique, arithmétique et géométrique. 353

Que peut-on dire d'un traité comme le Gradus ad Parnassum de Joseph Fux ? Il
s'agit là encore d'un ouvrage théorique écrit de la main d'un grand compositeur.
Reconnaît-on la main créative de l'artiste dans son traité ? À la différence des traités de
Rameau, Le texte de Fux n'a pas de prétentions scientifiques. Son but est purement
didactique et s'adresse à celui qui veut apprendre l'art du contrepoint dans la tradition de
la musique sacrée de la Renaissance ; un style que l'auteur trouve quintessencié dans
l'œuvre de Palestrina. S’agissant donc d'un traité d'écriture musicale, on pourrait
imaginer que la créativité du disciple serait prise en considération. Mais quiconque lit ce
traité se retrouve face à un discours normatif qui invite à la sage imitation, et au respect
de la norme, faisant peu de cas de la capacité d'invention.

Joseph.– Why do you omit the seventh ? (…)


Aloys.– I have intentionally omitted the seventh. However, there is hardly any reason to
be given except the model of the great masters, to which we should pay the utmost
attention in our work. There is no one of them who has used the seventh resolving in
this way to the octave.354

Pour Aloysius,355 l'exemple des grands maîtres est érigé en norme par la

procédé – rare à l'époque – de l'enharmonie.


353 Jean-Philippe Rameau, Démonstration du principe de l'harmonie, Paris, Durant-Pissot,
1750, p.viii.
354 Joseph Fux, Gradus ad parnassum, trad. Alfred Mann, New York, Norton, 1971, p. 58.
355 Le traité est entièrement écrit en forme de dialogue entre deux personnages. Aloysius est
celui qui tient le rôle de maître.

250
formulation théorique, qui comme il le suggère, se suffit de l'imitation pour se justifier.
Cette norme est ensuite institutionnalisée et normalisée par une pratique
académiquement plus obéissante que consciencieuse. Dans l'exercice d'une écriture ainsi
formalisée, la créativité non seulement apparait comme accessoire, mais elle est
potentiellement dangereuse. Cette lecture normative de l'œuvre musicale devient
dramatiquement évidente dans les nombreux épisodes où des compositions aujourd'hui
célèbres, ont connu le rejet d'institutions musicales comme la villa Médicis qui refusa
Le printemps de Debussy, ou encore le célèbre épisode où la société de musique de
chambre de Vienne rejette la Nuit transfigurée d e Schoenberg en raison d'un
renversement interdit de l'accord de neuvième. Comme dans le traité de Fux, cet
académisme qui frôle le dogmatisme est le fruit de l’élévation de l'œuvre d'un groupe
d'artistes partageant des traits stylistiques, au rang de paradigme dominant. La théorie
cherche dans ce cas à maintenir tel ou tel paradigme; à préserver une tradition
constituant ce que Kuhn décrit comme la phase normale d'un paradigme scientifique.
Cette attitude, conservatrice dans le sens premier du terme, se retrouve souvent dans la
motivation du musicologue qui considère l'œuvre comme une sorte de modèle
archétypique parfait. Selon cette perspective, l'œuvre n'est pas seulement telle qu'elle
nous apparaît sur la partition, mais elle est telle qu'elle devait être. La créativité devient
ainsi un aspect biographique dans la genèse de l'œuvre, et se voit confinée à l'espace
temps de sa création ; un fossile pour l'analyste.
Un effet de sacralisation de l'œuvre d'art, sans doute exacerbé par l'importance
grandissante de la figure de l'artiste dans la culture occidentale depuis la Renaissance,
accentue donc la méfiance vis-à-vis de l'utilité de la créativité dans l'analyse. Cette
espèce d'aura accolée à l'œuvre, qui dans l'art plastique conduit souvent au fétichisme,
est un attribut que les anthropologues ont observé dans les pratiques rituelles de toutes
les société d'hominidés : d'une part, dans l'objet matériel convergent les représentations
subjectives individuelles, et d'autre part, en devenant le référent d'un consensus social
l'objet se voit investi d'une qualité qui le transcende ; il devient symbole. Mais ce
rapport idolâtre, mystificateur, ne représente-il pas un éloignement vis-à-vis de la
relation ouverte entre le créateur et sa création ? L'analyse peut-elle voir dans l'œuvre un
processus créatif réversible ? Non pas dans le sens d'une étude des esquisses, mais dans
celui où il y a une forme d’inachèvement palpitant dans l'œuvre finie ? Ou alors

251
l'analyse est t-elle condamnée à considérer l'œuvre comme fatalité ? Est-ce que le
rapport de la créativité à l'œuvre s'arrête à l'achèvement de celle-ci par l'artiste ?
Dans la conception traditionnelle de l'analyse, la créativité apparaît au
musicologue non seulement comme une heuristique dangereuse, mais aussi comme
méthodologiquement insaisissable. L'exemple de Fux n'est pas un cas isolé, il est plutôt
l’archétype du traité d'écriture. Cette situation est favorisée par la croyance
culturellement répandue selon laquelle la créativité est une compétence exceptionnelle.
Par conséquent, le musicologue n'est pas dans l'obligation de la posséder. On pourrait
dire que la dose d'ambiguïté que résout l'intuition esthétique du compositeur lorsqu'il
fait un choix d'écriture, tend à être décrite par l'analyse dans les termes d'une nécessité
impérative : nécessité de continuer une phrase au-delà de sa carrure habituelle, ou
nécessité de rupture formelle là où elle advient contre toute attente. Le danger de décrire
par une théorie inflexible et autonome l’intentionnalité d'un processus poïétique, est
dénoncée par Nicholas Cook dans ces termes :

For Forte as for Schenker, it is the analysis that represents the rationale, the
underlying logic – in a word, the intentionality – of the music, and to make sense
of the sketches means to interpret them within that analytical framework. All the
sketches can do is corroborate the intentionality inherent in the analysis. 356

Dans un entretien avec le neurologue Jean-Pierre Changeux, Pierre Boulez nous


parle d'une dimension expérimentale qui serait caractéristique du processus de création.
Pour le musicologue, appréhender cet aspect expérimental apparaît comme une tâche
méthodologiquement irréalisable. Les courants analytiques qui priorisent la conception
d'une théorie close et auto-référente qui normalise le discours musical, s'opposent par
leur réductionnisme à l'essence même de l'expérimentation. Car, pour que « la solution
la plus efficace »357 choisie par le compositeur conserve son sens, elle doit pouvoir être
comprise justement comme ce qu'elle est : une solution parmi d'autres.

Par moments, on jongle avec les idées, c'est-à-dire que l'on prépare plusieurs

356 Nicholas Cook, « Playing God : Creativity, analysis, and aesthetic inclusion » , Musical
Creativity, I. Deliège and Geraint Wiggins (eds.), New York, Psychology Press, 2006, p 14.
357 Pierre Boulez, dans : P. Boulez, J-P. Changeux et Ph. Manoury, Les neurones enchantés,
Paris, Odile Jacob, 2014, p. 136.

252
solutions. On teste de plusieurs manières et, finalement, c'est cette solution qui se révèle
la meilleure. L'aspect expérimental est présent.358

De son côté, on l'a vu, l'auditeur est dans une situation où sa compréhension de
l'œuvre passe par sa capacité à formuler des attentes plausibles. Si le sens de l'œuvre
émerge tant pour le compositeur que pour l'auditeur dans un rapport extra-opus, alors
pourquoi l'analyse se bornerait-elle à considérer l'œuvre comme finitude ? Dans le
deuxième texte recueilli dans Jalons, Boulez parle du processus de composition comme
d'un « labyrinthe qui joint l'idée à la réalisation ». Pour lui, l'analyse formelle
académique est incapable d’englober cet aspect qui pourtant appartient et donne son
sens à l'œuvre finie.

C'est pourquoi l'analyse non créatrice mutile, parce qu'elle réduit une œuvre à des
démarches finies, formées ; elle considère l'œuvre comme une somme de forces en
équilibre où l'invention est enclose. Elle considère que l'invention appartient à ces forces
et ne peut leur échapper ; elle n'admet pas qu'elle puissent être centrifuges ; elle les
renvoie à l'intérieur d'une œuvre, à l'intérieur d'une période historique déterminée. 359

On peut dire que jusqu'à un certain point, la cohérence esthétique de l'œuvre se


révèle seulement dans un rapport extra-opus ; dans une forme de contexte concurrentiel
entre des idées potentiellement utiles vis-à-vis desquelles l'idée retenue marque
l'engagement nécessaire auquel la création oblige. D'un point de vue ontologique,
l'œuvre à son état final ne serait possible qu'en conservant un statut de possibilité, et non
pas de nécessité. Dans L'homme neuronal, Changeux propose le concept de darwinisme
mental. Il se réfère ainsi au processus de sélection au niveau des connexions synaptiques
entre les neurones qui a lieu dans le cerveau après la naissance. Il suggère, toujours dans
son échange avec Boulez (c f . 2014), que l'acte créatif pourrait faire l'objet d'une
« évolution darwinienne des représentations mentales ».360 Cette concurrence adaptative
qui caractérise la sélection de « la solution la plus efficace » comme le dit Boulez, a lieu
dans l'imaginaire créatif du compositeur et favorise les idées les plus adaptées à la fois
sur le plan du style et de l'intention. Chez l'auditeur, cette concurrence prend la forme
358 Ibidem.
359 Pierre Boulez, Jalon, pour une décennie, Paris, Christian Bourgois, 1989, p. 36.
360 Jean-Pierre Changeux, dans : Ibidem, p. 129.

253
d'inférences probabilistes. La psychologie de l'apprentissage (Reber, 1993) a pu montrer
avec des preuves solides que la représentation d'attentes structurelles en termes de
probabilités, est indispensable à la compréhension de grammaires artificielles ou
naturelles – apprentissage linguistique –, et donc applicable aux notions de langage et de
style musical (Rohrmeier & Rebuschat, 2012). Une écoute est d'autant plus réussie sur
le plan esthétique qu'elle comprend l'enjeu créatif dans l'émergence de l'œuvre à la
perception à partir d'un champ de possibilités restreint ; c'est-à-dire, lorsqu'il y a
l'identification d'un langage qui inclut, en puissance, les rapports syntaxiques et
grammaticaux en acte dans l'œuvre.

Le génie ordinaire.

Une autre raison à la condamnation de la créativité dans l'analyse musicale, est


la conception naïve de la créativité elle-même. Une situation qui est pourtant dépassée
dans de nombreux domaines de la recherche appliquée aujourd'hui. Traditionnellement
la créativité a été dissociée de la raison car elle semble s'écarter de la voie induction-
déduction qui permet de corroborer la logique d'un esprit cartésien. Des psychologues
comme Robert Weisberg (1993) suggèrent que la pensée créative ne néglige pas les
mécanismes logiques de la raison, mais qu'au contraire, elle se sert d'eux, tout comme de
l'expertise acquise dans un domaine particulier. Selon cette perspective, l'expertise
spécifique à un domaine, tire profit de la pensée créative tant dans l'identification que
dans le traitement de problèmes. Ces derniers peuvent d'ailleurs concerner des domaines
distincts de celui de l'expertise. Jennifer Wiley a remarqué que lorsque les traits
caractéristiques de la créativité sont absents, l'expertise peut conduire à une inefficacité
dans la résolution de certains problèmes ; « In other words, domain knowledge may act
as a mental set, promoting fixation in creative problem-solving attempts. »361
Un effet particulièrement important de l'intérêt scientifique pour la créativité, est
le fait que ce concept s'affranchit de la valeur sociale que l'on attribue à l'objet ou à
l'idée créative. La créativité n'est pas seulement là où la culture nous a appris à la voir :
dans les objets d'art ou les grandes inventions techniques. Elle sera appréhendée comme

361 Jennifer Wiley, « Expertise as mental set: Negative effects of domain knowledge on creative
problem solving » Memory & Cognition, n° 26, p. 716.

254
un style cognitif362 permettant la résolution originale et efficace de problèmes de toute
sorte. Elle devient donc indépendante de la valeur publique que peut avoir le produit
final, et de l'aura mystificatrice qui enveloppe l'œuvre d'art devenue objet public. Que ce
soit une œuvre d'art appréciée par le plus grand nombre, ou d'une idée pour résoudre un
problème domestique, la créativité demeure une valeur inhérente non pas à l'objet, mais
à l'intention et au processus créateur.

Including value in the definition of creativity causes unsuspected problems for


theorizing. Most critically, we will not be able to determine definitively what products
are creative and what individuals are creative. This problem arises because the value
of a product can change over time.363

Au sein de la culture occidentale, dans une période aussi récente que le XIXe
siècle, a primé une conception de l'art où le créateur est assimilé à un individu doué
d'une compétence rare et exceptionnelle. Ce même siècle a vu s'agrandir le fossé entre
l'homme ordinaire et l'homme génial ; l'homme commun et l'homme au destin
extraordinaire. Aura-t-il fallu atteindre la révolution darwinienne pour ressentir le
besoin de lier l'homme banal à l'homme exceptionnel ? Dans tous les cas, le concept de
génie tel que le conçoivent le XVIIIe et XIXe siècles, est incompatible avec l'étude de la
créativité par la psychologie cognitive et expérimentale. Étude qui débute en l900 avec
l'Essai sur l'imagination créatrice de T. A. Ribot.
En 1827, lorsque Chopin finit sa première année d'études au conservatoire de
Varsovie, Elsner, son professeur de composition, le décrit comme un élève « doué
d'aptitudes exceptionnelles ». Un an plus tard, à la même occasion, Elsner qualifiera son
élève de « génie musical ». Ce changement d’appréciation est caractéristique d'une
distinction courante à l'époque entre talent et génie : il ne s'agit pas d'une distinction de
degré mais de nature. Chopin n'est pas devenu génial en travaillant son talant d'une
année à l'autre. En outre, Elsner ne peut pas lui apprendre à l'être, ou à le devenir. Il ne

362 Todd Lubart décrit les styles cognitifs comme « les préférences de l'individu pour un mode
donné de traitement de l'information » (cf, 2003, p. 38), plusieurs stratégies peuvent conduire
à une pensée créative.
363 Robert Weisberg, « Expertise and reason in creative thinking » , Creativity and reason in
cognitive development, James Kaufman and John Baer (eds.), Cambridge University Press,
2006, p. 8.

255
fait que l'aider à développer son talent. On pourrait interpréter la situation comme suit :
Chopin était déjà un génie en 1827, seulement, Elsner a pris la précaution d'en être sûr
avant de se permettre un jugement si élogieux envers son jeune disciple.
En 1767, le philosophe écossais William Duff est l'un des premiers à développer
une théorie du génie, qu'il définit comme résultant d'une relation particulière entre
l'imagination, le discernement, et le goût. Il voit là des compétences certes
universellement partagées, mais dont l'expression diffère d'un individu à l'autre : lorsque
le sujet fait preuve d'une capacité créative exceptionnelle, il démontre être en possession
d'un esprit génial. Le génie est donc relatif à la valeur qu'attribue un public à l'objet créé.
Dans d'autres termes, n'est génial que celui qui est reconnu comme tel. Deux siècles plus
tard, en 1986, Robert Weisberg théorise la démystification du génie ; le mythe du génie
serait finalement dépassé grâce à l'assimilation de la pensée créative à un style cognitif
s'appliquant à la résolution de problèmes de toute sorte. Si le génie continue d'exister, il
est un sujet d'étude avant tout sociologique.
Il a été montré qu'une différence qualitative entre les différents produits d'une
pensée créative, est le résultat d'une relation entre le niveau d'expertise requis, et la
nature intrinsèque ou extrinsèque de la motivation du sujet créateur (Amabile, 1996).
Mais le jugement de valeur émis par un groupe d'individus dépend aussi de critères
sociaux qui peuvent être sans rapport avec les conditions endogènes que décrit le
processus créatif. Il est donc important d'accentuer le fait que ces paramètres qui
déterminent la valeur, ne mettent pas en cause le caractère créatif intrinsèque au
processus d'élaboration de l'objet ou de l'idée en question (voir Cottraux, 2010). Si les
psychologues qui étudient ces questions, en cherchant à obtenir des mesures sur la
capacité créative des sujets concernés vont distinguer des individus « créatifs » de « non
créatifs », il s'agit là des termes opposés d'une variable. Il ne s'agit pas de déterminer la
présence ou l'absence d'une faculté, mais d'identifier un style cognitif transitif favorable
ou pas au traitement créatif d'une tâche spécifique.

Plutôt que d'opposer processus créatif à processus non-créatif selon une simple
dichotomie, on pourrait concevoir qu'il existe un continuum sur lequel
s'étageraient les productions hautement créatives, moyennement créatives,
légèrement créatives et non-créatives. (…) Si l'on considère que le processus créatif est
« spécial », alors certains sous-processus essentiels à la créativité seraient absents du

256
travail peu créatif ou non-créatif (…). Par exemple, le travail créatif entraînerait plus
fréquemment des épisodes de réflexion divergente qui permettraient d'améliorer
la diversité des idées.364

La psychologie contemporaine explique donc le créateur dit génial, par les


théories de la pensée créative. Cette dernière étant décrite comme un style cognitif qui
regroupe un ensemble de facultés ordinaires autour de la recherche et résolution de
problèmes précis. La créativité devient ainsi un aspect prépondérant de l'intelligence, ou
plutôt elle vient élargir la notion même d’intelligence. Ce sont les travaux de J. P.
Guilford dans les année 1950 qui permettent d'appréhender la créativité comme une
logique divergente, offrant une alternative à la conception de l'intelligence en termes
d'une logique déductive, mécanique, et mathématiquement élégante. La créativité va se
présenter comme la capacité à manipuler les problèmes et les connaissances disponibles
avec souplesse. Sur le plan cognitif il semblerait que la créativité puisse émerger d'une
grande variété de stratégies et de styles cognitifs. Tout de même, quelques
caractéristiques sont récurrentes dans la pensée créative (voir Lubart, 2003) ; voici cinq
parmi elles :

1. La pensée divergente : considérer les multiples conséquences d'un seul


postulat (Guilford, 1950).
2. De la flexibilité : capacité à multiplier les points de vue.
3. La relation analogique ou métaphorique : comparer à l'aide d'images et
concepts empruntés à d'autres domaines (Weisberg, 1993).
4. La motivation intrinsèque : le fait d'agir pour le plaisir personnel
indépendamment d'une récompense extérieure (Amabile, 1996).
5. L'expertise : la richesse de connaissances acquises dans un ou plusieurs
domaines favorisent l'identification et le traitement de problèmes
(Weisberg, 2006). Néanmoins, lorsque le style cognitif n'est pas créatif,
l'expertise peut inhiber la créativité (Wiley, 1998).

Il est donc devenu possible aujourd'hui, tant en musique que dans les autres arts,

364 Todd Lubart, Psychologie de la créativité, Paris, Armand Colin, 2003, pp. 92-93.

257
de considérer l'acte créateur comme un processus de formulation et résolution de
problèmes de type esthétique qui fait appel à un style cognitif créatif. Dans cet ordre
d'idées, la créativité apparaît comme une option pour la discipline analytique aussi, car
tout en représentant un outil pour la recherche et la résolution de problèmes, elle
apparaît particulièrement adaptée pour l'approche de la composante esthétique
traditionnellement évitée par l'analyse musicale. La pensée créative au service de
l'analyse donne aussi une pertinence méthodologique à l'expérimentation, car la
comparaison et confrontation de de plusieurs hypothèses est, comme le dit Boulez, une
caractéristique inhérente au processus créatif. En considérant la domination par un
rationalisme cartésien de l’épistémè où s'inscrit la théorie musicale depuis le XVIIe
siècle, il est compréhensible que la créativité apparaisse comme une digression
méthodologique. Mais le changement paradigmatique que connaissent les sciences
humaines tout au long du XXe siècle ne peut que rendre imminent le dépassement de
cette discordance entre des connaissances théoriques rigoureusement intégrées, et leur
manipulation ouverte et créative.

Théorie de l'esprit et intuition analytique.

L'œuvre musicale est issue d'un processus dans lequel la pensée créative joue un
rôle prépondérant. Même lorsque le métier du compositeur est riche d'un artisanat
fortement structuré par une tradition, et que des nombreux aspects de la création se
trouvent ainsi dictés par un savoir-faire technique, il y a une dose de liberté qui met à
l'épreuve le génie de l'artiste ; sa créativité justement. C'est ce qui fait des symphonies
d e Haydn ou des sonates de Mozart des œuvres à la fois typiques d'un genre et
caractéristiques d'un génie particulier. Cette dose de créativité de laquelle dépend
l'originalité de l'œuvre ; sa force esthétisante pourrait-on dire, est une composante
attendue par l'auditeur, car il a une connaissance intuitive de la situation de liberté dans
laquelle se trouve l'artiste au moment de la création. C'est la théorie de l'esprit qui nous
permet de comprendre la réalité cognitive de cette intuition qui va conditionner l'écoute
musicale, en sollicitant à son tour la créativité de l'auditeur. Il a été démontré que le
développement normal de l'enfant comprend une phase commençant autour de la
troisième année de vie, pendant laquelle la représentation introspective de soi devient

258
flexible. Ce développement le mènera jusqu'à la décentralisation de soi, et aboutira à
l'acquisition de la capacité de se mettre à la place de l'autre (Astington, 1993). C'est-à-
dire que l'enfant devient capable d'inférer des hypothèses sur les pensées et les
intentions d'autrui. Il formule la théorie de l'esprit des autres, et plus encore, celle de la
théorie de l'esprit dans l'esprit des autres ; se comprenant lui même à son tour comme
sujet perçu. Dans un article fondateur, Premack et Woodruff définissent la théorie de
l'esprit dans ces termes :

In saying that an individual has a theory of mind, we mean that an individual imputes
mental states to himself and to others. A system of interferences of this kind is properly
viewed as a theory, first, because such states are not directly observable, and second,
because the system can be used to make predictions, specifically about the behaviors of
other organisms.365

La relation intersubjective qui se construit avec l'acquisition d'une théorie de


l'esprit dès l'enfance, implique une double déclinaison de l'expérience esthétique selon
qu'il s’agit de la contemplation d'un objet naturel ou d'un objet façonné par l'homme. La
contemplation de la nature sauvage n'inclut pas l'exercice intuitif d'une présomption de
créativité, car nous n'attribuons pas le monde naturel à une volonté humaine, mais
mystique dans le cas des religions 366 ; ou alors à la contrainte d'une quelconque loi
causale dans le cas d'un positivisme athéiste ou panthéiste. Dans aucun cas nous ne
prétendons de manière intuitive, que l'écume des vagues ou les dunes du désert sont ce
qu'elles sont par l'action volontaire d'un semblable. Il n'y a pas de vanité ni de jalousie
possible face à la beauté naturelle, pourvu qu'il ne s’agisse pas d'une nature
domestiquée. Les objets d'art quant à eux, étant les produits d'un ego et d'une technique,
sont, vis-à-vis de la théorie de l'esprit, une externalisation du processus mental de leur
créateur ; le spectateur y reconnaît une intention humaine et se représente l'objet comme
résultant d'un enchaînement d'actions délibérées faisant appel à la compétence créative
de son auteur – compétence à laquelle il se mesure le temps de la contemplation. Ce

365 D. Premack, G. Woodruff. « Does the chimpanzee have a theory of mind? » The Behavorial
and Brain Sciences, Vol. 4, 1978, p. 515.
366 Comme le montre Spinoza dans l’appendice de son Ethique, la recherche inlassable d'une
cause première qui se révèle impossible à atteindre (si ce n'est pas l'homme, qui est-ce?),
conduit à la notion d'une volonté divine inaccessible à la raison humaine.

259
point est en accord avec la définition de l'objet d'art comme « artefact à fonction
esthétique »367 donnée dans le chapitre 3.1.
Si l'on considère cet étirement de la théorie de l'esprit jusqu'à l'inclusion d'une
présomption de l'esprit créateur, qui serait pour ainsi dire trahi par le maniérisme propre
à l'objet redevable d'un artisanat, cela voudrait dire que la capacité à interpréter le
potentiel créatif d'autrui dans le façonnement des l'objets, aurait une base innée. Cet acte
instinctif d'identification de l'esprit qui œuvre derrière l'œuvre est la clé d'accès à la
contemplation artistique. il concerne ce que Imberty appelle la déréalisation de la
pensée ; un éloignement, voire une négation de la réalité immédiate. Car la perception
de l'objet d'art est médiatisée par le soupçon fatal d'une intention humaine.

Cette déréalisation de la pensée est essentielle à toute création artistique : même


lorsqu'elle est figurative ou imitative, l'œuvre d'art oppose au monde scientifique et
technique un anti-univers qui témoigne de la suprématie de l'homme, et non du monde
représenté. Elle substitue à l'ordre rationnel de l'activité logique et connaissante, une
contre-rationalité qui relève de l'investissement du réel extérieur par les désirs et les
représentations intérieures, au lieu que ceux-ci soient inhibés par l'accommodation
cognitive.368

Lorsque Léonard de Vinci pose sa toile vierge devant un paysage, il sait que la
couleur des montagnes à l’horizon adopte une tonalité bleuâtre relative au taux
d'humidité dans l'atmosphère, et à la distance qui le sépare de son objet. 369 S'il souhaite
voir la montagne d'un ton plus verdâtre, il peut soit attendre que les conditions
météorologiques changent, soit s'approcher de son sujet. Mais la nuance qu'il décidera
d'appliquer sur sa toile, ne relève ni pour lui, ni pour le futur spectateur de son tableau,
d'une cause réduite à un impératif mécanique ; Elle traduit une intention propre à
l'artiste, à son regard. C'est par la médiation de ce dernier que le spectateur reconnaîtra
le paysage peint. Pendant les dernières années de sa vie, Paul Cézanne s'éprend de la
vue sur la Montagne Ste-Victoire qu'il reproduira plus de 80 fois. Le peintre décidera de
garder la même perspective et de traduire patiemment les nuances qui se succèdent tout

367 Gérard Genette, op. cit., p. 11.


368 Michel Imberty, Les écritures du temps, vol. 2, Paris, Bordas, 1981, p. 10.
369 Dans de nombreux passages de ses écrits, Léonard de Vinci parle de ce qu'il nomme la
« perspective aérienne », et souligne l'incidence de ces paramètres atmosphériques.

260
au long des jours et des saisons. Le spectateur qui contemple un certain nombre de ces
tableaux, perçoit dans cet acharnement délibéré la primauté de la peinture sur son sujet.
Les jeux de nuances allant dans certains cas jusqu'à se suffire comme objet esthétique
sans qu'il y ait plus qu'une trace exiguë du signifié. Plus aucun indice identifiable qui
nous déroute vers l'« accommodation cognitive » dont parle Imberty.

Les lois bio-chimiques premières qui déterminent l’interaction entre l'homme et


son milieu, ne se traduisent pas, dans la représentation phénoménologique qui nous est
accessible par la conscience, à un déterminisme causal. Autrement dit, comme le postule
la thèse physicaliste défendue par Changeux (1983), l'homme n'est pas conscient des
causes physiques et chimiques premières de son action, qui ne lui sont accessibles que
par la voie scientifique.370 C'est aussi un point sur lequel Spinoza, comme penseur de la
continuité (voir aussi Damasio, 2003) se démarque de Kant.

Telle est cette liberté humaine que tous les hommes se vantent d'avoir et qui
consiste en cela seul que les hommes sont conscients de leurs désirs et ignorants
des causes qui les déterminent. 371

Nous sommes donc contraints d'inscrire le comportement humain dans un


répertoire de croyances que nous construisons au fur et à mesure que nos expériences
vécues s'accumulent. Nous nous servons de ce répertoire pour interpréter les actes de
nos semblables ainsi que leurs résultats – l'art en étant un exemple – en tant
qu'intentions délibérées. Peut donc l'expérience esthétique d'objets d'art avoir lieu chez
l'enfant, avant qu'il n'acquière une théorie de l'esprit lui donnant la capacité à adopter le
point de vue d'autrui ? Cela semble impossible, car ce qui propulse l'activité créative
banale vers la génialité, et la simple récréation vers l'exaltation esthétique, est

370 « Seules des forces physiques et chimiques existent dans l'organisme, la seule tâche
authentiquement scientifique devenant de découvrir le mode spécifique ou la forme de
l'action de ces formes physico-chimiques » Jean-Pierre Changeux, dans L'homme neuronal,
trente ans après, cf. 2016, p. 122.
371 Spinoza, Correspondance, Lettre 58 à Schuller, 1674, trad. M. Rovere, éditions Garnier-
Flammarion, 2010, p. 318.

261
l'utilisation créative d'un répertoire de croyances qui permettent de rendre perceptible à
l'intuition la main de l'homme derrière l'œuvre. Dans ces écrits dur la poétique musicale,
Stravinsky exprime cette même idée de la manière suivante :

Car on découvre à l'origine de toute création un appétit qui n'est pas l'appétit des
nourritures terrestres. En sorte qu'aux dons de la nature s'ajoutent les bienfaits de
l'artifice – telle est la signification générale de l'art. Car ce n'est pas de l'art qui nous
tombe du ciel avec un chant d'oiseau ; mais la plus simple modulation correctement
conduite est déjà de l'art, sans conteste possible.372

Ce raisonnement nous renvoie à l'hypothèse postulée au chapitre 2 de ce travail,


selon laquelle la contemplation esthétique est une forme d'introspection allo-centrée où
l'objet d'art renvoie à l'observateur la preuve de sa propre compétence esthétique et
créative. Selon cette hypothèse qui s'appuie tant sur la phénoménologie que sur la
neuro-esthétique, l'admiration que l'on voue à une œuvre d'art, passe par l'auto-
représentation face au défi de créativité que représente la composition de l'œuvre en
question. Défi que l'on sait surmonté par l'artiste – cet autre possédant un esprit à ma
propre image. On peut dire que ce qui a valu à Chopin un succès sans égal dans le
milieu restreint des salons parisiens, est la réjouissance vaniteuse de ses auditeurs les
plus éclairés. En effet, lorsque l'assemblée s'extasie à l'écoute du jeune prodige polonais,
les auditeurs se révèlent à eux mêmes leur capacité à reconnaitre les codes stylistiques
qui font l'objet d'associations aussi inusitées que créatives, et par lesquelles Chopin
mélange savamment le style brillant aux rythmes de danse et au bel canto. Cette auto-
représentation possède une importante dimension somatique qui est un corolaire pour
l'écoute, et une composante fondamentale de l'expérience esthétique. Comme le dit
Aline Caillet :

Adopter un tournant soma-esthétique dans la réflexion esthétique reviendrait alors à


redonner au corps un rôle éminent et actif comme « siège d'appréciation sensori-
esthétique et d'auto-façonnement créatif » où celui-ci ne serait plus le réceptacle du
donné esthétique sensible, mais une fois encore l'agent actif de l'expérience. 373

372 Igor Stravinsky, Poétique musicale, Paris, Flammarion, 2000, p. 77-78.


373 Aline Caillet, « Emanciper le corps : sur quelques applications du concept de la soma-
esthétique en art » Penser en corps, Barbara Formis (dir.), Paris, l'Harmattan, 2009, p. 105.

262
L'écoute, et plus encore une écoute esthétiquement efficace, dénote donc une
situation d'engagement somatique et cognitif particulièrement active. Cette activité ne se
réduit pas à une résonance physiologiquement prédéterminée, ou à la reconnaissance de
stéréotypes affectifs. Elle se caractérise par l'évaluation de la capacité créative dont
l'œuvre témoigne, et par la surveillance proprioceptive de la réponse somatique. Ne pas
considérer cette relation complexe dans la perspective analytique revient à renoncer à
l'aspect le plus valorisant de la création musicale : son originalité intrinsèque.

Dans Introduction to post-tonal theory, le musicologue américain Joseph Straus


applique la théorie des ensembles préalablement formalisée par Babbitt et Forte, à
l'analyse de nombreux passages du répertoire de la première moitié du XXe siècle. Il n'y
a pas de doute dans le fait que l'auteur, en outre d'une maîtrise totale de cette théorie,
possède une méthode qui lui permet de l'appliquer dans le but de relever des aspects
structurels des extraits qu'il analyse. Le résultat est souvent étonnant, car une
organisation forte émerge soudainement, là où l'élan créateur pouvait sembler avoir été
guidé par une pure intuition esthétique. Mais entre l'intuition esthétique qui se révèle à
l'écoute et l'intention déductive par laquelle le fragment est appréhendé par la théorie en
question, il y a un fossé où se confondent maladroitement deux dimensions distinctes de
l'œuvre. C'est le fossé ontologique étudié dans le chapitre 3 de ce travail, et qui s'impose
comme condition à une définition de la musique en cohérence avec la conception
unitaire de l'homme dans le paradigme épistémologique contemporain (Morin, 1973 ;
1974). Dans la perspective de la définition ontologique de la musique que je défends
dans ce travail, il apparaît clairement que la démarche de Straus exclut la dimension
esthétique de la musique. Mais le véritable problème réside dans le fait que cette
exclusion n'est pas un choix, mais une conséquence fâcheuse de l'absence même d'une
définition de l'objet de l'analyse. C'est l'ambiguïté résultante de cette carence qui
permettra à l'auteur de dresser des considérations pseudo-esthétiques de manière libre, et
par conséquent, arbitraires. En effet Straus va considérer l'écoute comme subordonnée

elle cite : Richard Shusterman, « Penser en corps », ibidem, p. 242.

263
au support notationnel, car c'est ce dernier qui constitue la dimension priorisée par sa
démarche analytique. Ainsi, après avoir souligné la présence de l'ensemble 4-17 (0347)
dans les premières mesures de l'op. 15 n° 11 de Schoenberg (ex. 1), Straus incite le
lecteur à identifier ces propos théoriques par l'écoute.

Play the piano part in those measures and listen for the resemblances to the opening
gesture. Notice how the intervals from the opening gesture are rearranged within the
chords. In the T7 version, for example, notice that the melody, C-A-G sharp, is the
same set class as the last three notes in the opening gesture : 3-3 (014).374

Exemple 1
Schoenberg, op. 15 n°11 m. 1-5. L'ensemble 4-17 (0347) et ses transpositions (T) 3 et 7.

Mais quel type d'écoute est ici explicité ? Il nous est demandé de reconnaître les
différentes transpositions de deux ensembles (4-1 et 3-3) tantôt dans différentes
dispositions mélodiques, tantôt comme des sous-ensembles de la densité harmonique
totale – la main gauche du piano n'étant pas concernée dans les mesures 2-3. C'est une
écoute didactique que Straus nous suggère. En fin de compte, il est vrai, le livre se

374 Joseph Straus, Introduction to post-tonal theory, New Jersey, Prentice-Hall, 1990, p. 62.

264
présente tout entier comme un outil pédagogique. Mais quel est donc l'intérêt
pédagogique de ce type d'exercice auditif ? Quel est son rôle vis-à-vis de l'œuvre
vivante ? Si l'on regarde les conseils d'écoute de textes pédagogiques comme le traité
d'harmonie tonale de Walter Piston, encore très largement répandu aux Etats Unis, 375 ils
ne visent que l'affinement de l'acuité de l'oreille harmonique. Mais il n'y pas de conflit ni
d'obstacle vis-à-vis du fonctionnement normal du système auditif. Le fait que la neuro-
imagerie atteste une modularité dans le traitement du son par le cerveau, et que comme
l'explique Jerry Fodor dans The Modularity of Mind (1981), le traitement de la hauteur
et du rythme soient dissociés, ne justifie pas une autonomie phénoménologique entre ces
paramètres (Peretz & Kolinsky, 1993) ; l'évidence prouvant plutôt le contraire. La
hauteur n'est donc pas un paramètre amovible, ou alors elle ne l'est qu'en tant que
signifiant du concept abstrait de hauteur ; c'est-à-dire sur un plan purement
intellectuel.376 Pour l'écoute au contraire, la hauteur est toujours dans un rapport
concurrentiel qui obéit à des lois de groupement perceptif. Par conséquent, l'exercice
auditif que propose Straus est en opposition à la perception esthétique. Si la neurologie
montre que le traitement de la hauteur tonale est peut-être le seul mécanisme
neurobiologique spécifique à la musique, une véritable représentation mentale du son, et
par conséquent de la musique, dépend de la concomitance d'une variété croissante dans
l'activité cérébrale.

The current evidence points to musical capacity as being the result of a confederation of
functionally isolable modules. To date, however, only abilities related to fine-grained
processing of pitch appear to be uniquely engaged in music. The music-specificity of
many other modules remain to be examined.377

En proposant d'entendre l'ensemble 4-17 au cours de l'extrait, Straus est en train


de forcer l'amalgame entre le mode d’existence écrit, et celui de l'objet psycho-

375 Publié pour la première fois en 1941, sa cinquième édition apparaît en 1987 dans une
révision de Mark DeVoto.
376 C'est la portée qui dans le système notationnel occidental signifie la hauteur pensée comme
paramètre autonome. À cet égard il est intéressant de remarquer, comme le fait Jean-Yves
Bosseur dans Du son au signe, qu'en Occident, depuis la Grèce classique et jusqu à l'adoption
de la portée au cours du XIIIe siècle, les termes de haut et de bas, ne concernaient pas
l'altération de la fréquence. Seuls les adjectifs aigu et grave étaient employés dans ce sens.
377 Isabelle Peretz, « The nature of music from a biological perspective » Elsevier Cognition
n°100, 2006, p. 14.

265
acoustique. Où entre ces deux entités se place l'objet d'intérêt musicologique visé par
l'auteur ? Il s'agit pourtant de deux modes ontologiquement différenciés ; des modes qui
entretiennent des relations étroites vis-à-vis de la création musicale, mais dont la nature
les empêche de se substituer l'un à l'autre. Si le musicologue ressent le besoin de nous
proposer ce genre d'exercices, c'est que sans l'aval de l'écoute son analyse perd en
crédibilité. Son but est que la cohérence théorique imprègne l'écoute pour que l'œuvre
vienne à son tour donner raison à l'analyse. Mais dans l'absence d'une théorie de
l'écoute, celle-ci est traitée de manière arbitraire et naïve. C'est une stratégie d'écoute
fortement égo-centrée qui convient à l'analyse, a condition d'en écarter l'œuvre.
Une autre donnée perceptive qu'il convient de ne pas oublier, est le fait que les
qualia caractéristiques d'un intervalle mélodique se perçoivent comme des attributs de la
deuxième note (Huron, 2006). Bien évidemment, dans l'écoute courante, les mélodies ne
sont pas perçues comme des successions de dyades ; la couleur que porte chaque note
découle de la rémanence en mémoire des intervalles qui la précèdent, et cela dans les
limites d'un présent perceptif dont les capacités varient d'un cas à l'autre ( Michon &
Jackson, 1985). C'est un fait connu : la dilatation d'une mélodie dans des valeurs
rythmiques trop longues nous empêche sa reconnaissance ; c'est le cas du plain-chant
lorsqu'il devient cantus firmus sous la plume de Pérotin. Ce genre d'expériences nous
oblige à prendre conscience de cette mesure humaine dans le discours musicologique
sur l'audition. Il en résulte que la réduction d'un pattern mélodico-rythmique à un
ensemble, supprime la dimension dynamique qui résulte de la disposition réelle de ses
composantes. L'amalgame entre l'écoute et l’objet purement acoustique ; cette croyance
naïve que ce qui a une présence acoustiquement vérifiable doit être une évidence pour
l'écoute, n'est qu'une version atténuée de la Kunst zu hören défendue par Stockhausen, et
qui apparait déjà insinuée dans les écrits de Schoenberg (voir chap. 5.1). Comme on l'a
déjà mentionné, l'oreille et les compétences cognitives qui rendent l'écoute possible,
sont dissociées de l'évolution technologique de la musique – évolution instrumentale et
notationnelle. Autrement dit, elles sont dissociées de l'histoire de la musique. Non pas
que nature – oreille – et culture – musique – s'ignorent, mais leur relation refoule tout
réductionnisme et tout amalgame. Si la théorisation de l'ultrachromatisme par
Wyschnegradsky n'a pas changé nos préférences psycho-acoustiques innées, de la même
manière, le fait que les deux cellules mélodiques dans l'exemple 2 soient, comme le

266
propose Straus, réductibles à un même type d'ensemble, ne signifie pas que cette
relation coïncide avec une réalité audible d'une pertinence quelconque.

Exemple 2
Deux ensembles 3-3, selon leur disposition réelle dans l'op. 14 n°11 de Schoenberg, m. 1-5.

267
Chapitre 8

Analyse empirique et expérimentale

L'utilité de l'application de la méthode expérimentale à l'étude de la perception


musicale ne profite pas seulement à la connaissance de la cognition et du traitement de
données sensorielles. Il y a inévitablement un bénéfice qui, dans la mesure où ces
expériences permettent une compréhension toujours plus complète et approfondie de la
musicalité humaine, se dégage pour le compte de la discipline musicologique. Une
musicologie ouverte à la transdisciplinarité ne peut que voir une opportunité
prometteuse dans l'alliage entre l'intention analytique et la méthode expérimentale. Le
fait que le protocole de l'expérimentation donne à la situation d'écoute un statut
heuristique, empêche l'analyste musicologue de céder, par inertie peut-être, au lieu
commun du dualisme classique qui opère une scission incorrigible entre l'objet apparent
– la partition en général –, et l'objet esthétique et vivant immanent à l'écoute.
L'expérimentation comme moyen pour étudier le style en musique a été
admirablement utilisée par Michel Imberty, qui dans Entendre la musique (1979) et Les
écritures du temps (1981), conduit une série de onze expériences où le style des œuvres
tardives pour piano de Brahms et Debussy fait l'objet d'une étude comparative. Le
protocole mis en place par le chercheur lui a permis de corréler des échelles de valeurs
affectives et de ségrégation formelle avec des sections précises sur la partition, le
potentiel esthétique de la musique apparaît donc comme inhérent à la compréhension du
langage et du style.

Chez Brahms, à travers une progression thématique complexe, les réponses concernent
des devenirs, des passages d'un état à l'autre, des mouvements qui durent (« quelque
chose va arriver, naissance, assombrissement, agonie, etc. »), et les transitions sont
marquées de cette lenteur évolutive. Chez Debussy au contraire, les contrastes et les
juxtapositions donnent lieu à des réponses ou les mouvements évoqués sont brefs,
précis, brusques, où les changements d'état sont instantanés et surprenants
(« déhanchement brutal, délire, tension, cri, immobilisation, etc. »). 378

378 Michel Imberty, Les écritures du temps, Paris, Dunod, 1981, p. 227.

268
Le résultat le plus intéressant ayant une pertinence strictement musicologique,
est à mon sens le fait que la synthèse analytique qui fait suite au protocole expérimental
révèle une relation dynamique entre les invariants du langage formalisé par la théorie
musicale traditionnelle – langage harmonique et style pianistique de chaque
compositeur – et des indices discrets du potentiel d'évocation esthétique qui varient d'un
moment à l'autre de l'œuvre. Il y a donc une part de la connaissance sensible qui est
restituée par le discours analytique proprement dit, et qu'Imberty fait parler par une
interprétation savante de leur traitement statistique. On est donc dans un paradigme
analytique foncièrement distinct de celui qui promeut un structuralisme réductionniste et
systématique.
Un des acquis importants en psychologie de la musique, ayant des conséquences
inévitables pour l'analyse expérimentale, est d'avoir établi le fait que les contraintes de
notre perception du temps imposent une discontinuité dans la représentation de ce que la
théorie musicale appelle « la forme ». Cette discontinuité est d'ordre modal ; c'est-à-dire
que la perception des caractéristiques formelles dans une fenêtre temporelle limitée,
n'est pas de même nature cognitive que celle concernant une échelle temporelle plus
étendue. Il y a donc des grandeurs temporelles qui ne relèvent pas de la même modalité
de traitement de l'information. Comme l'explique Philippe Lalitte :

Ces échelles (temporelles) s'inscrivent dans un processus qui, d'une perception


sensorielle, inconsciente et automatique, aboutit à une représentation abstraite, qui n'est
plus à proprement parler perceptive, faisant appel à différents types de mémoire et à
l'expérience vécue de l'auditeur.379

La perception de la forme se présente donc comme une continuité holiste ; un


processus de mise à jour de la « mise en forme » où localité et globalité se distinguent.
Par conséquent, l'utilisation heuristique de l'écoute dans l'expérimentation ne peut
qu'altérer le concept de forme que la musicologie analytique a hérité du XIXe siècle. En
effet, une structure de type AB, ABA' ou autre, n'est pas transposable d'une échelle
temporelle courte, à une échelle vaste, sans qu'il faille prendre en considération les

379 Philippe Lalitte, « Implications compositionnelles et perceptives des échelles temporelles


locales et globales » Le rythme, Ph. Lalitte (éd.), Paris, Observatoire Musical Français, 2006,
pp. 25.

269
nouveaux traits dont la saillance perceptive permettra de considérer la pertinence du
schéma initial. Les représentations schématiques pétrifiées que nous nous représentons
en dehors du temps d'écoute – forme ternaire, rétrogradée, forme d'arc, etc. –
appartiennent à la sphère de la musicalité humaine qui utilise les capacités d'abstraction
de l'intellect pour se représenter le processus créateur dans une temporalité autre que
celle de la musique vivante – les outils d'écriture notamment. Ces structures sont
certainement exploitables et utiles pour l'auditeur qui les connait. Il peut les acquérir
soit par apprentissage explicite, soit par enculturation comme des schèmes récurrents,
mais les résultats expérimentaux cités au chapitre 4.2, semblent indiquer qu'elles ne sont
pas saillantes dans des conditions d'écoute réelles, ou du moins pas dans la proportion
que l'on croyait traditionnellement.380 En montrant que la réorganisation de la forme
d'une pièce n'altère pas de manière significative le jugement de cohérence ou de
préférence esthétique des auditeurs, la psychologie de la musique confirme la
divergence entre les standards de la théorie musicale d'un côté, et les capacités
perceptives universelles de l'autre.
L'étude expérimentale du style se doit donc d'intégrer ce hiatus modal entre
l'échelle temporelle locale ; l'objet du présent perceptif, et l'échelle temporelle globale,
ou ce que Lalitte appelle la « forme expérientielle ». La conséquence en est que les
protocoles expérimentaux, ainsi que l'analyse des données, varient substantiellement en
rapport à l'échelle temporelle concernée. Les expériences les plus remarquables, celles
d'Imberty (1979; 1981 ; 2005), Irène Deliège (1989), Clarke et Krumhansl (1990),
McAdams et al. (2004), Lalitte & Bigand et al. (2004), permettent véritablement
d'appréhender, depuis la perspective d'un temps vécu par l'auditeur, la manière dont le
compositeur agence le temps global de son œuvre. Si ces études concernent toutes la
grande forme, la raison en est certainement le désir de dépasser le format des protocoles
expérimentaux dominant la psychologie cognitive de la musique, où les stimuli ont été
généralement conçus sur mesure pour chaque expérience, et s'étendent rarement au-delà
de la minute – ne comptant souvent que quelques secondes. La valeur esthétique réduite
de la majorité de ce matériel expérimental était une variable qui a nécessité le concours

380 Robert Francès, dans l'une des expériences de son célèbre ouvrage de 1958 (cf. 1958), avait
pu montrer que le fait d'informer préalablement les auditeurs sur la nature de la forme qu'ils
allaient entendre avait un effet facilitateur considérable sur leur capacité à identifier des
éléments structurels pendant l'écoute. L'effet à été observé tant chez les musiciens que les non
musiciens.

270
de musiciens et musicologues pour pouvoir évoluer. C'est ainsi qu'un certain nombre des
expériences précédemment citées ont fait l'objet de partenariats non seulement entre
psychologues et musicologues, mais ont inclus des compositeurs.
Une autre source de motivation pour l'expérimentation avec la grande forme, est
le fait que la musicologie analytique ressent le besoin de tester la contradiction
fracassante entre d'une part le rôle que la théorie musicale attribue à l'organisation
formelle, notamment dans cas du répertoire tonal, et d'autre part les résultats des études
en psychologie cognitive expérimentale qui ont été consacrées à ce sujet. Depuis la
perspective d'une musicologie pluridisciplinaire qui accepte l'évidence scientifique de
ces expériences, il s'agit là d'un sujet d'une importance transcendantale, qui, comme on
l'a déjà mentionné, suppose le dépassement d'un paradigme analytique tout entier.
L'étude de la grande forme requiert de la part de l'expérimentateur un travail de
reconstruction à partir des marqueurs qu'il obtient suivant le protocole expérimental
utilisé. Que les participants indiquent la reconnaissance d'un trait type, l'identification
d'une ségrégation thématique ou l'évocation d'un affect, s'ils agissent en situation
d'écoute, c'est un marquage qui se produit au cours d'un présent perceptif. La question
est donc de savoir interpréter les données quand il s'agit de construire un aperçu de la
forme globale. Lorsque les protocoles incluent des tâches de reconnaissance ou de
rappel rétrospectif, ce qui est plus rarement le cas (Clarke et Krumhansl, 1990 ; Lalitte,
Bigand et al., 2004), la réponse obtenue résulte d'un effort cognitif explicite qui ne peut
pas être assimilé de manière directe au processus d'intégration de la grande forme qui a
lieu pendant l'écoute. Il faut par conséquent là aussi savoir interpréter les données
recueillies afin d'élaborer une hypothèse plausible sur l'intégration de la forme globale.
Comme ces études le montrent, le discours sur la grande forme est toujours défié par la
difficulté à appréhender la distance entre un temps vécu et un temps reconstitué à partir
de fragments de temps vécus.

D'un certain point de vue, on peut se demander si les tâches explicites de segmentation,
de reconnaissance ou de détection de cibles rendent véritablement compte des processus
d'écoute car ces tâches induisent une distorsion par rapport à l'écoute « naturelle ».381

381 Philippe Lalitte, « La forme musicale au regard des sciences cognitives », Structure et forme :
du créateur au médiateur, Jean-Pierre Mialaret (ed), Paris, O.M.F., 2006, p. 74.

271
Les analyses de Michel Imberty sont encore dans ce sens remarquables. En se
servant d'une approche versée dans la psychanalyse, il parvient à rapporter le traitement
statistique des données à la description imagée d'un temps vécu non pas de manière
chronologique et cumulative, mais comme une suite de gestes temporels et des profils
d'affects et de ressentis. Une véritable « sémantique psychologue de la musique ».382

Ainsi le geste est-il psychologiquement l'élément structurant fondamental de la forme


musicale : énergie déployée dans une trajectoire temporelle orientée, consubstantielle à
l'expérience intérieure vécue et sans laquelle le sujet ne pourrait sans doute s'en
approprier le sens, le geste constitue le ressort psychologique essentiel de toute la
pensée musicale.383

Dans une étude où l'examen de deux pièces du répertoire contemporain dévoile


deux manières opposées de concevoir la grande forme, Philippe Lalitte propose une
analyse de Memoriale de Boulez. Bien que cette analyse ne se base pas sur une phase
d'expérimentation préalable, la connaissance profonde de la cognition et la perception
musicales du musicologue lui permettent de formuler une « représentation hypothétique
de la forme expérientielle » ; et de souligner « le hiatus entre forme écrite et forme
perçue ».384 La structure de la pièce juxtapose 28 sections qui se regroupent dans cinq
types morphologiques récurrents : « les sections C sont de type homophonique, alors
que les sections D ont une écriture canonique qui simule le procédé du delay
électronique »385 Lalitte conclue que l'œuvre exhibe une organisation interne de ses cinq
types qui défie la prédiction durant l'écoute. Néanmoins, l'auditeur serait en mesure de
dégager une dynamique globale du temps qui consiste dans la résolution périodique
d'épisodes instables par le retour de la section B, où l'écriture converge vers le mib 3, et
dont l'envergure s'accroit à chaque apparition.

382 C'est sous ce même sous-titre que se regroupent ses deux monographies (voir cf. 1979 ;
1981)
383 Michel Imberty, op. cit., (2005), pp. 98-99.
384 Philippe Lalitte, op. cit., (2006), p. 30.
385 Philippe Lalitte, Ibidem, p. 29.

272
L'étude de la petite forme ou forme locale ; celle qui se place pour la perception
au niveau d'une temporalité ressentie comme actuelle, suppose une approche différente
de la part de l'analyste et expérimentateur. Comme on l'a vu dans le chapitre 6, la
connaissance des mécanismes qui sont en rapport de concurrence dans le processus
d'écoute – mémoire, attention, apprentissage, etc. – permet au musicologue de formuler
des hypothèses réalistes concernant la nature de l'intégration à la fois cognitive,
somatique et affective d'une musique donnée. En se servant du modèle bipolaire de la
stratégie d'écoute développée dans le chapitre 6, l'analyste peut donc basculer entre une
tendance égo-centrée et une tendance perceptive, en s'appuyant sur des considérations
écologiques ou culturelles qui conditionnent l'écoute réelle. Dans le cas d'une échelle
temporelle réduite, cette prédiction théorique peut être contrastée directement avec le
ressenti esthétique, car pour l'expérience phénoménologique il y a une identité forte
entre l'unité gestaltique de la temporalité perçue, et l'unité chronique du temps objectif.
C'est-à-dire que varier des paramètres dans une phrase musicale permet de prévoir des
adaptations dans la stratégie perceptive, en même temps que de les corréler à des
variations au niveau de la représentation sensible. En agissant à l'échelle d'une note, un
accord, un rythme ou d'une dynamique, le musicologue peut formuler un discours qui
correspond à son désir de comprendre l'œuvre comme l'expression d'un langage qu'il
peut décrire, voire modéliser, tout en considérant l'implication étroite dudit langage dans
l'élaboration du sens esthétique.
Si l'avantage de la petite échelle temporelle est de permettre l'étude du style par
la considération plus directe d'un marqueur esthétique, ce bénéfice n'est factuel qu'à
condition qu'il y ait une confiance suffisamment solide dans la description théorique des
mécanismes constitutifs de l'écoute, ainsi que de leur relation causale avec les
représentations affectives qui donnent forme et fondement à toute expérience esthétique.
Seulement de cette manière la « cognitio sensitiva » peut participer à l'analyse par son
propre jugement, sans que son caractère non-conceptuel implique son exclusion
méthodologique. C'est au contraire la possibilité de son inclusion méthodologique, en
tant qu'heuristique fiable et manipulable, qui constitue l'intérêt principal d'une analyse
musicale à la fois créative et expérimentale.

273
Une émancipation progressive de la dissonance

Le répertoire le plus apte à une approche de cette nature est sans doute la
musique atonale. En effet la relation entre forme et contenu est devenue plus obscure
dans le discours analytique dès la sortie de la tonalité. La comparaison que les études
ethno-musicologiques permettent entre la tradition tonale et d'autres musiques à travers
le monde, ont mis en évidence le caractère universel des gammes asymétriques et la
préférence innée pour les rapports harmoniques consonants. Il y a par conséquent dans
le langage tonal une cohérence relativement constante entre la représentation abstraite
d'un système clos – cycle des quintes –, et certains principes perceptifs et donc proto-
esthétiques. D'une certaine manière les notions de fonction tonale, de chromatisme et de
proximité entre les tonalités, constituent non seulement une représentation théorique,
mais comportent également une dimension non-conceptuelle signifiant l'attribut sensible
de l'objet qu'elles dénotent. En déclarant qu'un accord est en rapport chromatique avec
son contexte on induit tacitement un certain potentiel esthétique : dissonance
fonctionnelle, attraction chromatique, tension, hâte de résolution, surprise etc.
Si la tonalité répond à l'exigence de différenciation entre les éléments
constitutifs du système, qui comme l'a dit Nicolas Ruwet est une condition du
langage,386 en revanche, un répertoire comme celui de la Seconde Ecole de vienne,
malgré le nombre toujours croissant de commentaires analytiques qu'il suscite, ne jouit
pas encore d'un vocabulaire descriptif qui permette de cerner les éléments constitutifs
comme des unités signifiantes à la fois sur le plan théorique – syntaxe – et sensoriel
– connotations esthétiques des cas syntaxiques.
C'est dans ce même sens que Ruwet adresse sa critique au style sériel, et
notamment au sérialisme intégral, qui en concevant « les rapports entre les différents
systèmes partiels (les paramètres) simplement sous la forme du parallélisme »,387 se
pose la question du style sans avoir préalablement résolu celle du langage. Le répertoire
sériel, malgré le fait qu'une analyse déductive permette de dévoiler une structuration
cohérente et exhaustive (voir Morgan, 1992, pp. 181-187), peut donc aussi faire l'objet

386 « Dès qu'il y a entre les hommes échange des valeurs et de significations différenciées, on
peut poser en principe que cela suppose l'existence d'un système, composé d'un nombre limité
d'éléments, ceux-ci étant différenciés les uns des autres par des caractères précis. » Langage,
Musique, Poésie, Paris, Seuil, 1972, p. 32.
387 Ibidem, p. 30.

274
d'une analyse du type ici proposé. On pourrait dire que tant qu'une musique fait l'objet
d'une expérience esthétique, il y a là une preuve empirique de l'existence d'indices
langagiers. Ces indices sensoriels et affectifs peuvent être sans connexion directe avec
les stratégies objectives de l'artisanat du compositeur. C'est une possibilité qui
s'accentue avec le recours à des stratégies simulant une forme de hasard plus ou moins
contrôlé. Les techniques comme les canons rythmiques avec valeur ajoutée ou l'effet
harmonique de vitrail chez Messiaen, où un paramètre obéit à un principe strict, en sont
un exemple. Les chances d'une discontinuité conséquente entre l'artisanat et les indices
langagiers perceptibles vont donc en s'accentuant au fur et à mesure que l'on s'approche
d'un cas comme celui du Mode de valeurs et d'intensités.

Analyse n°1

Prenons comme premier exemple le premier des trois Klavierstücke op. 11 que
Schoenberg composa en 1909. Les premières huit mesures se présentent comme une
phrase où se distinguent clairement deux idées : la première allant jusqu'à la fin de la
troisième mesure, et la seconde s'étalant sur les 5 mesures suivantes (ex.3). La césure
entre les deux demi-phrases est marquée par un soupir en tête de la quatrième mesure,
tandis qu'un autre soupir, cette fois à la neuvième mesure, apporte une forme de clôture
à la phrase. Le ritardando de la mesure 8 renforce certainement le sens de ponctuation,
mais l'aspect fondamental qui facilite la ségrégation perceptive à la fin de la mesure 8,
est la reprise variée de la première idée qui suit immédiatement à la mesure 9. Pour
l'analyste, l'évidence de cette structuration justifie de considérer que cette phrase porte
en elle des indices qui puissent permettre d'identifier des caractéristiques du langage et
du style de la pièce.

275
Exemple 3
A. Schoenberg, op. 11 n°1, mesures 1-8.

Concentrons nous d'abord sur ce premier geste qui comprend les mesures 1 à 3.
Sur le plan de l'écoute cette idée se caractérise par une grande clarté concernant la
présentation du matériau : la distinction entre un plan mélodique et un autre harmonique
est garantie par le manque total de contrepoint – dans le sens traditionnel du terme – et
par un accompagnement harmonique exigu. Puisque l'idée se présente comme une
mélodie accompagnée, il convient donc de nous interroger sur la relation entre cette
mélodie et les deux accords qui l'accompagnent. Sur le plan perceptif il faut noter que
ces deux triades annoncées au second temps de chaque mesure produisent une
dissonance acoustique particulièrement étrangère au langage tonal ou modal et qu'il n'y
a donc pas d’ambiguïté sur le fait qu'on a affaire à une musique post-tonale. Mais, en
associant à ces dissonances une dynamique piano/diminuendo, Schoenberg atténue
l'amplitude de la dissonance acoustique perceptible par l'oreille, c'est-à-dire que les
battements produits par les intervalles directs de 7ème majeure sont réduits en nombre
et se dissipent rapidement après l’attaque. D'une certaine manière Schoenberg prend ici
le contre-pied de ce qui chez Beethoven devient un trait stylistique, à savoir, créer une
dissonance acoustique en écrivant des accords parfaits dans une tessiture grave et une
dynamique forte.
L'effet de ces dissonances est de créer l'attente d'une réduction de la tension
harmonique. Cette attente n'implique pas nécessairement les standards du traitement des
dissonances de la modalité ou de la tonalité car le contexte en question ne suscite pas

276
ces catégories. Il ne s'agit pas d'une attente dirigée par concept – top-down – mais de la
tendance naturelle qui traduit, dans le domaine sensoriel de la psycho-acoustique, une
nécessité physiologique de notre oreille interne. Il est intéressant de voir que si ces deux
accords impliquent une tendance physiologique à la réduction de la dissonance,
Schoenberg va utiliser la mélodie pour assouvir ou inhiber ce penchant. Ainsi, le sol sur
le premier temps de la mesure 2 se résout sur l'octave fa. Quant au fa allant sur le mi
dans la mesure suivante il favorise la relation triadique la-reb-mi qui coïncide avec un
accord majeur, mais rentre en conflit de triton avec la basse sib.
On peut donc considérer les traits généraux suivants : malgré le fait qu'il s'agisse
d'une musique post-tonale, et que le niveau d'enculturation de l'auditeur le prévienne
d'une émancipation de la dissonance contrastant avec la musique modale ou tonale, cela
ne remet pas en question l'existence d'un traitement de bas niveau qui, de manière
automatique, réagit à la dissonance acoustique en induisant des tendances non
spécifiques. Autrement dit, si l'écriture a émancipé la dissonance, l'oreille interne quant
à elle continue d'informer le cerveau sur le caractère plus ou moins commode de
certains rapports harmoniques. Schoenberg utilise ici la dissonance la plus prégnante du
système tempéré : la classe d'intervalle – c.i. – 1, comme fonction dynamique naturelle.
Je propose que sous ces conditions définitoires, on interprète les mouvements
mélodiques qui répondent à ces deux accords de la manière suivante :

1. Pour la mesure 2 il s'agira donc d'un retard résolu après une échappée – la –,
car l'arrivée sur l'octave réduit le taux de dissonance harmonique de manière
importante.
2. Dans la mesure 3, bien que le mi ne réduise pas de manière conséquente la
dissonance, le fait que cette articulation mélodique suive immédiatement la
présentation de la dissonance harmonique sib-la, fait que le mi est perçu comme
la réalisation de la tendance impliquée par cette dissonance. Il s'agit d'un
mouvement impliqué qui nous oblige à apprécier la sonorité du triton
harmonique.

Passons maintenant au second élément de la phrase ; les mesures 4 à 8. La


variation d'un motif à 4 voix est ici facilement identifiable, et donne une structuration

277
ternaire à cette demi-phrase. En regardant le détail de l'évolution de ce motif qui s'étend
sur trois temps et demi – entre les m. 4-5 –, il apparaît qu'il se dilate dans le temps,
occupant quatre temps et demi lors de la première variation, et cinq temps et demi dans
la variation suivante. Ce passage contraste fortement avec le premier par sa texture plus
contrapuntique, mais leur morphologie perceptive globale partage une caractéristique
simple : il s'agit du fait que le motif est dans les deux cas découpé par l'irruption d'une
harmonie dont la dissonance se caractérise par la mise en évidence d'un intervalle de la
c.i. 1 – cette fois-ci, non pas comme intervalle direct, mais entre les voix extrêmes – sol
dièse-sol bécarre. Comme dans la première demi-phrase, le traitement sensoriel de bas
niveau de cette dissonance implique une tendance au mouvement qui pour le moment
n'est pas, ou du moins ne semble pas être spécifiée par un tendance spécifique. Le
mouvement impliqué par cette dissonance peut donc conduire à réduire, entretenir ou
augmenter cette dissonance.
Il faut remarquer le soin porté par Schoenberg afin de rendre ces accords non
ambigus du point de vue d'une quelconque interprétation tonale. En faisant cela le
compositeur inhibe l'éveil d'attentes spécifiques à l'égard du prochain mouvement
mélodique ou harmonique. Mais le fait que l'auditeur ne possède pas une connaissance
implicite lui suggérant une suite grammaticalement plausible, ne signifie pas qu'il ne
soit pas capable de créer une attente perceptive relativement indéterminée, et d'évaluer
l'input dans une stratégie continue de déduction et apprentissage.
De toute évidence, l'arpège qui va suivre l'accord au dernier temps de la mesure
4 dissipe progressivement sa dissonance entre les voix extrêmes. La dilatation qui a lieu
dans les deux variations qui suivent, en décalant cet arpège, va désynchroniser de plus
en plus la neuvième mineure entre la basse et la voix supérieure – après la simultanéité
au dernier temps de la mesure 4, le décalage sera d'abord d'une croche, puis d'une
noire –, réduisant graduellement la prégnance de cette dissonance. Nous avons donc une
première hypothèse pour l'identification d'un aspect langagier dans cet extrait.
Hypothèse qui se veut en cohérence à la fois avec l'écoute et le texte écrit. C'est
l'intuition que la dissonance la plus âpre du tempérament égal est exploitée comme
fonction dynamique, et cela en tirant profit de ses implications psycho-acoustiques
inhérentes. Bien évidemment une telle hypothèse fait appelle à un traitement créatif, afin
d'être testée empiriquement. C'est ce que cette analyse se propose de faire. Mais d'abord

278
il faudra pousser encore l'observation sur l'extrait en question.
Une fois que les dissonances dérivant de la c.i. 1 sont identifiées à une fonction,
s'établit une « différenciation » dans le sens que donne Ruwet à ce terme, qui devrait
nous permettre d'identifier d'autres relations intervalliques pertinentes. Dans ce but il
s'avère plus fructueux de commencer par l'observation de la deuxième moitié de la
phrase car elle présente clairement le contenu d'une gamme par tons entiers. Il s'agit de
l'ensemble (0,2,4,6,8,10), qui du fait de la répétition variée que nous avons décrite
précédemment, va réapparaître encore 2 fois avant la fin de la mesure 8. Avant de
commenter la possibilité d'une différenciation syntaxique entre la c.i. 1 et l'ensemble
(0,2,4,6,8,10), il convient de considérer des aspects autres que purement perceptifs. En
effet, la gamme dite « par tons entiers »388 ne manque pas d'être repérée dans toute la
littérature analytique de la seconde école de vienne. Sa présence est, comme dans
l'exemple qui nous occupe maintenant, facilement détectable et se justifie par le fait
même que Schoenberg et ses élèves la commentent dans leurs écrits analytiques. 389
Vis-à-vis de l'aspect sonore, les possibilités offertes par une gamme par tons
sont à la fois la neutralisation des tendances dynamiques caractéristiques du langage
tonal, et l'obligation d'associer harmoniquement les c.i. 2, 4 et 6 – triton –. Comme l'a pu
montrer Debussy, la gamme par tons permet une saturation harmonique qui par sa
grande redondance390 devient facilement identifiable. Il n'y a peut-être pas un meilleur
exemple pour montrer la couleur distinctive de cet ensemble que le prélude Voiles où
d'ailleurs s'opère une ségrégation violente dans la section marquée en animant, où
soudainement la musique devient entièrement pentatonique, une gamme asymétrique
hiérarchisée, venant ainsi contraster avec l'indétermination d'une gamme symétrique.
En normalisant l'utilisation du triton par l'adoption délibérée de l'ensemble
hexatonique 6-35 – selon la nomenclature de Forte –, se pose la question de la tolérance
de l'auditeur à un contenu harmonique particulièrement dissonant. Comme on le sait, en

388 Au cours de cette section je nomme ce même objet qui est la gamme par tons entiers, à l'aide
de plusieurs noms : ensemble 6-35, ensemble hexatonique, gamme ou ensemble par tons. Le
contexte, je l'espère, ne laissera pas de place au doute concernant le fait qu'il s'agit toujours
du même objet.
389 Il faut remarquer notamment le fait que dans son traité d'harmonie paru en 1911, Schoenberg
donne des exemples de ce type de structures harmoniques, et considère la gamme par tons
comme une « conséquence naturelle de l'évolution musicale récente ».
390 Cette redondance correspond au nombre réduit de c.i. (2, 4 et 6) que cet ensemble permet,
ainsi qu'à l'absence de c.i. 1 et 5 comme seuls intervalles susceptibles de saturer le total
dodécatonique.

279
tant que sonorité diatonique, le triton est familier aux oreilles de n'importe quel
mélomane. L'évolution du romantisme musical, en cherchant le dépassement des
fonctions harmoniques de la tonalité diatonique, a favorisé le triton comme force
dynamique qui accroit l'ambiguïté tonale. Tant aujourd'hui qu'à Vienne au début du
XXe siècle, c'est la musique de cette période qui constitue le corpus de référence du
mélomane qui s'aventure à écouter une musique atonale. Dans l'accord de septième
diminuée, l'oreille habituée se réjouit à l'écoute d'une harmonie qui multiplie le triton
par deux. On est donc loin d'avoir affaire au diabolus in musica des polyphonistes du
Moyen-Âge.
En ce qui concerne les intervalles de demi-ton, septième majeure ou neuvième
mineure – c.i. 1 –, leur traitement au cours du XIXe siècle est resté arbitré par une
logique contrapuntique. Puisque le répertoire tonal, qu'il s'agisse de Bach ou de Wagner,
constitue encore de nos jours une référence commune pour musiciens et mélomanes, il
serait prudent de considérer que pour l'auditeur de l'op. 11, le triton harmonique, malgré
sa dissonance acoustique réelle, fait l'objet d'une assimilation descendante comme
résultat d'une familiarité attestée culturellement. Un argument du même type, basé sur
l'idée d'un acquis culturel, me semble pertinent vis-à-vis du basculement du traitement
de la tierce dans la Renaissance, ou encore l'évitement des quintes parallèles. Si on
considère une histoire de l'émancipation de la dissonance dans la musique écrite
occidentale, apparaît l'évidence que la tolérance acquise culturellement, suit l'ordre
croissant de la dissonance acoustique des intervalles : de la quarte au triton en passant
par la difficulté chronique à finir une pièce sur un accord mineur tout au long de la
période baroque. Quant au demi-ton tempéré, qui à la troisième octave de notre piano
moderne produit un battement de 10 Hz entre le mi et le fa, et de 15 Hz entre le si et le
do, la dureté de sa dissonance est plus prégnante que celle du triton. Son traitement est
plus complexe physiologiquement et son qualia moins confortable psychiquement. Une
solution contrapuntique à son égard semble une tendance à la fois naturelle et
culturellement favorisée.
Je postule donc une deuxième hypothèse qui ouvre la possibilité de formuler
une différenciation fonctionnelle entre la c.i. 1 et l'ensemble 6-35. Différenciation qui
serait mise en marche par la manière dont le compositeur traite ces deux catégories sur
les plans mélodique et harmonique. L'idée est que la couleur de l'ensemble 6-35, ayant

280
une saillance perceptive importante, crée les conditions pour qu'un rapport dialectique
avec la c.i. 1 émerge. Pour tester ces hypothèses je propose d'accentuer la saillance
perceptive de l'ensemble 6-35 afin d'évaluer empiriquement l'impression subjective de
cohérence. Pour cela il faut modifier la trame contrapuntique donnant une présence
statistique plus importante aux membres de l'ensemble 6-35, tout en conservant
l'intention délibérée dont Schoenberg fait preuve pour éviter les accords ayant une
connotation tonale. Les variations apportées à la première demi-phrase sont les
suivantes :

1. Le raccourcissement rythmique du sol dièse à la mesure 1 permet, par un effet


de levée, l'accentuation du sol bécarre qui suit au premier temps de la mesure
suivante et qui appartient à l'ensemble hexatonique statistiquement plus présent.
2. À la deuxième mesure, le sol bémol à la basse est remplacé par un sol bécarre.
Et à la troisième mesure on opère le même traitement en minorisant la 7ème
entre basse et ténor.

En apportant ces changements l'on renforce la présence de l'ensemble


pentatonique (3,5,7,9,11) en tant que sous-ensemble de 6-35. La présence de la c.i. 1 se
trouve ainsi réduite au seul plan mélodique. En ce qui concerne les mesures 4 à 8, il
convient de respecter le rapport sol dièse-sol bécarre entre les voix extrêmes afin de
préserver ce qui me semble être un aspect particulièrement saillant de l'extrait. Ici, la
présence de 6-35 est déjà statistiquement importante, cette fois dans sa version
complémentaire : (0,2,4,6,8,10). Pour poursuivre le but de notre hypothèse il n'est donc
pas nécessaire d'apporter des modifications significatives à ces mesures. Néanmoins, il
peut être intéressant de rendre la gamme par tons plus présente sur la dernière mesure,
afin de chercher à identifier un effet sur le caractère de clôture de la phrase.

281
Exemple 4
Version altérée des mesures 1 - 8 de l'op. 11 n°1 de Schoenberg.

La question qui se pose à l'écoute est de considérer si la version altérée est en


elle-même cohérente, ou si au contraire il y a un effet de perturbation dans l'unité de
l'extrait.391 C'est un jugement qui requiert une introspection engagée du niveau
sensoriel ; une stratégie d'écoute de type perceptive selon les critères qui ont été exposés
au chapitre 6.2. Malgré les apparences, chercher à comparer la version originale et la
version altérée dans le but de juger de la valeur esthétique de l'une vis-à-vis de l'autre,
n'est pas méthodologiquement pertinent à ce stade de l'analyse. Cela impliquerait une
subjectivisation trop importante de ce qui est véritablement visé ici, à savoir, les
traitements de bas niveau de l'input sensoriel. Or, du point de vu cognitif, la
comparaison est une tâche coûteuse pour la mémoire de travail et favorise l'activation de
catégories conceptuelles dans une voie descendante. Si une comparaison devait avoir
lieu, elle ne peut présenter un intérêt quelconque que si elle concerne soit des auditeurs
qui ne connaissent pas la nature des altérations, soit si elle intervient après l'exercice
d'écoute que nous venons de décrire, néanmoins son intérêt est dans le cas présent
réduit. La difficulté pour la stratégie d'écoute se résume ici dans le fait que l'écoute doit
impérativement précéder le jugement.

391 Bien entendu, l' « unité » en question doit être une qualité reconnaissable dans l'extrait
original par ce même auditeur. Il n'est pas pertinent d'avancer une analyse de ce type pour une
musique qui nous est indifférente à l'écoute. C'est justement au moment où l'analyse demande
une manipulation créative et fait l'objet d'une forme d'expérimentation, que ce préalable
apparaît comme inconditionnel.

282
Dans un deuxième temps, il s'agit de chercher à expliquer l'intuition de l'écoute
à la lumière des changements apportés sur la partition, ainsi que de leur implication pour
l'écoute. En l’occurrence, la présence harmonique du triton et du ton entier dans les
mesures 1-3 de la version manipulée, semble favoriser la parenté entre les deux parties,
et cela malgré le fait que l'usage harmonique de la c.i. 1 ne caractérise plus que la
seconde demi-phrase. Concernant l'aspect « cadentiel » à la mesure 8, il ne semble pas
perturbé par l'ajout d'un triton qui vient appuyer la présence de 6-35 dans le motif.
Il ne s'agit pas de suggérer que cette musique se sert de la dissonance du ton
entier et du triton pour « résoudre » celle du demi-ton. Que le taux de dissonance
acoustique varie d'un moment à l'autre n'est certainement pas une caractéristique sans
rapport avec la capacité communicative de toute musique, mais en l'absence d'une
gamme asymétrique favorisant un rapport syntaxique entre les degrés, l'aspect
« véridique »392 des attentes formulées par l'auditeur est fortement mis à mal. Ce qui
semble pouvoir se mettre en place dans cette musique correspondrait plutôt à la
représentation de régularités déduites en temps réel sur l'évidence de plusieurs
paramètres ; une musique énigmatique dans le sens où l'écoute cherche à construire le
sens à partir de peu d'indices. Demanderait-elle une écoute bayésienne ?
Dans la version altérée, un demi-ton harmonique apparaît avec la toute dernière
note à la mesure 8 : si-do. Pourtant, cela ne semble pas contrarier le sens de clôture.
Pourquoi ? Si nous cherchons à défendre l'hypothèse d'une différenciation dans le
traitement du demi-ton et de l'ensemble hexatonique, alors on a ici une question qui doit
nous interpeller. Pour y répondre il faut prendre en compte d'autres éléments que le
rapport note à note : l'impression de clôture se trouve en effet favorisée du fait qu'il
s'agit de la troisième présentation du même arpège. Et cela dans une fenêtre temporelle
encore concernée par le présent perceptif. Cette insistance par la répétition crée une
attente concrète, ce qui est une occasion rare pour l'auditeur de cette musique. Avoir une
attente dont les probabilités de réalisation sont fortes implique que sa réalisation est une

392 David Huron décrit l'attente véridique – veridical expectation – comme l'attente d'un
stimulus basée sur les traces en mémoire à long terme d'une, ou plusieurs expériences
passées. Lorsque nous écoutons Casse noisette par exemple, nos attentes peuvent être
qualifiées de véridiques car nous avons la conviction de ce qui est à venir. Dans le cadre
d'une musique tonale qui nous est inconnue, l'attente est lié au contexte, mais il y a une
attente de nature plus abstraite qui nous assure que la pièce répond à des caractéristiques que
nous connaissons sous le nom de musique tonale. C'est dans ce sens que j'utilise ici
l'expression d'attente véridique.

283
forme de récompense, et diminue la tension cognitive.
Le si à la fin de l'exemple 4 va donc réaliser une attente robuste, ce qui semble
suffire à susciter une sensation de clôture. Une nouvelle version où la dernière mesure
se clôt sur les seuls membres de 6-35 (ex.5), semble particulièrement effective à
connoter la clôture. Cette dernière manipulation ne comporte qu'une légère variation de
l'arpège, ce à quoi l'attente peut facilement s’accommoder rétrospectivement,
considérant qu'il y a une réalisation satisfaisante de l'attente de répétition. Mais le critère
qui nous intéresse le plus ici, est le fait que la présence de la gamme par tons entiers se
trouve intensifiée. Alors que la version originale se sert de la tendance de la mémoire à
court terme à reconnaître la répétition et à la projeter comme attente, l'exemple 5 ci-
dessous semble clore l'extrait de manière plus convaincante en y associant la saillance
perceptive de l'ensemble 6-35. Mais n'oublions pas que nous ne sommes qu'à la mesure
8, ce n'est peut-être pas le moment d'un point à la ligne, mais juste d'une virgule.

Exemple 5
Seconde version altérée à la mesure 8. Schoenberg, op. 11 n°1, m. 7-8.

La question qui se pose maintenant est de savoir si les arguments exposés


jusqu'ici facilitent l'analyse des mesures qui suivent. Bien évidemment, d'autres
observations devrait conduire à une évolution des postulats précédents, et à la
manipulation d'autres extraits. En ce qui concerne la suite immédiate, les mesures 9 à 11
présentent une variation des trois premières mesures (ex. 6). Si l'on évalue le rôle des
sous-ensembles de 6-35 et l'utilisation de la classe d'intervalle 1, les remarques faites
jusqu'ici semblent tout à fait s'adapter.

284
Exemple 6
Schoenberg, op. 11 n°1, mesures 9-11.

Les mesures 9 et 10 présentent l'ensemble (0,2,4,6,8). La dernière noire – la –,


en apportant une résolution à l'instabilité métrique du contretemps qui la précède – sol
dièse –, ajoute le demi-ton harmonique qui dynamise la texture harmonique par les
battements résultant de sa dissonance. La mesure suivante présente quatre membres de
l'ensemble hexatonique complémentaire (5,7,9,11). La dernière note répond à
l'implication au mouvement que caractérise le traitement sensoriel de l'accord précédent
– dissonance acoustique –, seulement, le si bémol ne réduit pas la dissonance, mais
l'intensifie par l'introduction d'un demi-ton harmonique. Il est intéressant de remarquer
que le demi-ton harmonique est introduit par un mouvement mélodique lui aussi
appartenant à la c.i.1. C'est le cas non seulement à la mesure 11, mais aussi dans les
mesures 2, 3 et 10. Peut on imaginer le rapport dialectique entre la c.i 1 et la gamme par
tons-entiers comme étant dynamisé par la constante rotation entre les deux gamme
hexatoniques qu'inclut le tempérament égal ? Si la gamme par tons entiers est
redondante,393 le premier recours de différenciation qu'elle possède au sein du total
dodécatonique, est sans aucun doute sa transposition par les c.i 1, 3 et 5.
En se fondant sur les hypothèses précédemment élaborées, et sur la confirmation
que semblent leur apporter les mesures 9-11, il est possible d'élaborer des leurres qui
imitent le motif original (ex. 7). Ce matériel inédit, tout comme les extraits manipulés
qui ont précédé, peuvent faire l'objet de protocoles expérimentaux très diversifiés. On
peut imaginer une première phase expérimentale où un groupe de sujets écoute de
manière répétée un extrait de cette pièce ; c'est une phase de familiarisation. Puis, dans
un deuxième temps, deux fragments leur seraient présentés, un original et un altéré. Les
sujets devraient juger lequel des deux extraits appartient à l'œuvre tout en explicitant

393 Cette redondance apparaît aussi clairement dans le vecteur intervallique de l'ensemble 6-35 :
060603.

285
leur niveau de certitude. Les résultats d'une expérience de ce type pourraient être
interprétés comme un jugement sur la cohérence stylistique.

Exemple 7
Leurre imitant le motif des mesures 1-3 et 9-11 de l'op. 11, n°1
de Schoenberg.

Le protocole du Puzzle, maintes fois utilisé par l'esthétique expérimentale de la


musique, peut aussi être adapté ici. Imaginons une bande son où les mesures 1 à 11 sont
découpées en 7 motifs. À ces 7 extraits se rajouteraient trois leurres comme le montre le
tableau sur la figure 1. Les 10 extraits anonymisés seraient disponibles pour que les
participants les écoutent autant qu'ils le souhaitent. La consigne consisterait à disposer
7 des 10 extraits dans l'ordre qui leur paraît le meilleur. En plus de l'information que
cela nous donnerait sur la perception de la forme, l'inclusion ou exclusion des leurres
pourrait nous permettre d'évaluer plus finement encore le style de la pièce.
Mais si ce genre d'expérimentation est sans doute d'un grand intérêt, l'exercice
analytique entrepris jusqu'ici, en faisant appel au jugement par l'écoute empirique, reste
cohérent. Sa marge d'approximation n'est pas plus large que celle de la spéculation
philosophique, ou celle de l'analyse formelle au sein d'un paradigme réducteur.

Motif 1 : m. 1 et 2 Motif 6 : m. 9 et 10
Motif 2 : m. 3 Motif 7 : m. 11
Motif 3 : m. 4 – milieu m. 5 Leurre du motif 1 (ex.7, m. 1-2)
Motif 4 : milieu m. 5 et m. 6 Leurre du motif 2 (ex. 7, m. 3)
Motif 5 : m. 7 et 8 Leurre du motif 5 (ex. 5)

Figure 1
Coupure des motifs de l'op. 11, n°1 de Schoenberg, plus trois leurres.

286
Analyse n°2

Puisque le répertoire dit « librement atonal » de l'école de Vienne possède une


cohérence esthétique d'ensemble, il est possible que l'analyse de pièces de Webern ou de
Berg, ayant été composées durant la période précédant leur adoption de la technique
sérielle, permette d'observer des conditions similaires. C'est un objectif pas encore
atteint par la musicologie analytique, que de nommer ce répertoire par un adjectif
positif ; par un adjectif qui signifie un langage au sein duquel chaque compositeur se
démarque par un style personnel, et non plus par une négation, celle de la tonalité. Au
cours du siècle, l'adjectif atonal, qui un jour sembla non seulement provisoire mais aussi
péjoratif, c'est consolidé en atonalisme. Prenons donc la Sonate op. 1 d'Alban Berg,
composée en 1908. Quelles sont les caractéristiques de cette pièce ayant une saillance
pour l'écoute ? Selon l'avis de nombreux musicologues, avec ce premier opus le
compositeur viennois ne se serait pas entièrement émancipé de la tonalité. Ce
signalement est en contradiction avec la réputation de l'opus 11 de Schoenberg,
largement reconnu comme étant le premier opus entièrement atonal. À ce sujet, je
partage l'avis d'Allen Forte (2007) lorsqu'il dit de la pièce de Berg, qu'après la cadence
en si mineur à la quatrième mesure, il n'y a pas de fonctions tonales vérifiables jusqu'à la
cadence finale sur le même ton.
D'une certaine manière, la présence évidente de ces deux cadences, ainsi que la
présence de l'armure, a favorisé une interprétation tonale, qui pourtant n'est défendable
que par la considération permanente d'une forme chromatique (Perle, 1983), voire ultra-
chromatique (Headlam, 1996) de ladite tonalité. Un autre aspect récurrent dans les
analyses de cette œuvre, est sa description en termes d'une agglomération de procédés
distincts. Ainsi, René Leibowitz, pour qui les opus 1 et 2 de Berg comptent parmi ses
dernières œuvres tonales, remarque « l'usage fait par Berg – suivant encore l'exemple de
son maître – de certains matériaux neutres que sont les agrégats de tons-entiers et les
superpositions de quartes. ».394 Janet Schmalfeldt, dans ce qui est l'une des analyses les
plus étendues de cet opus, décrit le thème qui ouvre la sonate de la manière suivante :

En somme, quatre types de structures verticales émergent avec une importance accrue

394 René Leibowitz, Schoenberg et son école, Paris, Le Seuil, 1947, p. 123.

287
dans la progression envers la dominante cadentielle : la sonorité 4-16, la structure 7/5,
les formations par tons entiers, et l'accord de septième semi-diminué. 395

Voici dans l'exemple 8 la réduction sur laquelle Schmalfeldt identifie ces quatre
éléments précédant la cadence sur si mineur au premier temps de la troisième mesure.
Bien que la description analytique de l'extrait apparaisse ici exhaustive, cette lecture ne
fait qu'éclater le thème – et l'œuvre par la suite – en une variété de structures
inconciliables entre elles, que ce soit sur le plan théorique ou perceptif.

7
5

Exemple 8
D'après l'exemple 2 c, dans Schmalfeldt op. cit. p. 92. WT : whole tone.

En commentant cette analyse j'attire l'attention du lecteur sur le fait que son
approche est emblématique de la manière dont la musicologie analytique traite la
musique atonale de l'école de Vienne. La première structure relevée par Schmalfeldt est
l'ensemble 4-16 (0157). Il est postulé comme une structure atonale autonome et isolé de
la cellule mélodique sol – do – fa dièse – sol qu'il accompagne, et qui pour des raisons
aussi bien psycho-acoustiques que culturelles, donne au fa dièse une fonction
d'appogiature. Cherchant à résoudre le triton mélodique do-fa dièse sur l'octave d'une
note – sol – qui non seulement vient d'être présentée, mais qui persiste sur le plan
harmonique, l'oreille ne peut pas considérer le fa dièse comme un membre de plus au
sein de l'ensemble. Cette sensation d'attraction que revêt le fa dièse est d'autant plus
prégnante que l'attente du sol se réalise dès le premier temps de la mesure. N'oublions
pas que le sens esthétique émerge dans un temps phénoménologique élargi où la
rétrospection est comprise par défaut : c'est le passé du présent dont parlait Saint

395 Janet Schmalfeldt , « Berg's path to atonality : the piano sonate op. 1 » David Gable &
Robert Morgan, Alban Berg : Historical and analytical perspectives, New York, Oxford
University Press, 1991, p. 95.

288
Augustin. L'autonomie que Schmalfeldt donne à l'ensemble 4-16 est pourtant une
pratique commune dans l'analyse de ce répertoire, et cherche à se justifier dans le fait
qu'il s'agirait d'un « accord fétiche » que l'on retrouve ici et là dans la production du
compositeur. L'accord est donc appréhendé par une relation extra-opus ; une dérive
encouragée par la surestimation de la notation, et secondée par l’indifférence face à la
réalisation acoustique qu'elle suppose.
Pour la deuxième structure, Schmalfeldt emploie le chiffrage 7/5, c'est-à-dire
qu'elle ne s'inscrit pas dans un espace dodécatonique comme l'accord précédent, mais
dans une gamme heptatonique. On doit donc se demander à partir de quels indices
l'écoute peut ici inférer une gamme diatonique ? et plus important encore, de quelle
gamme s'agit-il? or, la description brisée du contexte harmonique ne permet pas de
répondre à ces questions. La troisième structure comprend deux accords par tons entiers
que l'auteur présente comme un matériau autonome. Puis, dans la cinquième structure,
on revient à un chiffrage heptatonique avec un accord de septième semi-diminué au
second temps de la deuxième mesure. Suit la fin du thème sur une cadence tonale en si
mineur.
Si ces considérations devaient être prises en compte à l'égard de la perception,
on aurait le plus grand mal à expliquer la fluidité et la cohérence que l'extrait peut avoir
à l'écoute – c'est du moins l’impression qu'il me fait. Car dans une telle analyse les
structures n'ont pas d'implication les unes sur les autres ; elles s'annulent. La référence
théorique faite aux gammes diatoniques avec le chiffrage du deuxième accord, annule
ou est annulée par l'explication du premier en tant qu'ensemble atonal. Il s'agit d'une
démarche inconciliable avec une réalité sensible quelconque ; déconnecté de toute
gestalt émergeant dans et par l'écoute.
Mais revenons dans le sillage de l'analyse de l'op. 11 de Schoenberg commencée
plus haut. Ce qui m'interpelle dans les différentes analyses du premier opus du jeune
Berg, est l'unanimité avec laquelle les musicologues, d'Adorno à Schmalfeldt en passant
par Leibowitz, Anthony Pople, Richard Hermann, et George Perle, reconnaissent une
prépondérance du matériau issu de la gamme par tons entiers. Est-ce que cet ensemble
hexatonique, tel comme il apparaît dans cette pièce, possède une saillance perceptive
réelle ? Et si c'est le cas, qu'est-ce que cette saillance implique pour la cohérence
stylistique de l'œuvre ? Et puis, quel est le rôle des c.i. 1, 3 et 5 ?

289
Si l'on considère que le caractère appuyé du fa dièse entre la levée et la première
mesure implique une dynamique tension-détente dans la ligne mélodique (ex. 9), alors la
structure harmonique a considérer ne serait pas l'ensemble 4-16, mais la constellation
(0,4,6) qui substitue à l'appogiature la note « réelle ».

Exemple 9
Berg, Sonate op.1, mesures 1-5.

Je prends ici le soin de ne pas assimiler hâtivement (0,4,6) à l'ensemble 3-8 qui
incluant son inversion, fait l'amalgame entre une sonorité clairement atonale, et un
accord qui peut évoquer une septième de dominante sans quinte, et dont l'utilisation est
rare dans cette pièce (ex. 10). Le fait que (0,4,6) soit un sous-ensemble de 6-35, appuie
l’hypothèse de l'existence d'une stratégie contrapuntique sous-jacente, dans laquelle la
gamme par tons entier et la classe d'intervalle 1 matérialisent des fonctions de
différenciation.

Exemple 10
Ambiguïté tonale de l'inversion de (0,4,6).

Mais alors comment comprendre l'accord chiffré 7/5 par Schmalfeldt ? Vu dans

290
son contexte, il participe d'une conduite des voix qui descend chromatiquement. S'il n'a
pas une fonction tonale explicite – ce que suggère sa tierce mineure mi b –, alors il serait
mieux expliqué comme un accord de passage ; absorbé par une texture contrapuntique
qui favorise d'autres aspects que la perceptibilité d'un diatonisme majeur/mineur. En
s'arrêtant à l'extrait présenté dans l'exemple 9, un aspect saute aussi bien aux yeux
qu'aux oreilles, c'est le rôle prépondérant du demi-ton dans la conduite des quatre voix.
Voici une description non exhaustive de la présence du demi-ton, ou plus largement de
la c.i. 1 sur le plan horizontal :

1. Dès la levée, basse et alto entament une descente chromatique qui les conduit
respectivement de do dièse à la dièse, et de si à fa dièse.
2. Aux mesures 4-5 les voix intérieures se conduisent par tierces majeures
parallèles progressant par demi-ton.
3. La ligne mélodique entre le fa dièse de la dernière croche à la mesure 3 et
jusqu'à la dernière croche de la mesure 5, se meut par pas chromatiques
conjoints ou indirects, un saut de quarte étant la seule exception – mib-sib.

Quant au demi-ton harmonique, il apparaît raréfié, intégré au mouvement poly-


rythmique engendré entre la mélodie et les voix intérieures. Sur ce point le style de l'op.
11 de Schoenberg se distingue nettement. Il semblerait que la sonate de Berg réalise une
distinction plus sévère entre le traitement accordé au demi-ton et à la gamme par tons,
vis-à-vis des plans harmonique et mélodique. Ce constat ne rapproche pas l'œuvre de la
tradition tonale, au contraire, il la lie aux maîtres de la Prima pratica. Sur les deux
premiers temps de la mesure 4 on voit comment une septième majeure apparaît
accentuée par une anticipation en double croche. La dissonance harmonique est réduite
par le mouvement des voix intermédiaires qui par l'articulation suivante minorisent la
septième en question. Au deuxième temps de la mesure 5, un demi-ton harmonique
– mib-ré – fait l'objet d'un traitement rythmique semblable ; la dureté de cette
dissonance invite à parler ici d'une appogiature. Mais l'emploi de ce vocabulaire ne doit
pas être pris comme une explication de la nature des rapports contrapuntiques. Pour que
les catégories analytiques d'anticipation et d'appogiature prennent du sens dans ce
contexte-ci, il faut les actualiser face à l'hypothèse d'un contrepoint cherchant à favoriser

291
la prégnance perceptive de la gamme par tons et de ses sous-ensembles.
En effet le mi au deuxième temps de la mesure 4 qui crée une septième majeure,
vient se superposer à un accord augmenté (1,5,9), et immédiatement après est inséré
dans la constellation (2,4,6,10). Quant à l'appogiature à la mesure 5, le do dièse vient
compléter l'ensemble (1,3,5,9). Réécrit dans l'exemple 11, le mouvement chromatique
indirect de la ligne inférieure devient aussi évident ; le fa dièse se présente donc comme
une note de passage entre deux ensembles appartenant à la même gamme par tons. Les
sous-ensembles de la gamme par tons sont donc favorisés sur l'axe vertical de
l'harmonie, ce qui semble impliquer une réglementation de l'apparition harmonique de la
c.i.1. C'est un emploi de la gamme par tons qui est à l'opposé de ce que Debussy fait
dans une pièce comme Voiles, où cette gamme est évidente tant sur le plan harmonique
que mélodique.

Exemple 11
Berg, op. 1, m. 5 légèrement manipulée. L'harmonie favorisée par le contrepoint
est clairement un sous-ensemble de 6-35.

Cette lecture peut être défendue du point de vue psycho-acoustique car la


juxtaposition d'un demi-ton et d'un ton harmoniques signifie une réduction considérable
de la dissonance perçue. En effet, le demi-ton harmonique, comme dernière dissonance
à épanouir dans notre système tempéré, peut encore participer à une forme de distinction
entre les deux gammes par ton entier que le système contient. S'agit-il d'une sorte de
contrepoint fuxien adapté à la gamme par tons ? Ce n'est pas si simple, car il ne faudrait
pas prétendre à des phénomènes d'attente perceptive aussi spécifiques que ceux induits
par les gammes asymétriques. Le fait bien connu que les 6 notes de la gamme par tons
possèdent toutes le même réseau d'intervalles, a comme conséquence que celle-ci ne

292
peut pas se décliner en différents modes.
Mais les conséquences de la symétrie de cette gamme vont plus loin : il faudrait
considérer que la notion de degré y devient obsolète. En effet quel sens y a-t-il à
considérer le do comme « premier degré » de la gamme (0,2,4,6,8,10) ? et l'absence de
degrés ne met-elle pas en question la notion même de gamme ? Sur ces points nous
sommes encore une fois obligés de porter notre attention sur la distinction entre d'une
part la notation et ses conventions fonctionnelles, et d'autre part la perception.
Premièrement, insistons encore sur quelques aspects formels de la gamme par tons
entiers :

1. S'il n'y a pas d'expression modale de la gamme par tons, alors l'octave n'est pas
autre chose qu'un rapport intervallique, et non pas l'étalon d'un cycle diatonique
ayant une organisation interne qui par ailleurs justifie cette césure – exemple :
(0,2,4,5,7,9,11,0). La représentation de la gamme par tons incluant une septième
note qui ferme le cycle n'est donc qu'une convention théorique.
2. Les intervalles permettant la transposition entre les deux gammes par tons ; les
classes d'intervalle 1, 3 et 5, sont l'expression d'une différenciation entre un
espace hexatonique organisé par la succession de tons, et l'espace
dodécatonique qui la contient. Par conséquent, la relation entre les deux
gammes par tons n'est pas comparable à celle qui existe entre deux tonalités, du
fait que même entre les deux tonalités les plus éloignées, deux hauteurs
absolues sont partagées. En outre, l'intervalle de transposition est toujours un
intervalle exprimé dans la gamme d'origine. Il y a par conséquent toujours un
degré d'assimilation d'une tonalité par l'autre ; ce qui n'est pas le cas entre les
deux gammes par tons.

Le premier des deux points discutés ci-dessus nous conduit à questionner le


rapport entre les notions de gamme et de degré qui dans les échelles traditionnelles
semblent indissociables. Si parler de gamme par tons répond à une convention
notationnelle de division de l'octave, la notion de degré quant à elle, peut évoluer. On
peut en effet considérer qu'une parfaite symétrie dans les relations intervalliques entre
les notes implique l'existence d'un seul et unique degré fonctionnel (fig. 2). Cette

293
fonction partagée par les six notes de la gamme aurait une réalité sensible dès lorsque le
sujet a suffisamment d'indices perceptibles lui permettant de l'identifier à un moment
donné.
Le deuxième point nous oblige à considérer que les deux gammes par tons, bien
qu'elles représentent une complémentarité vis-à-vis de la gamme dodécatonique, et
qu'au niveau de la notation elles soient différenciables, ne doivent pas être comprises
comme les deux termes d'une opposition. Pour la perception l'existence de ses deux
gammes n'est pas possible sans l'introduction d'un élément étranger (les c.i. 1, 3, 5). La
distinction n'est donc pas entre les deux gammes hexatoniques, mais entre leur identité
commune et les intervalles qui les excèdent.

0
10 2
Fonction
I émergente
8 4
6

Figure 2.
Représentation de l'espace hexatonique par tons entiers.
La redondance des relations intervalliques donnerait lieu à
une seule fonction – I – commune aux 6 degrés.

Il nous faut donc distinguer entre d'un côté une définition gestaltiste et
phénoménologique de la gamme par tons, à laquelle correspond l'image d'un espace
ordonné par un nombre réduit de possibilités mélodico-harmoniques – le vecteur
intervallique 060603 rend évidente cette contrainte –, et de l'autre sa définition usuelle,
liée à une pratique notationnelle.
Dans l'éventualité d'un contrepoint « hexatonal », il n'y aurait donc pas la
possibilité de créer l'attente d'un degré/note qui serait caractérisé par sa place unique au
sein de la gamme. Néanmoins, d'autres paramètres que celui de la hauteur permettent
d'atténuer cet effet de redondance qui pèse sur les gammes symétriques. On peut par
exemple créer l'attente d'une note spécifique par la prédictibilité dans la conduite des
voix, par la réduction d'une dissonance acoustique particulièrement saillante ou par un

294
effet d’habituation résultant de la répétition d'un motif. Ce sont des aspects qu'il
convient évaluer en étudiant la partition de près. Mais avant cela, considérons encore
une autre conséquence importante de la redondance de la gamme par tons ; une
conséquence de type cognitif cette fois-ci. En effet, contrairement aux modes
diatoniques, le traitement perceptif de la gamme par tons ne requiert pas l'évaluation
constante d'implications liées à la concurrence entre des degrés fonctionnellement
différenciés.396 Avec sa redondance, la gamme par tons libère les intervalles du dictat de
la hiérarchie diatonique, et en faisant cela, elle libère des ressources cognitives pour le
traitement d'autres qualités du champ perceptif.
L'éclatement de la tessiture qui s'opère dès les premières œuvres atonales de
l'école de Vienne semble en cohérence avec l'idée qu'une diminution de la capacité
prédictive chez l'auditeur serait en rapport avec la nature du matériau. La nouveauté
radicale de cet aspect n'est donc pas incompatible avec l'hypothèse d'une stratégie
contrapuntique de type fuxien s'appuyant sur les qualités psycho-acoustiques de la
gamme par tons. C'est-à-dire, avec une conception de la polyphonie où persiste encore
l'opposition entre la dimension horizontale de la mélodie, et celle verticale de
l'harmonie.

Revenons à l'analyse de la Sonate op. 1 de Berg. À la mesure 6 (ex. 12) se


superposent deux patterns rythmiques créant momentanément un soupçon de
polymétrie.

Exemple 12
Alban Berg, op. 1, m. 5-7.

396 Bigand et a l . (2003) démontrent par une série d'expériences que la reconnaissance des
fonctions tonales s'inscrit dans le versant descendant du traitement cognitif. Certaines
conditions comme une vitesse extrême peuvent inhiber cette reconnaissance.

295
Chacun des patterns s'inscrit dans l'une des deux gammes par tons comme le
présente l'alternance entre A et B dans l'exemple 13. Le décalage que crée la
superposition de ces deux rythmes est aussi un décalage entre les deux ensembles par
tons entiers. Ce décalage produit des rencontres harmoniques qui sortent de l'ensemble
6-35 – les c.i. 1, 3 et 5 –, mais il est intéressant de voir que l'esprit de parcimonie
conduit Berg à arrêter ce procédé juste avant que la superposition soit totale.

Exemple 13
Décalage entre deux patterns par syncope. A et B correspondent à des
sous-ensembles de l'une et l'autre des gammes par tons-entiers. Berg arrête
le procédé au premier temps de la deuxième mesure, évitant ainsi la superposition
de A et B pendant un temps entier.

Avant de présenter une hypothèse engageant l'aspect perceptif de cet extrait, il


convient de rappeler que les deux cellules faisant l'objet d'une superposition à la mesure
6 ont été précédemment introduites. L'arpège descendant de la triade augmentée
apparaît aux mesures 1 (7,3,11) et 3 (2,10,6). Quant aux tierces majeures montant par
demi-ton, elles occupent les voix intermédiaires à la mesure 4 dans des valeurs
rythmiques plus longues. La rémanence de ces cellules dans la mémoire à court terme
leur confère une actualité dans le présent perceptif chez l'auditeur ; cela facilite leur
traitement individuel.
L'hypothèse que j'émets est la suivante : la prédictibilité que la répétition des
deux cellules donne à cette polyrythmie, ainsi que la prégnance auditive des rapports
harmoniques typiques de l'ensemble hexatonique sont perceptibles – tierce majeure et
triade augmentée –, devraient donner une saillance perceptive à l'organisation
hexatonique. Si cela est exact, la saillance de l'ensemble 6-35 persisterait même lorsque
le décalage entre deux ensembles appartenant à l'une et l'autre des gammes par tons,
finit par les superposer. L'effet de ségrégation perceptive qui rend cela possible serait ici

296
facilité par le caractère de « marche harmonique ».397 Cet aspect mécanique établit, les
prédictions les plus simples sont réalisées, 398 traduisant la saillance en confort pour
l'écoute.
Afin de tester empiriquement cette hypothèse, deux manipulations de ces
mesures me semblent pertinentes. Tout d'abord l'ajout d'une troisième voix qui accentue
la présence harmonique des sous-ensembles de 6-35 par l'addition des rapports
harmoniques de ton et triton qui ne figurent pas dans l'extrait original (ex. 14, mesure 6).
Si l'ensemble 6-35 possède une saillance perceptive réelle dans les mesures précédentes,
alors cette altération ne devrait pas perturber la fluidité de la trame contrapuntique. C'est
en effet le ressenti qui est le nôtre.

Exemple 14
Version altérée des mesures 5-7, op. 1, Berg.

La manipulation qui suit, concerne la robustesse de la saillance de l'organisation


hexatonique face au croisement des deux cellules, tel qu'il apparaît dans l'exemple 13,
où au premier temps de la deuxième mesure A et B se superposent. Il s'agit donc
simplement de continuer la « marche harmonique » pendant une mesure entière (ex. 15).
Les deux premiers temps de cette nouvelle mesure superposent donc des sous-
ensembles des deux gammes par tons. Se créent ainsi des relations harmoniques de la
c.i. 1 qui ne seront pas traitées avec le même soin dont témoigne la conduite des voix
des mesures précédentes. La c.i. 1 est notamment présente de manière évidente entre les
voix extérieures : sol - sol dièse au premier temps, et mi - mi bémol au deuxième temps

397 Bien que la notion de marche harmonique soit ici utile, il faut bien noter que dans cette
marche, contrairement au cas courant, l'harmonie évolue. Il s'agit d'une sorte de double
marche harmonique par mouvement contraire.
398 La prédiction la plus simple dans un contexte de marche harmonique est bien évidemment la
continuation du procédé lui-même.

297
de la mesure supplémentaire. Comme conséquence de l'ajout de cette mesure, la mesure
suivante se retrouve transposée une tierce mineure au-dessus de l'original.

Exemple 15.
Manipulation et mesure additionnelle sur les mesures 6-7, op. 1, Berg.

L'écoute de ces deux extraits doit inclure le début de l'œuvre car ce qui est ici en
question c'est la capacité de la technique contrapuntique de Berg à faire émerger une
couleur hexatonique qui devient pour l'auditeur un critère implicite de déchiffrement et
d'interprétation. Il convient donc de favoriser une stratégie d'écoute perceptive. Comme
pour l'analyse de l'op. 11 de Schoenberg, la question de la préférence esthétique n'est
pertinente que dans le cadre d'une expérience sur un groupe de sujets non informés sur à
la nature des manipulations. Le but ici est de distinguer le langage du style pour gagner
une meilleure compréhension des deux. Il est clair que la mesure supplémentaire de
l'exemple 15 exagère l'aspect mécanique de la marche, et peut paraître maladroite du
point de vue de la forme. Mais la question est d'évaluer la cohérence de son matériau ;
sa plausibilité en vue d'un langage que seul notre écoute peut cerner directement.

298
Composer avec la dissonance cognitive

Analyse n° 3.a

Les deux cycles de pièces pour piano qui constituent le Makrokosmos de George
Crumb abritent la pièce qui fera l'objet de cette troisième analyse. Il s'agit de Dream
Images (Love-Death Music) (gemini), onzième et avant-dernière pièce du premier
livre.399 La réflexion sur la stratégie d'écoute que cette musique induit chez l'auditeur, va
nous servir ici pour construire un commentaire analytique en lien étroit avec le potentiel
esthétique de chacun des éléments thématiques qui seront relevés.
La pièce commence par une section caractérisée par la parcimonie et l'économie
du matériau. Le premier élément harmonique et la première idée mélodique vont
caractériser une morphologie sonore qui sera maintenue, en alternance avec une
deuxième morphologie contrastante, et cela jusqu'à la fin de la pièce. L'exemple 16
reproduit le début de l'œuvre où l'association d'un accord dans le grave et une mélodie
dans l'aigu constitue ce que nous appelons le premier élément thématique. Le couple
accord/mélodie sera juxtaposé cinq fois avant l'intervention du deuxième et dernier
élément thématique.

Exemple 16.
Georges Crumb, Makrokosmos, livre 1, n°11 Dream Images,
extrait d'après la version originale.

399 Makrokosmos se compose de deux livres de 12 pièces chacun, le chiffre douze étant en
rapport avec les signes du zodiaque. Chacune des 12 pièces de chaque livre porte un nom
descriptif ainsi qu'un signe zodiacal.

299
Tant pour le traitement sensoriel de bas niveau comme pour le traitement
cognitif, ce passage implique un effet de ségrégation. Il y a une première ségrégation qui
est de type sensoriel et qui répond à l'opposition particulièrement marquée entre la
tessiture grave et aiguë. Dissociation qui est accentuée par le décalage entre les accords
et les motifs mélodiques, espacés de 3, 5 ou 7 secondes lors des différentes apparitions
tout au long de la pièce – indiqué par le chiffre arabe dans l'exemple 16. Le deuxième
effet de ségrégation qu'intervient simultanément concerne plus le traitement descendant
(top-down), bien qu'il constitue sans doute un automatisme pour le mélomane de culture
occidentale : Il s'agit de la reconnaissance par catégorisation (voir chap. 6.1) qui permet
à l'auditeur de remarquer d'un côté le lien de cohérence « tonale » qui lie les deux
premiers accords (IV-I ou I-V), et qui sera répété par les accords suivants, et d'un autre
côté le caractère modal de la mélodie dont le profil rappelle le plain-chant. Ce double
effet de ségrégation que le compositeur impose à l'auditeur, se traduit sur le plan
cognitif, et donc de l'écoute, par ce que les psychologues appellent une dissonance
cognitive – concept théorisé par Festinger en 1957.400
La dissonance cognitive apparaît lorsque le sujet considère simultanément deux
représentations mentales qu'il ne parvient pas à concilier. Il en résulte un état de stress
psychique et d'inconfort somatique qui amènent le sujet à chercher des moyens pour
réduire cet état de dissonance. Il y a donc un penchant implicite vers un état
motivationnel ; la tendance à réduire l'inconfort psychologique suscite un engagement
particulièrement actif (Martinie et Priolo, 2013). C'est la situation dans laquelle se
trouve l'auditeur de cette pièce, et à l'intérieur de laquelle sa stratégie d'écoute va
fluctuer, guidée par cette motivation vers l'assimilation d'une musique qui, bien qu'elle
nous paraisse étrange au premier abord, peut se révéler être une musique inouïe.
Essayons donc de reconstruire un parcours d'écoute plausible. Lorsque l'auditeur
écoute le premier motif mélodique, il reconnaît immédiatement une ségrégation qui
relève de l'ambiguïté diatonique de l'extrait, mais il n'a pas encore assez d'indices pour
attribuer à l'accord de si majeur une fonction tonale. Bien sûr, il est possible d'entendre
d’emblée cet accord comme une tonique ou une dominante, mais l’attribution de cette
fonction requiert un effort cognitif descendant ; une tendance égo-centrée de l'écoute
que l'auditeur est en mesure soit de faciliter soit d'inhiber (voir chap. 6.2). Étant donné

400 Leon Festinger, A theory of cognitive dissonance, Standford University Press, 1957.

300
le rôle très restreint que joue la tonalité dans les 10 pièces qui précèdent celle-ci dans le
cycle, il semble plus opportun d'entretenir l'ambiguïté qui se dégage de l'association
entre ce premier accord et le premier énoncé mélodique.
Lorsque l'évidence tonale arrive avec le deuxième accord, a lieu une
réévaluation rétrospective qui signifie une mise à jour de la catégorisation des deux
strates, harmonique et mélodique : d'un côté il y a l'identification d'une syntaxe tonale
familière – IV-I ou I-V –, de l'autre, celle d'un type mélodique évocateur d'un style
ancien, modal. Deux catégories qui activent la mémoire à long terme (top-down) ; des
lieux communs pour l'auditeur. Mais leur superposition dans des espaces diatoniques
distincts oblige la mémoire à court terme (bottom-up) à se représenter dans un même
présent perceptif deux entités séparées d'une distance psychologique401 considérable (ex.
17). Comme on l'a vu dans le chapitre 4.2 l'étrangeté du stimulus qui implique une
distance psychologique importante, déclenche l'instinct de surveillance attentionnelle et
crée une focalisation automatique de l'attention. A cet égard Crumb connait un
précurseur dans la figure de Charles Ives qui eut souvent recours à la superposition de
strates polytonales voire poly-modales. En composant cette pièce il est difficile de
penser que Crumb n'avait pas en tête la très célèbre pièce de son aîné The unanswered
question.
Lorsque l'attention accapare une quantité importante des ressources cognitives,
les performances de la mémoire à court terme se trouvent fragilisées ; les
caractéristiques sensorielles sont plus évanescentes. On peut donc postuler l'hypothèse
selon laquelle le stimulus arrivant, tantôt l'accord – tonalité de si majeur ou de fa dièse
majeur – tantôt la mélodie – en mode de la –, agirait comme une sorte de distracteur qui
va faciliter le renouvellement de l'impression de surprise à chaque fois que ce matériau
thématique réapparaît – 9 fois au total dans la pièce. C'est cette situation d'instabilité et
d'incongruence qui fait émerger l'état de dissonance cognitive chez l'auditeur, état qui
dans le cas de la perception musicale représente un potentiel d'éveil esthétique
considérable.

401 Comme l'ont montré Krumhansl et al. (1982), la distance entre deux tonalités dans le cycle
des quintes est corrélée à la représentation cognitive d'une gradation de la proximité selon le
nombre de notes communes à deux tonalités. Les tonalités lointaines, ayant moins de notes
communes, sont perçues comme moins cohérentes, on dit qu'il y a entre elles une plus grande
distance cognitive qu'entre des tonalités ayant plus de notes communes.

301
Exemple 17.
Réduction et représentation de deux strates diatoniques
apparentes dans Dream Images de George Crumb.

Comme on va le voir, le compositeur se sert de cette situation où l'auditeur tend


d'une part vers une réduction instinctive de la dissonance cognitive, mais où d'autre part,
ce même état de dissonance cognitive le maintient dans une situation d'éveil
particulièrement stimulante. Une ségrégation trop nette et continue nuirait
irrémédiablement à la cohérence de l'œuvre, car ici comme pour toute musique,
l'ambiguïté joue un rôle central.402 Un moyen par lequel la distanciation verticale entre
les catégories de tonal et de modal sera nuancée, est l'indétermination métrique. Le fait
que l'auditeur ne puisse pas se représenter une grille métrique simple favorise
l'ambiguïté tonale entre les accords car on ne sait pas lequel des deux accords se place
dans une position de dominance métrique. Cette ambiguïté favorise la relation plagale
– IV-I – qui est plus proche stylistiquement du caractère modal de la mélodie.
Un autre moyen important par lequel le compositeur cherche à diminuer la
distance cognitive entre les deux strates, est le caractère non-académique de
l'enchaînement entre les deux accords : laissant entendre des quintes parallèles, il crée
une sonorité archaïque qui fait aussi écho à la mélodie qui lui est superposée. L'auditeur
est donc forcé de se représenter dans un même présent perceptif deux éléments qu'il ne
parvient pas à associer de manière intuitive, mais qui pourtant évoquent des images
cognitives proches.
Il y a un troisième élément dans ce premier matériau thématique qu'on n'a pas
encore commenté. Il s'agit d'un geste en petites notes qui intervient de manière

402 Les références à l'importance de l'ambiguïté dans la création musicale sont innombrables
mais citons notamment la première des Norton lectures données par Leonard Bernstein en
1973.

302
conflictuelle avec la mélodie. Plus qu'ornementer la ligne mélodique, cette acciacatura
semble la perturber. Lors de sa première apparition (ex. 16) ses notes forment un cluster
spatialisé de trois notes (1,2,3). La particularité de ce geste est de créer toujours une
dissonance importante à la fois entre les notes qui le composent et la note qui suit
immédiatement. C'est aussi un geste qui interrompt la continuité du motif mélodique et
qui est toujours marqué d'un accent. Dans l'exemple 18 sont présentées de manière
condensée les interventions récurrentes de cet élément, suivi à chaque fois des premières
notes de la mélodie à laquelle il se superpose. On observe que la classe d'intervalle 1 est
véritablement le dénominateur commun.

Exemple 18
Mise en évidence du rapport harmonique conflictuel entre les
appogiatures brèves et la mélodie.

Cet élément qui vient s'ajouter à la superposition des deux strates décrites
précédemment, est là comme une matérialisation de la dissonance cognitive elle même.
Avec ces dissonances éparses le compositeur semble insister sur le fait que la non-
conformité entre ces deux strates qui sont l'harmonie et la mélodie, ne doit pas nous
laisser indifférents. Il nous motive ainsi à interroger cette dissonance cognitive, en lui
associant une dissonance acoustique particulièrement prégnante.

Le second matériau thématique, sera juxtaposé trois fois avec le premier tout au
long de la pièce. Il s'agit de la citation textuelle de fragments tirés de la Fantaisie-
Impromptu op. 66 de Chopin. La section concernée et celle commençant à la mesure 41,
où un largo en si bémol mineur présente une mélodie cantabile, accompagnée à la
manière caractéristique des nocturnes du même compositeur. Si Chopin crée un

303
contraste insolite à la fois dans le caractère et la tonalité entre cette section et celle qui la
précède – allegro agitato en do dièse mineur –, Crumb va lui aussi faire émerger cette
musique de telle sorte qu'elle nous parait énigmatique. En nous présentant une musique
connue, dans un langage tonal non ambigu, Crumb résout la tension cognitive,
seulement, cela est fait par un moyen étonnamment radical et inattendu. Autrement dit,
le compositeur réalise notre désir inconscient de confort cognitif, mais déroute nos
attentes véridiques en termes de cohérence stylistique.
Sur le plan cognitif, l'écoute de l'extrait de Chopin implique une stratégie
d'écoute radicalement différente à l'état d’hyper-localisation de l'attention qui caractérise
la première morphologie thématique. Cette adaptation de l'écoute au matériau est sans
doute aussi un aspect important de la force expressive de cette pièce.

Exemple 19
Dream Images, extrait, d'après la version originale.

Une pièce du répertoire romantique, connue par les difficultés qu'elle pose à
l'analyse traditionnelle, va se révéler proche de celle que nous venons d'étudier, en nous
servant de la notion de dissonance cognitive pour mieux appréhender son potentiel
esthétique. Il s'agit du célèbre Prélude op. 28, n° 2 en la mineur de Chopin. J'analyserai
maintenant ce Prélude en le comparant à la pièce de Crumb.

304
Analyse 3.b

Le Prélude op. 28 n°2 de Chopin est une pièce particulièrement courte, ce qui
nous permettra de considérer sa totalité comme étant incluse dans le présent perceptif
d'un auditeur type. En effet, l'aspect répétitif et obstiné du matériau musical, permet un
certain élargissement de la taille moyenne du présent perceptif (Cook, 1987), dans des
conditions d'écoute adéquates. Nous reproduisons dans l'exemple 20 la première version
publiée par Breitkopf et Härtel en 1839.

Exemple 20
Chopin, prélude op. 28 n. 2. Breitkopf & Härtel 1839.

Sur le plan mélodique il s'agit d'une seule idée ; un thème qui est énoncé trois
fois, chacune sur une forme quelque peu variée. Cette mélodie est accompagnée par un
perpetuum mobile dont un mouvement de broderie tantôt diatonique tantôt chromatique

305
le caractérise. Il est en outre chargé d'une dissonance et une ambiguïté tonale
considérables. Les quatre dernières mesures comportent une coda qui reprend
partiellement la mélodie avant de finir sur une cadence dans la tonalité de l a mineur.
Mon hypothèse est que cette pièce crée et bénéficie d'un effet de ségrégation entre les
strates harmonique et mélodique. Il est par conséquent aussi question de dissonance
cognitive. Les implications de cela en termes du potentiel d'éveil esthétique de la pièce,
sont le contenu immatériel de cette analyse.
La ségrégation est ici favorisée d'un côté par le caractère énigmatique mais
constant et monotone de l'accompagnement, dont le geste devient par conséquence
prévisible, et d'un autre côté la superposition d'une mélodie dont la lisibilité et la
sobriété contrastent avec l'accompagnement. L'analyse de cette mélodie nous révèle
qu'elle est strictement pentatonique. C'est bien évidemment un aspect qui facilite la
distance cognitive entre les deux niveaux de l'écriture. Avant la coda qui commence à la
mesure 20, une seule exception à ce pentatonisme intervient à la mesure 16 avec le fa
bécarre, comme on le verra, elle concerne la manipulation par le compositeur de l'état de
dissonance cognitive induit chez l'auditeur.
Les trois instances de la mélodie s'inscrivent chacune dans une gamme
pentatonique distincte. Leur organisation temporelle révèle des indices importants sur la
nature des attentes émergeant implicitement chez l'auditeur. Le degré de transposition
entre les différentes présentation de la mélodie est représenté dans l'exemple 21. Etant
donné que la longueur de la pièce permet de conserver les traces les plus saillantes dans
l'actualité du présent perceptif, on peut assumer que la distance sur le cycle des quintes
entre les différentes gammes pentatoniques possède une réalité sensible. Dans l'exemple
21, la lettre A montre l'ensemble pentatonique construit par superposition de quintes à
partir de ré ; c'est la gamme employée par la première présentation de la mélodie. La
deuxième intervention de la mélodie est une transposition exacte sur la gamme
pentatonique construite sur la (B dans l'ex. 21). Un décalage d'une place au-dessus dans
le cycle des quintes confère à cette transposition une moindre distance psychologique
car 4 notes sur 5 sont partagées avec la gamme précédente. Lors de sa troisième
apparition, la mélodie commence comme si elle faisait l'objet d'une transposition sur la
gamme pentatonique construite une quinte en dessous de la première (C impliqué ex.
21), et seulement à 2 quintes de la deuxième. Néanmoins, à la mesure 16 le fa bécarre

306
contredit cette prédiction en introduisant un demi-ton mélodique ; il s'agit de la seule
note de toute la mélodie pour laquelle Chopin marque un accent. Après cet accident qui
donne une saillance perceptive considérable au fa, la mélodie suit son cours
normalement. C'est-à-dire que l'on retrouve une gamme pentatonique, seulement,
l'intervalle de demi-ton nous a entraîné vers une gamme construite cette fois-ci sur fa (C
réalisé ex. 21). Le décalage dans le cycle de quintes sera de 4 places en dessous par
rapport à B, et de 3 par rapport à A. N'ayant plus qu'une ou deux notes en commun avec
les gammes précédemment entendues, il y a pour auditeur une distance psychologique
qui heurte la cohérence formelle de la mélodie.

Exemple 21
Ensembles pentatoniques de quintes superposées donnant lieu aux gammes utilisées dans le
Prélude op. 28 n°2 de Chopin. (C impliqué) correspond à la gamme attendue qui n'est que suggérée
entre les mesures 14 et 15.

À l'incohérence verticale qui persiste, s'ajoute la déroute des attentes les plus
simples sur le plan horizontal. C'est aussi le rôle de la citation de Chopin dans la pièce
d e Crumb, car en nous présentant un objet « trop connu » dans un espace psychique
aussi singulier, l'effet est en premier lieu de dérouter l'effet d’accommodation déjà
déclenché chez l'auditeur.403
Le fa bécarre à la mesure 16, ne fait pas que dérouter nos attentes, il inhibe
momentanément la possibilité d'une diminution de la tension cognitive. Mais en
échange Chopin nous récompense en réduisant l'incongruité diatonique entre les deux

403 L’accommodation comme processus psychologique d'adaptation à la nouveauté et outil


d'apprentissage a été proposé par Piaget. Ici le cas s'applique en réponse à la tendance
naturelle vers la diminution de la dissonance cognitive. Mais bien évidemment il s'agit aussi,
à une échelle réduite, d'un cas d'apprentissage impliquant l'altération de schèmes préexistants.

307
strates. Si à la mesure 17 on est projeté dans une gamme pentatonique particulièrement
éloignée (C réalisé dans l'ex. 21), il devient maintenant possible de considérer les notes
de la mélodie et celles de l'harmonie comme appartenant à la même gamme
heptatonique. C'est une forme de conciliation qui rapproche subtilement les deux strates,
d'autant plus que cette fois-ci elles sont juxtaposées et non superposées, limitant ainsi
des relations harmoniques conflictuelles. Cette intuition allant vers l'alliage de la
mélodie à l'harmonie sera confirmée par la coda qui suit immédiatement. Bien qu'il
s'agisse d'une reprise partielle de la mélodie, il ne s'agit plus d'une transposition vers une
autre gamme pentatonique, mais d'une transposition diatonique au sein de la gamme
heptatonique qui se dégage de la somme des deux strates entre les mesures 17 et 19.
Pour appuyer cette idée je renvoie le lecteur au chapitre 4.2 ou il est question de l'effet
global de contexte tonal. Tillman & Bigand (2001) montrent que l'enchaînement non
académique d'accords appartenant à une même tonalité, ne réduit pas la capacité à
identifier les fonctions dans un rapport cadentiel. C'est cette capacité intuitive à
reconnaître l'espace diatonique derrière une surface confuse qui me semble être
pertinent ici.
La mesure 20 n'est donc plus pentatonique, elle est déjà heptatonique. Le fa noté
comme appogiature brève est une note réelle. C'est bien dans cette convergence des
deux strates vers un seul et même espace diatonique que la dissonance cognitive se voit
enfin réduite.

La comparaison avec Dream Images nous conduit à remarquer les différences


suivantes, chez Crumb, l'effet de ségrégation se trouve accentué à la fois par une
opposition entre la tessiture des deux strates, et par leur décalage chronologique. Dans le
cas du Prélude la tessiture est conventionnelle. Concernant le rythme, la forte référence
des deux strates à un même cadre métrique, renforce le caractère de « mélodie
accompagnée ». Caractère qui dans la pièce de Crumb est absent du premier matériau
thématique, mais présent au deuxième, créant une formule contrastante. On peut
conclure que l'effet de ségrégation semble largement plus subtil dans la pièce de Chopin.

308
Néanmoins, une manipulation de cette pièce peut nous permettre d'évaluer la réalité et la
portée de cette ségrégation, ainsi que l'effet de « conciliation » qui débute à la mesure
16.
L'expérience empirique que je propose (ex. 22) cherche à exagérer la saillance
des indices qui permettent, selon l'analyse qui a précédé, un effet de ségrégation
perceptive entre les strates mélodique et harmonique. Il s'agit de rendre plus immédiat et
moins ambigu le caractère pentatonique de la mélodie. Pour cela je propose de doubler
la mélodie par une voie parallèle qui s'inscrive dans la même gamme pentatonique, tout
en favorisant les notes qui ne sont pas déjà présentes à la main gauche du piano. En
rajoutant des nouveaux rapports verticaux à une harmonie déjà complexe et dissonante,
on peut s'attendre à ce que la lisibilité des deux strates se trouve amoindrie. Mais si la
distance psychologique repose entre autres sur l'identification du pentatonisme, alors
cette version devrait certes exagérer la tonalité affective de la mélodie, mais pas la
déformer outre mesure. Quant aux nouvelles dissonances, l'effet de ségrégation étant
renforcé, elles ne devraient pas avoir une saillance individuelle, mais se voir absorbées
par l'effet gestaltique de figure-fond. Le rajout de la mélodie parallèle oblige à une
transposition de la mélodie originale vers l'octave supérieure.

309
Exemple 22
Manipulation du prélude op. 28 n°2 de Chopin.

Quant à la coda qui reprend à la mesure 20 la deuxième moitié de la mélodie,


cette fois-ci dans une transposition diatonique, elle est censée confirmer une
convergence encore fragile entre les notes des deux strates. La manipulation ici
proposée consiste encore une fois à exagérer l'appartenance de cette mélodie à une
gamme précise. Cet effet est cherché dans l'exemple 22 en associant des tierces et des
sixtes à la voie principale. Le parfait pentatonisme de la mélodie entre les mesures 3 et
15 contraste fortement avec le traitement imposé à la mélodie à la mesure 20. Mais les
mesures 16-19 constituent un pont qui va faire qu'à la place d'un contraste inattendu, il y
aura une assimilation modérée.

Une fois encore il est important de faire la part des choses entre la valeur
esthétique de la pièce originale, et le ciblage de paramètres sensoriels et de faits
perceptifs qui motivent la manipulation de l'œuvre. Figer l'écoute dans la perspective de
juger la version manipulée par sa valeur esthétique intrinsèque ou relative à la version
originale, revient à ne pas considérer la dimension heuristique que l'écoute apporte à
l'analyse musicale en devenant partie constituante de la méthode. C'est cette
considération de l'écoute comme outil qui constitue la raison la plus à même de donner
de la valeur à cette approche de l'analyse.

310
Conclusion

L'objectif de ce travail d'investigation a été de confronter la musicologie


analytique au discours pluridisciplinaire que la musique revendique aujourd'hui plus que
jamais. La prise en compte des acquis dans les domaines de la perception, de la
cognition et de l'esthétique scientifique ; domaines qui tout en permettant l'élaboration
d'une définition ontologique nouvelle de l'humain ont grandement apporté à la
connaissance de la musique, a été une exigence constante. Ce projet a impliqué une
enquête sur l'objet même de l'analyse musicologique, lequel a révélé avoir des multiples
facettes : allant de la partition comme témoignage historique, à la « musicalité humaine »
comme compétence universelle. Mais à cette pluralité de modes que l'objet du
musicologue manifeste, il a fallu reconnaître une unité épistémologique qui dépasse le
domaine proprement musicologique ; c'est justement le paradigme contemporain
redéfinissant l'humain contre le dualisme corps/esprit.
Il a été nécessaire d'appréhender les défis qu'une forme d'actualisation
épistémologique de l'objet de l'analyse pouvait poser aux outils méthodologiques dont
dispose la musicologie traditionnelle. Le décalage profond entre le paradigme
scientifique à la base des disciplines cognitives ici considérées, et celui dualiste où
s’inscrivent les méthodes de l'analyse musicale, s'est révélé comme étant une
problématique centrale et pour laquelle la collaboration transdisciplinaire constitue une
tâche non seulement complexe et radicale, mais surtout nécessaire.
L'ensemble de ces considérations a conduit à envisager une décentralisation de
la perspective de l'analyste vis-à-vis de la partition, et la notation, pour l'axer sur la
musicalité. La suggestion qui est faite par le titre Vers des outils d'analyse musicale à
l'échelle humaine a donc une portée qui dépasse de loin le cadre restreint des analyses
proposées dans la dernière partie de ce travail, qui se sont limité à l'identification de
traits stylistiques perceptibles à une échelle temporelle limitée. En mettant l'accent sur la
notion d'outil je revendique une suspicion vis-à-vis de l'idée selon laquelle la théorie
doit précéder l'analyse, ou en tout cas s'en épanouir. L'avantage de donner la priorité à
l'élaboration d'outils sur la formulation d'une théorie refermée sur elle-même, est le fait
que l'outil a une capacité moindre à biaiser la représentation a priori que l'analyste se
fait de l'objet. Ne prenant pas de sens véritable que dans son application au cas

311
particulier, l'outil, par une sorte d’inachèvement intrinsèque, ne triomphe jamais de
l'objet analysé. Quant à la théorie, la musicologie en ayant élaboré un certain nombre,
on sait qu'elle tend vers l'autonomie fonctionnelle, conditionnant ainsi l'analyse
musicale à une démarche souvent réductionniste.
Tout de même, pour donner à l'écoute et à l'expérience esthétique le statut
outils d'analyse, il a fallu trouver un cadre théorique solide. Il a été donné par les
mécanismes cognitifs qui participent à l'écoute musicale, ainsi que par les acquis
expérimentaux sur le traitement et la perception du son et de la musique. Il faut à cela
ajouter la considération de contraintes écologiques que l'anthropologie et la psychologie
sociale étudient. C'est ce maillage de savoirs qui est garant de la préservation de ce que
j'entends par « l'échelle humaine » ; un lien qui contraint la distance entre l'analyse et le
contenu esthétique à respecter des limites concrètes. En tant que cadre théorique, la
définition scientifique de l'écoute, ainsi que les donnée recueillis sur la perception, se
placent à un niveau supra-musical. En acceptant cet appuie théorique, le musicologue
inscrit sa démarche dans l’épistémè globale des sciences humaines, car l'écoute comme
heuristique n'est pas un dogme musicologique auquel on adhère par conviction ; sa
valeur scientifique émerge de l'évolution constante d'une recherche diversifiée. Le
musicologue quant à lui, n'est pas en mesure de mettre en question cette réalité, mais il
est de sa responsabilité de discuter son application au profit de la discipline qui est la
sienne. J'espère avoir montré que l'écoute, appréhendée comme outil, possède un
potentiel immense pour l'analyse musicale. Son utilisation habile permet de formuler
des hypothèses possédant l'avantage de viser des aspects sensoriels et perceptifs qui
participent à part entière du potentiel esthétique de la musique.
Dans les quatre analyses présentées dans le dernier chapitre, la dimension
créative a joué un rôle important. Cependant, elle n'intervient pas sous la forme de
l'invention mais sous celle moins évidente de la détection et résolution de problèmes
(Weisberg, 1993). Puisque l'objectif était l'assimilation de caractéristiques saillantes du
style propre à chacune des pièces étudiée, le potentiel inventif de l'analyse a du faire
l'objet de fortes contraintes. Mais une autre manière de se servir des mêmes outils est
tout à fait envisageable. On peut imaginer une déclinaison de cette approche qui soit au
service de ce qu'il conviendrait d'appeler : une analyse créatrice. A la différence de
l'analyse « productive » ou « fausse » suggérées par Boulez, qui consiste à « superposer

312
son propre labyrinthe à celui du compositeur »,404 l'analyse créatrice qui découlerait de
la démarche ici défendue serait irrémédiablement fondée sur le principe d'universalité
que constitue la musicalité humaine. Autrement dit, il s'agirait pour l'analyste-
compositeur, de chercher l'issue de son « propre labyrinthe », dans l'assimilation de
l'œuvre analysée, au labyrinthe des contraintes que l'écoute impose à la perception
musicale.
En tant qu'outils de création, les outils d'analyse en cohérence avec la perception
esthétique sont un parti pris pour la revalorisation de la place que la communication
intersubjective entre compositeur et auditeur détient dans l'imaginaire et l'artisanat des
compositeurs. Il y a là un aspect qui me semble donner une perspective plus ample au
travail de cette recherche. Il reste donc beaucoup à explorer dans cette voie où les
frontières entre analyse et création deviennent diffuses, et pour laquelle
l'expérimentation contrôlée, et l'expérience empirique prennent tout leur sens
méthodologique.
Ayant laissé le sujet de l'interprétation volontairement en dehors de ce travail, je
ne peux qu'espérer que le lecteur aura remarqué comme moi l'intérêt évident que
l’interprète peut trouver dans une approche pluridisciplinaire de ce type. Là encore, il
me semble que c'est le répertoire contemporain qui peut en bénéficier davantage, car
face à un corpus d'œuvres hétéroclite, un degré d'unité axé sur l'écoute et la musicalité
peut se révéler particulièrement intéressant. Néanmoins, nous devons garder à l'esprit
qu'en raison du développement rapide de la connaissance scientifique, l'état du travail
qui finit ici ne peut pas être considéré comme définitif. D'un autre côté, le travail qui
mène à l'élaboration d'outils ne s'achève pas avec l'outil lui-même ; la fin du processus
étant perpétuellement différée à l'évaluation de l'outil d'après sa performance. S'il arrive
que l'outil, contemplé en lui-même, déçoit par une apparence d’inachèvement, c'est que
l'analyse devient impérative ; c'est une caractéristique qui déplaira sans doute au
structuraliste, mais qui n'est pas nécessairement l'indice d'une faille structurelle dans une
manière de penser l'analyse.

404 Pierre Boulez, op. cit., p. 37.

313
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330
Index lexical
Adler Guido...........................18, 147 sv Célestin Deliège...............................189
Adorno W. T.. .152 sv, 157 sv, 162, 237 Cendo Raphaël.................................210
Alban Berg.........................................89 Cervantes Miguel de..........................55
Aloysius.............................................93 Cézanne Paul....................................260
Amabile Teresa............................256 sv Changeux Jean-Pierre.....11, 16, 34, 37,
Ansermet Ernest...............................237 39 sv, 166, 232, 252 sv, 261
Aristote...............................................41 Chateau Dominique..............36, 44, 237
Arlette Streri.....................................201 Chatterjee Anjan..13, 28 sv, 38, 40, 47,
Astington Janet.................................259 137
Atkinson Richard.............................113 Cherry Colin.............................107, 208
Augustin Saint............................27, 104 Chomsky Noam.....................12, 184 sv
Babbitt Miltton.........158, 182, 189, 263 Chopin Frederic 225, 230, 232, 255 sv,
Bach J. S. ..61 sv, 69, 72, 105, 108 sv, 262, 303 sv, 307 sv, 310
134 sv, 177 sv, 209 sv, 280 Chouard Claude-Henri.............115, 224
Bachelard Gaston.............................109 Chouvel Jean-Marc..........................228
Baddeley Alain ......109, 113, 126, 133, Cipollone Elvio................................157
166, 175, 216, 218 sv, 245 sv Clarke Eric. .81, 90, 191, 215, 227, 270
Barbosa Rafael.................................238 sv
Baumgarten Alexander G.............13, 45 Cochrane Tom.............................143 sv
Bedrossian Frank..............................210 Cook Nicholas....69, 80, 134, 136, 252,
Beethoven L.v..62, 69, 168, 198, 204 sv 305
Berg Alban......152 sv, 167 sv, 287, 289 Cottraux Jean....................................256
sv, 295 sv Cowan Nelson 113, 166, 175, 201, 208,
Bergson Henri..........................59, 78 sv 220, 245
Berio Luciano..........57 sv, 60, 214, 227 Craik Fergus.....................................113
Berlioz Hector..................109, 207, 213 Crumb George.299, 301 sv, 304, 307 sv
Berlyne Daniel.......25 sv, 100, 112, 140 Cyrulnik Boris......................15, 33, 139
Bernardo Strozzi................................70 d'Alembert........................................249
Bharucha Jamshed.......120, 125, 129 sv Damasio Antonio 30 sv, 42, 49 sv, 139,
Bigand Emmanuel...120, 125, 127, 130, 144, 213, 221, 247, 261
135, 202, 240 sv, 270 sv Dannenbring G. L............................110
Blaue Reiter........................................83 Dantzer Robert.................................139
Boulez Pierre.........79, 252 sv, 258, 272 Darwin Charles............................193 sv
Bouveresse Renée....................22 sv, 54 Davies Steven...................................143
Brahms Johanes...180, 217 sv, 227, 268 Dawkins Richard................................41
Bregman Albert........................103, 165 Debussy Claude..... 227, 251, 268, 279,
Broadbent Donald....................200, 245 292
Brodmann Korbinian..........................92 Dehaene Stanislas....................128, 131
Bryant Gregory................................194 Delalande François.............................18
Burney Charles...................................18 Delbé Charles..............................240 sv
Cage John......................................65 sv Deleuze Gilles....................................80
Caillet Aline.....................................262 Deliège Célestin...............................270
Carroll Lewis....................................225 Descartes René........12, 29 sv, 43 sv, 50

331
Deutsch Diana. .104, 106, 129, 208, 228 Goya Francisco................................142
Dewey John..................................42, 90 Gradus ad parnassum.........................93
Diderot Denis ............................39, 194 Granot Roni......................................136
Dienes Zoltan...................................113 Grazia Giacco...................................157
Dissanayake Ellen........................33, 47 Guattari Felix.....................................80
Dowling Jay.............................105, 107 Guido d'arezzo..................................150
Du Bos................................................48 Guilford J. P.....................................257
Duff William....................................256 Guillot Matthieu.......................159, 207
Dufrenne Mikel...................27 sv, 59 sv Gurney Edmond...........................173 sv
Ebbinghaus Hermann...............170, 215 Hanslick Edouard........111, 171 sv, 209
Eco Umberto............................163, 187 Harnad Stevan..................................212
Ehrenfels Christian von.........98 sv, 245 Haydn Joseph ......69, 136, 153, 202 sv,
Elias Gottlob Haussmann...................69 213, 258
Elsner...........................................255 sv Headlam Dave..................................287
Euler Leonhard.............................20, 96 Helmholtz Hermann von 20, 84, 95 sv,
Evans Dylan...............................17, 139 113, 121, 172
Fadiga Luciano...................................91 Hendrix Jimmy............227, 230, 235 sv
Fechner Gustav..22 sv, 35, 54, 100, 137 Hermann Richard.............................289
sv Hippocrate..........................................29
Feldman Morton.......................154, 218 Hoffmann A. T.................................216
Ferreira Pedro.....................................71 Hume David.....................22, 52 sv, 142
Festinger Leon..................................300 Huron David.......51, 108, 215, 243, 266
Fodor Jerry.......................................265 Husserl Edmund..................27 sv, 86 sv
Forkel Johann.....................................18 Imberty Michel ......25, 52, 77, 83, 115,
Forte Allen 19, 158, 190, 252, 263, 279, 118, 128, 137 sv, 143, 157 sv, 221, 227,
287 238, 243, 260 sv, 268 sv, 272
Fox Tree...........................................194 Jackendoff Ray........114 sv, 189 sv, 195
Fraisse Paul................82, 86 sv, 91, 247 Jacoby Nori......................................136
Francès Robert ......25, 27 sv, 118, 120, James William.........................42 sv, 90
124, 126, 239, 241 sv, 245 Johnson Marc...................28, 43, 45, 90
François Bernard Mâche....................77 Kandinsky Vassily.......................83, 85
Freud Lucien......................................61 Kant Emmanuel . . .35, 44 sv, 48, 52 sv,
Frisch Walter....................................150 142, 261
Fux Johann.............................93, 250 sv Kreisler Johannes.............................216
Genette Gérand........................58 sv, 64 Kessler Annekatrin...................124, 144
Geoffrey Miller............................33, 46 Kivy Peter........................................143
Georg Pisendel.................................105 klangfarbenmelodie..........................209
George Steiner....................................64 Klumpenhouwer.................................19
Gestalt. 35, 86, 98 sv, 103 sv, 111, 116, Koestler Arthur........................15 sv, 30
210, 228, 233, 245 Koffka Kurt..................86, 99, 104, 117
Glenn Gould.......................................62 Köhler Wolfgang...........................98 sv
Gluck Christoph.......................209, 213 Kohonen Teuvo................................131
Goodman Nelson . 58, 61 sv, 65, 67 sv, Krumhansl Carol.....116, 124 sv, 270 sv
161 sv Kubrik Stanley.................................194

332
Kuhn Thomas...................................251 Ninio Jacques...........121, 128, 143, 245
Lalitte Philippe....................137, 269 sv Norman Donald................................128
Lalo Edouard...........................22, 24 sv Parret Herman....................................48
Laske Otto........................................148 Patel Aniruddh.................................127
Leibowitz René........................287, 289 Pearce Marcus..................................132
Leleu Jean-Louis......................151, 158 Peretz Isabelle..................................265
Lerdahl Fred ...........114 sv, 189 sv, 195 Perle George.....158, 230, 232, 287, 289
Levinson Jerrold..........173 sv, 232, 238 Perruchet Pierre........113, 128, 143, 221
Levitin Daniel.............................92,127 Peterson Bradley..............................140
Lewin David...............................19, 111 Philippe de Vitry................................71
Ligeti Giorgy..............................66, 224 Piston Walter....................................265
Lindsay Peter....................................128 Platel Hervé............................37, 39, 50
Livingstone Steven...........................141 Platon...........................................93, 95
Lockhart R. S...................................113 Pople Anthony..................................289
Lorenz Konrad...................19, 160, 223 Pouivet Roger.....................................37
Lubart Tod........................................257 Poulenc Francis................................213
Määttänen Pentti..........................42, 44 Povel D. J.........................................109
Machaut Guillaume de...........70, 75, 89 Premack David.................................259
Madurell François............................173 Puhl Klaus........................................144
Mahler Gustav..................................214 Rameau Philippe. 19, 93 sv, 111, 249 sv
Mandler George.......................198, 220 Reber Arthur............................113, 254
Marie Riess Jones...............................92 Rebuschat P......................................254
Marilyn Boltz.....................................92 Rehding Alexander............................97
Marsyas..............................................93 Reich Steve........................................66
McAdams Stephen...........154, 190, 270 Reynolds Roger................................154
Merleau-Ponty........27 sv, 36, 159, 228 Ribot Théodule ........................214, 255
Messiaen Olivier......................122, 275 Robin Yann......................................210
Meyer Leonard. .100, 108, 111 sv, 117, Rochlitz..............................................68
164, 177 sv, 214 sv Roger Brown....................................211
Michon John....................87 sv, 91, 266 Roger Reynolds..................................82
Mieczyslaw Kolinski........................121 Rohrmeier Martin.............................254
Miller Geoffrey......33, 46 sv, 109, 129, Romitelli Fausto..........................206 sv
133, 174 Rousseau Jean-Jacques......................95
Miller G. A. ….........................122, 216 Russell James...................................139
Monteverdi Claudio...........................70 Ruwet Nocolas.........................274, 279
Moore...............................................165 Sacks Oliver.....................................221
Morgan Robert.................................274 Salzer Felix......................................182
Morin Edgar 11 sv, 17, 92, 137, 163 sv, Sartre Jean-Paul..................................59
200 Sauveur Joseph...................................20
Mozart Wolfgang A. ....68, 134 sv, 180 Scarborough Don.............................129
sv, 258 Schaeffer Pierre................................155
MUSACT....................................129 sv Schenker Heinrich.....111, 114 sv, 134,
Narmour Eugene..........114 sv, 116, 137 182, 187, 190
Nicolas Serge...................................214 Schmalfeldt Janet.........................287 sv

333
Schmuckler Mark.............................125 Thompson W....................................141
Schnittke Alfred...............................214 Tia DeNora.......................................167
Schoenberg Arnold. . .83, 111, 135, 150 Tillmann Barbara .. .120, 125, 127, 130
sv, 153, 167 sv, 180 sv, 222, 237, 243, sv, 135
251, 264, 266 sv, 275 sv, 281 sv, 284 Tinbergen Nikolaas..........................223
sv, 289, 291, 298 Treisman A. M.................................208
Schötz Susanne................................194 Tulving Endel...................................221
Schubert Emery................................226 Umberto Eco......................................66
Sciarrino Savatore.................78, 156 sv Vicentino Nicola..............................222
Semir Zeki..........................................29 Vivaldi Antonio..................................68
Shepard Roger .........................122, 124 Voltaire...............................................15
Shiffrin Richard................................113 Wagner Richard...............................280
Shusterman Richard...........................16 Walter Carlos.................................61 sv
Simon H. A......................................129 Watson J. B........................................98
Skinner B. F.....................................184 Watteau............................................142
Sloboda John....................................216 Webern Anton. . .108, 151 sv, 158, 182,
Spinoza Baruch................................261 209 sv, 242, 287
Stockhausen Karlheinz 85, 89, 171, 266 Weijer...............................................194
Stoeckig............................................125 Weisberg Robert..................254, 256 sv
Straus Joseph.......................263 sv, 267 Wertheimer Max................99, 103, 107
Strauss Richard................................214 Wiggins Geraint...............................132
Stravinsky Igor.................................203 Wiley Jennifer..........................254, 257
Stumpf Carl........................................20 Wood Noelle....................................208
Sven Oliver Müller...........................167 Woodruff G......................................259
Szendy Peter.....................................166 Wyschnegradsky..............................266
Takemitsu Toru................................154 Xenakis Iannis...66, 77, 79, 154, 210 sv
Tchaikovsky Peter.......................106 sv Zeki Zemir........................................137
Temperley David......................118, 132 Zimmermann Bernd Alois...............214
Tenenbaum Joshua...........................131

334

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