2017AZUR2013
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2017AZUR2013
Rafael Barbosa
Thèse de doctorat
présentée en vue de l'obtention du
grade de docteur en Arts Vivants dominante Musique
par
Rafael Barbosa
Introduction.......................................................................................................5
Partie I
La continuité entre nature et culture
3
Partie II
Vers des outils d'analyse à l’échelle humaine
Partie III
Plaidoyer pour une réciprocité entre l'aisthésis et l'analyse musicale
Conclusion.....................................................................................................311
Bibliographie.................................................................................................314
4
Introduction
5
l'apparence labyrinthique de la collaboration transdisciplinaire du monde scientifique
moderne, elle se présente comme un fil d'Ariane. Si penser la musique aujourd'hui invite
à pénétrer dans la complexité, c'est parce que la musique, étant un phénomène culturel,
est au cœur même de cette mutation paradigmatique qui occupe le XXe siècle, et qui
consiste à combattre la définition dualiste de l'homme : Un paradigme nouveau qui
préfère au dualisme catégorique, une continuité striée, torsadée.
Les aspects problématiques qui se dégagent face à la complexité, sont, comme
cela ressort de la pensée de Morin, le résultat d'un renfermement autarcique des
disciplines. Cet isolement va empêcher ou contraindre fortement la communication
transversale entre les membres de différentes communautés scientifiques. Par la notion
étendue de paradigme que Thomas Kuhn formule dans La structure des révolutions
scientifiques (1962), nous pouvons nous représenter cette situation d'incompatibilité
comme une superstructure étant la communauté scientifique, à la base de laquelle se
trouve une myriade de paradigmes. La cohabitation entre des paradigmes différents
s'exprime tantôt par un équilibre précaire, tantôt par une instabilité de ladite
superstructure. Le dualisme platonicien et cartésien que le XXe siècle défie
ouvertement, apparaît dans ce contexte comme un paradigme jouant le rôle de lien
transversal, garantissant une certaine solidité à la superstructure. Mais alors, si anti-
dualisme et transdisciplinarité sont les versants ontologique et méthodologique de
l'évolution scientifique que le cognitivisme a dirigé, on peut supposer que l'harmonie
apportée par le dualisme au monde scientifique impliquait dans une certaine mesure
l'isolement des disciplines ainsi que leur verrouillage systématique.
Comme le montre Kuhn, l'imperméabilité d'une communauté scientifique
favorise la pratique d'une science normale assurant un progrès soutenu par l'application
d'un même corpus d'outils théoriques et méthodologiques à des énigmes nouvelles. Par
exemple, pour la théorie tonale riemannienne, l'harmonie post-romantique implique une
énigme qui est résolue par des prolongations du paradigme existant, c'est la description
d'une tonalité « élargie » ou de la pantonalité de Schoenberg. Lorsque ce travail intra-
disciplinaire se poursuit durant des générations, le risque est que la concomitance entre
d'un côté les méthodes et leur formalisme théorique, et d'un autre côté les objets
auxquels les premiers s'appliquent, finissent par déterminer la nature même de l'objet ;
son identité ontologique. L’appellation « atonal » par exemple, était utilisée dès les
6
années 20 pour désigner le répertoire de la Seconde Ecole de Vienne, et puisait son sens
péjoratif dans l'incompatibilité du système théorique tonal à l'analyser (Pfitzner, 1920 ;
Ansermet, 1989). En devenant atonalité ou atonalisme, l'aspect péjoratif disparait, mais
le répertoire reste essentiellement défini par rapport à l'incapacité de son l'assimilation
par le système dominant. Comme conséquence de ce stigmate, un certain nombre
d'approches analytiques concernant les premières œuvres de l'Ecole de Vienne vont se
contenter de répertorier ce qui semble être les vestiges de la tonalité (Leibowitz, 1947 ;
Frisch, 1993 ; Headlam, 1996), donnant une description baroque de ces œuvres.
7
domaine aussi récent de la neuro-esthétique n'est pas une tâche aisée, il convient de
regarder s'il y a eu une appropriation par la musicologie normale2 de l'étude de la
musique dans des domaines comme la psycho-acoustique ou la physiologie. Les
premières études concluantes dans ces disciplines datent du XIXe siècle, or, si l'on
pense au formidable travail de Helmholtz (1863), peut-on dire aujourd'hui, plus de 150
ans après, que la physiologie et la sensation auditive sont devenues les bases de
l'apprentissage du langage tonal ? Force est de constater que ni les traités d'harmonie, ni
l’enseignement universitaire ne témoignent d'une assimilation de Helmholtz par la
musicologie normale. Quant à la branche musicale de la psychologie cognitive, la trace
de l'héritage du chercheur allemand est vive dans le travail de Jamshed Bharucha, ou
Richard Parncutt entre autres.
Que signifie donc rapprocher la musicologie analytique de l'approche
scientifique de la musique ? Un défi méthodologique ? Ou l'actualisation de l'objet du
musicologue vis-à-vis du paradigme non-dualiste ? En s'autorisant à interpréter la
similarité formelle entre le réductionnisme schenkerien et la grammaire
transformationnelle chomskienne, Fred Lerdhal et Ray Jackendoff (1983) ont proposé
une Grammaire générative de la musique tonale. Est ce-que ce rapprochement
méthodologique est pertinent quelque soit la distance ontologique entre les objets de ces
deux disciplines ? En proposant un parcours Vers des outils d'analyse musicale à
l'échelle humaine, le but de ce travail est d'interroger la possibilité d'identifier un objet
d'intérêt pour la musicologie analytique, qui soit compatible avec le paradigme
scientifique contemporain, au sein duquel s'opère une redéfinition de l'humain (Morin,
1973).
Dans le premier chapitre je présente les caractéristiques épistémologiques qui
contribuent à la définition d'une forme de continuité entre corps et esprit. Le terme
continuité n'est pas à interpréter comme une linéarité lisse ; si la métaphore du
labyrinthe a été utile plus haut, c'est qu'il s'agit d'une continuité striée. Le chapitre 2
présente l'esthétique scientifique comme discipline emblématique de ce paradigme, et
conduisant avec son développement à une véritable transformation de la manière dont
l'objet d'art est vu par la science. Le chapitre 3 est une tentative pour cerner la musique
2 J'utilise le terme dans le sens que lui donne Thomas Kuhn (1962) comme désignant la période
pendant laquelle un ensemble de méthodes et de modèles heuristiques sont partagés et
acceptés par la majorité des membres d'une même discipline.
8
dans ses différents modes d’existence (invention, partition, exécution, écoute vivante) et
pour considérer la nature et la relation entre chacun d'eux. C'est ici que le
questionnement sur la nature de l'objet de l'analyse musicologique émerge. J'essayerai
d'apporter une réponse dans la deuxième partie. Le chapitre 4, avec lequel la première
partie se clôt, présente l'état de l'art de la psychologie cognitive expérimentale de la
musique, ainsi que quelques approches pionnières en musicologie comme celle de
Leonard Meyer et son disciple Eugène Narmour.
La deuxième partie identifie la possibilité de donner un statut heuristique à
l'expérience esthétique au sein de la spécialité analytique de la musicologie. Le chapitre
5 évalue cette possibilité par le biais de trois questions : quoi, comment et pourquoi. Au
cours de cette section la notion d'écoute est définie comme une faculté cognitive
émergente, et se positionne comme un outil puissant pour lier la modélisation théorique
au contenu esthétique de l'œuvre. Le chapitre 6 étudie les mécanismes cognitifs
participant à l'écoute, et introduit la notion de stratégie d'écoute. Un exemple concret de
cette dernière est donné par le commentaire comparatif de deux études expérimentales
qui se donnent comme objet la technique de composition sérielle.
Dans la troisième et dernière partie, je considère la relation de la créativité à
l'analyse. J'y développe l'idée selon laquelle l'étude psychologique de la pensée créative
peut introduire une souplesse méthodologique salutaire dans l'analyse musicale. Il
devient ainsi possible d'actualiser des catégories analytiques traditionnelles comme celle
de forme ou de fonction harmonique dans le but de les rendre adaptées face à un objet
d'analyse que l'approche transdisciplinaire aura modifié. Ce travail se finit par la
considération d'une forme expérimentale et empirique de l'analyse musicale. J'y
commenterai les travaux de musicologues comme Michel Imberty et Philippe Lalitte,
faisant figure d'exception dans ce domaine, avant de proposer quatre analyses visant
l'étude du style, à une échelle temporelle coïncidant avec la notion psychologique de
présent perceptif.
9
Partie
10
Chapitre I
Le paradigme de la continuité
3 Thomas Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1983, p. 158.
11
l'individu, mais à la fois unité et pluralité »4. Dans l'enquête sur la filiation généalogique
entre les sociétés des hominidés et celles d'autres espèces animales, notamment les
chimpanzés et les bonobos, la « catastrophisation » de la mort se dégage comme
particularité humaine. Morin voit dans la capacité à inventer des récits et des rites
magiques, des moyens de guérison qui mène l'individu catastrophé au-delà du deuil et
vers la résilience. La croyance mystique n'est donc pas reniée par le paradigme
scientifique contemporain, elle est simplement replacée dans le puzzle gigantesque que
constitue l’épistémè contemporaine.
Alors, le problème n'est pas de vivre dans un pur réel débarrassé de mythes, car alors ce
réel s'effondrerait. Le problème est de reconnaître et élucider la réalité de l'imaginaire et
du mythe, de vivre avec une nouvelle génération de mythes, les mythes reconnus
comme mythes, d'entretenir un nouveau commerce, non plus dément, non plus sanglant,
avec nos mythes, de les posséder autant qu'ils nous possèdent.5
4 Edgar Morin, Le paradigme perdu : la nature humaine, Paris, Seuil, 1973. p. 48.
5 Edgar Morin, Pour sortir du vingtième siècle, Paris, Fernand Nathan, 1981, p 79.
6 A ce sujet il est utile de rappeler au lecteur le commentaire critique que Noam Chomsky
publie en 1959 à propos de l'ouvrage de B. F. Skinner Verbal Behavior, publié deux ans plus
tôt.
12
que soit le point de départ de l’interrogation scientifique, elle ne s'inscrit plus dans un
parcourt déductif-réductif autarcique. Plutôt que de frayer un chemin à travers la forêt
épaisse de la connaissance – comme le suggère l'étymologie même du mot méthode –,7
il s'agit de faire le constat de l’écosystème complexe dans lequel des parcelles de savoir
émergent. Le neurologue Anjan Chatterjee, s'intéressant au lien entre l'esthétique et les
sciences du cerveau, pose la question de la méthode de la manière suivante:
Any scientific approach to a complex domain must sort the domain into its
component parts and then examine each part in relative isolation. (…) but is this
approach, which is necessary if there is to be a science of aesthetics, a recipe for
failure ? Perhaps the aesthetic experience is an emergent property of different
components, which cannot be derived by studying its parts. The situation might
be like a chemist studying the properties of hydrogen and oxygen with the goal of
understanding water.8
7 De par son étymologie elle-même, le mot méthode, du grec methodos (odos : chemin, tema :
vers) fait référence à cette idée d'une progression qui pour être assimilée comme telle, doit se
faire à l'intérieur d'un chemin balisé.
8 Anjan Chatterjee, The Aesthetic Brain, Oxford University Press, 2015, p. xiv.
13
bien partagé dans le monde scientifique.
L'étude de la contemplation des œuvres d'art concerne autant les psychologues
que les théoriciens de l'art. Mais il ne concerne pas moins les philosophes qui
interrogent sur le concept de beauté et de vérité à son égard. Les sociologues s'y
intéressent aussi, observant l'effet de l'art comme médiateur au sein d'un groupe social
(DeNora, 2000). Récemment les neurologues se sont intéressés à leur tour à la
perception des œuvres d'art. Y a-t-il une spécificité neurobiologique dans l'expérience
esthétique ? Une distinction entre l'expression neuronale du beau et de l'agréable ?
L'esthétique est par excellence un domaine pluridisciplinaire où la mutation
paradigmatique que la science a connu au cours du XXe siècle apparaît pleinement, dans
son étendue et sa complexité.
Un objet porteur d'un sens transcendantal comme c'est le cas de l'objet d'art, se
distingue des objets de la nature par le fait que sa réalisation a été conditionnée par les
contraintes et les compétences des sujets qui l'ont créé et qui en font usage. L'objet d'art
porte cette empreinte qui le rend exceptionnel et fait de lui non seulement l'expression
d'une culture donnée, mais aussi de l'humanité. L'objet d'art n'est pas – à l'instar de
l'outil technologique – pensé comme extension ou prothèse physiologique, mais comme
manifestation spontanée de l'homme en totale immersion dans un contexte écologique
donné. L'art comme heuristique peut être appréhendé autrement que comme point de
départ. Sa compréhension peut être projetée comme aboutissement d'une entreprise de
recherche pluridisciplinaire.
Undoubtedly, culture and the brain influence each other in complicated ways. Given
this multidirectional influences, it make sense to stop trying to explain art as one
or other ; rather it makes sense to try to understand the way art can be understood both
biologically and culturally.9
14
clairement dans les travaux de l'éthologue et neurologue français Boris Cyrulnik, qui
s'intéresse entre autres, au développement pathologique du sentiment de honte et des
mémoires traumatiques. Dans De chair et d'âme, Cyrulnik consacre quelques pages à la
musique où il insiste sur le fait que « la musique de notre enfance, imprégnée dans le
cerveau avant la parole, surgit lors du grand âge et ramène le plaisir des petites
années. »10 Voila un bel exemple du lien qui se tisse entre l'environnement culturel et le
développement d'une vie intime. L'emploi du mot tissage ne serait pas à prendre au sens
métaphorique, car du point de vue de la neurobiologie il s'agit bel et bien d'un tissage
neuronal acquis à un âge critique de l'enfance, et conservé avec zèle pendant toute la vie
comme « nourriture affective ».11
A l’échelle d'une collectivité humaine, une continuité du même genre, entre
espèce – nature – et civilisation – culture –, a déjà été pensée par Voltaire dans son
célèbre texte Qui sont les sauvages ? où l'auteur assimile les mœurs en apparence
extravagantes de tel peuple non-européen, au développement culturel d'une
prédisposition naturelle mais non déterminante. En d'autres termes, il établit un lien de
causalité entre un trait comportemental caractéristique d'une culture, et une
caractéristique biologique du génome. Dans un contexte plus vaste, entre l'espèce
humaine et toute civilisation, Arthur Koestler signale une continuité entre la nature
composite du cerveau – qui pose pour lui des problèmes fonctionnels insurmontables –,
et la difficulté de toute civilisation connue à réaliser un équilibre optimal et pérenne de
ses institutions.
15
humaine ».13 Dans une approche philosophique augmentée par l'étude de la dimension
somatique, Richard Shusterman, bien que dans une vision moins pessimiste, semble
rejoindre Koestler en suggérant que la distinction obstinée dans l’épistémè occidentale
entre les sciences humaines (Geistwissenschaften) et les sciences de la nature
(Naturwissenschaften), reflète le rejet tacite d'une ambiguïté immanente à la condition
humaine.
Je soutiendrai la thèse paradoxale que le corps a été rejeté par les sciences humaines
précisément parce qu'il exprime de manière puissante l'ambiguïté fondamentale de l'être
humain. (…) En s'efforçant d'obtenir une vision de l'humain plus noble, moins
vulnérable et ainsi plus partiale, notre tradition de recherche en sciences humaines fuit
implicitement le corps.14
16
aussi bien des produits culturels et intellectuels, que des objets dans le monde, des
artefacts. C'est-à-dire que nous entretenons avec eux un rapport à la fois distancié,
véhiculé par la représentation que nous proposent nos organes perceptifs – tout comme
pour les objets de la nature –, et un rapport où a lieu une résonance affective qui donne à
l'objet une force transcendantale ; cette dernière nous indique que nous sommes en
présence d'un objet non-ordinaire, porteur d'une intention artistique ; d'un désir assouvi
de création.
17
l'objet que l'anthropologue connait bien. L'ethnomusicologie en donne quelques
exemples (Arom, 1985) lorsqu'elle ne s'arrête pas à une description de l'évident. Comme
l'écrit François Delalande,
On pourrait penser que si le « système » n'est pas observable, en revanche, les pièces
produites le sont, et qu'il suffirait de les analyser pour découvrir le système. Erreur
fondamentale. L'objet sonore produit par les musiciens est certes immédiatement
audible, mais il reste informe et inintelligible tant qu'on ne dispose pas des clés pour y
déceler une organisation.18
Autrement dit, afin d'éviter une implosion des catégories qui nous permettent de
penser la musique, il convient de déverrouiller leur définition, de les décloisonner en
quelque sorte, afin qu'elles puissent assimiler les effets d'une étude pluridisciplinaire.
C'est un effort méthodologique qui cherche à pallier ce que Kuhn appelle
« l'incommensurabilité des paradigmes concurrents ».19
La musicologie, qui apparaît comme discipline autonome au cours du XIXe
siècle, se définit comme une science (Musikwissenschaft) et vise l'étude systématique et
méthodologique des champs qui la composent. Cet aspect systématique a conduit, dans
le cas de l'histoire de la musique, à un corpus de connaissances organisées de manière
linéaire selon une logique de développement proche de la notion biologique d'évolution.
Burney et Forkel ont conçu l'histoire de la musique comme celle d'un progrès se
dirigeant fatalement vers un état de perfection. Mais au tournant du XXe siècle, les
historiens de l'art ont senti la nécessité d'ancrer cette dernière dans le contexte plus
général d'une histoire de la culture ; l'histoire musicale a été enrichie par l'étude des
contextes culturels, politiques et sociologiques dans lesquels les œuvres ont vu le jour.
L'aspect systématique disparaît donc de la branche historique de la musique, mais pas de
la musicologie ; la preuve en est la classification des domaines et méthodes de la
musicologie que propose Guido Adler en 1885.20 Deux domaines y sont pris en
considération :
18 François Delalande, Analyser la musique, pourquoi, comment ?, Paris, INA, 2013, p. 207.
19 Thomas Kuhn, op. cit., p. 207.
20 Guido Adler : « Umfang, Methode und Ziel der Musikwissenschaft », in Vierteljahrsschrift
für Musikwissenschaft, 1885.
18
1. Le domaine historique, qui regroupe la catégorisation des musiques par
époques, pays, écoles et compositeurs, la paléographie et l'organologie.
2. Le domaine systématique, auquel appartient l'étude analytique de l'harmonie, du
contrepoint et de la mélodie ainsi que l'orchestration. Mais aussi l'esthétique, la
psychologie de la musique, l'ethnomusicologie et la pédagogie.
Nous courons le grave danger que le spécialiste, contraint par les rivalités
professionnelles à un savoir de plus en plus poussé et de plus en plus particulier, soit
de moins en moins familiarisé avec les branches scientifiques qui ne sont pas la
sienne et devienne finalement incapable de juger du rang et de la place
qu'occupe son propre domaine dans le cadre du grand édifice de référence qu'est le
21 Les trois grands ouvrages théoriques de Rameau se présentent d'emblée comme : soit une
démonstration par la réduction (Rameau, 1722, 1726), soit comme la démonstration d'un
principe (Rameau, 1750).
19
patrimoine du savoir supra-individuel de l'humanité et de ces civilisations.22
Or, l'intérêt que suscite la musique dans les sciences cognitives, ouvre
nécessairement des perspectives profondément nouvelles pour la musicologie.
Seulement, pour que la branche analytique puisse les assumer, ou seulement les
considérer, il devient nécessaire non seulement de tenter une redéfinition des objectifs
de l'analyse musicale, mais il faut le faire tout en reconsidérant son gabarit
épistémologique et méthodologique.
Si la musicologie apparaît comme un éclat de sous-disciplines faisant appel à
des méthodes aussi variées que l'expérimentation, le dépouillement d'archives, la
spéculation philosophique, l'étude comparative et les mathématiques, entre autres, il faut
noter que son entrée à l'université en tant que champ d'étude autonome, n'a pas conduit à
ce que l’intérêt des scientifiques pour la musique et la théorie musicale se revendique de
cette discipline. En règle générale, leur apport restera ignoré de la musicologie
académique, et vice-versa. Dès Pythagoriciens à Carl Stumpf (1848-1936) en passant
par Joseph Sauveur (1653-1716), Leonhard Euler (1707-1783), Ernst Chladni (1756-
1827), et Hermann von Helmholtz (1821-1894), on rencontre des physiciens, des
mathématiciens, des physiologistes et des psychologues qui persistent dans un
rapprochement du phénomène musical aux sciences dures et aux sciences naturelles. De
ce fait ils cherchent moins à expliquer la musique qu'à la découvrir à travers le prisme
de leur discipline. Selon Helmholtz par exemple, la science de la musique constitue une
synthèse de l'acoustique, de la physiologie et de la perception. La théorie musicale sera
donc expliquée en relation à ces domaines. La démarche de Helmholtz n'est pas une
approche réductionniste mais holistique où la musique ne se présente que comme
résultat et non pas comme point de départ.
In the present work an attempt will be made to connect the boundaries of tow sciences,
which, although drawn towards each other by many natural affinities, ha v e h i t he r t o
remained practically distinct – I mean the boundaries of physical and physiological
acoustics on the one side, and of musical theory and aesthetics on the other.23
22 Konrad Lorenz, L'envers du miroir, trad. Jeanne Etoré-Lortholary, Paris, Flammarion, 1975,
p. 49.
23 Herman von Helmholtz, On the sensation of Tone as physiological Basis for the Theory of
Music, éd. Et trad. A. J. Ellis, New York, Dover, 1954, p. 6.
20
De manière inverse, l'analyse musicologique, bien qu'elle puisse arborer un
formalisme aussi rigoureux que celui des mathématiciens, a été, et reste profondément
liée au discours rhétorique dans sa propension à convaincre autant par la forme que par
le contenu. Cela résulte en partie du fait qu'en restant dans le domaine de l’intelligible,
l'analyse musicale entend expliquer la cohérence d'une forme sensible. On observera
que l'analyse musicale part traditionnellement de la partition, qu'elle prend comme
évidence, et va la raréfier jusqu'à constituer un ensemble théorique qui finit par
s'affranchir de l'œuvre. Cette tendance à l'autonomie de la théorie qui est déjà évidente
chez Rameau, multiplie le risque que la théorie se substitue à l'objet ; comme si, à défaut
de pouvoir franchir la distance entre l'intelligible et le sensible, il valait mieux opter
pour une esthétique du concept.
Ce que nous retenons des grandes lignes de l'histoire de l'étude académique de
la musique, est l'évidence qu'elle n'est pas le privilège de la musicologie. Mais aussi que
le musicologue a le devoir d'adopter les moyens mis à disposition par le développement
de tous les domaines qui puissent l'aider à mieux saisir et expliquer son objet ; voire
même à redéfinir ce dernier. À la question « qu'est-ce que la musique ? », chaque
discipline et chaque méthode donne une réponse aussi juste que partielle. On peut donc
essayer de poser la même question dans le cadre épistémologique du paradigme de
continuité. C'est cela qui est envisagé dans ce travail, ainsi que d'examiner les
opportunités et les conséquences qui en découlent pour la musicologie analytique.
21
Chapitre 2
La continuité en esthétique.
De la première elle tient son esprit méthodique, discipliné par le souci de la mesure
exacte. A la seconde, elle doit son empirisme, avec le goût de l'observation et le
respect un peu borné des faits sensibles.25
La distinction faite par Fechner lui-même entre une esthétique d'en haut qui
24 L'article sur le beau que Diderot écrit pour l'encyclopédie de 1751, est placé dans la rubrique
métaphysique.
25 Charles Lalo, L'esthétique expérimentale de Fechner, Alcan, 1908, p. 3.
22
correspond à la tradition philosophique, et une esthétique d'en bas procédant de façon
empirique – en allant du particulier au général – et qu'il définit comme « la théorie du
plaisir (Gefallen) et du déplaisir (Misfallen) » se présente à première vue comme
l'opposition du corps à l'esprit. 26 Nonobstant, cette distinction ne suggère pas
véritablement l'idée d'un vide ontologique entre les deux. En fait, l'intention de Fechner
n'est pas de séparer les plaisirs sensuels de ceux qui seraient des plaisirs purement
esthétiques. En parlant d'un en bas et d'un en haut en esthétique, Fechner fait
simplement le constat d'une opposition de démarches : l'une et l'autre, dit-il, explorent le
même domaine, mais le font par des chemins opposées. 27 Une opposition qui, une fois
reconnue, ne sépare pas, mais relie ; autrement dit, cette dualité apparente concerne
moins l'esthétique – qui est encore une science trop jeune –, qu'une approche
épistémologique nouvelle.
Sur ce point la divergence avec la pensée kantienne est drastique : là où l'auteur
de l'analytique du beau construit une barrière entre le plaisir de l'agrément et celui lié au
beau, Fechner suppose seulement une différence de degré. Fechner est conscient que
l'approche scientifique de l'esthétique implique un développement méthodique qui n'est
qu'à ses débuts, mais il ne part pas d'une position philosophique où le plaisir de la
contemplation des œuvres d'art se distingue substantiellement de la sensation hédoniste
ordinaire.
Le processus de sublimation, ou d'élévation, qui fait émerger le beau de
l'agréable, l'expérience proprement esthétique de la stimulation brute des sens, appelle à
une démarche interdisciplinaire. En effet, notre rapport à l'art est incorporé dans un
contexte écologique et culturel. Les conditions des protocoles expérimentaux ne sont
certes pas suffisantes pour penser la complexité de l'expérience esthétique, mais ces
protocoles sont devenus une partie importante de ce domaine où corps et esprit se
confondent. Le développement qu'a connu le terrain de recherche inauguré par Fechner,
constitue aujourd'hui un outil indispensable pour le développement d'une pensée de la
continuité en esthétique. Dans son ouvrage de 1995, Renée Bouveresse suggère que le
développement de l'esthétique expérimentale s'articule en trois périodes.
26 Il faut remarquer que Baumgarten, en 1750, nous dit que la science de la connaissance
sensible est aussi une : « gnoséologie inférieure ».
27 Par plaisir purement esthétique selon la tradition philosophique nous entendons celui qui est
dit universellement communicable par Kant, et qu'il réduit dans la section IX de sa Critique
du jugement, à un « état mental ».
23
Cette distinction est justifiée dans la mesure où l'esthétique expérimentale n'a pas
seulement évolué du simple au complexe – de l'étude, par exemple, des formes
élémentaires à celles des œuvres –. Elle a également progressé par ruptures, par
l’intervention de nouveau problèmes et de nouveaux champs d'étude à chaque
tournant.28
24
La deuxième période entre 1908 et la fin des années 60, va répondre aux
attentes que Lalo avait manifestées. L'approche ethnologique et sociologique va
permettre de cibler des expériences menées dans d'autres cultures et d'en faire l'étude
comparative. Un deuxième aspect qui sera développé, concerne les différences
d’appréciation liées à l'apprentissage et aux stades de développement de l'enfant. On
mènera des expériences sur des populations spécifiques : des experts et des non experts.
En France, Robert Francès est l'auteur, en 1958, d'un ouvrage pionnier consacré
entièrement à la musique.31 Un peu plus tard, encore en France, Michel Imberty (1969)
conduit des expériences importantes qui permettront l'observation des stades critiques
dans le développement de l'enfant déterminant l'acquisition d'une compétence de
jugement esthétique pour la musique tonale.
Une troisième période aurait comme date inaugurale la publication par Daniel
Berlyne, en 1974, d'un ouvrage portant le titre audacieux de Studies in the new
experimental aesthetics. Les caractéristiques de cette « nouveauté » sont exposées dans
l'introduction de l'ouvrage qui regroupe des nombreuses expériences, toutes issues du
laboratoire du département de psychologie de l'université de Toronto. Selon les termes
de Berlyne lui-même, le but du laboratoire était de « démêler les déterminants des
processus hédonistiques, et démêler le rôle de ces derniers dans la détermination du
comportement.32 ». L'entreprise définie par ces propos dépasse le cadre des expériences
menées par Fechner un siècle plus tôt. En effet, si Fechner recueille des données liant
des causes – les stimuli – à des effets – les réponses hédonistes –, le projet de Berlyne
s'étend aux raisons de ces causes, ainsi qu'aux conséquences de leurs effets.
Les expériences vont donc manipuler un nombre croissant de variables dans le
but d'évaluer le stimulus sur ses « propriétés collatives » (collative properties). Des
critères antinomiques de type : familier-nouveau, simple-complexe, attendu-inattendu,
vont souvent faire l'objet d'aménagements dans les protocoles expérimentaux. L'étude
de ces variables permettra la prédiction des certaines réponses ; cela conduit les
chercheurs à s'intéresser davantage à des lois de type R-R qu'au lois causales
31 Il faut néanmoins citer le livre de Ch. Lalo Esquisse d'une esthétique musicale scientifique,
publié en 1908 à Paris chez Felix Lacan. Mais cet ouvrage théorique ne présente pas
d'expériences comme le fait Francès en 1958. il propose une intéressante synthèse de la
question et introduit en France les travaux peu connus de Helmholtz, Stumpf et Fechner entre
autres.
32 D. E. Berlyne (éd.), Studies in the new experimental aesthetics, Hemisphere publishing
corporation, Washington D. C., 1974, p. 5.
25
traditionnelles de type S-R.33 L'étude de la sensation qui s'était étendue à celle de la
perception, embrasse maintenant le champ de la cognition.
Une autre caractéristique de cette période est l'emploi de nouvelles techniques
de mesure, devenues possibles grâce à des équipements technologiques spécialisés. La
conductance électrique de la peau et le mouvement oculaire, entre autres, sont dès lors
des témoins physiologiques et comportementaux de notre réaction aux stimuli. Les
données ainsi obtenues deviennent à leur tour des variables dépendantes ou pas, qui
seront confrontées à des mesures basées sur le jugement verbal. Il est possible par
exemple, en considérant notamment des variables comportementales, de distinguer entre
un état de complaisance naïve et un état d'intéressement vis-à-vis d'un champ perceptif.
En outre, la pluridisciplinarité acquise durant la deuxième période de l'esthétique
expérimentale se voit élargie par une étroite collaboration avec les théories de la
communication et la sémiotique. Pour Berlyne l'objet d'art est « un ensemble d'éléments,
chacun d'eux pouvant transmettre de l'information de quatre sources distinctes »34 qui
sont, respectivement, d'ordre sémantique, expressif, culturel et syntaxique (fig. 1).
L'évolution plus récente du domaine de l'esthétique scientifique, est justement
de ne pas se limiter par la méthodologie de l'expérimentation. Avec l'apparition de la
neuro-esthétique, dont il sera question dans la section suivante, et l'intérêt de la
philosophie spéculative pour le développement d'une conception incarnée de la raison et
de l'émotion, on peut dire que l'esthétique a atteint une forme de complétude
disciplinaire, à condition que le dialogue entre ces disciplines soit complexe dans le sens
étymologique du terme : c'est-à-dire qu'il embrasse ces disciplines dans un tissage
cohérent, et non pour le goût d'une démonstration amplifiée.
33 S (stimulus), R (réponse). Les lois qui permettent la prédiction d'une réponse en vu d'une
première réponse à une caractéristique, sont nommées R-R par K. W. Spence.
34 Op. cit., p. 6.
26
Caractéristiques d'un
objet
externe. In
sé form
m
an atio
tiq n
Processus ue
psychologiques
chez l'artiste. Info
exp rmatio
res
s iv n
e
Normes Caractéristique
sociales. d'un élément de
Information
l'objet d'art.
culturelle
Caractéristiques d'autres
ation
éléments du même objet Inform
d'art. ique
syntax
Figure 1.
D'après D. E. Berlyne 1974.
Voies de transmission de l'information vers et depuis un caractère de l'objet d'art.
27
constitue pas moins un objet dans le monde. Elle réclame ainsi l'indépendance d'un être
en-soi. L'objet esthétique, de son côté, se présente comme la conscience intime de
l'œuvre par le sujet percevant, tout comme chez Husserl le présent vécu est la
conscience intime d'un temps par ailleurs quantifiable et dénombrable. On retrouve ici
l'entité émergente, composite et complexe dont nous parle Chatterjee37, et qui apparaît
comme une base ontologique sur laquelle doit se fonder toute définition de l'œuvre.
L'appellation d'objet esthétique que partagent Dufrenne et Francès38 revendique
donc une transcendance vis-à-vis du moi ; il y a une distanciation entre l'objet, et le sujet
qui vit l'expérience comme sienne. L'objet esthétique se situe donc entre le monde
objectif de la physique, et l'expérience phénoménologique du sujet. À ce titre, le sens
véritable de ce qui se présente comme un être en-soi, est en fait un objet moins évident ;
un phénomène émergeant du rapport entre les grandeurs physiquement mesurables
objectivement d'une part, et la capacité perceptive de celui qui en fait l'expérience
d'autre part. Si une continuité reliant l'objet d'art, l'expérience hédoniste et l'émergence
d'un contenu esthétique est pensable, alors, en paraphrasant Merleau-Ponty, il s'agit
d'essayer de comprendre l'apparition de l'œuvre à la conscience.
Les théories de l'art qui empruntent une démarche analytique héritée du siècle
des Lumières, c'est-à-dire qui cheminent par la voie du réductionnisme, semblent
d’emblée inadéquates pour atteindre les objectifs qui ont été décrits précédemment. Ici
la démarche n'est pas démonstrative car elle n'est pas linéaire. Contrairement à ce que le
terme continuité laisse penser à premier abord, il ne signifie en rien une simplification.
Une pensée pluridisciplinaire nécessite, me semble-t-il, un espace de convergence sans
hiérarchies préétablies ; un lieu ou le contact entre des disciplines différentes se fait sans
l'intimidation d'une hégémonie entre les académismes. Car le but est de provoquer
l'émergence du savoir, plus que de déconstruire pour reconstruire.
En 2015, Mark Johnson définit l'esthétique de la manière suivante :
28
which we are in continual visceral interaction.39
Cette définition montre bien la magnitude de la question esthétique dès lors que
son projet est placé sous une perspective qui n'est ni celle du naturalisme ni de
l'humanisme, mais celle de la nature humaine.
2.1 Neuro-esthétique
39 Mark Johnson, « The Aesthetics of Embodied Life », in A. Scarinzi (ed.) Aesthetic and the
Embodied Mind : Beyond Art Theory and the Cartesian Mind-Body Dichotomy, Dordrecht,
Springer, 2015, p.36.
40 Semir Zeki, Inner Vision : An exploration of art and the brain, Oxford, Oxford University
Press, 1999.
41 Semir Zeki, « Artistic creativity and the brain ». In Science, 293, 2001, pp., 51-52.
42 Cette hypothèse était néanmoins concurrencée par l'idée aristotélicienne selon laquelle le
cœur, et non le cerveau, était le siège de la pensée.
29
Conceptual art, with it's emphasis on meaning shaped by culture, is hard to bring
under scientific scrutiny. ( …) Neuroaesthetics studies are naturally designed to
address the sensation-emotion axis.43
Des aspects historiques, conceptuels, ou en lien étroit avec la vie de l'artiste sont
donc en dehors des limites de cette discipline. En tant que neurobiologie de l'expérience
esthétique, la neuro-esthétique travaille actuellement sur des caractéristiques stables et
généralisables. C'est pourquoi les neurosciences s'intéressent à l'art à travers le spectre
sensoriel ; art visuel pour lequel les études sont majoritaires, puis, l'art sonore.
Avant que l'attention des neurologues se soit posée sur la perception de l'art, la
critique du dualisme classique avait déjà fait l'objet d'études concluantes ayant eu pour
objet le rapport entre raison et émotion. Arthur Koestler fut sans doute l'un des premiers
à proposer une théorie scientifique de l'esprit incorporé, opposant à la dichotomie
dualiste la dynamique d'une organisation sérielle et holiste.
30
capacités cognitives d'abstraction, de jugement moral ou de déduction causal étaient
jugées normales lorsqu'elles faisaient l'objet de tests sous un protocole expérimental,
Eliot était incapable de mener à bien un grand nombre de tâches simples de son
quotidien ; il n'arrivait pas à faire des choix en vue d'un but placé au-delà de son présent
immédiat. En d'autres termes, il était incapable de planifier. La compétence permettant
de prendre des décisions dans un contexte écologique réel semblait en lui absente.
D'après ces observations, Damasio déduit l'existence d'un lien important entre
l'affectivité et la capacité à échafauder une conduite logique et cohérente, ainsi qu'à se
donner un but et l'atteindre. Comme conséquence, Damasio va postuler l'hypothèse
selon laquelle les états somatiques qui caractérisent l'expression des émotions, sont
inévitablement en relation avec les mécanismes du cerveau responsables de la pensée
rationnelle.
The strategies of human reason probably did not develop, in either evolution or any
single individual, without the guiding force of the mechanism of biological
regulation, of which emotion and feeling are notable expressions.45
Aujourd'hui on accepte sur des bases scientifiques suffisamment solides, que les
processus de prise de décision qui semblaient être indépendants, ou du moins séparables
des états émotionnels, sont en fait influencés par un nombre important d'opérations
neurobiologiques dont certaines sont cordonnées par le cortex sensoriel. Cela signifie
qu'elles sont phylogénétiquement premières et que leur déclenchement est instinctif et
non pas intentionnel.
Les réactions émotives impliquent aussi une hiérarchie de niveaux dont certains
correspondent à des structures cérébrales beaucoup plus anciennes phylogénétiquement
que celles qui concernent les conceptualisations abstraites. 46
45 Antonio Damasio, Descartes' error : Emotion, reason and the human brain, New York,
Putnam's sons, 1994, p. XIV.
46 Arthur Koestler, op. cit., p. 89.
31
de déduction des causes futures de nos résolutions présentes. Damasio considère que
« the apparatus of rationality traditionally presumed to be neocortical, does not seem to
work without that of biological regulation traditionally pressumed to be subcortical. »47
Ce qui nous semble particulièrement important à retenir pour le domaine
esthétique, est en premier lieu le fait que dans notre vie somatique, l'émotion manifeste
une réalité tangible pouvant faire l'objet d'une mesure. 48 Et deuxièmement, les profils de
modulations somatiques qui caractérisent le déploiement des émotions dans le temps, et
que l'on peut définir comme proto-rationnels, sont en association avec les
représentations que nous fabriquons de l'environnement et par lesquelles on établit un
rapport engagé avec ce dernier. La sphère hédoniste et somatique se présente donc
comme le jugement esthétique par le corps sentant, à laquelle s'intègre dans un rapport
dynamique, la sphère de la représentation psychique ; ou le jugement esthétique par la
conscience. Deux témoignages en apparence disjoints, mais qui relèvent d'une même et
unique expérience vivante.
Cette relation fonctionnelle entre les niveaux somatique et cognitif, est aussi le
lien entre l'inconscient et le conscient ; l'automatisme et le délibéré ; l'inné et l'acquis.
Elle est aussi la base ontologique de la continuité épistémologique en esthétique,
permettant de donner une réalité concrète et objective à ce qui auparavant était confiné
dans l'obscurité du subjectif et l'isolement de l'intime. C'est aussi l'évidence de cette
corrélation entre somatique et cognitif qui ouvre la voie aux neurologues pour qu'ils se
posent à leur tour la question du beau, et plus particulièrement de la beauté artistique.
Par le biais de la neurologie, l'art se retrouve encore une fois face à la question
de l'évolution.49 L'art a-t-il été nécessaire d'un point de vue évolutif ? Possédons-nous
une compétence artistique innée ? Ou encore, est l'art un produit dérivant d'acquis
spécifiques à d'autres besoins de l'évolution ? Il est difficile de croire que l'art n'ait pas
été fondamental à l'évolution de notre espèce quand on s’aperçoit qu'il est présent dans
32
toutes les civilisations et à toutes les périodes. Cyrulnik propose que l'évidence
archéologique nous oblige à considérer l'existence d'une pratique musicale chez
l'homme du Neandertal. Dans ce cas, l'idée selon laquelle la musique comporte une
quelconque utilité évolutive se trouve renforcée, car étant associée à une espèce autre
que l'homme moderne, son utilité semble aller plus loin que nous ne le pensions.
Les Néandertaliens, qui n'avaient pas tout à fait le même cerveau que nous, savaient
faire des outils de la musique et des mots. Ce qui revient à dire que des
structures cérébrales différentes des nôtres peuvent entendre de la musique et non
seulement du bruit. 50
Mais que l'art possède une utilité sociale et qu'il soit présent dans toutes les
cultures ne signifie pas nécessairement que l'espèce ait développé à son égard un
mécanisme instinctif et inné. Cette question, comme les autres, sollicitent la neuro-
esthétique depuis quelques années, sans qu'il y ait encore de réponses qui fassent
l'unanimité dans la communauté scientifique. Des chercheurs comme, Ellen
Dissanayake ou Geoffrey Miller, soutiennent l'existence d'un instinct propre à l'art.
C'est-à-dire que l'expérience artistique serait assimilable au plaisir produit lorsqu'on
rassasie sa faim, ou que l'on satisfait le désir érotique. Dissanayake base son hypothèse
sur l'idée que par les pratiques rituelles, nos ancêtres attribuaient à certains objets ou
phénomènes une importance transcendantale ; c'est ce qu'elle appelle un processus
d' « artification »51. L'art joue donc un rôle de renforcement du sentiment d'appartenance
à une collectivité. Dissanayake postule l'idée selon laquelle, plus les membres d'une
collectivité sont unis par des liens inter-subjectifs, plus ils ont des chances de survivre
dans le contexte de la sélection naturelle, par conséquent, un instinct spécifique à cette
capacité d' « artification » aurait été acquis à un moment de notre évolution, et conservé
par la suite grâce à l'avantage qu'il procure face à la sélection naturelle. Un autre
partisan de l'existence d'un instinct musical est Philip Ball. Il suggère que c'est la
musicalité inhérente à notre espèce dont témoigne l'ubiquité des pratiques musicales, qui
justifie l'existence de cet instinct. Pour lui, cela est ainsi indépendamment de l'existence
d'une composante génétiquement acquise au cours de l'évolution. Pour Ball la musicalité
33
est une conséquence inévitable de l'arrangement actuel de notre cerveau. En répondant à
la polémique comparaison de la musique à un « auditory cheesecake » ou encore à une
« drogue récréative » faite par Steven Pinker dans How the Mind Works (1997), Ball
écrit :
Even if Pinker is correct that music serves no adaptive purpose, you could not eliminate
it from our cultures without changing our brains. (…) for that very reason, Pinker is also
wrong to suggest that music simply hedonistic. (Besides, however much cheesecake or
recreational drugs we consume, we do not thereby exercise our intellect or our
humanity).52
34
S'il y a de l'art … alors il doit y avoir des artistes.
54 Comme exemple dans ce domaine on peut citer le remarquable travail de Rudolf Arnheim
dans le domaine de l'art visuel. Le cas de la musique sera abordé dans le présent travail.
55 Pierre Boulez dans : Boulez, Changeux et Manoury, op. cit, p. 9.
35
phénoménologique opère sur tout objet externe, et qui consiste, selon Merleau-Ponty
dans le fait que la réalité de l'objet
s'offre comme la somme interminable d'une série indéfinie de vues perspectives dont
chacune le concerne et dont aucune ne l'épuise. Ce n'est pas pour lui (l'objet) un
accident de offrir à moi déformé, suivant le lieu que j'occupe. C'est à ce prix qu'il peut
être « réel».56
Mais l'expérience esthétique face aux objets d'art ne peut pas être réduite à la
réponse sensorielle du système nerveux à un stimulus donné. Dans le processus
d'enculturation qui participe à l'évolution des connexions neuronales, et donc à notre
représentation du monde, nous apprenons que les objets d'art sont créés par des hommes
et des femmes, ce qui leur donne une empreinte intersubjective qui fait défaut aux objets
de la nature. L'objet d'art nous informe à la fois sur la maîtrise d'un savoir-faire, et sur
l'intention qui motive l'acte créateur ; deux aspects sur lesquels le sujet peut formuler un
jugement appréciatif. C'est ce dernier qui propulse l'objet jusqu'au statut culturel de
production artistique, et qui libère la beauté artistique du réglage d'une frontière
instinctive entre l'agréable et le déplaisant.
Le substrat cognitif qui apporte la différence entre l'expérience hédoniste banale
et l'expérience qui relève d'un objet d'art, peut être plus facilement discernable lorsque
36
l'expérience esthétique est ratée ; il est en effet courant de faire des expériences
esthétiquement décevantes. Dans une exposition d'art contemporain par exemple, il peut
nous arriver de nous sentir bafoués par un artiste qui nous propose une œuvre composée
d'objets qui nous sont tout à fait familiers, mais dont la disposition inhabituelle nous
paraît insensée. Cette déception témoigne de l'absence de ce que Roger Pouivet appelle
des « vertus esthétiques », lesquelles, comme le philosophe l'explique, « sont des
dispositions acquises dont nous avons besoin afin d'appréhender les caractéristiques
réelles du monde autour de nous, y compris les œuvres d'art. »58 Les vertus esthétiques
d'un objet d'art sont certainement en relation avec ses caractéristiques physiques
mesurables, mais elles dépendent critiquement du contexte culturel. C'est pourquoi la
valeur artistique d'un objet peut varier selon l'époque et le lieu.
Cette situation apparemment privilégiée du spectateur qui serait passif, et pour
qui la jouissance esthétique ne requiert pas de compétence créatrice, est atténuée par le
constat que fait la neuro-esthétique grâce à l'imagerie cérébrale : en effet, il est bien
connu aujourd'hui que les actions ou les objets que l'on se représente par l'imagination,
mettent en marche les mêmes réseaux neuronaux que la réalisation de l'action en
question, ou la contemplation réelle de l'objet imaginé. Cela a pu être démontré
notamment dans le domaine musical (Levitin, 2006 ; Lechevalier, Platel et Eustache,
2006). Qu'il s'agisse donc d'imaginer de la musique ou d'en écouter, on a affaire à des
activités très proches du point de vue cognitif. Ce point montre la distance importante
qu'il y a entre d'un côté la sensation comme traitement de bas niveau du système
nerveux, qui est largement automatisé et donc passif, et d'un autre côté la perception
comme traitement de haut niveau du système cognitif pour lequel l'état conscient du
sujet est fortement impliqué. La sophistication cognitive d'un objet mental tel que l'a
défini Jean-Pierre Changeux en 1983 est telle, que le traitement sensoriel ne peut être
considéré que comme un attribut restreint dans la perception d'une œuvre d'art.
L'objet mental est identifié à l'état physique crée par l'entrée en activité (électrique et
chimique), corrélée et transitoire, d'une grande population ou « assemblée » de neurones
distribuées au niveau de plusieurs aires corticales définies. (…) Elle se compose de
neurones possédant des singularités différentes qui ont été mises en place au cours du
37
développement embryonnaire et post-natal.59
When we emphasize the universality of art, we slide into thinking of art as an instinct.
When we acknowledge the sheer diversity and cultural fashioning of art, we slide
into thinking of art as a spandrel. Is there a third way to think about art ? (…) the
question is if art is the expression of a finally honed adaptation like the peacock's tail, or
if art is an agile response to local conditions like the finch's song.61
38
L'efficacité esthétique.
« J'appelle beau hors de moi tout ce qui contient en soi de quoi réveiller dans mon
entendement l'idée de rapports (…). la perception de rapports et donc le fondement du
beau. »62
met l'accent sur l'idée selon laquelle l'expérience de l'objet d'art requiert une
coordination entre des caractéristiques exprimées matériellement dans l'objet
– mesurables en termes de rapports physiques –, et la capacité du spectateur à se
représenter ces dernières par la médiation de traitements cognitifs de bas et de haut
niveau.63 Il est bien sûr en dehors de la portée des neuro-sciences de modéliser la totalité
de l'activité cognitive qui caractérise une expérience perceptive dans un contexte
écologique réel, notamment du fait qu'un certain nombre des réseaux neuronaux se
développent au cours des premières année de vie et se trouvent différenciés d'un
individu à l'autre. Mais il est tout de même envisageable de faire le constat des
conditions sine qua non qui déterminent le plaisir esthétique en tant qu'expérience
universelle pour l'espèce humaine. Pour le neurologue Français Hervé Platel, la
dimension émotionnelle, qui possède aujourd'hui grâce à l'imagerie cérébrale une
expression neuro-biologique observable, est « ce qu’il y a de plus universel et partagé
dans l’expérience musicale, au-delà des formes culturelles variées que l’art musical peut
prendre.»64
39
Le plaisir esthétique mobilise de manière concertée des ensembles de neurones qui
unissent les représentations mentales les plus synthétiques élaborées par le cortex
préfrontal, avec une activité précise du système des émotions comme le système
limbique.65
Cette définition biologique que donne Changeux du plaisir esthétique n'est pas
sans rappeler celle de Chatterjee lorsqu'il l'assimile à une propriété émergente.
L'expression d'efficacité esthétique suggère que l'émergence en question est fortement
conditionnée, et ne peut pas être le produit d'une sorte de hasard. Le travail que
l'esthétique scientifique a pu accumuler concernant la réaction hédoniste à toute sorte de
stimuli donne à voir l'immensité du spectre sensible qu'embrasse la perception humaine.
L'idée d'un impératif d'efficacité participant à la contemplation réussie des œuvres d'art,
permet de postuler l'hypothèse de l'existence d'un seuil à partir duquel l'expérience
hédoniste devient esthétique dans un sens propre à l'engagement avec l'œuvre d'art.
Puisque cette relation « efficace » suppose une corrélation entre des caractéristiques
formelles dans l'objet, leur traitement cognitif, et la représentation d'une entité
sensiblement intelligible, elle décrit aussi une continuité qui n'est pas seulement
verticale entre l'esprit pensant et le corps sentant, mais aussi horizontale, entre l'objet
comme réalité externe et l'objet phénoménal, propre à la perception.
Le terme d'efficacité sous-entend donc l'existence d'une habileté qui est
sollicitée. Comme on le verra par la suite, cette idée est en accord avec l'esthétique
spéculative de penseurs comme Hume. Cette compétence qui est de nature cognitive
peut aussi faire défaut ou être inhibée par une contrainte quelconque. La notion
d'efficacité devient ainsi plus contraignante, car le sujet, contrairement à l'objet d'art, est
responsable en dernier lieu de la réussite de la relation esthétique. Il y a donc aussi l'idée
implicite d'une action – pouvant être plus ou moins délibérée – qui souligne le rôle actif
du sujet qui vit l'expérience esthétique ; il y a là un sujet de grand intérêt pour la neuro-
esthétique. D'un autre côté, le caractère constant d'une biologie neuronale et des
structures cognitives qui définissent l'espèce humaine, doit être compris comme une
contrainte vis-à-vis des caractéristiques matérielles et structurelles dans l'objet.
Autrement dit, l'objet d'art se doit d'être conçu à l'échelle humaine pour qu’il puisse
65 Jean-Pierre Changeux, Raison et Plaisir, Odile Jacob, 1994.
40
résonner avec les structures cognitives et biologiques de la perception. L'efficacité
n'implique pas seulement une exigence de l'organisme vers l'objet contemplé, mais
présuppose aussi une exigence dans le processus de création de l'œuvre d'art. Cette idée
dont les conséquences dans le domaine de la théorie de l'art sont considérables, n'a
pourtant rien de nouveau, elle était déjà explicitée par Aristote dans sa Poétique lorsqu'il
se réfère à l'importance de l'ordre et de la dimension comme composantes essentielles de
la beauté :
To be beautiful, a living creature, and every whole made up of parts, must not only
present a certain order in its arrangement of parts, but also be of a certain definite
magnitude. Beauty is a matter of size and order.66
The way we see he world, and the reason why we find some things intuitively easy to
grasp and others hard, is that our brains are themselves evolved organs : on-board
computers, evolved to help us survive in a world – i shall use the name Middle World –
where the objects that mattered to our survival where neither very large nor very
small ; a world where things either stood still or moved slowly compared with the
speed of light ; and where the very improbable could safely be treated as
impossible.67
66 Aristote, Poetics, Trad. Ingram Bywater, Oxford, Clarendon Press, 1962, p. 14.
67 Richard Dawkins, The God delusion, Croydon, Black Swan, 2007, p. 412.
41
2.2 Le paradoxe kantien
Percepts are inextricably connected to the body and are juxtaposed to concepts which
are abstract and formulated by the discursive conscious mind. For James, concepts
are secondary and reductive, and their formation is fully dependent on percepts
which are more expansive and cognitively dynamic than concepts.68
42
base des expériences passées ».69 Aux fondements de son hypothèse, Määttänen adopte
une position qui réfute clairement le dualisme nature/culture.
Le sens du corps, titre que le philosophe américain Mark Johnson donne à son
livre paru en 2007,71 apparaît comme emblématique de cet élargissement ontologique de
l’épistémè esthétique, qui partant d'un substrat organique – le corps et son activité
somatique –, s'étend jusqu'à la cogitation abstraite de l'intellect.
At least since the enlightenment aesthetics has suffered from what Gadamer calls a
« subjectivism » that relegates aesthetics to a theory of judgments based on feelings,
where feelings are regarded as non-rational, and private. I argue to the contrary, that
aesthetics lies at the heart of our capacity for meaningful experience. Aesthetics concern
the patterns, images, feelings, qualities, and emotions by which meaning is possible for
us in any aspect of our lives.72
43
concernés ont connu depuis des avancées gigantesques. En faisant découler d'une
caractéristique morphologique l'hypothèse de la glande pinéale comme siège de l'âme,
Descartes n'a fait qu'appliquer sa démarche spéculative à un objet par ailleurs inconnu.
Le philosophe d'aujourd'hui quant à lui, est dispensé de prendre ce genre de risques dans
des domaines où il n'est pas expert grâce à un accès à un nombre toujours grandissant
d'études scientifiques. Määttänen justifie l'inéluctabilité de cette contrainte que
l'esthétique impose à l'académisme traditionnel par la remarque suivante :
Mind is necessarily embodied. What does follows is that all questions concerning the
character of cognition are ultimately empirical questions. This is no to underestimate the
need for abstract conceptual analysis, the traditional task of philosophers ; but all
abstract conceptions must have some connection to experience in order to be relevant
for the aesthetic study of cognition.73
Aussi parlera-t-il du beau comme si c'était une qualité de l'objet même, et que
son jugement fut logique (c'est-à-dire constituant par des concepts une connaissance de
44
l'objet), bien que ce jugement soit purement esthétique et qu'il n'implique qu'un
rapport de la représentation de l'objet au sujet : c'est qu'en effet il ressemble à un
jugement logique en ce qu'on peut lui supposer une valeur universelle.75
L'analyse kantienne aboutit à l'idée que l'expérience du beau est indicible, car
elle fait l'objet d'une satisfaction universelle et « purement esthétique » ; c'est-à-dire qui
échappe à la logique des concepts et par conséquent aussi à la formulation d'un énoncé
sémantique. L’énonciation du jugement esthétique par le langage ne se fait que dans une
forme analogique ou métaphorique, dans le sens où, en empruntant les concepts et la
logique du discours, elle abandonne sa forme originale. Pour Kant le plaisir esthétique
est, comme d'ailleurs c'était le cas pour Baumgarten, une connaissance sensible, en
rapport d'analogie avec la raison. 76 Mais l'auteur de L'analytique du Beau serait en
désaccord avec son aîné sur le fait que cette discipline puisse prétendre à devenir une
science, et cela, à cause de la nature non rationnelle de l'expérience esthétique.
Par la distinction entre d'un côté un plaisir propre à ce qui est agréable et bon, et
d'un autre côté un plaisir « pur » qui :
45
il se trouve nécessairement en désaccord avec la dichotomie kantienne que nous venons
de présenter.
The aesthetic will pertain only to a certain range of judgments grounded on feeling,
and therefore, on Kant's view, it would make no sense to claim that the aesthetic
is a matter of thought. In fact, Kant typically contrasts these feeling-based aesthetic
judgments with cognitive (conceptual) judgments that can give rise to knowledge. 77
La théorie kantienne se doit donc d'affronter les défis que lui pose l'esthétique
scientifique. Face à la neuro-esthétique, le principe d'universalité du jugement de beauté
sous-entend une compétence commune aux membres de l'espèce humaine. Comme on le
verra par la suite, cela nous conduit à un paradoxe. Pour que cette compétence de
jugement soit partagée par toute l'humanité comme l'implique la présomption de son
universalité, elle doit avoir été acquise au cours de l'évolution dans un processus de
sélection darwinien, c'est le cas de tous les traits du patrimoine ancestral dont chacun de
nous est l'héritier. Le jugement esthétique compterait donc parmi l'ensemble de nos
compétences innées. Ce point ne semble pas être en contradiction avec la pensée de
Kant qui nous dit : « Le génie est la disposition innée de l'esprit (ingenium) par laquelle
la nature donne les règles à l'art. »78 C'est-à-dire que le philosophe allemand conçoit
l'objet d'art comme l'instanciation d'une potentialité inhérente à tout un chacun, car
« innée ». Mais si l'idée d'une appréciation instinctive du beau n'intervient pas avec le
système kantien, le paradoxe apparaît lorsqu'on essaie de trouver une explication d'un
point de vue évolutif à ce caractère inné. Comme on l'a vu dans la section précédente,
un certain nombre de neurologues cherchent actuellement des explications à l’hypothèse
de l'art comme expression d'un acquis évolutif spécifique. En essayant de trouver les
prémices d'un instinct spécifique à l'art dans un besoin adaptatif qui n'est pas
nécessairement propre à l'espèce humaine, Geoffrey Miller a trouvé une piste pour
l'instinct de l'art dans l'étude généalogique de certaines espèces qui, comme le paon,
développent des caractéristiques physiques sans importance pour la sélection naturelle
– voire même handicapantes –, mais qui vont avoir comme conséquence d'augmenter les
chances d'accouplement de l'individu. En effet, le plumage ocellé des paons, a pour but
46
de faciliter la participation de l'individu à la sélection sexuelle : les paons avec les jeux
de plumes les plus imposants et les plus colorés, attirent davantage les femelles ; en
revanche, l'opulence du plumage rend le mouvement plus difficile à l'oiseau, le rendant
par conséquent plus vulnérable face à ses prédateurs. On voit là une compétence qui
consiste à montrer l'état de bonne santé (fitness) de l'individu, par sa capacité à investir
des ressources vitales dans l'exagération d'attributs attrayants, non indispensables à sa
survie. Plus l’investissement est couteux en ressources vitales, plus l'individu montre un
meilleur capital génétique et énergétique ; il apparaît comme un partenaire souhaitable.
Miller suggère que la compétence artistique proviendrait de cette capacité créative dont
le but n'est pas la survie de l'espèce, mais de favoriser l'individu au sein du clan.
79 Geoffrey Miller, The Mating Mind, Anchor books, New York, 2001, p. 104.
80 Anjan Chatterjee, op. cit., p. xx
47
L'intérêt désintéressé d'un Narcisse
48
critique trop en-deçà du logos pour pouvoir désigner la beauté esthétique pure, il
apparaît plus convenable à la description d'états moins dynamiques que l'expérience
vivante ; des états où la beauté est une caractéristique qui demeure et qui se présente
comme reproductible. C'est-à-dire les objets d'art eux-mêmes. L'adjectif beau serait
donc plus indiqué à qualifier, non pas un ressenti, mais une propriété permanente de
l'objet. Il nous renseigne sur la prédisposition de l'objet en question à la contemplation
esthétique. L'objet que l'on qualifie de beau, témoigne d'une propension structurelle à
faciliter un accord esthétiquement efficace avec le sujet.
Il est donc possible de penser une forme concrète de Beauté qui s'émancipe de
la beauté comme propriété émergente de la contemplation esthétique. D'une certaine
manière cette chosification de la beauté est l'objet de la théorie de l'art qui travaille à la
modélisation des styles et des techniques – le contrepoint modal, l'harmonie tonale en
musique, ou la perspective en peinture, par exemple. L'art décrit une boucle du type
production-consommation qui place l'artiste dans une approche artisanale où le beau est
manipulable par le maniement de paramètres physiques relatifs à un standard culturel,
lequel dépend à son tour du jugement du consommateur.
Le plaisir esthétique, en tant qu'expérience subjective, aurait donc deux
propriétés sine qua non: premièrement, l'assimilation par le sujet du potentiel de beauté
dans l'objet – caractéristiques formelles –, et deuxièmement, la capacité du sujet à
reconnaître – peut-être de manière intuitive – l'efficacité de sa propre disposition et
compétence à l’interprétation esthétique de l'objet. Cette dernière caractéristique
réfléchissante justifie la motivation du sujet à s'engager dans une attitude de
contemplation envers les qualités esthétiques de l'objet. Or, alors que la prédisposition à
l'émergence du beau est un attribut intrinsèque et permanent pour l'objet – introduit dans
celui-ci par l'artiste –, le sujet est par défaut dans une situation de précarité car
l'efficacité de sa disposition esthétique à l'égard de l'objet – nécessairement issu d'un
contexte culturel précis –, dépend d'un certain nombre d'acquis – compétences – et
d'actions – investissement cognitif – dont il est seul responsable. Le moment de la
rencontre avec l'objet est une mise à l'épreuve pour le sujet, lorsqu'il la surmonte, il
obtient du plaisir esthétique une récompense. La nature composite de ce rapport qui se
crée entre le sujet et l'objet par le biais de la contemplation, est expliquée par Damasio
dans les termes suivants :
49
A feeling about a particular object is based on the subjectivity of the perception
of the object, the perception of the body state it engenders, and the perception of
modified style and efficiency of the taught process as all of the above happens. 83
Cette subjectivité proprioceptive dont nous parle Damasio met donc en parallèle
un état somatique qui se déploie dans une temporalité fluide, et l'examen d'un objet
extérieur. Il en résulte un état introspectif où l'on fait l'expérience consciente d'une
coordination entre le corps et le monde. La contemplation par laquelle l'acte perceptif
acquiert ce double caractère à la fois introspectif et vigilant est non seulement
l'espace/temps de l'expérience du monde, mais aussi celui d'un regard vers l'intérieur
d'un organisme percevant qui prend connaissance d'une activité somatique organisée et
cohérente.
Dans la définition que Damasio donne de l'émotion, elle apparaît comme un état
de connaissance et de réflexion, non pas sur un contenu abstrait et conceptuel, mais sur
des variations somatiques provenant de plusieurs parties du corps. Pour lui, l'émotion
fait sens, et c'est sur ce point qu'il adresse sa critique à Descartes. L'émotion, comme le
mot même l'indique, implique le mouvement, la variation ; le sujet appréhende ces
variations intimes en même temps qu'il attache son attention à un objet externe, et c'est à
la contemplation de ce mouvement interne que nous appliquons le terme d'introspection.
Il se peut que dans la contemplation esthétique il y ait un engagement
introspectif qui met en cause la notion kantienne de désintéressement. Mais pour cela il
faudra répondre à la question suivante : quel bénéfice y a-t-il à accorder des ressources
cognitives et vitales à la contemplation d'objets d'art ? Étant donné que la neuro-
imagerie a montré que le cerveau ne possède pas de module spécialisé pour la
perception esthétique (B. Lechevalier, H. Platel et F. Eustache, 2010), le paradigme
fonctionnel que Damasio attribue de manière générale à l'émotion, s'applique aussi bien
et invariablement, que ce soit à une émotion de type esthétique, ou au simple agrément.
I see the essence of emotion as the collection of changes in body state that are induced
in myriad organs by nerve cell terminals, under the control of a dedicated brain
system which is responding to the content of thoughts relative to a particular entity or
50
event.84
Lorsque l'objet d'art se trouve au focus de cet état introspectif et que le sujet en
fait l'expérience esthétique, ce dernier relève le défi posé par l'objet ; c'est-à-dire que le
sujet réussit la reconnaissance de la prédisposition esthétique de l'objet, et par
conséquent aussi celle de sa propre compétence esthétique. Il vit ce que nous pouvons
appeler une expérience introspective allo-centrée. Dans ce cas, si la contemplation
esthétique se présente comme une expérience introspective indirecte où l'objet d'art est
le médiateur, alors le désintéressement kantien n'est autre chose que le masquage de
notre intérêt de l'objet par le reflet que ce dernier nous renvoie de notre propre
compétence esthétique. La désirabilité de l'objet d'art serait dissimulée par l'occasion
exceptionnelle qu'il nous offre de contempler, en nous-mêmes, une compétence rare, et
dont l’acquisition représente une réussite ; une preuve de notre capacité d'adaptation vis-
à-vis d'un type de structures qui comptent parmi les plus complexes de notre
environnement culturel. En termes métaphoriques, on peut dire que l'objet d'art est la
surface d'eau qui pour Narcisse n'a pas d'intérêt en soi – au point qu'il l'oublie –, mais
qui est indispensable à son narcissisme. C'est ainsi que la neuro-esthétique me semble
nuancer le concept de désintéressement par cette idée d'un intérêt qui serait égo-centré
mais nécessairement médiatisé par le produit d'un processus créatif ; hypothèse qui est
en cohérence avec la théorie de Miller commentée dans la section précédente.
Il y a donc non seulement un intérêt certain pour l'objet au moment de
l'expérience esthétique, mais il est doublé, à la fois dans le sens de la multiplication par
deux et du dépassement, par l'intérêt que suscite chez le sujet l'image miroitée d'une
habileté exceptionnelle où il reconnaît son propre ego. Il y a dans le processus de
l'élaboration d'attentes perceptives durant l'écoute musicale, un aspect qui illustre cette
hypothèse : Dans Sweet anticipation, David Huron (2007) théorise l'attente perceptive
en musique, et nous fait remarquer que la gratification qui accompagne la réalisation
d'une attente, est un qualia que l'on attribue à tort au stimulus lui-même. En effet la
récompense ne correspond pas à la représentation d'un attribut sensible, mais à la
projection d'une hypothèse élaborée de manière descendante – top-down –, que le
stimulus nous renvoie par miroitement. « When an event happens at an expected
51
moment, (…) the positive emotion evoked by the accurate prediction is typically
misattributed to the stimulus itself ».85
Dès la fin des années 60, Michel Imberty a conduit des expériences qui ont pu
démontrer l'acquisition progressive chez l'enfant de compétences lui permettant la
compréhension du langage tonal. Le protocole étudiait l'effet d'un contexte écologique
réel : les enfants n'ont pas été forcés ou incités à adopter une attitude d'écoute
particulièrement attentive à chaque fois qu'ils étaient en présence d'une musique tonale
dans leur quotidien. Ces études témoignent donc du caractère implicite de l'acquisition
de ces compétences, qui sont de plus en plus élaborées et robustes au fur et à mesure que
l'expérience s'accumule au fil des années. Des constantes ont démontré que l’acquisition
de ces compétences est dépendante des stades développementaux de l'enfance. Selon
Imberty, c'est en moyenne à l'âge de dix ans que l'enfant reconnaît implicitement la
relation grammaticale entre la tonique et la dominante dans un extrait musical non
manipulé. L'enfant trouve que les phrases musicales finissant sur la tonique sont plus
conclusives, ce qui indique indirectement qu'il est capable de formuler les bonnes
attentes perceptives en temps réel.
Les sujets ont donc perçu cette hiérarchie au sein des formules cadentielles, cellules
premières des phrases musicales. On peut donc dire que la perception musicale de
l'enfant de 10 ans s'articule sur les degrés préférentiels du système qui lui est
expérimentalement soumis.86
52
l'acquisition du langage, la corrélation avec le stade de développement du cerveau de
l'enfant. À dix ans l'enfant semble donc avoir toutes les capacités requises pour
appréhender les rapports de tension et détente en cohérence avec la théorie tonale.
Le résultat de ces expériences 87 comme d'autres liées à l'apprentissage implicite
et dont on parlera plus amplement dans la deuxième partie de ce travail, coïncide avec
un certain nombre d'idées que le philosophe écossais David Hume (1711-1776) expose
dans La règle du goût. Hume place le beau dans une sphère qui n'est plus métaphysique
mais qui concerne la rencontre concrète entre le sujet et l'objet perçu. Chez Kant au
contraire, malgré la critique qu'il adresse au concept de l'idée platonicienne, le beau a
quelque chose d'une idée, dans le sens où la contemplation fonctionne comme voie de
transcendance vers un contenu pur et universel. Hume quant à lui, voit dans le goût une
compétence qui s'acquiert et se développe par la pratique et la répétition. À la beauté
comme attribut pérenne de l'objet, il oppose la finesse et la délicatesse d'un goût acquis.
Le goût comme instrument pour le déchiffrage de la beauté, se présente comme une
compétence en puissance chez tout individu. D'une personne qui aurait de la peine à
porter un jugement convenable sur une œuvre d'art, Hume nous dit ceci :
Mais si vous la laissez acquérir l'expérience de ces objets, vous voyez son
sentiment gagner en exactitude et en perfection : elle ne perçoit pas seulement les
beautés et les défauts de chaque partie, mais remarque le genre distinctif de chaque
qualité et lui assigne la louange ou le blâme convenables.88
87 Voir notamment : Michel Imberty, L'acquisition de structures tonales chez l'enfant, Paris,
Klincksieck, 1969.
88 David Hume, De la règle du goût, trad. R. Bouveresse, Paris, J. Vrin, 1975, p. 90.
89 Ibidem, p. 86.
53
incluse dans notre patrimoine biologique, c'est-à-dire : une application de facultés
invariablement présentes dans l'espèce, à un aspect variable de l'environnement culturel.
Par conséquent, au cours de la vie d'un sujet, cette compétence peut faire l'objet d'un
développement, ou au contraire être inhibée : le beau comme chance plutôt que comme
fatalité.
Contrairement à Kant, chez Hume le plaisant et le déplaisant ne se différencient
des émotions esthétiques les plus « délicates » que par leur degré, et non par leur nature.
C'est exactement, comme le remarque Rennée Bouveresse, le point de départ que prend
Fechner pour son esthétique expérimentale :
La définition de l'esthétique par Fechner est une définition humienne : c'est l'étude
de « tout ce qui pénètre en nous par les sens sous la forme d'un agrément ou d'un
désagrément immédiat » . Hume et Fechner proposent tous les deux une esthétique
« expérimentale » et empirique.90
Dans La norme du goût, un autre des textes que Hume consacre à l'esthétique,
on retrouve une attention toute particulière à ce moment qui est la rencontre entre le
sujet et l'œuvre d'art. Il s'agit pour lui d'un moment qui « requiert le concours de
beaucoup de circonstances favorables ».91 Lorsque nous souhaitons faire l'expérience du
beau, nous dit il, « nous devons choisir avec soin un temps et un lieu appropriés, et
porter l'imagination à une situation et une disposition convenables ».92 Bien que Hume
reconnaisse que la valeur esthétique attribuée aux objets ne leur soit pas inhérente, il
affirme que l'on « doit reconnaître qu'il y a certaines qualités dans ces objets qui sont
adaptées par nature à produire ces sentiments particuliers ».93 On voit comment
l'efficacité dont on a parlé dans la section précédente peut être illustrée par ces propos :
pour le philosophe écossais, une rencontre efficacement esthétique dépend d'un
concours de circonstances qui vont des qualités de l'objet jusqu'à la disposition de
l'esprit, en passant par des organes perceptifs.
Le sentiment étant d'une autre nature que l'objet et prenant son origine dans
54
l'opération de celui-ci sur les organes et l'esprit, une altération dans ceux-ci doit changer
le résultat, et un seul et même objet, présenté à des esprits totalement différents, ne
peut pas produire le même sentiment.94
C'est avec une bonne raison, dit Sancho au sire-au-grand-nez, que je prétends avoir un
jugement sur les vins : c'est là une qualité héréditaire dans notre famille. Deux de mes
parents furent une fois appelés pour donner leur opinion au sujet d'un fut de vin
supposé excellent parce que vieux et de bonne vinée. L'un d'eux le goûte, le juge, et
après mûre réflexion, déclare que le vin serait bon, c'est ce petit goût de cuir qu'il
perçoit en lui. L'autre, après avoir pris les mêmes précautions, rend aussi un verdict
favorable au vin, mais sous la réserve d'un goût de fer, qu'il pouvait aisément distinguer.
Vous ne pouvez imaginer à quel point tous deux furent tournés en ridicule pour leur
jugement. Mais qui rit à la fin ? En vidant le tonneau, on trouva en son fond une vieille
clé attachée à une courroie de cuir.
55
preuve. D'un autre côté, le jugement de valeur, en tant que catégorie conceptuelle et
sémantique, ne traduit que la valence générale, positive ou négative, de l'expérience ; il
est donc universel chez les esprits ayant acquis le goût en question. La pensée esthétique
de Hume ne se trouve ni diminuée ni défiée par l'esthétique expérimentale ou la neuro-
esthétique, elle se présente plutôt comme leur intuition lointaine. Elle est en cohérence
tant avec la complexité épistémologique de l'esthétique contemporaine, qu'avec sa
continuité ontologique.
56
Chapitre 3
De tous les produits culturels, les œuvres d'art sont les plus difficiles à saisir
ontologiquement : Le développement qu'a connu la discipline esthétique témoigne de
cette difficulté. Si l'objet beau est la motivation originelle de la cogitation esthétique, il
n'est pas son contenant exclusif. L'esthétique, malgré l'immensité de son champ
théorique, manque tantôt par excès, tantôt par omission, de nous offrir une voie pour la
compréhension exhaustive de l'œuvre d'art. Si un jour l'esthétique scientifique nous
permettait de comprendre intégralement la complexité de l'expérience vivante au contact
d'un tableau ou à l'écoute de la musique, elle ne serait pourtant pas dans la capacité de
répondre à la question naïve de celui qui, pointant d'un doigt un objet quelconque,
demande : cela est-il de l'art ?
La question « qu'est-ce que la musique ? » connait pourtant une réponse célèbre
qui repose sur un argument purement perceptif, et qui pourrait être défendue à l'aide
d'arguments puisés dans la psychologie de l'esthétique. Il s'agit de la réponse donnée par
le compositeur italien Luciano Berio, qui nous dit : « la musique est tout ce que l'on
écoute avec l'intention d'écouter de la musique ».95 Certes, face à celui qui dit avoir une
expérience esthétique devant tel ou tel objet, la psychologie ne peut pas nier l'existence
de la relation esthétique dont le jugement est l'évidence ; elle ne fait que l'observer.
Nonobstant, suivant la définition donnée par Berio, la catégorie d'art se voit dissoute
dans l'autocratie cognitive de celui qui a « l'intention d'écouter de la musique »
distinctement de la nature de l'objet de sa contemplation. En permettant l'accès du bruit
du ruissellement, ou de la circulation automobile au statut de musique – position
esthétique qui rappelle celle de John Cage –, la possibilité d'une condition esthétique
inhérente aux objets produits dans le but précis d'être des objets d'art, s'évanouit.
L'ubiquité du potentiel esthétique – ou devrait-on dire esthétisant –, de l'intention
contemplative que suppose la définition de Berio, ignore délibérément un deuxième
critère indispensable à la compréhension de l'œuvre d'art : son aspect technique. En
effet, si la matière transformée en œuvre d'art acquiert une plus-value considérable, c'est
95 Luciano Berio, Entretiens avec Rossana Dalmonte, Paris, Lattès, 1983, p.7.
57
que l'artiste, en manipulant le son ou la couleur, produit un objet qui transcende sa pure
matérialité. Comme le dit Gérard Genette, les objets d'art :
(…) sont essentiellement des produits issus d'une pratique manuelle transformatrice,
évidemment guidée par l'esprit et aidée d'instruments, voire de machines plus ou moins
sophistiquées, mais en principe non prescrites par un modèle préexistant dont elle ne
feraient qu'assurer l'exécution.96
La célèbre phrase de Berio reste pourtant à l'abri de toute critique, car elle ne
doit pas être entendue comme un dogme, mais comme une incitation à la réflexion sur le
potentiel de l'écoute dans le plaisir esthétique. Si elle a été utile ici, c'est seulement du
fait que par sa radicalité explicite, elle a l'avantage de montrer clairement les limites
d'un point de vue unilatéral vis-à-vis de l'identité ontologique de ce que l'on peut
entendre par œuvre d'art. Même lorsqu'il s'agit de considérer l'expérience de l'art comme
base de son étude, un point de vue purement perceptif et égo-centré, ne montre qu'une
partialité fausse.
Au sein d'une continuité entre corps et esprit, il semble a priori qu'une approche
multidimensionnelle de l'œuvre d'art, où l'objet rationalisé s'identifie sans se confondre à
l'amas d'émotions, de sensations, et d'évocations qui accompagnent la rencontre
esthétique, est possible. Il me semble qu'une approche ontologique faisant le lien entre
l'intimité de l'expérience individuelle, et l'identité de l'objet en soi, s'impose dans le
contexte épistémologique actuel.
En tant qu'heuristique, l'œuvre d'art est un outil inépuisable, c'est peut-être l'une
des raison pour lesquelles, comme l'a dit Nelson Goodman, « les tentatives pour
répondre à la question qu'est-ce que l'art ? tournent de façon caractéristique à la
frustration et à la confusion. »97 L'un des sujets de réflexion que l'art suscite, est celui du
mode d'existence de ses œuvres. Lorsqu'on y répond par une enquête ontologique qui
58
vise uniquement la présence au monde de l'objet, et ne prend pas en compte l'expérience
sensible qu'implique sa contemplation, son mode d'existence revendique l'autonomie
que l'œuvre d'art acquiert par l'irréductibilité de sa matérialité. Objectivité qu'elle
partage avec les objets de la nature. À cet égard, il convient de rappeler la distance entre
ce que Sartre appela l'« en-soi » et le « pour-soi », distance que nous pouvons retrouver
entre des termes tels que œuvre, et objet d'art. L'« en-soi », découle du concept kantien
Das Ding an sich – la chose en soi –, et définit les objets de manière objective sans leur
rapport à l'expérience. Le « pour-soi » quant à lui, relève de l'expérience de l'objet faite
par l'homme ; c'est l'expérience phénoménologique.
Si nous insistons sur une distanciation et non pas une distinction tacite entre les
concepts d'œuvre et d'objet d'art, c'est pour ne pas donner l'impression d'un dualisme
simplificateur, qui est en outre injustifié dans une perspective phénoménologique où le
continuum horizontal entre le monde et son expérimentateur est un postulat récurrent.
Dans Matière et mémoire, Bergson parle d'une profondeur de l'esprit, à la surface de
laquelle se place le monde attribué de sens ; c'est dire qu'entre l'objectivité du monde et
la subjectivité de l'expérience intime, il n'y a pas un gouffre qui les dissocie, mais plutôt
une profondeur qui les lie sur une même perspective : « Aucun ébranlement parti de
l'objet ne peut s'arrêter en route dans les profondeurs de l'esprit : il doit toujours faire
retour à l'objet lui-même. »98
Pour Mikel Dufrenne, l'œuvre est l'en-soi, et l'objet esthétique le pour-soi ; mais
il conçoit les deux comme des caractéristiques d'une même instance, l'une devenant
l'autre et vice-versa :
L'en-soi de l'objet esthétique, c'est dans l'œuvre qu'il faut en trouver le fondement. Mais
si cet objet tient son être de l'œuvre et peut être éclairé par elle, inversement l'œuvre a sa
vérité dans l'objet esthétique et doit se comprendre par lui. C'est pour quoi l'analyse de
l'œuvre n'a du sens que si elle se réfère toujours à une perception possible, et manifeste
ainsi que l'œuvre est pour la perception.99
Nous n'utiliserons pas le terme d'objet esthétique dans ce sens, car nous
adhérons à la distinction hiérarchique faite par Genette entre la catégorie d'objets
98 Henri Bergson, Matière et mémoire, Paris, PUF, 1959, p. 226.
99 Mikel Dufrenne, Phénoménologie de l'expérience esthétique, vol. 2, Paris, P.U.F., 1953, p.
297.
59
esthétiques, et la sous-catégorie des objets d'art. La première inclut non seulement les
objets de la nature que l'on juge esthétiquement, mais tout artefact – objets faits par
l'homme – qui n'appartiennent pas à la catégorie des objets d'art, mais peuvent aussi
faire l'objet d'un jugement de goût. On peut dire que l'œuvre d'art est un artefact
intentionnellement esthétique ; car c'est sa fonction que d'être esthétique. En revanche,
tout objet esthétiquement perçu, n'est pas nécessairement une œuvre d'art, car comme le
suggère Berio, l'attribut esthétique est aussi une affaire d'intentionnalité du sujet
percevant, et se détache par conséquent de la catégorie de l'« en-soi ». Je peux faire d'un
amas de nuages, ou d'une chaise un objet esthétique pour-moi, mais ils n'ont pas de
fonction esthétique intrinsèque. Cet état d'inclusion peut être représenté comme suit :
Œuvres
Artefacts d'art
Objets esthétiques
Figure 1
Adaptée de Genette, op. cit., p. 11.100
De cette manière, le concept d'objet d'art acquiert les caractéristiques qui sont
celles de l'œuvre chez Dufrenne : il est la chose justiciable d'une étude objective. 101 ou
mieux encore, l'artefact à fonction esthétique.102 La définition provocatrice de la
musique que donne Berio, ignore délibérément cette distinction entre l'intention
esthétisante qui peut viser un objet de la nature – l'amas de nuages – ou un artefact – la
chaise –, et la fonction esthétique comme propriété privilégiée d'une classe d'artefacts
spécialisés. En supposant que l'intention esthétisante transforme l'objet banal en objet
d'art, c'est la figure même de l'artiste qui est mise en cause, et avec elle celle de l'art
comme produit culturel.
Le concept de l'œuvre, dans sa version la plus incluante, se doit d'intégrer les
100 Dans l'intersection entre artefacts et objets esthétiques on place les œuvres d'art comme sous-
catégorie, car elles sont toutes des artefacts et des objets esthétiques. Mais dans cette
intersection on trouve aussi les objets non artistiques sur lesquels on porte un jugement
esthétique.
101 Ibidem.
102 Gérard Genette, op. cit., p. 11.
60
notions d'efficacité et d'émergence esthétique qui ont été traitées dans le deuxième
chapitre. Dans le paradigme qui nous intéresse ici, l'œuvre n'est dissociable, ni dans le
temps ni dans l'espace, de l'expérience esthétique ; elle a la rencontre du sujet avec
l'objet comme condition. Cette définition de l'œuvre fera l'objet de plus de précisions au
cours des chapitres suivants, mais elle est désormais distanciée de celle de l'objet d'art,
et par conséquent rapprochée du « pour-soi » sartrien. Nous ne feront pas la distinction
de manière systématique dans ce chapitre car elle ne coïncide pas toujours avec la
littérature que nous citons. Le contexte suffira à accommoder le signifiant au signifié.
Modalités d'existence
103 Publié en 1968 par Columbia records, le disque rassemble des œuvres de Bach jouées avec
des synthétiseurs.
61
exacte reproduction n'a pas de ce fait, statut d'authenticité.104
62
La musique se manifeste donc au travers d'une pluralité d'instances
objectivement distinctes qui sont : la partition et l'exécution. Mais cette dernière contient
fatalement l'empreinte de l'interprète. En tant que fixation spatio-temporelle, cette
empreinte possède une identité autographique qui est dissociable de l'œuvre tout en
étant indispensable ; elle est amovible – une exécution « remplaçant » une autre. Si le
régime105 allographique concerne tout aussi bien la musique que la poésie et la prose,
c'est que ces arts partagent une même modalité d'existence. En effet, du moins dans le
contexte culturel occidental, on associe d’emblée la musique, aussi bien que la poésie et
la littérature, à des arts redevables d'une notation.
Là où il existe un test théoriquement décisif pour déterminer qu'un objet possède toutes
les propriétés constitutives pour l'œuvre en question sans qu'il faille déterminer
comment et par qui l'objet fut produit, il n'y a nul besoin de recourir au procès de
production, par suite, aucune contrefaçon de quelque œuvre que ce soit. Un tel test est
fourni par un système notationnel.106
Que peut-on dire d'une improvisation musicale qui n'a lieu qu'une seule fois ?
On déduit donc qu'elle comporte une seule phase, car son exécution n'est point précédée
par une notation. Puisque dans ce cas il n'y a pas d'écriture qui survive à l'œuvre, il est
correct de dire qu'elle « fut » autographique. Mais ce n'est certainement plus le cas
lorsqu'une musique est conservée par une tradition orale ; il y a là une écriture mnésique
que chaque membre de la collectivité possède. Tout comme la partition, cette empreinte
mnésique précède et dépasse le temps de l'interprétation, et par son biais les chants
populaires reviennent au régime allographique. Nonobstant, l'idée d'une écriture
mnésique trouve difficilement sa place parmi les systèmes notationnels tel qu'ils sont
définis par Goodman, qui nous dit :
Le premier réquisit sémantique pour des systèmes notationnels est qu'ils soient non-
ambigus ; car il est évident qu'on ne peut garantir le dessein fondamental d'un système
notationnel que si le rapport de concordance est invariant.107
105 C'est Genette qui introduit l'appellation de régime dans : op. cit., p. 23.
106 Ibidem, p. 155.
107 Ibidem, p. 184.
63
Il convient donc de reprendre la nuance que Genette apporte dans sa critique au
modèle goodmanien, en disant qu'« il peut y avoir allographisme sans notation, mais il
ne peut y avoir notation sans allographisme ».108 Puisqu'il est question ici de l'art
musical dans la sphère culturelle occidentale, assumons donc le caractère allographique
qu'implique la tradition écrite, ainsi que l'existence de deux phases. Il me semble que
cette pluralité qui caractérise le mode d'existence de l'œuvre musicale doit être préservée
au-delà du domaine ontologique, jusque dans le terrain de la musicologie analytique.
Bien que l'objet du musicologue puisse paraître disloqué dans cette perspective, le
phénomène musical retrouve son unité avec celle que la continuité entre corps et esprit
restitue à l'homme. Il est donc important d'assumer cette distinction ontologique comme
irréductible, car vis-à-vis de la perception humaine, les modalités de l'écriture et de
l'écoute n'investissent pas les dimensions du temps et de l'espace de la même manière.
Elles font appel à des traitements différenciés sur les plans à la fois psycho-
physiologique et cognitif, et c'est le travail de l'analyste, que de cibler l'objet de son
intérêt au sein de cette complexité. Puisqu'il y a des écarts entre les différents modes
d'existence, il y aura naturellement aussi des écarts entre le sens que dégage l'analyse de
chacun d'eux. Une méfiance à l'égard des analogies qui renvoient d'un mode d'existence
à un autre est donc nécessaire.
Mais si d'un autre côté, comme le dit George Steiner, dans Réelles présences,
« en un sens entièrement fondamental et pragmatique, le poème, la statue, la sonate, ne
sont pas tant lus, contemplés ou écoutés qu'ils sont vécus. »109, une subjectivisation qui
limiterait l'espace de l'œuvre à un espace phénoménologique individuel, n'apparait
comme un terrain approprié ni à l'analyse, ni à l'académisme universitaire. Seule une
compréhension consciencieuse des présences réelles – partition, objet acoustique,
sensation et percept – pourrait constituer un vrai domaine de recherche.
64
3.2 La partition : notation d'une écriture du temps
Une partition, que l'on l'utilise ou que l'on s'en passe pour conduire une
exécution, a pour fonction primordiale d'être l'autorité qui identifie une œuvre,
d'exécution à exécution. (…) toutes les propriétés théoriques indispensables à des
partitions et au systèmes notationnels dans lesquels on les écrit dérivent de là.
Si pour Goodman la partition identifie l'œuvre, c'est qu'il la conçoit avant tout
comme moyen de transmission. L'identification de réquisits notationnels minimaux qui
permettent de distinguer les partitions qui garantissent cette transmission de celles qui
n'y parviennent pas s'impose dans ce sens. Pour donner un exemple d'une notation qui
pose problème à l'identification de l'œuvre, Goodman cite l'une des pages du Concerto
pour piano et orchestre que John Cage composa en 1958 (voir ex. 1). Selon les critères
des systèmes notationnels, dans ce cas précis, il n'y aurait pas de notation de l'œuvre à
proprement parler. En effet, les caractères dans l'écriture de cette page ne correspondent
pas à des valeurs discrètes dans l'un ou l'autre des paramètres du son. Il y manque « une
stipulation des unités significatives minimales (…) et de différenciation syntaxique. »110
65
Exemple 1
John Cage, Concert for Piano and Orchestra,Edition Peters 6705
© C.F. PETERS Musikverlag Frankfurt Leipzig, London, New York, p. 53.
Les points représentent des sons distincts. Les lignes concernent les paramètres suivants :
Duration, Frequency, Ocurrence, Amplitude, Overtone. Le rapport des points aux lignes
permet à l'interprète de choisir la nature de chaque note.
On serait tenté de voir ici une stratégie pour contrôler un processus qui, en fin
de compte, reste aléatoire. Mais ce qui est absent ici, ce par quoi la notation fait défaut,
est la notion même de contrôle. Des musiques extrêmement contrôlées par une notation
stricte, peuvent conduire à des résultats sonores imprévisibles et souhaités par le
compositeur : c'est le cas de l'effet de « nuage sonore » auquel parvient G. Ligeti par une
écriture micro-tonale, ou des saturations mathématiquement contrôlées chez Xenakis.
C'est aussi le cas des processus graduels très lents et épurés que l'on trouve dans des
pièces comme Piano phase de Steve Reich, « où l'on entend le détail du son échapper à
l'intention, et agir selon ces propres raisons acoustiques ».111 L'écriture de Cage semble
se limiter ici de manière délibérée, à l'établissement de contraintes, de limites ; par là,
l'œuvre n'est pas ouverte dans le sens que donne Umberto Eco à ce concept, elle n'est
non plus allographique au sens strict, elle est simplement à créer. La partition ne fait que
stipuler les conditions de sa création qui se renouvelle à chaque performance. Une
dissociation de ce type entre les différentes instanciations de l'œuvre, altère donc sa
modalité d'existence et pose des questions incontournables à son analyse. Si l'œuvre est
en permanence créée par l’interprète, la connaissance de la partition ne garantit
nullement la connaissance de « l'œuvre » ; inversement, la connaissance exclusive d'une
exécution ne permet pas de cerner toutes les implications de cette notation. Autrement
111 Steve Reich, « Music as a gradual process », in Writings on Music 1965-2000, Oxford
University Press, 2002, p. 35.
66
dit, la pondération entre les niveaux d'autographisme et allographisme qui y cohabitent
ne peut pas être cernée. Cette dysfonction que l'analyse doit d'une manière ou d'une
autre surmonter, et qui apparaît de manière évidente dans la page du Concerto pour
piano de Cage, n'est pourtant pas étrangère aux œuvres faisant l'objet d'une notation
traditionnelle. L'écart ontologique entre les objets d'immanence notés et acoustiques,
reste incommensurable même si une notation adéquate et maîtrisée nous donne
l'impression de le supprimer. La meilleure manière de surmonter l'obstacle de
l'incommensurabilité, est, me semble-t-il, de l'appréhender dans la mesure du possible.
Dans l'assimilation de la partition à une « fonction primordiale »
d'identification, dont « dérivent toutes ses propriétés théoriques », il y a un formalisme
qui isole la notation de son contexte écologique. Or, le paradigme de la continuité, en
intégrant l'esprit au corps et le corps à son milieu écologique, propose une perspective
d'inclusion dont un produit culturel ne peut s'abstraire. Certes, on peut décrire un
système notationnel dans les termes d'un mécanisme fermé ; on pourra d'ailleurs parler
dans les mêmes termes du système limbique, mais si « l'homme n'est pas un empire dans
un empire »,112 un quelconque système notationnel ne peut pas être à son tour
hermétiquement fermé sur lui-même. Si cela est le cas dans l'ouvrage de Goodman, le
chapitre concerné porte bien son titre, il s'agit d'une « Théorie » de la notation. Dans la
pratique, comme on va essayer de le montrer, la notation porte des responsabilités qui
dépassent son cadre purement théorique.
Conclure que le rôle de la partition est de constituer un test d'identification de
l'œuvre, c'est postuler que l'œuvre précède sa notation. Or, l'histoire de la notation
musicale en Occident permet de cerner combien la relation entre le support papier et la
poïétique musicale est complexe et réciproque. Dès la première page de Du son au
signe, Jean-Yves Bosseur nous rappelle que,
67
Sur ce sujet, il convient de marquer une distinction entre les termes de notation
et d'écriture : si la notation doit se dissocier de l'écriture, c'est par son caractère non-
intentionnel et systémique ; elle est un mécanisme soigneusement calibré, une interface
de formatage pré-réglée à l'image des horloges des cathédrales gothiques qui notent le
temps.114 L'écriture quant à elle, en tant qu'acte créateur, est délibérément intentionnelle.
Mais puisque l'écriture est irrémédiablement dépendante d'un quelconque système
notationnel, l'intentionnalité de l'acte créateur doit soit l'assimiler, soit s'y soumettre.
Comme résultat de cette concomitance, le cadre théorique par lequel Goodman définit la
notation peut avoir une incidence sur le processus poïétique d'écriture. Il est donc
impropre de considérer la notation comme un système autarcique qui ne ferait que
transposer l'œuvre de l'imaginaire abstrait, à la surface concrète du papier. Comme on va
le voir avec quelques exemples, la notation est un aspect dynamique participant de
l'écriture.
Si dans la main de l'artiste virtuose la notation peut ressembler à un pur exercice
calligraphique, traduisant fidèlement un élan créateur libre de toute contrainte, elle n'est
pas moins le seuil d'irréductibilité de cette force poïétique. Lorsque l'écriture est l'acte
créatif, ce dernier peut avoir lieu entièrement dans l'esprit du compositeur : c'est une
écriture immatérielle. C'est ainsi qu'on imagine Vivaldi ou Mozart coucher sur papier ce
qui est déjà entièrement conçu dans leur imagination. Mais même dans ce cas là, la
notation n'a pas un rôle secondaire, elle reste le moyen d'expression liminal ayant une
existence tacite dans l'esprit du compositeur. Par conséquent, la partition n'est pas
réductible à une fonction de transmission mais participe de l'invention. Si la situation
décrite dans la lettre polémique publiée par Rochlitz – dont il n'est pas sûr qu'elle soit de
la main de Mozart – nous parle de cette capacité du compositeur à contempler dans son
esprit l'œuvre pas encore écrite, comme s'il s'agissait d'une image complexe ou d'une
statue achevée, ce que Mozart a présent à l'esprit, est probablement l'intuition
solidement fondée de la compatibilité entre un besoin poïétique aussi puissant que
précis, et un support logistique lui garantissant sa réalisation. Ce support n'est autre que
114 En effet, le passage de l'horloge hydraulique à l'horloge mécanique illustre une mutation
dans la conceptualisation du temps au cours du XIVe siècle. Si le premier mime l'écoulement
du temps, le second en donne une notation. Voir à ce propos : « Temps, mesure et monnaie »,
La rationalisation du temps au XIIIe siècle. Catherine Homo-Lechner (ed), Paris, Créaphis,
1991, p. 48-63.
68
la notation.115
Dans le cas où la notation n'est pas au service d'une intention créative, mais elle
est utilisée simplement comme support d'inscription, son but est en effet réduit à
l'identification. C'est une situation artificielle, celle dans laquelle se trouve l'ethno-
musicologue qui transcrit en notation occidentale un chant issu d'une tradition orale.
Comme l'explique Nicholas Cook :
69
1746 où le Kapellmeister tient dans sa main une feuille où l'on peut lire un canon, ou à
celui de 1630 de Monteverdi par Bernardo Strozzi où le compositeur pose ses mains
avec avidité sur ce qui semble le manuscrit d'un de ses opéras. Si l'on remonte à la fin du
Moyen Âge, moment décisif dans l'évolution du système notationnel, l'iconographie
d'un compositeur et écrivain comme Guillaume de Machaut nous montre
systématiquement l'image de l'écrivain.
À chaque fois que le système notationnel a évolué, une appropriation artistique
des nouvelles possibilités a vu le jour. Ainsi, le renouveau que connait l'écriture
rythmique dans la période de l'ars nova non seulement répond au besoin d'une pratique
polyphonique déjà en cours, mais permet aussi la généralisation de certains procédés
comme l'isorythmie. Ce principe courant durant le XIIIe et XIVe siècles, notamment en
France, consistait dans l’association d'un schéma rythmique, appelé Talea, à une suite
de notes appelée Color. Puisque le nombre d'unités rythmiques de la Talea pouvait ne
pas être équivalent au nombre de notes du Color, le résultat sonore devient à la fois
préétabli et imprévu (voir ex. 2). Le principe fut souvent appliqué à toutes les parties
d'un motet, donnant ce qu'on appelle des motets pan-isorythmiques dont un exemple est
le Bone Pastor de Guillaume de Machaut. Le motet pan-isorytmique est donc l'exemple
d'une collaboration étroite entre les possibilités d'un système notationnel et l'intention
créatrice de l'artiste/artisan. C'est cette symbiose qui engendre l'objet d'art pour lequel la
partition n'est pas une copie mais une présence constitutive.
Exemple 2
Talea et Color composant le procédé isorythmique.
70
d'une concomitance entre la notation et l'écriture ; c'est-à-dire qu'en prenant un système
notationnel comme garantie d'une réalisation calligraphique déchiffrable par l'interprète,
l'écriture en tant qu'inventio, peut se voir réduite à la conception d'un procédé – en
l’occurrence l'isorythmie – et d'un matériau minimal – talea et color. Il me semble
donc, que même lorsque l'œuvre fait l'objet d'une préconception abstraite, et que sa
notation sur papier intervient après son invention, la notation n'est pas réduite à l'acte
calligraphique, mais participe au processus de conception. Dans un corpus de douze
motets attribués à Philippe de Vitry, M. P. Ferreira trouve qu'il y a :
119 Manuel Pedro Ferreira, « Mesure et temporalité : vers l'ars nova », dans Catherine Homo-
Lechner (ed), Paris, Créaphis, 1991, p. 66.
120 Platon, Le Banquet, § 205 b.
71
tempérament permettant l'utilisation des 24 tonalités. La tentation théorique de
systématiser la modulation dans des cycles chromatiques se refermant sur eux-mêmes
– à l'image du cycle des quintes corrigées dans le tempérament égal (fig. 2) –, n'a pas
tardé à façonner la création musicale.
Figure 2
Cycle de quintes égales permettant la transposition exacte d'une tonalité à une autre.
Un exemple tout à fait représentatif en est le Canon per tonos que Bach inclut
dans l'Offrande musicale : la modulation est faite systématiquement un ton au-dessus à
la fin de chaque section, ce qui emmène naturellement le retours de la tonalité de départ
après un cycle hexatonique. Les nombreux cycles de pièces en nombre de 12 ou 24
utilisant toutes les tonalités, sont aussi une conséquence du tempérament égal. Mais les
conséquences vont plus loin, car il est impossible de concevoir l'essor de la musique
pour piano, et le développement d'un langage harmonique aussi exubérant que celui de
Chopin, Schumann ou Liszt, sans cet acquis notationnel qui garantit l'équivalence intra-
tonale, ainsi que la notion de tonalité comme un système clos et géométriquement
cohérent.
C'est justement cette possibilité inhérente à la tonalité dodécatonique qui est
exploitée dans l'Etude op. 10 n° 3 de Chopin (ex. 3). Dans cet extrait la modulation
entre do dièse mineur – suggéré par la septième de dominante à la m. 3 – et si majeur
– tonalité de la dominante – est allouée à une section où l'accord de septième diminuée
parcours toute la gamme chromatique, jusqu'à se poser sur l'accord de sixte augmentée
française à la mesure 53 – avant dernier dans l'ex. 3. Ce type d'enchaînement
harmonique où se produit une sorte de glissement, tout comme dans les marches
72
harmoniques chromatiques, n'avait été envisageable de manière récurrente que dans le
domaine de la musique vocale. Mais depuis l'avènement de la basse continue, l'écriture
pour les instruments à clavier est contrainte par des tempéraments inégaux. 121 Ce geste
dont le prototype n'est autre que le glissando, devient idiomatique dans l'écriture pour
clavier seulement après que le système de notation, en tant que support technique,
assiste l'imagination de l'artiste. L'exemple de Chopin trouve un précurseur dans le
Prélude en ré mineur du premier livre du Clavier bien tempéré (ex. 4).
121 En effet, pendant la période baroque la notation musicale n'est pas un système tout à fait
univoque. Non seulement le tempérament pouvait changer d'une ville à l'autre selon le
diapason, mais dans tous les cas, les signifiés des hauteurs discrètes notées sur la portée était
sensiblement moins concordants entre les instruments tempérés (claviers et vents) et les
instruments à cordes sans frettes, qu'ils ne le sont avec le tempérament égal.
73
Exemple 3
Fréderic Chopin, op. 10 n°3, mesures 35-54.
La section commentée commence à la quatrième mesure de l'exemple
avec la fausse résolution de la septième de dominante de do dièse.
La sixte augmentée française apparaît dans l'avant dernière mesure.
Exemple 4
J. S. Bach, prélude BWV 851.
Glissement chromatique d'un accord de quinte diminuée entre les mesures 24 et 25.
74
Le deuxième aspect de la notation, l'aspect figuratif de la calligraphie, 122 participe lui
aussi, dans la tradition occidentale, au processus poïétique de l'écriture du temps.
Matériellement c'est la calligraphie, l'encre sur le papier, qui manifeste un mode
d'existence radicalement différent de celui de l'objet acoustique qu'elle symbolise.
L’expression graphique des caractères signifiants du système notationnel, devient à son
tour un outil expressif et d'invention.
Dans son célèbre rondeau Ma fin est mon commencement, Guillaume de
Machaut conçoit la partition comme un palindrome : à partir de la moitié de la pièce ce
que nous entendons n'est autre chose qu'une lecture rétrograde de la section entendue
jusque là. Ici, la particularité formelle du rondeau n'est possible que parce qu'elle fait
l'objet d'une notation sur papier. C'est cette dernière qui permet de superposer la forme
du palindrome sur celle de la partition. Ce que l'on entend pendant la seconde moitié de
ce rondeau résulte d'un procédé génératif graphique : l'effet miroir, où une moitié de
l'image est le reflet de l'autre moitié, donnant lieu à une symétrie harmonieusement
adaptée à notre perception binoculaire. C'est un procédé que le compositeur découvre
grâce à la médiation de la représentation calligraphique du son, et dont il fait l'une de ses
stratégies d'écriture du temps. Les exemples à cet égard sont innombrables, mais citons
encore les 14 canons BWV 1087 dits de Strasbourg, car plus que d'une œuvre il s'agit là
d'exercices d'écriture entièrement axés sur cette manipulation rotationnelle que permet
le support papier. Voici les deux premiers canons – qui sont aussi les plus simples :
Exemple 5
Bach, BWV 1087, canons 1 et 2.
122 La concordance symbolique des icônes calligraphiques est arbitraire, bien qu'elle réponde à
des besoins pratiques d'utilisation. La notation dodécaphonique que proposa Schoenberg par
exemple, ne concernait que le niveau calligraphique laissant intacte la valeur des unités
discrètes signifiées. Mais il faut attribuer à des raisons pratiques l’insuccès que cette
proposition a connu.
75
Le premier canon utilise le sujet et son rétrograde. Le deuxième, utilise
le renversement du même sujet et la rétrogradation du renversement.
Il apparaît, après cette réflexion sur la partition, que son utilité primordiale n'est
pas celle du contrôle de l'exécution de l'œuvre. Elle est l’enchevêtrement d'un ensemble
de conditions techniques – notation –, matérielles – calligraphie –, et poïétiques
– écriture –, toutes responsables de l'œuvre dans son intégrité composite. Par
conséquent, dans une description ontologique de l'œuvre musicale, la partition ne doit
pas être systématiquement considérée comme venant après l'invention, et encore moins
comme simple support d'inscription de l'idée musicale, car en elle, la démarche créatrice
et l'œuvre se confondent.
123 Il s'agit là du seuil de perception entre infrasons et ultrasons. Pour donner une définition
complète des sons perceptibles par l'oreille humaine il conviendrait de rappeler aussi les
seuils de l'amplitude mesurable en Phones, ainsi que le seuil liminal de la durée perceptible
autour de 4 millisecondes.
76
peintre, en réalité la situation est contraire, car si le peintre obtient la richesse de sa
palette par le mélange de ce nombre réduit de couleurs, le compositeur quant à lui, doit
faire un effort pour conserver les paramètres séparés. Son métier repose sur le contrôle
et la manipulation fine de chacun d'eux, alors que c'est dans l'acte perceptif que le son
confond la pluralité des paramètres en un seul phénomène. Les notions de variation et
de développement si importantes dans la tradition occidentale, sont entièrement
dépendantes de la maîtrise d'un système de représentation où chaque attribut du son
possède une autonomie symbolique.
Ce qui permet d'établir et de conserver cette dilatation du son nécessaire à son
éclatement en paramètres constitutifs, et qui fait de leur agencement artificiel un art
d'invention musicale, est le rapport indirect, médiatisé, entre le compositeur et le son. Le
compositeur de musique écrite travail donc à l'intérieur d'un paradigme conceptuel qui
est la conséquence de la figuration du temps et du son par la notation. Pour Iannis
Xenakis, c'est l’inexorable cours du temps qui se présente comme la cause de ce rapport
nécessairement médiatisé entre le compositeur et le son.
Qu'est le temps pour un musicien? qu'est le flux du temps qui passe invisible et
impalpable ? Car nous ne le saisissons qu'à l'aide de repères sensibles, indirectement
donc, et à condition que ces repères-événements s'inscrivent quelque part.124
77
La surestimation du langage par les musiciens à pris une autre forme assez
singulière : le culte de l'écriture en tant que telle. Dans la logique d'une idéologie
escamotant le niveau sensoriel au profit d'une sémiotique généralisée. (…) les systèmes
sémiotiques et la science sont étroitement liés, et à travers la notation, la musique a
longtemps uni son destin au leur.125
Je crois que cette notation, ce support visuel a eu une incidence telle sur
l'imagination de la musique par les compositeurs, que quelque chose de l'espace, du
visuel, est passé dans la musique.126
La partition est donc en mesure de dire plus sur l'œuvre que ce qu'elle nous fait
entendre. Si elle se présente comme un objet rigide et immuable, elle n'est pas moins la
cristallisation d'un processus dynamique complexe. En elle se raconte « le progrès d'une
pensée qui change au fur et à mesure qu'elle prend corps ».127 Dans ce cas, la partition
serait à déchiffrer dans un sens beaucoup plus large que le simple raccordement entre
des caractères signifiants et leur signifiés, car comme le dit Bergson en rapport à
l'artiste,
La durée de son travail fait partie intégrante de son travail. La contracter ou la dilater
serait modifier à la fois l'évolution psychologique qui la remplit et l'invention qui
en est le terme.128
78
précautions n'ont pas été toutes énoncées : une analyse qui ne reconnaît pas l'écart de
mode d'existence entre le processus poïétique de mise en forme de l'idée, et le processus
perceptif et hasardeux qu'implique l’écoute, risque de confondre la forme et le contenu.
En disant que « la forme doit absorber le hasard de l'instant »,129 Pierre Boulez pointe du
doigt l'écart entre la position de l'auditeur qui écoute, pour ainsi dire, d'instant en instant,
et le compositeur qui, la tête penchée sur la page qu'il écrit, perçoit le détail comme
appartenant à la globalité de la structure qu'il conçoit.
129 Pierre Boulez, dans : Jean-Yves Bosseur, De vive voix, Paris, Minerve, 2010, p. 12.
130 Iannis Xenakis : Arts/Sciences : alliages, Paris, Casterman, 1979, p. 11.
79
théorique autonome et une pièce particulière. L'analyse dans ces cas est dans une
démarche démonstrative où l'hypothèse de départ justifie la méthode et anticipe la
formalisation. Une caractéristique commune à ces approches est l’exclusion de la
dimension esthétique de l'armature méthodologique. Il me semble que le fait d'attribuer
une projection métaphorique trop importante au support noté, est l'une des causes de
cette difficulté à intégrer l'esthétique à l'analyse. Il est tout à fait possible, dans l'état
actuel de la musicologie analytique, de louer par l'analyse une composition qui nous est
esthétiquement indifférente.131 Comme le remarque Nicholas Cook :
Allen Forte et Steven Gilbert ainsi que Hans Keller, pourraient, s'ils le souhaitaient,
postuler que la valeur esthétique d'une œuvre musicale, n'est rien d'autre qu'une
fonction de la structure formelle dont témoigne la partition. 132
131 Ou comme le dit Boulez dans Jalons (p.34), « on peut faire des analyses perfectionnées
d'œuvres inintéressantes, mais qui ne rendront jamais compte de l'inintérêt, ou du moindre
intérêt de ces œuvres. ».
132 Nicholas Cook, Music imagination and culture, Oxford University Press, 1992, p. 3.
133 Gilles Deleuze et Felix Guattari, Qu'est-ce que la philosophie ?, Paris, Editions de Minuit,
1991, p. 185.
80
delà d'un formalisme auto-référent, signifie une sorte d'égarement vis-à-vis de l'œuvre.
La difficulté que pose un cadre épistémologique complexe est déjà apparente dans la
relation entre le projet de base de la discipline musicologique et celui de la psychologie,
différence qu'Eric Clarke commente de la manière suivante :
134 Eric Clarke, Ways of listening, Oxford University Press, 2005, p. 8-9.
135 McAdams et al., « Influence of large-scale form on continuous ratings in response to a
contemporary piece in a live concert setting » Music Perception 2004, Vol. 22. 2, p. 298.
81
La métaphore, qu'elle soit « architectonique » ou autre, concède à l'œuvre
musicale l'unité provisoire qu'exige le temps de l'analyse ; mais le lien véritable entre la
forme « out of time » et la forme temporelle, se trouve court-circuité par la présence
envahissante de la métaphore. Renoncer à la métaphore signifie accepter le caractère
fragmentaire et composite de l'objet d'analyse, ce qui dans une perspective cartésienne
peut être perçu comme un échec. Mais au-delà de cette non-conformité idéologique, le
démasquage de la métaphore implique une modification de l'agenda même du projet
analytique en décentrant l'attention de la partition comme objet en-soi, pour
l'appréhender dans la perspective de l'objet pour-soi qu'implique l'expérience esthétique.
C'est la perspective bergsonienne d'une profondeur liant le monde à l'expérience intime,
qui est brouillée par la métaphore ; si la continuité horizontale qu'explore la
phénoménologie entre introspection proprioceptive et objectivité n'est pas une continuité
lisse mais striée, complexe, la métaphore agit comme un raccourci qui fausse notre
perception ontologique de l'œuvre en la simplifiant.
C'est le plus souvent dans la pensée des compositeurs eux-mêmes, et non pas
dans celle des musicologues, que le besoin d'assumer cette difficulté s'est manifesté. Le
compositeur américain Roger Reynolds, qui est aussi l'auteur d'un nombre grandissant
d'articles et de livres, s'intéresse particulièrement à l'aspect cognitif de l'expérience
musicale. Sa lecture de La perception du temps (1956) de Paul Fraisse le conduit
exactement au bord de cet interstice entre notation et perception, d'où il observe la
métaphore visuelle masquer une réalité plus complexe :
136 Roger Reynolds, « A perspective on form and experience », Contemporary Music Review,
Vol. 2, 1987, p. 285.
82
Imberty qu'on a déjà cité en raison de son immense apport dans le domaine de
l'esthétique expérimentale de la musique, pose le problème de la théorie musicale de la
manière suivante :
137 Michel Imberty, La musique creuse le temps, Paris, L'harmattan, 2005, p. 87.
138 Vassili Kandinsky, De lo espiritual en el arte, Barcelona, Labor, 1992, p. 49-50 (nous
traduisons).
83
métaphore qui favorise l'imaginaire créatif du peintre, se prête aussi au masquage de la
réalité concrète qui sépare le domaine source – la théorie musicale – du domaine cible
– la peinture.
Si dans un accord musical on peut entendre à la fois l'effet d'ensemble et les
sons qui le composent, en peinture, l'addition de différentes couleurs produit une
couleur à part entière. Une gradation chromatique de la couleur semble proche de
l'organisation dite aussi chromatique de la hauteur des sons, mais un fait
psychoacoustique déterminant pour toutes les musiques de toutes les cultures, est
l'organisation des fréquences en cycles tonals (fig. 3), ce qui se traduit par une
équivalence qualitative entre des fréquences qui partagent les même proportions
relatives, comme la relation du simple au double – l'octave dans les gammes
heptatoniques.
Figure 3
d'après Shepard 1982.
84
nombres des vibrations aient entre eux des relations simples. L'harmonie n'existe pas
pour l'œil, au sens où elle existe pour l'oreille. L'œil n'a pas de musique. 139
Mais on peut dire, lorsque l'on lit la formulation théorique à laquelle Kandinsky
aboutit quinze ans plus tard dans Punkt und Linie zu Fläche (1926), que l'emprunt
métaphorique a été décentré de la théorie musicale pour s'approprier une terminologie
moins contraignante avec des termes comme : mouvement, tension et direction. Termes
qui s'adaptent aussi bien au musical qu'au pictural, mais qui n'ont pas d'implications
méthodologiques précises.
Dans le domaine musical il y a un exemple particulièrement intéressant d'un
emploi dangereux de la métaphore. Il se trouve dans l'article Wie die Zeit vergeht que
Stockhausen publie en 1957 dans le troisième numéro de Die Reihe. L'auteur y postule
une analogie entre la résonance naturelle de laquelle découlent les différents intervalles
naturels, et les unités de durée rythmiques. Dans la logique de cette analogie, le
compositeur allemand aboutit à la création de séries rythmiques qui seraient
« équivalentes » à des séries de hauteurs. Mais son système d'équivalence ignore
tacitement les différences perceptives entre le traitement de la hauteur et celui du temps,
car bien que nous entendions la différence qualitative entre 60 et 120 Hertz comme une
consonance particulièrement cohérente dans le domaine de la hauteur tonale, il nous est
impossible d'entendre la composante quantitative de cette différence. Autrement dit, on
n'entend ni 60 Hertz dans un soixantième de seconde, ni 120 Hertz comme la division
de la seconde en 120 vibrations distinctes. En fait, Stockhausen ne dépasse pas la
métaphore comme le fait Kandinsky dans Point et ligne sur plan ; il va lui donner un
statut dogmatique, et en faire un principe théorique arbitraire. 140
La tentation de la métaphore est grande dès lors que l'analyse musicale s'appuie
sur une partition, car la représentation cognitive stimulée par celle-ci est d'ordre
schématique ; c'est-à-dire une spatialité rigide, architectonique, alors que l'objet signifié
est de nature psychoacoustique. Dans Du son au signe, Jean-Yves Bosseur signale
qu'avant l’utilisation de la portée au XIIe siècle, seules les termes aigu (oxys) et grave
(barys) faisaient référence à la variation de fréquence. Il semblerait que leur association
139 H. Helmholtz, « Les causes physiologiques de l'harmonie musicale », Helmholtz, du son à la
musique, P. Bailache, A. Soulez, C. Vautrin (eds), Paris, Vrin, 2011. p. 81.
140 Pour un commentaire critique de cet article, voir George Perle, « The simple Truth », dans
The right notes, New York, Pendragon Press, 1995.
85
aux termes de « haut » et « bas » soit une conséquence de cette nouvelle écriture, avec
laquelle elle coïncide. À l'écoute, la temporalité musicale conduit naturellement à une
analogie avec l'espace-temps nécessaire au mouvement. Cette attribution intuitive a été
maintes fois mentionnée dans le cadre de la phénoménologie, notamment par Husserl,
mais aussi par les théoriciens de la Gestalt. Kurt Koffka, l'un d'eux, nous en parle dans
les termes suivants :
141 Kurt Koffka, Principles of Gestalt psychology, Londres, Lund Humphries, 1935, p. 434-35.
86
utiliser, dans une certaine mesure, à son avantage.142
C'est seulement parce qu'intervient cette modification spécifique qui veut que chaque
sensation de son, après la disparition de l'excitation qui l'a engendrée éveille d'elle
même une représentation semblable et munie d'une détermination temporelle, et
parce que cette modification temporelle se transforme continuellement, que peut avoir
lieu la représentation d'une mélodie.143
Pour Fraisse, comme ce sera le cas plus tard pour A. Michon, la représentation
mentale du temps résulte du développement d'une compétence cognitive ; tant la
représentation architectonique et abstraite du temps, comme son assimilation par
analogie au mouvement dans l'espace, en sont des métaphores. Ces deux sortes de
métaphores ne sont pas équivalentes car elles possèdent chacune sa réalité
phénoménologique propre ; chacune exprime une application différente de cette
compétence cognitive qui nous permet la représentation des phénomènes procéduraux.
Il s'agit de deux représentions modales d'une compétence a-modale. Comme le reconnaît
Michon : « Phenomenological analysis has in particular highlighted the dual nature of
time in human behaviour. This duality finds expression in action and reflexion,
respectively. »144
La partition symbolise ces deux dimensions du temps dont parle Michon. Mais
en tant qu'outil de création, l'écriture pousse la représentation structurelle et
conceptuelle du temps à un paroxysme : celui de la grande forme, qui comme on le
verra dans les prochains chapitres, implique une fracture complexe entre l'œuvre perçue
et l'œuvre écrite. Il est une évidence que l'analyse musicale traditionnelle fait
l'amalgame entre la représentation structurelle et la représentation dynamique du temps.
Lorsque McAdams parle d'une approche architectonique de l'analyse musicale, il fait
142 Paul Fraisse, Psychologie du temps, Paris, P.U.F., 1967 (1957), p. 13.
143 Edmund Husserl, Leçons pour une phénoménologie du temps, Paris, P.U.F.,1996, p. 7.
144 John Michon, « Implicit and explicit representations of time, » Cognitive models of
psychology of time, Richard Block (ed.), Hillsdale, Erlbaum, 1990. p. 39.
87
justement référence à la prégnance d'une représentation conceptuelle du temps ; la
même avec laquelle, comme le dit Michon, « we are dealing with a temporal schema
enabling us to specify sequences of events for later reconstruction or for anticipating
future events».145 En musique, un tel schéma temporel peut n'être autre chose que
l'emprunt d'un modèle qui répond avant tout à des contraintes visuelles, et qui une fois
conceptualisé, devient exportable comme métaphore dans la dimension du temps.
Considérons en guise d'exemple la disposition tripartite d'une façade néo-
classique ou gothique ; elle fait écho à une caractéristique physiologique qui divise
l'envergure de notre champ visuel en trois sections (figure 4) : deux périphériques et une
focale. La qualité en termes d'extraction d'information n'est pas la même entre les
champs périphériques et le champ focal ; la couleur et la distance par exemple, sont
évaluées avec moins d'acuité en dehors de la section focale, en raison du fait que l'image
y est monoculaire.
Figure 4
Champ visuel : la vision périphérique se situe entre 30° et 60° de chaque côté.
source : Creative Commons.
88
ici une question d'efficacité esthétique. Un tel schéma formel, une fois conceptualisé,
s'identifie, voire se confond avec le type de schéma par lequel nous nous représentons
des séquences dans le temps. Puisque la notation musicale favorise la représentation
conceptuelle du temps, un transfert de ce schéma d'origine visuel vers la musique est
parfaitement plausible. En projetant ce schéma comme matrice pour l'œuvre à créer, le
compositeur donne à l'écriture le pouvoir de concrétiser un imaginaire qui dépasse les
frontières de l'audition et de l'écoute. C'est le cas des œuvres en formes de palindrome
comme le célèbre rondeau de Machaut déjà citée, le Kreuzspiel d e Stockhausen ou le
célèbre ostinato du deuxième acte de Lulu d'Alban Berg (ex. 6), parmi tant d'autres.
Exemple 6
Alban Berg, Lulu, acte 2, ostinato, section centrale du palindrome.
Mais c'est aussi le cas de la forme sonate qui connait son essor dans une période
où la pensée néo-classique domine les arts. Sous l'impulsion des Lumières, clarté et
logique sont les mots d'ordre non seulement dans les sciences, mais aussi dans les arts.
En effet, la rigueur classique se détourne de la complexité et l'excès de l'art baroque,
cherchant l'élégance dans une efficacité expressive qui économise ses moyens. La forme
ABA qui trouve son paroxysme dans la forme sonate à la fin du XVIIIe siècle, reprend
un schéma qui rappelle le champ visuel binoculaire, avec une section médiane plus
riche. Mais si dans une certaine mesure le contrepoint modal, et plus encore sériel,
permettent le traitement par rétrogradation, l’harmonie tonale, quant à elle, obéit à une
syntaxe qui impose un ordre causal irréversible. La nécessité de conserver un discours
cohérent tout au long de la forme empêche la rétrogradation stricte ; si l'on veut
conserver une symétrie formelle, elle doit donc s'adapter à la syntaxe tonale. Il est
intéressant de remarquer que la rétrogradation tend à être conservée dans le parcours
harmonique de la forme sonate avec le retour de la tonalité principale dans le premier
89
groupe thématique de la réexposition. Le développement, étant la section où la
complexité d'écriture demande une attention accrue, se positionne au centre de la
structure globale coïncidant avec le schéma architectonique de la façade.
From the very beginning of our life, and evermore until we die, movement keeps us
in touch with our world in the most intimate and profound way. In our experience of
90
movement, there is no radical separation of self from world.148
When we grow up, we do not somehow magically cast off these modes of
meaning-making ; rather, these body-based meaning structures underlie our
conceptualization and reasoning, including even our most abstract modes of thought. 149
91
When two events of equivalent duration both end when expected, people will correctly
judge them to be the same duration. However, if one violates an expectancy by seeming
to end later than anticipated, then it will be incorrectly judged as longer.
Similarly, an event appearing to end too early will be judged as relatively short.150
There are not such literal similarities between the source domain (moving objects)
and the target domain (temporal change) that would be relevant to the meaning o f t h e
expression based on the metaphor. Instead, it is these experiential correlation that
ground the metaphor, because spatial motions are one of the principal ways in which
time « moves » or « passes » for us.152
150 Marie Riess Jones & Marilyn Boltz, « Dynamic attending and response to time »
Psychological review, American psychological association, Vol. 96, N°3, 1989, p. 461.
151 Edgar Morin, Pour sortir du vingtième siècle, Fernand Nathan, 1981, p. 66.
152 Marie Riess Jones & Marilyn Boltz, op. cit., p. 29.
92
Chapitre 4
93
nombre des outils de la raison ; l'écoute quant à elle, par son emprise sur le corps
sensible, agit sur l'esprit en lui ôtant son autonomie. L'écoute est comme un instinct qui
demande à être maîtrisé – en l’occurrence par l'interdit –, comme tant d'autres pulsions
du corps. Avec le temps, l'écoute est simplement devenue un champ épistémologique
défendu.
L'écoute donne le droit de libre transit aux sensations qui flattent le corps, elle
permet aux émotions de s'imposer à l'esprit, et consent sans jugement l'excès des
passions. L'écoute n'aura pas en conséquence une place au royaume de la raison et de
l'esprit, mais trouvera sa niche au sein du corps et son émoi nerveux. Si le proverbe latin
si populaire au XVIIIe siècle « des goûts et des couleurs on ne discute pas », n'était
certainement pas toujours respecté, 154 cela n'a fait que confirmer sa justesse : à chacun
son goût, et chacun à son goût ! Alors, et en utilisant encore un adage célèbre à la même
période, si « le cœur à des raisons que la raison ne connait point »,155 quelles sont dès
lors les chances pour que le théâtre intime des passions qui se joue dans la rencontre
esthétique, s'ouvre à la critique illuminée de la raison par son analyse ? On a là une
question que le dualisme de substance déguise en paradoxe, mais qui pour la science
contemporaine n'en est pas un.
La fameuse Querelle des Bouffons qui voit s'affronter à Paris, entre 1752 et
1754 les partisans de deux conceptions distinctes de la musique, constitue un bon
exemple de cette difficulté – caractéristique de la pensée dualiste –, à faire valoir des
arguments qui convainquent la raison, alors qu'en fin de compte leur motivation n'est
autre que l'expérience d'une rencontre esthétique réussie pour les uns, décevante pour les
autres. Dans cette querelle qui fut l'occasion de la publication d'une centaine de
pamphlets, le camp dit du roi, défend le style français représenté par Rameau, et
caractérisé par une maitrise rationnelle de l'harmonie. 156 Contre lui, le camp de la reine,
154 À ce sujet on rappelle l'expression de F. Nietzsche : « Et vous me dites, amis, que des goûts
et des couleurs il ne faut pas discuter mais toute vie est lutte pour les goûts et les couleurs ».
dans, « Ainsi parla Zarathoustra », œuvres complètes de F. Nietzsche, vol. 9, Société du
Mercure de France, 1903, p. 165
155 L'adage est de Blaise Pascal.
156 Dans la citation suivante, tirée de Génération harmonique, Rameau exprime la position
théorique qu'il défend : « à l'exception de l'octave, de la quinte et de la tierce majeure, qu'on
distingue avec le son fondamental d'un corps sonore, nul autre intervalle ne se présente pour
le faire succéder à ce son fondamental (…) cependant, loin de s'être soumis à un principe
aussi naturel, aussi évident, on n'a pas plutôt imaginé une succession possible entre les sons,
qu'on l'a parsemée de tons, de demi-tons, en un mot, de tous les intervalles que l'harmonie
refuse dans son origine ; et ce qui a mis le comble à l'erreur, c'est qu'on a fait dépendre toutes
94
soutenu par Rousseau, célèbre le style opératique italien où prime l’expressivité
mélodique. Si la formulation du goût personnel par le discours rhétorique se heurte dans
la pensée classique à la rigueur axiomatique de la raison, le rhéteur ne peut – s'il veut
aller au bout de ses idées –, que libérer sa passion du carcan de la raison. Un exemple
célèbre nous est donné par Rousseau lorsqu'au sein de cette querelle, en défendant son
goût de la musique italienne, il décrit la musique française dans les termes suivants :
Je crois avoir fait voir qu’il n’y a ni mesure ni mélodie dans la musique
française, parce que la langue n’en est pas susceptible ; que le chant français n’est
qu’un aboiement continuel, insupportable à toute oreille non prévenue; que l’harmonie
en est brute, sans expression, et sentant uniquement son remplissage d'écolier ; que les
airs français ne sont point des airs ; que le récitatif français n’est point du récitatif. D’où
je conclus que les Français n’ont point de musique et n’en peuvent avoir, ou que, si
jamais ils en ont une, ce sera tant pis pour eux.157
On voit bien que l'écoute ne trouve pas sa place au sein d'un système de pensée
où l'aspect structuraliste de l'analyse est par définition incompatible avec le caractère
subjectif et spéculatif de l'expérience esthétique. D'une certaine manière, le procès que
fait Platon à la musique dans La République, où la rupture entre l'audition et l'écoute est
implicite, constitue déjà un témoignage de la nécessité d'une continuité corps-esprit.
Mais il faudra attendre les travaux de Helmholtz pour voir la première approche
scientifique de l'écoute musicale. Pour Helmholtz, il y a nécessairement un rapport
réciproque entre le système auditif et l'appréciation de l'œuvre musicale. Par conséquent,
l'étude physiologique de l'audition est en mesure d'éclaircir la nature de certaines
propriétés que l'on attribue à la musique par le jugement esthétique.
En effet, si chez Rameau on assiste à une théorisation de l'harmonie qui se veut
méthodologiquement fondée sur des principes « naturels », l'idée de la basse
fondamentale y est systématisée par un discours rhétorique dont le souci semble être
plus la cohérence interne d'un système spéculatif, que son fondement empirique. C'est
les autres successions de celle-là, (…) suite infaillible d'une aveugle expérience, qui
néanmoins a encore ses sectateurs, et dont on a peine à se départir ». Paris, Prault, 1737, pp.
38-39.
157 Dans ces termes Rousseau conclue sa Lettre sur la musique française, publié en septembre
1753. Voir : Jean-Jacques Rousseau, Collection complète des oeuvres, Genève, 1780-1789,
vol. 8.
95
dans ce contexte, face au danger d'une ambiguïté dans le système, que l'hypothèse de la
basse absente se présente comme un impératif. Pour Rameau, ce qu'il appelle les
principes de l'harmonie, ne sont pas les principes d'une démarche heuristique, mais des
objectifs dans un travail qui vise la démonstration. Helmholtz quant à lui, en donnant
une base physiologique à la théorie tonale, ne procède pas par l'invention d'un système
quelconque, mais fait la découverte d'un rapport de cause à effet entre des contraintes
biologiques et une production culturelle. C'est ainsi que dans son ouvrage de 1863, la
relation entre dissonance et consonance qui était assimilée encore par Euler à la
perception d'une proportion mathématique, devient chez Helmholtz l'interprétation par
un organe spécialisé, d'un ensemble de propriétés acoustiques qui se retrouvent
impliquées dans une pratique culturelle.
En distinguant l'oreille physiologique de l'oreille psychique, le chercheur
allemand place la beauté d'une harmonie savante au-dessus des traitements mécaniques
– de bas niveau – qui occupent l'oreille en tant qu'organe de l'audition. Il met donc
l'accent sur le lien de continuité entre un niveau purement sensoriel du traitement des
stimuli, et un niveau cognitivement supérieur : celui responsable de l'expérience
esthétique, l'écoute. Autrement dit, l'écoute et l'audition sont les parties d'un tout. Si
Helmholtz ne nous livre pas une théorie de l'écoute musicale, il nous donne les
rudiments pour sa subséquente élaboration.
96
La théorie de la consonance tonale de Helmholtz postule que les battements
entre les composantes de spectres différents sont les responsables du caractère
consonant ou dissonant des accords. Un plus grand nombre de battements signifie une
activation accrue et plus complexe des cellules ciliées dans la cochlée. Après la
transduction dans le cerveau via le nerf auditif, cette suractivité a pour conséquence
l'impression qualitative d'instabilité propre à la dissonance. Par la suite, des études
psychologiques ont validé cette théorie (Vos & van Vianen, 1985 ; DeWitt & Crowder,
1987). Etant donné que la démarche méthodologique de Helmholtz est celle des
sciences dures, – particulièrement la physique –, ni les musiciens ni les musicologues de
son temps ne vont se hâter à prendre les avancées scientifiques de Helmholtz pour leur
compte. Comme le dit Alexander Rehding :
Neuroaesthetics studies show us that our brains do not have a dedicated aesthetic
159 Alexander Rehding, « review on : Helmholtz musicus: Die Objektivierung der Musik im 19.
Jahrhundert durch Helmholtz' Lehre von den Tonvorstellungen. By Matthias Rieger», Music
& Letters 89.4 (2008) p. 642–646.
97
or art module in the brain. We have no specific aesthetic receptor analogous to our
receptors for vision or touch or smell. We have no specific aesthetic emotion
analogous to our emotions of fear or anxiety or happiness.160
98
condition d'un rapport immédiat, irréductible et inévitable au monde, semble donc
adopté par les théoriciens de la Gestalt, et elle s'applique aussi bien à l'observation d'un
comportement mesurable qu'aux objets d'une réflexion introspective. Dans ce contexte,
même la mesure la plus exacte, s'appuie sur une expérience directe et donc
introspective.
99
publie en 1890. Le philosophe élève de Brentano attire notre attention sur le fait que la
reconnaissance d'une mélodie est possible malgré l'altération de nombreux paramètres ;
lorsque quelqu'un chante une mélodie qui nous est familière, nous la reconnaissons
malgré le fait que le timbre, la tessiture et même la vitesse ne coïncident pas avec la
version qui nous est familière. La hauteur, le tempo et le timbre sont les paramètres
variables qui peuvent concourir soit à l’identification, soit à la désarticulation de la
mélodie. Les lois de la Gestalt seront donc celles qui conditionnent l'information, dans
le sens étymologique de donner forme, ou de mettre en forme : on peut donner forme à
une mélodie précise par une diversité de moyens sans qu'elle perde pour autant son
identité. Tant que les forces concurrentes entre les paramètres présents coïncident avec
les Gestaltqualitäten la mélodie en question, celle-ci émergera de la concomitance
psychique de ces paramètres.
Malgré le rôle prépondérant accordé à la musique dans cette première
illustration des qualités de la Gestalt, le domaine perceptif qui sera favorisé par les
successeurs de Ehrenfelds n'a pas été l'audition, mais la vision. Comme on le sait, cela
avait aussi été le cas pour l'esthétique expérimentale depuis l'ouvrage fondateur de
Fechner en 1876, et jusqu'aux premières années du siècle suivant. Il est important de
marquer ici la distinction entre ces deux approches de la perception, car ils seront moins
facilement dissociables dans la deuxième moitié du XXe siècle : l'esthétique scientifique
cherche à évaluer la préférence du sujet pour une proportion face à une autre – par
exemple entre un rectangle aux proportions du nombre d'or, et un autre plus large,
Fechner demande lequel nous est le plus agréable.164 La théorie de la Gestalt quant à
elle, ne s'intéresse pas à une préférence affective, mais à l'évidence d'une compétence
cognitive de bas niveau, responsable de l'organisation perceptive des stimuli de notre
environnement.
Les principes de la Gestalt qui seront exposés ci-dessous, se présentent comme
les lois de notre compétence à faire émerger des formes dans l'écran intérieur de notre
représentation du monde. Si l'esthétique scientifique et la théorie de la Gestalt restent
dissociés tout au long de la première moitié du XXe siècle – jusqu'à L. Meyer et la
nouvelle esthétique expérimentale de D. Berlyne –, c'est que les lois de la Gestalt
164 Gustav Fechner, « Various attempts to establish a basic form of beauty: experimental
aesthestics, golden section, and square » Trad. Anglaise,. Empirical Studies on Arts 15, 1997,
pp. 115–130.
100
dissocient la cohérence du groupement perceptif comme qualité purement formelle, de
la valence négative/positive de l'émotion qui accompagne cette perception. Au caractère
universel des lois de la gestalt semble s'opposer l'arbitraire d'un goût qui correspondrait
tantôt à des acquis culturels, tantôt à des préférences innées, ou à des biais
subconscients. C'est avec l'avènement des théories de la communication que les aspects
hédoniste et formel du traitement cognitif seront considérés ensemble. En fin de compte,
si toute forme cohérente n'est pas nécessairement belle, toute forme jugée belle suppose
une compréhension de son organisation formelle. En conséquence, une étude de la
perception de l'art doit considérer les deux aspects.
1. Le principe de proximité nous dit que des éléments proches dans l'espace – ou
dans le temps – tendent à se regrouper. Dans la figure 1 a la succession de
cercles à droite regroupe en trois ensembles binaires le même nombre
d'éléments apparaissant à gauche, cette fois sans qu'il y ait une ségrégation
évidente.
2. Le principe de similitude soutient que la ressemblance entre les stimuli est aussi
un facteur de groupement perceptif. Dans la figure 1 b, la partie droite est
ségrégée en trois groupes. Sur la partie gauche le groupement perceptif est plus
ambigu : si l'on peut associer les cercles par quatre comme sur la partie droite, il
faut noter la difficulté à grouper ainsi des cercles qui ne sont pas de la même
couleur. Sur la partie monochrome cette difficulté disparaît.
101
traits croisés, alors que l'on pourrait les écrire en quatre segments – en partant
du centre vers l'extérieur –. En bas nous présentons une ségrégation arbitraire
qui ne répond pas au principe de « bonne » continuité.
a.
b.
c. d.
X X
Figure 1
Exemples des principes de groupement perceptifs
a. proximité, b. similitude, c. continuité, d. clôture.
102
Un aspect fondamental de la théorie de la Gestalt est le rapport dynamique
qu'entretiennent les parties constituant le tout. Cela veut dire notamment que les
principes présentés ci-dessus agissent simultanément ; ils entretiennent des véritables
rapports de concurrence. Comme la pu le montrer Wertheimer dès 1923, la variation
d'un paramètre peut changer l'organisation de la forme de manière radicale. Dans la
figure suivante (fig. 2), la série a est regroupée en patterns ternaires où les cercles
s'associent par proximité en direction descendante – de gauche à droite. Dans la série b
un cercle sur deux a été coloré, ce qui crée une concurrence entre proximité et similarité
qui se résout par un groupement où prime le dernier de ces deux principes. Les
conséquences de ce changement sont très importantes en termes de regroupement
perceptif : dans la série b, la directionnalité des patterns devient ascendante malgré le
fait que la première et dernière triades soient incomplètes. D'ailleurs, l'impression
d'incomplétude est une qualité sensible qui émerge dans la série b, aussi comme
conséquence de la même altération. L'impression d'incomplétude est le témoin d'une
tendance vers la continuité du pattern, elle montre que la force dynamique du principe
de clôture est plus forte dans la série b que dans la version monochrome.
Figure 2
D'après Max Wertheimer, 1923, p. 312.
103
apparaît sous une forme rationalisée dans la notation musicale, où chaque paramètre
acquiert une autonomie importante. Tout de même, on peut reprocher à l'école de la
Gestalt d'avoir sous-estimé la différence entre les modalités perceptives visuelle et
auditive. En 1935 K. Koffka décrit l'organisation mélodique comme la contrepartie
exacte de l'organisation dans le domaine visuel. Et cela après que la phénoménologie ait
repris à son compte la mélodie, pour réactiver avec elle le sujet épineux de la
temporalité, là où saint Augustin l'avait laissé des siècles auparavant.165
A melody is a whole, organized in time. That its later members depend upon its
earlier ones is the exact counterpart of the fact that the right upper quadrant of a seen
circle depends upon the left lower one. The difference between the tow cases, is only
this, that in the later we are dealing with a stationary distribution, in the former with a
process that changes on time.166
Or, l'élasticité que le temps perçu révèle empêche une analogie directe entre
temps et espace. Le travail qui sera fait par la psychologie cognitive de l'audition et du
temps, surtout au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, va montrer que les
contraintes cognitives de la déduction d'une temporalité à partir de stimuli acoustiques,
n'est pas sans conséquences au niveau de leur représentation mentale. Diana Deutsch
(1975 ; 1982 ; 1994) a longuement étudié le groupement perceptif dans l'audition,
révélant – comme l'ont fait aussi de nombreux auteurs dans le domaine visuel – des
paradoxes et des illusions qui témoignent des contraintes propres à l'audition.
165 Dans ses Leçons sur la conscience intime du temps, Husserl commence par citer et
commenter le livre XI des Confessions de Saint Augustin, chez qui le phénoménologue voit
un précurseur sur la réflexion sur le temps vécu. La référence concerne plusieurs extraits,
parmi lesquels le n° XX où le philosophe romain décrit la nature du temps dans ces termes :
« Il y a trois temps, le présent des choses passées, le présent des choses présentes, le présent
des choses futures. Ces trois choses existent en effet dans l'âme, et je ne les vois pas ailleurs :
le présent des choses passées, c'est leur souvenir ; le présent des choses présentes, c'est leur
vue actuelle ; le présent des choses futures, c'est leur attente »
166 Kurt Koffka, The principles of Gestalt psychology, Londres, Routledge & Kegan, 1935, p.
437.
104
Les principes de la Gestalt et l'audition
Exemple 3
Groupement et ségrégation par proximité.
105
Deutsch (1975) a montré l’effet de la concurrence entre la proximité spatiale et
la proximité tonale dans une série d'expériences où, à l'aide d'écouteurs, les deux oreilles
reçoivent des patterns mélodiques différents. Aujourd'hui connues comme l'illusion
d'octave et l'illusion d’échelle – octave and scale illusions –, ces découvertes montrent
une dominance de la proximité tonale. En effet, la robustesse des habitudes d'écoute en
contexte réel peut amener à biaiser de manière importante et automatique notre
perception sensorielle brute.167 Un exemple célèbre, en dehors du contexte expérimental
de laboratoire, nous est donné au début du quatrième mouvement de la Sixième
symphonie de Tchaikovsky : les auditeurs perçoivent une mélodie qui descend par pas
conjoints (ex. 4 b), alors que les notes de cette mélodie sont jouées alternativement par
les premiers et seconds violons (ex. 4 a). Pour le chef d'orchestre – notamment dans la
disposition courante de l'orchestre au XVIIIe siècle, où les seconds violons prennent la
place actuelle des violoncelles – l'effet peut être déroutant, mais pour l'auditoire la
concurrence entre la spatialisation droite/gauche, la similitude de timbre et la proximité
tonale et rythmique, aboutit à une reconnaissance claire de la mélodie. Sans doute
Tchaikovsky était-il conscient du caractère expérimental de cette écriture, mais on
ignore quelle était sa motivation. Peut être une plaisanterie adressée au chef
d'orchestre ?168 ou un effet esthétique subtil ? C'est bien dans cette même Sixième
symphonie qu'un passage est noté pppppp. Il est intéressant de voir que si la mélodie
n'était pas parfaitement intercalée – une note sur deux – l'illusion serait moins claire, et
la perception de la mélodie serait affaiblie par un basculement de l'attention entre deux
sources distinctes (ex. 4 c).169
106
Exemple 4
Tchaikovsky, symphonie 6, mvt. 4. m. 1-2
a: notation originale, b : mélodie perçue, c : version affaiblie.
107
Cette interprétation révèle la tendance naturelle à diriger l'attention vers la source,
évidente ou hypothétique du signal acoustique. Dans ce but, la constance du timbre se
présente comme un trait fiable – en conditions normales – pour distinguer l'émetteur
d'un signal en immersion dans un espace saturé.
Exemple 5
Ségrégation de la proximité par la similitude de timbre.
108
deux notes est perçue comme un attribut de la deuxième note. Si on entend l'intervalle
fa dièse - do, la dissonance caractéristique du triton nous apparaitra comme inhérente au
do, puisqu'elle est déclenchée par ce stimulus. Or, la perception du triton, bien qu'elle
émerge au moment où la deuxième note retentit, nécessite la considération de la
rémanence de la première. C'est-à-dire que la rétention mnésique de la première note est
essentielle pour que le qualia d'un intervalle soit perçu. Par conséquent, si un intervalle
temporaire de quelques secondes signifie le relais de la mémoire immédiate
– échoïque –, par la mémoire à court terme (Baddeley, 2007), alors le groupement d'une
mélodie se verra nécessairement affaibli si l'on sépare ses notes d'intervalles temporels
de plus en plus importants. Si comme le dit Bachelard, « l'action musicale est
discontinue, (et) c'est notre résonance sentimentale qui lui apporte la continuité. »,170
alors les mémoires échoïques à court et à long terme, sont à ce titre l'expression des
différentes stades de cette résonance. La continuité s'exprime comme une tendance au
prolongement de l'organisation la plus simple. Une « bonne continuation » est celle qui
est attendue. Les compositeurs ont toujours joué avec la mise en attente soit par
l’inhibition ou le dépassement des ces tendances.
Les tendances peuvent être innées comme c'est le cas du regroupement des
pulsations métronomiques en patterns binaires ou ternaires D. J Povel (1981), ou
acquises comme lorsqu'on attend l'entrée d'un soliste dans un concert. Dans Harold en
Italie de Berlioz on en trouve un exemple très parlant : au moment de l'entrée de l'alto
pour le deuxième thème du premier mouvement (ex. 6), le début de la phrase est pour
ainsi dire, frustré, puis retenté encore sans succès. Ce n'est qu'après la cinquième
tentative que la mélodie se déploie.
Exemple 6
Berlioz, Harold en Italie, mouvement 1.
109
compréhension de la parole dans une situation où le signal est interrompu par une
deuxième source sonore intermittente, ont pu montrer que lorsque deux sons
d'amplitude différente sont présentés en alternance à une vitesse importante, le son de
moindre amplitude est perçu comme s'il se prolongeait « sous » le signal dont
l'amplitude est plus importante. Egalement, Dannenbring (1976) montre que pendant
l'audition d'un signal dont la fréquence fondamentale se comporte comme une sinusoïde
(fig. 3), lorsqu'un segment du signal est remplacé par un bruit, le segment manquant
reste psychiquement présent. Malgré l'absence réelle du segment, le profil du glissando
est complété automatiquement dans l'air auditif du cerveau, alors que l'attention est
soudainement sollicitée par le signal bruité. Cette illusion persiste malgré le fait que l'on
soit conscient de ce qui se passe réellement ; il concerne manifestement un niveau de
traitement qui ne dépend pas de notre état conscient.
Fig. 3
Représentation du principe de clôture perceptive dans l'audition.
Dans des conditions expérimentales adéquates, le segment
manquant est pourtant « entendu » par l'auditeur.
110
suffisent pas à rendre compte du processus vivant de l'écoute musicale, car pour cela, il
faut prendre en compte le contexte écologique qu'exige l'écoute en tant que pratique
culturelle (Clarke, 2005).
171 Leonard Meyer, Emotion et signification en musique, trad., Arles, Actes Sud, 2011.p. 55.
172 Ibidem.
111
Le grand apport de Meyer a été de transposer les principes de la gestalt dans le
contexte non pas de l'audition, ce qui reste d'un intérêt réduit pour le musicologue, mais
dans celui de l'écoute musicale. En faisant cela, il inscrit sa démarche au sein d'un
processus communicationnel, celui où l'auditeur est récepteur d'un message codé dans
l'œuvre par le compositeur. Le cadre purement réceptif et passif dans lequel les
principes de groupement ont généralement été testés, est ici largement dépassé par la
dimension interprétative et culturelle que requiert l'écoute musicale. Les notions de style
et d'acculturation – ce que Meyer appel ensemble préparatoire –, inscrivent ce
processus communicationnel dans une dimension culturelle et écologique, multipliant
ainsi les paramètres pertinents dans l'étude de l'écoute musicale. Meyer va donc
considérer les principes de groupement dans les termes d'une attente perceptive qui est
formulée et projetée par l'auditeur vers la musique sonnante. L'attente fonctionne
comme la force qui donne la cohérence formelle et expressive à la musique.
Les attentes nées de la nature même des processus mentaux humains sont toujours
conditionnées par des possibilités et probabilités inhérentes aux matériaux et à leur
organisation tels qu'ils se présentent dans un style musical donné. 173
Selon Meyer, l'émotion que nous procure une musique, est le résultat d'une série
d'attentes qui seront provisoirement inhibées, voir complètement frustrées, Meyer
adapte ainsi à l'écoute musicale, la loi de bonne continuité où les prédictions et leur
réalisation ou inhibition immédiate articulent les principes de la perception dans le cadre
culturellement déterminé d'un style. La cohérence musicale n'est donc pas confinée dans
la structure acoustique ou syntaxique de l'œuvre, car elle dépend des attentes de nature
subjective que le sujet doit être en mesure de formuler en temps réel, et sans lesquels on
peut dire que la chaîne communicationnelle est brisée. Puisque ces attentes déterminent
la valeur affective que l'auditeur attribue à la musique, cette loi de bonne continuité
dépasse le paradigme du traitement sensoriel, pour inclure celui de la valeur esthétique
et la théorie de la communication, ce qui coïncide avec ce que D. Berlyne appellera en
1974, La nouvelle esthétique expérimentale : titre d'une publication collective où
apparaissent des études accumulées tout au long des années 60, et qui a été commentée
ci-dessus au chapitre 2.
173 Ibidem, p. 91.
112
Lorsque Meyer nous dit que « l'expérience de la tension n'a de valeur que si elle
est suivie d'une libération intelligible dans le contexte donné. »,174 il assume un niveau
de traitement cognitif qui s’ajoute à celui physiologique jadis si bien décrit par
Helmholtz ; la fonction d'une harmonie dissonante pour l'oreille physique, n'est pas
nécessairement celle d'une tension pour l'oreille psychique, car c'est le style qui
détermine cette dernière. Dans ce sens Meyer s'inscrit dans la continuité de Helmholtz ,
jetant les bases d'une musicologie analytique humanisée par le rôle prépondérant
accordée à la perception, ainsi que par le renouvellement d'un rapport critique vis-à-vis
de la place accordée à la partition dans l'analyse. Mais si dans cette perspective l'écoute
est appelée à devenir un outil pour l'analyse, il faut que la pluridisciplinarité de cette
initiative musicologique ne soit pas seulement un emprunt de quelques principes
psychologiques, mais le véritable tissage d'un savoir commun ; une prise de conscience
de la complexité que cette collaboration implique s'impose.
En effet, des avancées considérables concernant les mécanismes cognitifs
impliqués dans l'écoute ont vu le jour tout au long de la deuxième moitié du XXe siècle.
Ces études concernent notamment : la mémoire (Atkinson & Shiffrin, 1968 ; Craik &
Lockhart, 1972 ; Baddeley, 2007), l'attention (Perruchet, 1988 ; Cowan, 1997) et les
processus d'apprentissage (Reber, 1993 ; Dienes & Berry, 1997 ; Perruchet & Nicolas,
1998). Une intégration de ces recherches dans la branche analytique de la musicologie
reste pourtant problématique tant par la quantité foisonnante et le caractère partiel de
certains résultats expérimentaux, que par les divergences dans la manière de travailler
dans ces deux disciplines académiques. D'un côté, le protocole expérimental, avec le
degré d’objectivité qu'il permet, donne à la communauté scientifique internationale la
possibilité de consolider par un travail méthodique et minutieux, un corpus de savoirs
fiables, mais qu'il faut interpréter avec minutie. Du côté de la musicologie analytique,
face à la richesse de la création musicale depuis l'abandon de la tonalité, la tendance à
été d'adapter les outils et les méthodes aux exigences structurelles des œuvres. Pourtant,
il est possible de rassembler cette variété par le prisme de la perception, saisissant ainsi
l'homme comme dénominateur commun de la création artistique, et par conséquent
comme vecteur d'une approche analytique. 175 Aujourd'hui, la boîte à outils du
113
musicologue a vu le nombre de théories et de systèmes se multiplier par le nombre de
styles différents, voire même par le nombre de compositeurs ; un développement
souhaité par certains :
Mais une génération plus tard, cette prolifération ad libitum des approches et
des outils d'analyse apparaît aux yeux de quelques musicologues comme une dérive
dangereuse. Comme le dit Jean-Marc Chouvel :
176 Célestin Deliège, Les fondements de la musique tonale, Paris, J.C. Lattès, 1984, p. 37.
177 Jean-Marc Chouvel, Analyse musicale, Paris, L'Harmattan, 2006, p. 33.
114
La dynamique de l'écoute musicale (Chouard, 2001), faisant intervenir des
traitements cognitifs à la fois ascendants et descendants, pose des problèmes notamment
lorsqu'il s'agit d'appréhender l'œuvre musicale dans sa globalité temporelle. L'évaluation
des paramètres pertinents pour la perception d'un motif ou d'une phrase, ne peut pas
faire l'objet d'une transposition systématique entre différentes échelles de grandeur
formelle. Car en faisant cela, on ignore le principe selon lequel « la perception peut-être
continue au niveau sensible, mais au niveau cognitif, elle ne l'est plus ».178 Lorsque
Meyer dit :179
Suivant la même logique, les notes auxiliaires peuvent être considérées comme des
ornements des notes diatoniques structurales, et ainsi de suite, au point que les sections
entières pourrait être vues comme des ornements d'autres sections. 180
La notion de réduction de plusieurs éléments dans une abstraction unique à un plus haut
niveau de représentation, possède pour l'intuition quelques attraits à certain niveau
de l'élaboration musicale. Mais le psychologue devient quelque peu sceptique lorsqu'il
s'agit de prétendre l'appliquer à toute une pièce.181
Eugene Narmour (1977, 1990) quant à lui, conscient de cette difficulté à pallier
la petite et la grande forme, 182 propose une théorie de la cognition des structures
115
mélodiques simples sous le nom de Implication-realization model. L'idée de représenter
le principe gestaltiste de la bonne continuation par la réalisation d'« implications »
– attentes – est ici systématisée. Le rapport entre deux notes successives est d'abord
l'« implication » d'une tendance à la bonne continuation, puis, sa réalisation ou
inhibition par le mouvement mélodique qu'amène la note suivante. Mais en proposant ce
qu'il appelle « a genuine hierarchical theory where levels are partially decomposed »,183
Narmour sort de l'écoute pour revenir à l'audition ; c'est-à-dire qu'il revient à considérer
la perception musicale comme étant essentiellement un traitement ascendant de bas
niveau, et le subséquent apprentissage implicite des caractéristiques d'un style
particulier. Or, à ce niveau, l'inertie perceptive de l'audition n'étant pas vraiment
dépassée, l'écoute n'a pas lieu, et le contenu esthétique reste en dehors de l'équation
analytique.
and goal, original whole and ultimate determiner of part-meaning –in short, as both high-level
structure and axiom– becomes methodologically feasible and leads to useful results only if
the analysis favors one musical parameter over all the others ».
183 Ibidem, p. 126.
184 Eugene Narmour, The analysis and cognition of basic melodic structures : the implication-
realisation model, Chicago, University of Chicago Press, 1990, p. 4.
116
“indeterminism” in the sense of psychological probability has to be introduced, which
altogether rules out in principle the notion of predictability 185
L'amalgame entre le mode visuel et auditif que Koffka suggère – voir renvoi du
pied de page 160 –, se voit dissipé dès lors que la temporalité est traitée comme
paramètre irréductible dans la perception auditive (Jones & Boltz, 1989). Le
groupement perceptif d'une forme visuelle peut faire l'objet d'un traitement extrêmement
rapide. Dans le cas des figures ambiguës, comme le célèbre vase d'Edgar Rubin (fig. 4),
ou le Lapin-canard que Wittgenstein commente dans ses Investigations philosophiques,
si le clignotement perceptif entre une forme et une autre peut avoir lieu à quelques
secondes d'intervalle, chacune de ces formes est perçue d’emblée comme un tout, et non
pas au bout d'une succession séquentielle des parties qui la constituent.
Figure 4
Figure ambiguë d'Edgar Rubin : un vase ou la silhouette de deux visages ?
Le fait que les unités de sens en musique – motifs, phrases – possèdent une
durée propre vis-à-vis de laquelle l'acte perceptif doit s'accommoder, est, me semble-t-il,
l'une des raisons pour lesquelles la notion d'attente perceptive développée par Meyer est
non seulement pertinente, mais tout à fait fondamentale pour la compréhension de la
perception musicale. L'attente n'occupe pas le temps entre une note et la suivante de
manière passive. Au contraire, elle en fait un état dynamique où le traitement des
données est constant. La qualité et la nature de ce traitement aurait un effet sur la
manière dont la temporalité sera perçue.
185 Ibidem, p.126.
117
Highly coherent events afford future-oriented attending. Because they offer high
temporal predictability, people can track and use higher order time patterning to
generate expectancies about how and when they will end. In western music, for
example, notes within an unfolding melody occur in a temporally ordered fashion,
often with such coherence that listeners can anticipate not only what notes are likely
but also when in time they « should » occur.186
Le terme anglais expectancy paraît mieux nous renseigner sur le fait que
l'attente, n'a rien d'une « mise en attente » passive. L'auditeur n'est pas en attente, mais il
attend quelque chose ; et c'est cette chose, c'est sa capacité à ce représenter cette
« chose » à venir qui l'occupe et l'intéresse. Dans un certain sens donc, l'attente est un
moment de création conditionné par l'œuvre, mais qui lui échappe toujours. Elle se
présente comme un déphasage entre la chronologie objective de l'objet acoustique et la
temporalité vécue de sa perception. C'est dans cet interstice temporelle que le sensoriel
se projette vers l'esthétique. Les conséquences de la temporalisation du traitement
cognitif, doivent nous garder de considérer l'émergence d'une forme mélodique comme
identique à l'émergence des Gestalten des figures 1 et 2 de ce chapitre. Car si une
mélodie doit avoir une musicalité, cette dernière n'est pas le résultat exclusif d'un
traitement ascendant de l'organisation perceptive. La musicalité est moins un attribut du
stimulus qu'une appréciation subjective, construite par le sujet qui, comme on l'a dit
dans le deuxième chapitre, se réfléchit dans l'œuvre qu'il contemple.
186 M. Jones & M. Boltz, « Dynamic Attending and Responses to Time », in psychological
Review, Vol. 96, N° 3, p. 460.
187 Gaston Bachelard, op. cit., pp. 115-116.
118
différence entre le temps perçu et le temps mesuré (Jones et al. 1989, 1993). Le tableau
suivant, d'après Clarke (2005), montre les différents niveaux de profondeur du
traitement cognitif de la musique. En partant du bas, du phénomène acoustique dans
l’environnement et en allant vers le haut jusqu'à au jugement esthétique, la stratification
des fonctions cognitives séparant l'audition de l'écoute apparaît en relation à la
discipline qui la concerne.
Figure 5
D'après Clarke, 2005, p. 13.
Les flèches correspondent aux versants ascendant (bottom-up) et descendant (top-down) du
traitement.
119
down) qui mobilise des connaissances acquises doit intervenir. Une dynamique de retour
constant d'information (fedback) entre les versants ascendant et descendant du
traitement, est le garant d'un traitement profond du signal.
Un grand nombre d'expériences ont été menées dans le but d'examiner les
critères liminaux qui permettent l'intégration d'un stimulus auditif « cible », dans un
contexte donné (Tillmann, Bigand & Bharucha, 2000). Le protocole expérimental requis
dans ces études intègre très souvent la dissociation entre l'auditeur l'expert et le non-
expert ; variable qui avait déjà été utilisée par Francès dans La perception de la musique
(1958). Les participants sont donc classés en deux groupes : un groupe dit d'experts
rassemble les individus possédant des connaissances théoriques et pratiques de la
musique, dont l'équivalence est jugée par le nombre d'années d'études. Un deuxième
groupe, dit de contrôle, rassemble les sujets pour qui l'entraînement musical est nul ou
jugé insignifiant. Grâce à cette distinction, les résultats permettront d'observer à la fois
l'empreinte de l'apprentissage explicite et l'existence d'un apprentissage implicite.
Etant donné que la musique de la période tonale bénéficie d'un niveau de
théorisation particulièrement élevé, et qu'un vaste corpus de ce répertoire jouit d'un
consensus sur le statut de « grand art » aussi bien auprès de mélomanes que des
spécialistes, c'est la tonalité qui a fait l'objet de la plupart de ces expériences. Il est en
effet légitime de chercher à élucider les raisons de l'efficacité de ce système qui est
devenu un langage à l'échelle mondiale. La situation privilégiée du répertoire classique
contraste fortement avec un grand nombre d'autres musiques savantes occidentales ;
c'est non seulement le cas du répertoire moderne et contemporain, mais aussi de celui
des musiques pré-tonales. Malgré le fait que ces musiques jouissent d'une accessibilité
aujourd'hui assurée par la technologie numérique, elles peinent à susciter l'engouement
des auditeurs. Mais bien que la tonalité soit de ce point de vue exceptionnelle, il ne faut
pas perdre de vue le fait que ces études s'inscrivent moins dans ce qui serait une psycho-
musicologie, que dans une « psychologie par la musique ». Leur objet n'est donc pas le
système tonal en soi – bien qu'ils nous aident à mieux le comprendre –, mais ses
implications cognitives. Par conséquent, les découvertes sur ce répertoire, en projetant
de la lumière sur la manière dont la perception réagit à un champ sonore dont les
paramètres sont strictement contrôlés, nous éclaire sur la nature de la musique dans son
ensemble.
120
La perception des gammes
L'enfant doit transposer en imitant, car son registre vocal, riche dans les aigus, est
nettement décalé en fréquences à celui du père. Le cerveau doit donc traiter la hauteur
des sons comme une donnée annexe.190
121
En raison du principe de fusion tonale, la structure de toutes les gammes
« naturelles » ne dépasse jamais cet intervalle, mais se répète, reprenant la
représentation en spirale de Shepard (voir fig. 3 chap. 3). S'il est monnaie courante
– même dans le discours de certains psycho-acousticiens – de nommer le rapport
harmonique du simple au double par le terme « octave », il ne faut pas oublier que dans
un contexte hexatonique il s'agira d'une septième, d'une sixte pour le cas de la gamme
pentatonique, et d'une neuvième dans le cas de l'échelle octotonique. Dans tous les cas,
c'est le caractère isochromatique de cet intervalle qui impose une limite psycho-
acoustique aux échelles.
Les gammes des différentes cultures musicales nous montrent aussi des
caractéristiques dont l'explication est d'ordre cognitif. Le fait que le nombre de degrés
dans les gammes soit assez restreint, se situant entre le pentatonique et l'octotonique,
coïncide avec les limites dans la rétention mnésique de la mémoire à court terme. Dans
un article devenu célèbre, le psychologue américain G. Miller postule en 1956 que le
nombre d'unités discrètes pouvant être retenu est de sept, avec une variable de plus ou
moins deux.191 Le gammes semblent donc obéir à une contrainte qui veut qu'un nombre
réduit de hauteurs facilite leur traitement – groupement – dans la durée. L'histoire du
tempérament nous montre que la gamme chromatique tempérée est un acquis
technologique contraint par le développement d'une écriture diatonique. Mais encore de
nos jours, la plupart des musiques se basent sur des gammes diatoniques ayant entre 5 et
8 notes. Dans la tradition indienne par exemple, la gamme sa-grama, extrait sept notes
d'un total de vingt-deux hauteurs chromatiques.
Si l'on prend l'exemple des gammes pentatonique, indienne, ainsi que des modes
ecclésiastiques, on remarque une autre caractéristique commune. Elle explique la
perception hiérarchique des degrés au sein de chacune de ces gammes : il s'agit là de
gammes asymétriques, que l'on peut contraster facilement avec les gammes
chromatique, par tons entiers, ou encore le deuxième mode à transpositions limités de
Messiaen – octotonique (ex. 7).
191 G. A. Miller : « The magical number seven, plus or minus two: Some limits on our capacity
for processing information », Psychological Review, vol. 63, no 2, 1956, p. 81–97.
122
Exemple 7
Deuxième mode à transpositions limités de Messiaen.
Les gammes asymétriques distribuent les différents degrés de telle sorte qu'ils se
distinguent entre eux par un réseau d'intervalles propre. La gamme majeur par exemple,
peut être pensée comme une figure géométrique à sept côtés dont la forme est telle que
pour retrouver la même constellation, il faut la faire tourner à 360° sur son axe central
(fig. 6 a), autrement dit, la distribution des côtés n'est pas ambiguë. En revanche, pour
une figure issue d'une gamme symétrique, la transposition est redondante ; si l'on tourne
l'hexaèdre à la fig. 6 b, l'isomorphisme revient en permanence. Par conséquent, dans
l'espace psychoacoustique de l'auditeur, la gamme asymétrique est littéralement
ordonnée, d'autant plus que le nombre de ses degrés reste adapté aux compétences de
notre mémoire à court terme .
A B
Figure 6
a: gamme majeure (asymétrique), b : gamme par tons (symétrique).
123
identique. Comme on le voit transposé sur la figure 6 b, l'analogie géométrique de la
symétrie montre l’indifférenciation d'un ordre parmi les autres. Une musique basée sur
des gammes très redondantes, se doit donc de rechercher la variété et la richesse par
d'autres moyens comme la complexité harmonique ou rythmique. 192 L'intérêt d'une
répartition inégale des intervalles est résumée par Shepard de la manière suivante :
Only with respect to such a framework can there be things such as motion or rest,
tension and resolution, or, in short, the underlying dynamisms of tonal music. By
contrast the complete symmetry and regularity of the chromatic and whole-tone scales
means that every tone has the same status as every other.193
192 La notion de redondance est très importante dans l'apprentissage de grammaires naturelles
ou artificielles. Trop de redondance conduit à un aplatissement, réduisant l'intérêt d'une
stratégie de prédiction au sein d'un langage. Mais un manque total de redondance aboutit à
une situation tout aussi indésirable. Jean-Marc Chouvel suggère que « La musique sérielle, en
bannissant toute répétition, a fini par donner naissance à la musique la plus redondante qui
soit », op. cit., p. 66.
193 Shepard, cité par J. Sloboda, op. cit., p. 255.
124
d'une « distance psychologique ». C'est-à-dire que les notes les moins stables
correspondent à une probabilité statistique moindre. Les résultats obtenus sur ce point
sont en accord avec la théorie musicale ; l'ordre décroissant de stabilité pour la gamme
majeure est le suivant : en premier lieu la tonique, suivent la dominante, la médiante, la
sous-dominante, la sous-médiante, la sur-tonique et la sensible. Les notes chromatiques,
comme espéré, sont les plus instables ; celles qui se trouvent à une « distance
psychologique » plus importante.
Le rapport entre les tonalités, c'est-à-dire la question de savoir si des tonalités
ayant un nombre plus grand de notes communes sont perçues comme plus proches, a
aussi fait l'objet de nombreuses expériences basées sur la cohérence face aux attentes
– bonne continuation – des participants (Schmuckler, 1989). Ici, encore une fois la
théorie musicale a trouvé un fondement cognitif, car le cycle des quintes correspond aux
résultats de ces expériences.
125
constitue une amorce et le deuxième une cible. Les expérimentateurs ont demandé aux
participants de juger aussi vite que possible si la cible était congruente – in tune – avec
l'amorce. Le temps de réponse a été supérieur pour les paires d'accords appartenant à des
tonalités lointaines dans le cycle des quintes, mais un temps de réponse encore supérieur
reflète une hésitation lors de relations tonales ambiguës. Cette évidence nous montre
non seulement la cohérence du système tonal et sa réalité perceptive, mais aussi la
nature des traitements qui ont lieu pendant l'écoute. Une réponse plus longue signifie
que le sujet doit investir plus d'efforts attentionnels et mnésiques – mémoire de travail
(Baddeley, 2007). Quelques conséquences liées à la gestion des ressources cognitives
ont été observées dans des expériences manipulant des séries d'une durée plus
importante. Francès (1958; 1968) dans un test de mémoire montre que les mélodies
tonales sont plus faciles à reconnaître après une première exposition, que des mélodies
pour lesquelles les notes se succèdent de manière aléatoire. C'est-à-dire qu'une plus
grande prédictibilité, permet une empreinte mnésique plus profonde.
Bharucha et Krumhansl (1983) ont testé la rétention mnésique d'un accord cible
dans un paradigme de reconnaissance. Ils ont présenté des paires de séries de sept
accords ; la deuxième série de chaque paire était soit identique à la première, soit elle
comportait un accord de substitution pouvant être en rapport diatonique ou chromatique
avec le contexte. Les résultats ont montré que des accords de substitution diatoniques
ont une permanence en mémoire moindre que les accords non diatoniques. Cela veut
dire que la violation d'une attente peut favoriser la mémorisation d'un stimulus. Il est
possible de donner une explication à cela en termes gestaltistes : le caractère plus
cohérent de l'accord proche du contexte signifie qu'il entretient un rapport dynamique
plus fort avec le contexte – loi de Prägnanz – ; par conséquent il n'est pas traité comme
élément isolé mais fusionné avec son entourage immédiat; il est groupé. Si dans le cas
opposé, la situation syntaxique n'est pas hautement prévisible, l'item aura un degré de
saillance plus important. C'est le cas de l'accord en rapport non-diatonique au contexte ;
il fera donc l'objet d'une ségrégation car il échappe à la dynamique de cohérence tonale
locale. Loin d'être ignoré, l'accord non-diatonique capture des ressources attentionnelles.
Par conséquence, la trace mnésique de ses caractéristiques sensorielles sera d'autant plus
vive.
Lorsqu'un stimulus est à une plus grande distance psychologique, les ressources
126
mnésiques et attentionnelles sont donc investi différemment, ce qui n'est pas sans
modifier le potentiel de traitement des événements en cours. Il s'agit là d'un aspect qui
concerne de près l'écoute musicale et qui nous intéressera par la suite. Il faut aussi
remarquer que des données neurologiques obtenues grâce à l'électroencéphalogramme,
apportent un support important à la théorie de la distance psychologique entre les
tonalités (Patel, 1998 ; Levitin, 2006). A l'écoute de rapports harmoniques distants, le
potentiel évoqué194 est plus important que pour les relations harmoniques plus proches.
Un pic dans l'onde du potentiel évoqué connu comme P300 – onde positive détectée 300
ms après le stimulus – est interprété par les neurologues comme caractéristique d'une
incongruité perçue.
Tillmann et Bigand (2001) ont aussi montré que l'altération dans l'ordre des
accords d'une série tonale n'altère pas significativement la facilitation dans le traitement
d'une cadence V-I placée comme cible en fin de série. Pourtant, comme on pouvait
l'attendre, les séries dont les accords précédant la cadence ne respectent pas les règles de
l'harmonie tonale, sont jugées incohérentes. Ces résultats soulèvent des questions
concernant la nature de la représentation cognitive de l'espace tonal.
The fact that changing the temporal order never significantly decreased the strength
of priming suggests that harmonic priming may be understood in light of a
theoretical framework that is based on tonal stability and does not confer a strong
importance on the temporal order of musical events.195
194 Potentiel évoqué : Mesure électrique traduisant l'activité neuronale en réponse à un stimulus
externe.
195 B. Tillmann et E. Bigand, « Global context effect in normal and scrambled musical
sequences » Journal of Experimental Psychology, 2001,Vol. 27, N° 5, p.1194.
127
Modèles de la représentation cognitive du système tonal
196 Dans La linguistique cartésienne, Chomsky reprend cette idée de Humboldt. Par la suite il
l'actualisera dans le contexte de la linguistique cognitive.
128
Figure 7
Réseau sémantique. Source : Creative Commons.
Exemple 7
Variation du centre tonal par rétrogradation, d'après Deutsch, 1984.
En 1987 J. Bharucha propose MUSACT, un modèle qui sur une base statistique,
infère la tonalité d'un extrait musical polyphonique. Ici on retrouve le principe de
129
l'association entre trois catégories hiérarchisées allant des notes aux tonalités, et qui
serait évocateur de l'acquisition d'une compétence tonale par un apprentissage implicite
– par acculturation. MUSACT se présente nonobstant comme une simplification, car le
modèle concerne seulement des accords triadiques majeurs et mineurs, et exclut les
tonalités mineures ; mais son fonctionnement paraît une simulation plausible de la
représentation mentale chez l'auditeur (Bharucha, 1987b ; Tillmann, Bigand &
Bharucha, 2000). Au niveau d'entrée sont représentées les 12 classes de hauteurs de la
gamme dodécatonique tempérée ; chacune possède un potentiel d'activation sur les six
accords qui la contiennent au niveau suivant (ex.8).
Exemple 8
Représentation de l'activation du premier vers le deuxième
niveau hiérarchique dans MUSACT.
A son tour, chaque accord activé va susciter l'activation des trois tonalités qui le
contiennent ; dans l'exemple 8, les tonalité de Do, Fa, Lab et Mib, seront toutes activées
par trois accords, mais comme on peut le remarquer, si la tonalité de Mib est activée, la
note do qui constitue le seul input jusqu'à présent, ne fait pas partie de l'accord de
tonique ni de celui de dominante dans cette tonalité ; il constitue un degré
hiérarchiquement moins important. Afin de reconnaître cette dissymétrie entre la
pertinence des accords et les tonalités activées, une réverbération de l'activation entre les
trois niveaux, simulant un traitement à la fois ascendant et descendant a été inclue dans
le modèle. La réverbération a lieu jusqu'à ce qu'un équilibre soit trouvé. Une troisième
caractéristique qui contribue au réalisme de ce modèle, est la prévision d'un déclin
exponentiel des différents nœuds activés après le retrait du stimulus. Cela permet de
mimer le renouvellement de la mémoire à court terme.
Un pas en avant dans ce domaine est donné dès lors que la pondération et le
calibrage des niveaux hiérarchiques ne sont pas dictés apriori, mais qu'ils sont
reconstruits à partir de la reconnaissance des régularités inhérentes au input musical.
130
Cela est possible grâce à des algorithmes d'apprentissage (Kohonen, 1995) permettant
qu'une organisation non préétablie émerge d'un nombre réduit de contraintes
probabilistes ; c'est ce que Kohonen appel l'auto-organisation. L’intérêt est de parvenir à
un modèle spécifique à la musique tonale, tout en partant d'un principe de traitement
général. Ce postulat est bien évidemment en cohérence avec le fait que, le système tonal
étant un produit culturel, son apprentissage n'est pas génétiquement programmé, mais se
fait grâce à un potentiel qui l'est.
Avec un modèle conservant les trois niveaux hiérarchiques – 12 notes, 24
accords et 12 tonalités –, et basé sur un algorithme d'apprentissage, Tillmann et al.
(2000) parviennent à une efficacité comparable à celle du modèle MUSACT. Selon
leurs études :
Les modèles probabilistes ont été fortement encouragés depuis les années 90,
notamment sous l'influence de la théorie bayésienne (Dehaene, 2007) qui a permis
d'approcher le domaine des calculs probabilistes sous un angle plus en accord avec le
principe inductif de la perception. Si le calcul classique de la probabilité est fait sur la
base des connaissances d'un état donné du monde, la théorie bayésienne permet, au
contraire, d'inférer l'état du monde sur la base d'un nombre limité d'indices. Tenenbaum
(Tenenbaum et al. 2011) résume l'intérêt de cette théorie en posant trois questions
auxquelles elle pourrait aider à répondre: 1. Comment la connaissance abstraite guide
l'apprentissage et l'inférence à partir de données éparses ? 2. Quelle forme prend la
connaissance abstraite dans différents domaines et l'exécution de tâches ? 3. Comment
est acquise cette connaissance abstraite ?198 Ces questions concernent toutes
l'apprentissage, ce qui a conduit les chercheurs à s’intéresser particulièrement au
développement de l'enfant. Dans le domaine de la perception d'œuvres d'art, comme le
pensait Hume, c'est la capacité d'apprentissage qui nous conduit à développer des
131
préférences esthétiques individuelles. Mais c'est aussi grâce à elle que nous pouvons
toujours élargir notre goût au-delà d'un ensemble de croyances esthétiques étroites.
Un autre domaine qui stimule le développement de ce type de modèles est
l’intérêt croissant pour l’intelligence artificielle, David Temperley propose en 2007 des
modèles d'inférence des probabilités pour les différents paramètres musicaux comme le
sont le mètre, la hauteur et la tonalité. L'inférence bayésienne a l'avantage qu'elle permet
d’interpréter les probabilités en termes d'ambiguïté et de prédictions, ce qui lui donne un
rôle majeur dans la recherche en neuropsychologie expérimentale. M. Pearce et G.
Wiggins (2012) voient dans l'étude de l'attente en musique la manière d'approcher la
question beaucoup plus vaste du fonctionnement de la capacité cognitive à prédire et
anticiper par la formulation de probabilités ; compétence qui permet à l'homme d'établir
un rapport stable avec son milieu. Ils proposent un modèle cognitif de l'attente
mélodique (IdyOM) sur la base d'un apprentissage implicite statistique.
132
c'est-à-dire l'aspect systématique lui-même, comporte le danger de masquer l'objet
d'analyse, réduisant la musique à un outil d'illustration du modèle obtenu. Il faut
reconnaître que l’engouement scientifique pour la musique dépasse de loin les
perspectives de la musicologie, ce qui ne met pas en question le besoin d'une
musicologie ouverte, intégrative et pluridisciplinaire.
Les expériences qui traitent de la réalité perceptive des hiérarchies entre les
notes d'une gamme asymétrique, ou entre les accords dans un contexte tonal, n'ont pas
eu recours à des extraits musicaux d'une durée supérieure à quelques secondes. Le
paradigme d'amorçage harmonique par exemple, utilisait des stimuli allant d'une paire
d'accords, jusqu'à des séries de sept ou neuf accords ayant été composés spécifiquement
pour ces protocoles expérimentaux. Le fait que ces expériences n'utilisent pas des
extraits d'œuvres du répertoire, n'a pas été soulevé comme un problème susceptible de
mettre en question l'acuité des résultats. La raison à cela est sans doute le fait que ces
études ciblent un aspect restrictif de l'expérience perceptive. En effet, prendre la mesure
de la composante hédoniste ne les occupe pas ; c'est la question de la représentativité
cognitive des caractéristiques du stimulus qui est posée.
La découverte d'un parallélisme entre certains aspects de la théorie tonale et la
représentation mentale d'énoncés musicaux simples, rend évidente l'existence d'un
rapport entre la musicalité comme compétence d'ordre cognitif, et la tonalité comme sa
manifestation culturelle. La tonalité comme langage musical est donc une réalité. Mais
cela n'implique pas que tous les postulats théoriques par lesquels les musicologues
décrivent le répertoire embrassé par la tonalité, ni même leur définition de cette
dernière, soient scientifiquement corrects. Le risque que cela ne soit pas toujours le cas
s'accentue inévitablement vis-à-vis d'un paradigme ontologique changeant comme celui
qui nous occupe dans ce travail.
Un matériel expérimental d'une durée restreinte aura aussi permis aux
chercheurs d’opérer entre les limites du présent psychologique (Fraisse, 1958), et de la
mémoire à court terme (Miller, 1956 ; Baddeley, 2007). Or, l'un des postulats de la
théorie tonale est qu'une organisation fortement structurée, tant sur le plan harmonique
133
(C. Deliège, 1984) que thématique (Schöenberg 1911, 1954 ; Schenker, 1935), garantit
le maximum de cohérence à l'œuvre dans sa globalité. Tester de manière expérimentale
la véracité de cette assomption théorique, signifie que l'on va évaluer l'efficacité
esthétique dont nous avons parlé au premier chapitre. Ces études s'inscrivent donc dans
le domaine de l'esthétique expérimentale. D'un autre côté, du fait de la longueur des
extraits ainsi que du caractère hédoniste et subjectif de la tâche qui sera demandée aux
participants, les capacités mnésiques et attentionnelles seront particulièrement sollicitées
par ces expériences.
Nicholas Cook (1987) vise à évaluer la cohérence tonale dans une expérience où
il fait entendre des pièces d'une durée allant de 30 secondes jusqu'à 6 minutes, dans
lesquelles la tonalité finale a été modifiée de telle sorte qu'elle ne coïncide plus avec la
tonalité de départ. Demandant aux participants de noter la pièce sur des échelles de
cohérence et complétude, Cook n'obtient des résultats en accord avec le principe
théorique, que pour les pièces d'une durée de 30 secondes, ce qui l'amène à conclure que
« l'unité tonale d'une sonate est de nature conceptuelle plutôt que perceptive, et cela en
contraste avec l'unité, quant à elle perceptive, d'une phrase seule. »199 Karno et Konecni
(1992) ont conduit une expérience qui non seulement concerne la cohérence tonale,
mais aussi thématique. Pour ce faire ils ont utilisé le premier mouvement de la
Symphonie en sol mineur K. 550 de Mozart. Le choix de ce mouvement avait été motivé
par la critique adressée par R. Batt à une expérience publiée par Konecni et Gotlieb en
1985. Dans cette première publication les chercheurs permutent les différentes sections
d e s Variations Goldberg de J. S. Bach et cherchent à enquêter sur l'effet de cette
manipulation sur la perception de la grande forme. Batt affirme à juste titre que le choix
des Variations Goldberg n'est pas le plus approprié pour le but que les expérimentateurs
se donnent, et suggère à ce propos le premier mouvement de la Symphonie K. 550.
Karno et Konecni (1992) acceptent le défi et procèdent de la manière suivante : le
mouvement est coupé en neuf sections ayant une cohérence tonale interne. Cinq
versions disposant les neuf sections dans des ordres différents mais incluant la version
originale, sont présentées aux participants. Ils doivent ensuite les qualifier selon trois
échelles bipolaires sur les critères suivants : 1) plaisant vs. déplaisant, 2) intéressant vs.
inintéressant et 3) envie de posséder ou non une copie de l’enregistrement. Les quatre
134
versions altérées comportent des niveaux graduels d'éloignement vis-à-vis de l'ordre
original. Par conséquent, si la cohérence perceptive était significativement plus
importante pour la version originale, une réduction graduelle dans la notation des
versions devrait s'ensuivre. Or, les résultats statistiques ne permettent pas de corroborer
l'hypothèse de cette tendance.
Dans la même publication, une deuxième étude est conduite avec le même
matériau, mais cette fois les participants sont des musiciens : 11 étudiants de la faculté
de musique de l'université de Californie à San Diego. Les résultats n'ont pas montré une
meilleure performance dans ce groupe par rapport à celui de la première étude.
Tillmann e t Bigand (1996 ; 2001) ont poursuivi les expériences dans ce
domaine par une étude comparative entre trois pièces dont la structure avait été
drastiquement modifiée. La gigue de la première Suite française de Bach, l'Allegro de la
Sonate KV 570 de Mozart et la gigue de la Suite op. 25 de Schoenberg ont été
sectionnées en 21, 29 et 27 extraits respectivement. Seulement deux versions ont été
utilisé : la version originale et la version présentant tous les extraits dans l'ordre inverse.
Les participants ont été repartis en deux groupes ; l'un écouta la version originale tandis
que l'autre fut testé sur la version inversée. Les participants devaient ensuite qualifier
chaque pièce sur 27 échelles sémantiques bipolaires – ex : détente/tension ;
déplaisant/plaisant ; douceur/agressivité, etc. Une comparaison confrontant les
qualifications des deux versions n'a montré qu'une très faible variation. À la fin de
l'expérience les participants ont été informés du protocole et on leur a demandé quelle
version ils pensaient avoir entendu. Pour la version originale, 77% ont répondu
correctement, tandis que seulement 43% des participants ont reconnu avoir entendu une
version altérée.
200 M. Karno & V. Konecni, “The effect of structural interventions in the first movement of
Mozart’ Symphony in G Minor K. 550 on aesthetic preference.” Music Perception, 10, 1992,
p. 67.
135
R . Granot et N. Jacoby (2011a, 2011b) apportent davantage d'évidence contre
cette hypothèse théorique qui stipule que la structure tonale globale, et la structure
thématique à grande échelle, sont des réalités perceptives responsables au plus haut
degré de la valeur esthétique d'une œuvre. Ils imaginent une méthodologie très originale
où les participants, qui jusqu'à présent avaient eu un rôle passif, deviennent très actifs.
Deux mouvements en forme sonate sont utilisés: le premier mouvement de la Sonate K.
570 de Mozart et celui de la sonate Hob. XVI-34 de Haydn, sont découpés en 10 et 8
segments respectivement. Les participants sont mis au courant de l'altération qu'a été
faite et sont invités à réordonner la pièce à partir d'un enregistrement où ces segments
sont présentés dans un ordre aléatoire. Le protocole pour les deux études est le même.
Parmi les participants, différents niveaux de formation musicale étaient
représentés. Sur un total de 82 sujets pour l'étude sur la sonate de Haydn, 31
témoignaient d'une pratique musicale de plus de 7 ans, et 45 avait une formation nulle
ou négligeable. Pour chacune des expériences seulement deux participants ont réussi à
reconstituer le mouvement original ; il s'agissait à chaque fois de sujets avec une
formation musicale solide. La plupart des sujets ont eu une performance
particulièrement faible, n'enchaînant correctement que deux ou trois segments, et cela
malgré le fait que 20 participants avaient plus de neuf ans de pratique musicale et
plusieurs parmi eux ont reconnu avoir affaire à une forme sonate. Néanmoins une
analyse de la superstructure a permis aux chercheurs de rendre compte d'une sensibilité
importante pour la structure tripartite ABA : les participants ont montré par une
tendance significativement plus élevée que le hasard, une préférence à placer les
segments moins stables vers le milieu. Nonobstant, ces études conduisent à croire que
l'organisation tripartite est facilitée par une sensibilité envers la symétrie, plutôt que par
la hiérarchie tonale comme le postule la théorie musicale.
Si le retour à la tonalité d'origine n'est pas un gage de cohérence perceptive
comme le prétend la théorie musicale, alors il correspond, comme le suggère Cook
(1987), à un schéma de « nature conceptuelle ». La question se pose de savoir si la
facilitation de la forme en trois parties avec au milieu une section moins stable et un
retour – rappel – vers la fin, correspond – et si c'est le cas, dans quelle mesure – à la
projection d'un acquis culturel ou d'une préférence innée pour la symétrie. Bien qu'il
faille admettre le fait qu'au bout du compte, le produit culturel est lui aussi, au même
136
titre qu'une prédisposition génétique, un produit de la nature. Car comme le dit Edgar
Morin dans le contexte d'une « sociogenèse » :
« tout bond qualitatif en avant de la culture et tout bond qualitatif en avant du cerveau
s'entre-favorisent et l'évolution socioculturelle joue un rôle décisif dans l'évolution
biologique qui conduit à sapiens. »201
137
accepter le pari d'un terrain de recherche ouvert au dialogue transversal entre des
disciplines et des méthodes diverses. C'est la perspective que nous défendons depuis le
début de ce travail, et dont l'une des nombreuses conséquences concerne la musicologie
analytique. En effet, dans ce contexte l'analyste observe comment son centre d'intérêt se
déplace, de « la musique » en tant que catégorie historique et culturelle spécifique, vers
la « musicalité humaine » comme catégorie relevant d'une compétence universelle chez
l'humain.202 Cette notion de « musicalité humaine » qui mobilise nécessairement celle de
communication inter-subjective (Imberty, 2007, p.7), pose au musicologue des
questions nouvelles sur le plan méthodologique. En reconnaissant à cette musicalité
humaine le statut d'interface communicationnelle inter-subjective, les œuvres musicales
– qui se définissent traditionnellement en musicologie par leur contexte historique et
géographique d'origine –, se retrouvent actualisées dans un paradigme qui les considère
comme moyen et non comme fin, car la « musicalité » en question se manifeste à travers
la perception de l'œuvre, c'est-à-dire dans un espace/temps autre que celui de l'objet
culturel compris comme artefact. Reconnaître l'intérêt musicologique de l'étude de la
musicalité humaine, revient à reconnaître aux œuvres une dimension analysable qui
dépasse leur catégorie historique. L'actualité anhistorique et universelle de cette
musicalité humaine, fait de l'œuvre perçue l'intermédiaire entre l'écoute pour-soi comme
expérience phénoménologique individuelle et intime, et le processus de création qui date
et contextualise l'œuvre, en faisant un objet culturel. L'intérêt pour la musicalité suppose
donc une redéfinition de l'objet musical et questionne les frontières de la discipline
musicologique, à la fois sur le plan heuristique et méthodologique.
C'est justement dans un contexte communicationnel, impliquant la médiation
d'un message entre une première instance émettrice et une deuxième réceptrice, que les
expériences citées ci-dessus montrent leur aspect restrictif, car elles ne visent pas le
contenu même de l'acte perceptif mais seulement sa forme et ses conditions. Cela a été
le travail de l'esthétique scientifique depuis Fechner (1876), que d'accorder un statut
scientifique à la dimension hédoniste par laquelle le contenu esthétique se manifeste.
L'expérience sensible et subjective de celui qui perçoit l'œuvre d'art est nécessairement
dépendante d'un processus de décryptage qui engage la totalité de la chaîne de
202 Michel Imberty, dans son introduction à Temps, geste et musicalité, dont il est co-éditeur
(2007), fait une présentation de ce concept qu'on retrouve dans des travaux de Stephen
Malloch (1999) et Colwyn Trevarthen (1999) formulé comme musicalité communicative.
138
communication. C'est justement là, dans cette continuité striée entre le message reçu et
le message conçu, que le musicologue trouve un domaine qui le concerne au plus haut
degré, à savoir : la question du sens de l'œuvre musicale en tant qu'il est perçu par
l'auditeur, et contenu dans ce produit culturel complexe qu'est l'objet musical.
Le parallélisme prôné depuis Baumgarten entre une connaissance sensible d'un
côté, et une connaissance logique de l'autre qui se mirent sans jamais se toucher, a été
repensé grâce à l'étude scientifique de l'émotion (R. Dantzer, 1992, 1993 ; D. Evans &
P. Cruse, 2004 ; Cyrulnik, 2000). Les travaux de Damasio (1996 ; 1999) permettent de
remplacer ce parallélisme par un prolongement qui, partant de l'évidence somatique
accompagnant l'émotion, va jusqu'à atteindre la raison et le logos. Les études qui visent
la réponse hédoniste ne s'inscrivent donc pas moins dans le champ de la cognition ; en
fait, la cognition, l'émotion, ainsi que le niveau somatique, se retrouvent comme
composantes d'un même phénomène perceptif. Seulement leur étude requiert des
protocoles expérimentaux différenciés.
Pour cibler la réponse hédoniste les chercheurs ont eu recours à des techniques
de mesure physiologiques – rythme cardiaque, conductance de la peau –,
comportementales – persistance du regard – et verbales. Ils cherchent à décrire des états
et des tendances émotionnelles dans un espace bidimensionnel : valence-arousal
– valence et éveil ou excitation – qui permet de rendre compte de la granularité d'un état
émotionnel donné. L'éveil, – arousal – fait référence au niveau d'excitation du sujet, et
peut être inféré à partir d'une mesure physiologique comme la variation dans la
conductance électrique de la peau, la périodicité respiratoire où des palpitations
cardiaques, aussi bien que par l'observation de l'activité neuronale en IRMf. 203 L'éveil
peut aussi être observé dans le comportement du sujet, notamment par les fluctuations
du ton de sa voix, ou ses gestes faciaux. Mais le niveau d'éveil ne détermine pas à lui
seul la nature de l'émotion, c'est-à-dire sa valence. La valence est donc la dimension du
plaisant et du déplaisant, de l'agrément et du désagrément qui est au cœur de la
naissance de l'esthétique. Elle est pourtant proposée par l'esthétique scientifique comme
un paramètre constitutif de l'émotion, et ordonnée de manière graduée. Cet espace
bidimensionnel aura permis en 1980 à James Russell de cartographier différents états
émotionnels humains en les associant à des seuils d'éveil et valence (voir fig. 8).
139
Figure 8
« the circumplex model of affect », D'après, J. Posner, J. Russell
& B. Peterson (2005).
Les études de D. Berlyne ont permis d'établir un lien de causalité entre l'éveil et
la complexité relative du stimulus. Cette corrélation apparaît dans une approche où
l'œuvre d'art est identifiée au signal dans le cadre de la théorie de l'information. Les
catégories de redondance et d'incertitude qui permettent de repérer la quantité
d'information d'un signal transmis, sont associées à des caractéristiques formelles
chargées d'un potentiel esthétique : l'unité, l'ordre et la cohérence structurelle sont
associés à la redondance, tandis que le tension et la variété sont en relation avec
l'incertitude (voir D . Berlyne, 1974, p. 19). La complexité dans ce contexte apparaît
comme un paramètre déterminant amplement la fluctuation de l'éveil émotionnel : « As
expected, the rated pleasingness of relatively complex patterns was found to increase
and then decline, while that on relatively simple patterns declined from the start. »204
Cette relation entre complexité relative et niveau d'éveil, se révèle être une
expression de la motivation du sujet, ou plus exactement de son intérêt. C'est-à-dire que
le niveau de complexité peut soit motiver le sujet soit le décourager à l'engagement
perceptif. Berlyne étudie amplement cette relation dans le domaine visuel et arrive à la
conclusion que l'intérêt augmente avec une complexité qui s’amplifie. Mais une rupture
se produit dès lors que la complexité devient trop importante, portant l'intérêt vers un
140
déclin. Le musicologue remarquera que la gestion de la forme musicale par le
compositeur est en relation intime avec cette capacité de l'auditeur à rester intéressé.
Une musique qui fluctue entre le haut et le bas de la moitié droite de la figure 8,
semblerait particulièrement propice à interpeller l'attention de l'auditeur.
141
Le fait de modifier une œuvre musicale en la faisant passer du mode majeur au mode
mineur, en ralentissant le tempo et en diminuant son niveau dynamique général
modifie le message émotionnel perçu de la musique dans le sens de la joie vers la
peine.205
142
inadéquat de considérer que l'évidence à la fois psychologique et physiologique de la
concomitance entre l'expérience esthétique et un vécu émotionnel – ce qu'Imberty
appelle la « trame temporelle de ressentis » (1997) –, ne témoigne aussi d'une relation
entre la manière dont ce ressenti émerge et l'objet externe sur lequel s'attarde notre
perception.
Une hypothèse contraire, excluant le caractère nécessaire de la relation entre
l'émotion et la contemplation esthétique, postule que pour reconnaitre l'émotion
caractéristique d'une musique il ne serait pas nécessaire d'être soi-même affecté par
l'émotion en question, a été posée par les défenseurs d'une théorie de l'expression
musicale basée sur la ressemblance. Peter Kivy (1980) et Stephen Davies (1994)
soutiennent que la musique tire son pouvoir expressif de sa ressemblance avec la
manière comme les humains utilisent leur langage corporel et vocal – non-sémantique –
pour communiquer leurs états émotionnels. Mais dire que l'éveil d'une émotion repose
sur la ressemblance c'est avant tout identifier l'acte perceptif à une tâche cognitive de
reconnaissance. Tel est le cas de la lecture d'une liste de mots signifiant des émotions
différentes ; on n'a certainement pas de difficulté à reconnaître le sens du mot bonheur,
sans nécessairement ressentir un bonheur particulier au moment de sa lecture. Mais il y
a, dans une théorie fortement axée sur la ressemblance, la supposition d'une forme
d'éveil très atténuée, voir nulle, et qui correspond à une représentation stéréotypée et
symbolique de l'émotion. Lorsque Davies dit : « écouter une émotion en musique est
une situation analogue au fait de reconnaître la tristesse dans un masque qui
traditionnellement représente la tragédie »,206 il ne peut mieux illustrer cette dérive. On
doit donc se demander si la reconnaissance d'une émotion est un réquisit à la bonne
réception du message d'une musique.
Comme la psychologie l'a montré (Perruchet, 1988 ; Ninio, 2011), la
reconnaissance est un traitement cognitif de type descendant – top-down – qui dans la
vie quotidienne a l'effet avantageux de nous libérer de la nécessité d'une contemplation
trop attentive. Dans le contexte de la perception banale, la capacité à reconnaître les
situations et les objets de notre entourage libère nos ressources cognitives plus qu'elle ne
les engage. Alors on doit se poser la question suivante, est-ce que la contemplation
esthétique est un état perceptif banal ? Tom Cochrane (2010) s'oppose à Kivy et Davies
206 Stephen Davies, « Contra the Hypothetical Persona in Music », in Emotion and the Arts, M.
Hjort & S. Laver ed., Oxford Univesity Press, 1997, p. 97.
143
avec l’argument que la ressemblance avec le langage ancestral – corporel, gesticulatoire,
etc. –, n'épuise pas l'ampleur expressive de la musique. Selon Cochrane un lien avec
l'état émotionnel actuel de l'auditeur s'impose, ce qui le conduit à adhérer à une
définition de l'émotion en phase avec celle de Damasio.
I think that these resemblances are a means for music to provide a deeper
resemblance to the feeling of an emotion, not merely it's outward appearance. Emotions
are constructed by patterns of bodily changes and their experience is centrally
characterized by the feeling of those bodily changes. Given this, it is intuitive to suppose
that if music is so good at expressing emotions, then it should be because it captures the
experience of undergoing bodily changes.207
144
sensible elle-même, car l'art est en soi un langage inter-subjectif fait de stimuli
sensoriels. La contemplation esthétique que nous avons définie dans le deuxième
chapitre comme un état introspectif allo-centré, n'est pas un état subjectif cloisonné, car
il est assujetti à l'objet contemplé par la chaîne de communication dont il est partie
intégrante. Une connaissance sensible acquise dans le cadre d'un tel échange, est
susceptible d'être extériorisée à son tour par un processus créateur de même nature ;
c'est l'hypothèse qui sera développée dans la dernière partie de ce travail dans l'optique
d'une analyse à la fois créative et empirique.
145
Partie
II
146
Chapitre 5
Les concepts qui ont été utiles pour ordonner les choses acquièrent une autorité telle sur
nous que nous oublions leur origine terrestre et les acceptons comme une donnée
inaltérable. Ainsi viennent-ils comme s'ils avaient l'étiquette de nécessités de la pensée,
de données a priori, etc. La voie du progrès scientifique et souvent fermée pour
longtemps par de telles erreurs.209
209 Albert Einstein, cité dans : Alain Berthoz, La simplexité, Paris , Odile Jacob, 2009, p. 7.
147
Tenant le substrat humain comme un fil d'Ariane, on est forcé de contester
l'autonomie qu'Adler attribue aux différentes parcelles de la discipline musicologique.
Un paradigme musicologique qui accepte de positionner l'objet de son étude dans la
perspective de L'unité de l'homme210 et de la complexité du vivant, aboutit à une
modification de la discipline par la dissolution de ses sujets traditionnels dans des
problématiques qui la dépassent, ou plutôt, qui la traversent. Tout de même, il y a dans
ce paradigme la promesse de réponses nouvelles à des questions latentes, qui n'auraient
été que partiellement comprises, ou inhabilement formulées. Ce que l'on se propose de
faire dans la suite de ce travail, est de faire apparaître certaines de ces problématiques,
puis d'interroger les conséquences que la pensée analytique doit en tirer.
210 C'est le titre de l'ouvrage édité par Edgar Morin et Massimo Piattelli-Palmarini, où sont
repris l'essentiel des communications du colloque du même nom qui eut lieu en septembre
1972 à l'abbaye de Royaumont. Ce colloque regroupait des psychologues, sociologues,
éthologues, médecins, biologistes, et neurologues, parmi lesquels, des noms aussi importants
que Jacques Monod, Jean-Pierre Changeux, Serge Moscovici, en plus d'Edgar Morin.
148
Music creates coherence only in terms of its function in a time flow. Hence musical
structures cannot be treated as static or reversible. Musical structures cannot be
subjected to well-formedness criteria merely on the syntactic level. They cannot be
identified with visually occurring structures in notation. The challenge in music theory
is to develop a methodology that incorporates this paradox.211
La définition d'une catégorie comme celle de tonalité par exemple, ne sera pas
la même si l'on se réfère à sa présence notée, ou à sa réalité perceptive. La notation
donne à la catégorie de tonalité une dimension historique qui n'est pas nécessairement
présente à l'audition ; dans la pièce In C, de Terry Riley, certaines formes mélodiques
peuvent donner lieu à une catégorisation perceptive en termes de tonalité. Mais une
écoute qui néglige l'aspect fonctionnel de l'harmonie tonale pour se concentrer sur le
timbre,212 ne ferait peut-être pas appel à la même catégorie perceptive. La partition,
quant à elle, malgré sa construction inhabituelle, manipule un ensemble de symboles qui
renvoient d'une manière ou d'une autre à la notion de tonalité : le titre de l'œuvre, In C,
semble jouer sur une ambiguïté : il s'agit de comprendre l'œuvre comme étant « en do » ?
ou sur la note do ? En même temps, grand nombre des 53 cellules qui composent la
pièce, évoquent, au moins dans un sens iconographique, l'appartenance au mode de do
majeur (ex.1).
Exemple 1
D'après In C de Terry Riley, cellules 11, 29 et 31 successivement.
211 Otto Laske, « Toward an explicit cognitive theory of musical listening », Computer Musical
Journal Vol. 4.2, 1980. p. 73.
212 Stefan Kostka commente cette pièce dans le chapitre qu'il consacre au minimalisme dans
Materials and Techniques of Post-Tonal Music (Pearson, 2012). Tout en l'identifiant au
langage tonal, Kostka insiste sur le fait que c'est le caractère indéterminé dans la durée des
plages sonores et la rareté des nouveautés, qui constituent « les événements les plus
importants de la pièce » (p. 303).
149
Dans le répertoire du début du XXe siècle, alors que justement la volonté de
certains compositeurs de l'avant-garde était de défier les principes de la tradition tonale,
se pose la question de définir les critères qui nous permettraient d'identifier une œuvre
comme étant encore tonale, ou comme inaugurant ladite « atonalité ». Un siècle plus
tard cette question reste encore d'actualité car on est loin de l'unanimité à l'égard des
analyses contemporaines de ce répertoire. L'étude du corpus d'œuvres librement atonales
– pré-sérielles – de l'école de Vienne, par exemple, conduit à des impasses de type
grammatologique213, qui restent insurmontables tant que la notion même de tonalité dans
sa relation aux différents modes d'existence de la musicale, n'est pas appréhendée par le
discours analytique.
213 La « grammatologie » est définie par Derrida, comme la science générale de l'écriture.
214 On oublie souvent que Schoenberg, conscient de l'incongruence entre le système notationnel
et une écriture dodécaphonique, propose en 1924 un nouveau système de notation qui
s'émancipe du carcan heptatonique. Voir Le style et l'idée, titre VII.
215 « Ich fühle luft von anderem Planeten » dit la première phrase du poème Entrückung de
Stefan George que Schoenberg met en musique dans ce mouvement.
216 Dans son ouvrage The Early Works of Arnold Schoenberg de 1993, Walter Frisch ne
dissocie pas les modes d’existence qui distinguent la partition de l'œuvre perçue, ce qui le
conduit à formuler des assertions qui, comme c'est le cas ici, ne permettent pas une
compréhension cohérente du fragment concerné par l'analyse.
150
système notationnel décider tout seul de la présence ou de l'absence de tonalité, car il ne
se pose pas la question suivante : si l'outil de notation musicale est heptatonique,
comment établir à partir de quel moment le dodécaphonisme ou quelque chose d'autre
importe la tonalité ?
Exemple 2
Arnold Schoenberg, op.10,. 4° mvt, mesure 3.
Le déroulement de la variation tout entière est rythmé par le retour de plusieurs gestes
151
cadentiels, selon une périodicité due au cycle des tierces majeures qu'engendre la
succession des formes sérielles.218
Exemple 3
Mesures 5-8 du quatuor op. 28, mv. 2° mvt, d'A. Webern.
Le deuxième temps de la mesure 6 montre une septième de dominante tandis que le
premier temps de la mesure huit donne à entendre un accord majeur en second reversement.
Une autre catégorie qui se trouve relativisée est bien évidemment celle de la
forme, car si elle est pertinente pour chacun des modes d'existence de l'œuvre musicale,
elle l'est d'une manière différente pour chacun d'eux. Prenons encore exemple dans le
répertoire des premières années de l'école de Vienne. Dans son analyse de la sonate op.
1 d'Alban Berg, Adorno, qui connait parfaitement les fondements théoriques que
152
Schoenberg transmit à ses élèves, utilise la notion de « variation développante » telle
qu'elle est théorisée par l'école, 220 pour démontrer un rapport de cohérence entre le
premier et le second thème (ex. 4).
Le début de ce thème (deuxième thème m. 30) résulte encore d'une rotation interne
de celui du thème principal ; les intervalles mi-la dièse-si donnent en effet, si l'on
commence par la dernière note et si l'on décrit une ligne ascendante, le motif initial du
conséquent : si-mi-la dièse (qui transposée donne : sol-do-fa dièse).221
Or, une analyse comparative de ces deux thèmes montre qu'il ont un degré de
parenté beaucoup plus apparent, et d'autant plus important qu'il est aisément audible (ex.
4), alors que pour Adorno, la cohérence formelle se justifie par la permutation
rétrogradée du motif principal ; un calcul dont la pertinence pour l'écoute est plus que
contestable.
Exemple 4
Berg op. 1. A : Thème principal mesures 1-2, B : second thème mesure 30.
220 Dans les écrits de Schoenberg cette notion de la variation développante revient à maintes
reprises. Voir notamment Brahms le progressiste e t comment j'ai évolué, dans Le style et
l'idée. Voir aussi : pourquoi la musique de Schoenberg est-elle si difficile à comprendre ? cf.
Berg, Alban (1957).
221 Theodor Adorno, Alban Berg, le maître de la transition infime, trad. Rainer Rochlitz, Paris,
Gallimard, 1989, p. 84. nous commentons entre parenthèses.
153
dimension calligraphique de la partition – qui est l'objet de son analyse –, pour nous
prévenir de la précarité de son approche qui n'intègre pas la complexité modale de la
catégorie formelle en musique. La seule manière de concilier la lecture d' Adorno avec
celle plus traditionnelle que j'ai proposée, est d'assumer que le philosophe allemand
utilise les catégories formelles de motif et variation dans le seul cadre de leur
représentation abstraite, et de leur notation dans l'espace-plan que constitue la partition.
Or, voilà une précaution que le lecteur d'Adorno ne rencontre pas.
Plus récemment, certains auteurs semblent reconnaître cette nécessité de
décliner l'objet à étudier selon le régime ontologique qui le concerne ; d'autres vont aller
jusqu'à prendre ce paradigme comme donnée de base pour penser la musique. Le
compositeur et musicologue Roger Reynolds met en évidence ce paradigme dès les
premières pages de son livre Mind Models :
En tant que compositeur, Reynolds témoigne par ces écrits – comme Xenakis
l'a aussi fait (1979) –, non pas d'une intuition, mais d'une véritable prise de conscience,
ainsi que d'une volonté réelle de comprendre et d'intégrer l'écart entre d'un côté un
travail créateur, s'appuyant fatalement sur l'écriture, et de l'autre côté la réalité de sa
perception différée dans l'écoute ; une relation au milieu de laquelle doit trouve sa place
l'analyse musicale. Reynolds montre un vif intérêt pour la littérature scientifique dans
des domaines comme la perception du temps,223 la mémoire et l'attention. Il a collaboré a
des expériences très significatives notamment en compagnie de Stephen McAdams (et
al., 2004). Mais sans faire appel à des connaissances scientifiques poussées, d'autres
compositeurs font preuve d'une pleine conscience de cet état de fait, et développent des
stratégies compositionnelles en conséquence. Toru Takemitsu (Reynolds & Takemitsu,
1996) ou encore Morton Feldman pour qui « les formes musicales occidentales sont
222 Roger Reynolds, Mind Models : New forms of musical experience, New York, Praeger
Publishers, 1975, p. 5.
223 Dans Mind models, Reynolds cite amplement La psychologie du temps de P. Fraisse (1957)
154
devenues des paraphrases de la mémoire »,224 en sont des exemples.
Dans une perspective plus systématique et expérimentale, le M.I.M 225 regroupe
depuis 1991 musicologues, compositeurs et informaticiens autour d'un projet pour le
développement d'outils qui permettent l'analyse de la musique en tant « qu'objet
signifiant ».226 Ce travail a abouti à la création des Unités sémiotiques temporelles
(UST). Les UST sont des cas types de morphologies sonores. Elles s'inscrivent dans la
lignée des objets sonores de Pierre Schaeffer (1977), bien que la notion de l'écoute
réduite soit ici remplacée par une attitude moins esthétique et plus analytique, car les
propriétés formelles des UST s'inscrivent dans un espace analogique inter-domaine. 227
En tant que catégories audibles, les UST deviennent pensables et descriptibles à la fois
sémantiquement et morphologiquement par l'utilisation récurrente de l'analogie et la
métaphore. Il s'agit là d'un effort pour concilier l'analyse d'un support noté – partition ou
numérique – avec les caractéristiques signifiantes pour l'écoute. De cette manière est
assumée la fonction communicationnelle dont la forme musicale est porteuse.
Les unités sémiotiques temporelles sont donc nommées et définies en accord
avec des caractéristiques morphologiques invariables, ainsi qu'avec leur évolution
dynamique dans le temps, et au type d'engagement perceptif qu'elles requièrent de
l'auditeur ; en elles l'analyse de la forme passe par l'évaluation de son efficacité dans la
transmission d'un contenu sensible. C'est un effort analytique dont l'envergure dépasse
la modélisation du signe discret, figé par l'écriture, et qui tente de mieux appréhender la
complexité réelle du phénomène musical tout entier. Les UST peuvent être regroupées
selon qu'elles ont une ou plusieurs phases successives, ou qu'elles sont délimitées ou pas
dans le temps. En guise d'exemple je présente ci-dessous deux UST extraites du
catalogue accessible sur le portail internet du M.I.M. ; catalogue qui comporte à ce jour
un total de 19 UST.
Notons que dans l'énumération « d'autres caractéristiques pertinentes
nécessaires », la durée globale de l'UST « Chute », est réduite à seulement quelques
secondes afin qu'elle puisse être « intégrée perceptivement comme une forme ». Cela
224 Morton Feldman, Ecrits et paroles, Dijon, Les presses du réel, 2008, p. 30.
225 Laboratoire de musique et informatique de Marseille.
226 François Delalande, Les Unités Sémiotiques Temporelles : Problématique et essai de
définition, dans MIM, 1996, p. 17.
227 Au sujet de la métaphore et du cross-domain mapping, voir : Lawrence Zbikowski, 2002,
chapitre 2.
155
montre l'importance que les chercheurs du M.I.M accordent aux capacités et à
l'engagement perceptif requit par l'auditeur.
Description sémantique :
Comme quelque chose qui tente de se mettre en route. Semble introduire quelque chose. La
variation d'un ou plusieurs paramètres indique un mouvement (avec ou sans direction).
La réitération d'un ou plusieurs paramètres suggère plusieurs tentatives de réaliser une
intention.
La deuxième phase est une suspension, une retenue, pouvant être un silence.
2- UST : Chute :
Description sémantique :
* Équilibre instable qui se rompt
* Suspens puis basculement ( la prise de conscience de la phase de suspens se fait, en fait,
après coup).
* Perte d'énergie potentielle qui se convertit en énergie cinétique.
156
l'équipe scientifique du laboratoire marseillais. Sciarrino, animé par l'enseignement de la
composition, ressent la nécessité de développer des nouveaux outils d'écoute et de
création.229 Ses « Figure » sont expliquées non seulement à l'aide d'exemples musicaux,
mais il puise aussi dans les arts plastiques. Une étude comparative entre les UST et les
Figure – dont le développement est contemporain mais indépendant – a été faite par
Grazia Giacco (2008). Elvio Cipollone, dans sa collaboration au même volume,230 fait
une triple comparaison, en rajoutant les Figurenlehren baroques.
L'analyse musicale trouve donc un champ d'application dans le contexte
anthropocentrique que nous avons présenté. Il s'agit d'une tentative d'analyse qui prend
en compte l'interstice entre les différents modes d'existence de l'œuvre musicale, tout en
favorisant la dimension esthétique par laquelle ces derniers sont quintessenciés.
Seulement, pour pouvoir mener à bien cette entreprise, le musicologue n'a pas de détour
possible ; il doit assumer le terrain zigzaguant où se rencontrent disciplines et méthodes
diverses.
L'analyse d'Adorno qu'a été commentée précédemment possède sans doute un
intérêt heuristique, mais le fait que la démarche analytique ne soit pas contextualisée
dans une théorie de la complexité inhérente à l'objet musical, fait qu'elle se trouve
revêtue d'une allure indéterminée qui empêche d'évaluer son utilité réelle. C'est du
moins l'apparence qu'elle prend dans le cadre épistémologique qui nous concerne ici, car
si la partition peut être envisagée comme le but même de l'analyse, les caractéristiques
pertinentes ne seront pas tout à fait les mêmes si la partition est appréhendée comme
support à la création, ou comme support d'un objet qui se réalise par et dans l'écoute.
D'une manière analogue, lorsque c'est le style qui fait l'objet d'une analyse, les attributs
saillants ne seront pas les mêmes si l'on procède par une formalisation de la structure
inscrite sur la partition, ou si par style l'on interpelle la sphère affective, en termes de
configurations acoustiques porteuses de sens. La seule manière de garder le discours des
dangers de cette indétermination, est peut-être de prendre pleine conscience du fait que,
comme le dit Imberty, « l'œuvre musicale, par la nécessité de l'exécution et par la
229 Il est particulièrement intéressant de voir que malgré le fait que Sciarrino et le MIM ont des
objectifs différents, le premier cherchant à créer des outils d'écoute et de composition, tandis
que le MIM vise l'analyse et l'expérimentation, leurs propositions ressembleront
profondément. Le point commun est de toute évidence la place centrale qu'ils accordent tous
les deux à la dimension communicationnelle de la musique.
230 Emmanuelle Rix et Marcel Formosa (eds), Vers une sémiotique temporelle générale dans
les arts, Paris, Delatour-IRCAM, 2008.
157
fragilité des systèmes de notation, ne peut être considérée comme objet-modèle »231
Il est inutile de dire que les exemples reprenant le cas de figure qu'on a présenté
avec l'analyse d'Adorno sont innombrables, Mais citons encore la monographie que
Allen Forte (1998) consacre aux œuvres pré-sérielles de Anton Webern. S'inscrivant
dans le cadre de la théorie des ensembles (Babbitt, 1961; Perle, 1962 ; Forte, 1973),
Forte aboutit à une formalisation cohérente du corpus d'œuvres qu'il vise. Bien
évidemment, cette cohérence n'est pas représentative de tous les niveaux de l'œuvre, elle
est même pensable comme autonome vis-à-vis de l'œuvre, car comme le dit Jean-Louis
Leleu, le cadre théorique sur lequel Forte inscrit son analyse est « imposé du dehors ».232
Mais la tentation de l'analyste pour faire l'amalgame entre son analyse
formellement réussie et l'œuvre, est trop grande ; comme on l'a vu dans le troisième
chapitre, cette surestimation des théories est une attitude traditionnelle dans l'analyse
musicale, et l'on peut la faire remonter aussi loin que l'harmonie des sphères. Chez Forte
encore, l'analyse formalisée finit par se confondre abusivement dans la complexité
ontologique de l'œuvre. Dans ce sens nous partageons la critique que Lee Tsang adresse
à Forte dans ces termes :
Dans une approche qui donne une place prépondérante non seulement à
l'auditeur mais aussi à la dimension humaine qui englobe tous les visages de l'œuvre
musicale, l'analyse du style se décentre de la partition et place dans sa ligne de mire une
réalité de l'œuvre qui, certes ne l’épuise pas, mais a l'avantage de respecter sa
complexité. Michel Imberty (2005) est l'auteur d'une approche analytique originale où le
style se trouve associé à « des trames temporelles d’éprouver »,234 c'est-à-dire qu'un lien
entre la partition et l'intégration psycho-somatique de son interprétation est considéré.
231 Michel Imberty, Les écritures du temps, Paris, Bordas 1981, p. 33.
232 Jean-Louis Leleu, La construction de l'idée musicale, Genève, Contrechamps, 2015, p. 34.
233 Lee Tsang, rewiew : « Allen Forte, The Atonal Music of Anton Webern », Music Analysis,
Oct. 2002, Vol. 21, No. 3, pp. 417-427.
234 Michel Imberty, « Formes de la répétition et formes des affects du temps dans l'expression
musicale » Musicae scientae Vol.1 n°1, 1997, p. 54.
158
Imberty fait appel pour cela à des protocoles expérimentaux, ce qui projette l'analyse
musicale dans des directions méthodologiques nouvelles.
Un effort de décentralisation vis-à-vis de la partition est donc nécessaire si l'on
veut intégrer l'analyse musicale dans un cadre épistémologique général, communiquant
avec l'ensemble des sciences humaines. Chez certains musicologues cette
décentralisation opère, et réussie : Matthieu Guillot (1999 ; 2006), en accentuant le rôle
de l'écoute, prend vis-à-vis de la partition la distance qui lui permet de réfléchir à la
manière dont les nouvelles esthétiques, notamment celle qu'il appelle « la musique de
l'imperceptible »,235 supposent une écoute nouvelle. Guillot considère que ce
bouleversement de l'écoute, impliquant le passage de l'écoute ordinaire, à ce qu'il
appelle « la saisie perceptive de la musique », a comme effet de :
faire redevenir le musicologue simple auditeur. C'est la raison pour laquelle nous
sommes invités à revenir à la chose même, à l'instar de cette philosophie « dont
tout l'effort est de retrouver ce contacte naïf avec le monde », ainsi que Merleau-
Ponty caractérisait la phénoménologie.236
235 Matthieu Guillot, « Substance sonore et monde sensible », dans Méthodes nouvelles,
musiques nouvelles, M. Grabocz (dir.), Strasbourg, Presse universitaire, 1999. p. 273-294.
L'auteur se réfère ainsi à l'apparition, d'abord chez Debussy, puis chez Webern, Feldman et
d'autres compositeurs, de textures musicales très dépouillées, ou à la limite de l'audible
notamment par l'emploi du ppp, voir du pppp. Voir aussi Guillot, 1999.
236 Matthieu Guillot, Ibid. p. 285.
159
Il faut aussi s'interroger sur le concept d'œuvre, qui du fait de la partialité
relative de tout discours analytique, nécessite une définition provisoire. Laisser le
concept d'œuvre livré à lui-même signifie introduire une dose dangereuse d'incertitude
dans la construction rhétorique du discours analytique. Veut-on dire par œuvre le travail
compositionnel qui aboutit à la version définitive de la partition ? On aurait affaire dans
un tel cas, à une archéologie de l'acte créateur où les esquisses fournissent une évidence
précieuse. Appellerons-nous œuvre la partition elle-même ? Alors on n'échappera pas à
une conception abstraite qui doit savoir user avec précaution d'un système subtil de
métaphores parfois fallacieuses entre le(s) temps et l'espace.
Si toute – ou presque toute – approche analytique retrouve dans la communauté
musicologique sa légitimité et sa nécessité, dans le contexte du paradigme de la
continuité, elles doivent revendiquer une position en rapport à l'essence ontologique du
phénomène musical. Cela permettrait d'éviter la dérive contre laquelle Lorenz prévient
l'ensemble du domaine scientifique (voir note de bas de page 22) ; celle qui consiste à
créer des domaines dont l'hyper-spécialisation finit par opérer un hiatus entre l'objet et la
méthode. La pluridisciplinarité en musicologie n'est pas un effet de mode, elle répond à
des mutations considérables dans les fondements mêmes des nos croyances
scientifiques.
Dans les prochaines sections de ce chapitre, le but est de dresser une perspective
pour la musicologie analytique, émergeant de la conjoncture disciplinaire que nous
avons exposée jusqu'à présent. L'approche envisagée répond naturellement à cette
volonté, déjà maintes fois exprimée dans ce travail, de vouloir conserver l'homme vivant
comme mesure irréductible de sa musicalité à la fois innée et culturelle.
Quoi ?
160
ensuite, qui analyse ? et pour quel besoin ? ».237 Ces questions lui paraissent nécessaire
dans une période où l'analyse musicale connait une diversification importante. En
répondant aux trois questions que pose le titre de cette section, mon but est de cibler le
champ d'action que le cadre épistémologique jusqu'ici présenté permet de développer à
la musicologie analytique. La question du quoi, demande une prise de position claire par
rapport aux différentes instances présentielles – modes d'existence – que la musique
revêt. Le quoi doit faire l'objet d'une définition habile qui, en donnant un poids
heuristique à la partition, à l'écoute ou à des données biographiques et historiques, ne
néglige pas l'écart ontologique et épistémologique qui – une fois appréhendé – lie ces
différentes sources. Dans ce sens, l'émergence d'une formulation théorique qui épouse le
contour strié de la complexité musicale vue au travers de l'homme vivant devient
concevable.
Nous postulons qu'il est possible d'attribuer à la rencontre esthétique, c'est-à-
dire au moment même de la perception, le statut d'objet d'étude pour la musicologie
analytique. Cela implique que l'œuvre perçue, ou encore, l'œuvre éprouvée, sera appelée
à devenir l'angle de prise de vue sur l'ensemble du phénomène musical – notamment la
partition. Bien évidemment, en parlant d'œuvre perçue, nous ne donnons pas encore une
définition de l'œuvre, néanmoins on cible une perspective, une voie phénoménologique
restreinte sur l'objet qui nous intéresse.
Ce qui est visé comme heuristique nouvelle, et qui pourra devenir la base n'une
approche analytique, est la réception d'un message esthétique ; la possibilité
physiologique et psychologiquement réelle d'une interprétation culturellement réussie de
l'artefact artistique auquel l'auditeur accorde son attention. C'est donc l'écoute qui joue
un rôle tout à fait central dans ce paradigme, est c'est la psychologie cognitive qui
apporte une compréhension scientifique des mécanismes qui la définissent. Ce sujet sera
approfondi dans le chapitre suivant. Mais avant cela, il convient de dresser une
définition de l'œuvre qui s'adapte à l'angle d'approche antérieurement décrit. Cette
définition se fonde en grande partie sur l'analyse conduite dans le troisième chapitre à
propos des modes d'existence propres à la musique.
Suivant le classement binaire qu'expose Nelson Goodman, le mode d’existence
de l'œuvre d'art peut être allographique ou autographique. Si nous essayons d'appliquer
237 Célestin Deliège, Sources et ressources d'analyse musicale : Journal d'une démarche,
Bruxelles, Pierre Mardaga, 2005, p. 161.
161
ces catégories à « l'œuvre-percept », c'est-à-dire à l'œuvre en train de se faire dans
l'écoute, on serait contraint de donne à l'auditeur le rôle que nous avons déjà attribué à
d'interprète ; il serait la dernière instance de l'interprétation musicale. On pourrait dire
que l'auditeur « signe » une manifestation autographique de l'œuvre à chaque fois qu'il
l'écoute. Bien sur, Goodman ne peut pas contempler ce cas d'autographisme en musique,
car sa théorie place le souci de l’authenticité comme fondement immuable. Mais il est
certain que si l'œuvre perçue – œuvre-percept – revendique un mode d'existence
autographique, elle ne peut pas le faire au nom du signataire de la partition, car dans
cette représentation phénoménologique le corps sensible utilise ses propres moyens
d'interprétation ; sa propre matrice. L'œuvre perçue porte donc la signature vivante de
l'auditeur. On pourrait dire, d'une manière métaphorique, que l'œuvre-percept s'identifie
au cas de la gravure dans la théorie goodmanienne : la matrice creusée serait l'ensemble
de conditions psychophysiologiques et écologiques qui permettent l'efficacité
esthétique, tandis que l'épreuve qui comporte des variantes d'un tirage à l'autre, serait
justement l'œuvre « éprouvée », émergeant à chaque fois que l'écoute le permet.
C'est donc nécessairement dans un cadre communicationnel ; où le simple
exercice de l'audition ne garantit pas une bonne interprétation de l'information par le
récepteur, que le cas d'une stratégie d'écoute esthétiquement « effective », acquiert une
objectivité suffisante pour s'ériger en mode d'existence à part entière. Le sujet percevant
est donc aussi un sujet agissant qui par le biais d'un engagement perceptif participe à
l'émergence de l'œuvre ; il se prête comme instrument, et de ce fait s'approprie
provisoirement de l'identité de l'œuvre.
Cette perspective nous oriente vers une position radicalement opposée à
l'approche structuraliste qui a traditionnellement dominé l'analyse musicale. Cette
opposition s'explique – comme on l'a vu avec l'exemple d'Adorno –, par
l’indétermination du quoi récurrente dans ce corpus analytique. D'une manière générale,
la partition, avec son étendu dans l'espace-plan, ainsi que la conceptualisation de
relations syntaxiques entre des éléments discrets d'un système, soit-il modal, tonal,
sériel ou autre, sont interprétés comme des caractéristiques intrinsèques de l'objet
analysé. Il en résulte que le lecteur de ces analyses assume que les relations
axiomatiques de ces éléments théoriques, définissent des qualités appartenant à
l'« œuvre ». Or, il convient de se demander si c'est véritablement l'œuvre qui est visée,
162
où si c'est la méthode d'analyse elle-même, dont l'œuvre permet la démonstration, qui
accapare l'intérêt ultime du modèle analytique. Si le but est de constituer un « corps de
doctrine »238 qui nous donne la possibilité de nous représenter l'œuvre malgré sa nature
complexe, alors il convient donner à la doctrine la pluralité même de l'œuvre musicale
comme contexte. Il est possible d'espérer que cette précaution permettrait de débarrasser
les théories formalistes d'un prétendu jugement de valeur esthétique qui leur serait
intrinsèque.
La principale discrépance entre la modélisation structuraliste et la perspective
que j'avance ici, est le recours systématique de la première à une méthode réductionniste
et démonstrative. Or, dès lorsque la définition du quoi inscrit l'œuvre dans le contexte
d'une chaîne de communication – indépendamment que la perspective de l'analyste se
situe du côté de l’émetteur, de l'information ou du récepteur –, l'impératif du décodage
d'un message esthétique, implique que le décryptage fait par l'auditeur doit donner lieu à
une quantité minimale de ce que les théoriciens de la communication appellent
« nouveauté », car comme le dit Edgar Morin :
238 C'est l'expression employée par Noam Chomsky pour caractériser la démarche
méthodologique de la science moderne depuis l'apport de Newton. Voir : Sur la nature et le
langage, Agone, 2011, p, 35 .
239 Edgar Morin, Pour sortir du vingtième siècle, Fernand Nathan, Poitiers, 1981, p. 36.
163
élevés de redondance syntaxique.240 Cela veut dire que la « nouveauté » dont nous parle
Morin est irrémédiablement associée à la surface de la structure audible, et cela malgré
la redondance qui puisse saturer son analyse. Cette nouveauté se fait tangible, comme
Meyer l'avait suggéré en 1957, dans l'attente auditive qui est tantôt satisfaite, tantôt
déjouée, tantôt entretenue. Le réductionnisme quant à lui, s'applique à considérer la
redondance comme une sorte de pléonasme qu'il juge structurellement impertinent.
Cette dose de « nouveauté » de laquelle l'expérience esthétique est dépendante,
serait lisible seulement à la surface de la structure acoustique de l'œuvre. C'est
seulement dans ce contexte qu'il peut avoir une interprétation des attentes perceptives,
ainsi que la représentation d'un style comme langage esthétique. En acceptant ce dernier
point comme inhérent à notre définition actuelle de l'œuvre (œuvre-percept), l'analyse
est confrontée à une défatalisation de la forme, car bien que la forme notée sur partition
soit achevée par l'artiste, au moment de sa réalisation dans l'expérience esthétique, elle
n'est tant le résultat d'une nécessité poïétique assouvie – comme l'expriment souvent les
artistes vis-à vis de l'acte créateur –, que d'une possibilité latente se réalisant de manière
factuelle lors de l'écoute. Autrement dit, puisque la rencontre esthétique n'est pas
garantie ni par la partition, ni par l'audition, la forme doit se donner les moyens d'éclore
dans un contexte qui a comme composante critique le processus d'écoute lui-même. 241
Il résulte donc plus pertinent de considérer l'œuvre à analyser plutôt dans un
format augmenté, où sont incluses des implications non réalisées mais implicites, que
par le dépouillement systématique de son structure apparente. Sinon, pourquoi une pièce
musicale que nous connaissons par cœur continue à avoir un effet sur nous ?, À
communiquer avec nous ? ; Comment se fait-il qu'elle contienne toujours et encore de la
nouveauté ?, c'est puisqu'elle s'inscrit dans un champ de possibles duquel elle tire son
sens ; champ au sein duquel nous nous hasardons implicitement à chaque fois que nous
sommes « à son écoute ».242
240 Dans Conceptualizing music (2002), L. Zbikowski rappelle le fonctionnement d'un jeux de
dès commun vers la fin du XVIIIe siècle qui permet de construire des valses dans le style
classique par l'association aléatoire de mesures composées. L'auteur cherche à montrer
comment c'est l'organisation syntaxique qui permet du langage tonal et du style classique qui
permet le fonctionnement de ce jeux.
241 Christian Hauer parle de défataliser le moment de la composition comme une étape
nécessaire dans le cadre d'une herméneutique de la création. Voir cf. Hauer, 1999.
242 L'évidence scientifique à ce propos est présentée dans: B. Tillmann, B. Poulin-Charronat and
E. Bigand, « The rôle of expectation in music : from the score to the emotions and the
brain »,Wiley Interdisciplinary Reviews: Cognitive Science, 2014, 5(1):105-113.
164
Comment ?
« Behavioral studies have provided evidence for the automaticity of schematic expectations
and their resistance to « knowing what's to come ». In comparison to expected chords,
response times to unexpected chords remain slowed down even when listeners have a
preview condition directly presenting the violation or when the experimental condition
contains other exemplars of the violating structures or repetitions of the same sequences. » p.
110.
165
apparent dans le fait que ces études ne font jamais de distinction effective entre
l'audition et l'écoute ; ni sur le plan théorique ni sur le plan protocolaire. Or, d'un point
de vu de l'expérience esthétique, il est vraisemblable que l'auditeur détient, du moins
jusqu'à un certain point, un contrôle dans ce qui convient d'appeler une stratégie
d'écoute. De toute évidence l'écoute n'est ni un système composé d'organes spécifiques
qui seraient coordonnées de manière linéaire, comme l'audition lie l'oreille au cerveau,
ni une structure cognitive relativement autonome comme on se représente aujourd'hui la
mémoire ou l'attention (Baddeley, 2007 ; Cowan, 1997). L'écoute est peut-être mieux
appréhendée comme une faculté émergente résultant d'une coordination entre diverses
structures cognitives, et en immersion écologique dans un contexte donné.
Dans le cadre de la communication musicale, apparaît ainsi l'impératif d'inscrire
l'écoute dans la problématique du seuil de l'expérience esthétique, dont la réflexion a été
entamée à la fin de la première partie de ce travail. Si l'écoute est une compétence
composite sur le plan cognitif, alors une écoute de type esthétique doit posséder une
empreinte cognitive caractéristique ; u n style cognitif pourrait-on dire. L'efficacité
esthétique dont Changeux nous parle, correspondrait, en ce qui concerne la musique, à
un véritable mode perceptif ; une stratégie d'écoute impliquant à la fois une disposition
cognitive et une dimension comportementale. En conséquence, en outre de la
dynamique entre mémoire et attention qui joue sûrement un rôle importante dans
l'écoute, il devient essentiel de considérer la participation d'une activité cognitive
beaucoup plus riche, embrassant les recherches sur la prise de décisions, le rappel et le
souvenir, ainsi que l'acquisition d'automatismes et les théories de l'apprentissage
implicite.
Le terme nominal « écoute », comme le furent ceux de mémoire et attention
avant la vulgarisation de leur définition scientifique, a un sens et une place dans le
langage quotidien qui ne demande pas d'explications probantes. Mais si le domaine
scientifique semble peu enclin à définir l'écoute, l'approche spéculative de l'esthétique
philosophique ou de la musicologie s'y aventure avec beaucoup plus d'aisance. Tout
musicien reconnaît de manière intuitive la nécessité de s'engager dans une écoute
particulière afin de, comme l'exprime Peter Szendy, « écouter de la musique comme
musique. Avec la conscience vive qu'elle est à entendre, à déchiffrer ».243 L'acuité du
243 Peter Szendy, Ecoute, une histoire de nos oreilles, Paris, Les éditions de minuit, 2001, p. 17.
166
jugement esthétique du connaisseur, qui selon Hume relève d'un raffinement du goût,
montre que même le mélomane pratique une écoute dont l'exigence va au-delà d'une
audition pour ainsi dire, désintéressée.
L'écoute comme objet d'étude inclut aussi une dimension sociologique, car en
elle s'expriment les tendances et les croyances esthétiques d'une société ou d'une sous-
population. On peut dire que l'écoute est une heuristique typique du paradigme de la
continuité; continuité qui est à la fois verticale entre l'esprit – intellect – et le corps
– sensation –, et horizontale entre le moi – égocentrique – et le nous – allocentrique. De
cette manière l'écoute participe à la dynamique par laquelle se constituent les identités
de différents groupes culturels ; on sait bien que notre difficulté à apprécier certaines
musiques extra-européennes vient du fait que nous écoutons avec des « oreilles
occidentales ». Comme le montre Tia DeNora, la musique peut aussi « devenir
action »244 lorsqu'elle est porteuse d'un message moral ou politique. L'écoute projette
donc son écho jusqu'à la sphère comportementale du sujet, et finit par avoir des
conséquences à l’échelle supérieure de la société. Un exemple de l'enracinement
profond de l'écoute à la fois dans la sphère individuelle et sociétale nous est donné dans
l'analyse faite par Sven Oliver Müller (2014) du parallélisme entre la mutation dans
l'esthétique musicale et le changement comportementale du public des salles de concerts
au cours du XIXe siècle en Europe : l'exacerbation croissante de l'individualité de
l'artiste va de paire avec un respect de l'œuvre tout à fait nouveau, lequel se traduit par
un public enfin silencieux ; une forme nouvelle d'écoute publique.
Dans le texte qu'Alban Berg écrit à l'occasion des 50 ans de son maître, et qu'il
intitule Pourquoi la musique de Schoenberg est-elle si difficile à comprendre ?,245 le
compositeur défend la musique de son maître à l'aide d'arguments aussi bien théoriques
que idéologiques. Un certain nombre de ses arguments concernera ce qu'on peut appeler
une sorte de stratégie d'écoute ; une manière d'entendre. Pour Berg, qui écrit en 1924,
l'écoute ne représente pas un domaine objectivement scientifique – comme il est
envisageable aujourd'hui –, il s'agit plutôt d'un ensemble d'habitudes comportementales,
ainsi que d'attitudes d'écoute étroitement liées au rôle de la musique au sein de la
culture ; sa structure cognitive est encore un problème non formulé. Concernant les
vingt premières mesures du quatuor opus 7 de Schoenberg, Berg nous dit ceci :
244 Tia DeNora, Music in everyday life, Cambridge, Cambridge university press, 2000, p. 8.
245 Dans Ecrits d'Alban Berg, trad. Française, Monaco, éditions du rocher, 1957, pp. 65-100.
167
Lors d'une première écoute, s'il veut seulement reconnaître la voix principale et suivre
son évolution jusqu'à la fin du fragment, l'auditeur se trouvera placé, dès la troisième
mesure, devant des réelles difficultés de compréhension. Cette voix principale constitue
une seule mélodie et devrait pouvoir être chantée de mémoire aussi aisément que le
début d'un quatuor de Beethoven. Mais l'oreille de l'auditeur est accoutumée à un type
mélodique dont la caractéristique principale est la symétrie, à une construction
thématique qui ne connaît que des groupements de mesures à chiffre pair. Nanti
d'habitudes aussi unilatérales, il doutera de l'authenticité d'une mélodie dont le début,
contre toute attente, est composé de phrases de deux mesures et demie. 246
168
l’impossibilité de se représenter la structure cognitive de l'écoute leur empêche d'éviter
la déroute idéologique. Voici, extraites de Le style et l'idée, deux citations qui font
référence à la compétence linguistique, à la mémoire et à l'apprentissage – « niveau
intellectuel » – comme étant utiles à la compréhension musicale.
Le langage par lequel la musique s'exprime avec des sons est l'homologue de la langue
parlée dans laquelle les sentiments et les pensées s'expriment avec des mots. Et dans l'un
et l'autre le vocabulaire doit être choisi en fonction du niveau intellectuel des gens
auquel il s'adresse.249
Et encore :
La condition première est, après tout, la mémoire ; si je n'ai pas conservé en mémoire
une certaine échelle des grandeurs, je ne pourrai comprendre rien de la phrase : « cet
homme est grand » parce que le mot « grand » ne voudra rien dire pour moi. Or la
condition première de la mémoire elle-même est que l'esprit reconnaisse de quoi l'on
parle ; si je ne vois pas ce qu'on veut dire par le mot « homme » je ne pourrai pas me
souvenir de rien qui le concerne. Il en est de même en musique.250
249 Arnold Schoenberg, Le style et l'idée, trad. Française, Paris, Buchet-Chastel, 1977, p. 306.
250 Ibid., p. 85.
251 Ibid., p. 189.
169
Et encore :
Chacune de mes idées musicales essentielles n'est énoncée qu'une seule fois ; autrement
dit, je me répète peu ou pas du tout. C'est la variation qui se substitue presque
totalement chez moi à la répétition.252
170
sont « douée » de moyens de compréhension perfectionnés. Un postulat inacceptable
tant sur le plan étique que scientifique. Mais cette maladresse doit trouver une
explication dans la croyance de Schoenberg et ces élèves dans un progrès en musique
– qui implique un progrès dans la culture et la société –, ainsi que par le rôle
messianique qu'il s’octroie comme porte-parole du progrès en question, comme le
montre l’anecdote qu'il rappelle dans les termes suivants :
Quand je faisais mon service militaire, un officier supérieur m'aborda un jour par :
« Ainsi, c'est donc vous le célèbre Schoenberg ? ». je répondis : « A vos ordres, mon
commandant. Personne ne voulait être Schoenberg. Il fallait bien que quelqu'un le fut.
Aussi est ce moi ».256
171
affaire exclusive du système auditif, et donc sans aucune profondeur cognitive ? Ce n'est
surement pas le cas. Il faut donc bien comprendre le mot « oreille » comme désignant
cette compétence qui permet l'expérience esthétique.
Tout art part des sens et se meut dans leur sphère : la théorie du sentiment méconnaît
cette vérité ; entendre n'existe pas pour elle, elle passe par-dessus et arrive de suite à
sentir. Les créations musicales sont faites pour le cœur prétend-elle, et l'oreille est chose
vile.259
On pourrait voir dans l'entreprise réussie par Helmholtz de donner une base
physiologique à la théorie tonale – dont la conférence qu'il donne en 1857 à l'université
de Bonn est le premier témoignage –, un secours scientifique à la position de Hanslick;
car si la tonalité est en cohérence avec le niveau de traitement sensoriel, alors le
sentiment, qui est une construction cognitive de haut niveau, ne serait pas nécessaire à
l'appréciation de la musique tonale. Mais cela serait mal comprendre les propos de
Helmholtz lui-même, pour qui le niveau esthétique, celui qu'il appelle justement la
« beauté spirituelle »,260 se situe au-delà du traitement conditionné par la physiologie de
l'oreille sur un plan éminemment cognitif. Anthony Enns commente ce point important
de la théorie de Helmholtz dans les termes suivants :
259 Ibid.
260 Le titre allemand de cette conférence est « Uber die physiologichen Ursachen der
musicalischen Harmonie ». Je me réfère à sa traduction française au chapitre 4 note n°6.
261 Anthony Enns, « The Human Telephone : Physiology, Neurology, and Sound Technologies »
Sounds of Modern History, Daniel Morat éd., New york, Berghahn, 2014, pp, 46-70, p. 51.
172
approche analytique positiviste. C'est ainsi que François Madurell, dans Musiques
d'aujourd'hui, oreille de hier (1999), reconnaît la possibilité qu'un tel cadre
pluridisciplinaire offre au musicologue pour expliquer la difficulté chronique que
trouvent certains répertoires de la tradition occidentale moderne à susciter l’intérêt des
auditeurs d'aujourd'hui.
Une approche de l'écoute musicale qui essaye de cerner – au moins jusqu'à une
certaine mesure – sa complexité cognitive, est celle proposée par Jerrold Levinson dans
Music in the moment. Levinson accorde une importance considérable à la pensée du
psychologue anglais Edmund Gurney qui est l'auteur de The power of sound, un ouvrage
qui concerne tant la perception et l'acoustique que le sens et l'origine de la musique.
Néanmoins, depuis sa publication en 1880, le livre de Gurney est resté largement
méconnu, et ne sera réédité qu'en 1966. Levinson, pour qui l'ouvrage en question est « le
plus important de ce type publié durant la seconde moitié du XIXe siècle »,262 ne traitera
qu'un aspect très ponctuel de la pensée de Gurney. En effet, Levinson n'a pas tort de
remarquer la position audacieuse de Gurney en ce qui concerne le rapport de l'analyse
musicale à l'écoute. Cette position audacieuse pour l'époque, mais qui reste encore
aujourd'hui peu partagée, se résume dans les mots de Gurney lui-même comme suit :
« large-scale form in music is, at most, of minor relevance to the appreciation and
evaluation of music ».263 En disant cela, Gurney, et à son tours Levinson, considèrent
que l'appréciation et l'évaluation de la musique sont dépendantes de l'expérience vivante
de l'écoute. Mais que sait la science sur l'écoute en 1880 ? Le chapitre XIII de The
power of sound est dédié à la distinction entre deux types d'écoute que Gurney appel
« definite listening » et « indefinite listening ». L'auteur décrit habilement l'importance
qu'il y a à percevoir des formes. C'est la représentation d'une forme qui donne un
caractère « défini » à la sensation, et dans le cas contraire, lorsqu'il n'y a pas de forme
représentée, la perception aura un caractère « indéfini ».
It is indeed obviously natural that any matter presented to the higher senses should
exhibit the definite aesthetic character just described, in proportion to the degree in
which striking form is perceived in it.264
262 Jerrold Levinson, Music in the moment, New York, Ithaca, 1997, p. 1. (nous traduisons)
263 Cité dans : Ibid., p. 2.
264 Edmond Gurney, The power of sound, London, Smith-Elder, p. 305.
173
Il est clairement question ici de degré de l'expérience esthétique. Degré qui est
dans un rapport proportionnel à la quantité et qualité de l'information extraite et traitée.
Les deux types d'écoute que Gurney définit s'appuient sur un discours solidement
construit où apparaissent aisément des mots tels que : mémoire, attention, saisie
(grasping), rétention (retention), rappel (re-call), reconnaissance, entre autres. Tous ces
mots sont aujourd'hui ancrées dans le domaine de la psychologie cognitive où ils sont
associés à des processus qui s'inscrivent dans des théories fonctionnelles de la cognition
humaine, or cela n'était pas le cas chez Gurney ; c'est pourquoi chez lui on ne découvre
pas encore les coulisses de l'écoute, mais on observe l'effet, tantôt banal, tantôt
éblouissant selon que l'écoute est « indéfinie » ou « définie ».
The definite character of music involving the perception of individual melodic and
harmonic combinations. The indefinite character involving merely the perception of
successions of agreeably-toned and harmonious sound.265
174
Lorsque Levinson nous dit que la représentation mentale de fragments
constituant soit des rappels, soit des anticipations de l'œuvre entendue, se fait
inévitablement au détriment de la capacité d’absorption de la musique sonnante, il est
cohérent avec les théories de l'attention (Cowan, 1997) et de la mémoire de travail
(Baddeley, 2007) qui traitent le problème des limites de nos ressources cognitives.
Après l'analyse des différents modes d'existence de l'œuvre musicale qui a été
faite au cours de la première partie, il apparaît clairement que la relation étroite entre le
désir d'invention de l'artiste et le support notationnel, amène l’entremêlement de
plusieurs niveaux phénoménologiquement distincts de l'expérience. C'est cette
problématique de la densité ontologique du phénomène musical qui apparaît
implicitement dans la critique qu'adresse Gurney à l'analyse musicale, et dont Levinson
reconnaît en 1997 la pertinence et l'actualité. Les plus lourdes conséquences de cet état
de fait sont portées par l'analyse musicale. C'est précisément dû au fait que ce nœud
ontologique profond reste inaperçu pour le musicologue, que la métaphore fonctionne
comme raccourcis, confondant sous le masque de correspondances sémantiques ce qui
est phénoménologiquement différencié.
« there is a difference of kind, not just one of degree, between quasi-hearing a stretch of
music and cognizing the overarching form of a musical composition of some extend, a
difference that is phenomenologically marked »268
Il serait faux d'affirmer qu'une composition qui suit un plan symétrique ne serait
pas elle aussi symétrique ; cette qualité lui revient par le biais de la représentation
abstraite que l'on se fait de sa structure globale, voire par la contemplation de sa
réalisation calligraphique.269 Mais dans sa forme psychoacoustique, celle qui s'impose à
l'exercice de l'écoute, la différence avec la symétrie d'une façade classique est le résultat
temps : le passé, le présent et le futur. Ou plutôt il faudrait dire qu'il existe le temps présent
du passé que l'on appelle la mémoire, le temps présent du présent, c'est l'intuition directe et le
temps présent de l'avenir, c'est l'attente ».
268 Ibid., p. 2.
269 Cela peut être le cas dans une notation traditionnelle – forme tripartite ou palindrome –, mais
la notation électroacoustique, ou les esquisses graphiques de compositeurs comme Xenakis
ou Takemitsu sont particulièrement parlants à ce sujet. Citons encore les célèbres partitions
de Baude Cordier, ou encore le Makrokosmos de George Crumb où la symétrie calligraphique
devient une composante esthétique de l'œuvre.
175
du fait que, comme le dirait Pascal Quignard, « Les oreilles n'ont pas de paupières ».270
La nature de notre système auditif fait que la distance à laquelle nous expérimentons les
phénomènes sonores n'est jamais perspective mais toujours introspective. Le son n'est
pas là où est sa source ; la façade, on peut l'approcher jusqu'à la toucher ; le son par
contre, c'est lui qui nous touche, sur le tympan au bout de notre oreille externe, mais pas
seulement.
Cela dit, il ne faut pas écarter la possibilité d'une forme audible de symétrie,
mais doit-il s'agir d'une symétrie de l'ouïe, ou de la capacité de l’intellect à superposer à
un schéma visuel une image auditive ? L'ubiquité de la symétrie visuel en fait une
catégorie formelle universelle, mais si l'on adopte une définition de la symétrie en
musique qui néglige la spécificité phénoménologique du sens de l'audition, alors on ne
fait que jouer sur une métaphore comme le fait Davorin Kempf en 1996.
There are two basic ways in which symmetry is realized (in music). The first is in the
domain of succession of formal parts or sections and appears as their symmetrical
arrangement within a compositional wholeness. The second is the so-called mirror
symmetry, that may also be applied to a micro and macroformal structure. 271
176
partie des universaux. Est-il possible que cette difficulté provienne de la prégnance du
domaine visuel évoqué par le mot symétrie lui-même ? Il faut signaler que dans cette
expérience, tout comme dans celles de Dowling (1972) et Balch (1981), la symétrie est
obtenue par rétrogradation ou inversion, c'est-à-dire que la notion de symétrie auditive
n'est pas vraiment abordée. Il s'agit plutôt de considérer la capacité de l'auditeur à se
servir du concept de symétrie visuel comme schème perceptif. Il me semble que les
commentaires faits par les participants de l'étude de Mongoven et Carbon sur la stratégie
adoptée pendant l'expérience, révèlent l'aspect intellectuel et abstrait de la tâche qui leur
était demandée.
Participants also described the following techniques in their comments at the end of the
tests, suggesting a focus on identifying symmetrical examples : trying to listen for the
axis of symmetry ; listening for the beginning and ending pitches to identify
symmetry.272
Dans l'expérience menée par Balch (1981) les sujets ne doivent pas juger si les
mélodies sont symétriques ou pas, mais seulement qualifier leur cohérence de manière
subjective. Il apparaît que les mélodies faisant l'objet d'une rétrogradation, d'un
renversement, ou d'un renversement rétrogradé, sont jugées plus cohérentes que celles
qui ne suivent pas ces contraintes. 273 On peut donc avancer l'hypothèse selon laquelle le
concept même de symétrie serait responsable de la difficulté perçue par les sujets de
l'expérience menée par Mongoven et Carbon (2017). Quant à la pertinence d’interpréter
la « préférence » pour les mélodies rétrogrades ou inversées comme relevant d'une
symétrie, il convient de se poser la question si par symétrie on entend un qualia ou un
formalisme. Dans le domaine visuel, la symétrie répond entre autres à une contrainte
physiologique en plus d'être un aspect saillant de notre environnement. Qu'en est-il de
l'audition ?
Il me semble qu'une forme rudimentaire de ce que l'on pourrait appeler une
symétrie à l’échelle du traitement sensoriel de l'audition, nous est donné au début de la
partita n°3 pour violon de Bach (ex. 5). L. Meyer a déjà cité cet extrait dans Emotion
272 Casey Mongoven & Claus-Christian Carbon, « Acoustic Gestalt : on the perceptibility of
melodic symmetry », Musicae Scientiae, Vol. 21 n° 1, 2017, p. 53.
273 Le même ordre s'applique au pourcentage décroissant du jugement favorable : les mélodies
jugées plus cohérentes étant celles qui présentent une pattern suivie de sa rétrogradation.
177
and meaning in Music, mais il est question chez lui d'illustrer la loi gestaltiste de la
proximité qui regroupe le mi en croche de la deuxième mesure, au premier motif.
Meyer n'attire pas notre attention sur la saillance du gruppetto autour du mi à la mesure
2. Bien évidemment il n'y a pas de symétrie strictement graphique, mais quel est le
« point de vue » de l'écoute ? Et-il transversal ? Diagonal? Rétrospectif ? Toujours est-t-
il que la double broderie est perçue comme une forme très robuste autour du mi, rendant
impossible la ségrégation perceptive entre le motif par lequel la pièce commence, et sa
la répétition.
Exemple 5
Bach, partita BWV 1006, Prélude, mesures 1-2.
La portée inférieure est une version altérée (sans double broderie).
178
surtout, on pourrait parler de symétrie sans qu'une métaphore relie de façon arbitraire le
texte à l'écoute ; une symétrie de l'audible dont l'axe n'est pas un point sur la partition,
mais plutôt une diagonale dans le temps vécu. Il me semble qu'à la question posée au
début de cette section – Comment cerner la rencontre esthétique afin d'en faire un outil
d'analyse musicale ? –, l'écoute, comprise à la fois comme structure cognitive et
stratégie de traitement d'information, s'impose comme réponse.
La petite analyse qui vient d'être présentée à propos du début de la partita n° 3
d e Bach, n'est pas moins un exemple de ce que peut être un exercice analytique où
l'écoute et l'introspection deviennent des outils concrets. La partition constitue toujours
un support de première importance, et la comparaison entre l'extrait original et une
forme variée est une méthode qui inclut à son tour l'écoute dans l'évaluation analytique ;
les conditions sont données pour que forme et contenu participent ensemble de l'analyse.
À ce propos, il est important de souligner que ce qui est évalué dans l'exemple 5, est la
relation entre un attribut formel et sa portée esthétique. Dire que la deuxième mesure de
l a Partita ne fait que répéter le motif initial, considérant le gruppetto comme simple
ornement, est une description stérile sur le plan du potentiel esthétique de l'extrait.
Une connaissance scientifique de l'écoute doit aussi conduire à légitimer des
intuitions analytiques qui ont du mal à s'exprimer par la seule voie des catégories
propres à l'analyse formelle, alors qu'il s'agit de véritables connaissances sensibles. Le
recours à la comparaison, courant dans l'esthétique expérimentale, constitue donc un
outil méthodologique qui ouvre la voie pour que le contenu sensible s'exprime par lui-
même, sans obéir à des contraintes formelles d'un système théorique assumé a priori. Il
s'agit d'une démystification du jugement de goût ; celui qui fait perdre la raison à
Rousseau dans sa Lettre sur la musique française de 1753.
Pourquoi ?
179
formuler, cette fois-ci pour le compte de la musicologie analytique, qui de manière
légitime cherche à se défendre d'un paradigme heuristique incompatible avec son corps
de doctrine traditionnel, et dont les conséquences sont trop nombreuses et
encombrantes. La perspective sous laquelle on a considéré l'analyse musicale dans le
présent travail a eu comme particularité de s'imposer une perspective axé sur le
dénominateur commun à tous les modes d'expression, représentation et existence du
phénomène musical, c'est-à-dire l'homme vivant. L'analyse musicale, en tant que
branche de la musicologie, c'est développée dans une perspective autarcique, celle d'une
représentation systémique de son objet. La théorie est conçue dans le but de permettre
une représentation synthétique et globale de cet objet complexe qu'est la création
musicale. À l'instar des formulations mathématiques, elle s'est souvent efforcée
d'atteindre un maximum de cohérence avec un minimum de moyens. Les notion de
réduction et démonstration sont déjà centrales dans les ouvrages de Rameau ; elles le
resteront par la suite, s'appliquant tantôt à l'harmonie tantôt à la forme.
180
Exemple 6
Mozart KV 421, mes. 14-18.
Réduction par Schoenberg, d'après Le style et l'idée, p. 321.
A propos des mesures 15 à 18, Schoenberg nous dit qu'« elles sont de la prose,
dans l'insurmontable liberté de leur rythme et dans l'indépendance absolue qu'elles
manifestent vis-à-vis de la symétrie formelle ».274 C'est dire que la non-conformité de cet
extrait avec les canons de l'écriture tonale, en fait pour Schoenberg un type d'écriture
complètement épanoui, jouissant d'une « indépendance absolue » : ce qu'il qualifie de
« prose » musicale.
Les catégories analytiques qui agissent ici par leur absence : absence de
symétrie et de mètre, servent à propulser l'extrait du côté de la modernité. Cela ne doit
pas nous étonner s'agissant de Schoenberg, qui cherche par ces analyses une base et une
justification à ces propres croyances esthétiques. Mais est-ce que cet extrait s'épanoui du
mètre et de la symétrie en tant qu'elles caractérisent l'écriture tonale et le style
classique ? Ou s'inscrit-il dans l'interstice entre les préceptes d'un formalisme réducteur
– la pratique tonale théorisée – d'un côté, et la liberté créatrice du compositeur de l'autre ?
181
retour de la même configuration harmonique, elle aussi instable. Les mesures 16 et 18
apportent respectivement une résolution à la tension rythmique et harmonique de
mesures qui les précèdent. En conséquence on constate une carrure de phrase de type 2
+ 2 symétrique, avec une surface gestuelle complexe. Je ne pense pas que les licences
prises ici par Mozart témoignent d'une tendance vers le dépassement d'une forme de
représentation plus conventionnelle des idées, mais plutôt qu'elles nous révèlent des
possibilités moins évidentes et moins prévisibles de l'esthétique classique ; des
potentialités dont la reconnaissance relève du génie. Quant à l'analyse de Schoenberg,
elle peut être comprise comme ce que Boulez appela, en rapport à une analyse de l'op 28
de Webern par Stockhausen, « l'analyse fausse », qui est selon lui « la plus révélatrice
d'une personnalité ».275
275 Cité dans : Célestin Deliège, cinquante ans de modernité musicale, Bruxelles, Mardaga,
2003, p. 464.
182
Theory for Tonal Music) as a tree structure.276
Cette facilité étonnante avec laquelle le rapprochement est fait entre les
« music-theoretic circles » et une Théorie générative de la musique tonale, n'est
certainement pas la clé avec laquelle la musicologie aurait ouvert les portes de son
jardin français au déluge intellectuel du cognitivisme. Elle a seulement sauté sur
l'occasion qui lui a été offerte pour feindre l'actualisation d'une théorie – celle de
Schenker –, au moyen d'un parallélisme forcé entre celle-ci et une discipline en pleine
révolution. Ce fait rappelle qu'à d'autres périodes, d'autres disciplines se sont aussi
forcées à assimiler les théories les plus notoires de leur temps. C'est ainsi que, comme le
révèle le philologue français Arsène Darmesteter, le darwinisme avait imprégné la
linguistique dans la deuxième moitié du XIXe siècle.
S'il est une vérité banale aujourd'hui, c'est que les langues sont des organismes vivant
dont la vie, pour être d'ordre purement intellectuel, n'est pas moins réel et peut se
comparer à celle des organismes du règne végétal ou du règne animal.277
276 R. Jackendoff, F. Lerdahl, « The capacity for music : What is it, and what's special about it ? »
Cognition, n°100, 2006, p. 55.
277 Arsène Darmesteter, La vie des mots, Paris, Delagrave, 1887.
183
l'expérience esthétique comme signifié, n'a pas constitué ni un paradoxe, ni une énigme
pour le musicologue.
Le passage du béhaviorisme vers le cognitivisme qui s'opère dans les années 50,
et dont la publication de Syntactic structures (1957) donne le point de départ à ce qu'on
appelle la révolution chomskienne, implique pour le domaine linguistique un
bouleversement certes méthodologique, mais qui est la conséquence logique d'un
changement plus profond. La psycholinguistique résulte d'une redéfinition de l'objet
d'étude de la linguistique. Au lieu de se consacrer à l'aspect externe, phonologique, et
symbolique du langage – ce qui avait occupé d'éminents linguistes comme Nikolaï
Trubetskoï –, elle cherchera à comprendre la compétence linguistique en enquêtant sur
ses structures syntaxiques sous-jacentes, suivant l'hypothèse que la « grammaire est
autonome et indépendante du sens »278
Avec les progrès de la science, nous arriverons peut-être à savoir quelque chose de la
278 Noam Chomsky, Syntactic structures, Mouton & Co., 1957, p. 17. (nous traduisons)
279 Noam Chomsky, Sur la nature et le langage, Agone, 2011, p. 87.
184
représentation physique de la grammaire et de la faculté de langage, et par là même de
l'état cognitif atteint dans l'apprentissage de la langue, ainsi que de l'état initial
comportant une grammaire universelle.280
280 Noam Chomsky, Réflexions sur le langage, Paris, Flammarion, 1981, pp. 49-50.
281 Noam Chomsky, La linguistique cartésienne, suivi de La nature formelle du langage, Paris,
Seuil, 1969, p. 128.
185
Figure 1
D'après N. Chomsky (1957), p. 27.
S (sentence) ; NP (noun phrase) ; VP (verb phrase) ; T (article) ; V (verb) ; N (noun).
Between fundamental structure and foreground there is manifested a rapport much like
that ever-present interactional rapport which connects God to creation and creation to
God. Fundamental structure and foreground represent, in terms of this rapport, the
celestial and the terrestrial in music.283
Il n'y a pas en musique l'exemple d'un hiatus comme celui de la célèbre phrase
282 Dans la préface au livre de Bernard Auriol La Clef des Sons, Jean-Claude Risset écrit ceci :
« Il faut rappeler que le musicologue viennois Heinrich Schenker, analysant la musique
tonale, avait dégagé, cinquante ans avant Noam Chomsky, le concept de grammaire
générative ».
283 Heinrich Schenker, Free Composition, 2d edition, New York, Longman, 1979. p. 160.
186
« Colorless green ideas sleep furiously »284 par laquelle Chomsky rappelle qu'une
organisation grammaticalement correcte peut manquer de cohérence sémantique. Pour
cette raison, il reste problématique de postuler en musique soit une théorie générative,
soit un réductionnisme synthétique. Dans tous les cas, il est clair qu'en linguistique le
niveau sémantique n'est pas dans un rapport d'immanence à la syntaxe ; leur relation est
conditionnée par des contraintes autres que formelles. Est-cela le cas pour la
compréhension musicale ?
187
innée mais d'un acquis culturel. En outre, par analogie avec la linguistique, s'il y a une
structure profonde en musique, elle ne devrait pas coïncider avec un énoncé sensible
constitutif d'un langage musical particulier, mais faire l'objet d'une compétence
universelle ; c'est cela qui est stipulé par l'idée même de profondeur.
Exemple 7
Ursatz.
S'il est vrai que l'on peut jusqu'à une certaine mesure expliquer la dynamique de
la Ursatz par la résonance naturelle, notamment le fait que l'intervalle de quinte sol-ré
soit perçu avec une certaine instabilité au sein d'un spectre de do dont l'empreinte
persiste par rémanence (Parncutt, 2014), ce fait explique seulement la facilitation
perceptive de la Ursatz, mais n'implique en aucun cas sa nécessité. L'extrapolation de
ces caractéristiques psychoacoustiques à des modèles théoriques ne trouve pas de
justification. La Ursatz ne se place pas dans un niveau profond dans le sens linguistique
chomskien ; elle est un axiome pour la théorie tonale, et déjà un énoncé – ein Satz –
pour la perception. Le vrai problème du rapprochement méthodologique entre les
grammaires transformationnelles de la linguistique et le réductionnisme de la
musicologie analytique, est qu'il s'applique à deux objets qui trouvent leur définitions
ontologiques dans des paradigmes différents : celui de la continuité pour le langage des
linguistes contemporain, et celui du dualisme pour la musique de la musicologie
analytique normale.
188
fini. L'analyse musicale est toujours l'analyse d'un extrait, d'une œuvre, d'un corpus ou
d'un style. Les implications de ce contraste ne sont pas négligeables, car si des théories
musicales d'inspiration cognitiviste comme celle exposée par Lerdahl et Jackendoff sont
toujours l'analyse d'une œuvre – ou du moins d'un niveau musicalement signifiant –,
alors, malgré une description en termes génératifs, interprétant les différents niveaux
hiérarchiques comme des prolongations – allant d'un « niveau profond » vers la
surface –, il s'agit toujours d'un processus qui simplifie l'œuvre. Or il faudrait se
demander en quoi un procédé de cette nature peut être considéré comme l'inversion d'un
processus génératif. La réalité est que l'on s'est souvent limité à considérer l'apparent,
comme c'est le cas de Babbitt lorsqu'il écrit :
Ou encore plus récemment, dans la critique que fait Célestin Deliège à la théorie
schenkerienne.
287 Milton Babbitt, « The Structure and Function of Musical Theory: I » , College Music
Symposium, Vol. 5 (Fall, 1965), pp. 49-60, p. 60.
288 Célestin Deliège, Sources et ressources d'analyse musicale, Bruxelles, Pierre Mardaga,
2005, p. 156. Il est aberrant d'assimiler le « S » (sentence) à une simple identification de la
phrase. Sur un plan théorique, qui est le seul sur lequel le « S » ait un sens, il symbolise la
compétence génératrice de phrases déliée de toute langue particulière, et hypothétiquement
proche la compétence universelle.
189
elle a seulement été mimée. Concernant la théorie générative de Lerdahl et Jackendoff,
l'analyse de Schenker ainsi que les approches post-schenkeriennes (Saltzer, 1962 ; Forte
& Gilbert, 1982), nous adhérons à la critique suivante, formulée par McAdams :
Indeed one might say that they implicitly presume memory to be infinite and
exhaustive. In their defense, it should be acknowledged that with a few exceptions, their
aim is not to describe the experience of the form but some more or less objective – or
neutral – level of the musical object under study.289
La critique de ces théories qui proposent une écoute structurelle sans se poser la
question de la structure de l'écoute, 290 se voit donc nuancée par le fait que leur objet
d'étude n'est pas clairement défini ; leur degré de pertinence se trouve ainsi assujetti à
l'incertitude qu'implique cette omission. Par contre, le fait de se placer dans la
perspective d'un objet préalablement défini comme le fait McAdams, lui permet de
reconnaître une place à l'objet innommé que visent ces travaux. C'est ce qui est présenté
dans la citation précédente comme un niveau « plus ou moins objectif ou neutre de
l'objet musical ».291
289 Stephen McAdams et al., « Influence of large-scale form on continuous ratings in response
to a contemporary piece in a live concert setting » Music Perception, 2004, Vol. 22.2, pp.
297-350, p. 299.
290 Peter Szendy, o p . cit., (2001) traite cette question dès sa perspective philosophique et
sociologique. Il pose le problème dans les termes que voici : « d'où vient, en effet, une
certaine écoute structurelle, une grande écoute répondant à une grande musique, à la forme et
aux détails de laquelle elle est censée s'accorder parfaitement ? ». p. 123.
291 Nous traduisons.
190
Contre le réductionnisme
191
arbitraires, et des signifiés que l'on retrouve d'une langue à l'autre. Le sens sémantique
d'une phrase implique sinon la verbalisation effective, du moins la représentation
mentale des mots comme stimuli « virtuels ». Il y a dans tous les cas, la manifestation
ponctuelle, localisée dans le temps, d'un message contenu en puissance dans le système
symbolique-syntaxique ; la prononciation en tant qu'action, tire le sens d'un état inactif à
celui actif de la communication, ou du moins de l'expression, dans le cas où le message
ne trouve pas de récepteur.
292 L'exemple est donné dans Anne Cutler, Delphine Dahan, Wilma van Donselaar, « Prosody in
comprehension of spoken language » Language and speech, Max-Planck-Institute, 1997,
40.2, pp. 141-201, p.161.
192
indeed any part of an utterance corresponding to any linguistic component, to a phonetic
segment even, must have a certain duration, a certain amplitude, a certain fundamental
frequency. Whenever listeners recognize normal speech, they are processing
prosodically determined variation.293
193
l'homme que chez l'animal. Schötz et Weijer (2014) ont par exemple montré que les
chats communiquent avec l'humain par des types de miaulement bien distinct en rapport
à des contextes spécifiques. Selon Diderot, dans une approche opposée à celle de
Darwin où l'apparition du langage précède celle de la musique, la prosodie, en tant
qu'enveloppe émotionnelle du langage parlé, est donné comme l'aspect langagier dont la
musique fera l'imitation. Dans les deux cas, l'enveloppe acoustique d'une parole ou d'une
musique rudimentaire n'est pas un paramètre dont on puisse faire l'économie sans
conséquences profondes sur le plan communicationnel. En effet, si la prosodie de notre
voix parlée se trouvait neutralisée par une sorte de filtre spectral – pensons à la voix de
synthèse de Hal 9000 dans Odyssée de l'espace de Stanley Kubrik – nous aurions le plus
grand mal à colorer nos propos par des émotions, et notre discours serait dépossédé de
l'intentionnalité qu'il est censé véhiculer. L'émergence de la télécommunication portable
nous met quotidiennement dans une situation semblable par le format réduit du Texto.
Mais on n'a pas tardé à introduire des icônes qui par l'intermédiaire de gestes
stéréotypées, facilitent la compréhension dans un format communicationnel d'une
économie extrême.
Any language use that reduces the number of surface propositions but maintain or
increases the number of implied proposition must find a mean for disambiguation other
than words themselves.295
295 Gregory Bryant & Jean Fox Tree : « Is there an ironic tone of voice ? » Language and
speech, 2005, 48.3, pp. 257-277, p. 259.
296 Ibidem.
194
qu'implique ici la synthèse et la modélisation spectrales, se montre inadéquate. La
musique, quand on s'intéresse à son mode d'existence vivant, et en particulier au
décryptage de son potentiel esthétique – l'écoute effective –, s'inscrit dans un paradigme
éminemment communicationnel, et partage les caractéristiques asémantiques de la
prosodie ; elles sont toutes les deux dans un rapport d'immanence avec leur espace-
temps.
Lerdahl shares with the apologists for structural listening an assumption of the
epistemological priority of theory, or more precisely of the psychological reality
embodied in theory. Hence the demand that practice should conform to it.297
Puisqu'il n'y a pas d'écoute sans une stricte contemporanéité entre le temps
chronologique de l'œuvre, et le temps phénoménologiquement éprouvé, en ignorant
l'écoute – ce que Lerdahl et Jackendoff appellent « mental processing » – l'homme
vivant disparaît de l'analyse musicale, et avec lui disparaît la possibilité de considérer ce
qui est la raison d'être de toute intention musicale, à savoir : le message esthétique.
Instead of describing the listeners real time processes, we will be concerned only with
the final state of his understanding. On our view it would be fruitless to theorize about
mental processing before understanding the organization to which the processing
297 Nicholas Cook, « Playing God : Creativity, analysis, and aesthetic inclusion » , Musical
Creativity, I. Deliège & G. Wiggins (eds.), New York, Psychology Press, 2006, p. 19.
195
leads.298
En plaidoyant contre le réductionnisme mon but est d'attirer l'attention sur les
limites et les omissions inavouées – voire souvent méconnues – de ce type de
perspective analytique, ainsi que d'insister sur l'importance d'inscrire toute analyse dans
une démarche autocritique qui la rende consciente de sa propre partialité.
196
Chapitre 6
Reconnaître une structure à l'écoute, c'est lui attribuer un corps, une biologie, et
c'est souligner encore une fois l'obsolescence du dualisme entre corps et esprit. Tout de
même, une neuro-biologie et une psychologie de l'écoute, ne seraient en aucun cas la
neuro-biologie et la psychologie de l'écoute musicale. Les différentes expressions
musicales autour du monde, on le sait, ne correspondent pas au déroulent d'un instinct
programmé dans le génome, mais à l'évolution d'un savoir-faire et d'une technologie 299
en immersion dans un contexte écologique complexe. Le rapport de la musique à la
biologie humaine est ergonomique ; la dernière porte la première.300 L'écoute n'a donc
pas pour seul but de garantir le transport des passions lors des rites Dionysiaques, ou
d'enflammer le discours entre les partisans du mélodisme italien et les adeptes d'une
harmonie rationalisée. Elle est déjà présente dans l'attitude calculée du chasseur primitif
qui approche discrètement sa proie, ou dans la manière comme ce même homme se sert
de l'écho pour se représenter les dimensions d'une grotte où il rentre pour la première
fois.301 Si notre cerveau compte une aire auditive ainsi que des ensembles de neurones
spécialisés dans le traitement de la voix humaine, on n'y trouve ni d'aire, ni de sous-
structure neuro-biologique consacrée à ce que l'on appelle l'écoute. Il semblerait donc
que, tout comme la conscience, ou la créativité, il s'agisse d'une qualité émergente ; en
d'autres termes, quelles que soient les composantes que l'on attribue à l'écoute, elle ne
se réduit pas à leur addition.
299 Dylan Evans définit la musique comme une technologie des émotions dont le but est de nous
enduire dans certains états émotionnels par des moyens artificiels. Evans, Emotions : A very
short introduction, Oxford University Press, 2003.
300 Grâce à l'ethnomusicologie et la psychoacoustique, on parle aujourd'hui d'universaux en
musique. Ces principes qui façonnent les musiques de toutes les cultures sont la preuve de ce
rapport organique entre l'homme et l'artefact acoustique qu'il crée. Voir : Sloboda, The
Musical Mind. The Cognitive Psychology of Music, Oxford University Press, 1986, chap. 7.
301 L'hypothèse de la pertinence des qualités acoustique des grottes dans l'emplacement choisis
pour les peintures rupestres a été suggérée par Margarita Diaz-Andreu & Carlos G. Benito :
« Acoustics and levantine rock art : auditory perceptions in la Valltorta Gorge (Spain) »
Journal Archaeological Science,Vol. 39:12 pp. 3591-3599.
197
– induit par le sujet lui-même – de plusieurs compétences. C'est une posture mentale
mais aussi comportementale, dont le coût énergétique confirme la présence d'une
motivation consciente. En assimilant l'écoute à une stratégie de compréhension, on
souligne l'importance du versant descendant du traitement. Le stimulus devient la
concrétisation d'un état de conscience où correspondent le perçu et l'éprouvé : c'est-à-
dire que l'écoute permet la transformation éphémère de la sensation en symbole.
Est-ce que la réception de stimuli acoustiques est une condition sine qua none à
l'émergence de l'écoute ? Si cela devrait être le cas, alors on devrait conclure qu'en
perdant l'audition, Beethoven aurait aussi perdu l'écoute. 302 Si par le fait d'imaginer,
d'écrire, ou de lire, que ce soit de la musique ou de la prose, l'écoute est aussi à l'œuvre,
alors c'est l'empreinte cognitive du son qui apparaît comme indispensable. Ce serait
donc grâce à la représentation cognitive du stimulus acoustique qu'il pourrait y avoir une
écoute. Suivant cette hypothèse il nous faudra prendre en considération l'écart entre la
richesse d'un signal acoustique présent dans l’environnement, et sa représentation en
tant qu'objet cognitif projeté au focus de la conscience. Pour Jean-Pierre Changeux, qui
théorisa le concept d'« objet mental »,
Les images mentales évoquent en général des scènes ou des objets identifiés et
« rappellent » une perception plutôt qu'une sensation. S'il en est bien ainsi, l'image
mentale conserve-t-elle une quelconque parenté avec le percept initial ?303
De leur côté, les empreintes cognitives des stimuli, en tant que schèmes déduits
au cours des expériences passées, ne coïncident plus avec des objets concrets du monde
objectif. Ils sont des objets phénoménologiques ; des schèmes actifs. Comme le rappelle
Mandler :
Schemas are also processing mechanisms ; they are active in selecting evidence,
in parsing the data provided by our environment, and in providing appropriate general
302 Comme le suggère d'une certaine manière François-Joseph Fétis lorsqu'en commentant les
dernières opus de Beethoven, il parle d'un « affaiblissement de la mémoire des sons », Voir
Szendy (2001).
303 Jean-Pierre Changeux, L'homme neuronal, Paris, Fayard, 1983, p. 166.
198
or specific hypotheses.304
Ainsi, le monde extérieur, les êtres et les objets de l'environnement ont acquis, avec
homo sapiens, une deuxième existence, l'existence de leur présence dans l'esprit hors de
l'expérience empirique, sous forme d'image mentale, analogue à l'image que forme la
perception, puisqu'elle n'est autre que cette image remémorée. Désormais, tout
signifiant, y compris le signe conventionnel, portera potentiellement la présence du
signifié (image mentale) et celui-ci pourra se confondre avec le « référent », c'est-à-dire
l'objet empirique désigné. 306
304 George Mandler, Mind and body: psychology of emotion and stress, New York, W.W.
Norton, 1984. p. 56.
305 Par écoute « écologique » je renvois le lecteur à l'ouvrage d'Eric Clarke cf. Il s'agit d'un état
d'écoute en immersion dans un contexte culturel et événementiel donné. Je souligne ici
l'opposition avec une écoute introspective où l'image auditive et projetée dans la conscience
par le sujet lui-même, et non pas facilitée par un quelconque stimulus acoustique. La lecture
silencieuse, où les mots sont déclenchés par un stimulus visuel, en est un exemple.
306 Edgar Morin, Le paradigme perdu : la nature humaine, Paris, Le Seuil, 1973, pp. 115-116.
199
6.1 Des compétences concurrentes.
L'attention
200
d'un traitement plus approfondi. Allant d'un traitement global sur un plan sensoriel, et
vers un traitement ciblé sur un plan cognitivement plus élaboré, ces trois niveaux ont
souvent été identifiés par les chercheurs à l'aide de la métaphore du goulot
d’étranglement. Cette image analogique représente bien le contraste entre un état de
saturation à l'entrée du système, et un état contrôlé à la sortie. Cette image représente
aussi la contrainte d'un traitement sériel et non parallèle que semble caractériser
l'attention consciente. Mais le goulot d’étranglement n'est pas tout à fait satisfaisant pour
représenter la fonction inhibitrice de l'attention qui est pourtant une caractéristique
fondamentale de son fonctionnement. Le modèle intégré de l'attention et la mémoire de
Nelson Cowan (1995) prendra en compte cet aspect utilisant le concept du focus
attentionnel qui s'insère dans la capacité de stockage de la mémoire à court terme et de
la mémoire de travail.
307 Arlette Steri, « comment l'homme perçoit-il le monde ? » L'homme cognitif, Annick Weil-
Barais (ed.), Paris, P.U.F., pp. 99-212, p. 128.
201
avec « la tentation » ; celle-ci étant au centre de son attention, devient, tout
naturellement, la cause de sa prochaine action.
La réaction d'orientation
202
dont la simplicité invite à une écoute décontractée. l'accord fortissimo plaqué par un
tutti d'orchestre sur le deuxième temps de la mesure 16, ne peut qu'appeler l'instinct de
surveillance attentionnelle des auditeur.
203
aussi un moment – peut-être le seul – où le son accapare à lui seul le focus attentionnel
de tous les auditeurs.
Mais il y a des exemples plus subtils qui permettent une analyse approfondie de
la relation entre cette forme d'attention et la force expressive d'un extrait musical.
Prenons par exemple le premier mouvement du cinquième Concerto pour piano de
Beethoven. L'extrait concerné est le leggiermente commençant à la mesure 9 de
l'exemple 2. Contrairement aux exemples cités précédemment, ici l'attention n'est pas
attirée par le surcroit soudain de l'intensité, mais par l'altération d'un ensemble de
paramètres qui nous emmènent à faire l'expérience de l'effet inverse : notre attention est
comme enchantée par une mélodie candide jouée pianissimo.
204
Exemple 2
Beethoven, concert pour piano op. 73 n°5, Allegro, extrait.
Parmi les nombreux paramètres qui font l'objet d'un basculement inattendu dans
cet extrait, seul l'harmonie présuppose une compétence culturellement acquise – celle du
langage tonal. Les changements métrique, rythmique, dynamique, ainsi que de texture
– timbre et densité harmonique –, agissent tant sur l'oreille du mélomane averti que sur
celle du dilettante. Voici l'analyse de chacun de ces paramètres :
205
pivotements enharmoniques audacieux. À la troisième mesure de l'exemple 2, la pédale
de la bémol – tenue par les cordes pendant les huit mesures précédentes –, est
interprétée par le piano comme la fondamentale d'un accord de Sol dièse. Les mesures
qui suivent font la broderie chromatique de cet accord dont la fonction harmonique se
clarifie avec l'arrivée du leggiermente (m. 9). En effet, l'enharmonie entre l'accord de La
bémol et celui de Sol dièse aura conduit à la modulation vers do dièse mineur. La
tonalité de Ré bémol majeur qui aurait été attendue dans le contexte diatonique du La
bémol majeur, sera reprise soudainement à la mesure 16, après un deuxième pivotement
enharmonique, cette fois-ci notant l'accord de Sol dièse comme un La bémol. Il s'agit
donc d'une parenthèse enharmonique.
Sur le plan métrique, bien que l'on reste sur une mesure à 4/4, un effet syncopé à
la main droite du piano donne à entendre la mélodie dans une organisation ternaire en
6/8. Cet effet, qui comporte à lui seul une discontinuité immédiatement saisissable, est
rendu davantage instable par l'accompagnement de la main gauche et des cordes en
pizzicati qui marquent clairement un temps binaire – noire/croche/croche. L'irrégularité
rythmique entre les triolets à la main droite et les patterns binaire de l'accompagnement
crée une ambiguïté rythmique non seulement contrastante avec la section précédente,
mais en elle-même déroutante. Quant à la dynamique et la texture, elles changent aussi
de manière spectaculaire, allant du forte au pianissimo, et d'une texture harmonique
concertante – dialogue entre piano et orchestre –, à une mélodie au parfum populaire
frugalement accompagnée, en passant par un passage en style brillant au piano solo
– broderie chromatique entre les mes. 2 et 8.
Notons donc qu'en dépit des implications stylistiques propres à chacun des trois
exemples jusqu'ici commentés, ils tirent tous une partie importante de leur force
expressive de l'accentuation ponctuelle de l'engagement des ressources attentionnelles
dans l'écoute. Mais donnons un dernier exemple de ce type attentionnel en musique,
cette fois dans le répertoire contemporain. An Index of Metals de Fausto Romitelli,
débute avec une séquence électroacoustique utilisant un sampler extrait de Shine On
Your Crazy Diamond de Pink Floyd. Il s'agit de l'accord de la bémol mineur – tenu par
un timbre synthétique d'orchestre à cordes – qui débute la chanson, et qui dans la
Intoduzione du dernier opus du compositeur italien, est ralenti de sorte que l'on entend
un accord de sol mineur. Pendant les 3 min. 15 s. que dure cette première partie, cet
206
accord sera successivement « déclenché » puis « éteint » toujours dans une dynamique
subito. Il en résulte une alternance irrégulière entre le plein de l'accord tenu, et le vide
d'un silence à 0 décibels. Le rapport chronologique entre ces deux états : sonorité pleine
et temps vide, peut être représenté selon les Unité Sémiotiques Temporelles de la
« trajectoire inexorable » et « qui veut démarrer »,308 où le temps « vide » tend à être
absorbé par le « plein » du fait d'un raccourcissement systématique des épisodes « vides »
qui mettent l'auditeur en situation d'attente ; c'est un cas d'écoute proche à celui décrit au
chapitre 4 (ex. 6) au sujet de l'entrée hésitante de l'alto dans Harold en Italie de Berlioz
– bien que les moyens mis en œuvre soient très différents.
207
Attention sélective
Les psychologues distinguent aussi une forme d'attention dite sélective, qui
correspond plus à la définition populaire de l'attention ou de l'inattention ; c'est-à-dire
qu'elle n'agit pas de manière instinctive et automatique comme dans le cas de l'effet
d'orientation, mais résulte de l'engagement conscient dans une tâche spécifique. À ce
sujet les nombreuses expériences faites par Colin Cherry (1953) dans les années
cinquante sont encore aujourd'hui de référence. Cherry étudie l'attention auditive à l'aide
d'un protocole qui sera réutilisé plus tard par Diana Deutsch et qui consiste à faire
entendre des signaux acoustiques distincts à chaque oreille à l'aide d'écouteurs. Si dans
le cas de Deutsch cette situation artificielle d'écoute permettra la découverte d'illusions
auditives, pour Cherry il s'agit d'appréhender le pouvoir inhibiteur dans une situation de
filtrage d'information. Lorsque deux messages sont entendus simultanément, seulement
l'un d'eux peut faire l'objet d'un traitement sémantique conscient. L'auditeur donne la
priorité à l'un des deux messages en lui accordant un maximum de ses ressources
attentionnelles. Les expériences de Treisman (1964), et Wood et Cowan (1995), ont
permis de confirmer l'hypothèse selon laquelle les messages inhibés de manière
délibérée par la sélection intentionnelle, font aussi l'objet d'un traitement sémantique,
mais qui ne dépassera le seuil de l'inconscience que dans des situations de pertinence
exceptionnelles. C'est le cas lorsque le nom du sujet est présenté à l'oreille
« inattentive ». Ce qui nous intéresse ici, est le rôle indéniable du niveau sensoriel
(bottom-up) du traitement des stimuli dans le processus de sélection d'information, ainsi
que la perturbation omniprésente de la part de stimuli périphériques. Lors d'un teste
binaural il est plus facile de cibler le message délivré à l'une des deux oreilles, dès lors
qu'une voix est féminine et l'autre masculine. C'est une facilitation dans le traitement de
la scène auditive qui nous renvoi à la notion de concurrence entre les principes
gestaltistes (Bregman, 1990). Les psychologues appellent l'effet cocktail party (Cherry,
1953) la ségrégation qui se produit dans un environnement saturé entre les stimuli
sélectionnés et le reste. C'est le cas lorsque nous décidons de privilégier la voix d'une
personne dans une soirée où un grand nombre d'autres voix sont reçues pas notre
208
système auditif.
En musique, l'attention doit aussi être sélective vis-à-vis d'un grand nombre de
caractéristiques sensorielles disponibles, ce qui souligne le caractère active de l'écoute.
Il est vrai que certains répertoires facilitent le traitement d'un paramètre sur les autres,
c'est le cas des mouvements perpétuels que l'on trouve dans la musique baroque où le
rythme, le timbre, et la dynamique, sont des paramètres dont l'évolution est peu
contrastante, voire statique. Toute stratégie d'écoute favorise une concurrence
paramétrique qui facilitera soit le groupement, soit la ségrégation perceptive, mais une
écriture qui explore les possibilités offertes par une variété accrue dans le traitement des
paramètres du son donne plus de responsabilité à l'attention sélective de l'auditeur. Cet
aspect est d'autant plus critique en musique que le niveau sémantique y fait défaut, et
que le sens semble dépendre, dans une proportion plus importante que pour le langage,
de la qualité de l'acte d'écoute. Le célèbre air de l’Orphée de Gluck que Hanslick cite
avec deux paroles antagonistes dans son célèbre ouvrage Du beau dans la musique, est
l'exemple impérissable de cette caractéristique essentielle à la musique qu'est son
ambiguïté absolue.310
310 Il s'agit de l'air J'ai perdu mon Eurydice dont la mélodie en Do majeur nous paraît triste dans
sa version originale, mais dès qu'on la chante sur un texte heureux (j'ai trouvé mon
Eurydice…) l'émotion ressentie est en accord avec les nouvelles paroles malgré le fait que la
musique reste identique.
311 Bien que la littérature de l'école de Berlin ne soit pas mentionnée par Webern ou Schoenberg
en relation à la pratique de la klangfarbenmelodie, il résulte difficile de croire qu'ils n'avait
pas connaissance de la théorie gestaltiste. Rappelons que tant Meinong comme Ehrenfels était
autrichiens, et tout les deux ont travaillé à Graz au tournant du siècle.
209
événements de 1933 avait donné à la théorie de la Gestalt une envergure
internationale.312
Exemple 3
Sujet de la fugue Ricercata de Bach selon l'orchestration de A. Webern.
210
multi-paramétriques par lesquels l'espace saturé dévoile des formes signifiantes. C'est
une situation d'écoute, et une potentialité de l'écriture dont Xenakis avait pleine
conscience.
Car je me base sur l'incapacité de l'homme lorsque la densité est trop grande, trop
forte pour pouvoir dire : « oui, il s'agit de cet objet et il est là ». Un certain floue dans
le choix est permis à ce moment-là, parce que d'autres caractéristiques sont
importantes.313
211
et des oranges, à la question « il y a quoi dans ce sac ? », je vais répondre : « des
fruits », considérant qu'il est inutile de spécifier le type et le nombre pour que ma
réponse soit à la fois correcte et utile. Le basic level correspond donc à un niveau moyen
d'attention, qui a comme but de libérer des ressources pour traiter des événements qui
pourraient se révéler plus importants. Lorsque nous observons au travers de la vitre du
bus qui nous ramène le soir chez nous après une journée de travail, nous percevons des
immeubles qui se suivent ; les différences entre les portes et les fenêtres, qui pourtant
varient d'une façade à l'autre, ne sont pas traités à un niveau conscient.
212
connaissances qui permettent cette représentation taxonomique, sont souvent acquises
par imprégnation culturelle, et sont effectives dans un grand nombre de sujets d'une
même culture.
Il y a une grande quantité d'œuvres que l'on pourrait citer pour illustrer le rôle de
la sélection par catégorisation dans l'appréciation esthétique. Au cours de la seconde
moitié du XXe siècle, sous l'influence postmoderniste, beaucoup de compositeurs ont eu
213
recours à la citation de musiques d'autres compositeurs ou imitant d'autres styles, créant
des sortes de montages sonores qui donnent une place centrale à l’émergence de
catégories. C'est le cas de Bernd Alois Zimmermann qui dans Les soupers du roi Ubu
réussi un véritable collage sonore où se retrouve toute l'histoire de la musique
occidentale. Le deuxième mouvement de Sinfonia de Berio, ainsi que le Quatuor n° 3
de Alfred Schnittke sont aussi des exemples particulièrement parlants à cet égard. Mais
comme le suggère Leonard Meyer (1967), dans le langage harmonique du romantisme
tardif comme dans le cas de Richard Strauss ou Gustav Mahler, certaines formules
harmoniques cadentielles sonnent déjà, comme des révérences envers les maitres du
passé.
Mémoire
317 Serge Nicolas, « Comment l'homme conserve-t-il des souvenirs ? » L'homme cognitif,
Annick Weil-Barais (ed), Paris, Presses universitaires de France, 1993, p. 318.
214
de Emotion and Meaning in Music p a r Meyer, est intimement liée à la structure
fonctionnelle de la mémoire. Si l'on parle de mémoire à court et à long terme dans un
sens rétrospectif, il y a par conséquent la possibilité de parler, dans un sens prospectif,
d'attentes à court et à long terme. La notion d'ensemble préparatoire que développe
Meyer fait référence à ces attentes qui relèvent de connaissances acquises culturellement
– et donc emmagasinées en mémoire à long terme – comme par exemple l'expectative
qu'une symphonie du répertoire classique ou romantique, s'achève par un mouvement
vif, et sur une longue cadence dans un tutti d'orchestre. Dans Ways of Listening, Eric
Clarke propose une approche écologique de l'écoute où des attentes de ce type sont aussi
considérées. Les attentes qui relèvent de la mémoire immédiate – échoïque – ou à court
terme, sont celles qui ont le plus été étudiées par la psychologie de la musique. Un terme
équivalent à celui d'attente, et celui d'anticipation ; David Huron a consacré en 2006 un
ouvrage à la place que l'anticipation et ses effets hédonistiques ont sur l'appréciation
musicale.318
215
l'hypothèse présenté par G. Miller en 1956 dans un célèbre article intitulé The Magic
Number Seven, Plus or Minus two. L'idée de Miller est que l'on peut retenir sans effort
particulier entre 5 et 9 unités (chunks) d'information. Le nombre dépendra du degré de
cohérence entre les unités à l'intérieur des chunks. Ce principe a été maintes fois testé
avec un protocole expérimental en deux temps : des séries de chiffres, de visages, de
mots, ou d'autre stimuli, sont présentés au sujets. Puis se suit une tâche soit de rappel
libre, soit de reconnaissance – voir Baddeley, 2007. Il est par exemple plus facile de
retenir une suite numérique à huit chiffres dès lors qu'elle est groupée par paires – ex.
27 - 59 - 42 - 50 –, que lorsque chaque chiffre est enregistré comme une catégorie
discrète.
Concernant la musique, on a déjà attiré l'attention sur le fait que les gammes
asymétriques, celles où les notes se différencient fonctionnellement (Sloboda, 1986),
sont composées dans toutes les musiques traditionnelles d'un nombre de degrés lui aussi
proche de 7. Ce fait suggère que le traitement de chaque note de la gamme, et par
conséquent de sa fonction structurelle, est garanti à l'intérieur de l'empan mnésique.
Cette correspondance doit être perçue comme une adéquation naturelle entre pratique
musicale et contrainte perceptive. La conséquence la plus importante serait la
facilitation dans le traitement d'idées musicales dont la durée dépasse la mémoire à court
terme. Cette limitation de l'empan mnésique qui agit comme contrainte universelle,
paraît donc avoir un effet sur l'organisation des idées musicales, et cela malgré les
différences énormes qu'il peut y avoir entre les différentes structures syntaxiques en
musique. La notion de thème dans le répertoire tonal, et plus particulièrement depuis la
période classique, concerne un type d'énoncé musical qui cherche une identité
expressive claire, dans un format compact facile à retenir en mémoire ; une idée
accrochante pourrait-on dire. Étant donné que les différentes techniques de variation
ainsi que l'utilisation de parcours harmoniques conventionnels permettent au
compositeur une gestion économe de l'écriture, la maitrise de cet artisanat devient une
compétence de première nécessité. Ce fait est en cohérence avec l'essor des formes de la
musique pure que Hoffmann va défendre par la voie de son célèbre personnage
Johannes Kreisler.
216
temporalité qui lui permette de construire un récit. Les moyens d'économie sont donc
d'abord la découverte d'artifices perceptifs ; des technologies au service de l'expérience
esthétique. Le recours à des cycles harmoniques types et à des formules de variation se
trouvent être des caractéristiques récurrentes des thèmes depuis le style galant, et jusqu'à
la fin du romantisme. Les thèmes sont le plus souvent diatoniques, ils sont aussi
redondants, répétant des cellules rythmiques et d'accompagnement, voire des motifs
entiers. Cela facilite l'émergence d'une forme qui, tout en dépassant l'étroitesse du
présent perceptif, conserve une unité dans l'esprit de celui qui écoute. Dans certains cas,
la brièveté d'un thème peut être l'occasion d'une complexité accrue dans l'un ou l'autre
des paramètres musicaux : c'est le cas du fameux thème par lequel Wagner ouvre
Tristan et Isolde (ex. 4). Ici l'harmonisation inhabituelle captive l'oreille attentive (ex.
4), mais en contre partie à cette subtilité harmonique, la mélodie se voit réduite à
seulement sept notes, dont la plupart résultent de mouvements contrapuntiques obligés.
Il est intéressant de voir que sur le plan mélodique les premières trois notes
forment ce que Meyer (1956) et Huron (2006) entre autres, appellent une gap-fill-
melody : un archétype mélodique qui compte au nombre des universaux en musique. La
quatrième note porte une attraction naturelle vers le la dont l'octave et la quarte
inférieurs viennent d'être entendus (rapport harmonique naturel), et la sixième note est
dans une situation d'appogiature harmonique. C'est-à-dire que le traitement perceptif de
ce thème est facilité par sa conformité mélodique aux attentes implicites les plus
simples.
Exemple 4
Richard Wagner, Tristan et Isolde, Prélude mes. 1-3.
217
bref, trouver un équilibre précaire sur une demi cadence à la mesure 6.
La mémoire est pour l'écoute à la fois une condition et une opportunité, un outil.
Il est d'ailleurs important de reconnaître que les formes musicales tant dans les traditions
écrites qu'orales, sont d'une certaine manière, et sans doute de manière certaine, la
projection sur la sphère culturelle des compétences cognitives qui rendent possible leur
écoute. Le travail de développement thématique, si important dans la tradition musicale
occidentale, s’accommode à certains égards à la notion de la boucle phonologique que
Baddeley et Hitch (1974) développent dans leur modèle de la mémoire de travail (MdT),
montrant, comme l'a dit Morton Feldman, que « les formes musicales occidentales sont
devenues des paraphrases de la mémoire. »319
Exemple 5
Brahms, sonate pour piano n° 3, mvt. 1, mesures 1-6.
218
Carpenter (1980) soulignent la pertinence de la MdT grâce au développement d'un test
d'empan complexe. L'empan de lecture qui a été décliné aussi dans un test d'écoute
montre qu'une meilleure performance de la MdT conduit à une meilleure compréhension
dans une tâche de lecture ou d'écoute sémantique. En effet, le temps de rémanence des
unités regroupées dans l'empan mnémonique est court ; quelques secondes seulement,
mais le déclin de ce laps de temps peut être retardé par un travail parallèle d'auto-
répétition mentale qui est à la charge de la boucle phonologique – l'une des trois
composantes de la MdT. Le modèle de Baddeley et Hitch attribue une fonctionnalité
hautement dynamique à la mémoire à court terme, ce qui n'était pas le cas dans des
modèles précédents comme celui de Atkinson et Shiffrin.
La mémoire de travail est donc définie comme l'espace qui permet non
seulement le maintient – par répétition –, mais surtout le traitement des informations
disponibles dans l'empan mnémonique. De manière comparable, la section centrale
d'une forme sonate apparaît à la fois comme le mécanisme de répétition – rehearsal –, et
de traitement par lequel les éléments saillants – motifs – sont entretenus et développés.
Comme résultat, la reconnaissance et le rappel de ces traces mnémoniques est garanti
dans les sections à venir, augmentant la cohérence de la forme à grande échelle. Il est
donc important pour celui qui écoute la musique de pouvoir reconnaître les
caractéristiques saillantes, afin non seulement de les utiliser comme des élément de
cohésion formelle, mais aussi de les projeter comme des attentes potentielles dans leur
reconnaissance ultérieure. Le fait que la section de réexposition d'une œuvre musicale
fasse l'objet d'une reconnaissance/rappel serait une preuve que l'efficacité formelle est
cohérente avec des contraintes cognitives ; elle assume l'échelle humaine.
320 Edward E. Smith & Stephen M. Kosslyn, Cognitive psychology : mind and brain.
Edinburgh, Parson, 2014, p. 249.
219
Bien que la relation thématique entre l'exposition et le développement dans une
forme sonate semble concerner avant tout le métier de composition, la différence
ontologiquement marquée entre la situation d'écoute et celle de la composition/écriture
– voir chapitre 3 –, fait que certaines de ces relation thématiques sont moins pertinentes
à l'écoute que d'autres. C'est pour quoi l'amalgame entre l'analyse fondée sur partition et
l'œuvre perçue équivaut à la négation du potentiel heuristique de l'expérience
phénoménologique de la musique sonnante. Reconnaître le renversement du motif du
thème dans la XVIIIe variation des Variations pour piano et orchestre sur un thème de
Paganini de Rachmaninov (ex. 6) nous renseigne sur le travail de composition certes,
mais l'écoute esthétique tire peu de profit de cette trouvaille.
Exemple 6
Motif du thème et son renversement extrait de Rachmaninov op. 43.
220
connaissances déclaratives qui empruntent le versant descendant – top-down – du
traitement. Dans une telle situation d'évaluation, l'activation de catégories sémantiques
ainsi que la diffusion de proche en proche de cette activation, est d'autant plus
importante que le candidat est littéralement à la recherche de connaissances et indices
qui lui permettent d'élaborer le commentaire qui lui est demandé. Le récit qu'il doit
composer implique :
Qu'il faut traduire de façon métaphorique une expressivité musicale qui, par définition,
n'est pas de nature linguistique. Le commentaire doit finalement être planifié de façon à
intégrer l'ensemble de ces transcriptions linguistiques en un tout cohérent. L'évaluation
du jury ne porte que sur ce comportement linguistique.321
221
la musique possède un fort potentiel pour nous imprégner et vivifier ce type de
mémoires procédurales qui décrivent des programmes de ressentis ; les mêmes que le
projet sur les Unités Sémiotiques Temporelles du M.I.M cherche à décrire.
L'apprentissage
222
avec le musicien le plaisir esthétique de l'écoute. Qu'une musique composée par un
musicien hyper spécialisé puisse plaire seulement par l'écoute, nous montre à quel point
un apprentissage en apparence passif sans instruction, est en fait d'une très grande
efficacité.
Les psychologues distinguent un grand nombre de types d'apprentissages qui
peuvent être implicites ou explicites. Le cas de l'étude académique de la musique,
comme dans tout autre domaine institutionnalisé, est un apprentissage explicite qui se
fait par instruction. Dans le contexte évolutif de la filiation de l'espèce humaine,
l'apprentissage explicite se présente comme le développement culturel du principal
mécanisme d'apprentissage chez les animaux vertébrés, À savoir, l'observation suivie de
l'imitation ; ce qu'on identifie à la méthode essaie-erreur. L'apprentissage de la langue
maternelle sert d'exemple à la fois pour l'apprentissage implicite et explicite. D'un côté
l'enfant pré-verbal imite la parole par le balbutiement, de l'autre côté, l'adulte, incitant
l'enfant à la communication, l'évalue, le corrige, et le motive à continuer l'imitation.
Mais d'un autre côté, on le sait bien, l'apprentissage des structures syntaxiques et des
catégories sémantiques sont quant à elles acquises de manière implicite par des
processus d'apprentissage innés, lesquelles font l'objet d'un nombre croissant de
recherches depuis les année 70. Mais cette variété dans l'acquisition de connaissances
s'étend à de très nombreux domaines.
Empreinte et habituation
322 Joshua B. Tenenbaum, et al. « How to grow a mind : Statistics, and Abstraction » Science
vol. 331, 2011, p. 1279.
223
qui se sont consacrés à l'étude minutieuse des origines de l'instinct. L'empreinte consiste
dans l'acquisition rapide d'une représentation donnée. Elle a lieu généralement pendant
une période critique du développement de l'organisme et est irréversible. Le cas le plus
cité est celui des oiseaux qui apprennent, en seulement quelques heures après l'éclosion,
à reconnaître et à s'attacher à un objet saillant de leur environnement, ce qui en milieu
naturel correspond à leur mère, mais qui peut être un tout autre objet dans une situation
de laboratoire. En musique il y a un cas tout à fait intéressant de ce type d'apprentissage,
il s'agit de l'acquisition de l'oreille absolue. Comme l'explique Claude-Henri Chouard,
l'acquisition de cette compétence n'est possible qu'à un jeune âge, et a condition d'avoir
une pratique correcte et suivie du solfège. Chouard remarque qu'il y a aussi un effet
facilitateur dépendant d'une disposition physiologique : des cellules ciliées plus
« musclées » sont plus sensibles à la discrimination fine des fréquences et permettent
une perception plus discrète. L'empreinte a donc lieu si les bonnes connexions
neuronales s'établissent pendant l'âge critique de plasticité cérébrale. C'est ce qui
garantit la robustesse de cet apprentissage tout au long de la vie de l'individu.
L'oreille absolue fait entrer en action la partie postérieure du lobe frontal gauche, qui
traite l'apprentissage et les associations conditionnées, tandis que l'oreille relative fait
appel au cortex frontal inférieur droit, où siège la mémoire de travail. Par ailleurs pour
reconnaître le timbre et la hauteur d'une note, le travail cérébral qu'effectue l'oreille
absolue est plus rapide et plus simple car il active un plus petit nombre de neurones que
ne le fait une oreille relative.323
224
même stimulus semble s'accompagner d'une réduction continue et involontaire de
l'intérêt ; une répétition trop importante conduit vers un traitement automatique et non
conscient du stimulus. Les musiques dites répétitives, en donnant à entendre un matériau
« minimal » qui se répète inlassablement, font appel à l'habituation pour créer une
situation d'écoute qui n'est pas sans rappeler certaines musiques extra-européennes. En
effet, face à la frugalité du matériau, la surveillance attentionnelle de l'auditeur aura
tendance à décliner. Pour rester « à l'écoute » de ces musiques, nous sommes donc
obligés d'engager un surplus d'attention qui nous permettra de continuer le traitement
conscient du matériau, en accordant une importance accrue aux variations les plus
subtiles. Peut-être s'agit il d'une forme de miniaturisation de l'écoute, à l'image de la
miniaturisation de la musique que décrit Lewis Carroll dans son dernier roman Sylvie et
Bruno.325
Les formules d'accompagnement de type basse d'Alberti, ou les arpèges qui
accompagnent les cavatines du bel canto, utilisent l'effet habituation pour permettre une
saillance perceptive à la mélodie. Dans une pièce d'une grande originalité comme le
prélude op. 28 n°2 de Chopin (ex. 7), l'accompagnement, malgré l’uniformité de son
geste nous interpelle par la rareté de son harmonie. Mais, conscient du type d'écoute que
sa musique demande, le compositeur prend le soin de nous présenter une mélodie qui ne
sature ni le temps par son rythme, ni l'attention par son intérêt intrinsèque. Une analyse
plus détaillée de cette pièce sera faite dans la dernière partie de ce travail.
Exemple 7
Chopin, Prélude op. 28 n°2, mesures 1-7.
325 Pour un commentaire sur le rapport de ce texte à la musique,voir : George Aperghis et Peter
Szendy, Wonderland, la musique recto verso, Paris, Bayard, 2004. Chap. Musique florale.
225
6.2 La stratégie
En tant que processus vivant, l'écoute musicale se révèle être d'une grande
complexité. On ne peut pas prévoir l'intégralité d'une expérience d'écoute même dans le
cas hypothétique où l'ensemble des traitements cognitifs impliqués seraient simulés, car
ces derniers sont en rapport transversal avec des conditions écologiques et culturelles
spécifiques au sujet et au contexte. En tout cas, l’éventuelle existence d'un modèle qui
puisse simuler l'écoute, à l'instar des modèles computationnels de détection de la tonalité
(Bahrucha, 1987 ; Temperley, 2007), n'a que peu d’intérêt pour l'analyse musicologique,
car pour cette dernière l'écoute n'est pas le but, mais un outil pour relier une œuvre
concrète à un sens esthétique,326 or le jugement esthétique n'est pas encore une
compétence à la portée de l'informatique ou de la cybernetique. Mais, dans quelle
mesure le miracle de l'expérience esthétique a-t-il un intérêt pour l'analyse ? Surement
pas dans la mesure où il s'agit d'une expérience unique et privée, mais plutôt le potentiel
esthétique qui permet à des auditeurs de hier et d'aujourd'hui de faire l'expérience
réussie d'une même œuvre ; l'écoute non pas en acte mais en puissance, sans oublier que
la meilleur manière d'appréhender l'étendu de sa puissance consiste à l'observer prendre
326 La mise en marche des projets d'envergure internationale comme l'est le Human Brain
Project, suppose qu'il y a une possibilité réelle de voir un jour un modèle virtuel qui simule
l'ensemble des activités cérébrale participant à l'écoute.
226
forme dans l'acte lui-même. Dans le même ordre d'idées, ce qui sera relevant pour
l'analyse n'est pas le sentiment que l'on nomme – la tristesse ou la joie –, mais les
variations dans le flux musical se trouvant à l'origine de tel ou tel état affectif. En
d'autres termes, et au risque d'abuser de la métaphore linguistique : la syntaxe qui
organise le ressenti, plutôt que la sémantique qui catégorise le sentiment.
Culture and ideology are just as material (in the concreteness of the practices that
embody them) as are the instrument and human body that generate this
performance, and, as perceptual sources, they are just as much a part of the total
environment.327
327 Eric Clarke, Ways of Listening, Oxford university press, 2005, p. 61.
328 Michel Imberty, Les écritures du temps. Sémantique psychologique de la musique, Paris,
Bordas, 1981.
227
des stratégies d'écoute différentes et restreintes ; la première répondant au concept
holiste de l'écoute écologique, et la deuxième aux questionnaires prévus dans le
protocole expérimental. Par conséquent, elles répondent aussi à deux perspectives
différenciées de ce qui peut être entendu comme l'œuvre perçue.
Dans le cas où l'algorithme cognitif serait implémenté, on peut imaginer de lui faire
effectuer l'apprentissage d'une série d'œuvres, voire d'un corpus extrêmement vaste,
pour évaluer les caractéristiques stylistiques singulières ou le taux de redondance
d'une nouvelle œuvre329.
228
monde et du désignable pour figurer autre chose que des épures de l'être. », 330 suggèrent
que la correspondance exacte entre l'intention du compositeur et le message décrypté
par l'auditeur n'est pas une nécessité. Autrement dit, lorsqu'il s'agit d'un contenu
esthétique, le feedback entre l'émetteur et le récepteur reste absent de la chaîne de
communication ; comme le dit E. Schubert : « il est possible également que le
destinataire ait reçu un message musical et même émotionnel, mais il ne s'agit pas
toujours pour cela de communication au sens échange du terme. »331 Cette conjoncture
propre à l'écoute musicale, nous oblige à accepter qu'une même musique soit à l'origine
d'expériences subjectives divergentes. La structure même des processus cognitifs que
nous avons présentés, tant dans le quatrième chapitre comme dans la section précédente,
nous permettent de suggérer qu'il y a deux tendances majeures qui se partagent l'écoute :
la première serait une tendance égo-centrée, la deuxième, une tendance que l'on peut
appeler réceptive.
Because the multiple-trace memory models assume that context is encoded along with
memory traces, the music that you have listen to at various times in your life is cross-
229
coded with the events of the time, and those events are linked to the music.332
The first piece I can recall hearing as a coherent, integrated musical experience was the
Etude in F minor from the Trois Nouvelles Etudes of Chopin. My Russian immigrant
father had bought a piano in anticipation of the arrival of his niece, a pianist, from the
Old Country. I was six or seven at the time. The experience of hearing her play this
piece was so intense, so startling, as to induce a traumatic change of consciousness. 333
332 Daniel Levitin, This is your Brain on Music, New York, Plume, 2007. p. 166.
333 George Perle, The listener composer, University of California press, 1990, p. 3.
230
soudain sont des marqueurs témoignant d'une modification dans l'administration des
ressources attentionnelles des auditeurs. Ce type de situation est courante : lorsque nous
nous promenons en compagnie de quelqu'un avec qui on discute d'un sujet sensible, très
probablement, au moment le plus tendu de la discussion, la marche sera ralentie voire
interrompue quelques instants, comme si la situation présente nécessitait toute notre
attention, et que la marche devenait en conséquence difficile à assurer. Il est évident que
ce n'est pas la complexité de la trame sonore qui motive le renforcement de la
surveillance attentionnelle, obligeant les auditeurs de Woodstock à se taire et à se figer.
S'agissant d'une mélodie sans autre accompagnement que la percussion – basse et voix
sont absentes –, et plus particulièrement d'une mélodie connue de tous, le déchiffrage
chronologique, note par note, qu'implique le traitement de toute trame acoustique, est ici
assisté et facilité par un schème disponible en mémoire à long terme. Autrement dit, les
auditeurs reconnaissent une forme qui leur est familière et donc hautement prédictible.
La familiarité, on le sait334, crée une condition favorable à la détente de la surveillance
cognitive, or ici l'effet est inversé : l'auditoire à augmenté et focalisé sa surveillance
attentionnelle ; comment peut-on expliquer cela ? La réponse est dans la nature des
connaissances éveillées par cette mélodie. Par un traitement descendant – top-down –,
des concepts extra-musicaux emmagasinés en mémoire à long terme viennent se
présenter par un effet d'association comme des attributs intrinsèques au stimulus. Si les
auditeurs se sont abandonnés à une écoute presque religieuse, c'est leur conditionnement
à réagir à cette musique par l'évocation de concepts tels que l'unité nationale, la fierté et
le pouvoir, entre autres, qui en est la cause.
231
connaissances épisodiques ou des catégories abstraites. Si la tendance égo-centrée de
l'écoute s'assimile au versant descendant du traitement, le versant ascendant qui est la
tendance complémentaire favorise ce que j'appelle ici, l'écoute réceptive.
L'exemple du vieux disque par lequel l'adulte redécouvre des musiques de son
enfance qu'il « jugera » d'une beauté toute particulière, ainsi que celui de l'étude de
Chopin qui marqua le jeune Perle, caractérisent de toute évidence des écoutes fortement
égo-centrées. Bien que le cas académique du commentaire d'écoute aboutisse à un
jugement objectif s'opposant radicalement à la subjectivité d'un souvenir
autobiographique, sur le plan de l'activité cognitive la différence est surement moins
marquée : il s'agit donc aussi dans ce cas, d'une écoute à forte tendance égo-centrée. Il
est néanmoins important de rappeler que l'activité de recherche mentale en réponse à un
stimulus donné, peut être pour l'auditeur, comme le dit Jerrold Levinson, « une forme de
satisfaction valable en elle-même. »336 Lorsque l'écoute égo-centrée travaille sur des
connaissances qui se trouvent représentés sur la partition, comme le retour ou la
variation d'un motif, ou des inversions difficiles à identifier par l'oreille, l'écoute intègre
d'une certaine manière l'artisanat de l'écriture. C'est une écoute qui transcende l'objet
purement acoustique ; elle s'approche de la nature hybride de la musique écrite. C'est
une écoute savante, potentiellement satisfaisante dans la mesure qu'elle donne lieu à une
récompense cognitive – a p p e l o n s c e l a narcissisme intellectuel –, m ai s pa s
nécessairement efficace esthétiquement. Comme le dit Jean-Pierre Changeux, il y a une
véritable « synthèse consciente » dans l'expérience esthétique efficace. Elle a lieu dans
l'« espace de travail conscient » ; ce que j'appelle une stratégie d'écoute.
336 « Conscious awareness of or reflection on aspects of large-scale form, either during or after
listening, affords a distinct intellectual musical satisfaction in it's own right. » J. Levinson,
op. cit., p. 51.
337 Changeux dans : P. Boulez; J-P. Changeux et Ph. Manoury : Les neurones enchantées: le
cerveau et la musique, Paris, Odile Jacob, 2014, p. 157.
232
La nature du traitement cognitif dans les situations d'écoute que nous venons de
commenter, suppose un engagement réduit vis-à-vis de la trame sensorielle parallèle au
déroulement chronologique du signal acoustique. Cette tendance serait inversée par une
stratégie d'écoute dans laquelle le traitement ascendant serait plus prégnant. En effet,
bien que les schèmes – ces structures cognitives acquises par décantation des
expériences passées – puissent faciliter la compréhension sans forcement vider l'objet
perçu de sa particularité, la plasticité qui permet cela est effective seulement par la
considération des divergences entre le schème déjà élaboré et emmagasiné, et
l'expérience actuelle et inédite.
Des nouveaux schèmes émergent en réaction à des erreurs d'induction. Quand nos
attentes s'avèrent fausses, les conditions sont données pour l'apprentissage d'un nouveau
schème. Les caractéristiques saillantes de l’environnement sont associées au schème
récemment appris.338
233
Figure 1
Un regard insistant sur cette figure produit l’alternance de différents groupements.
Un même trait change de fonction et son niveau de saillance varie.
Wolfgang Köhler insiste sur le fait que ces changements perceptuels peuvent
être facilités par une intentionnalité du sujet, bien que le résultat soit difficilement
prédictible.
Je peux cependant adopter une attitude particulière vis-à-vis de ce champ, en sorte que
certains aspects de son contenu viendront au premier plan alors que d'autres seront
supprimés, peu ou prou. Une telle attitude entraîne parfois un changement dans
l'organisation. Selon la psychologie gestaltiste, une analyse de ce genre équivaut à une
transformation réelle de certains faits sensoriels en d'autres 339.
339 Wolfgang Köhler, La psychologie de la forme, Gallimard, Paris, 1964, p., 173-174.
234
acoustique traité en temps réel.
235
montant des ressources attentionnelles affectées à l'encodage des paramètres acoustiques
ne sera pas suffisant pour qu'ils puissent être préservés au-delà de la mémoire
immédiate ; leur évolution dynamique dans le temps ne sera pas perçue, ou alors elle le
sera de manière fragmentaire et discontinue au lieu de l'être de manière causale et
continue. Or, en favorisant la tendance réceptive de l'écoute, l'auditeur affectera
davantage de ressources au traitement du niveau sensoriel : le timbre, le vibrato et les
dynamiques. De cette manière, les profils affectifs éprouvés seront identifiés à
l'évolution des paramètres du son. Une empreinte somatique de l'écoute à lieu ; la
connaissance sensible donnent à l'œuvre toute sa vitalité et le sujet fait une expérience
esthétique plus effective.
236
6.3 Un cas d'étude : La gestion de l'écoute face à la
technique sérielle
237
concrétise l'intention expressive du compositeur assurent une conductivité à son
l'intention esthétique. Jerrold Levinson semble adhérer à cette idée lorsqu'il écrit :
« Pleasure in art and aesthetic value are connected only when a demonstrable propensity
to given pleasure, inhering in the artwork, is present »342 ; bien que le plaisir purement
sensuel ne garantisse pas une expérience proprement esthétique, lorsque l'objet d'art
possède la capacité de susciter le premier, la voie est ouverte pour le dernier.
Il nous paraît donc légitime d'interroger la conductivité de la méthode sérielle en
essayant de mesurer son intelligibilité face à l'architecture cognitive de l'écoute.
L'hypothèse positive consiste donc dans la croyance que la technique sérielle possède
une force proto-esthétique inhérente. Naturellement, de telles recherches font appel à la
méthode expérimentale, et tant la musicologie analytique que l'esthétique spéculative se
heurtent à cette difficulté méthodologique. Mais le domaine de la psychologie cognitive
de la musique n'a pas tardé à s'y intéresser. Des expériences concernant ce répertoire ont
été conduites dès 1958 ; elles visent à mesurer la capacité de sujets, tant musiciens que
non-musiciens, à reconnaître par l'écoute si une œuvre est composée suivant le principe
sériel ou pas. Des expériences plus récentes étudient la technique sérielle dans le cadre
plus précis des grammaires artificielles et de leur apprentissage implicite.
Si, à l'instar de la musique tonale, l'écoute de la musique sérielle peut conduire à
l'apprentissage implicite de régularités qui la caractérisent (Imberty, 1969), alors on
devrait lui reconnaître une réelle capacité communicationnelle, et donc un potentiel
proto-esthétique. Néanmoins, cette conclusion se voit entravée par des résultats
expérimentaux contradictoires, dont la rigueur scientifique nous empêche d'accepter les
uns au détriment des autres. Nonobstant, l'analyse comparative de ces études que je
propose dans ce qui suit, pose la question du rôle joué par l'écoute dans ces expériences.
La contradiction entre les résultats peut-elle être nuancée grâce à la considération de
stratégies d'écoute différentes induites par le protocole expérimental ? (Barbosa, 2015)
c'est la question que je pose et à laquelle j'apporterai une réponse affirmative.
On sait que l'effet d'un apprentissage implicite peut être inhibé par des décisions
à l'égard de la gestion des ressources cognitives, notamment lorsque une tendance égo-
centrée est favorisée.
342 Jerrold Levinson, The Pleasure of Aesthetics, Cornell University Press, Ithaca, 1996, p. 13.
238
In terms of features that may distinguish implicit knowledge from explicit knowledge,
learning is more likely to result in knowledge below rather than above the subjective
threshold when subjects focus on items rather than underlying rules .343
Les expériences
1.
L'expérience la plus ancienne est celle publiée en 1958 par Robert Francès dans
La perception de la musique. Elle évalue deux groupes de sujets. Le groupe A est
constitué de musiciens ayant analysé, composé et dirigé des œuvres sérielles ; il s'agit
donc d'experts. Le groupe B est constitué de musiciens professionnels n'ayant pas de
compétences poussées concernant la technique sérielle. 344 28 exemples musicaux
composés pour l'expérience sont présentés aux deux groupes. 24 de ces exemples sont
composés sur une même série, tandis que les 4 restants sont écrits sur une série
différente. Après une phase de mémorisation des deux séries, les sujets doivent déclarer
sur quelle série est composé chacun des extraits.
Les résultats ont montré que les deux groupes de sujets attribuent la mauvaise
série plus souvent qu'ils ne le feraient en agissant au hasard. L'expertise acquise de
manière explicite ne se retrouve donc pas dans une tâche de reconnaissance auditive. En
plus, ces résultats permettraient d'affirmer qu'il n'y a pas d'apprentissage facilitant la
reconnaissance de structures sérielles différentes.
343 Zoltan Dienes, Dianne Berry, « Implicit learning : Below the subjective threshold »
Psychonomic Bulletin and Review, 4 (1), 1997, p. 9.
344 Il faut pas oublier que dans les années 50 à Paris, la méthode sérielle était très présente dans
le milieu académique musical notamment grâce à l'enseignement de René Leibowitz. Si les
sujets du groupe B ne sont pas des experts, ils n'ignorent surement pas tout sur la méthode en
question.
239
2.
La deuxième expérience qui nous intéresse ici est présentée par Emmanuel
Bigand et Charles Delbé en 2010.345 Elle comporte aussi deux groupes de sujets : le
premier constitué de musiciens – étudiants en deuxième cycle de musicologie –, le
deuxième regroupe des sujets d'un âge équivalent au premier mais n'ayant pas reçu de
formation musicale explicite. Pendant une première phase d'apprentissage, 20 extraits
strictement sériels leur sont présentés. Suit une deuxième phase où les sujets sont testés
de la manière suivante : des paires d'extraits sont présentés. Les deux éléments de
chaque paire ont le même rythme et contour mélodique, mais, tandis que l'un est
strictement sériel, l'autre comporte des écarts à la norme sérielle. Les sujets devaient
indiquer quel membre de la paire était plus cohérent avec les extraits présentés pendant
la phase d'apprentissage.
Les résultats ont montré que les auditeurs, musiciens comme non-musiciens,
acquièrent une connaissance implicite leur permettant de juger le caractère sériel d'un
extrait, et cela, après une phase d'apprentissage très courte.
3.
La troisième expérience renforce les conclusions de la dernière en empruntant
un protocole similaire. Elle a été menée par Emmanuel Bigand et l'équipe du LEAD, 346
et présentée en 2010. Deux groupes de sujets ayant les mêmes caractéristiques que ceux
de l'expérience 2 s'y sont prêtés. Dans une première phase d'apprentissage, 20 canons,
tous composés sur la même série, sont donnés à entendre. Pendant la deuxième phase, la
reconnaissance de cette série est testée par la présentation de 20 couples de nouveaux
canons. Comme pour l'expérience 2, les canons de chaque couple partagent le rythme et
le contour mélodique ; mais, tandis que le premier canon de chaque paire est écrit sur la
série utilisé dans la phase d'apprentissage, le deuxième est composé sur une autre série.
Les sujets devaient indiquer quel canon de la paire était composé de la même façon que
ceux de la phase initiale.
345 E. Bigand & Ch. Delbé, « L'apprentissage implicite de la musique occidentale » Musique,
Langage, Emotion : une approche neuro cognitive, Régine Kolinsky, José Morais & Isabelle
Peretz (dir.), Presse universitaire de Renne, 2010.
346 E. Bigand, « Musiciens et non-musiciens perçoivent-ils la musique différemment ? » Le
cerveau musicien, Bernard Lechevalier, Hervé Patel, Francis Eustache (éds), Bruxelles, De
Boeck, 2010, pp. 220-233. Le LEAD est le laboratoire d'étude de l'apprentissage et du
développement, rattaché à l'université de Bourgogne.
240
Les résultats ont montré que tant les musiciens comme les non-musiciens
parvenaient à identifier le canon écrit dans la série exposée pendant la phase
d'apprentissage. Leurs performances sont de 63% et 60% respectivement. Les
divergences entre les résultats des expériences 2 et 3 et la première, sont d'autant plus
frappantes que le niveau de formation musicale des sujets du groupe A dans l'expérience
de Francès, est nettement supérieur à celui des sujets musiciens dans les deux autres.
Commentaire
241
qu'elle soit constituée d'une première phase de familiarisation avec un matériau qui fera
par la suite l'objet d'une évaluation, coïncide avec le protocole des deux autres
expériences. Nonobstant, dans l'esprit de son auteur, l'échec dans la reconnaissance de la
bonne série reflète plus une insuffisance inhérente à la méthode sérielle, que la difficulté
à observer l'acquisition d'une compétence chez l'auditeur. Or, en qualifiant la grammaire
de trop complexe, la possibilité de questionner le rôle de l'écoute est mis à l'écart. Si la
difficulté d'apprentissage dans l'expérience 1 n'est pas due à une grammaire « trop
complexe », alors elle est soit d'ordre cognitif, sois le reflet d'une défaillance dans le
protocole expérimental. La stratégie d'écoute adoptée par les participants ayant été
négligée dans ces trois études, nous semble être une piste prometteuse pour expliquer
l'aspect contradictoire de ces résultats.
Pour que les résultats de ces trois études révèlent une cohérence cachée, nous
suggérons donc d'évaluer la situation d'écoute dans laquelle les sujets sont entraînés par
le protocole lui-même. Différents types d'écoute correspondent à des gestions distinctes
des ressources cognitives qui sont principalement attentionnelles et mnésiques. Mais
avant cela, il convient de mieux cerner la tâche qui consiste à écouter de la musique
sérielle, non pas avec l'impératif de la contemplation esthétique, mais avec celui
d'extraire de l'information sensorielle.
242
d'un contenu esthétique, la simple coïncidence entre le postulat théorique d'une
grammaire et sa réalité sensible avérée, ne suffit pas au déchiffrage du « message ».
C'est pourquoi, si un apprentissage implicite de la technique sérielle a lieu, cela n'est pas
un gage de la validité esthétique d'une œuvre sérielle – ce qui d'ailleurs s'applique aussi
à la musique tonale. Nonobstant, un potentiel esthétique intrinsèque, exploitable par le
compositeur, aura été démontré.
Dans l'esprit de Schoenberg, le but de cette technique est de créer une
dimension débarrassée de la hiérarchie inhérente aux échelles asymétriques où
s'établissent entre les notes des rapports de tension inégaux. Théoriquement l'espace
sériel porte un caractère lisse, non-téléologique 347 ; d'autant plus que l'émancipation de
la dissonance a déjà aboli la dynamique du couple dissonance/consonance.
347 Leonard Meyer parle de musique téléologique faisant référence à la musique tonale où
l'auditeur reconnaît la direction que le discours musical et susceptible de prendre à un
moment donné. Au contraire, par musique non-téléologique il fait référence à une absence de
fiabilité dans la prédictibilité concernant le déroulement de l'œuvre. Voir cf. : L. Meyer,
Music, the Arts and Ideas.
348 Arnold Schoenberg, Le style et l'idée, trad. Christiane de Lisle, Buchet/Chastel, 1977, p.
189.
349 Leonard Meyer, dans son célèbre ouvrage musique et émotion (1956), postule l'attente
– qu'il met en lien avec les travaux de l'école de la Gestalt – comme responsable du
jaillissement d'émotions suscitées par la musique.
243
comportant des « fausses notes », montrerait qu'ils sont sensibles au caractère sériel
sous-jacent qui est porté par le seul paramètre de la hauteur. Cette hypothèse permettrait
de concilier la première et la deuxième expérience : en effet, si des musiciens experts ne
réussissent pas à attribuer la bonne série aux extraits, cela serait dû au fait que toute
série, peut importe son état – original, rétrograde, inversion ou inversion du
rétrograde –, possède le même taux de redondance. Il pourrait donc avoir un
apprentissage sensible qui permet de reconnaître le caractère sériel indépendamment
des attributs spécifiques à la série employée. Un cas semblable serait celui d'un auditeur
qui reconnaîtrait qu'une musique est « tonale » sans parvenir à identifier si l'extrait en
question est majeur, mineur ou modulant. Cette représentation aurait un caractère
cohérent mais général.
Si cette hypothèse est considérée, on est obliger d'expliquer la nouvelle
contradiction, cette fois entre les résultats de la troisième expérience – où les sujets
parviennent à associer un extrait à une série particulière –, et ceux de la première – où
des experts n'y arrivent pas. C'est sur ce point que la variable de la stratégie d'écoute va
nous être utile.
Puisque le caractère non-téléologique commun à toute série est sous-jacent, il
est perçu comme une qualité globale de la pièce ; c'est le taux de redondance qui se
dégage de manière constante et régulière de l'œuvre, mais qui est comme dissimulé
derrière l'artisanat du compositeur. Or, la sonorité propre à une série est une qualité qui
se perçoit dans un autre registre, non pas comme résultat d'un calcul statistique sur la
récurrence des notes, mais par l'immédiateté des figures perçues localement – dans la
mémoire à court terme –. Un bon exemple de cela est la série choisie par Berg pour son
concerto pour violon (ex. 8). En favorisant les quintes et les tierces, cette série lui
permet de jouer sur des combinaisons dont la sonorité est plus proche du langage tonal
que ne le permettent les séries de Webern ou de Schoenberg. Néanmoins, l'utilisation
sérielle de cette série comme de toute autre peut résulter dans des taux de redondance
similaires.
244
Exemple 8
Série utilisée par A. Berg dans son concerto pour violon et orchestre.
245
données, ainsi que des intentions qui motivent le sujet. Autrement dit, la tâche imposée
par l'expérimentateur, peut être à l'origine soit d'une inhibition, soit d'une facilitation
perceptive.
246
connaissances techniques de l'expert qui viendraient grignoter l'empan mnésique et
attentionnel (Fraisse, 1956). Il s'agit pour eux d'une tâche de reconnaissance. Moins
gourmande en ressources cognitives que le rappel, la reconnaissance et avant tout un
traitement ascendant. L'on peut supposer que les sujets ont adopté une stratégie d'écoute
à tendance réceptive qui, comme on l'a proposé dans la section précédente, peut
accorder plus de ressources au traitement des données sensorielles. 350 Dans ce cas, les
intervalles et les harmonies laissent une trace plus vive dans l'esprit des auditeurs qui
seraient plus sensibles à la couleur d'une série particulière, et par son intermédiaire, à
une représentation de la rigueur sérielle subjacente. Il me semble que les expériences 2
et 3 mettent en évidence d'une forme de connaissance presque somatique (Damasio,
1994) où le jugement des sujets est motivé par une sorte de résonance sensorielle ; peut-
être déjà affective ? En tout cas, s'il s'agit bien d'une tâche de reconnaissance, les sujets
ne pourront pas dire de manière explicite ce qu'ils ont « reconnu » ; ils répondent
suivant l'intuition qui leur dicte leur connaissance implicite.
Conclusion
Le but de cette étude comparative a été de donner à voir, par un exemple précis,
le rôle éminemment dynamique que joue l'écoute dans l'émergence d'une expérience
subjective, et la manière comme elle peut devenir apparente dans le jugement que l'on
fait sur la musique. Les caractéristiques structurelles et grammaticales de l'écriture
musicale sont aussi reflétées dans cet exercice d'écoute par leur potentiels
communicationnels. Je pense que l'écoute, formulée en termes d'un ensemble de
fonctionnalités cognitives, peut devenir un outil heuristique puissant, et cela tout en
laissant apparent le lien entre ses fonctions et l'émergence d'une expérience subjective
pouvant aller de la gratification intellectuelle à la jouissance esthétique.
350 Il s'agirait d'une écoute qui serait plutôt passive en amont et réactive en aval, après avoir
permis la collecte d'une emprunte sensorielles riche.
247
Partie
III
248
Chapitre 7
Créativité et analyse
249
grecs anciens, et fait écho à l'idée émise par Kepler dans son Harmonia Mundi de 1619
selon laquelle l'univers est construit suivant des rapports arithmétiques précis, lesquels
coïncident avec ceux composant la belle musique. C'est-à-dire que la musique, en tant
qu'objet d'analyse, se réduit à cette objectivité qui la rend, de manière inéluctable, égale
à la somme de ses proportions ; tant son incidence culturelle que sa dimension hédoniste
demeurent en dehors de l'équation.
C'est dans la musique que la nature semble nous assigner le principe physique de
ces premières notions purement mathématiques sur lesquelles roulent toutes les
sciences, je veux dire, les proportions harmonique, arithmétique et géométrique. 353
Que peut-on dire d'un traité comme le Gradus ad Parnassum de Joseph Fux ? Il
s'agit là encore d'un ouvrage théorique écrit de la main d'un grand compositeur.
Reconnaît-on la main créative de l'artiste dans son traité ? À la différence des traités de
Rameau, Le texte de Fux n'a pas de prétentions scientifiques. Son but est purement
didactique et s'adresse à celui qui veut apprendre l'art du contrepoint dans la tradition de
la musique sacrée de la Renaissance ; un style que l'auteur trouve quintessencié dans
l'œuvre de Palestrina. S’agissant donc d'un traité d'écriture musicale, on pourrait
imaginer que la créativité du disciple serait prise en considération. Mais quiconque lit ce
traité se retrouve face à un discours normatif qui invite à la sage imitation, et au respect
de la norme, faisant peu de cas de la capacité d'invention.
Pour Aloysius,355 l'exemple des grands maîtres est érigé en norme par la
250
formulation théorique, qui comme il le suggère, se suffit de l'imitation pour se justifier.
Cette norme est ensuite institutionnalisée et normalisée par une pratique
académiquement plus obéissante que consciencieuse. Dans l'exercice d'une écriture ainsi
formalisée, la créativité non seulement apparait comme accessoire, mais elle est
potentiellement dangereuse. Cette lecture normative de l'œuvre musicale devient
dramatiquement évidente dans les nombreux épisodes où des compositions aujourd'hui
célèbres, ont connu le rejet d'institutions musicales comme la villa Médicis qui refusa
Le printemps de Debussy, ou encore le célèbre épisode où la société de musique de
chambre de Vienne rejette la Nuit transfigurée d e Schoenberg en raison d'un
renversement interdit de l'accord de neuvième. Comme dans le traité de Fux, cet
académisme qui frôle le dogmatisme est le fruit de l’élévation de l'œuvre d'un groupe
d'artistes partageant des traits stylistiques, au rang de paradigme dominant. La théorie
cherche dans ce cas à maintenir tel ou tel paradigme; à préserver une tradition
constituant ce que Kuhn décrit comme la phase normale d'un paradigme scientifique.
Cette attitude, conservatrice dans le sens premier du terme, se retrouve souvent dans la
motivation du musicologue qui considère l'œuvre comme une sorte de modèle
archétypique parfait. Selon cette perspective, l'œuvre n'est pas seulement telle qu'elle
nous apparaît sur la partition, mais elle est telle qu'elle devait être. La créativité devient
ainsi un aspect biographique dans la genèse de l'œuvre, et se voit confinée à l'espace
temps de sa création ; un fossile pour l'analyste.
Un effet de sacralisation de l'œuvre d'art, sans doute exacerbé par l'importance
grandissante de la figure de l'artiste dans la culture occidentale depuis la Renaissance,
accentue donc la méfiance vis-à-vis de l'utilité de la créativité dans l'analyse. Cette
espèce d'aura accolée à l'œuvre, qui dans l'art plastique conduit souvent au fétichisme,
est un attribut que les anthropologues ont observé dans les pratiques rituelles de toutes
les société d'hominidés : d'une part, dans l'objet matériel convergent les représentations
subjectives individuelles, et d'autre part, en devenant le référent d'un consensus social
l'objet se voit investi d'une qualité qui le transcende ; il devient symbole. Mais ce
rapport idolâtre, mystificateur, ne représente-il pas un éloignement vis-à-vis de la
relation ouverte entre le créateur et sa création ? L'analyse peut-elle voir dans l'œuvre un
processus créatif réversible ? Non pas dans le sens d'une étude des esquisses, mais dans
celui où il y a une forme d’inachèvement palpitant dans l'œuvre finie ? Ou alors
251
l'analyse est t-elle condamnée à considérer l'œuvre comme fatalité ? Est-ce que le
rapport de la créativité à l'œuvre s'arrête à l'achèvement de celle-ci par l'artiste ?
Dans la conception traditionnelle de l'analyse, la créativité apparaît au
musicologue non seulement comme une heuristique dangereuse, mais aussi comme
méthodologiquement insaisissable. L'exemple de Fux n'est pas un cas isolé, il est plutôt
l’archétype du traité d'écriture. Cette situation est favorisée par la croyance
culturellement répandue selon laquelle la créativité est une compétence exceptionnelle.
Par conséquent, le musicologue n'est pas dans l'obligation de la posséder. On pourrait
dire que la dose d'ambiguïté que résout l'intuition esthétique du compositeur lorsqu'il
fait un choix d'écriture, tend à être décrite par l'analyse dans les termes d'une nécessité
impérative : nécessité de continuer une phrase au-delà de sa carrure habituelle, ou
nécessité de rupture formelle là où elle advient contre toute attente. Le danger de décrire
par une théorie inflexible et autonome l’intentionnalité d'un processus poïétique, est
dénoncée par Nicholas Cook dans ces termes :
For Forte as for Schenker, it is the analysis that represents the rationale, the
underlying logic – in a word, the intentionality – of the music, and to make sense
of the sketches means to interpret them within that analytical framework. All the
sketches can do is corroborate the intentionality inherent in the analysis. 356
Par moments, on jongle avec les idées, c'est-à-dire que l'on prépare plusieurs
356 Nicholas Cook, « Playing God : Creativity, analysis, and aesthetic inclusion » , Musical
Creativity, I. Deliège and Geraint Wiggins (eds.), New York, Psychology Press, 2006, p 14.
357 Pierre Boulez, dans : P. Boulez, J-P. Changeux et Ph. Manoury, Les neurones enchantés,
Paris, Odile Jacob, 2014, p. 136.
252
solutions. On teste de plusieurs manières et, finalement, c'est cette solution qui se révèle
la meilleure. L'aspect expérimental est présent.358
De son côté, on l'a vu, l'auditeur est dans une situation où sa compréhension de
l'œuvre passe par sa capacité à formuler des attentes plausibles. Si le sens de l'œuvre
émerge tant pour le compositeur que pour l'auditeur dans un rapport extra-opus, alors
pourquoi l'analyse se bornerait-elle à considérer l'œuvre comme finitude ? Dans le
deuxième texte recueilli dans Jalons, Boulez parle du processus de composition comme
d'un « labyrinthe qui joint l'idée à la réalisation ». Pour lui, l'analyse formelle
académique est incapable d’englober cet aspect qui pourtant appartient et donne son
sens à l'œuvre finie.
C'est pourquoi l'analyse non créatrice mutile, parce qu'elle réduit une œuvre à des
démarches finies, formées ; elle considère l'œuvre comme une somme de forces en
équilibre où l'invention est enclose. Elle considère que l'invention appartient à ces forces
et ne peut leur échapper ; elle n'admet pas qu'elle puissent être centrifuges ; elle les
renvoie à l'intérieur d'une œuvre, à l'intérieur d'une période historique déterminée. 359
253
d'inférences probabilistes. La psychologie de l'apprentissage (Reber, 1993) a pu montrer
avec des preuves solides que la représentation d'attentes structurelles en termes de
probabilités, est indispensable à la compréhension de grammaires artificielles ou
naturelles – apprentissage linguistique –, et donc applicable aux notions de langage et de
style musical (Rohrmeier & Rebuschat, 2012). Une écoute est d'autant plus réussie sur
le plan esthétique qu'elle comprend l'enjeu créatif dans l'émergence de l'œuvre à la
perception à partir d'un champ de possibilités restreint ; c'est-à-dire, lorsqu'il y a
l'identification d'un langage qui inclut, en puissance, les rapports syntaxiques et
grammaticaux en acte dans l'œuvre.
Le génie ordinaire.
361 Jennifer Wiley, « Expertise as mental set: Negative effects of domain knowledge on creative
problem solving » Memory & Cognition, n° 26, p. 716.
254
un style cognitif362 permettant la résolution originale et efficace de problèmes de toute
sorte. Elle devient donc indépendante de la valeur publique que peut avoir le produit
final, et de l'aura mystificatrice qui enveloppe l'œuvre d'art devenue objet public. Que ce
soit une œuvre d'art appréciée par le plus grand nombre, ou d'une idée pour résoudre un
problème domestique, la créativité demeure une valeur inhérente non pas à l'objet, mais
à l'intention et au processus créateur.
Au sein de la culture occidentale, dans une période aussi récente que le XIXe
siècle, a primé une conception de l'art où le créateur est assimilé à un individu doué
d'une compétence rare et exceptionnelle. Ce même siècle a vu s'agrandir le fossé entre
l'homme ordinaire et l'homme génial ; l'homme commun et l'homme au destin
extraordinaire. Aura-t-il fallu atteindre la révolution darwinienne pour ressentir le
besoin de lier l'homme banal à l'homme exceptionnel ? Dans tous les cas, le concept de
génie tel que le conçoivent le XVIIIe et XIXe siècles, est incompatible avec l'étude de la
créativité par la psychologie cognitive et expérimentale. Étude qui débute en l900 avec
l'Essai sur l'imagination créatrice de T. A. Ribot.
En 1827, lorsque Chopin finit sa première année d'études au conservatoire de
Varsovie, Elsner, son professeur de composition, le décrit comme un élève « doué
d'aptitudes exceptionnelles ». Un an plus tard, à la même occasion, Elsner qualifiera son
élève de « génie musical ». Ce changement d’appréciation est caractéristique d'une
distinction courante à l'époque entre talent et génie : il ne s'agit pas d'une distinction de
degré mais de nature. Chopin n'est pas devenu génial en travaillant son talant d'une
année à l'autre. En outre, Elsner ne peut pas lui apprendre à l'être, ou à le devenir. Il ne
362 Todd Lubart décrit les styles cognitifs comme « les préférences de l'individu pour un mode
donné de traitement de l'information » (cf, 2003, p. 38), plusieurs stratégies peuvent conduire
à une pensée créative.
363 Robert Weisberg, « Expertise and reason in creative thinking » , Creativity and reason in
cognitive development, James Kaufman and John Baer (eds.), Cambridge University Press,
2006, p. 8.
255
fait que l'aider à développer son talent. On pourrait interpréter la situation comme suit :
Chopin était déjà un génie en 1827, seulement, Elsner a pris la précaution d'en être sûr
avant de se permettre un jugement si élogieux envers son jeune disciple.
En 1767, le philosophe écossais William Duff est l'un des premiers à développer
une théorie du génie, qu'il définit comme résultant d'une relation particulière entre
l'imagination, le discernement, et le goût. Il voit là des compétences certes
universellement partagées, mais dont l'expression diffère d'un individu à l'autre : lorsque
le sujet fait preuve d'une capacité créative exceptionnelle, il démontre être en possession
d'un esprit génial. Le génie est donc relatif à la valeur qu'attribue un public à l'objet créé.
Dans d'autres termes, n'est génial que celui qui est reconnu comme tel. Deux siècles plus
tard, en 1986, Robert Weisberg théorise la démystification du génie ; le mythe du génie
serait finalement dépassé grâce à l'assimilation de la pensée créative à un style cognitif
s'appliquant à la résolution de problèmes de toute sorte. Si le génie continue d'exister, il
est un sujet d'étude avant tout sociologique.
Il a été montré qu'une différence qualitative entre les différents produits d'une
pensée créative, est le résultat d'une relation entre le niveau d'expertise requis, et la
nature intrinsèque ou extrinsèque de la motivation du sujet créateur (Amabile, 1996).
Mais le jugement de valeur émis par un groupe d'individus dépend aussi de critères
sociaux qui peuvent être sans rapport avec les conditions endogènes que décrit le
processus créatif. Il est donc important d'accentuer le fait que ces paramètres qui
déterminent la valeur, ne mettent pas en cause le caractère créatif intrinsèque au
processus d'élaboration de l'objet ou de l'idée en question (voir Cottraux, 2010). Si les
psychologues qui étudient ces questions, en cherchant à obtenir des mesures sur la
capacité créative des sujets concernés vont distinguer des individus « créatifs » de « non
créatifs », il s'agit là des termes opposés d'une variable. Il ne s'agit pas de déterminer la
présence ou l'absence d'une faculté, mais d'identifier un style cognitif transitif favorable
ou pas au traitement créatif d'une tâche spécifique.
Plutôt que d'opposer processus créatif à processus non-créatif selon une simple
dichotomie, on pourrait concevoir qu'il existe un continuum sur lequel
s'étageraient les productions hautement créatives, moyennement créatives,
légèrement créatives et non-créatives. (…) Si l'on considère que le processus créatif est
« spécial », alors certains sous-processus essentiels à la créativité seraient absents du
256
travail peu créatif ou non-créatif (…). Par exemple, le travail créatif entraînerait plus
fréquemment des épisodes de réflexion divergente qui permettraient d'améliorer
la diversité des idées.364
Il est donc devenu possible aujourd'hui, tant en musique que dans les autres arts,
364 Todd Lubart, Psychologie de la créativité, Paris, Armand Colin, 2003, pp. 92-93.
257
de considérer l'acte créateur comme un processus de formulation et résolution de
problèmes de type esthétique qui fait appel à un style cognitif créatif. Dans cet ordre
d'idées, la créativité apparaît comme une option pour la discipline analytique aussi, car
tout en représentant un outil pour la recherche et la résolution de problèmes, elle
apparaît particulièrement adaptée pour l'approche de la composante esthétique
traditionnellement évitée par l'analyse musicale. La pensée créative au service de
l'analyse donne aussi une pertinence méthodologique à l'expérimentation, car la
comparaison et confrontation de de plusieurs hypothèses est, comme le dit Boulez, une
caractéristique inhérente au processus créatif. En considérant la domination par un
rationalisme cartésien de l’épistémè où s'inscrit la théorie musicale depuis le XVIIe
siècle, il est compréhensible que la créativité apparaisse comme une digression
méthodologique. Mais le changement paradigmatique que connaissent les sciences
humaines tout au long du XXe siècle ne peut que rendre imminent le dépassement de
cette discordance entre des connaissances théoriques rigoureusement intégrées, et leur
manipulation ouverte et créative.
L'œuvre musicale est issue d'un processus dans lequel la pensée créative joue un
rôle prépondérant. Même lorsque le métier du compositeur est riche d'un artisanat
fortement structuré par une tradition, et que des nombreux aspects de la création se
trouvent ainsi dictés par un savoir-faire technique, il y a une dose de liberté qui met à
l'épreuve le génie de l'artiste ; sa créativité justement. C'est ce qui fait des symphonies
d e Haydn ou des sonates de Mozart des œuvres à la fois typiques d'un genre et
caractéristiques d'un génie particulier. Cette dose de créativité de laquelle dépend
l'originalité de l'œuvre ; sa force esthétisante pourrait-on dire, est une composante
attendue par l'auditeur, car il a une connaissance intuitive de la situation de liberté dans
laquelle se trouve l'artiste au moment de la création. C'est la théorie de l'esprit qui nous
permet de comprendre la réalité cognitive de cette intuition qui va conditionner l'écoute
musicale, en sollicitant à son tour la créativité de l'auditeur. Il a été démontré que le
développement normal de l'enfant comprend une phase commençant autour de la
troisième année de vie, pendant laquelle la représentation introspective de soi devient
258
flexible. Ce développement le mènera jusqu'à la décentralisation de soi, et aboutira à
l'acquisition de la capacité de se mettre à la place de l'autre (Astington, 1993). C'est-à-
dire que l'enfant devient capable d'inférer des hypothèses sur les pensées et les
intentions d'autrui. Il formule la théorie de l'esprit des autres, et plus encore, celle de la
théorie de l'esprit dans l'esprit des autres ; se comprenant lui même à son tour comme
sujet perçu. Dans un article fondateur, Premack et Woodruff définissent la théorie de
l'esprit dans ces termes :
In saying that an individual has a theory of mind, we mean that an individual imputes
mental states to himself and to others. A system of interferences of this kind is properly
viewed as a theory, first, because such states are not directly observable, and second,
because the system can be used to make predictions, specifically about the behaviors of
other organisms.365
365 D. Premack, G. Woodruff. « Does the chimpanzee have a theory of mind? » The Behavorial
and Brain Sciences, Vol. 4, 1978, p. 515.
366 Comme le montre Spinoza dans l’appendice de son Ethique, la recherche inlassable d'une
cause première qui se révèle impossible à atteindre (si ce n'est pas l'homme, qui est-ce?),
conduit à la notion d'une volonté divine inaccessible à la raison humaine.
259
point est en accord avec la définition de l'objet d'art comme « artefact à fonction
esthétique »367 donnée dans le chapitre 3.1.
Si l'on considère cet étirement de la théorie de l'esprit jusqu'à l'inclusion d'une
présomption de l'esprit créateur, qui serait pour ainsi dire trahi par le maniérisme propre
à l'objet redevable d'un artisanat, cela voudrait dire que la capacité à interpréter le
potentiel créatif d'autrui dans le façonnement des l'objets, aurait une base innée. Cet acte
instinctif d'identification de l'esprit qui œuvre derrière l'œuvre est la clé d'accès à la
contemplation artistique. il concerne ce que Imberty appelle la déréalisation de la
pensée ; un éloignement, voire une négation de la réalité immédiate. Car la perception
de l'objet d'art est médiatisée par le soupçon fatal d'une intention humaine.
Lorsque Léonard de Vinci pose sa toile vierge devant un paysage, il sait que la
couleur des montagnes à l’horizon adopte une tonalité bleuâtre relative au taux
d'humidité dans l'atmosphère, et à la distance qui le sépare de son objet. 369 S'il souhaite
voir la montagne d'un ton plus verdâtre, il peut soit attendre que les conditions
météorologiques changent, soit s'approcher de son sujet. Mais la nuance qu'il décidera
d'appliquer sur sa toile, ne relève ni pour lui, ni pour le futur spectateur de son tableau,
d'une cause réduite à un impératif mécanique ; Elle traduit une intention propre à
l'artiste, à son regard. C'est par la médiation de ce dernier que le spectateur reconnaîtra
le paysage peint. Pendant les dernières années de sa vie, Paul Cézanne s'éprend de la
vue sur la Montagne Ste-Victoire qu'il reproduira plus de 80 fois. Le peintre décidera de
garder la même perspective et de traduire patiemment les nuances qui se succèdent tout
260
au long des jours et des saisons. Le spectateur qui contemple un certain nombre de ces
tableaux, perçoit dans cet acharnement délibéré la primauté de la peinture sur son sujet.
Les jeux de nuances allant dans certains cas jusqu'à se suffire comme objet esthétique
sans qu'il y ait plus qu'une trace exiguë du signifié. Plus aucun indice identifiable qui
nous déroute vers l'« accommodation cognitive » dont parle Imberty.
Telle est cette liberté humaine que tous les hommes se vantent d'avoir et qui
consiste en cela seul que les hommes sont conscients de leurs désirs et ignorants
des causes qui les déterminent. 371
370 « Seules des forces physiques et chimiques existent dans l'organisme, la seule tâche
authentiquement scientifique devenant de découvrir le mode spécifique ou la forme de
l'action de ces formes physico-chimiques » Jean-Pierre Changeux, dans L'homme neuronal,
trente ans après, cf. 2016, p. 122.
371 Spinoza, Correspondance, Lettre 58 à Schuller, 1674, trad. M. Rovere, éditions Garnier-
Flammarion, 2010, p. 318.
261
l'utilisation créative d'un répertoire de croyances qui permettent de rendre perceptible à
l'intuition la main de l'homme derrière l'œuvre. Dans ces écrits dur la poétique musicale,
Stravinsky exprime cette même idée de la manière suivante :
Car on découvre à l'origine de toute création un appétit qui n'est pas l'appétit des
nourritures terrestres. En sorte qu'aux dons de la nature s'ajoutent les bienfaits de
l'artifice – telle est la signification générale de l'art. Car ce n'est pas de l'art qui nous
tombe du ciel avec un chant d'oiseau ; mais la plus simple modulation correctement
conduite est déjà de l'art, sans conteste possible.372
262
L'écoute, et plus encore une écoute esthétiquement efficace, dénote donc une
situation d'engagement somatique et cognitif particulièrement active. Cette activité ne se
réduit pas à une résonance physiologiquement prédéterminée, ou à la reconnaissance de
stéréotypes affectifs. Elle se caractérise par l'évaluation de la capacité créative dont
l'œuvre témoigne, et par la surveillance proprioceptive de la réponse somatique. Ne pas
considérer cette relation complexe dans la perspective analytique revient à renoncer à
l'aspect le plus valorisant de la création musicale : son originalité intrinsèque.
263
au support notationnel, car c'est ce dernier qui constitue la dimension priorisée par sa
démarche analytique. Ainsi, après avoir souligné la présence de l'ensemble 4-17 (0347)
dans les premières mesures de l'op. 15 n° 11 de Schoenberg (ex. 1), Straus incite le
lecteur à identifier ces propos théoriques par l'écoute.
Play the piano part in those measures and listen for the resemblances to the opening
gesture. Notice how the intervals from the opening gesture are rearranged within the
chords. In the T7 version, for example, notice that the melody, C-A-G sharp, is the
same set class as the last three notes in the opening gesture : 3-3 (014).374
Exemple 1
Schoenberg, op. 15 n°11 m. 1-5. L'ensemble 4-17 (0347) et ses transpositions (T) 3 et 7.
Mais quel type d'écoute est ici explicité ? Il nous est demandé de reconnaître les
différentes transpositions de deux ensembles (4-1 et 3-3) tantôt dans différentes
dispositions mélodiques, tantôt comme des sous-ensembles de la densité harmonique
totale – la main gauche du piano n'étant pas concernée dans les mesures 2-3. C'est une
écoute didactique que Straus nous suggère. En fin de compte, il est vrai, le livre se
374 Joseph Straus, Introduction to post-tonal theory, New Jersey, Prentice-Hall, 1990, p. 62.
264
présente tout entier comme un outil pédagogique. Mais quel est donc l'intérêt
pédagogique de ce type d'exercice auditif ? Quel est son rôle vis-à-vis de l'œuvre
vivante ? Si l'on regarde les conseils d'écoute de textes pédagogiques comme le traité
d'harmonie tonale de Walter Piston, encore très largement répandu aux Etats Unis, 375 ils
ne visent que l'affinement de l'acuité de l'oreille harmonique. Mais il n'y pas de conflit ni
d'obstacle vis-à-vis du fonctionnement normal du système auditif. Le fait que la neuro-
imagerie atteste une modularité dans le traitement du son par le cerveau, et que comme
l'explique Jerry Fodor dans The Modularity of Mind (1981), le traitement de la hauteur
et du rythme soient dissociés, ne justifie pas une autonomie phénoménologique entre ces
paramètres (Peretz & Kolinsky, 1993) ; l'évidence prouvant plutôt le contraire. La
hauteur n'est donc pas un paramètre amovible, ou alors elle ne l'est qu'en tant que
signifiant du concept abstrait de hauteur ; c'est-à-dire sur un plan purement
intellectuel.376 Pour l'écoute au contraire, la hauteur est toujours dans un rapport
concurrentiel qui obéit à des lois de groupement perceptif. Par conséquent, l'exercice
auditif que propose Straus est en opposition à la perception esthétique. Si la neurologie
montre que le traitement de la hauteur tonale est peut-être le seul mécanisme
neurobiologique spécifique à la musique, une véritable représentation mentale du son, et
par conséquent de la musique, dépend de la concomitance d'une variété croissante dans
l'activité cérébrale.
The current evidence points to musical capacity as being the result of a confederation of
functionally isolable modules. To date, however, only abilities related to fine-grained
processing of pitch appear to be uniquely engaged in music. The music-specificity of
many other modules remain to be examined.377
375 Publié pour la première fois en 1941, sa cinquième édition apparaît en 1987 dans une
révision de Mark DeVoto.
376 C'est la portée qui dans le système notationnel occidental signifie la hauteur pensée comme
paramètre autonome. À cet égard il est intéressant de remarquer, comme le fait Jean-Yves
Bosseur dans Du son au signe, qu'en Occident, depuis la Grèce classique et jusqu à l'adoption
de la portée au cours du XIIIe siècle, les termes de haut et de bas, ne concernaient pas
l'altération de la fréquence. Seuls les adjectifs aigu et grave étaient employés dans ce sens.
377 Isabelle Peretz, « The nature of music from a biological perspective » Elsevier Cognition
n°100, 2006, p. 14.
265
acoustique. Où entre ces deux entités se place l'objet d'intérêt musicologique visé par
l'auteur ? Il s'agit pourtant de deux modes ontologiquement différenciés ; des modes qui
entretiennent des relations étroites vis-à-vis de la création musicale, mais dont la nature
les empêche de se substituer l'un à l'autre. Si le musicologue ressent le besoin de nous
proposer ce genre d'exercices, c'est que sans l'aval de l'écoute son analyse perd en
crédibilité. Son but est que la cohérence théorique imprègne l'écoute pour que l'œuvre
vienne à son tour donner raison à l'analyse. Mais dans l'absence d'une théorie de
l'écoute, celle-ci est traitée de manière arbitraire et naïve. C'est une stratégie d'écoute
fortement égo-centrée qui convient à l'analyse, a condition d'en écarter l'œuvre.
Une autre donnée perceptive qu'il convient de ne pas oublier, est le fait que les
qualia caractéristiques d'un intervalle mélodique se perçoivent comme des attributs de la
deuxième note (Huron, 2006). Bien évidemment, dans l'écoute courante, les mélodies ne
sont pas perçues comme des successions de dyades ; la couleur que porte chaque note
découle de la rémanence en mémoire des intervalles qui la précèdent, et cela dans les
limites d'un présent perceptif dont les capacités varient d'un cas à l'autre ( Michon &
Jackson, 1985). C'est un fait connu : la dilatation d'une mélodie dans des valeurs
rythmiques trop longues nous empêche sa reconnaissance ; c'est le cas du plain-chant
lorsqu'il devient cantus firmus sous la plume de Pérotin. Ce genre d'expériences nous
oblige à prendre conscience de cette mesure humaine dans le discours musicologique
sur l'audition. Il en résulte que la réduction d'un pattern mélodico-rythmique à un
ensemble, supprime la dimension dynamique qui résulte de la disposition réelle de ses
composantes. L'amalgame entre l'écoute et l’objet purement acoustique ; cette croyance
naïve que ce qui a une présence acoustiquement vérifiable doit être une évidence pour
l'écoute, n'est qu'une version atténuée de la Kunst zu hören défendue par Stockhausen, et
qui apparait déjà insinuée dans les écrits de Schoenberg (voir chap. 5.1). Comme on l'a
déjà mentionné, l'oreille et les compétences cognitives qui rendent l'écoute possible,
sont dissociées de l'évolution technologique de la musique – évolution instrumentale et
notationnelle. Autrement dit, elles sont dissociées de l'histoire de la musique. Non pas
que nature – oreille – et culture – musique – s'ignorent, mais leur relation refoule tout
réductionnisme et tout amalgame. Si la théorisation de l'ultrachromatisme par
Wyschnegradsky n'a pas changé nos préférences psycho-acoustiques innées, de la même
manière, le fait que les deux cellules mélodiques dans l'exemple 2 soient, comme le
266
propose Straus, réductibles à un même type d'ensemble, ne signifie pas que cette
relation coïncide avec une réalité audible d'une pertinence quelconque.
Exemple 2
Deux ensembles 3-3, selon leur disposition réelle dans l'op. 14 n°11 de Schoenberg, m. 1-5.
267
Chapitre 8
Chez Brahms, à travers une progression thématique complexe, les réponses concernent
des devenirs, des passages d'un état à l'autre, des mouvements qui durent (« quelque
chose va arriver, naissance, assombrissement, agonie, etc. »), et les transitions sont
marquées de cette lenteur évolutive. Chez Debussy au contraire, les contrastes et les
juxtapositions donnent lieu à des réponses ou les mouvements évoqués sont brefs,
précis, brusques, où les changements d'état sont instantanés et surprenants
(« déhanchement brutal, délire, tension, cri, immobilisation, etc. »). 378
378 Michel Imberty, Les écritures du temps, Paris, Dunod, 1981, p. 227.
268
Le résultat le plus intéressant ayant une pertinence strictement musicologique,
est à mon sens le fait que la synthèse analytique qui fait suite au protocole expérimental
révèle une relation dynamique entre les invariants du langage formalisé par la théorie
musicale traditionnelle – langage harmonique et style pianistique de chaque
compositeur – et des indices discrets du potentiel d'évocation esthétique qui varient d'un
moment à l'autre de l'œuvre. Il y a donc une part de la connaissance sensible qui est
restituée par le discours analytique proprement dit, et qu'Imberty fait parler par une
interprétation savante de leur traitement statistique. On est donc dans un paradigme
analytique foncièrement distinct de celui qui promeut un structuralisme réductionniste et
systématique.
Un des acquis importants en psychologie de la musique, ayant des conséquences
inévitables pour l'analyse expérimentale, est d'avoir établi le fait que les contraintes de
notre perception du temps imposent une discontinuité dans la représentation de ce que la
théorie musicale appelle « la forme ». Cette discontinuité est d'ordre modal ; c'est-à-dire
que la perception des caractéristiques formelles dans une fenêtre temporelle limitée,
n'est pas de même nature cognitive que celle concernant une échelle temporelle plus
étendue. Il y a donc des grandeurs temporelles qui ne relèvent pas de la même modalité
de traitement de l'information. Comme l'explique Philippe Lalitte :
269
nouveaux traits dont la saillance perceptive permettra de considérer la pertinence du
schéma initial. Les représentations schématiques pétrifiées que nous nous représentons
en dehors du temps d'écoute – forme ternaire, rétrogradée, forme d'arc, etc. –
appartiennent à la sphère de la musicalité humaine qui utilise les capacités d'abstraction
de l'intellect pour se représenter le processus créateur dans une temporalité autre que
celle de la musique vivante – les outils d'écriture notamment. Ces structures sont
certainement exploitables et utiles pour l'auditeur qui les connait. Il peut les acquérir
soit par apprentissage explicite, soit par enculturation comme des schèmes récurrents,
mais les résultats expérimentaux cités au chapitre 4.2, semblent indiquer qu'elles ne sont
pas saillantes dans des conditions d'écoute réelles, ou du moins pas dans la proportion
que l'on croyait traditionnellement.380 En montrant que la réorganisation de la forme
d'une pièce n'altère pas de manière significative le jugement de cohérence ou de
préférence esthétique des auditeurs, la psychologie de la musique confirme la
divergence entre les standards de la théorie musicale d'un côté, et les capacités
perceptives universelles de l'autre.
L'étude expérimentale du style se doit donc d'intégrer ce hiatus modal entre
l'échelle temporelle locale ; l'objet du présent perceptif, et l'échelle temporelle globale,
ou ce que Lalitte appelle la « forme expérientielle ». La conséquence en est que les
protocoles expérimentaux, ainsi que l'analyse des données, varient substantiellement en
rapport à l'échelle temporelle concernée. Les expériences les plus remarquables, celles
d'Imberty (1979; 1981 ; 2005), Irène Deliège (1989), Clarke et Krumhansl (1990),
McAdams et al. (2004), Lalitte & Bigand et al. (2004), permettent véritablement
d'appréhender, depuis la perspective d'un temps vécu par l'auditeur, la manière dont le
compositeur agence le temps global de son œuvre. Si ces études concernent toutes la
grande forme, la raison en est certainement le désir de dépasser le format des protocoles
expérimentaux dominant la psychologie cognitive de la musique, où les stimuli ont été
généralement conçus sur mesure pour chaque expérience, et s'étendent rarement au-delà
de la minute – ne comptant souvent que quelques secondes. La valeur esthétique réduite
de la majorité de ce matériel expérimental était une variable qui a nécessité le concours
380 Robert Francès, dans l'une des expériences de son célèbre ouvrage de 1958 (cf. 1958), avait
pu montrer que le fait d'informer préalablement les auditeurs sur la nature de la forme qu'ils
allaient entendre avait un effet facilitateur considérable sur leur capacité à identifier des
éléments structurels pendant l'écoute. L'effet à été observé tant chez les musiciens que les non
musiciens.
270
de musiciens et musicologues pour pouvoir évoluer. C'est ainsi qu'un certain nombre des
expériences précédemment citées ont fait l'objet de partenariats non seulement entre
psychologues et musicologues, mais ont inclus des compositeurs.
Une autre source de motivation pour l'expérimentation avec la grande forme, est
le fait que la musicologie analytique ressent le besoin de tester la contradiction
fracassante entre d'une part le rôle que la théorie musicale attribue à l'organisation
formelle, notamment dans cas du répertoire tonal, et d'autre part les résultats des études
en psychologie cognitive expérimentale qui ont été consacrées à ce sujet. Depuis la
perspective d'une musicologie pluridisciplinaire qui accepte l'évidence scientifique de
ces expériences, il s'agit là d'un sujet d'une importance transcendantale, qui, comme on
l'a déjà mentionné, suppose le dépassement d'un paradigme analytique tout entier.
L'étude de la grande forme requiert de la part de l'expérimentateur un travail de
reconstruction à partir des marqueurs qu'il obtient suivant le protocole expérimental
utilisé. Que les participants indiquent la reconnaissance d'un trait type, l'identification
d'une ségrégation thématique ou l'évocation d'un affect, s'ils agissent en situation
d'écoute, c'est un marquage qui se produit au cours d'un présent perceptif. La question
est donc de savoir interpréter les données quand il s'agit de construire un aperçu de la
forme globale. Lorsque les protocoles incluent des tâches de reconnaissance ou de
rappel rétrospectif, ce qui est plus rarement le cas (Clarke et Krumhansl, 1990 ; Lalitte,
Bigand et al., 2004), la réponse obtenue résulte d'un effort cognitif explicite qui ne peut
pas être assimilé de manière directe au processus d'intégration de la grande forme qui a
lieu pendant l'écoute. Il faut par conséquent là aussi savoir interpréter les données
recueillies afin d'élaborer une hypothèse plausible sur l'intégration de la forme globale.
Comme ces études le montrent, le discours sur la grande forme est toujours défié par la
difficulté à appréhender la distance entre un temps vécu et un temps reconstitué à partir
de fragments de temps vécus.
D'un certain point de vue, on peut se demander si les tâches explicites de segmentation,
de reconnaissance ou de détection de cibles rendent véritablement compte des processus
d'écoute car ces tâches induisent une distorsion par rapport à l'écoute « naturelle ».381
381 Philippe Lalitte, « La forme musicale au regard des sciences cognitives », Structure et forme :
du créateur au médiateur, Jean-Pierre Mialaret (ed), Paris, O.M.F., 2006, p. 74.
271
Les analyses de Michel Imberty sont encore dans ce sens remarquables. En se
servant d'une approche versée dans la psychanalyse, il parvient à rapporter le traitement
statistique des données à la description imagée d'un temps vécu non pas de manière
chronologique et cumulative, mais comme une suite de gestes temporels et des profils
d'affects et de ressentis. Une véritable « sémantique psychologue de la musique ».382
382 C'est sous ce même sous-titre que se regroupent ses deux monographies (voir cf. 1979 ;
1981)
383 Michel Imberty, op. cit., (2005), pp. 98-99.
384 Philippe Lalitte, op. cit., (2006), p. 30.
385 Philippe Lalitte, Ibidem, p. 29.
272
L'étude de la petite forme ou forme locale ; celle qui se place pour la perception
au niveau d'une temporalité ressentie comme actuelle, suppose une approche différente
de la part de l'analyste et expérimentateur. Comme on l'a vu dans le chapitre 6, la
connaissance des mécanismes qui sont en rapport de concurrence dans le processus
d'écoute – mémoire, attention, apprentissage, etc. – permet au musicologue de formuler
des hypothèses réalistes concernant la nature de l'intégration à la fois cognitive,
somatique et affective d'une musique donnée. En se servant du modèle bipolaire de la
stratégie d'écoute développée dans le chapitre 6, l'analyste peut donc basculer entre une
tendance égo-centrée et une tendance perceptive, en s'appuyant sur des considérations
écologiques ou culturelles qui conditionnent l'écoute réelle. Dans le cas d'une échelle
temporelle réduite, cette prédiction théorique peut être contrastée directement avec le
ressenti esthétique, car pour l'expérience phénoménologique il y a une identité forte
entre l'unité gestaltique de la temporalité perçue, et l'unité chronique du temps objectif.
C'est-à-dire que varier des paramètres dans une phrase musicale permet de prévoir des
adaptations dans la stratégie perceptive, en même temps que de les corréler à des
variations au niveau de la représentation sensible. En agissant à l'échelle d'une note, un
accord, un rythme ou d'une dynamique, le musicologue peut formuler un discours qui
correspond à son désir de comprendre l'œuvre comme l'expression d'un langage qu'il
peut décrire, voire modéliser, tout en considérant l'implication étroite dudit langage dans
l'élaboration du sens esthétique.
Si l'avantage de la petite échelle temporelle est de permettre l'étude du style par
la considération plus directe d'un marqueur esthétique, ce bénéfice n'est factuel qu'à
condition qu'il y ait une confiance suffisamment solide dans la description théorique des
mécanismes constitutifs de l'écoute, ainsi que de leur relation causale avec les
représentations affectives qui donnent forme et fondement à toute expérience esthétique.
Seulement de cette manière la « cognitio sensitiva » peut participer à l'analyse par son
propre jugement, sans que son caractère non-conceptuel implique son exclusion
méthodologique. C'est au contraire la possibilité de son inclusion méthodologique, en
tant qu'heuristique fiable et manipulable, qui constitue l'intérêt principal d'une analyse
musicale à la fois créative et expérimentale.
273
Une émancipation progressive de la dissonance
Le répertoire le plus apte à une approche de cette nature est sans doute la
musique atonale. En effet la relation entre forme et contenu est devenue plus obscure
dans le discours analytique dès la sortie de la tonalité. La comparaison que les études
ethno-musicologiques permettent entre la tradition tonale et d'autres musiques à travers
le monde, ont mis en évidence le caractère universel des gammes asymétriques et la
préférence innée pour les rapports harmoniques consonants. Il y a par conséquent dans
le langage tonal une cohérence relativement constante entre la représentation abstraite
d'un système clos – cycle des quintes –, et certains principes perceptifs et donc proto-
esthétiques. D'une certaine manière les notions de fonction tonale, de chromatisme et de
proximité entre les tonalités, constituent non seulement une représentation théorique,
mais comportent également une dimension non-conceptuelle signifiant l'attribut sensible
de l'objet qu'elles dénotent. En déclarant qu'un accord est en rapport chromatique avec
son contexte on induit tacitement un certain potentiel esthétique : dissonance
fonctionnelle, attraction chromatique, tension, hâte de résolution, surprise etc.
Si la tonalité répond à l'exigence de différenciation entre les éléments
constitutifs du système, qui comme l'a dit Nicolas Ruwet est une condition du
langage,386 en revanche, un répertoire comme celui de la Seconde Ecole de vienne,
malgré le nombre toujours croissant de commentaires analytiques qu'il suscite, ne jouit
pas encore d'un vocabulaire descriptif qui permette de cerner les éléments constitutifs
comme des unités signifiantes à la fois sur le plan théorique – syntaxe – et sensoriel
– connotations esthétiques des cas syntaxiques.
C'est dans ce même sens que Ruwet adresse sa critique au style sériel, et
notamment au sérialisme intégral, qui en concevant « les rapports entre les différents
systèmes partiels (les paramètres) simplement sous la forme du parallélisme »,387 se
pose la question du style sans avoir préalablement résolu celle du langage. Le répertoire
sériel, malgré le fait qu'une analyse déductive permette de dévoiler une structuration
cohérente et exhaustive (voir Morgan, 1992, pp. 181-187), peut donc aussi faire l'objet
386 « Dès qu'il y a entre les hommes échange des valeurs et de significations différenciées, on
peut poser en principe que cela suppose l'existence d'un système, composé d'un nombre limité
d'éléments, ceux-ci étant différenciés les uns des autres par des caractères précis. » Langage,
Musique, Poésie, Paris, Seuil, 1972, p. 32.
387 Ibidem, p. 30.
274
d'une analyse du type ici proposé. On pourrait dire que tant qu'une musique fait l'objet
d'une expérience esthétique, il y a là une preuve empirique de l'existence d'indices
langagiers. Ces indices sensoriels et affectifs peuvent être sans connexion directe avec
les stratégies objectives de l'artisanat du compositeur. C'est une possibilité qui
s'accentue avec le recours à des stratégies simulant une forme de hasard plus ou moins
contrôlé. Les techniques comme les canons rythmiques avec valeur ajoutée ou l'effet
harmonique de vitrail chez Messiaen, où un paramètre obéit à un principe strict, en sont
un exemple. Les chances d'une discontinuité conséquente entre l'artisanat et les indices
langagiers perceptibles vont donc en s'accentuant au fur et à mesure que l'on s'approche
d'un cas comme celui du Mode de valeurs et d'intensités.
Analyse n°1
Prenons comme premier exemple le premier des trois Klavierstücke op. 11 que
Schoenberg composa en 1909. Les premières huit mesures se présentent comme une
phrase où se distinguent clairement deux idées : la première allant jusqu'à la fin de la
troisième mesure, et la seconde s'étalant sur les 5 mesures suivantes (ex.3). La césure
entre les deux demi-phrases est marquée par un soupir en tête de la quatrième mesure,
tandis qu'un autre soupir, cette fois à la neuvième mesure, apporte une forme de clôture
à la phrase. Le ritardando de la mesure 8 renforce certainement le sens de ponctuation,
mais l'aspect fondamental qui facilite la ségrégation perceptive à la fin de la mesure 8,
est la reprise variée de la première idée qui suit immédiatement à la mesure 9. Pour
l'analyste, l'évidence de cette structuration justifie de considérer que cette phrase porte
en elle des indices qui puissent permettre d'identifier des caractéristiques du langage et
du style de la pièce.
275
Exemple 3
A. Schoenberg, op. 11 n°1, mesures 1-8.
Concentrons nous d'abord sur ce premier geste qui comprend les mesures 1 à 3.
Sur le plan de l'écoute cette idée se caractérise par une grande clarté concernant la
présentation du matériau : la distinction entre un plan mélodique et un autre harmonique
est garantie par le manque total de contrepoint – dans le sens traditionnel du terme – et
par un accompagnement harmonique exigu. Puisque l'idée se présente comme une
mélodie accompagnée, il convient donc de nous interroger sur la relation entre cette
mélodie et les deux accords qui l'accompagnent. Sur le plan perceptif il faut noter que
ces deux triades annoncées au second temps de chaque mesure produisent une
dissonance acoustique particulièrement étrangère au langage tonal ou modal et qu'il n'y
a donc pas d’ambiguïté sur le fait qu'on a affaire à une musique post-tonale. Mais, en
associant à ces dissonances une dynamique piano/diminuendo, Schoenberg atténue
l'amplitude de la dissonance acoustique perceptible par l'oreille, c'est-à-dire que les
battements produits par les intervalles directs de 7ème majeure sont réduits en nombre
et se dissipent rapidement après l’attaque. D'une certaine manière Schoenberg prend ici
le contre-pied de ce qui chez Beethoven devient un trait stylistique, à savoir, créer une
dissonance acoustique en écrivant des accords parfaits dans une tessiture grave et une
dynamique forte.
L'effet de ces dissonances est de créer l'attente d'une réduction de la tension
harmonique. Cette attente n'implique pas nécessairement les standards du traitement des
dissonances de la modalité ou de la tonalité car le contexte en question ne suscite pas
276
ces catégories. Il ne s'agit pas d'une attente dirigée par concept – top-down – mais de la
tendance naturelle qui traduit, dans le domaine sensoriel de la psycho-acoustique, une
nécessité physiologique de notre oreille interne. Il est intéressant de voir que si ces deux
accords impliquent une tendance physiologique à la réduction de la dissonance,
Schoenberg va utiliser la mélodie pour assouvir ou inhiber ce penchant. Ainsi, le sol sur
le premier temps de la mesure 2 se résout sur l'octave fa. Quant au fa allant sur le mi
dans la mesure suivante il favorise la relation triadique la-reb-mi qui coïncide avec un
accord majeur, mais rentre en conflit de triton avec la basse sib.
On peut donc considérer les traits généraux suivants : malgré le fait qu'il s'agisse
d'une musique post-tonale, et que le niveau d'enculturation de l'auditeur le prévienne
d'une émancipation de la dissonance contrastant avec la musique modale ou tonale, cela
ne remet pas en question l'existence d'un traitement de bas niveau qui, de manière
automatique, réagit à la dissonance acoustique en induisant des tendances non
spécifiques. Autrement dit, si l'écriture a émancipé la dissonance, l'oreille interne quant
à elle continue d'informer le cerveau sur le caractère plus ou moins commode de
certains rapports harmoniques. Schoenberg utilise ici la dissonance la plus prégnante du
système tempéré : la classe d'intervalle – c.i. – 1, comme fonction dynamique naturelle.
Je propose que sous ces conditions définitoires, on interprète les mouvements
mélodiques qui répondent à ces deux accords de la manière suivante :
1. Pour la mesure 2 il s'agira donc d'un retard résolu après une échappée – la –,
car l'arrivée sur l'octave réduit le taux de dissonance harmonique de manière
importante.
2. Dans la mesure 3, bien que le mi ne réduise pas de manière conséquente la
dissonance, le fait que cette articulation mélodique suive immédiatement la
présentation de la dissonance harmonique sib-la, fait que le mi est perçu comme
la réalisation de la tendance impliquée par cette dissonance. Il s'agit d'un
mouvement impliqué qui nous oblige à apprécier la sonorité du triton
harmonique.
277
ternaire à cette demi-phrase. En regardant le détail de l'évolution de ce motif qui s'étend
sur trois temps et demi – entre les m. 4-5 –, il apparaît qu'il se dilate dans le temps,
occupant quatre temps et demi lors de la première variation, et cinq temps et demi dans
la variation suivante. Ce passage contraste fortement avec le premier par sa texture plus
contrapuntique, mais leur morphologie perceptive globale partage une caractéristique
simple : il s'agit du fait que le motif est dans les deux cas découpé par l'irruption d'une
harmonie dont la dissonance se caractérise par la mise en évidence d'un intervalle de la
c.i. 1 – cette fois-ci, non pas comme intervalle direct, mais entre les voix extrêmes – sol
dièse-sol bécarre. Comme dans la première demi-phrase, le traitement sensoriel de bas
niveau de cette dissonance implique une tendance au mouvement qui pour le moment
n'est pas, ou du moins ne semble pas être spécifiée par un tendance spécifique. Le
mouvement impliqué par cette dissonance peut donc conduire à réduire, entretenir ou
augmenter cette dissonance.
Il faut remarquer le soin porté par Schoenberg afin de rendre ces accords non
ambigus du point de vue d'une quelconque interprétation tonale. En faisant cela le
compositeur inhibe l'éveil d'attentes spécifiques à l'égard du prochain mouvement
mélodique ou harmonique. Mais le fait que l'auditeur ne possède pas une connaissance
implicite lui suggérant une suite grammaticalement plausible, ne signifie pas qu'il ne
soit pas capable de créer une attente perceptive relativement indéterminée, et d'évaluer
l'input dans une stratégie continue de déduction et apprentissage.
De toute évidence, l'arpège qui va suivre l'accord au dernier temps de la mesure
4 dissipe progressivement sa dissonance entre les voix extrêmes. La dilatation qui a lieu
dans les deux variations qui suivent, en décalant cet arpège, va désynchroniser de plus
en plus la neuvième mineure entre la basse et la voix supérieure – après la simultanéité
au dernier temps de la mesure 4, le décalage sera d'abord d'une croche, puis d'une
noire –, réduisant graduellement la prégnance de cette dissonance. Nous avons donc une
première hypothèse pour l'identification d'un aspect langagier dans cet extrait.
Hypothèse qui se veut en cohérence à la fois avec l'écoute et le texte écrit. C'est
l'intuition que la dissonance la plus âpre du tempérament égal est exploitée comme
fonction dynamique, et cela en tirant profit de ses implications psycho-acoustiques
inhérentes. Bien évidemment une telle hypothèse fait appelle à un traitement créatif, afin
d'être testée empiriquement. C'est ce que cette analyse se propose de faire. Mais d'abord
278
il faudra pousser encore l'observation sur l'extrait en question.
Une fois que les dissonances dérivant de la c.i. 1 sont identifiées à une fonction,
s'établit une « différenciation » dans le sens que donne Ruwet à ce terme, qui devrait
nous permettre d'identifier d'autres relations intervalliques pertinentes. Dans ce but il
s'avère plus fructueux de commencer par l'observation de la deuxième moitié de la
phrase car elle présente clairement le contenu d'une gamme par tons entiers. Il s'agit de
l'ensemble (0,2,4,6,8,10), qui du fait de la répétition variée que nous avons décrite
précédemment, va réapparaître encore 2 fois avant la fin de la mesure 8. Avant de
commenter la possibilité d'une différenciation syntaxique entre la c.i. 1 et l'ensemble
(0,2,4,6,8,10), il convient de considérer des aspects autres que purement perceptifs. En
effet, la gamme dite « par tons entiers »388 ne manque pas d'être repérée dans toute la
littérature analytique de la seconde école de vienne. Sa présence est, comme dans
l'exemple qui nous occupe maintenant, facilement détectable et se justifie par le fait
même que Schoenberg et ses élèves la commentent dans leurs écrits analytiques. 389
Vis-à-vis de l'aspect sonore, les possibilités offertes par une gamme par tons
sont à la fois la neutralisation des tendances dynamiques caractéristiques du langage
tonal, et l'obligation d'associer harmoniquement les c.i. 2, 4 et 6 – triton –. Comme l'a pu
montrer Debussy, la gamme par tons permet une saturation harmonique qui par sa
grande redondance390 devient facilement identifiable. Il n'y a peut-être pas un meilleur
exemple pour montrer la couleur distinctive de cet ensemble que le prélude Voiles où
d'ailleurs s'opère une ségrégation violente dans la section marquée en animant, où
soudainement la musique devient entièrement pentatonique, une gamme asymétrique
hiérarchisée, venant ainsi contraster avec l'indétermination d'une gamme symétrique.
En normalisant l'utilisation du triton par l'adoption délibérée de l'ensemble
hexatonique 6-35 – selon la nomenclature de Forte –, se pose la question de la tolérance
de l'auditeur à un contenu harmonique particulièrement dissonant. Comme on le sait, en
388 Au cours de cette section je nomme ce même objet qui est la gamme par tons entiers, à l'aide
de plusieurs noms : ensemble 6-35, ensemble hexatonique, gamme ou ensemble par tons. Le
contexte, je l'espère, ne laissera pas de place au doute concernant le fait qu'il s'agit toujours
du même objet.
389 Il faut remarquer notamment le fait que dans son traité d'harmonie paru en 1911, Schoenberg
donne des exemples de ce type de structures harmoniques, et considère la gamme par tons
comme une « conséquence naturelle de l'évolution musicale récente ».
390 Cette redondance correspond au nombre réduit de c.i. (2, 4 et 6) que cet ensemble permet,
ainsi qu'à l'absence de c.i. 1 et 5 comme seuls intervalles susceptibles de saturer le total
dodécatonique.
279
tant que sonorité diatonique, le triton est familier aux oreilles de n'importe quel
mélomane. L'évolution du romantisme musical, en cherchant le dépassement des
fonctions harmoniques de la tonalité diatonique, a favorisé le triton comme force
dynamique qui accroit l'ambiguïté tonale. Tant aujourd'hui qu'à Vienne au début du
XXe siècle, c'est la musique de cette période qui constitue le corpus de référence du
mélomane qui s'aventure à écouter une musique atonale. Dans l'accord de septième
diminuée, l'oreille habituée se réjouit à l'écoute d'une harmonie qui multiplie le triton
par deux. On est donc loin d'avoir affaire au diabolus in musica des polyphonistes du
Moyen-Âge.
En ce qui concerne les intervalles de demi-ton, septième majeure ou neuvième
mineure – c.i. 1 –, leur traitement au cours du XIXe siècle est resté arbitré par une
logique contrapuntique. Puisque le répertoire tonal, qu'il s'agisse de Bach ou de Wagner,
constitue encore de nos jours une référence commune pour musiciens et mélomanes, il
serait prudent de considérer que pour l'auditeur de l'op. 11, le triton harmonique, malgré
sa dissonance acoustique réelle, fait l'objet d'une assimilation descendante comme
résultat d'une familiarité attestée culturellement. Un argument du même type, basé sur
l'idée d'un acquis culturel, me semble pertinent vis-à-vis du basculement du traitement
de la tierce dans la Renaissance, ou encore l'évitement des quintes parallèles. Si on
considère une histoire de l'émancipation de la dissonance dans la musique écrite
occidentale, apparaît l'évidence que la tolérance acquise culturellement, suit l'ordre
croissant de la dissonance acoustique des intervalles : de la quarte au triton en passant
par la difficulté chronique à finir une pièce sur un accord mineur tout au long de la
période baroque. Quant au demi-ton tempéré, qui à la troisième octave de notre piano
moderne produit un battement de 10 Hz entre le mi et le fa, et de 15 Hz entre le si et le
do, la dureté de sa dissonance est plus prégnante que celle du triton. Son traitement est
plus complexe physiologiquement et son qualia moins confortable psychiquement. Une
solution contrapuntique à son égard semble une tendance à la fois naturelle et
culturellement favorisée.
Je postule donc une deuxième hypothèse qui ouvre la possibilité de formuler
une différenciation fonctionnelle entre la c.i. 1 et l'ensemble 6-35. Différenciation qui
serait mise en marche par la manière dont le compositeur traite ces deux catégories sur
les plans mélodique et harmonique. L'idée est que la couleur de l'ensemble 6-35, ayant
280
une saillance perceptive importante, crée les conditions pour qu'un rapport dialectique
avec la c.i. 1 émerge. Pour tester ces hypothèses je propose d'accentuer la saillance
perceptive de l'ensemble 6-35 afin d'évaluer empiriquement l'impression subjective de
cohérence. Pour cela il faut modifier la trame contrapuntique donnant une présence
statistique plus importante aux membres de l'ensemble 6-35, tout en conservant
l'intention délibérée dont Schoenberg fait preuve pour éviter les accords ayant une
connotation tonale. Les variations apportées à la première demi-phrase sont les
suivantes :
281
Exemple 4
Version altérée des mesures 1 - 8 de l'op. 11 n°1 de Schoenberg.
391 Bien entendu, l' « unité » en question doit être une qualité reconnaissable dans l'extrait
original par ce même auditeur. Il n'est pas pertinent d'avancer une analyse de ce type pour une
musique qui nous est indifférente à l'écoute. C'est justement au moment où l'analyse demande
une manipulation créative et fait l'objet d'une forme d'expérimentation, que ce préalable
apparaît comme inconditionnel.
282
Dans un deuxième temps, il s'agit de chercher à expliquer l'intuition de l'écoute
à la lumière des changements apportés sur la partition, ainsi que de leur implication pour
l'écoute. En l’occurrence, la présence harmonique du triton et du ton entier dans les
mesures 1-3 de la version manipulée, semble favoriser la parenté entre les deux parties,
et cela malgré le fait que l'usage harmonique de la c.i. 1 ne caractérise plus que la
seconde demi-phrase. Concernant l'aspect « cadentiel » à la mesure 8, il ne semble pas
perturbé par l'ajout d'un triton qui vient appuyer la présence de 6-35 dans le motif.
Il ne s'agit pas de suggérer que cette musique se sert de la dissonance du ton
entier et du triton pour « résoudre » celle du demi-ton. Que le taux de dissonance
acoustique varie d'un moment à l'autre n'est certainement pas une caractéristique sans
rapport avec la capacité communicative de toute musique, mais en l'absence d'une
gamme asymétrique favorisant un rapport syntaxique entre les degrés, l'aspect
« véridique »392 des attentes formulées par l'auditeur est fortement mis à mal. Ce qui
semble pouvoir se mettre en place dans cette musique correspondrait plutôt à la
représentation de régularités déduites en temps réel sur l'évidence de plusieurs
paramètres ; une musique énigmatique dans le sens où l'écoute cherche à construire le
sens à partir de peu d'indices. Demanderait-elle une écoute bayésienne ?
Dans la version altérée, un demi-ton harmonique apparaît avec la toute dernière
note à la mesure 8 : si-do. Pourtant, cela ne semble pas contrarier le sens de clôture.
Pourquoi ? Si nous cherchons à défendre l'hypothèse d'une différenciation dans le
traitement du demi-ton et de l'ensemble hexatonique, alors on a ici une question qui doit
nous interpeller. Pour y répondre il faut prendre en compte d'autres éléments que le
rapport note à note : l'impression de clôture se trouve en effet favorisée du fait qu'il
s'agit de la troisième présentation du même arpège. Et cela dans une fenêtre temporelle
encore concernée par le présent perceptif. Cette insistance par la répétition crée une
attente concrète, ce qui est une occasion rare pour l'auditeur de cette musique. Avoir une
attente dont les probabilités de réalisation sont fortes implique que sa réalisation est une
392 David Huron décrit l'attente véridique – veridical expectation – comme l'attente d'un
stimulus basée sur les traces en mémoire à long terme d'une, ou plusieurs expériences
passées. Lorsque nous écoutons Casse noisette par exemple, nos attentes peuvent être
qualifiées de véridiques car nous avons la conviction de ce qui est à venir. Dans le cadre
d'une musique tonale qui nous est inconnue, l'attente est lié au contexte, mais il y a une
attente de nature plus abstraite qui nous assure que la pièce répond à des caractéristiques que
nous connaissons sous le nom de musique tonale. C'est dans ce sens que j'utilise ici
l'expression d'attente véridique.
283
forme de récompense, et diminue la tension cognitive.
Le si à la fin de l'exemple 4 va donc réaliser une attente robuste, ce qui semble
suffire à susciter une sensation de clôture. Une nouvelle version où la dernière mesure
se clôt sur les seuls membres de 6-35 (ex.5), semble particulièrement effective à
connoter la clôture. Cette dernière manipulation ne comporte qu'une légère variation de
l'arpège, ce à quoi l'attente peut facilement s’accommoder rétrospectivement,
considérant qu'il y a une réalisation satisfaisante de l'attente de répétition. Mais le critère
qui nous intéresse le plus ici, est le fait que la présence de la gamme par tons entiers se
trouve intensifiée. Alors que la version originale se sert de la tendance de la mémoire à
court terme à reconnaître la répétition et à la projeter comme attente, l'exemple 5 ci-
dessous semble clore l'extrait de manière plus convaincante en y associant la saillance
perceptive de l'ensemble 6-35. Mais n'oublions pas que nous ne sommes qu'à la mesure
8, ce n'est peut-être pas le moment d'un point à la ligne, mais juste d'une virgule.
Exemple 5
Seconde version altérée à la mesure 8. Schoenberg, op. 11 n°1, m. 7-8.
284
Exemple 6
Schoenberg, op. 11 n°1, mesures 9-11.
393 Cette redondance apparaît aussi clairement dans le vecteur intervallique de l'ensemble 6-35 :
060603.
285
leur niveau de certitude. Les résultats d'une expérience de ce type pourraient être
interprétés comme un jugement sur la cohérence stylistique.
Exemple 7
Leurre imitant le motif des mesures 1-3 et 9-11 de l'op. 11, n°1
de Schoenberg.
Motif 1 : m. 1 et 2 Motif 6 : m. 9 et 10
Motif 2 : m. 3 Motif 7 : m. 11
Motif 3 : m. 4 – milieu m. 5 Leurre du motif 1 (ex.7, m. 1-2)
Motif 4 : milieu m. 5 et m. 6 Leurre du motif 2 (ex. 7, m. 3)
Motif 5 : m. 7 et 8 Leurre du motif 5 (ex. 5)
Figure 1
Coupure des motifs de l'op. 11, n°1 de Schoenberg, plus trois leurres.
286
Analyse n°2
En somme, quatre types de structures verticales émergent avec une importance accrue
394 René Leibowitz, Schoenberg et son école, Paris, Le Seuil, 1947, p. 123.
287
dans la progression envers la dominante cadentielle : la sonorité 4-16, la structure 7/5,
les formations par tons entiers, et l'accord de septième semi-diminué. 395
Voici dans l'exemple 8 la réduction sur laquelle Schmalfeldt identifie ces quatre
éléments précédant la cadence sur si mineur au premier temps de la troisième mesure.
Bien que la description analytique de l'extrait apparaisse ici exhaustive, cette lecture ne
fait qu'éclater le thème – et l'œuvre par la suite – en une variété de structures
inconciliables entre elles, que ce soit sur le plan théorique ou perceptif.
7
5
Exemple 8
D'après l'exemple 2 c, dans Schmalfeldt op. cit. p. 92. WT : whole tone.
En commentant cette analyse j'attire l'attention du lecteur sur le fait que son
approche est emblématique de la manière dont la musicologie analytique traite la
musique atonale de l'école de Vienne. La première structure relevée par Schmalfeldt est
l'ensemble 4-16 (0157). Il est postulé comme une structure atonale autonome et isolé de
la cellule mélodique sol – do – fa dièse – sol qu'il accompagne, et qui pour des raisons
aussi bien psycho-acoustiques que culturelles, donne au fa dièse une fonction
d'appogiature. Cherchant à résoudre le triton mélodique do-fa dièse sur l'octave d'une
note – sol – qui non seulement vient d'être présentée, mais qui persiste sur le plan
harmonique, l'oreille ne peut pas considérer le fa dièse comme un membre de plus au
sein de l'ensemble. Cette sensation d'attraction que revêt le fa dièse est d'autant plus
prégnante que l'attente du sol se réalise dès le premier temps de la mesure. N'oublions
pas que le sens esthétique émerge dans un temps phénoménologique élargi où la
rétrospection est comprise par défaut : c'est le passé du présent dont parlait Saint
395 Janet Schmalfeldt , « Berg's path to atonality : the piano sonate op. 1 » David Gable &
Robert Morgan, Alban Berg : Historical and analytical perspectives, New York, Oxford
University Press, 1991, p. 95.
288
Augustin. L'autonomie que Schmalfeldt donne à l'ensemble 4-16 est pourtant une
pratique commune dans l'analyse de ce répertoire, et cherche à se justifier dans le fait
qu'il s'agirait d'un « accord fétiche » que l'on retrouve ici et là dans la production du
compositeur. L'accord est donc appréhendé par une relation extra-opus ; une dérive
encouragée par la surestimation de la notation, et secondée par l’indifférence face à la
réalisation acoustique qu'elle suppose.
Pour la deuxième structure, Schmalfeldt emploie le chiffrage 7/5, c'est-à-dire
qu'elle ne s'inscrit pas dans un espace dodécatonique comme l'accord précédent, mais
dans une gamme heptatonique. On doit donc se demander à partir de quels indices
l'écoute peut ici inférer une gamme diatonique ? et plus important encore, de quelle
gamme s'agit-il? or, la description brisée du contexte harmonique ne permet pas de
répondre à ces questions. La troisième structure comprend deux accords par tons entiers
que l'auteur présente comme un matériau autonome. Puis, dans la cinquième structure,
on revient à un chiffrage heptatonique avec un accord de septième semi-diminué au
second temps de la deuxième mesure. Suit la fin du thème sur une cadence tonale en si
mineur.
Si ces considérations devaient être prises en compte à l'égard de la perception,
on aurait le plus grand mal à expliquer la fluidité et la cohérence que l'extrait peut avoir
à l'écoute – c'est du moins l’impression qu'il me fait. Car dans une telle analyse les
structures n'ont pas d'implication les unes sur les autres ; elles s'annulent. La référence
théorique faite aux gammes diatoniques avec le chiffrage du deuxième accord, annule
ou est annulée par l'explication du premier en tant qu'ensemble atonal. Il s'agit d'une
démarche inconciliable avec une réalité sensible quelconque ; déconnecté de toute
gestalt émergeant dans et par l'écoute.
Mais revenons dans le sillage de l'analyse de l'op. 11 de Schoenberg commencée
plus haut. Ce qui m'interpelle dans les différentes analyses du premier opus du jeune
Berg, est l'unanimité avec laquelle les musicologues, d'Adorno à Schmalfeldt en passant
par Leibowitz, Anthony Pople, Richard Hermann, et George Perle, reconnaissent une
prépondérance du matériau issu de la gamme par tons entiers. Est-ce que cet ensemble
hexatonique, tel comme il apparaît dans cette pièce, possède une saillance perceptive
réelle ? Et si c'est le cas, qu'est-ce que cette saillance implique pour la cohérence
stylistique de l'œuvre ? Et puis, quel est le rôle des c.i. 1, 3 et 5 ?
289
Si l'on considère que le caractère appuyé du fa dièse entre la levée et la première
mesure implique une dynamique tension-détente dans la ligne mélodique (ex. 9), alors la
structure harmonique a considérer ne serait pas l'ensemble 4-16, mais la constellation
(0,4,6) qui substitue à l'appogiature la note « réelle ».
Exemple 9
Berg, Sonate op.1, mesures 1-5.
Je prends ici le soin de ne pas assimiler hâtivement (0,4,6) à l'ensemble 3-8 qui
incluant son inversion, fait l'amalgame entre une sonorité clairement atonale, et un
accord qui peut évoquer une septième de dominante sans quinte, et dont l'utilisation est
rare dans cette pièce (ex. 10). Le fait que (0,4,6) soit un sous-ensemble de 6-35, appuie
l’hypothèse de l'existence d'une stratégie contrapuntique sous-jacente, dans laquelle la
gamme par tons entier et la classe d'intervalle 1 matérialisent des fonctions de
différenciation.
Exemple 10
Ambiguïté tonale de l'inversion de (0,4,6).
Mais alors comment comprendre l'accord chiffré 7/5 par Schmalfeldt ? Vu dans
290
son contexte, il participe d'une conduite des voix qui descend chromatiquement. S'il n'a
pas une fonction tonale explicite – ce que suggère sa tierce mineure mi b –, alors il serait
mieux expliqué comme un accord de passage ; absorbé par une texture contrapuntique
qui favorise d'autres aspects que la perceptibilité d'un diatonisme majeur/mineur. En
s'arrêtant à l'extrait présenté dans l'exemple 9, un aspect saute aussi bien aux yeux
qu'aux oreilles, c'est le rôle prépondérant du demi-ton dans la conduite des quatre voix.
Voici une description non exhaustive de la présence du demi-ton, ou plus largement de
la c.i. 1 sur le plan horizontal :
1. Dès la levée, basse et alto entament une descente chromatique qui les conduit
respectivement de do dièse à la dièse, et de si à fa dièse.
2. Aux mesures 4-5 les voix intérieures se conduisent par tierces majeures
parallèles progressant par demi-ton.
3. La ligne mélodique entre le fa dièse de la dernière croche à la mesure 3 et
jusqu'à la dernière croche de la mesure 5, se meut par pas chromatiques
conjoints ou indirects, un saut de quarte étant la seule exception – mib-sib.
291
la prégnance perceptive de la gamme par tons et de ses sous-ensembles.
En effet le mi au deuxième temps de la mesure 4 qui crée une septième majeure,
vient se superposer à un accord augmenté (1,5,9), et immédiatement après est inséré
dans la constellation (2,4,6,10). Quant à l'appogiature à la mesure 5, le do dièse vient
compléter l'ensemble (1,3,5,9). Réécrit dans l'exemple 11, le mouvement chromatique
indirect de la ligne inférieure devient aussi évident ; le fa dièse se présente donc comme
une note de passage entre deux ensembles appartenant à la même gamme par tons. Les
sous-ensembles de la gamme par tons sont donc favorisés sur l'axe vertical de
l'harmonie, ce qui semble impliquer une réglementation de l'apparition harmonique de la
c.i.1. C'est un emploi de la gamme par tons qui est à l'opposé de ce que Debussy fait
dans une pièce comme Voiles, où cette gamme est évidente tant sur le plan harmonique
que mélodique.
Exemple 11
Berg, op. 1, m. 5 légèrement manipulée. L'harmonie favorisée par le contrepoint
est clairement un sous-ensemble de 6-35.
292
peut pas se décliner en différents modes.
Mais les conséquences de la symétrie de cette gamme vont plus loin : il faudrait
considérer que la notion de degré y devient obsolète. En effet quel sens y a-t-il à
considérer le do comme « premier degré » de la gamme (0,2,4,6,8,10) ? et l'absence de
degrés ne met-elle pas en question la notion même de gamme ? Sur ces points nous
sommes encore une fois obligés de porter notre attention sur la distinction entre d'une
part la notation et ses conventions fonctionnelles, et d'autre part la perception.
Premièrement, insistons encore sur quelques aspects formels de la gamme par tons
entiers :
1. S'il n'y a pas d'expression modale de la gamme par tons, alors l'octave n'est pas
autre chose qu'un rapport intervallique, et non pas l'étalon d'un cycle diatonique
ayant une organisation interne qui par ailleurs justifie cette césure – exemple :
(0,2,4,5,7,9,11,0). La représentation de la gamme par tons incluant une septième
note qui ferme le cycle n'est donc qu'une convention théorique.
2. Les intervalles permettant la transposition entre les deux gammes par tons ; les
classes d'intervalle 1, 3 et 5, sont l'expression d'une différenciation entre un
espace hexatonique organisé par la succession de tons, et l'espace
dodécatonique qui la contient. Par conséquent, la relation entre les deux
gammes par tons n'est pas comparable à celle qui existe entre deux tonalités, du
fait que même entre les deux tonalités les plus éloignées, deux hauteurs
absolues sont partagées. En outre, l'intervalle de transposition est toujours un
intervalle exprimé dans la gamme d'origine. Il y a par conséquent toujours un
degré d'assimilation d'une tonalité par l'autre ; ce qui n'est pas le cas entre les
deux gammes par tons.
293
fonction partagée par les six notes de la gamme aurait une réalité sensible dès lorsque le
sujet a suffisamment d'indices perceptibles lui permettant de l'identifier à un moment
donné.
Le deuxième point nous oblige à considérer que les deux gammes par tons, bien
qu'elles représentent une complémentarité vis-à-vis de la gamme dodécatonique, et
qu'au niveau de la notation elles soient différenciables, ne doivent pas être comprises
comme les deux termes d'une opposition. Pour la perception l'existence de ses deux
gammes n'est pas possible sans l'introduction d'un élément étranger (les c.i. 1, 3, 5). La
distinction n'est donc pas entre les deux gammes hexatoniques, mais entre leur identité
commune et les intervalles qui les excèdent.
0
10 2
Fonction
I émergente
8 4
6
Figure 2.
Représentation de l'espace hexatonique par tons entiers.
La redondance des relations intervalliques donnerait lieu à
une seule fonction – I – commune aux 6 degrés.
Il nous faut donc distinguer entre d'un côté une définition gestaltiste et
phénoménologique de la gamme par tons, à laquelle correspond l'image d'un espace
ordonné par un nombre réduit de possibilités mélodico-harmoniques – le vecteur
intervallique 060603 rend évidente cette contrainte –, et de l'autre sa définition usuelle,
liée à une pratique notationnelle.
Dans l'éventualité d'un contrepoint « hexatonal », il n'y aurait donc pas la
possibilité de créer l'attente d'un degré/note qui serait caractérisé par sa place unique au
sein de la gamme. Néanmoins, d'autres paramètres que celui de la hauteur permettent
d'atténuer cet effet de redondance qui pèse sur les gammes symétriques. On peut par
exemple créer l'attente d'une note spécifique par la prédictibilité dans la conduite des
voix, par la réduction d'une dissonance acoustique particulièrement saillante ou par un
294
effet d’habituation résultant de la répétition d'un motif. Ce sont des aspects qu'il
convient évaluer en étudiant la partition de près. Mais avant cela, considérons encore
une autre conséquence importante de la redondance de la gamme par tons ; une
conséquence de type cognitif cette fois-ci. En effet, contrairement aux modes
diatoniques, le traitement perceptif de la gamme par tons ne requiert pas l'évaluation
constante d'implications liées à la concurrence entre des degrés fonctionnellement
différenciés.396 Avec sa redondance, la gamme par tons libère les intervalles du dictat de
la hiérarchie diatonique, et en faisant cela, elle libère des ressources cognitives pour le
traitement d'autres qualités du champ perceptif.
L'éclatement de la tessiture qui s'opère dès les premières œuvres atonales de
l'école de Vienne semble en cohérence avec l'idée qu'une diminution de la capacité
prédictive chez l'auditeur serait en rapport avec la nature du matériau. La nouveauté
radicale de cet aspect n'est donc pas incompatible avec l'hypothèse d'une stratégie
contrapuntique de type fuxien s'appuyant sur les qualités psycho-acoustiques de la
gamme par tons. C'est-à-dire, avec une conception de la polyphonie où persiste encore
l'opposition entre la dimension horizontale de la mélodie, et celle verticale de
l'harmonie.
Exemple 12
Alban Berg, op. 1, m. 5-7.
396 Bigand et a l . (2003) démontrent par une série d'expériences que la reconnaissance des
fonctions tonales s'inscrit dans le versant descendant du traitement cognitif. Certaines
conditions comme une vitesse extrême peuvent inhiber cette reconnaissance.
295
Chacun des patterns s'inscrit dans l'une des deux gammes par tons comme le
présente l'alternance entre A et B dans l'exemple 13. Le décalage que crée la
superposition de ces deux rythmes est aussi un décalage entre les deux ensembles par
tons entiers. Ce décalage produit des rencontres harmoniques qui sortent de l'ensemble
6-35 – les c.i. 1, 3 et 5 –, mais il est intéressant de voir que l'esprit de parcimonie
conduit Berg à arrêter ce procédé juste avant que la superposition soit totale.
Exemple 13
Décalage entre deux patterns par syncope. A et B correspondent à des
sous-ensembles de l'une et l'autre des gammes par tons-entiers. Berg arrête
le procédé au premier temps de la deuxième mesure, évitant ainsi la superposition
de A et B pendant un temps entier.
296
facilité par le caractère de « marche harmonique ».397 Cet aspect mécanique établit, les
prédictions les plus simples sont réalisées, 398 traduisant la saillance en confort pour
l'écoute.
Afin de tester empiriquement cette hypothèse, deux manipulations de ces
mesures me semblent pertinentes. Tout d'abord l'ajout d'une troisième voix qui accentue
la présence harmonique des sous-ensembles de 6-35 par l'addition des rapports
harmoniques de ton et triton qui ne figurent pas dans l'extrait original (ex. 14, mesure 6).
Si l'ensemble 6-35 possède une saillance perceptive réelle dans les mesures précédentes,
alors cette altération ne devrait pas perturber la fluidité de la trame contrapuntique. C'est
en effet le ressenti qui est le nôtre.
Exemple 14
Version altérée des mesures 5-7, op. 1, Berg.
397 Bien que la notion de marche harmonique soit ici utile, il faut bien noter que dans cette
marche, contrairement au cas courant, l'harmonie évolue. Il s'agit d'une sorte de double
marche harmonique par mouvement contraire.
398 La prédiction la plus simple dans un contexte de marche harmonique est bien évidemment la
continuation du procédé lui-même.
297
de la mesure supplémentaire. Comme conséquence de l'ajout de cette mesure, la mesure
suivante se retrouve transposée une tierce mineure au-dessus de l'original.
Exemple 15.
Manipulation et mesure additionnelle sur les mesures 6-7, op. 1, Berg.
L'écoute de ces deux extraits doit inclure le début de l'œuvre car ce qui est ici en
question c'est la capacité de la technique contrapuntique de Berg à faire émerger une
couleur hexatonique qui devient pour l'auditeur un critère implicite de déchiffrement et
d'interprétation. Il convient donc de favoriser une stratégie d'écoute perceptive. Comme
pour l'analyse de l'op. 11 de Schoenberg, la question de la préférence esthétique n'est
pertinente que dans le cadre d'une expérience sur un groupe de sujets non informés sur à
la nature des manipulations. Le but ici est de distinguer le langage du style pour gagner
une meilleure compréhension des deux. Il est clair que la mesure supplémentaire de
l'exemple 15 exagère l'aspect mécanique de la marche, et peut paraître maladroite du
point de vue de la forme. Mais la question est d'évaluer la cohérence de son matériau ;
sa plausibilité en vue d'un langage que seul notre écoute peut cerner directement.
298
Composer avec la dissonance cognitive
Analyse n° 3.a
Les deux cycles de pièces pour piano qui constituent le Makrokosmos de George
Crumb abritent la pièce qui fera l'objet de cette troisième analyse. Il s'agit de Dream
Images (Love-Death Music) (gemini), onzième et avant-dernière pièce du premier
livre.399 La réflexion sur la stratégie d'écoute que cette musique induit chez l'auditeur, va
nous servir ici pour construire un commentaire analytique en lien étroit avec le potentiel
esthétique de chacun des éléments thématiques qui seront relevés.
La pièce commence par une section caractérisée par la parcimonie et l'économie
du matériau. Le premier élément harmonique et la première idée mélodique vont
caractériser une morphologie sonore qui sera maintenue, en alternance avec une
deuxième morphologie contrastante, et cela jusqu'à la fin de la pièce. L'exemple 16
reproduit le début de l'œuvre où l'association d'un accord dans le grave et une mélodie
dans l'aigu constitue ce que nous appelons le premier élément thématique. Le couple
accord/mélodie sera juxtaposé cinq fois avant l'intervention du deuxième et dernier
élément thématique.
Exemple 16.
Georges Crumb, Makrokosmos, livre 1, n°11 Dream Images,
extrait d'après la version originale.
399 Makrokosmos se compose de deux livres de 12 pièces chacun, le chiffre douze étant en
rapport avec les signes du zodiaque. Chacune des 12 pièces de chaque livre porte un nom
descriptif ainsi qu'un signe zodiacal.
299
Tant pour le traitement sensoriel de bas niveau comme pour le traitement
cognitif, ce passage implique un effet de ségrégation. Il y a une première ségrégation qui
est de type sensoriel et qui répond à l'opposition particulièrement marquée entre la
tessiture grave et aiguë. Dissociation qui est accentuée par le décalage entre les accords
et les motifs mélodiques, espacés de 3, 5 ou 7 secondes lors des différentes apparitions
tout au long de la pièce – indiqué par le chiffre arabe dans l'exemple 16. Le deuxième
effet de ségrégation qu'intervient simultanément concerne plus le traitement descendant
(top-down), bien qu'il constitue sans doute un automatisme pour le mélomane de culture
occidentale : Il s'agit de la reconnaissance par catégorisation (voir chap. 6.1) qui permet
à l'auditeur de remarquer d'un côté le lien de cohérence « tonale » qui lie les deux
premiers accords (IV-I ou I-V), et qui sera répété par les accords suivants, et d'un autre
côté le caractère modal de la mélodie dont le profil rappelle le plain-chant. Ce double
effet de ségrégation que le compositeur impose à l'auditeur, se traduit sur le plan
cognitif, et donc de l'écoute, par ce que les psychologues appellent une dissonance
cognitive – concept théorisé par Festinger en 1957.400
La dissonance cognitive apparaît lorsque le sujet considère simultanément deux
représentations mentales qu'il ne parvient pas à concilier. Il en résulte un état de stress
psychique et d'inconfort somatique qui amènent le sujet à chercher des moyens pour
réduire cet état de dissonance. Il y a donc un penchant implicite vers un état
motivationnel ; la tendance à réduire l'inconfort psychologique suscite un engagement
particulièrement actif (Martinie et Priolo, 2013). C'est la situation dans laquelle se
trouve l'auditeur de cette pièce, et à l'intérieur de laquelle sa stratégie d'écoute va
fluctuer, guidée par cette motivation vers l'assimilation d'une musique qui, bien qu'elle
nous paraisse étrange au premier abord, peut se révéler être une musique inouïe.
Essayons donc de reconstruire un parcours d'écoute plausible. Lorsque l'auditeur
écoute le premier motif mélodique, il reconnaît immédiatement une ségrégation qui
relève de l'ambiguïté diatonique de l'extrait, mais il n'a pas encore assez d'indices pour
attribuer à l'accord de si majeur une fonction tonale. Bien sûr, il est possible d'entendre
d’emblée cet accord comme une tonique ou une dominante, mais l’attribution de cette
fonction requiert un effort cognitif descendant ; une tendance égo-centrée de l'écoute
que l'auditeur est en mesure soit de faciliter soit d'inhiber (voir chap. 6.2). Étant donné
400 Leon Festinger, A theory of cognitive dissonance, Standford University Press, 1957.
300
le rôle très restreint que joue la tonalité dans les 10 pièces qui précèdent celle-ci dans le
cycle, il semble plus opportun d'entretenir l'ambiguïté qui se dégage de l'association
entre ce premier accord et le premier énoncé mélodique.
Lorsque l'évidence tonale arrive avec le deuxième accord, a lieu une
réévaluation rétrospective qui signifie une mise à jour de la catégorisation des deux
strates, harmonique et mélodique : d'un côté il y a l'identification d'une syntaxe tonale
familière – IV-I ou I-V –, de l'autre, celle d'un type mélodique évocateur d'un style
ancien, modal. Deux catégories qui activent la mémoire à long terme (top-down) ; des
lieux communs pour l'auditeur. Mais leur superposition dans des espaces diatoniques
distincts oblige la mémoire à court terme (bottom-up) à se représenter dans un même
présent perceptif deux entités séparées d'une distance psychologique401 considérable (ex.
17). Comme on l'a vu dans le chapitre 4.2 l'étrangeté du stimulus qui implique une
distance psychologique importante, déclenche l'instinct de surveillance attentionnelle et
crée une focalisation automatique de l'attention. A cet égard Crumb connait un
précurseur dans la figure de Charles Ives qui eut souvent recours à la superposition de
strates polytonales voire poly-modales. En composant cette pièce il est difficile de
penser que Crumb n'avait pas en tête la très célèbre pièce de son aîné The unanswered
question.
Lorsque l'attention accapare une quantité importante des ressources cognitives,
les performances de la mémoire à court terme se trouvent fragilisées ; les
caractéristiques sensorielles sont plus évanescentes. On peut donc postuler l'hypothèse
selon laquelle le stimulus arrivant, tantôt l'accord – tonalité de si majeur ou de fa dièse
majeur – tantôt la mélodie – en mode de la –, agirait comme une sorte de distracteur qui
va faciliter le renouvellement de l'impression de surprise à chaque fois que ce matériau
thématique réapparaît – 9 fois au total dans la pièce. C'est cette situation d'instabilité et
d'incongruence qui fait émerger l'état de dissonance cognitive chez l'auditeur, état qui
dans le cas de la perception musicale représente un potentiel d'éveil esthétique
considérable.
401 Comme l'ont montré Krumhansl et al. (1982), la distance entre deux tonalités dans le cycle
des quintes est corrélée à la représentation cognitive d'une gradation de la proximité selon le
nombre de notes communes à deux tonalités. Les tonalités lointaines, ayant moins de notes
communes, sont perçues comme moins cohérentes, on dit qu'il y a entre elles une plus grande
distance cognitive qu'entre des tonalités ayant plus de notes communes.
301
Exemple 17.
Réduction et représentation de deux strates diatoniques
apparentes dans Dream Images de George Crumb.
402 Les références à l'importance de l'ambiguïté dans la création musicale sont innombrables
mais citons notamment la première des Norton lectures données par Leonard Bernstein en
1973.
302
conflictuelle avec la mélodie. Plus qu'ornementer la ligne mélodique, cette acciacatura
semble la perturber. Lors de sa première apparition (ex. 16) ses notes forment un cluster
spatialisé de trois notes (1,2,3). La particularité de ce geste est de créer toujours une
dissonance importante à la fois entre les notes qui le composent et la note qui suit
immédiatement. C'est aussi un geste qui interrompt la continuité du motif mélodique et
qui est toujours marqué d'un accent. Dans l'exemple 18 sont présentées de manière
condensée les interventions récurrentes de cet élément, suivi à chaque fois des premières
notes de la mélodie à laquelle il se superpose. On observe que la classe d'intervalle 1 est
véritablement le dénominateur commun.
Exemple 18
Mise en évidence du rapport harmonique conflictuel entre les
appogiatures brèves et la mélodie.
Cet élément qui vient s'ajouter à la superposition des deux strates décrites
précédemment, est là comme une matérialisation de la dissonance cognitive elle même.
Avec ces dissonances éparses le compositeur semble insister sur le fait que la non-
conformité entre ces deux strates qui sont l'harmonie et la mélodie, ne doit pas nous
laisser indifférents. Il nous motive ainsi à interroger cette dissonance cognitive, en lui
associant une dissonance acoustique particulièrement prégnante.
Le second matériau thématique, sera juxtaposé trois fois avec le premier tout au
long de la pièce. Il s'agit de la citation textuelle de fragments tirés de la Fantaisie-
Impromptu op. 66 de Chopin. La section concernée et celle commençant à la mesure 41,
où un largo en si bémol mineur présente une mélodie cantabile, accompagnée à la
manière caractéristique des nocturnes du même compositeur. Si Chopin crée un
303
contraste insolite à la fois dans le caractère et la tonalité entre cette section et celle qui la
précède – allegro agitato en do dièse mineur –, Crumb va lui aussi faire émerger cette
musique de telle sorte qu'elle nous parait énigmatique. En nous présentant une musique
connue, dans un langage tonal non ambigu, Crumb résout la tension cognitive,
seulement, cela est fait par un moyen étonnamment radical et inattendu. Autrement dit,
le compositeur réalise notre désir inconscient de confort cognitif, mais déroute nos
attentes véridiques en termes de cohérence stylistique.
Sur le plan cognitif, l'écoute de l'extrait de Chopin implique une stratégie
d'écoute radicalement différente à l'état d’hyper-localisation de l'attention qui caractérise
la première morphologie thématique. Cette adaptation de l'écoute au matériau est sans
doute aussi un aspect important de la force expressive de cette pièce.
Exemple 19
Dream Images, extrait, d'après la version originale.
Une pièce du répertoire romantique, connue par les difficultés qu'elle pose à
l'analyse traditionnelle, va se révéler proche de celle que nous venons d'étudier, en nous
servant de la notion de dissonance cognitive pour mieux appréhender son potentiel
esthétique. Il s'agit du célèbre Prélude op. 28, n° 2 en la mineur de Chopin. J'analyserai
maintenant ce Prélude en le comparant à la pièce de Crumb.
304
Analyse 3.b
Le Prélude op. 28 n°2 de Chopin est une pièce particulièrement courte, ce qui
nous permettra de considérer sa totalité comme étant incluse dans le présent perceptif
d'un auditeur type. En effet, l'aspect répétitif et obstiné du matériau musical, permet un
certain élargissement de la taille moyenne du présent perceptif (Cook, 1987), dans des
conditions d'écoute adéquates. Nous reproduisons dans l'exemple 20 la première version
publiée par Breitkopf et Härtel en 1839.
Exemple 20
Chopin, prélude op. 28 n. 2. Breitkopf & Härtel 1839.
Sur le plan mélodique il s'agit d'une seule idée ; un thème qui est énoncé trois
fois, chacune sur une forme quelque peu variée. Cette mélodie est accompagnée par un
perpetuum mobile dont un mouvement de broderie tantôt diatonique tantôt chromatique
305
le caractérise. Il est en outre chargé d'une dissonance et une ambiguïté tonale
considérables. Les quatre dernières mesures comportent une coda qui reprend
partiellement la mélodie avant de finir sur une cadence dans la tonalité de l a mineur.
Mon hypothèse est que cette pièce crée et bénéficie d'un effet de ségrégation entre les
strates harmonique et mélodique. Il est par conséquent aussi question de dissonance
cognitive. Les implications de cela en termes du potentiel d'éveil esthétique de la pièce,
sont le contenu immatériel de cette analyse.
La ségrégation est ici favorisée d'un côté par le caractère énigmatique mais
constant et monotone de l'accompagnement, dont le geste devient par conséquence
prévisible, et d'un autre côté la superposition d'une mélodie dont la lisibilité et la
sobriété contrastent avec l'accompagnement. L'analyse de cette mélodie nous révèle
qu'elle est strictement pentatonique. C'est bien évidemment un aspect qui facilite la
distance cognitive entre les deux niveaux de l'écriture. Avant la coda qui commence à la
mesure 20, une seule exception à ce pentatonisme intervient à la mesure 16 avec le fa
bécarre, comme on le verra, elle concerne la manipulation par le compositeur de l'état de
dissonance cognitive induit chez l'auditeur.
Les trois instances de la mélodie s'inscrivent chacune dans une gamme
pentatonique distincte. Leur organisation temporelle révèle des indices importants sur la
nature des attentes émergeant implicitement chez l'auditeur. Le degré de transposition
entre les différentes présentation de la mélodie est représenté dans l'exemple 21. Etant
donné que la longueur de la pièce permet de conserver les traces les plus saillantes dans
l'actualité du présent perceptif, on peut assumer que la distance sur le cycle des quintes
entre les différentes gammes pentatoniques possède une réalité sensible. Dans l'exemple
21, la lettre A montre l'ensemble pentatonique construit par superposition de quintes à
partir de ré ; c'est la gamme employée par la première présentation de la mélodie. La
deuxième intervention de la mélodie est une transposition exacte sur la gamme
pentatonique construite sur la (B dans l'ex. 21). Un décalage d'une place au-dessus dans
le cycle des quintes confère à cette transposition une moindre distance psychologique
car 4 notes sur 5 sont partagées avec la gamme précédente. Lors de sa troisième
apparition, la mélodie commence comme si elle faisait l'objet d'une transposition sur la
gamme pentatonique construite une quinte en dessous de la première (C impliqué ex.
21), et seulement à 2 quintes de la deuxième. Néanmoins, à la mesure 16 le fa bécarre
306
contredit cette prédiction en introduisant un demi-ton mélodique ; il s'agit de la seule
note de toute la mélodie pour laquelle Chopin marque un accent. Après cet accident qui
donne une saillance perceptive considérable au fa, la mélodie suit son cours
normalement. C'est-à-dire que l'on retrouve une gamme pentatonique, seulement,
l'intervalle de demi-ton nous a entraîné vers une gamme construite cette fois-ci sur fa (C
réalisé ex. 21). Le décalage dans le cycle de quintes sera de 4 places en dessous par
rapport à B, et de 3 par rapport à A. N'ayant plus qu'une ou deux notes en commun avec
les gammes précédemment entendues, il y a pour auditeur une distance psychologique
qui heurte la cohérence formelle de la mélodie.
Exemple 21
Ensembles pentatoniques de quintes superposées donnant lieu aux gammes utilisées dans le
Prélude op. 28 n°2 de Chopin. (C impliqué) correspond à la gamme attendue qui n'est que suggérée
entre les mesures 14 et 15.
À l'incohérence verticale qui persiste, s'ajoute la déroute des attentes les plus
simples sur le plan horizontal. C'est aussi le rôle de la citation de Chopin dans la pièce
d e Crumb, car en nous présentant un objet « trop connu » dans un espace psychique
aussi singulier, l'effet est en premier lieu de dérouter l'effet d’accommodation déjà
déclenché chez l'auditeur.403
Le fa bécarre à la mesure 16, ne fait pas que dérouter nos attentes, il inhibe
momentanément la possibilité d'une diminution de la tension cognitive. Mais en
échange Chopin nous récompense en réduisant l'incongruité diatonique entre les deux
307
strates. Si à la mesure 17 on est projeté dans une gamme pentatonique particulièrement
éloignée (C réalisé dans l'ex. 21), il devient maintenant possible de considérer les notes
de la mélodie et celles de l'harmonie comme appartenant à la même gamme
heptatonique. C'est une forme de conciliation qui rapproche subtilement les deux strates,
d'autant plus que cette fois-ci elles sont juxtaposées et non superposées, limitant ainsi
des relations harmoniques conflictuelles. Cette intuition allant vers l'alliage de la
mélodie à l'harmonie sera confirmée par la coda qui suit immédiatement. Bien qu'il
s'agisse d'une reprise partielle de la mélodie, il ne s'agit plus d'une transposition vers une
autre gamme pentatonique, mais d'une transposition diatonique au sein de la gamme
heptatonique qui se dégage de la somme des deux strates entre les mesures 17 et 19.
Pour appuyer cette idée je renvoie le lecteur au chapitre 4.2 ou il est question de l'effet
global de contexte tonal. Tillman & Bigand (2001) montrent que l'enchaînement non
académique d'accords appartenant à une même tonalité, ne réduit pas la capacité à
identifier les fonctions dans un rapport cadentiel. C'est cette capacité intuitive à
reconnaître l'espace diatonique derrière une surface confuse qui me semble être
pertinent ici.
La mesure 20 n'est donc plus pentatonique, elle est déjà heptatonique. Le fa noté
comme appogiature brève est une note réelle. C'est bien dans cette convergence des
deux strates vers un seul et même espace diatonique que la dissonance cognitive se voit
enfin réduite.
308
Néanmoins, une manipulation de cette pièce peut nous permettre d'évaluer la réalité et la
portée de cette ségrégation, ainsi que l'effet de « conciliation » qui débute à la mesure
16.
L'expérience empirique que je propose (ex. 22) cherche à exagérer la saillance
des indices qui permettent, selon l'analyse qui a précédé, un effet de ségrégation
perceptive entre les strates mélodique et harmonique. Il s'agit de rendre plus immédiat et
moins ambigu le caractère pentatonique de la mélodie. Pour cela je propose de doubler
la mélodie par une voie parallèle qui s'inscrive dans la même gamme pentatonique, tout
en favorisant les notes qui ne sont pas déjà présentes à la main gauche du piano. En
rajoutant des nouveaux rapports verticaux à une harmonie déjà complexe et dissonante,
on peut s'attendre à ce que la lisibilité des deux strates se trouve amoindrie. Mais si la
distance psychologique repose entre autres sur l'identification du pentatonisme, alors
cette version devrait certes exagérer la tonalité affective de la mélodie, mais pas la
déformer outre mesure. Quant aux nouvelles dissonances, l'effet de ségrégation étant
renforcé, elles ne devraient pas avoir une saillance individuelle, mais se voir absorbées
par l'effet gestaltique de figure-fond. Le rajout de la mélodie parallèle oblige à une
transposition de la mélodie originale vers l'octave supérieure.
309
Exemple 22
Manipulation du prélude op. 28 n°2 de Chopin.
Une fois encore il est important de faire la part des choses entre la valeur
esthétique de la pièce originale, et le ciblage de paramètres sensoriels et de faits
perceptifs qui motivent la manipulation de l'œuvre. Figer l'écoute dans la perspective de
juger la version manipulée par sa valeur esthétique intrinsèque ou relative à la version
originale, revient à ne pas considérer la dimension heuristique que l'écoute apporte à
l'analyse musicale en devenant partie constituante de la méthode. C'est cette
considération de l'écoute comme outil qui constitue la raison la plus à même de donner
de la valeur à cette approche de l'analyse.
310
Conclusion
311
particulier, l'outil, par une sorte d’inachèvement intrinsèque, ne triomphe jamais de
l'objet analysé. Quant à la théorie, la musicologie en ayant élaboré un certain nombre,
on sait qu'elle tend vers l'autonomie fonctionnelle, conditionnant ainsi l'analyse
musicale à une démarche souvent réductionniste.
Tout de même, pour donner à l'écoute et à l'expérience esthétique le statut
outils d'analyse, il a fallu trouver un cadre théorique solide. Il a été donné par les
mécanismes cognitifs qui participent à l'écoute musicale, ainsi que par les acquis
expérimentaux sur le traitement et la perception du son et de la musique. Il faut à cela
ajouter la considération de contraintes écologiques que l'anthropologie et la psychologie
sociale étudient. C'est ce maillage de savoirs qui est garant de la préservation de ce que
j'entends par « l'échelle humaine » ; un lien qui contraint la distance entre l'analyse et le
contenu esthétique à respecter des limites concrètes. En tant que cadre théorique, la
définition scientifique de l'écoute, ainsi que les donnée recueillis sur la perception, se
placent à un niveau supra-musical. En acceptant cet appuie théorique, le musicologue
inscrit sa démarche dans l’épistémè globale des sciences humaines, car l'écoute comme
heuristique n'est pas un dogme musicologique auquel on adhère par conviction ; sa
valeur scientifique émerge de l'évolution constante d'une recherche diversifiée. Le
musicologue quant à lui, n'est pas en mesure de mettre en question cette réalité, mais il
est de sa responsabilité de discuter son application au profit de la discipline qui est la
sienne. J'espère avoir montré que l'écoute, appréhendée comme outil, possède un
potentiel immense pour l'analyse musicale. Son utilisation habile permet de formuler
des hypothèses possédant l'avantage de viser des aspects sensoriels et perceptifs qui
participent à part entière du potentiel esthétique de la musique.
Dans les quatre analyses présentées dans le dernier chapitre, la dimension
créative a joué un rôle important. Cependant, elle n'intervient pas sous la forme de
l'invention mais sous celle moins évidente de la détection et résolution de problèmes
(Weisberg, 1993). Puisque l'objectif était l'assimilation de caractéristiques saillantes du
style propre à chacune des pièces étudiée, le potentiel inventif de l'analyse a du faire
l'objet de fortes contraintes. Mais une autre manière de se servir des mêmes outils est
tout à fait envisageable. On peut imaginer une déclinaison de cette approche qui soit au
service de ce qu'il conviendrait d'appeler : une analyse créatrice. A la différence de
l'analyse « productive » ou « fausse » suggérées par Boulez, qui consiste à « superposer
312
son propre labyrinthe à celui du compositeur »,404 l'analyse créatrice qui découlerait de
la démarche ici défendue serait irrémédiablement fondée sur le principe d'universalité
que constitue la musicalité humaine. Autrement dit, il s'agirait pour l'analyste-
compositeur, de chercher l'issue de son « propre labyrinthe », dans l'assimilation de
l'œuvre analysée, au labyrinthe des contraintes que l'écoute impose à la perception
musicale.
En tant qu'outils de création, les outils d'analyse en cohérence avec la perception
esthétique sont un parti pris pour la revalorisation de la place que la communication
intersubjective entre compositeur et auditeur détient dans l'imaginaire et l'artisanat des
compositeurs. Il y a là un aspect qui me semble donner une perspective plus ample au
travail de cette recherche. Il reste donc beaucoup à explorer dans cette voie où les
frontières entre analyse et création deviennent diffuses, et pour laquelle
l'expérimentation contrôlée, et l'expérience empirique prennent tout leur sens
méthodologique.
Ayant laissé le sujet de l'interprétation volontairement en dehors de ce travail, je
ne peux qu'espérer que le lecteur aura remarqué comme moi l'intérêt évident que
l’interprète peut trouver dans une approche pluridisciplinaire de ce type. Là encore, il
me semble que c'est le répertoire contemporain qui peut en bénéficier davantage, car
face à un corpus d'œuvres hétéroclite, un degré d'unité axé sur l'écoute et la musicalité
peut se révéler particulièrement intéressant. Néanmoins, nous devons garder à l'esprit
qu'en raison du développement rapide de la connaissance scientifique, l'état du travail
qui finit ici ne peut pas être considéré comme définitif. D'un autre côté, le travail qui
mène à l'élaboration d'outils ne s'achève pas avec l'outil lui-même ; la fin du processus
étant perpétuellement différée à l'évaluation de l'outil d'après sa performance. S'il arrive
que l'outil, contemplé en lui-même, déçoit par une apparence d’inachèvement, c'est que
l'analyse devient impérative ; c'est une caractéristique qui déplaira sans doute au
structuraliste, mais qui n'est pas nécessairement l'indice d'une faille structurelle dans une
manière de penser l'analyse.
313
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330
Index lexical
Adler Guido...........................18, 147 sv Célestin Deliège...............................189
Adorno W. T.. .152 sv, 157 sv, 162, 237 Cendo Raphaël.................................210
Alban Berg.........................................89 Cervantes Miguel de..........................55
Aloysius.............................................93 Cézanne Paul....................................260
Amabile Teresa............................256 sv Changeux Jean-Pierre.....11, 16, 34, 37,
Ansermet Ernest...............................237 39 sv, 166, 232, 252 sv, 261
Aristote...............................................41 Chateau Dominique..............36, 44, 237
Arlette Streri.....................................201 Chatterjee Anjan..13, 28 sv, 38, 40, 47,
Astington Janet.................................259 137
Atkinson Richard.............................113 Cherry Colin.............................107, 208
Augustin Saint............................27, 104 Chomsky Noam.....................12, 184 sv
Babbitt Miltton.........158, 182, 189, 263 Chopin Frederic 225, 230, 232, 255 sv,
Bach J. S. ..61 sv, 69, 72, 105, 108 sv, 262, 303 sv, 307 sv, 310
134 sv, 177 sv, 209 sv, 280 Chouard Claude-Henri.............115, 224
Bachelard Gaston.............................109 Chouvel Jean-Marc..........................228
Baddeley Alain ......109, 113, 126, 133, Cipollone Elvio................................157
166, 175, 216, 218 sv, 245 sv Clarke Eric. .81, 90, 191, 215, 227, 270
Barbosa Rafael.................................238 sv
Baumgarten Alexander G.............13, 45 Cochrane Tom.............................143 sv
Bedrossian Frank..............................210 Cook Nicholas....69, 80, 134, 136, 252,
Beethoven L.v..62, 69, 168, 198, 204 sv 305
Berg Alban......152 sv, 167 sv, 287, 289 Cottraux Jean....................................256
sv, 295 sv Cowan Nelson 113, 166, 175, 201, 208,
Bergson Henri..........................59, 78 sv 220, 245
Berio Luciano..........57 sv, 60, 214, 227 Craik Fergus.....................................113
Berlioz Hector..................109, 207, 213 Crumb George.299, 301 sv, 304, 307 sv
Berlyne Daniel.......25 sv, 100, 112, 140 Cyrulnik Boris......................15, 33, 139
Bernardo Strozzi................................70 d'Alembert........................................249
Bharucha Jamshed.......120, 125, 129 sv Damasio Antonio 30 sv, 42, 49 sv, 139,
Bigand Emmanuel...120, 125, 127, 130, 144, 213, 221, 247, 261
135, 202, 240 sv, 270 sv Dannenbring G. L............................110
Blaue Reiter........................................83 Dantzer Robert.................................139
Boulez Pierre.........79, 252 sv, 258, 272 Darwin Charles............................193 sv
Bouveresse Renée....................22 sv, 54 Davies Steven...................................143
Brahms Johanes...180, 217 sv, 227, 268 Dawkins Richard................................41
Bregman Albert........................103, 165 Debussy Claude..... 227, 251, 268, 279,
Broadbent Donald....................200, 245 292
Brodmann Korbinian..........................92 Dehaene Stanislas....................128, 131
Bryant Gregory................................194 Delalande François.............................18
Burney Charles...................................18 Delbé Charles..............................240 sv
Cage John......................................65 sv Deleuze Gilles....................................80
Caillet Aline.....................................262 Deliège Célestin...............................270
Carroll Lewis....................................225 Descartes René........12, 29 sv, 43 sv, 50
331
Deutsch Diana. .104, 106, 129, 208, 228 Goya Francisco................................142
Dewey John..................................42, 90 Gradus ad parnassum.........................93
Diderot Denis ............................39, 194 Granot Roni......................................136
Dienes Zoltan...................................113 Grazia Giacco...................................157
Dissanayake Ellen........................33, 47 Guattari Felix.....................................80
Dowling Jay.............................105, 107 Guido d'arezzo..................................150
Du Bos................................................48 Guilford J. P.....................................257
Duff William....................................256 Guillot Matthieu.......................159, 207
Dufrenne Mikel...................27 sv, 59 sv Gurney Edmond...........................173 sv
Ebbinghaus Hermann...............170, 215 Hanslick Edouard........111, 171 sv, 209
Eco Umberto............................163, 187 Harnad Stevan..................................212
Ehrenfels Christian von.........98 sv, 245 Haydn Joseph ......69, 136, 153, 202 sv,
Elias Gottlob Haussmann...................69 213, 258
Elsner...........................................255 sv Headlam Dave..................................287
Euler Leonhard.............................20, 96 Helmholtz Hermann von 20, 84, 95 sv,
Evans Dylan...............................17, 139 113, 121, 172
Fadiga Luciano...................................91 Hendrix Jimmy............227, 230, 235 sv
Fechner Gustav..22 sv, 35, 54, 100, 137 Hermann Richard.............................289
sv Hippocrate..........................................29
Feldman Morton.......................154, 218 Hoffmann A. T.................................216
Ferreira Pedro.....................................71 Hume David.....................22, 52 sv, 142
Festinger Leon..................................300 Huron David.......51, 108, 215, 243, 266
Fodor Jerry.......................................265 Husserl Edmund..................27 sv, 86 sv
Forkel Johann.....................................18 Imberty Michel ......25, 52, 77, 83, 115,
Forte Allen 19, 158, 190, 252, 263, 279, 118, 128, 137 sv, 143, 157 sv, 221, 227,
287 238, 243, 260 sv, 268 sv, 272
Fox Tree...........................................194 Jackendoff Ray........114 sv, 189 sv, 195
Fraisse Paul................82, 86 sv, 91, 247 Jacoby Nori......................................136
Francès Robert ......25, 27 sv, 118, 120, James William.........................42 sv, 90
124, 126, 239, 241 sv, 245 Johnson Marc...................28, 43, 45, 90
François Bernard Mâche....................77 Kandinsky Vassily.......................83, 85
Freud Lucien......................................61 Kant Emmanuel . . .35, 44 sv, 48, 52 sv,
Frisch Walter....................................150 142, 261
Fux Johann.............................93, 250 sv Kreisler Johannes.............................216
Genette Gérand........................58 sv, 64 Kessler Annekatrin...................124, 144
Geoffrey Miller............................33, 46 Kivy Peter........................................143
Georg Pisendel.................................105 klangfarbenmelodie..........................209
George Steiner....................................64 Klumpenhouwer.................................19
Gestalt. 35, 86, 98 sv, 103 sv, 111, 116, Koestler Arthur........................15 sv, 30
210, 228, 233, 245 Koffka Kurt..................86, 99, 104, 117
Glenn Gould.......................................62 Köhler Wolfgang...........................98 sv
Gluck Christoph.......................209, 213 Kohonen Teuvo................................131
Goodman Nelson . 58, 61 sv, 65, 67 sv, Krumhansl Carol.....116, 124 sv, 270 sv
161 sv Kubrik Stanley.................................194
332
Kuhn Thomas...................................251 Ninio Jacques...........121, 128, 143, 245
Lalitte Philippe....................137, 269 sv Norman Donald................................128
Lalo Edouard...........................22, 24 sv Parret Herman....................................48
Laske Otto........................................148 Patel Aniruddh.................................127
Leibowitz René........................287, 289 Pearce Marcus..................................132
Leleu Jean-Louis......................151, 158 Peretz Isabelle..................................265
Lerdahl Fred ...........114 sv, 189 sv, 195 Perle George.....158, 230, 232, 287, 289
Levinson Jerrold..........173 sv, 232, 238 Perruchet Pierre........113, 128, 143, 221
Levitin Daniel.............................92,127 Peterson Bradley..............................140
Lewin David...............................19, 111 Philippe de Vitry................................71
Ligeti Giorgy..............................66, 224 Piston Walter....................................265
Lindsay Peter....................................128 Platel Hervé............................37, 39, 50
Livingstone Steven...........................141 Platon...........................................93, 95
Lockhart R. S...................................113 Pople Anthony..................................289
Lorenz Konrad...................19, 160, 223 Pouivet Roger.....................................37
Lubart Tod........................................257 Poulenc Francis................................213
Määttänen Pentti..........................42, 44 Povel D. J.........................................109
Machaut Guillaume de...........70, 75, 89 Premack David.................................259
Madurell François............................173 Puhl Klaus........................................144
Mahler Gustav..................................214 Rameau Philippe. 19, 93 sv, 111, 249 sv
Mandler George.......................198, 220 Reber Arthur............................113, 254
Marie Riess Jones...............................92 Rebuschat P......................................254
Marilyn Boltz.....................................92 Rehding Alexander............................97
Marsyas..............................................93 Reich Steve........................................66
McAdams Stephen...........154, 190, 270 Reynolds Roger................................154
Merleau-Ponty........27 sv, 36, 159, 228 Ribot Théodule ........................214, 255
Messiaen Olivier......................122, 275 Robin Yann......................................210
Meyer Leonard. .100, 108, 111 sv, 117, Rochlitz..............................................68
164, 177 sv, 214 sv Roger Brown....................................211
Michon John....................87 sv, 91, 266 Roger Reynolds..................................82
Mieczyslaw Kolinski........................121 Rohrmeier Martin.............................254
Miller Geoffrey......33, 46 sv, 109, 129, Romitelli Fausto..........................206 sv
133, 174 Rousseau Jean-Jacques......................95
Miller G. A. ….........................122, 216 Russell James...................................139
Monteverdi Claudio...........................70 Ruwet Nocolas.........................274, 279
Moore...............................................165 Sacks Oliver.....................................221
Morgan Robert.................................274 Salzer Felix......................................182
Morin Edgar 11 sv, 17, 92, 137, 163 sv, Sartre Jean-Paul..................................59
200 Sauveur Joseph...................................20
Mozart Wolfgang A. ....68, 134 sv, 180 Scarborough Don.............................129
sv, 258 Schaeffer Pierre................................155
MUSACT....................................129 sv Schenker Heinrich.....111, 114 sv, 134,
Narmour Eugene..........114 sv, 116, 137 182, 187, 190
Nicolas Serge...................................214 Schmalfeldt Janet.........................287 sv
333
Schmuckler Mark.............................125 Thompson W....................................141
Schnittke Alfred...............................214 Tia DeNora.......................................167
Schoenberg Arnold. . .83, 111, 135, 150 Tillmann Barbara .. .120, 125, 127, 130
sv, 153, 167 sv, 180 sv, 222, 237, 243, sv, 135
251, 264, 266 sv, 275 sv, 281 sv, 284 Tinbergen Nikolaas..........................223
sv, 289, 291, 298 Treisman A. M.................................208
Schötz Susanne................................194 Tulving Endel...................................221
Schubert Emery................................226 Umberto Eco......................................66
Sciarrino Savatore.................78, 156 sv Vicentino Nicola..............................222
Semir Zeki..........................................29 Vivaldi Antonio..................................68
Shepard Roger .........................122, 124 Voltaire...............................................15
Shiffrin Richard................................113 Wagner Richard...............................280
Shusterman Richard...........................16 Walter Carlos.................................61 sv
Simon H. A......................................129 Watson J. B........................................98
Skinner B. F.....................................184 Watteau............................................142
Sloboda John....................................216 Webern Anton. . .108, 151 sv, 158, 182,
Spinoza Baruch................................261 209 sv, 242, 287
Stockhausen Karlheinz 85, 89, 171, 266 Weijer...............................................194
Stoeckig............................................125 Weisberg Robert..................254, 256 sv
Straus Joseph.......................263 sv, 267 Wertheimer Max................99, 103, 107
Strauss Richard................................214 Wiggins Geraint...............................132
Stravinsky Igor.................................203 Wiley Jennifer..........................254, 257
Stumpf Carl........................................20 Wood Noelle....................................208
Sven Oliver Müller...........................167 Woodruff G......................................259
Szendy Peter.....................................166 Wyschnegradsky..............................266
Takemitsu Toru................................154 Xenakis Iannis...66, 77, 79, 154, 210 sv
Tchaikovsky Peter.......................106 sv Zeki Zemir........................................137
Temperley David......................118, 132 Zimmermann Bernd Alois...............214
Tenenbaum Joshua...........................131
334