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Fernand de Visscher

Fernand de Visscher La deditio internationale et l'affaire des Fourches caudines In: Comptes-rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 90e année, N. 1, 1946. pp. 82-95. Citer ce document / Cite this document : de Visscher Fernand. La deditio internationale et l'affaire des Fourches caudines. In: Comptes-rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 90e année, N. 1, 1946. pp. 82-95. doi : 10.3406/crai.1946.77941 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/crai_0065-0536_1946_num_90_1_77941 82 la deditio internationale et l'affaire des fourches caudines pak m. fernand de visscher. Il n'est guère, dans l'histoire romaine, d'épisode plus célèbre ni plus discuté que celui des Fourches Caudines. En dépit de nombreux et souvent très excellents travaux, il semble que l'on n'ait point réussi à identifier les véritablesdonnées de cette affaire fameuse, encore que certaines études récentes y aient failli de peu. C'est sur le terrain religieux qu'à notre avis l'explication de cet épisode doit être recherchée. La solution est de quelque importance an point de vue de l'histoire des conceptions romaines en matière internationale. Mais j'avouerai sans détour les tâtonnements qu'il m'a fallu pour y parvenir, et pour cons tater enfin qu'elle était tout au long· dans les textes clas siques, où seules les théories des auteurs m'avaient empêché de l'apercevoir. Chacun sait, par le beau récit de Tive-Live (IX, i-xii), comment en l'an 321 avant notre ère, d'après la chronolo gie traditionnelle, une armée romaine se laissa surprendre par les Samnites et à quelles conditions déshonorantes les consuls T. Veturius Calvinus et Sp. Postumius durent sous crire la paix. Le Sénat cependant refusa de se reconnaître lié parce traité conclu iniussu populi, et décida de livrer ses auteurs aux Samnites. Cet abandon ou deditio fut d'ail leurs repoussé par les Samnites comme un artifice indigne. Et la guerre reprit alors son cours, bientôt marquée par d'éclatantes victoires romaines. La critique s'est montrée sévère à l'endroit du récit de Tite-Live. Et il faut accorder sans hésitation l'invraisem blance des campagnes foudroyantes par lesquelles les Romains auraient racheté le désastre de Caudium» Mais voici qui est plus grave. C'est l'épisode même de la LA DEDIT10 INTERNATIONALE 83 deditio qui est aujourd'hui tenu par la plupart des histo riens comme une falsification des annalistes romains1. J'écarterai tout aussitôt comme dépourvue de fondement la théorie qui prétend voir dans cette deditio un doublet, un précédent forgé de toutes pièces à la fin du ne siècle avant notre ère pour justifier l'attitude du Sénat dans l'af faire de Mancinus, qui, en 135, fut livré dans des condi tions analogues aux Numantins. La vérité est, Comme je me réserve de le montrer ailleurs, qu'il y a entre ces deux affaires des différences irréductibles, que la seconde roule sur des problèmes entièrement nouveaux et qu'on y sup pose au contraire comme définitivement résolus les points en discussion dans la première. Mais il est, semble-t-il, une raison plus sérieuse de con tester la réalité de cette deditio. Les conditions du traité, de la sponsio acceptée par les généraux vaincus, ont été bel et bien exécutées. Tite-Live lui-même le reconnaît lors qu'il signale l'occupation de Frégelles, à la limite du Latium, par les Samnites (XII, 12). Or devant cette exécution con sommée, la deditio des auteurs du traité apparaît dépour vue de toute signification. La rupture du traité, la deditio des généraux, ce seraient donc là autant de fables forgées par les annalistes. J'irai en un certain sens plus loin que ces critiques euxmêmes. Non seulement le traité fut exécuté, mais je pense qu'avec leurs légions désarmées, avec la fleur de leur caval erie retenue en otage, les Romains eussent été bien inca pables de s'y opposer. Mais voici où gît à mon sens l'erreur de ces critiques. 1. Nissen, Der Caudinische Friede, Rhein. Mus.,N. F., XXV, 1870, p.l05 ; K. J. Neumann, Pauly-Wissova. R. E., Vo fœdus, c. 2823 ; De Sanctis, Storia dei Romani, II, p. 313 ets. ; Niese, Grundriss derrom. Gesch., 1923, p. 70 ; E. T. Salmon, The Pax Caudina, Journal of Rom. Studies, XIX, 1929, p. 12 et ss. ; Pais, Storiadi Roma dalle origini alVinizio délie guerre puniche, V, p. 140 et ss. ; Magdelain, Essai sur les origines de la sponsio, 1943, p. 81,91 et ss. COMPTES RENDUS DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS 84 Elle est dans une méconnaissance flagrante de la notion antique du fœdus. Toute convention internationale, fûtelle totalement étrangère à l'établissement delà paix, cons titue un traité. Mais le fœdus antique a pour objet propre et essentiel de fonder la paix. Il comporte un engagement formel et réciproque de maintenir des relations pacifiques1. Or, s'il en est ainsi, on conçoit parfaitement que, même après exécution de toutes les conditions du fœdus, un peuple garde un intérêt majeur à rompre le fœdus, en vue de pouvoir légitimement reprendre les hostilités. Ce point de vue une fois indiqué, il se découvre avec une clarté que j ose appeler aveuglante tout au long du récit Tite-Live. Le but de la deditio des sponsores n'est pas d'échapper aux conditions du fœdus, conditions déjà pra tiquement acquises parla victoire samnite. Il est tout entier pour Rome dans le droit de recommencer la guerre sous la forme d'un « iustum atque pium bellum ». Je ne citerai ici que quelques textes choisis parmi les plus significatifs. C'est Postumius qui lui-même propose au Sénat la deditio des sponsores «ne quid divini humanive obstet, quo minus iustum piumque ineatur bellum». Et le même conclut sa réplique aux tribuns en s'écriant« et nostro supplicio liberemus romana arma» (IX, 9). Le peuple de Rome attend la deditio avec impatience : « En unquam futurum utcongredi armatis cum Samnite liceat ? (IX, 10)». Et la deditio accomplie, il se réjouit du résultat obtenu : « et geri posse bellum pro Victoria certa haberent »(IX, 12)\ que Gaudines. moderne Ainsi l'on tombe a du imprudemment Elle traité, l'unesimple était en des réalité objections appelé arrangement tirée la légende essentielles de d'affaires notre desconception contre Fourches le plus ce souvent, se bornant à la concession ou à l'échange de cer1. Neumann, art. cit., c. 2818. LA DEDITIO INTERNATIONALE 85 tains avantages matériels. Mais c'est d'un fœdus qu'il s'agit, et l'engagement qu'il comporte de maintenir la paix explique très bien que les Romains aient cherché à le rompre, même après exécution intégrale de ses conditions. La deditio se rattache donc dans le récit de Tite-Live à un objet parfa itement plausible : la rupture du fœdus, ou de la promesse de fœdus, et par conséquent la possibilité de recommencer légitimement la guerre. Mais il nous faut à présent serrer le problème de plus près. Pour reconnaître la nécessité d'une deditio, il est indispensable que le peuple romain se soit cru en quelque manière lié à la suite de l'engagement pris par *ses géné raux. C'est en partant de cette idée que la critique moderne s'est lancée dans une voix véritablement sans issue. Et il est piquant d'observer que c'est au nom d'arguments stri ctement juridiques que les historiens ont entrepris de rui ner — ou de refaire — le récit de Tite-Live. Le coryphée de ces théories fut Mommsen, et l'on serait tenté d'accommoder à l'illustre historien l'ironique reproche de Méphisto à Faust : « Dir steckt der « Iurist » noch im Leib» (Faust, I, 3278). « Avant tout, déclare Mommsen, le récit du traité de Gaudium... n'a absolument aucun sens, si l'on ne part pas de l'idée qu'il liait le peuple romain en droit» (Droit Public, VI, l,p. 389). Pour établir l'existence de cette obligation juridique à charge du peuple romain, l'on a eu recours aux hypothèses les plus variées. Selon les uns, il y aurait eu à Gaudium, non une simple sponsio, une promesse de .« fœdus ictum iri » comme le veut Tite-Live, mais un fœdus solennel1. Il existait, en effet, une tradition antique en ce sens, tradition représentée notamment par Glaudius Quadrigarius. Mais elle est reje1. Nissen, op. L, p. 49; Païs, op. l., V, p. 142, n. 1. 86 COMPTES RENDUS DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS tée par Tite-Live avec de solides arguments : certains faits comme l'intervention de garants ou sponsores, la prise bien attestée -de six cents otages, sont incompatibles avec l'exis tence d'un fœdus (l. IX, 5). La plupartdes auteurs d'ailleurs admettent aujourd'hui l'exactitude de la version de Tite-Live sur ce point. Mais toujours dominés par le jugement de Mommsen, ils ne peuvent se résoudre à reconnaître l'absence d'effet obliga toirede la sponsio vis-à-vis du peuple romain. Ainsi selon Neumann, les consuls auraient eu à cette époque pleins pouvoirs pour engager le peuple, que ce soit sous forme de sponsio ou de fœdus solennel. Mais l'existence même des formes solennelles du fœdus indique à notre avis plus sûrement une limitation des pouvoirs du magistrat que toute spéculation théorique sur l'étendue de Yimperium. M. Lévy-Bruhl, de son côté, remontant à la préhistoire, attribue à la sponsio primitive le caractère essentiel d'un engagement collectif ou de groupe, sans d'ailleurs en pou voir fournir d'autre exemple que la sponsio de Caudium1. Toutes ces conjectures, il faut le reconnaître, sont en contradiction violente et irréductible avec le récit de TiteLive. La thèse fondamentale que défend le consul Postumius, et qu'adoptera le Sénat, est que la sponsio conclue parles généraux n'oblige qu'eux-mêmes, et qu'elle n'oblige pas le peuple romain : « non tenetur populus Romanus » ; « nos... sponsione infami obligatos » (IX, 8). Cette idée est affirmée et répétée avec une énergie telle et sous tant de formes qu'elle constitue véritablement le leit-motiv de ce long récit. Mais alors que faut-il penser de la version de Tite-Live? Elle affirme à la fois l'effet pux-ement personnel de la spons io, et cependant la nécessité d'une deditio pour libérer le 1. Lévy-Bruhl, La sponsio des Fourches Caudines, Revue hist. de Droit fr. et étr., 1939; p. 533-547. LA «DEDiTIO INTERNATIONALE 87 peuple romain. Y a-t-il, entre ces deux positions de l'écri vain, cette antinomie grossière qu'apercevait Mommsen? Mais comment croire qu'elle aurait échappé à l'auteur de ce récit si précieusement travaillé? Le soupçon peut nous venir dès à présent que le pro blème a été mal posé. Plutôt que d'imputer à Tite-Live le développement eh quelque dix chapitres d'une aussi manif este absurdité, il est permis de se demander si la justifica tion, la vrai cause de cette deditio ne doit pas être cher chée ailleurs que dans les effets proprement juridiques de la sponsio ? Et voici un fait qui, tout de suite, vient confirmer nos doutes. En l'an 236 av. notre ère, ClaudiusClineas, simple légat du consul G. Licinius Varus, conclut dans des con ditions analogues une sponsio avec les Corses. Son défaut de pouvoirs était évident. Et néanmoins le Sé*iat en répu diant le traité se crut tenu de procéder à la deditio. Ainsi, même sans effet « collectif », même conclue par un général évidemment dépourvu de pouvoirs, la sponsio crée tin obstacle à une reprise légitime de la guerre. Il ne s'agit, tout au long du débat devant le Sénat, que de libérer les armes romaines. Il faut donc bien qu'elles aient été en quelque manière prisonnières de cette paix malencontreuse. La solution de cette apparente antinomie est dans le texte même de Tite-Live, et seul son caractère essentiellement antique a pendant longtemps empêché de l'y trouver. « Et certes, Pères conscrits, dit Postumius, je ne contesterai pas que les sponsiones, les promesses, soient entourées de la même sainteté que les fœdera ou traités solennels [tam sponsiones quam fœdera sancta esse), au regard de tous ceux qui, à côté de la crainte des dieux, professent le res pect de la foi humaine. Mais je nie que rien puisse se con clure qui lie le peuple sans le consentement du peuple » (sed iniussu populi nego quidquam sanciriposse, quod populum teneat). 88 COMPTES RENDUS DE L'ACADÉMIE DE.S INSCRIPTIONS Voilà la distinction nettement établie entre le point de ^vue juridique et le point de vue religieux. Le fait que la sponsio conclue iniussu populi n'oblige pas le peuple, ne diminue en rien la sainteté de la sponsio : son caractère sacré et inviolable, « tam sponsiones quam fœdera sancta esse ». Et si le peuple n'est pas juridiquement obligé de donner la paix, il ne saurait cependant la refuser sans com mettre une violation grave de la fîdes internationale. Stri ctement en droit de répudier la promesse de ses généraux r le peuple n'en provoque pas moins un fait « objectivement illicite», un fait funeste aussi, de nature à attirer sur lui la colère des dieux. C'est là ce scelus impium dont le peuple romain — et non les sponsores comme l'a dit un auteur récent * — se reconnaît entaché et dont il jugera indispen sable de se libérer. Il suffira de citer la formule même dont le chef des Jfétiaux accompa'gne la deditio des sponsores : « quo populus romanus scelere impio sit solutus » (IX, 10). Dans son sens originaire et, semble t-il, essentiellement religieux2, le mot scelus évoque l'idée d'une souillure. C'est un acte contraire à la pietas, à la loi divine, tout comme le nefas, à l'idée duquel il se trouve fréquemment associé. Un acte peu constituer un scelus, peu importe qu'il soit volon taire ou involontaire, en dehoi;s de toute faute ou respons abilité de son auteur. C'est une notion comparable à Γάμάρτημα grec 3. — Dans l'affaire des Fourches Caudines, la répu diation de la promesse des généraux, bien que juridique ment légitime et politiquement recommandable, est pour tant matériellement contraire à la fides publica. Elle est un scandale — autre sens du mot scelus — un outrage à la bonne foi internationale. t. Magdelain, op. l., p. 90. 2. Ernoutet Meillet, Dict. étymologique, 2· éd., 1939, Vo scelus. 3. Gernet, Recherches sur le développement de la pensée juridique et morale en Grèce, Paris, 1917, p. 303 et ss. LA DEDITIO INTERNATIONALE 89 A cet outrage ou scelus s'attache une force mystérieuse et redoutable, une sorte de tabou : la religio^. C'est elle qui protège l'inviolabilité de la sponsio. Ce serait folie pour le peuple romain, encore sous le coup de cette influence funeste, d'entamer la guerre. Il est indispensable avan tout d'en libérer le peuple. C'est ce que demande Postumius : « exsolvamus religione populum, si qua obligavimus : ne quid divini humanive obstet, quominus iustum piumque ex integro ineatur bellum » (IX, 8). C'est donc à des préoccupations essentiellement rel igieuses que les Romains obéissent en cette affaire. Et ce caractère religieux convient mieux, on le reconnaîtra, à l'époque lointaine où la tradition place notre épisode qu'aux temps de scepticisme et d'insolente suprématie auxquels la critique moderne prétend en reporter l'invention. Reste un dernier problème. C'est pour échapper vaux sinistres présages attachés à toute violation de la fides que les Romains décident de faire deditio des auteurs de la sponsio. Le procédé était-il nor mal, régulier? Ce fut en vérité le seul point doctrinalement controversé dans l'affaire de Caudium. Cette controverse, Tite-Live l'a habilement mise en scène dans les répliques des tribuns et de Postumius, les tribuns déniant toute efficacité au pro cédé (neque exsolvi religione populum) deditione sua (IX, 8), Postumius l'affirmant au contraire avec force au nom du droit fétial. Pour saisir la portée exacte du problème, il est indis pensable de rappeler la fonction normale de la deditio. Elle consiste essentiellement dans l'abandon d'un individu cou pable d'un crime ou délit. Comme telle la deditio est un mode de satisfaction admis et reconnu tant en droit privé (abandon d'un fils, d'un esclave) qu'en droit international 1. Sur la notion de religio, voyez notamment Kobbert, Pauly-Wissowa R. E., Vo religio, c. 565 et ss. 90 COMPTES RENDUS DE L 'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS public (par ex. en cas de violation des privilèges desambass adeurs). Or un délit, une responsabilité délictuelle peut-elle être mise à la charge des généraux vaincus? Même si l'on admet que ceux-ci n'avaient pas le droit de traiter iniussu populi, il ne s'agirait que d'un délit d'ordre purement interne. Et l'on ne peut pas davantage leur repro cher une violation de la sponsio ou, comme l'a fait tout récemment Magdelain, un parjure *. Loin d'éprouver l'hor reur naturelle qu'inspire le parjure, le peuple couvre Postumius de louanges. Le chef samnite rend de son côté hommage à la fidélité dePostumius à sa parole : « Sed quid ego te appello, qui captum victori, cum qua potes fide, restituis?» (XI, 11.) Et l'historien lui-même reconnaît que les généraux avaient, par leur offre spontanée de livraison, pleinement satisfait à la fides engagée par leur sponsio (« sua certe liberata fide». IX, 11 in f.). La vérité est que la réalisation de la paix promise dépend aitnon de la fides des sponsores, mais du peuple romain lui-même. Que les Samnites s'en soient clairement rendu compte, c'est ce que suffirait à démontrer l'énorme garant ie de six cents otages prise par eux sur le peuple romain. Dans ces conditions, les sponsores n'ont pu s'engager personnellement qu'à se livrer à nouveau en cas de non- conclusion de la paix. Il n'est pas d'autre objet possible de la promesse ou du serment des sponsores. Or cette pro messe a été fidèlement et même héroïquement observée. C'est pour l'acquitter que les sponsores se sont livrés : <( vilia haec capita luendae sponsionis feramus. » C'est donc en vain que l'on rechercherait une infraction dont les sponsores se seraient rendus coupables vis-à-vis des Samnites. Et c'est ce qui, dès à présent, nous permet d'envisager leur deditio comme dérogeant à la fonction nor1. Magdelain, op. L, p. 88, et le c. r. de J. Bayet, Revue des études lutines, 39-45, p. 296 et s. ; Lévy-Bruhl, art. cit., p. 542. LA DEDITIO INTERNATIONALE , 91 maie de l'abandon, qui est d'assurer la punition d'un cou pable. Pour expliquer la deditio, il ne reste qu'une seule don née, la religio du peuple romain lui-même, cette religio dans les liens de laquelle il s'est trouvé engagé par la répu diation delà sponsio de ses généraux. Cette fois nous nous trouvons sur un terrain solide. Le rapport entre la religio du peuple et la deditio des sponsores est formellement indiqué par Tite-Live. C'est pour se délier de cette religio, pour expier le scelus impium qui est à son origine, que le Sénat se résoud, non sans douleur, à sacrifier les sponsores : « exsolvamus religione populum... Quo populus roma- nus scèlere impio sit solutus hosce homines vobis dedo »... L'idée d'expiation est d'ailleurs vigoureusement mise en relief : « ipsum se (Postumium) cruciatibus et hostium irae offerre, piaculaque pro populo romano dare. » Et le peuple ■d'évoquer la devotioàe Decius et d'autres exemples célèbres d'abnégation : « devotioni P. Decii consulis, aliis claris facinoribus aequabant... » (IX, 8; 18). Ls juriste surtout devra se garder ici de certains préju gés d'inspiration trop moderne. Pour céder à ce sentiment de la religio, à ce besoin d'expier, le peuple romain se reconnaît-il coupable de quelque faute ou crime ? En aucune façon. Son droit de répudier la sponsio, il le tient pour incontesté. Et dans toute cette affaire, il serait aussi vain de rechercher une culpabilité internationale à charge du peuple romain qu'à charge des sponsores βμχ-πιβηιββ. Nous nous trouvons en présence d'un enchaînement fatal d'événements et d'erreurs. Ce point de vue est déve loppé avec force dans le second discours de Postumius (IX, 9) : ce Nihil ad Caudium, Patres conscripti, humanis consiliis gestum est : dii immortales et vestris et hostium imperatoribus mentem ademerunt. Nec nos in bello satis cavimus ; etc.. nec fas fuit alium rerum exitum esse »... 92 COMPTES RENDUS DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS Le caractère fatal attribué à ces événements est un trait d'importance capitale et beaucoup trop peu remarqué jus qu'ici. Il explique très bien la décision du Sénat de recour ir à une « expiation », à un piaculum. C'est une très ancienne conception romaine que l'infrac tion, le tort causé involontairement doit être, non pas puni, mais expié. Tel est le piaculum d'un bélier prescrit pour l'homicide involontaire, ou l'offrande d'un bœuf prescrite pour violation involontaire des dispositions relatives au bois sacré de Spolète 1 . Ainsi, puisque la dénonciation de la sponsio, d'ailleurs légitime et sans dol, a entraîné une violation de la fides et engagé la religio du peuple romain, celui-ci est, vis-à-vis des dieux comme des hommes, tenu à une expiation. Et logiquement, le sacrifice que comporte toute expiation por tera sur ceux qui ont mis le peuple romain dans l'occasion ou la nécessité de commettre cette violation. Toute la tradition ancienne a compris en ce sens la deditio des sponsores de Gaudium. C'est la thèse romaine offi- . cielle. Nous la trouvons chez Plutarque (Ti. Gracchus, 7) : « ils renvoyèrent leurs capitaines tout nus aux ennemis... pour convertir sur leurs têtes tout le péché de la contravention au serment qu'ils avaient prêté et à l'appointement qu'ils avaient juré. » Chez Dion Cassius (fr. 45), à propos de la deditio de Cl. Clineas: « les Romains livrèrent Claudius aux Corses, comme si la violation de la sponsio était son fait et non le leur. » Et chez Velleius Paterculus (II, 1, 15), à propos de Mancinus livré aux Numantïns mais refusé par eux : « quem illi recipere negarunt, sicut quondam Caudini fecerunt, dicentes, publicam violationem fidei non debere unius lui sanguine. » C'est en somme le rôle de bouc 1. L. des XII Tables, VIII, 24 a (Girard, Textes, 6« éd., p. 20 ; Riccobono, Fontes iuris romani, I, 1941, p. 62). Lex Spoletina (Brune, Fontes n" 104 b), p. 283. LA DEDITIO INTERNATIONALE 93 émissaire, chargé des péchés du peuple, que les Romains vont faire jouer aux sponsores : « omnem iram hostium nostris capitibus excipientes » (Tite-Live, IX, 8). Maintenant, ce sacrifice, la deditio des sponsores, consti tuait-il une satisfaction adéquate? Du point de vue international, il n'y a que deux cas dans lesquels cette deditio eût pu assurer la libération du peuple romain. Le premier est celui où la deditio est con sacrée par quelque règle ou coutume internationale. Le second est celui d'une acceptation volontaire de la deditio par le peuple offensé. Or l'efficacité de la deditio n'est garantie par une règle internationale que dans l'hypothèse d'une faute personn elle, imputable au dédit us lui-même. Ici aucune faute, aucune responsabilité internationale ne pouvait être mise à la charge des sponsores. L'efficacité de leur deditio devait donc dépendre tout entière de l'appréciation des Samnites. Mais c'est précisément ce que voulaient éviter les Romains qui, dans tous les cas, entendaient reprendre la liberté de leurs armes. Et c'est ici qu'apparaît l'artifice dont devaient s'indigner les Samnites, et après eux, les Corses et les Numantins. Ayant, en tant que victimes expiatoires, assumé toute la charge de la rupture de la fides provoquée par la décision du Sénat, les « sponsores » seront à présent livrés aux Samnites comme « responsables » de tout le dommage subi par ceux-ci. On feindra une responsabilité délictuelle et individuelle, là où il n'y avait que le transfert mystique sur la tête de quelques individus du délit «objectif» causé par le peuple romain. Là est la species iuris, cette apparence de droit, dont, selon le chef samnite (XI, 11), Rome s'en tend si bien à couvrir ses trahisons. La faute imputée aux sponsores sera d'avoir traité sans l'assentiment du peuple. C'est ce qu'indique la formule même de la deditio pronon- 94 COMPTES RENDUS DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS céeparle «Pater patra tus» : « Quandohisce homines iniussu populi Romani Quiritium fœdus ictum iri spoponderunt, atque ob eam rem noxam nocuerunt... » Pauvre justifica tion, en vérité, puisque, en admettant qu'il y eût faute, . elle serait dans tous les cas d'ordre purement interne. Mais c'était le seul point . sur lequel les sponsores pussent être personnellement mis en cause, et l'on pouvait, sans que cela parût trop forcé, y rattacher toute la suite des événe ments. La deditio passerait ainsi pour avoir, conformément a la coutume internationale, libéré le peuple romain de toutes les suites funestes que pouvait déterminer sa répu diation de la sponsio. Je n'insisterai pas sur les raisons, trop évidentes, du refus des Samnites. L'histoire nous a conservé le souvenir de deux autres cas de deditio accompagnant la dénoncia tion de traités déshonorants. Et chaque fois elle fut refusée par le peuple lésé l. Mais la jurisprudence romaine était fixée et ne devait plus varier. Si l'on considère les mobiles qui inspirèrent la conduite du Sénat, peut-être estimera-t-on que Rome ne mérite en cette affaire ni l'absolution totale que lui accorde Mommsen au nom des principes brutaux de la « realpolitik », ni la sévère condamnation de Païs. Cet épisode date d'une époque où le peuple romain professait encore pour la sainteté des actes internationaux une foi assez vive pour lui sacrifier ses consuls, des légats, des questeurs, des tribuns militaires, tous intervenus dans la sponsio. Ce sentiment s'effacera à la fin de la République. En 109, le Sénat désavouera le traité conclu par Aulus Albinus après le désastre de Suthul, sans qu'il soit question d'une deditio. Et Cicéron lui-même con testera qu'en pareil cas la religio du peuple romain puisse , 1. Deditio de Cl. Glincas aux Corses en l'an 236 av. notre ère (Valère Maxime, VI, 3, 3,; Dion Cassius, fr. 45). Deditio de G. Mancinus Hostilius aux Numantins en l'an 135 (Valère Maxime, II, 7, I; Appien, de R. hisp., 80, 83 ; Orose, V, 4, 20 ; Plutarque, Tib. Gracchus, 7 ; Cicéron, de Or., I, 381, 218; etc.). SÉANCE DU 15 FÉVRIER 1946 95 être engagée (pro Balbo, XV, 34) Κ Rien ne subsiste plus alors des scrupules religieux auxquels se rattache cette application de la deditio internationale. LIVRES OFFERTS M. René Dussaud a la parole pour un hommage : « M. André Grabar m'a chargé d'offrir en son nom à l'Académie le premier volume (1945) d'une collection qui paraîtra sous sa direc tionaux Éditions d'art et d'histoire (Van Oest), sous le titre Cahiers archéologiques, fin de l'antiquité et moyen âge. On se propose de publier des études consacrées aux monuments paléo-chrétiens et à ceux du haut Moyen Age, à l'œuvre artistique de Byzance et des chrétientés orientales. Mais on ne craindra pas de rechercher les origines de l'art médiéval et de préciser les rapports entre l'art du Bas-Empire et l'art du Moyen Age, en d'autres termes les relations entre l'art chrétien d'Orient au sens large et celui d'Occident. Ce sont là des questions qui ont retenu de tout temps l'attention de l'Académie. Aussi ne peut-elle que souhaiter un bon succès à la nouvelle entreprise. Le premier fascicule en fait bien augurer ; il réunit de solides études où auprès de M. A. Grabar, nous relevons les noms de nos confrères Louis Biéhier et André Piganiol, de MM. Louis Massignon, W. Sestôn, Fernand Benoit, Jean Aubert, A. Frolov et Mlle Vieillard. SÉANCE DU 15 FÉVRIER PRESIDENCE DE M. LOUIS HALPHEN. Le Président de la Société centrale des Architectes demande à l'Académie de lui faire connaître celui des membres des Écoles françaises d'Athènes, de Rome ou d'Extrême-Orient qui recevra en 1946 la grande médaille d'argent de la Société, pour ses fouilles où recherches architecturales. 1. « populusRomanus iniussu suonullo pacto potestreligioneobligari ».
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