Fernand de Visscher
La deditio internationale et l'affaire des Fourches caudines
In: Comptes-rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 90e année, N. 1, 1946. pp. 82-95.
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de Visscher Fernand. La deditio internationale et l'affaire des Fourches caudines. In: Comptes-rendus des séances de
l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 90e année, N. 1, 1946. pp. 82-95.
doi : 10.3406/crai.1946.77941
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/crai_0065-0536_1946_num_90_1_77941
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la deditio internationale
et l'affaire des fourches caudines
pak m. fernand de visscher.
Il n'est guère, dans l'histoire romaine, d'épisode plus
célèbre ni plus discuté que celui des Fourches Caudines. En
dépit de nombreux et souvent très excellents travaux, il
semble que l'on n'ait point réussi à identifier les véritablesdonnées de cette affaire fameuse, encore que certaines
études récentes y aient failli de peu. C'est sur le terrain
religieux qu'à notre avis l'explication de cet épisode doit
être recherchée. La solution est de quelque importance an
point de vue de l'histoire des conceptions romaines en
matière internationale. Mais j'avouerai sans détour les
tâtonnements qu'il m'a fallu pour y parvenir, et pour cons
tater enfin qu'elle était tout au long· dans les textes clas
siques,
où seules les théories des auteurs m'avaient empêché
de l'apercevoir.
Chacun sait, par le beau récit de Tive-Live (IX, i-xii),
comment en l'an 321 avant notre ère, d'après la chronolo
gie
traditionnelle, une armée romaine se laissa surprendre
par les Samnites et à quelles conditions déshonorantes les
consuls T. Veturius Calvinus et Sp. Postumius durent sous
crire la paix. Le Sénat cependant refusa de se reconnaître
lié parce traité conclu iniussu populi, et décida de livrer
ses auteurs aux Samnites. Cet abandon ou deditio fut d'ail
leurs repoussé par les Samnites comme un artifice indigne.
Et la guerre reprit alors son cours, bientôt marquée par
d'éclatantes victoires romaines.
La critique s'est montrée sévère à l'endroit du récit de
Tite-Live. Et il faut accorder sans hésitation l'invraisem
blance
des campagnes foudroyantes par lesquelles les
Romains auraient racheté le désastre de Caudium»
Mais voici qui est plus grave. C'est l'épisode même de la
LA DEDIT10 INTERNATIONALE
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deditio qui est aujourd'hui tenu par la plupart des histo
riens comme une falsification des annalistes romains1.
J'écarterai tout aussitôt comme dépourvue de fondement
la théorie qui prétend voir dans cette deditio un doublet,
un précédent forgé de toutes pièces à la fin du ne siècle
avant notre ère pour justifier l'attitude du Sénat dans l'af
faire de Mancinus, qui, en 135, fut livré dans des condi
tions analogues aux Numantins. La vérité est, Comme je
me réserve de le montrer ailleurs, qu'il y a entre ces deux
affaires des différences irréductibles, que la seconde roule
sur des problèmes entièrement nouveaux et qu'on y sup
pose au contraire comme définitivement résolus les points
en discussion dans la première.
Mais il est, semble-t-il, une raison plus sérieuse de con
tester
la réalité de cette deditio. Les conditions du traité,
de la sponsio acceptée par les généraux vaincus, ont été
bel et bien exécutées. Tite-Live lui-même le reconnaît lors
qu'il signale l'occupation de Frégelles, à la limite du Latium,
par les Samnites (XII, 12). Or devant cette exécution con
sommée,
la deditio des auteurs du traité apparaît dépour
vue
de toute signification. La rupture du traité, la deditio
des généraux, ce seraient donc là autant de fables forgées
par les annalistes.
J'irai en un certain sens plus loin que ces critiques euxmêmes. Non seulement le traité fut exécuté, mais je pense
qu'avec leurs légions désarmées, avec la fleur de leur caval
erie retenue en otage, les Romains eussent été bien inca
pables
de s'y opposer.
Mais voici où gît à mon sens l'erreur de ces critiques.
1. Nissen, Der Caudinische Friede, Rhein. Mus.,N. F., XXV, 1870, p.l05 ; K. J. Neumann, Pauly-Wissova. R. E., Vo fœdus, c. 2823 ; De Sanctis,
Storia dei Romani, II, p. 313 ets. ; Niese, Grundriss derrom. Gesch., 1923,
p. 70 ; E. T. Salmon, The Pax Caudina, Journal of Rom. Studies, XIX,
1929, p. 12 et ss. ; Pais, Storiadi Roma dalle origini alVinizio délie guerre
puniche, V, p. 140 et ss. ; Magdelain, Essai sur les origines de la sponsio,
1943, p. 81,91 et ss.
COMPTES RENDUS DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS
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Elle est dans une méconnaissance flagrante de la notion
antique du fœdus. Toute convention internationale, fûtelle totalement étrangère à l'établissement delà paix, cons
titue un traité. Mais le fœdus antique a pour objet propre
et essentiel de fonder la paix. Il comporte un engagement
formel et réciproque de maintenir des relations pacifiques1.
Or, s'il en est ainsi, on conçoit parfaitement que, même
après exécution de toutes les conditions du fœdus, un
peuple garde un intérêt majeur à rompre le fœdus, en vue
de pouvoir légitimement reprendre les hostilités.
Ce point de vue une fois indiqué, il se découvre avec une
clarté que j ose appeler aveuglante tout au long du récit
Tite-Live. Le but de la deditio des sponsores n'est pas
d'échapper aux conditions du fœdus, conditions déjà pra
tiquement
acquises parla victoire samnite. Il est tout entier
pour Rome dans le droit de recommencer la guerre sous la
forme d'un « iustum atque pium bellum ».
Je ne citerai ici que quelques textes choisis parmi les
plus significatifs. C'est Postumius qui lui-même propose
au Sénat la deditio des sponsores «ne quid divini humanive
obstet, quo minus iustum piumque ineatur bellum». Et le
même conclut sa réplique aux tribuns en s'écriant« et nostro supplicio liberemus romana arma» (IX, 9). Le peuple
de Rome attend la deditio avec impatience : « En unquam
futurum utcongredi armatis cum Samnite liceat ? (IX, 10)».
Et la deditio accomplie, il se réjouit du résultat obtenu :
« et geri posse bellum pro Victoria certa haberent »(IX,
12)\
que
Gaudines.
moderne
Ainsi
l'on tombe
a du
imprudemment
Elle
traité,
l'unesimple
était
en
des réalité
objections
appelé
arrangement
tirée
la légende
essentielles
de d'affaires
notre
desconception
contre
Fourches
le plus
ce
souvent, se bornant à la concession ou à l'échange de cer1. Neumann, art. cit., c. 2818.
LA DEDITIO INTERNATIONALE
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tains avantages matériels. Mais c'est d'un fœdus qu'il s'agit,
et l'engagement qu'il comporte de maintenir la paix explique
très bien que les Romains aient cherché à le rompre, même
après exécution intégrale de ses conditions. La deditio se
rattache donc dans le récit de Tite-Live à un objet parfa
itement plausible : la rupture du fœdus, ou de la promesse
de fœdus, et par conséquent la possibilité de recommencer
légitimement la guerre.
Mais il nous faut à présent serrer le problème de plus
près. Pour reconnaître la nécessité d'une deditio, il est
indispensable que le peuple romain se soit cru en quelque
manière lié à la suite de l'engagement pris par *ses géné
raux. C'est en partant de cette idée que la critique moderne
s'est lancée dans une voix véritablement sans issue. Et il
est piquant d'observer que c'est au nom d'arguments stri
ctement
juridiques que les historiens ont entrepris de rui
ner — ou de refaire — le récit de Tite-Live.
Le coryphée de ces théories fut Mommsen, et l'on serait
tenté d'accommoder à l'illustre historien l'ironique reproche
de Méphisto à Faust : « Dir steckt der « Iurist » noch im
Leib» (Faust, I, 3278).
« Avant tout, déclare Mommsen, le récit du traité de
Gaudium... n'a absolument aucun sens, si l'on ne part pas
de l'idée qu'il liait le peuple romain en droit» (Droit Public,
VI, l,p. 389).
Pour établir l'existence de cette obligation juridique à
charge du peuple romain, l'on a eu recours aux hypothèses
les plus variées.
Selon les uns, il y aurait eu à Gaudium, non une simple
sponsio, une promesse de .« fœdus ictum iri » comme le veut
Tite-Live, mais un fœdus solennel1. Il existait, en effet,
une tradition antique en ce sens, tradition représentée
notamment par Glaudius Quadrigarius. Mais elle est reje1. Nissen, op. L, p. 49; Païs, op. l., V, p. 142, n. 1.
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COMPTES RENDUS DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS
tée par Tite-Live avec de solides arguments : certains faits
comme l'intervention de garants ou sponsores, la prise bien
attestée -de six cents otages, sont incompatibles avec l'exis
tence d'un fœdus (l. IX, 5).
La plupartdes auteurs d'ailleurs admettent aujourd'hui
l'exactitude de la version de Tite-Live sur ce point. Mais
toujours dominés par le jugement de Mommsen, ils ne
peuvent se résoudre à reconnaître l'absence d'effet obliga
toirede la sponsio vis-à-vis du peuple romain. Ainsi selon
Neumann, les consuls auraient eu à cette époque pleins
pouvoirs pour engager le peuple, que ce soit sous forme de
sponsio ou de fœdus solennel. Mais l'existence même des
formes solennelles du fœdus indique à notre avis plus
sûrement une limitation des pouvoirs du magistrat que
toute spéculation théorique sur l'étendue de Yimperium.
M. Lévy-Bruhl, de son côté, remontant à la préhistoire,
attribue à la sponsio primitive le caractère essentiel d'un
engagement collectif ou de groupe, sans d'ailleurs en pou
voir fournir d'autre exemple que la sponsio de Caudium1.
Toutes ces conjectures, il faut le reconnaître, sont en
contradiction violente et irréductible avec le récit de TiteLive.
La thèse fondamentale que défend le consul Postumius,
et qu'adoptera le Sénat, est que la sponsio conclue parles
généraux n'oblige qu'eux-mêmes, et qu'elle n'oblige pas le
peuple romain : « non tenetur populus Romanus » ; « nos...
sponsione infami obligatos » (IX, 8). Cette idée est affirmée
et répétée avec une énergie telle et sous tant de formes
qu'elle constitue véritablement le leit-motiv de ce long
récit.
Mais alors que faut-il penser de la version de Tite-Live?
Elle affirme à la fois l'effet pux-ement personnel de la spons
io, et cependant la nécessité d'une deditio pour libérer le
1. Lévy-Bruhl, La sponsio des Fourches Caudines, Revue hist. de Droit
fr. et étr., 1939; p. 533-547.
LA «DEDiTIO INTERNATIONALE
87
peuple romain. Y a-t-il, entre ces deux positions de l'écri
vain, cette antinomie grossière qu'apercevait Mommsen?
Mais comment croire qu'elle aurait échappé à l'auteur de
ce récit si précieusement travaillé?
Le soupçon peut nous venir dès à présent que le pro
blème
a été mal posé. Plutôt que d'imputer à Tite-Live le
développement eh quelque dix chapitres d'une aussi manif
este absurdité, il est permis de se demander si la justifica
tion,
la vrai cause de cette deditio ne doit pas être cher
chée ailleurs que dans les effets proprement juridiques de
la sponsio ?
Et voici un fait qui, tout de suite, vient confirmer nos
doutes. En l'an 236 av. notre ère, ClaudiusClineas, simple
légat du consul G. Licinius Varus, conclut dans des con
ditions
analogues une sponsio avec les Corses. Son défaut
de pouvoirs était évident. Et néanmoins le Sé*iat en répu
diant le traité se crut tenu de procéder à la deditio.
Ainsi, même sans effet « collectif », même conclue par un
général évidemment dépourvu de pouvoirs, la sponsio crée
tin obstacle à une reprise légitime de la guerre. Il ne s'agit,
tout au long du débat devant le Sénat, que de libérer les
armes romaines. Il faut donc bien qu'elles aient été en
quelque manière prisonnières de cette paix malencontreuse.
La solution de cette apparente antinomie est dans le texte
même de Tite-Live, et seul son caractère essentiellement
antique a pendant longtemps empêché de l'y trouver. « Et
certes, Pères conscrits, dit Postumius, je ne contesterai
pas que les sponsiones, les promesses, soient entourées de
la même sainteté que les fœdera ou traités solennels [tam
sponsiones quam fœdera sancta esse), au regard de tous
ceux qui, à côté de la crainte des dieux, professent le res
pect de la foi humaine. Mais je nie que rien puisse se con
clure
qui lie le peuple sans le consentement du peuple »
(sed iniussu populi nego quidquam sanciriposse, quod populum teneat).
88
COMPTES RENDUS DE L'ACADÉMIE DE.S INSCRIPTIONS
Voilà la distinction nettement établie entre le point de
^vue juridique et le point de vue religieux. Le fait que la
sponsio conclue iniussu populi n'oblige pas le peuple, ne
diminue en rien la sainteté de la sponsio : son caractère
sacré et inviolable, « tam sponsiones quam fœdera sancta
esse ». Et si le peuple n'est pas juridiquement obligé de
donner la paix, il ne saurait cependant la refuser sans com
mettre
une violation grave de la fîdes internationale. Stri
ctement
en droit de répudier la promesse de ses généraux r
le peuple n'en provoque pas moins un fait « objectivement
illicite», un fait funeste aussi, de nature à attirer sur lui la
colère des dieux. C'est là ce scelus impium dont le peuple
romain — et non les sponsores comme l'a dit un auteur
récent * — se reconnaît entaché et dont il jugera indispen
sable
de se libérer. Il suffira de citer la formule même dont
le chef des Jfétiaux accompa'gne la deditio des sponsores :
« quo populus romanus scelere impio sit solutus » (IX,
10).
Dans son sens originaire et, semble t-il, essentiellement
religieux2, le mot scelus évoque l'idée d'une souillure. C'est
un acte contraire à la pietas, à la loi divine, tout comme le
nefas, à l'idée duquel il se trouve fréquemment associé. Un
acte peu constituer un scelus, peu importe qu'il soit volon
taire ou involontaire, en dehoi;s de toute faute ou respons
abilité de son auteur. C'est une notion comparable à Γάμάρτημα grec 3. — Dans l'affaire des Fourches Caudines, la répu
diation
de la promesse des généraux, bien que juridique
ment
légitime et politiquement recommandable, est pour
tant matériellement contraire à la fides publica. Elle est un
scandale — autre sens du mot scelus — un outrage à la
bonne foi internationale.
t. Magdelain, op. l., p. 90.
2. Ernoutet Meillet, Dict. étymologique, 2· éd., 1939, Vo scelus.
3. Gernet, Recherches sur le développement de la pensée juridique et
morale en Grèce, Paris, 1917, p. 303 et ss.
LA DEDITIO INTERNATIONALE
89
A cet outrage ou scelus s'attache une force mystérieuse
et redoutable, une sorte de tabou : la religio^. C'est elle qui
protège l'inviolabilité de la sponsio. Ce serait folie pour le
peuple romain, encore sous le coup de cette influence
funeste, d'entamer la guerre. Il est indispensable avan
tout d'en libérer le peuple. C'est ce que demande Postumius :
« exsolvamus religione populum, si qua obligavimus : ne
quid divini humanive obstet, quominus iustum piumque ex
integro ineatur bellum » (IX, 8).
C'est donc à des préoccupations essentiellement rel
igieuses
que les Romains obéissent en cette affaire. Et ce
caractère religieux convient mieux, on le reconnaîtra, à
l'époque lointaine où la tradition place notre épisode qu'aux
temps de scepticisme et d'insolente suprématie auxquels la
critique moderne prétend en reporter l'invention.
Reste un dernier problème.
C'est pour échapper vaux sinistres présages attachés à
toute violation de la fides que les Romains décident de faire
deditio des auteurs de la sponsio. Le procédé était-il nor
mal, régulier?
Ce fut en vérité le seul point doctrinalement controversé
dans l'affaire de Caudium. Cette controverse, Tite-Live l'a
habilement mise en scène dans les répliques des tribuns et
de Postumius, les tribuns déniant toute efficacité au pro
cédé (neque exsolvi religione populum) deditione sua (IX, 8),
Postumius l'affirmant au contraire avec force au nom du
droit fétial.
Pour saisir la portée exacte du problème, il est indis
pensable
de rappeler la fonction normale de la deditio. Elle
consiste essentiellement dans l'abandon d'un individu cou
pable
d'un crime ou délit. Comme telle la deditio est un
mode de satisfaction admis et reconnu tant en droit privé
(abandon d'un fils, d'un esclave) qu'en droit international
1. Sur la notion de religio, voyez notamment Kobbert, Pauly-Wissowa
R. E., Vo religio, c. 565 et ss.
90
COMPTES RENDUS DE L 'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS
public (par ex. en cas de violation des privilèges desambass
adeurs).
Or un délit, une responsabilité délictuelle peut-elle être
mise à la charge des généraux vaincus?
Même si l'on admet que ceux-ci n'avaient pas le droit de
traiter iniussu populi, il ne s'agirait que d'un délit d'ordre
purement interne. Et l'on ne peut pas davantage leur repro
cher une violation de la sponsio ou, comme l'a fait tout
récemment Magdelain, un parjure *. Loin d'éprouver l'hor
reur naturelle qu'inspire le parjure, le peuple couvre Postumius de louanges. Le chef samnite rend de son côté
hommage à la fidélité dePostumius à sa parole : « Sed quid
ego te appello, qui captum victori, cum qua potes fide, restituis?» (XI, 11.) Et l'historien lui-même reconnaît que les
généraux avaient, par leur offre spontanée de livraison,
pleinement satisfait à la fides engagée par leur sponsio (« sua
certe liberata fide». IX, 11 in f.).
La vérité est que la réalisation de la paix promise dépend
aitnon de la fides des sponsores, mais du peuple romain
lui-même. Que les Samnites s'en soient clairement rendu
compte, c'est ce que suffirait à démontrer l'énorme garant
ie
de six cents otages prise par eux sur le peuple romain.
Dans ces conditions, les sponsores n'ont pu s'engager
personnellement qu'à se livrer à nouveau en cas de non- conclusion de la paix. Il n'est pas d'autre objet possible de
la promesse ou du serment des sponsores. Or cette pro
messe
a été fidèlement et même héroïquement observée.
C'est pour l'acquitter que les sponsores se sont livrés :
<( vilia haec capita luendae sponsionis feramus. »
C'est donc en vain que l'on rechercherait une infraction
dont les sponsores se seraient rendus coupables vis-à-vis
des Samnites. Et c'est ce qui, dès à présent, nous permet
d'envisager leur deditio comme dérogeant à la fonction nor1. Magdelain, op. L, p. 88, et le c. r. de J. Bayet, Revue des études
lutines, 39-45, p. 296 et s. ; Lévy-Bruhl, art. cit., p. 542.
LA DEDITIO INTERNATIONALE
,
91
maie de l'abandon, qui est d'assurer la punition d'un cou
pable.
Pour expliquer la deditio, il ne reste qu'une seule don
née, la religio du peuple romain lui-même, cette religio
dans les liens de laquelle il s'est trouvé engagé par la répu
diation
delà sponsio de ses généraux. Cette fois nous nous
trouvons sur un terrain solide. Le rapport entre la religio
du peuple et la deditio des sponsores est formellement
indiqué par Tite-Live. C'est pour se délier de cette
religio, pour expier le scelus impium qui est à son origine,
que le Sénat se résoud, non sans douleur, à sacrifier les
sponsores : « exsolvamus religione populum... Quo populus
roma- nus scèlere impio sit solutus hosce homines vobis
dedo »...
L'idée d'expiation est d'ailleurs vigoureusement mise en
relief : « ipsum se (Postumium) cruciatibus et hostium irae
offerre, piaculaque pro populo romano dare. » Et le peuple
■d'évoquer la devotioàe Decius et d'autres exemples célèbres
d'abnégation : « devotioni P. Decii consulis, aliis claris
facinoribus aequabant... » (IX, 8; 18).
Ls juriste surtout devra se garder ici de certains préju
gés
d'inspiration trop moderne. Pour céder à ce sentiment
de la religio, à ce besoin d'expier, le peuple romain se
reconnaît-il coupable de quelque faute ou crime ? En aucune
façon. Son droit de répudier la sponsio, il le tient pour
incontesté. Et dans toute cette affaire, il serait aussi vain
de rechercher une culpabilité internationale à charge du
peuple romain qu'à charge des sponsores βμχ-πιβηιββ.
Nous nous trouvons en présence d'un enchaînement
fatal d'événements et d'erreurs. Ce point de vue est déve
loppé avec force dans le second discours de Postumius
(IX, 9) : ce Nihil ad Caudium, Patres conscripti, humanis
consiliis gestum est : dii immortales et vestris et hostium
imperatoribus mentem ademerunt. Nec nos in bello satis
cavimus ; etc.. nec fas fuit alium rerum exitum esse »...
92
COMPTES RENDUS DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS
Le caractère fatal attribué à ces événements est un trait
d'importance capitale et beaucoup trop peu remarqué jus
qu'ici.
Il explique très bien la décision du Sénat de recour
ir
à une « expiation », à un piaculum.
C'est une très ancienne conception romaine que l'infrac
tion,
le tort causé involontairement doit être, non pas puni,
mais expié. Tel est le piaculum d'un bélier prescrit pour
l'homicide involontaire, ou l'offrande d'un bœuf prescrite
pour violation involontaire des dispositions relatives au
bois sacré de Spolète 1 .
Ainsi, puisque la dénonciation de la sponsio, d'ailleurs
légitime et sans dol, a entraîné une violation de la fides et
engagé la religio du peuple romain, celui-ci est, vis-à-vis
des dieux comme des hommes, tenu à une expiation. Et
logiquement, le sacrifice que comporte toute expiation por
tera sur ceux qui ont mis le peuple romain dans l'occasion
ou la nécessité de commettre cette violation.
Toute la tradition ancienne a compris en ce sens la deditio des sponsores de Gaudium. C'est la thèse romaine offi- .
cielle.
Nous la trouvons chez Plutarque (Ti. Gracchus, 7) : « ils
renvoyèrent leurs capitaines tout nus aux ennemis... pour
convertir sur leurs têtes tout le péché de la contravention
au serment qu'ils avaient prêté et à l'appointement qu'ils
avaient juré. » Chez Dion Cassius (fr. 45), à propos de la
deditio de Cl. Clineas: « les Romains livrèrent Claudius aux
Corses, comme si la violation de la sponsio était son fait
et non le leur. » Et chez Velleius Paterculus (II, 1, 15), à
propos de Mancinus livré aux Numantïns mais refusé par
eux : « quem illi recipere negarunt, sicut quondam Caudini fecerunt, dicentes, publicam violationem fidei non
debere unius lui sanguine. » C'est en somme le rôle de bouc
1. L. des XII Tables, VIII, 24 a (Girard, Textes, 6« éd., p. 20 ; Riccobono, Fontes iuris romani, I, 1941, p. 62). Lex Spoletina (Brune, Fontes
n" 104 b), p. 283.
LA DEDITIO INTERNATIONALE
93
émissaire, chargé des péchés du peuple, que les Romains
vont faire jouer aux sponsores : « omnem iram hostium
nostris capitibus excipientes » (Tite-Live, IX, 8).
Maintenant, ce sacrifice, la deditio des sponsores, consti
tuait-il une satisfaction adéquate?
Du point de vue international, il n'y a que deux cas
dans lesquels cette deditio eût pu assurer la libération du
peuple romain. Le premier est celui où la deditio est con
sacrée
par quelque règle ou coutume internationale. Le
second est celui d'une acceptation volontaire de la deditio
par le peuple offensé.
Or l'efficacité de la deditio n'est garantie par une règle
internationale que dans l'hypothèse d'une faute personn
elle, imputable au dédit us lui-même. Ici aucune faute,
aucune responsabilité internationale ne pouvait être mise
à la charge des sponsores. L'efficacité de leur deditio
devait donc dépendre tout entière de l'appréciation des
Samnites.
Mais c'est précisément ce que voulaient éviter les
Romains qui, dans tous les cas, entendaient reprendre la
liberté de leurs armes.
Et c'est ici qu'apparaît l'artifice dont devaient s'indigner
les Samnites, et après eux, les Corses et les Numantins.
Ayant, en tant que victimes expiatoires, assumé toute la
charge de la rupture de la fides provoquée par la décision
du Sénat, les « sponsores » seront à présent livrés aux
Samnites comme « responsables » de tout le dommage subi
par ceux-ci. On feindra une responsabilité délictuelle et
individuelle, là où il n'y avait que le transfert mystique
sur la tête de quelques individus du délit «objectif» causé
par le peuple romain. Là est la species iuris, cette apparence
de droit, dont, selon le chef samnite (XI, 11), Rome s'en
tend si bien à couvrir ses trahisons. La faute imputée aux
sponsores sera d'avoir traité sans l'assentiment du peuple.
C'est ce qu'indique la formule même de la deditio pronon-
94
COMPTES RENDUS DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS
céeparle «Pater patra tus» : « Quandohisce homines iniussu
populi Romani Quiritium fœdus ictum iri spoponderunt,
atque ob eam rem noxam nocuerunt... » Pauvre justifica
tion,
en vérité, puisque, en admettant qu'il y eût faute,
. elle serait dans tous les cas d'ordre purement interne. Mais
c'était le seul point . sur lequel les sponsores pussent être
personnellement mis en cause, et l'on pouvait, sans que
cela parût trop forcé, y rattacher toute la suite des événe
ments. La deditio passerait ainsi pour avoir, conformément
a la coutume internationale, libéré le peuple romain de
toutes les suites funestes que pouvait déterminer sa répu
diation
de la sponsio.
Je n'insisterai pas sur les raisons, trop évidentes, du
refus des Samnites. L'histoire nous a conservé le souvenir
de deux autres cas de deditio accompagnant la dénoncia
tion
de traités déshonorants. Et chaque fois elle fut refusée
par le peuple lésé l. Mais la jurisprudence romaine était fixée
et ne devait plus varier.
Si l'on considère les mobiles qui inspirèrent la conduite
du Sénat, peut-être estimera-t-on que Rome ne mérite en
cette affaire ni l'absolution totale que lui accorde Mommsen
au nom des principes brutaux de la « realpolitik », ni la
sévère condamnation de Païs. Cet épisode date d'une époque
où le peuple romain professait encore pour la sainteté des
actes internationaux une foi assez vive pour lui sacrifier ses
consuls, des légats, des questeurs, des tribuns militaires,
tous intervenus dans la sponsio. Ce sentiment s'effacera à la
fin de la République. En 109, le Sénat désavouera le traité
conclu par Aulus Albinus après le désastre de Suthul, sans
qu'il soit question d'une deditio. Et Cicéron lui-même con
testera
qu'en pareil cas la religio du peuple romain puisse
,
1. Deditio de Cl. Glincas aux Corses en l'an 236 av. notre ère (Valère
Maxime, VI, 3, 3,; Dion Cassius, fr. 45). Deditio de G. Mancinus Hostilius
aux Numantins en l'an 135 (Valère Maxime, II, 7, I; Appien, de R. hisp.,
80, 83 ; Orose, V, 4, 20 ; Plutarque, Tib. Gracchus, 7 ; Cicéron, de Or., I,
381, 218; etc.).
SÉANCE DU 15 FÉVRIER 1946
95
être engagée (pro Balbo, XV, 34) Κ Rien ne subsiste plus
alors des scrupules religieux auxquels se rattache cette
application de la deditio internationale.
LIVRES OFFERTS
M. René Dussaud a la parole pour un hommage :
« M. André Grabar m'a chargé d'offrir en son nom à l'Académie le
premier volume (1945) d'une collection qui paraîtra sous sa direc
tionaux Éditions d'art et d'histoire (Van Oest), sous le titre Cahiers
archéologiques, fin de l'antiquité et moyen âge. On se propose de
publier des études consacrées aux monuments paléo-chrétiens et à
ceux du haut Moyen Age, à l'œuvre artistique de Byzance et des
chrétientés orientales. Mais on ne craindra pas de rechercher les
origines de l'art médiéval et de préciser les rapports entre l'art du
Bas-Empire et l'art du Moyen Age, en d'autres termes les relations
entre l'art chrétien d'Orient au sens large et celui d'Occident. Ce
sont là des questions qui ont retenu de tout temps l'attention de
l'Académie. Aussi ne peut-elle que souhaiter un bon succès à la
nouvelle entreprise. Le premier fascicule en fait bien augurer ; il
réunit de solides études où auprès de M. A. Grabar, nous relevons
les noms de nos confrères Louis Biéhier et André Piganiol, de
MM. Louis Massignon, W. Sestôn, Fernand Benoit, Jean Aubert,
A. Frolov et Mlle Vieillard.
SÉANCE DU 15 FÉVRIER
PRESIDENCE DE M. LOUIS HALPHEN.
Le Président de la Société centrale des Architectes demande
à l'Académie de lui faire connaître celui des membres des Écoles
françaises d'Athènes, de Rome ou d'Extrême-Orient qui recevra
en 1946 la grande médaille d'argent de la Société, pour ses
fouilles où recherches architecturales.
1. « populusRomanus iniussu suonullo pacto potestreligioneobligari ».