Entretien avec
Jeanne Favret-Saada
Jeanne Favret-Saada est Directrice d’études honoraire à la Section des Sciences
religieuses de l’École Pratique des Hautes Études, Paris. En octobre 2017,
elle était l’invitée de la Société d’histoire des religions de Genève pour parler
de son nouveau livre Les sensibilités religieuses blessées. Christianismes,
blasphèmes et cinéma, 1965-1988 (Paris, Fayard, 2018). L’occasion d’aborder
avec elle la manière dont les questions religieuses traversent son œuvre,
depuis ses premières enquêtes d’anthropologie politique en Algérie, à l’aube
de l’Indépendance (voir désormais Algérie 1962-1964 : essais d’anthropologie
politique, Paris, Bouchène, 2005). Outre ses livres bien connus sur la sorcellerie
rurale dans le Bocage français (Les mots, la mort, les sorts. La sorcellerie dans
le Bocage, Paris, Gallimard, 1977 ; avec Josée Contreras, Corps pour corps.
Enquête sur la sorcellerie dans le Bocage, Paris, Gallimard, 1981 ; Désorceler,
Paris, L’Olivier, 2009), Jeanne Favret-Saada a travaillé sur l’antisémitisme
chrétien, puis, depuis 1988 sur les accusations publiques de blasphème dans
le monde occidental (Comment produire une crise mondiale avec douze petits
dessins, Paris, Les Prairies ordinaires, 2007 ; 2e éd. Fayard, 2015).
Je suis née en 1934 dans une famille juive de Sfax, la deuxième ville de Tunisie. Les Saada étaient
des notables : mon grand-père, puis mon père ont présidé la fédération des communautés juives
du Sud. Pourtant, leur judaïsme était si peu évident que j’ai cru, pendant mon enfance, que les
juifs étaient ceux qui n’avaient pas de religion, au contraire des musulmans et des chrétiens.
Je ne m’étends pas là-dessus, parce que j’ai tourné un long récit de ma vie que vous trouverez
bientôt online sur Anthropologie et sociétés1. Ce qui, je crois, m’a dirigée vers l’anthropologie
après la fin de mes études supérieures, a été la confusion où me plongeait l’absence totale de
transmission, dans ma famille, de notre histoire sociale et communautaire : qui étions-nous,
les Saada, que faisions-nous là, comment étions-nous devenus des notables, pourquoi avionsnous la nationalité française, au contraire des autres juifs du pays ? Au cours de mes études
de philosophie à la Sorbonne, j’ai ensuite découvert l’anthropologie sociale, que Lévi-Strauss
commençait à renouveler, et j’ai pensé que le travail sur le terrain, en Afrique du Nord, me
contraindrait à « nous » situer, les Saada et moi-même. Entre-temps, mon père m’avait chassée
de la famille, j’avais épousé un jeune Parisien qui faisait son service militaire en Algérie, et
Raymond Aron m’avait fait nommer à la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines d’Alger,
pour y remplacer Pierre Bourdieu. J’ai donc commencé par enseigner une discipline que je
découvrais, l’anthropologie, en attendant la fin de la guerre de Libération, en 1962.
1
Dans la série « Les possédés et leur monde », de Frédéric Laugrand et Emmanuel Luce, [http://www.anthropologiesocietes.ant.ulaval.ca/les-possedes-et-leurs-mondes].
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ASDIWAL n°13 / 2018
Dans quel milieu avez-vous grandi ? Quel a été votre parcours ? Comment avez-vous
commencé à étudier l’ethnologie ?
Jeanne Favret-Saada
Votre premier travail sur le terrain a porté sur des villageois algériens au sortir de la guerre
d’Indépendance, et donc sur des musulmans. Or leur relation avec l’islam paraît étrangement
absente dans ce que vous présentez comme des essais d’anthropologie politique.
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En effet, j’étais surtout intéressée par la manière dont les sociétés locales géraient leur
abandon par le nouvel État : dès l’annonce du cessez-le-feu, les soldats de l’Armée de
Libération Nationale (ALN) avaient quitté les montagnes, les gradés s’étaient rués sur les
postes administratifs offerts par le nouveau régime, et des populations qui avaient résisté
pendant tant d’années s’étaient retrouvées seules pour reconstruire leurs villages dévastés et
rétablir leurs petites exploitations.
Les paysans algériens étaient massivement musulmans, mais l’islam d’alors avait été
soigneusement dépolitisé par l’autorité colonisatrice et, de toute manière, il était à mille
lieues de celui, inspiré par le wahhabisme, qui prévaut aujourd’hui dans le monde et que nous
imaginons spontanément être « l’islam ». Nous parlons désormais d’un islam « modéré »,
« pacifique », pour qualifier celui des générations d’immigrés arrivés en Europe avant les années
1980 – c’est-à-dire celui des paysans que j’ai rencontrés sur le terrain en Algérie.
Dans ce pays, pendant les cent trente années qu’avait duré la colonisation en Algérie et
les sept ans de la guerre de Libération, les paysans – les premiers des insurgés, et les plus
nombreux d’entre eux – avaient trouvé dans leur foi religieuse un appui essentiel pour résister à la
puissance coloniale. Toutefois, elle les avait laissés sans réponse devant la situation inimaginable
de 1962 : la formation d’un État socialiste « islamique » autoritaire qui allait préférer le pétrole et
l’industrie à l’agriculture, et sacrifier sans le dire la paysannerie qui l’avait porté au pouvoir. Les
justiciers paysans eux-mêmes, qui levaient parfois une micro-insurrection contre la corruption
des notables locaux et l’indifférence de l’État, n’invoquaient jamais le nom de Dieu comme le
font les actuels djihadistes, Allah-ou-akbar. Ils justifiaient leur révolte à la fois par la religion et par
la justice, notamment par la protection des veuves et des enfants des « martyrs » : en somme,
ils se dressaient parce qu’un pacte moral avait été transgressé, qui engageait aussi la religion.
Vue depuis l’époque actuelle, une telle situation est devenue à ce point incompréhensible
qu’on reproche aux intellectuels de ma génération, présents en Algérie dans les années 50 à 60,
d’avoir voulu taire l’engagement religieux des résistants algériens. Ainsi Jean Birnbaum, dans
Un silence religieux. La gauche face au djihadisme2 : je n’ai pas réussi à le convaincre de ce que
les soldats de l’ALN, les djounouds de 1959-1962, n’étaient nullement ceux que nous appelons
des djihadistes, et qu’ils pratiquaient un islam très différent de celui que nous croyons être
aujourd’hui le « vrai ».
Devrais-je m’en prévaloir ? Pendant la décennie où j’ai travaillé sur l’Algérie, je n’ai pas
épargné ma peine pour m’instruire sur l’islam local et sur son histoire, ainsi que sur les différentes
variétés d’islam existant dans le monde. Et, cela va de soi, chaque fois que j’ai résidé dans un
village, j’ai aussi observé les pratiques dévotionnelles et consigné les propos religieux de mes
interlocuteurs.
De la même manière qu’en Algérie avec l’islam, vos ouvrages classiques sur la sorcellerie
dans l’Ouest français portent sur une paysannerie catholique très pratiquante. Or vous ne
faites que de rares allusions à leur religion, bien que tous vos ensorcelés soient chrétiens : la
sorcellerie bocaine est-elle à ce point séparée du christianisme ?
2
JEAN BIRNBAUM, Un silence religieux. La gauche face au djihadisme, Paris, Éd. du Seuil, 2016.
Entretien
Quand je suis allée dans le Bocage pour y étudier les pratiques sorcellaires de la paysannerie,
je m’attendais, bien à tort, à ce qu’elles s’appuient fortement sur le christianisme, voire même
qu’elles en constituent une sorte d’excroissance. C’était ignorer que l’Église catholique avait
déclaré depuis fort longtemps la guerre aux « superstitions », et qu’elle venait de durcir son
hostilité par suite du Concile Vatican II.
Le classement des pratiques sorcellaires parmi les « superstitions » était ancien puisque la
Contre-Réforme, déjà, l’avait institué, mais je n’y avais pas prêté assez d’attention parce que la
politique épiscopale en la matière avait été fluctuante, dans le Bocage comme dans le reste de
la chrétienté. L’on peut trouver, par exemple, dans les écrits des folkloristes locaux du XIXe siècle
beaucoup d’exemples de l’extrême tolérance du clergé rural pour la sorcellerie, pensée comme
le témoignage d’une « religion populaire ». Or, depuis 1965 et la mise en place dans les paroisses
de l’Ouest des décisions du Concile, le mot d’ordre était celui d’une « foi épurée, rationnelle ».
Rappelons que les Pères conciliaires n’avaient pas modifié le dogme d’un iota, si bien
que cette « foi rationnelle » affirmait toujours l’existence de Satan, l’immaculée conception de
Marie, la conception virginale du Christ, sa résurrection au troisième jour après sa mort et son
indubitable retour ; de même pour la consubstantiation du pain et du vin avec le corps et le
sang du Christ, et les miracles des saints, ceux du moins que l’Église garantissait être tels. Par
contre, l’autorité religieuse s’engageait enfin dans une guerre aux « superstitions » qu’elle avait
déclarée, sans la mener vraiment, depuis des siècles.
Ainsi, les évêchés locaux avaient supprimé la fonction de l’exorciste diocésain (c’était le
cas dans deux des trois diocèses où j’ai travaillé) à moins qu’ils ne l’aient conservé, mais en le
réservant aux cas de « satanisme vrai », celui que d’anciens missionnaires m’assuraient avoir
rencontré en Extrême-Orient ou en Afrique. Un exorciste bocain, lui-même né dans une famille
de cultivateurs, ne comprenait pas pourquoi j’étais venue l’interroger : « Mais les sorts, dit-il, ce
n’est pas de la religion, c’est du délire ! Le Diable est trop malin pour entrer dans de pauvres
paysans ! » Aussi adressait-il à l’hôpital psychiatrique ceux qui venaient se plaindre à lui d’être
« pris dans les sorts ». Or il tranchait en la matière sur la pratique de son prédécesseur immédiat,
dont j’avais lu à Paris trois dossiers remarquables sur des cas de sorcellerie, et dont il refusa de
me communiquer les archives au nom du secret du confessionnal.
Les gens du Bocage étaient des catholiques massivement pratiquants, bien qu’ils aient
cessé depuis longtemps de fournir des prêtres à l’Église. Toutefois, lors de la messe dominicale,
je notais leur scandale devant l’imposition autoritaire des décisions conciliaires par le curé,
notamment en matière de liturgie. Dans nos conversations, les fidèles n’avaient pas de mots trop
durs pour ces nouveaux prêtres qu’ils devaient partager avec d’autres paroisses, et qui passaient
en coup de vent dans leurs petites voitures sans prendre le temps de leur communiquer autre
chose que de nouvelles directives. Aussi, les ruraux du Bocage pensaient-ils, en gros, que les
curés étaient devenus des « incroyants » : dans les sorts, bien sûr, mais aussi dans la « force » des
figures sacrées auxquelles ils s’adressaient depuis si longtemps, celle de telle Vierge (pas celle
de la région voisine, moins « forte ») ou de tel saint guérisseur local, qu’ils désignaient toujours
par son nom de naissance, et non par celui que l’Église vénérait à la même date. En somme,
les ruraux étaient à la fois foncièrement catholiques, et en total désaccord avec la version de la
foi que l’Église d’alors leur inculquait avec une pédagogie brutale. Or, en présentant ainsi l’ordre
nouveau de la foi comme un fait accompli et indiscutable, l’autorité religieuse coupait les liens
entre la version officielle du christianisme et celle qui faisait sens pour les paysans. Laquelle se
retrouvait, du même coup, déchue de toute prétention à relever de la religion – y compris d’une
« religion populaire » – pour être convertie en un trouble psychiatrique.
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Jeanne Favret-Saada
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Les paysans bocains, pour leur part, continuaient à parler des instances surnaturelles comme ils
l’avaient fait avant l’invention de la psychiatrie et le Concile de Vatican II : ils célébraient la « force »
supérieure de leur Vierge ou de leur saint local, mais ils spécifiaient que cette « force » était
« anormale » quand elle bénéficiait à un sorcier, c’est-à-dire à un être humain, un semblable de leur
voisinage, acharné à leur nuire. Quant aux désorceleurs, bien que leur fonction consistât à « rendre
coup pour coup » au sorcier supposé, c’est-à-dire à lui nuire in absentia, ils recommandaient à
leurs patients le port de défenses agressives, souvent d’origene chrétienne, dont la signification
était retournée. Ainsi pour les médailles miraculeuses (conservées dans un sachet avec des clous,
de « ce qui pique »), de l’eau et du sel bénits, ou de prières de leur invention qui demandaient au
« Dieu tout-puissant et miséricordieux » la punition exemplaire du sorcier.
Dans les années 60, l’Église catholique avait donc proclamé le divorce entre la religion et la
sorcellerie, mais elle l’avait fait sans le consentement des ensorcelés et de leurs magiciens, qui
prétendaient obstinément ne vouloir que le rétablissement du Bien. Aussi étaient-ils devenus
des utilisateurs clandestins de produits du culte qu’ils subtilisaient dans les églises, ou de
prières dont ils détournaient le sens. En somme, ils n’envisageaient pas de renoncer à l’énorme
accumulation de « force » mise à la disposition des fidèles par l’institution religieuse, même au
prix de feintes voire de tromperies caractérisées, tant ils étaient convaincus que les prêtres euxmêmes étaient, désormais, des « incroyants ».
Vous le voyez, les idées et les pratiques sorcellaires auxquelles j’ai eu accès s’inscrivaient
dans un conflit ouvert sur la nature du christianisme entre les fidèles du Bocage (ceux du
moins qui recouraient à cette manière de sortir des malheurs répétés) et leur clergé. Dans
une telle situation, où tous se disent « chrétiens » mais où certains en dénient à d’autres la
qualité, le chercheur en sciences religieuses serait mal venu de s’aligner sur l’une ou l’autre des
parties : d’où tient-il qu’il y aurait une vérité ou une essence du « christianisme » ? De même,
quand il classe la sorcellerie parmi les manifestations d’une « religion populaire », cela équivaut
à dénier aux fidèles qui la pratiquent la qualité de « chrétiens », à moins qu’il ne leur attribue
deux « religions » incompatibles : au nom de quoi peut-il le prétendre, et qu’entend-il, au fait, par
« religion » ? Mieux vaudrait admettre que les sciences sociales ne disposent, en réalité, d’aucun
concept universel de « religion », pas plus que d’un concept général du « christianisme ».
Par une ironie de l’histoire, alors que je finissais de publier mon analyse du désorcellement
bocain dans des revues en 1986, la section des Sciences religieuses de l’École Pratique des Hautes
Études m’offrit la chaire d’Ethnologie religieuse de l’Europe pour mes travaux sur la sorcellerie.
Précisément, comment situez-vous vos travaux dans le champ des sciences religieuses, par
exemple l’histoire et l’anthropologie des religions ? Autrement dit, dans quelle discipline
vous situez-vous ?
J’estime, depuis toujours, pratiquer l’anthropologie, bien que ce soit sous une forme paradoxale
que j’ai rendue un jour par la formule « Sortir de l’anthropologie pour en faire ». C’était en 1987
devant le Congrès de l’American Anthropological Association, qui m’avait invitée à parler de mon
travail sur la sorcellerie, et j’avais donné ce titre à ma communication3. J’occupais alors, depuis
peu, la chaire d’Ethnologie religieuse de l’Europe à l’École Pratique des Hautes Études et je
3
Elle a été publiée dans Gradhiva 8 (1990), pp. 3-9 (« Être affecté »), puis en conclusion de Désorceler, op. cit. Je
m’explique sur ma relation avec l’anthropologie dans le « Grand entretien » de la revue Monde commun : des
anthropologues dans la cité, n°2 (à paraître en mars 2019).
Entretien
me demandais ce que j’allais y enseigner, quand je fus frappée par une forme grave de cancer :
pendant plus d’un an, je n’ouvris pas un livre de sciences sociales ni n’écrivis une ligne, en partie
parce que j’estimais avoir achevé mon travail sur la sorcellerie4.
Vos lecteurs ont du mal à comprendre pourquoi vous êtes passée sans crier gare d’une
ethnographie de terrain dans la paysannerie française en apparence la plus traditionnelle
et secrète, à une vaste enquête sur la modernité euro-américaine, fondée sur les médias, les
romans et les films.
D’abord, j’ai toujours conçu l’anthropologie comme une discipline visant à nous rendre intelligible
notre état de société moyennant un détour par un autre « monde » : la question « Comment peuton être Persan ? » renvoie par principe à celle, non dite, de son locuteur, « Comment peut-on
être Français ? » Ensuite, je n’ai jamais considéré les ensorcelés du Bocage comme des gens
attardés, réfugiés dans une campagne perdue qui les protégerait du changement : je montre
au contraire que le désorcellement, cette institution locale favorisant la sortie des malheurs
répétés dans les exploitations familiales, a été aussi formé par ces réalités nationales que sont
le Droit rural, l’École, la Médecine ou l’Église. Enfin, j’ai paru changer d’orientation parce que
certains événements étaient soudain venus me tirer par la manche. Peut-être parce que la
maladie m’avait alors mise hors service, j’ai pu prendre le temps de percevoir le défi intellectuel
qu’ils nous posaient. Il n’était d’ailleurs pas mince puisque, depuis trente ans, j’y ai consacré la
presque totalité de mon travail.
Revenons à septembre 1988, le moment où je vois soudain s’afficher, jour après jour, le
mot de « blasphème » à la première page des quotidiens. Comme tous mes concitoyens, je l’ai
rencontré dans les livres, mais sans l’avoir jamais proféré. Or les médias ne cessent de nous
abreuver d’informations sur le blasphème, ce nouvel objet de la vie publique, et ils convoquent
de nombreux experts en religions, chrétienne ou musulmane.
Cela se produit à l’occasion de la sortie simultanée, ce mois-là, de deux productions
artistiques. D’une part, dans les cinémas français, le film de Martin Scorsese, La Dernière
tentation du Christ, qui a déjà connu, en août, des débuts mouvementés aux États-Unis. D’autre
part, dans les librairies britanniques, le roman de Salman Rushdie, Les Versets sataniques. Les
deux événements ont été salués par des protestations indignées de fidèles – catholiques dans un
cas, musulmans dans l’autre –, et par des tentatives pour que ces œuvres ne rencontrent pas leur
public. Il s’agit donc de censure, malgré le fait qu’en France, l’autorité catholique nie demander
une chose pareille, tout en prévenant le gouvernement français des troubles gravissimes qui se
produiront si le film est projeté ; et, malgré le fait qu’à Londres, les protestataires musulmans,
tout en demandant au Premier ministre l’interdiction du roman, assurent ne le faire qu’en raison
de leurs « sensibilités religieuses blessées », une expression dont j’apprendrai longtemps après
qu’ils ne sont pas les inventeurs.
La sortie du film de Scorsese suscite en France plusieurs manifestations violentes : des
salles de cinéma incendiées ou vandalisées, des spectateurs blessés, un homme handicapé
à vie. Les musulmans britanniques, eux, sont pacifiques, mais en février 1989, l’ayatollah
Khomeini condamne à mort l’écrivain anglais et tous ceux qui contribueront à la diffusion de
son roman. Donc, entre septembre 1988 et février 1989, je prends acte de cette nouvelle
incroyable : dans nos paisibles démocraties pluralistes, le blasphème a désormais une actualité,
4
En 2009, je reformulerai les articles écrits pendant les années 1980 dans un livre, Désorceler, op. cit.
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Jeanne Favret-Saada
une réalité, et une dangerosité redoutables. Voilà qui annonce une révolution de première
importance dans notre vie publique.
Après tout, je suis titulaire d’une chaire d’Ethnologie religieuse de l’Europe. Je prépare
aussitôt mon retour à l’enseignement par un séminaire qui s’intitulera « Affaires de blasphème,
actuelles et inactuelles ». Car ces Affaires qui viennent de surgir, je veux les mettre en relation
avec celles que nous connaissons déjà, et qui, pour la plupart, datent d’avant les Révolutions
euro-américaines du XVIIIe siècle. Je m’entoure d’historiens, de littéraires, de linguistes, et
d’anthropologues – bref, de gens avec qui je pourrai mettre en perspective ce qui nous arrive, et
qui devient bientôt un trait permanent de notre paysage culturel et politique.
Quel était, à l’époque, l’état de la recherche sur le sujet : les accusations de blasphème ?
44
Le mot « blasphème » était tout bonnement absent des bases de données en sciences sociales
et humaines. Quand on tapait ce mot-clé pour obtenir la liste des publications en ethnologie et
sociologie religieuses, on voyait s’afficher « Zéro réponse ». Par chance, au cours des siècles
précédents, il était arrivé que des accusations de blasphème aient produit des effets sociaux,
si bien que les historiens en traitaient parfois. Toutefois, ils le faisaient avec parcimonie, dans
le désordre, et surtout en assurant que le sujet ne relevait pas de leur discipline, mais de la
théologie ou de l’ethnologie. De même, des lexicologues ou des linguistes avaient parfois
rencontré ce genre d’accusation, mais ils se bornaient à l’étudier comme un fait de langage, un
énoncé, sans envisager ce qu’elle inaugurait : un rapport énonciatif particulier qui en appelait à
une autorité pour infliger une sanction, et qui donc voulait déclencher une suite d’actions.
De là, le caractère d’emblée pluridisciplinaire de mon séminaire : ma discipline n’avait rien
à dire sur cet objet social, qu’elle n’avait pas même repéré comme tel. Et les sciences voisines
l’avaient repéré, mais sans en faire grand-chose. C’est pourquoi nous publions un numéro spécial
d’Ethnologie française, « Paroles d’outrage », dans lequel j’écris un article épistémologique et
programmatique : « Rushdie et compagnie. Préalables à une anthropologie du blasphème »5. J’y
pose que parler de « blasphème » revient à porter un jugement, à s’ériger en juge religieux
d’une communication d’autrui. Or ce fait – une énonciation portée sur autrui qui engendre
des dégâts en série –, m’est déjà familier par mon travail sur la sorcellerie. Simplement les
accusations de blasphème ne s’inscrivent pas dans des disputes entre des personnes privées,
mais dans des polémiques publiques, des Affaires : leur champ d’expression est la presse, et
elles concernent, outre l’individu accusé, de gros êtres sociologiques tels que des États, des
institutions religieuses, ou le monde de l’art. Enfin, elles ont pour horizon les principes auxquels
tous les citoyens des États modernes sont censés adhérer : la séparation du politique et du
religieux, la liberté d’expression et la démocratie.
Pendant ces premières années, mon apport personnel au séminaire consiste en des travaux
sur trois affaires : Scorsese (à partir de la presse américaine, qui m’entraîne plusieurs années
plus tôt, lors de premières tentatives malheureuses du cinéaste, ruinées par des militants
évangéliques), Rushdie (une affaire pour laquelle je passe beaucoup de temps à Londres et dans
des villes anglaises à forte immigration musulmane, où je rencontre des protagonistes de l’affaire
et je collecte des matériaux), et enfin une ancienne affaire de censure filmique pour blasphème,
la seule du genre en France, qui a frappé en 1966 le film de Jacques Rivette, La Religieuse.
5
Ethnologie française, 22.3 (1992), pp. 251-260. Tous mes articles antérieurs à l’année 2016 se trouvent sur le site :
[https://halshs.archives-ouvertes.fr/].
Entretien
Au cours de cette période, je réussis à me faire ouvrir un dépôt d’archives de l’Église catholique
française, celui de l’instance ecclésiale chargée du cinéma entre les années 1960 et 1990 : il
est gardé par des bénévoles qui ignorent tout de son contenu, et qui me prennent en amitié,
sans doute parce que mes visites sont une distraction. Or je découvre dans ces archives un
véritable trésor : des cardinaux, des évêques et des responsables ecclésiastiques y parlent sans
mystère de leurs intrigues pour obtenir la censure des films qu’ils estiment blasphématoires :
en 1965-1966, ils font interdire La Religieuse de Rivette ; en 1985, ils attaquent le Je vous salue
Marie de Godard ; et enfin, en 1988, ils tentent d’empêcher la sortie de La Dernière tentation
du Christ de Scorsese. Lisant ces archives, je réalise que les universitaires catholiques que j’ai
interrogés jusqu’ici – parmi lesquels mon savant ami Émile Poulat sur l’affaire Rivette – m’ont
tous menti comme des arracheurs de dents, sans doute afin de protéger une Église que,
parfois, ils ne fréquentent même plus.
L’enquête directe, s’agissant de l’affaire Rushdie, soulève une difficulté particulière qui
tient au fait qu’il s’agit d’un conflit fortement médiatisé. À chaque rencontre, ses accusateurs
musulmans me répètent mot pour mot ce qu’ils ont ressassé dans la presse depuis des mois.
L’écrivain lui-même n’est pas hors d’accès, mais il paraît impossible de le rencontrer si l’on
n’adhère pas à l’idée qu’il se fait de la situation : certes, une censure littéraire assortie d’une
terrible condamnation à mort (j’adhère à cette partie de la définition), mais qui est censée
frapper le plus grand génie littéraire des temps modernes. Au surplus, au cours de cette
première période de son Affaire, Rushdie change souvent d’avis quant à la signification des
chapitres « islamiques » de son roman, et il refuse obstinément d’admettre qu’ils constituent
une satire du prophète Mohammed. Dès lors, je me rabats sur des entretiens avec des
gens un peu périphériques par rapport aux deux centres de la polémique, et je réunis une
énorme documentation de la presse internationale sur les événements au jour le jour, qui
me permet de construire une histoire du cas. Ce travail (analogue à celui d’un historien)
me montre l’intérêt de croiser le maximum de sources : par exemple, la presse indienne en
anglais rapporte un intéressant premier temps de l’affaire, que les journaux britanniques vont
longtemps ignorer, et dont la presse française ne parlera jamais ; car celle-ci tait obstinément
les conduites ou les propos non héroïques de Rushdie, ou bien ceux qui pourraient laisser
penser qu’il est naïf ou arrogant.
Pour ce qui concerne l’affaire Rushdie, je construis peu à peu l’histoire d’un enfant chéri
de la gauche littéraire britannique, que la condamnation de l’imam Khomeini contraint à devenir
un héros malgré lui. Mes matériaux des premiers mois le voient en train d’essayer différentes
postures, dont celle du musulman repenti, avant de se résigner à l’héroïsme, et à enfiler peu
à peu un costume dont il se serait bien passé. Il devient pour finir l’icône internationale de la
liberté d’expression que l’on sait, et il l’est toujours resté sans jamais faiblir. Mais voilà, cette
histoire ne peut pas être dite. En 1995, j’adresse un argument sur la défense de Rushdie à la
revue Esprit, afin que nous en débattions. Les fondateurs de son Comité de défense (dont je
suis membre) sont là, ils savent que j’ai défendu son droit de vivre et d’écrire avant eux, puisque
la première pétition française était issue de ma section de l’EPHE à l’initiative de l’indianiste
Charles Malamoud. Or mon argumentation les met hors d’eux. Je dis, en substance : ce n’est
pas rendre service à Rushdie que d’en faire, d’un même souffle, un héros, un génie et un saint.
Nous devrions pouvoir défendre tout écrivain menacé dans sa vie, même s’il est nul, peureux,
ou antipathique : c’est du moins ce qu’avait pensé Voltaire au XVIIIe siècle, quand il a inventé la
forme de l’Affaire politique.
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Jeanne Favret-Saada
L’indignation que mon propos suscite me fait mesurer l’éreintement médiatique qui m’attend si
je publie une seule ligne qui dévie de la version enchantée élaborée par le Comité de défense de
Rushdie6. Ne sachant comment résoudre ce problème, je mets ce travail en sommeil, et je me
consacre à une autre polémique publique sur une question religieuse mais qui concerne, cette
fois, l’hostilité de l’Église catholique envers les juifs.
Bien qu’il s’intitule Le christianisme et ses juifs, 1800-2000 (coécrit avec Josée Contreras,
Paris, Éd. du Seuil, 2004), l’ouvrage issu de cette recherche porte sur les accusations
d’antisémitisme lancées contre un certain Mystère de la Passion en Bavière. Pourquoi une
telle rupture avec vos travaux sur le blasphème ?
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En 1633, la paroisse catholique d’Oberammergau fit le vœu de représenter la Passion tous les dix
ans si Dieu lui épargnait l’épidémie de « peste » qui frappait alors la région. Le premier spectacle
eut lieu l’année suivante, et le village a tenu sa promesse jusqu’à ce jour, faisant peu à peu de
ce Mystère le plus fréquenté du monde chrétien7. Son maintien, son essor et sa notoriété sont
dus à l’obstination et à l’habileté des habitants d’Oberammergau, qui n’ont jamais été de simples
paysans, mais aussi, depuis toujours, des artisans, des sculpteurs, et des colporteurs voyageant
à travers l’Europe.
J’ai appris l’existence de ce spectacle de la Passion parce qu’il avait été aboli en 1770 par suite
d’une accusation de blasphème qui, détail piquant, avait été portée par l’autorité civile au nom
de l’Aufklärung catholique. À cette date, les autres Mystères de Bavière avaient déjà succombé
à des mesures d’abolition, mais les Oberammergauer ne renoncèrent pas : ils mirent à profit la
succession au trône ducal, dix ans plus tard, et ils proposèrent une nouvelle version du drame,
écrite par un moine théologiquement impeccable. Les représentations reprirent donc en 1780 et
elles survécurent aux guerres napoléoniennes. En 1815, après le Congrès de Vienne et l’entrée
de la Bavière (devenue un royaume) dans la Confédération germanique, le statut du spectacle fut
définitivement assuré. Avec sa perspicacité ordinaire, la paroisse avait constaté l’essor de l’idée
nationale en Allemagne et prévu la possibilité de l’unification : le texte de la pièce avait donc
été récrit afin d’être acceptable pour les luthériens. Pour la première fois, le gouvernement tout
entier vint honorer de sa présence cette modeste célébration locale, dont il exalta la portée pour
la nouvelle « germanité chrétienne ». Le texte du Grand Sacrifice du Golgotha dans sa version de
1815 légèrement remaniée en 1858 devint ainsi le support d’un spectacle religieux désormais
nécessaire au pouvoir politique et bientôt applaudi par la chrétienté tout entière.
Cette histoire étonnante avait excité ma curiosité, si bien que j’ai prolongé mon investigation
dans le temps. J’ai ainsi découvert qu’à partir de 1930 la Passion d’Oberammergau avait été
accusée d’être « antisémite », et qu’elle n’a jamais réussi, depuis lors, à se défaire entièrement
de cette imputation. Formulée à l’origene par la presse protestante américaine, l’accusation avait
été reprise après la guerre par de nombreuses associations religieuses d’Europe et d’Amérique :
protestantes, parfois catholiques, et juives. Leur action commune avait culminé en 1970 dans
un boycott, dont l’annonce s’était propagée dans le monde occidental, et qui avait contraint le
Comité de la Passion à modifier, peu à peu, une pièce qu’il prétendait devoir conserver telle
quelle par respect pour « la tradition ».
6
La revue finit par publier ma communication, assortie d’un chapeau qui marque son désaccord : « Liaisons fatales »,
Esprit, décembre 1995, pp. 171-176.
7
Depuis 1900, chaque saison décennale attire cinq cent mille spectateurs les années dont le chiffre se termine par un
zéro : c’est ainsi que j’y ai assisté en 2000.
Entretien
En parcourant cette longue polémique de presse – là encore, plutôt par curiosité –, et en la
confrontant avec le texte du Grand Sacrifice du Golgotha, deux anomalies m’ont frappée. D’une
part, de 1815 à 1930, de très nombreux spectateurs chrétiens ont assisté à ce spectacle sans
soulever la moindre objection, y compris après 1879, quand le terme « antisémite » est entré
dans le vocabulaire européen. J’ai d’ailleurs noté que, ni avant ni après la prise de pouvoir d’Adolf
Hitler, en 1933, le texte de la pièce n’avait été modifié : simplement, lors de la célébration du
Tricentenaire de la Passion en 1934 en présence du Führer, certains acteurs s’étaient signalés
par un jeu plus « viril » qu’à l’ordinaire. D’autre part, tous les adversaires du spectacle depuis
la guerre ont employé le terme « antisémite » dans le sens d’hostilité envers les juifs en tant
que groupe « racial ». Je me serais plutôt attendue à trouver « antijudaïque », le mot qui exprime
l’hostilité chrétienne envers la religion juive, puisque la Passion d’Oberammergau rapporte la
mort du Christ en se fondant sur les Évangiles. C’est du moins ainsi que les travaux historiques
et sociologiques parus depuis la fin de la guerre m’avaient appris à m’exprimer.
Par exemple, Hannah Arendt, Léon Poliakov, Colette Guillaumin ou Reinhard Rürup
ont construit les deux termes comme s’ils formaient un idealtype : « antisémitisme » et
« antijudaïsme » s’opposeraient comme le nouveau à l’ancien, le moderne au traditionnel, le
politique au religieux, et la science à la théologie. Or, surtout si l’on a présent à l’esprit le cas de
la Passion d’Oberammergau, ce contraste soulève au moins deux objections historiques.
D’une part, l’hostilité chrétienne envers le judaïsme et les juifs n’a presque jamais été un
phénomène purement religieux, du moins entre l’instauration du christianisme en religion de
l’Empire romain et la fin de l’État chrétien en Europe, dans la période qui va de la Révolution
française à 1871. Dès lors, l’« antijudaïsme » ne saurait être réduit à la critique théorique de
« l’erreur » juive, au refus de reconnaître dans la personne de Jésus le Messie annoncé par
les Écritures. Car tous les États chrétiens ont tiré des conséquences politiques de ce conflit
religieux : ils ont refusé d’accorder la citoyenneté aux juifs établis dans leurs territoires, se
bornant à les tolérer provisoirement (entre deux expulsions), et assortissant cette mise en tutelle
de nombreuses pénalités.
D’autre part, le mot « antisémite » depuis son invention en 1879 jusqu’à la victoire du nazisme
ne définissait pas la « race » juive par un ensemble de traits génétiques pérennes : il pouvait s’agir,
tout autant, d’une hérédité culturelle ou même familiale. D’ailleurs, au cours de la décennie 1880,
le succès fulgurant du mot « antisémite » vint surtout de son imprécision, qui rendait possible
des alliances politiques inédites : se dire « antisémite » informait sur une disposition générale du
locuteur – sa haine des juifs –, mais non sur les raisons de la haine, que chacun pouvait moduler
à sa guise. Ceux qui étaient obsédés par les origenes nordiques purent ainsi coopérer avec
des patriotes germanomanes, des chrétiens, des conservateurs, des junkers, ou des artisans
menacés par l’industrialisation. Car un même projet politique les réunissait : obtenir l’abolition de
la récente émancipation civique des juifs. L’unité des coalisés n’allait pas au-delà : les chrétiens
souhaitaient que les juifs continuent à vivre dans le pays, mais sous la tutelle qu’ils avaient
endurée autrefois, par exemple dans les États de l’Église romaine ; beaucoup souhaitaient les
expulser, mais il faudra attendre le national-socialisme pour que l’extermination soit envisagée
sérieusement. Une autre raison du succès du terme « antisémite » tenait à ce qu’il figurait dans
une argumentation nouvelle, qui périmait les vieux discours chrétiens d’exécration des juifs car
elle s’appuyait sur les sciences modernes, l’ethnologie et l’anthropologie physique. Au surplus,
elle établissait que la menace dont la « race » juive était porteuse concernait le genre humain
tout entier, et pas seulement la chrétienté.
47
Jeanne Favret-Saada
Au départ, ma recherche a donc été suscitée par le besoin de répondre à une question
ethnographique de médiocre importance : quel avait été le sens réel des termes utilisés, à
partir de 1930, dans une certaine polémique relative à un certain Mystère de la Passion ? Cette
obstination sur des détails lexicographiques marquait en tout cas que j’inscrivais mon travail
dans la lignée des fondateurs de l’anthropologie, notamment le maniaque du langage que fut
Bronislaw Malinowski dans les Coral gardens and their magic (1935).
La consultation des travaux académiques sur l’« antisémitisme », l’« antijudaïsme », et le
« racisme » confirma d’ailleurs le bien-fondé de ma méthode : les auteurs traitaient ces termes
comme des concepts des sciences sociales, alors qu’il n’existait aucun accord général sur leur
définition. La lecture systématique de ces ouvrages m’a donc donné l’impression d’un dialogue
de sourds, d’où aucun savoir partagé ne pouvait sortir. Aussi ai-je pris le parti de prendre ces
trois termes pour ce qu’ils étaient : des mots et non pas des concepts, des éléments du discours
indigène qui, comme tels, avaient droit au flottement.
Munie de cette précaution de méthode, j’ai donc entrepris d’explorer l’histoire de la Passion
d’Oberammergau, en elle-même et dans tous ses contextes où l’hostilité envers le judaïsme et
les juifs avait été présente.
Mais pourquoi un titre aussi général, Le Christianisme et ses juifs, 1800-2000 ?
48
Les péripéties de ce spectacle local ne sont pas intelligibles hors de leur mise en relation avec
des événements qui se déroulent à une tout autre échelle, certains proprement religieux, et
d’autres, politiques. C’est là l’hypothèse du livre : la petite histoire de la Passion d’Oberammergau
est une instanciation paradigmatique de la grande histoire des juifs dans le monde chrétien.
Or celle-ci, que nous pensions bien connaître grâce aux grands travaux d’histoire générale ou
d’histoire religieuse, apparaît sous un jour nouveau dans mon livre, parce qu’il prend en compte
quantité d’épisodes qui en étaient jusqu’ici absents : j’ai parfois trouvé dans les chroniques de
communautés juives d’Europe le récit d’entreprises cléricales dont il n’avait jamais été question,
et j’ai dû étudier des publications du Vatican auxquelles on n’avait pas prêté attention. L’histoire
globale est ainsi renouvelée par les histoires locales, car les secondes ne peuvent pas éviter de
se colleter aux détails que la première a cru bon d’ignorer.
Le Christianisme et ses juifs… propose donc une nouvelle représentation de l’histoire
de l’Europe chrétienne aux prises avec le judaïsme et les juifs pendant ces deux derniers
siècles. À travers un foisonnement de situations concrètes, le lecteur est convié à un voyage
ethnographique qui le conduit du village bavarois d’Oberammergau à Munich, de la Rome
pontificale à une bourgade de Hongrie, de Londres à Vienne et à New York.
Pourriez-vous donner un exemple des oublis de l’histoire religieuse ?
De 1880 à la fin des années 1920, les chrétiens antijuifs – et parmi eux les responsables de la
revue politique du Vatican, mais non les souverains pontifes, à peu près muets sur le sujet –
se disent carrément « antisémites »8. Ils distinguent parfois leur propre « antisémitisme » de
celui des groupes a- ou anticatholiques. L’« antisémitisme » des idéologues de l’Église romaine
a le double avantage d’être « bon » c’est-à-dire fondé sur de bonnes raisons religieuses, et
8
À partir des années trente, la nécessité de se dissocier de l’idéologie nazie contraint La Civiltà cattolica à remplacer
peu à peu la notion d’une « race » juive par celle d’un « peuple » juif, mais celui-ci demeure aussi menaçant pour la
survie de l’humanité, y compris en 1945, lors de la découverte des camps d’extermination.
Entretien
« modéré », respectueux de la légalité. À leurs yeux, l’« antisémitisme » des autres groupes
est purement raciste (« pur », dans ce contexte, est désobligeant), et il tend à subvertir l’ordre
juridique (les pogroms sont « excessifs », bien que compréhensibles). Or ces deux formes de
réaction antijuive, portées par des groupes différents, ont en commun une base idéologique
et un programme politique : selon eux, l’émancipation des juifs a radicalisé la « Question
juive », celle de l’influence exagérée et destructrice de ces nouveaux citoyens. Il est donc
urgent de la résoudre en désémancipant les juifs. Dans Le Christianisme et ses juifs…, on
peut voir que ce nouvel « antisémitisme » catholique, tel que promu par le Vatican, a le même
contenu que sa politique antijuive antérieure à 1870 (celle que les historiens mettraient au
compte de l’« antijudaïsme ») : en adoptant le néologisme à la mode, la revue pontificale
s’inscrit dans le mouvement qui monte, et elle fait cause commune avec des non catholiques,
parfois même des athées.
Après la Deuxième guerre mondiale, l’Église catholique a fait un usage restrictif de la
notion d’« antijudaïsme », terme, au demeurant, d’apparition fort récente (1931 dans la langue
française). Ses apologistes assuraient que le désaccord du catholicisme avec les juifs n’aurait
jamais été que religieux, ce qui annulait d’emblée sa responsabilité dans le sort fait aux juifs
sous le IIIe Reich : les exterminateurs auraient tous été des « antisémites » et des « païens ».
Depuis les années 1960, en particulier, la thèse de l’innocence chrétienne se présente
d’ailleurs sous la forme d’un syllogisme. Prémisse majeure : le christianisme ne veut pas la mort
du juif mais sa conversion ou, aussi longtemps qu’il la refuse, sa punition pour le crime de déicide.
Mineure : or « l’antisémitisme » est par essence exterminationniste. Ergo, le christianisme est
indemne de tout « antisémitisme ».
Or, dans ce raisonnement, la mineure est fausse, et la déduction fatalement incorrecte.
Car l’extermination n’était pas la seule solution de la « Question juive » à laquelle pût penser un
raciste. La perte des droits civils et civiques, la saisie des biens, les interdictions professionnelles,
l’expulsion hors d’Europe furent autant de méthodes proposées depuis 1880 par des groupes
politiques « antisémites », et par les Églises elles-mêmes avant la victoire de Hitler en Allemagne.
Toutes ces méthodes furent d’ailleurs pratiquées ou envisagées par les nazis avant 1941, et l’on
ne voit pas qu’alors elles aient choqué grand monde, sinon les victimes.
En scrutant de très près les emplois des termes de la série « antijudaïsme » et
« antisémitisme », et en montrant en détail le contenu des actions antijuives perpétrées pendant
deux siècles, Le Christianisme et ses juifs… résout aussi, par surcroît, la minuscule question
initiale que soulève la polémique relative à la Passion d’Oberammergau. Reste à savoir comment
nommer un tel ensemble de phénomènes : mon travail constitue l’une des tentatives récentes
pour s’en tenir à un seul terme, mais ceux qui ont été proposés jusqu’ici (« antisémitisme »,
« judéophobie », « antijudaïsme ») n’ont pas emporté ma conviction9.
Est-ce l’affaire des caricatures de Mohammed, en 2005-2006, qui vous a ramenée aux
affaires de blasphème ?
En réalité, depuis l’automne 1988, à cause de la simultanéité des affaires Scorsese et Rushdie,
qui m’avait mise au travail, je n’avais pas cessé de constituer des dossiers sur des cas qui
concernaient aussi bien le christianisme que l’islam. Car ces deux confessions m’intéressaient
9
JULES ISAAC, Genèse de l’antisémitisme : essai historique, Paris, Calmann-Lévy, 1956 ; PIERRE -A NDRÉ TAGUIEFF, La Force
du préjugé. Essai sur le racisme et ses doubles, Paris, La Découverte, 1988 ; DAVID NIRENBERG, Anti-Judaism : The
Western Tradition, NewYork, W. W. Norton & Company, 2013.
49
Jeanne Favret-Saada
50
moins en elles-mêmes que pour la revendication nouvelle de tels de leurs activistes : affaiblir la
séparation admise entre la politique et la religion, limiter le champ de la liberté d’expression au
profit des religions.
J’en étais encore à me demander comment organiser mes dossiers quand, le 30 septembre
2005, dix-sept ans après la sortie des Versets sataniques à Londres, un journal danois, le
Jyllands-Posten, publie douze dessins représentant le prophète Mohammed, parmi lesquels
des caricatures. En quelques mois, ce qui n’était au départ qu’une guerre picrocholine entre
un journal et quelques-uns de ses lecteurs, devient un conflit global du monde musulman avec
« l’Occident chrétien », qui va concerner de nombreux États, toutes les grandes organisations
internationales, la plupart des leaders religieux dans le monde, mais aussi d’immenses foules
musulmanes. Des bâtiments seront incendiés – surtout des ambassades et des églises –, des
biens seront pillés et détruits, et l’on comptera pour finir cent trente-neuf morts.
Grâce au travail déjà réalisé sur l’affaire des Versets sataniques, je suis outillée pour
aborder ce cas étonnant. Pendant plusieurs mois, je collecte la presse mondiale dans toutes
les langues que je connais, et je suis la progression de la crise internationale au jour le jour, tout
en étudiant l’histoire du Danemark (notamment dans son rapport avec l’immigration et la liberté
d’expression), et bien sûr les multiples contextes des événements dans chacun des pays où
ils se sont produits. Une fois la crise à peu près dénouée, je vais enquêter au Danemark sur le
même mode qu’à propos de l’affaire Rushdie : j’interroge des protagonistes secondaires, des
chercheurs et des journalistes sur les nombreux détails empiriques qui me posent problème. À
mon retour, j’écris, très vite, Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins,
que je publie chez un jeune éditeur (Les Prairies ordinaires)10. C’est un récit des événements,
mais il diffère par sa richesse de celui qu’aurait pu en constituer un lecteur systématique de
sa presse nationale, voire même un journaliste professionnel, car j’ai pu mobiliser des sources
multiples et prendre tout mon temps. C’est donc un récit d’histoire, mené avec les méthodes
de l’historien, mais sur l’histoire immédiate.
Le scandale devant une certaine représentation du Prophète de l’islam a donc suscité deux
affaires de blasphème à dix-sept ans d’intervalle. Elles sont pourtant très dissemblables quant à
l’ampleur de la mobilisation musulmane, et à l’éclatement du camp des partisans européens de
la liberté d’expression.
1) Au Danemark, le très petit groupe des instigateurs de la protestation n’a comporté que
quelques imams, issus de la diaspora palestinienne au Moyen-Orient, entrés au Danemark
comme réfugiés politiques ou humanitaires, et liés aux Frères musulmans. Or ils semblent avoir,
très vite, tiré les leçons de l’affaire Rushdie : à eux seuls, des musulmans immigrés en Europe
n’ont à peu près aucune chance de faire prévaloir leur point de vue dans une polémique publique
portant sur leur religion. Aussi ces activistes se tournent-ils en secret vers l’ambassadrice
d’Égypte à Copenhague, malgré le fait que certains d’entre eux sont poursuivis par la justice de
ce pays. À son tour, et contre toute attente, la diplomate éveille l’intérêt de son gouvernement,
qui souhaitait alors se poser, contre les Frères musulmans (ses concurrents lors d’élections
parlementaires en cours), comme le meilleur défenseur de l’islam. Or cette entente initiale, deux
fois contre nature, va bientôt en générer de nouvelles, non moins paradoxales, avec quantité
10
JEANNE FAVRET-SAADA , Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins, op. cit. En 2015, après le
massacre de la rédaction de Charlie-Hebdo, l’un des journaux les plus engagés dans le soutien aux dessinateurs du
Jyllands-Posten, j’ai réédité mon livre avec une analyse qui intègre l’affaire des dessins de Mohammed dans une
séquence historique allant de 1988 (l’affaire Rushdie) à ce massacre.
Entretien
de forces politiques et religieuses dans le monde musulman, elles aussi habituées à s’entreéliminer plutôt qu’à coopérer. Chacune va contribuer à l’agitation générale en fonction de ses
intérêts propres, parfois contraires à ceux de ses partenaires. Toutefois, la collection de ces
ententes improbables aboutit à la première coalition générale du monde musulman contre
l’Occident « blasphémateur ».
L’affaire Rushdie, au contraire, avait eu un impact limité sur le monde islamique : la période
initiale avait surtout concerné l’Inde et le Pakistan, les deux États du Commonwealth d’où étaient
issus l’auteur et la plupart des immigrés musulmans de Grande-Bretagne ; et la condamnation
ultérieure de l’écrivain par le chef de l’État iranien n’avait pas été ratifiée par ses collègues
sunnites ni par l’OCI, si bien que les manifestations de fidèles en colère contre le roman
« blasphématoire » avaient été vite étouffées11. Il faut se souvenir, en effet, que l’Iran sortait alors
à peine d’une guerre interminable avec l’Irak, d’un conflit particulièrement violent avec l’Arabie
saoudite sur le contrôle des Lieux saints, et de querelles incessantes avec la Turquie laïque.
2) L’on se souvient que la condamnation à mort de l’écrivain anglais par l’imam Khomeini,
le 14 février 1989, avait été accueillie avec horreur par une opinion européenne unanime, toutes
opinions politiques confondues. Quoi qu’on ait dit auparavant de Salman Rushdie, quelques jours
avaient suffi pour qu’il devienne une icône de la libre création artistique, en même temps qu’une
figure de la liberté dans la lignée des héros des Lumières ou des résistants au totalitarisme
soviétique. Au contraire, la publication des dessins du Jyllands-Posten, ainsi que la défense
énergique, par le gouvernement danois, du principe de la liberté d’expression ont suscité au
Danemark comme dans le reste de l’Europe des critiques de deux ordres, à gauche et à droite.
Une fraction de la gauche n’a pas cessé de reprocher au Jyllands-Posten sa « provocation
raciste » d’une population immigrée, dont les « leaders religieux » auraient les meilleures raisons
d’exiger des excuses du journal comme du gouvernement. Rien n’était dit de la manière dont ces
« leaders » s’étaient institués tels, ni des objectifs qu’ils poursuivaient : ils étaient perçus comme
l’émanation naturelle d’un groupe compact de « victimes » dépourvu de divisions internes, et
qu’il convenait de défendre en bloc, sous peine d’être « islamophobe »12.
L’étonnant est qu’à droite aussi un basculement s’était produit depuis l’affaire Rushdie,
quoique pour d’autres raisons : devant ce qu’ils pensaient être le « choc des civilisations »
annoncé par Samuel Huntington13, beaucoup de ceux qui avaient autrefois défendu l’écrivain
anglais prônaient désormais une politique d’arrangements raisonnables avec les gouvernements
des États musulmans, et les populations immigrées en Europe. Aussi, les voit-on, tout au
long de la crise des dessins de Mohammed, célébrer les vertus du « respect des religions »,
principe dont ils affirment la compatibilité avec une liberté d’expression « responsable ». C’est
d’ailleurs la position de plusieurs chefs d’États européens et de hauts responsables des grandes
organisations internationales, l’UE et l’ONU.
11
Par contre, l’ordre du leader chiite avait aussi convaincu quelques terroristes sunnites de passer à l’action : JEANNE
FAVRET-SAADA , Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins, op. cit. (2015), p. xiv.
12
Ces imams n’étaient-ils pas eux-mêmes des « Palestiniens », victimes de l’impérialisme israélo-américain ? Le
premier éditeur de Comment produire une crise mondiale… fit l’impossible pour que je taise l’origene palestinienne
des « imams danois ».
13
SAMUEL P. HUNTINGTON, « The Clash of Civilizations ? The Next Pattern of Conflict », Foreign Affairs 72 (Summer 1993),
pp. 22-49. L’auteur précisera en 1996, sans être cru, qu’il se borne à identifier le fondement possible des futurs
conflits, conséquence de la fin de la guerre froide : The Clash of Civilizations and the Remaking of the World Order,
New York, Touchstone ; trad. française : Le Choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 1997.
51
Jeanne Favret-Saada
Entre les deux éditions de votre livre sur l’affaire des dessins de Mahomet, vous avez publié Jeux
d’ombre sur la scène de l’ONU. Droits humains et laïcité (Paris, L’Olivier, 2010), l’analyse
d’un tournant dans la manière dont l’ONU envisage la défense de la liberté d’expression. D’où
vous est venue l’idée de ce travail ?
52
Tout au long de l’affaire des dessins de Mohammed, j’avais été surprise de voir que le secrétaire
général de l’ONU, Kofi Annan, tentait de calmer la colère des États musulmans en multipliant
les excuses pour la parution des dessins du Prophète dans la presse européenne, et en assurant
que cela ne se reproduirait plus jamais : outre qu’il n’avait pas les moyens de tenir une telle
promesse, je ne comprenais pas qu’il fasse comme si la Déclaration universelle des droits
humains de 1948 était désormais périmée. Par ailleurs, j’avais enregistré que, dans sa phase
finale, le conflit avait été pris en charge par une organisation onusienne tout juste créée, l’Alliance
des civilisations : le gouvernement danois lui avait versé une subvention considérable, destinée
en principe à financer des rencontres entre musulmans et chrétiens. La chose m’avait semblé
bizarre, car l’ONU est censée s’occuper de paix entre les États, non entre les religions. Selon
la presse, le changement de discours du secrétaire général de l’ONU ainsi que la création de
l’Alliance des civilisations étaient des conséquences parmi d’autres du traumatisme provoqué
par les attentats du 11 Septembre 2001. L’explication m’ayant paru un peu courte, j’ai examiné
les documents de la bureaucratie de l’ONU pendant les dix années qui précèdent l’affaire des
dessins de Mohammed : cela m’a permis de mettre au jour une histoire inconnue – mais qui
s’appuie sur des textes datés –, de ce tournant dans la politique de l’ONU.
Il est intervenu en 1998, grâce à la rencontre de deux hommes fraîchement élus : le
secrétaire général de l’organisation, Kofi Annan, décidé à réformer l’ONU de fond en comble
en lui insufflant une nouvelle « culture de paix » ; et le président modéré de la République d’Iran,
Mohammed Khatami, dont la proposition de créer une « Alliance entre les civilisations » sur
la base de valeurs communes – celles religieuses inclues –, est applaudie à tout rompre par
l’Assemblée générale. Mon travail montre toutes les étapes qui conduiront à la création de
l’Alliance des civilisations : les attentats djihadistes intervenus de 2001 à 2005 constitueront de
puissants accélérateurs de sa venue au monde14.
L’ONU était confrontée depuis longtemps à l’impossibilité de faire reconnaître l’universalité
des droits humains par les États membres – notamment musulmans – et par l’OCI qui avait
édicté, en 1990, une Déclaration des droits de l’homme en islam. À partir de 1998, grâce à
la coopération de l’UNESCO, de l’ONU et de l’OCI, une nouvelle conception se met en place
dans d’innombrables rencontres et colloques internationaux réunissant des religieux, des
universitaires, et des responsables politiques. Elle tient en un syllogisme : 1) Les « religions » sont
un composant essentiel des « cultures » et des « civilisations », ces instances dont l’anthropologie
et l’histoire ont démontré qu’il était illogique et raciste de les critiquer. 2) D’ailleurs toutes les
« religions » portent un même message fondamental de paix entre les hommes, si bien qu’elles
constituent « l’héritage commun » des « valeurs partagées » de l’humanité. 3) Ergo, le « respect
des religions » ne saurait être incompatible avec une liberté d’expression « responsable ».
Votre dernier livre, Les sensibilités religieuses blessées porte exclusivement sur des affaires
chrétiennes d’accusations de blasphèmes. Celles qui concernent l’islam n’y sont présentes
qu’en arrière-fond. Pourquoi ?
14
2001 aux USA (New-York, Washington et Shanksville), 2004 à Madrid, 2005 à Londres.
Entretien
Je l’ignorais en 1988, mais le scandale provoqué par la sortie de La Dernière tentation du Christ a
été le dernier d’une longue série de tentatives chrétiennes de censure cinématographique dans
le monde euro-américain, car les activistes français, après ceux des USA, ont échoué une fois
de plus à empêcher qu’un film ne rencontre son public.
Les violences qui m’ont tellement impressionnée lors de la sortie du film en France étaient
dues en réalité à une conjoncture très particulière : un schisme provoqué par un archevêque
français venait alors de déchirer l’Église romaine, les traditionalistes étaient partagés entre
fidélité et rupture, et la sortie d’un film « blasphématoire » fit les frais de leur désordre. Afin de se
faire pardonner leur trahison, ceux qui étaient restés dans l’Église furent les plus violents ; ils se
croyaient d’ailleurs soutenus par les deux cardinaux-archevêques les plus en vue, qui, espérant
devancer leurs activistes, harcelaient le gouvernement socialiste afin qu’il empêche la sortie
du film. Dans les autres pays, les USA inclus, l’opposition avait été beaucoup moins violente,
malgré les exagérations de la presse. Encore fallait-il étudier de près toute l’affaire, qui avait duré
douze ans, et à laquelle j’ai consacré près de cent cinquante pages.
Reste que, depuis l’affaire de La Religieuse en 1965, jusqu’à celle de La Dernière tentation
du Christ en 1988, en un quart de siècle environ les protestataires chrétiens ont accompli un
travail idéologique essentiel, qui bénéficiera ensuite à leurs successeurs musulmans : ils ont
remplacé l’accusation périmée de « blasphème », l’insulte faite à Dieu, devenue obsolète depuis
la fin de l’État chrétien, par celle d’une « blessure » infligée aux « sensibilités religieuses » des
croyants, conforme à l’esprit de la déclaration universelle des droits humains.
La chance a voulu que les archives des organisations catholiques françaises responsables
du cinéma me permettent d’observer jour après jour ce travail de traduction, car il y est exposé
en toutes lettres. Le premier cas date de 1965 : une affaire célèbre dans laquelle, avant même le
tournage du film de Jacques Rivette, La Religieuse, l’archevêque de Paris obtient secrètement
du président de la République une promesse formelle de censure15. L’abbé qui monte le complot
est aussi le vice-président d’une association anti-raciste : il transfère au cas du catholicisme
(devenu une « minorité » menacée) les caractéristiques des groupes racisés, et il élabore, pour la
première fois en France, l’argumentaire des « sensibilités religieuses blessées ».
Une fois ce point établi, j’ai comparé ces modes d’action et les argumentaires français
de 1965, avec d’autres, survenus en Grande-Bretagne, aux États-Unis, ou plus tard en France.
Je démontre ainsi que, de 1965 à 1988, ils ont été semblables dans tout l’espace chrétien
euro-américain, quels que soient la forme de christianisme pratiqué, les dispositions du droit
relatives aux religions, et le régime de la censure cinématographique. Les sensibilités religieuses
blessées… propose l’analyse détaillée de quatre cas de films accusés de blasphème ou
d’atteinte aux sensibilités religieuses, depuis l’étape de leur conception jusqu’à celle de leur
sortie en salles. Deux sont français, La Religieuse (Jacques Rivette) et Je vous salue, Marie
(Jean-Luc Godard) ; le troisième est britannique, Monty Python : La vie de Brian ; et le dernier,
nord-américain, La Dernière tentation du Christ.
Trente ans après avoir été élue dans une chaire d’ethnologie religieuse de l’Europe, j’ai peutêtre commencé à remplir mon contrat.
Entretien réalisé par AURORE SCHWAB et YOURI VOLOKHINE
15
Le secret a été bien gardé jusqu’à ces toutes dernières années. Mon travail décrit en détail, pendant les six mois où
le film est en fabrication, les contacts entre les conjurés de l’Église et de l’État.
53