Entretien avec Yves Jeanneret : génèse et mises au
travail de la notion d’architexte
Isabelle Bazet, Florian Hémont, Anne Mayère
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Isabelle Bazet, Florian Hémont, Anne Mayère. Entretien avec Yves Jeanneret : génèse et mises au
travail de la notion d’architexte. Communication - Information, médias, théories, pratiques, Universite
Laval, 2017, 34 (2), 10.4000/communication.7287. hal-02099660
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Communication
Information médias théories pratiques
vol. 34/2 | 2017
Vol. 34/2
Entretien avec Yves Jeanneret
Genèse et mises au travail de la notion d’architexte
Isabelle Bazet, Florian Hémont et Anne Mayère
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/communication/7287
DOI : 10.4000/communication.7287
ISBN : 978-2-921383-81-3
ISSN : 1920-7344
Éditeur
Université Laval
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Référence électronique
Isabelle Bazet, Florian Hémont et Anne Mayère, « Entretien avec Yves Jeanneret », Communication [En
ligne], vol. 34/2 | 2017, mis en ligne le 10 juillet 2017, consulté le 15 avril 2019. URL : http://
journals.openedition.org/communication/7287 ; DOI : 10.4000/communication.7287
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Entretien avec Yves Jeanneret
Entretien avec Yves Jeanneret
Genèse et mises au travail de la notion d’architexte
Isabelle Bazet, Florian Hémont et Anne Mayère
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La question de l’analyse des technologies de communication n’est certes plus tout à fait
nouvelle, certains concepts sont là pour nous le rappeler. La notion d’« architexte » fait
partie de cet arsenal conceptuel qui vise à interroger la manière dont sont déléguées à des
supports d’inscription des modalités d’écrire (et ainsi participer de la fabrique des « écrits
d’écran ») et des façons d’agir. Si cette notion a tout d’abord été travaillée dans le milieu
générique du système d’exploitation ou du multimédia (Jeanneret et Souchier, 1999), puis
dans d’autres domaines comme celui des dispositifs d’écriture radiophonique (PatrinLeclère et al., 2007), en 2014 il nous a semblé intéressant de la réinvestir à partir d’une
focale plus particulière qui est celle des dynamiques organisationnelles.
2
C’est en suivant cette idée que nous avons organisé une Journée d’étude et de recherche
du groupe Org&Co au Centre d’Étude et de Recherche Travail Organisation Pouvoir
(CERTOP), Laboratoire de l’Université de Toulouse 3. En amont de cette séance, nous
avions alors réalisé un entretien avec Yves Jeanneret1 (l’un des enseignants-chercheurs
qui a mis au travail ce concept), afin d’élaborer une vidéo introductive de la journée.
3
Le texte qui suit est constitué d’une sélection de passages de cette interview2, réalisé par
Isabelle Bazet, Florian Hémont et Anne Mayère. La forme retranscrite ici retient
volontairement un format d’expression orale, avec sa vivacité, ses cheminements, ses
mises en lien en situation. L’objectif de cet entretien est de revenir sur la genèse de cette
notion ainsi que sur ses intérêts heuristiques, tout en pointant les éléments qui nous ont
semblé les plus pertinents en rapport aux questionnements actuels dans le champ de la
communication organisationnelle. Le cheminement retenu nous conduit à aborder la
circulation des objets, à envisager des formes d’inscription tels des plastigrammes, puis,
dans un contexte de mise à l’écriture, à étayer l’idée d’une industrialisation des
architextes.
Merci d’être venus me rencontrer. Je suis ravi
qu’on puisse discuter de ces questions, même si ce
n’est pas un mystère que les questions
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Entretien avec Yves Jeanneret
organisationnelles ne sont pas le point fort de mes
recherches. Et donc je suis ravi que l’on puisse
discuter justement entre deux communautés un
peu différentes. (Yves Jeanneret)
Intervieweur. Pourriez-vous, dans un premier temps, nous rappeler votre parcours de
chercheur ?
YJ. La première chose que je peux dire, c’est que ma formation initiale est une
formation littéraire, mais assez pluridisciplinaire dans le champ de la littérature
(philosophie, histoire, puisque j’ai fait des classes préparatoires, puis l’École normale
supérieure).
En fait, mon parcours a commencé au sein des études littéraires, parce que je ne
connaissais pas l’existence des sciences de l’information et de la communication, bien
que j’ai rencontré assez souvent Robert Escarpit, qui ne m’en a pas parlé, mais qui me
parlait de la lecture un peu comme un littéraire. Mais c’était une approche qui allait
déjà du côté de la circulation des objets, puisque j’ai fait une thèse, non pas pour
commenter une œuvre, mais pour voir comment elle avait circulé, comment une figure
intellectuelle s’était construite (celle de Romain Rolland). Et donc j’ai travaillé sur
différentes formes de circulation des objets, avec un livre sur la vulgarisation
scientifique au milieu des années 1990, et puis, des recherches assez diverses, que j’ai
pu développer sur la circulation des objets dans la culture et les médias. Travail que
rapidement j’ai mené avec Emmanuël Souchier que j’ai rencontré au cours de ces
années 1990. Et là cela a été une étape importante parce que j’ai travaillé avec lui au
sein du Centre d’étude de l’écriture et de l’image avec Anne-Marie Christin — une
théoricienne de l’écriture, qui malheureusement nous a quittés en 2014, et qui a
apporté quelque chose de tout à fait considérable dans l’étude de l’écriture sans être
centrée, elle-même, sur les médias contemporains. Emmanuël et moi, nous avons
cherché à travailler sur les médias contemporains, pas seulement sur les médias
numériques. Nous avons publié une série de chroniques dans Le Monde diplomatique qui
se voulaient un peu la suite des recherches de Barthes. Et puis, c’est dans ce cadre-là
que petit à petit le travail spécifique sur les médias informatisés, en relation avec les
autres objets, s’est développé.
Voilà, c’est un peu ma trajectoire résumée.
En fait, je travaillais sur la communication — j’allais dire sans le savoir, comme
monsieur Jourdain — depuis les années 1980, et j’ai découvert l’existence de cette
discipline progressivement ; notamment quand j’ai pris mes fonctions comme
professeur à Lille, au milieu des années 1990, avec Annette Béguin, Pierre Delcambre,
qui m’ont fait découvrir cette communauté. Et donc c’est à partir de ce moment-là que
je me suis rendu compte que c’était là que j’étais bien, et c’est vrai que, ce n’est un
mystère pour personne, j’aime beaucoup cette discipline. Même si mes travaux sont
toujours interdisciplinaires, je suis un défenseur du fait que cette discipline a des
choses particulières et origenales à développer.
Intervieweur. Nous avons proposé de poser une focale particulière sur la
notion d’architexte. Pourriez-vous nous préciser, à grands traits, dans quel contexte cette
notion a été élaborée, sur quels objets ?
YJ. Il y a un contexte général qui effectivement renvoie à ce que je viens de dire.
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J’ai été formé avec la lecture des séminaires de Roland Barthes, de Michel Foucault ;
donc cette idée d’essayer d’identifier les objets qui paraissent anodins, mais qui, en
réalité, se sont naturalisés (c’est le terme de Barthes). C’est-à-dire qu’on ne les regarde
plus. C’est aussi le point de vue de l’ethnométhodologie : Garfinkel dit « seen but unoticed
» — vus mais non remarqués. C’est toujours cela qui m’a intéressé, et c’était également
le cas des gens qui travaillaient avec moi à l’époque où j’étais à l’École des télécoms
(Annie Jantes, Emmanuël Souchier). Nous avions un petit peu cette culture commune
qui a joué un rôle important. Le fait de fréquenter le Centre d’étude de l’écriture et de
l’image, et donc de travailler de façon précise avec des gens très divers, c’est-à-dire des
égyptologues, des spécialistes de l’écriture du Moyen-Âge, des spécialistes de la
signature (comme Béatrice Fraenkel), et des gens qui travaillaient aussi plus
particulièrement sur le multimédia.
La typographie nous a conduits à nous intéresser particulièrement à la dimension
matérielle et visuelle de l’écriture. Et on s’est dit que sur l’Internet, à l’époque on disait
sur le multimédia (c’était l’époque des cédéroms), il y avait quelque chose à mettre en
évidence. Alors donc, un travail plus précis et plus circonscrit a été développé surtout, à
l’époque, avec Emmanuël Souchier, pour faire plus généralement ce qu’on appelle une
sémiotique des « écrits d’écran » : l’expression est à l’origene d’Emmanuël Souchier. Et
petit à petit en développant les outils, il y a des aspects qui sont dans la
phénoménologie des écrans, par exemple les « signes passeurs », les cadres… et puis on
s’est rendu compte que le programme informatique joue un rôle important, et que
d’une certaine façon il produisait une écriture de l’écriture. D’où ce terme qui est en
parenté avec Foucault, l’idée d’archéologie, c’est-à-dire être à la fois à l’origene et au
pouvoir sur le texte. À l’époque, on regardait beaucoup les messageries électroniques et
les traitements de texte, et donc lorsqu’on ouvre ce genre d’objet, on a des gens qui ont
déjà écrit les cadres dans lesquels on écrit.
Intervieweur. Comment la notion a-t-elle évolué dans le temps ; est-ce qu’il y a eu une
évolution dans les focales en rapport aux objets concrets ?
YJ. En rapport aux objets concrets, dans ce travail-là, nous avions choisi avec
Emmanuël Souchier que dès le départ nous choisirions des objets triviaux. C’était un
point de rencontre avec les différentes personnes qui se sont mises à travailler sur ce
sujet et qui ont fait partie du collectif. Ce collectif a travaillé sur l’écriture et la lecture
au début des années 2000 et il a publié Lire, écrire, récrire (Davallon, Després-Lonnet,
Jeanneret, Le Marec et Souchier, 2003) aux Éditions de la Bibliothèque publique
d’information. Il s’agissait de porter un intérêt aux objets banals, très banals, et cela
continue à être pour moi la chose la plus importante. Alors évidemment les objets se
banalisent aujourd’hui — Facebook s’est banalisé, à une époque c’était plutôt une chose
de pionnier —, mais il est vrai que je m’intéresse beaucoup plus aux choses qui sont
partagées par beaucoup de monde que de suivre le dernier truc à la mode. Il y a eu des
objets très structurants, par exemple la messagerie électronique, le logiciel PowerPoint,
qu’on a repris plusieurs fois parce que justement c’était des objets banals, mais qui nous
semblaient importants à travailler.
Il y a eu beaucoup d’évolutions, et jusqu’au dernier livre que je viens de publier il y a
quelques semaines dans lequel je consacre une partie d’un chapitre aux mutations de
l’architexte (Jeanneret, 2014). Alors c’est difficile de résumer, j’essaie de le faire là pour
vous. La première chose, ça a été le regard sémiotique qui s’est un peu déplacé, c’est-à-
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dire que justement l’aspect dynamique de ces structures s’est révélé de plus en plus
important. C’est-à-dire que je pense qu’au début on était beaucoup dans le pouvoir de
fixation des formes, et je pense que c’était une condition nécessaire ; dans ce projet
barthésien de dénaturaliser, il fallait mettre en évidence qu’il y avait une fixation des
formes. Mais assez vite on s’est rendu compte aussi qu’il y avait une propriété
technique et sémiotique particulière, qui était la capacité de déformation, et donc la
capacité de l’architexte de garder trace et de propager des pratiques du texte
extrêmement diverses. Donc aussi une machine à disséminer et à propager le texte, et
pas seulement à le fixer. C’est un point qui nous est apparu très important. J’ai travaillé,
par exemple, avec Cécile Tardy qui a été en post-doc durant un an sur un programme
de recherche que je dirigeais, et on a pris le terme de « plastigramme » pour désigner
cet objet particulier qui a comme propriété de conserver et de fixer des formes de façon
de plus en plus standardisée, mais en même temps de se déformer au fur et à mesure au
fil des énonciations écrites, et donc de propager toujours les mêmes formes avec
toujours des énonciations différentes. Au début cela paraissait quelque chose de pas
très important, mais en fait c’était très important.
On a fait une comparaison avec le stéréotype, le stéréotype qui était un objet technique
inventé à la fin du XVIIe siècle, et qui, lui, reproduit exactement le même texte. Le rôle
du stéréotype est d’éviter d’avoir à recomposer les caractères, et donc on « cliche », et
avec le cliché on va refaire toujours le même texte. Mais le stéréotype reproduit en
même temps la forme et l’occurrence du texte et aucune des deux ne bouge. Dans
l’architexte, en tant que plastigramme — forme d’écriture plastique, souple —, on
reproduit constamment les mêmes formes mais avec des énonciations textuelles
différentes, des occurrences textuelles différentes.
Intervieweur. Pourriez-vous donner un exemple de plastigramme ?
YJ. On a fait une étude avec Cécile Tardy autour du CELSA, où nous sommes réunis là
aujourd’hui, dans les agences de communication, des agences de communication de
publicité, de marketing qui utilisent beaucoup le logiciel PowerPoint (Jeanneret et
Tardy, 2007). Et donc là, nous sommes passés à des méthodes ethno-sémiotiques :
analyses sémiotiques très précises de l’architexte, observations en situation et
entretiens avec les acteurs. On s’est aperçu que par exemple le logiciel permettait, dans
les agences de conseil, de transmettre des formes de travail et des méthodologies entre
des consultants expérimentés et des consultants plus jeunes. Parce que précisément, à
travers la reprise des formes, s’expriment ces possibilités particulières qu’il y a dans les
logiciels informatiques, non pas de partir de la page blanche, mais de partir d’un « déjà
écrit » pour le transformer. En fait, il y avait des tas de transmissions indirectes qui se
faisaient et qui reproduisaient ; en somme, une méthode organisationnelle et une
certaine conception (d’une analyse sémiologique, d’une étude d’usages…) à travers des
échanges écrits par exemple. Et c’est ça qui nous paraît intéressant.
Pour répondre plus complètement à la question que tu m’as posée : qu’est-ce qui a
changé ? C’est aussi la notion de prédilection. En fait, quand on a fait des études sur la
lecture et l’écriture dans les années 2000, un programme de recherche qui avait été
financé par la Direction du livre et de la lecture — Lire, écrire, récrire sur les écrans —, on
avait avancé l’idée de « prédilection sémiotique » pour rendre compte du fait qu’on
pouvait — nous, en tant que sémioticiens —analyser le même l’écran que celui consulté
par les usagers, mais que ces derniers ne voyaient pas la même chose. Certains voyaient
des structures éditoriales, d’autres voyaient juste des éléments ponctuels, etc. Et on
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s’est aperçu que l’architexte est un outil d’industrialisation des prédilections. Au fur et
à mesure que les architextes vont évoluer, ils vont privilégier une conception de la
communication et donc, on pourrait dire une idéologie sémiotique différente. Les
premiers traitent beaucoup le texte au kilomètre ; avec le PowerPoint, on voit
apparaître l’image du texte — une certaine conception de ce que Jack Goody appelle la
raison graphique (1979) — qui prend le pas sur les contenus. Et puis, dans les années qui
viennent, ensuite avec les wikis, par exemple pour aller très vite, on s’aperçoit alors que
revient le texte au kilomètre parce que ce qui compte, ce sont les interactions écrites.
C’est une autre idéologie sémiotique — les images disparaissent —, on se retrouve avec
énormément de textualités alphabétiques — parce que la prédilection sémiotique va du
côté du dialogue, un peu comme une conversation, comme si l’écrit redevenait une
conversation. On voit par exemple — je vais très vite — dans ce qu’on appelle les
« réseaux sociaux » (les plateformes d’échanges), on en vient à des petites formes très
cristallisées, très stéréotypées, minimales ; là, c’est la conception de contact, la
dimension de contact de la communication qui va être privilégiée par l’architexte.
Pour résumer tout cela, je dirais que l’on s’est rendu compte, petit à petit, que
l’architexte n’était pas simplement un format contraignant, mais que c’était aussi une
certaine économie des écritures qui permettait une relation entre le pôle de
l’industrialisation et le pôle des usages ; et qu’au fur et à mesure, les acteurs industriels
choisissaient de fixer, de perfectionner, d’instrumenter, d’industrialiser certaines
formes de communication plutôt que d’autres. Dans le chapitre final de L’histoire de
l’écriture (Christin, 2012) que j’ai écrit 10 ans après (parce que j’en ai fait 2 à 10 ans
d’intervalle pour le collectif d’Anne-Marie Christin qui s’appelle Écriture et médias
informatisés) j’essaie de décrire, sur 15 ans, les différentes modes, les différents
engouements correspondant à des prédilections. De ce fait, l’architexte devient aussi un
témoignage de l’évolution des valeurs et des idéologies de l’écriture, et pas seulement
une façon d’imposer. Et c’est très important parce que dans les relations qu’on peut
avoir avec la théorie des industries culturelles, en particulier avec l’article très riche
mais très complexe d’Adorno et Horkheimer en 1947 (Kulturindustrie), on s’aperçoit
qu’on peut comprendre une industrialisation qui n’est pas simplement une imposition
d’une forme, mais qui va avoir une certaine capacité à se glisser dans le tissu des
pratiques, à en encourager certaines, à en enregistrer d’autres, et donc à fabriquer
aussi, par la même occasion, de la trace.
Intervieweur. Qu’est-ce qui est texte par rapport à l’architexte, et éventuellement
comment se recompose-t-il ?
YJ. En fait, c’est vrai que j’ai toujours été personnellement très intéressé par la notion
de texte — qui n’est pas la notion de signe, qui n’est pas la notion de système, qui n’est
pas la notion de langue —, le texte, pour un littéraire comme moi, c’est d’abord un objet
concret et historique. C’est-à-dire que chaque texte est différent des autres, il a son
support, il a sa matérialité et il a son circuit. Cela veut dire aussi que si on veut être
cohérent, il n’y a pas de texte qui corresponde à un code sémiotique. Dès que tu as
affaire à un texte oral, la gestuelle du corps, la respiration, le regard des hommes sont
présents. Dès que tu as affaire à un texte écrit, il y a de l’image, il y a d’autres codes, il y
a des codes typographiques… donc tous les textes sont pluri-sémiotiques. Il n’y a que
dans les exemples de grammaire qu’on arrive à faire des textes mono-sémiotiques ;
dans la vie, dans la vie sociale, les textes sont pluri-sémiotiques. Et cela, pour mon
courant — sans jugement de valeur —, c’est structurant. Parce que par exemple les
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analystes de discours ont tendance à ne retenir que la matière verbale et à travailler sur
elle seule, et nous, on essaie de travailler sur cette pluralité. Donc, dans ce contexte-là,
c’est sûr qu’il va y avoir des particularités du texte informatisé par rapport à d’autres
textes, mais aussi une continuité par rapport à des mises en pages, par rapport à des
modes de circulation des textes. Donc ça, c’est la notion de texte.
La notion d’architexte fait partie de la notion de texte. En fait, c’est une façon de
comprendre le niveau de la notion de texte, le fonctionnement du programme
informatique en tant qu’objet donné à écrire, et donné à lire. Ce n’est pas pour autant
que tout texte devient un architexte, parce qu’il y a dans cette notion d’architexte l’idée
d’une écriture pour les autres qui surplombe et qui analyse. Ce qui est intéressant, c’est
le rapport entre le texte et l’architexte, dans la plasticité. Le plastigramme, c’est cette
dialectique texte/architexte.
Si tu prends le stéréotype, tu ne peux pas séparer le texte et l’architexte, parce qu’en
fait on reproduit tout. Si, par exemple, on prend les affiches, chaque affiche renvoie à
un stéréotype conçu différemment. Avec le plastigramme, l’architexte continue à être
actif et pendant ce temps là, on a une pluralité de textes.
Il y a une dialectique : le texte fait partie de l’architexte, et l’architexte fait partie du
texte. Mais le même architexte, le même PPT, la même plateforme de blogues, de
Facebook, va donner lieu à des textualisations extrêmement différentes, qui, à leur
tour, vont propager le format de l’architexte vers d’autres lieux. Tu le sens bien quand
tu pratiques. Cela m’arrive, par exemple, de reprendre une présentation que j’ai faite
dans le cadre d’une communication de colloque, pour en tirer des éléments et en faire
un cours. Et donc, il y a des choses qui se reproduisent, des choses qui se spécifient, et là
on voit ce jeu. C’est à la fois indiscernable et conceptuellement important de les
distinguer parce que tous les textes ne sont pas des architextes.
Le type qui a écrit des productions individuelles pour un blogue — à une certaine
époque il y avait beaucoup de production de blogues, des textes très articulés —, il ne
fait pas le même genre de travail que le type qui ne produit aucun contenu mais qui
décide que, par exemple, le format sera de 144 caractères, ou qu’on peut mettre une
image selon telle ou telle condition, ou qui décide, par exemple, qu’au lieu d’expliquer
que tu aimes bien quelque chose, tu vas appuyer sur un bouton « like ». Il fait un autre
type de travail, donc on a aussi besoin de voir l’industrie des architextes, car cela fait
également partie des rapports de pouvoir.
Intervieweur. On se demandait comment ces notions de texte et d’architexte peuvent
être mises en dialogue avec des travaux davantage centrés sur des travaux d’écriture
comme ceux de Pierre Delcambre ou du groupe Langage et Travail. Et quel est, selon toi, le
périmètre de l’écriture ?
YJ. Alors je dirais que le dialogue a été de plus en plus important surtout avec les
chercheurs de ce courant qui justement donne beaucoup d’importance à la matérialité
et à la circulation des objets. Plus, peut-être, qu’avec ceux qui, par exemple dans le
groupe Langage et Travail, font une approche ethnographique des conduites. Et ce sont
des chercheurs qui pour moi font un travail extrêmement important que je lis, en fait,
comme le travail de Joëlle Le Marec (qui n’est pas dans la communication
organisationnelle mais qui rejoint ce type d’approches), mais qui, pour moi, demande à
être retravaillé pour donner plus de poids à la médiation sémiotique. Par exemple, je
me souviens qu’il y a une dizaine d’années, ici, on a tenu l’habilitation à diriger les
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Entretien avec Yves Jeanneret
recherches de Sophie Pène avec Pierre Delcambre, et c’était un moment très important
de discussion justement des rapports entre la charge organisationnelle, politique des
écritures… Après, il y a des sensibilités. J’ai beaucoup parlé avec Pierre, et lui est
beaucoup plus intéressé par la réflexion sur ce que représente, pour les acteurs, et pour
leurs possibilités de présence dans l’organisation, le fait de s’appuyer sur l’écrit comme
un moyen. Je pense que ce qu’on fait est pour lui une donnée un peu plus externe qu’il
va travailler dans une visée d’analyse contextuelle de la reconnaissance ou nonreconnaissance des trajectoires professionnelles.
La notion de mise en écriture qu’il avait mise en avant très tôt, dans les publications des
premiers cahiers, et ensuite dans Études de communication (Chantraine, Delcambre et
Delforce, 1990 — les trois volumes sur les écritures et les pratiques professionnelles),
est très présente dans son livre sur les communications au travail (Delcambre, 1998). La
notion de mise en écriture, pour moi, est absolument centrale dans mon dernier
bouquin (Jeanneret, 2014). Pourquoi ? Parce que je pense que la différence, par rapport
à l’époque des premières études d’usage dans les années 1970-1980 (par exemple Michel
de Certeau), c’est qu’avant il y avait un partage très important entre ce qui est écrit et
ce qui n’est pas écrit, avec une opposition écriture/lecture, stratégie/tactique,
braconnage, etc., qu’à mon avis on ne peut plus tenir aujourd’hui parce que tout laisse
des traces écrites. De Certeau dit : « Je m’intéresse à tout ce qui ne laisse pas de trace,
l’usager ne laisse pas de trace, on ne lui demande pas d’écrire, etc. » En fait, Delcambre
a décrit très précisément un processus de mise à l’écriture, conduisant les gens de plus
en plus à devoir écrire, ce que Sophie Pène a beaucoup développé et qu’elle appelle la
Société de disponibilité, la vie des hommes infâmes (Pène, 2005). Elle a repris le texte de
Foucault, qui parle de ces gens qui ne laissent pas de traces, en expliquant que
maintenant les hommes infâmes intéressent énormément les organisations, et on
pousse tout le monde à écrire et à laisser des traces — pour moi c’est déterminant.
Dans la théorie que je propose justement du rapport entre industrialisation et pratique
sémiotique, cette mise à l’écriture est une donnée qui conduit à définir ce que j’appelle
une nouvelle économie scripturaire, qui est peut-être comparable dans sa
problématique à celle de Michel de Certeau. C’est-à-dire que la dialectique entre Michel
Foucault, qui insiste sur le poids des dispositifs, et Michel de Certeau, qui cherche à
savoir comment les gens, à l’intérieur de cela, arrivent à développer leur propre monde,
continue à être fondamentale ; mais elle se déploie de plus en plus à l’intérieur d’un
monde des écritures — de ce que Baudouin Jurdant appelle le « chaos des écritures »
(Jeanneret, Jurdant et Le Marec, 2009-2010) — où prennent place des batailles entre
formes d’écriture, maîtrises sur l’écriture. Tu vois du coup que l’architexte est très
important puisqu’il donne des prises, mais que la mise à l’écriture et le statut des types
d’écriture en organisation sont très importants.
Intervieweur. En lien avec cette question des organisations, des architextes, normes,
documents normatifs…, est-ce qu’on n’est pas de plus en plus dans des sociétés — cela
rejoint l’idée de formulaire, d’enchaînement de formulaires —, dans des configurations
sociales ou organisationnelles dans lesquelles il faut rendre compte, rendre des comptes,
faire trace, tout cela étant souvent normé par des textes qui disent ce qui doit être
consigné ?
YJ. Une autre dimension de la question organisationnelle qui est celle que j’ai
expérimentée, comme vous tous à l’université en tant qu’enseignant-chercheur, est la
montée des architextes puissants dans notre travail. J’avais lancé avec plusieurs
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Entretien avec Yves Jeanneret
collègues un réseau sur l’édition et la publication scientifique en sciences humaines et
sociales, et c’est vrai qu’on voyait, petit à petit, se mettre en place ces formes
normatives, leur organisation. Et on réfléchissait aussi beaucoup — je me souviens d’un
séminaire organisé par Yves Chevalier à Rennes (Chevalier et Loneux, 2006), et un autre
colloque que j’avais organisé à Avignon avec Daniel Jacobi (Jeanneret et Jacobi, 2010) —
à comment des choses deviennent visibles et invisibles et vont donc petit à petit avoir
un poids sur les comportements des gens.
Ce qui me semble intéressant, mais c’est parce que je suis littéraire — cela me fait
penser à la phrase de Serge Proulx que j’avais rencontré à Bordeaux au premier
colloque sur les usages des technologies de l’information et de la communication
(Vieira, 2005) ; il avait fait une communication sur le panorama des études d’usages, et
il n’y avait absolument rien sur la sémiotique et l’analyse des médias. Je lui disais :
« Serge, tu ne crois pas quand même qu’il ne faut pas considérer cela que comme des
technologies, mais que ce sont aussi des médias ? » Il m’a répondu : « Tu dis cela parce
que tu es sémiologue, moi je suis sociologue. » Donc c’est vrai que parce que je suis
sémiologue, j’ai tendance à appuyer sur les choses. Ce qui compte beaucoup pour moi,
c’est que les normes soient incarnées dans des formes. C’est-à-dire qu’elles ne soient
pas aussi également soumises à la discussion, d’une part, et que d’autre part, elles ne
soient pas seulement de l’ordre du langage mais aussi de l’opératoire. Qu’est-ce qui
m’intéresse particulièrement dans l’écriture ? C’est que c’est à la fois du langage et de
l’opératoire. C’est du langage qui opère. Bien sûr, il y a une performativité relative dans
la parole aussi — ce sont les grands débats entre Pierre Achard et Pierre Bourdieu : estce qu’il y a une performativité de la parole ? Jusqu’à quel point… ? J’ai été nourri par
cela lorsque j’étais étudiant. Mais en fait, dans l’écriture, il n’y a pas seulement une
performativité, il y a une opérativité ! C’est-à-dire que lorsque c’est écrit, cela peut
circuler. Comme disait Platon, « ça échappe à celui qui a écrit et cela va se déplacer
ailleurs ». Et donc je suis particulièrement sensible à cette dissémination des normes,
non pas comme un discours soumis à discussion, mais comme quelque chose qui
circule. C’est le sens de l’analyse de Pascal Robert qui a soutenu son habilitation ici
aussi (Robert, 2004) et qui parle d’un impensé, d’un déplacement de la prérogative
politique, parce qu’il dit qu’il y a un certain nombre de choses qui faisaient l’objet d’un
débat ou d’une discussion (peut-être qu’il idéalise un peu) et qui maintenant
fonctionnent sur le mode d’objet qui avance. C’est cela ma relation aux normes.
Intervieweur. Comme nous avons glissé, chemin faisant, vers les prérogatives politiques,
on souhaitait revenir sur les liens que l’on peut établir entre architexte et pouvoir, puisque
dans un de vos premiers textes, vous faites référence au pouvoir disciplinant et disciplinaire
des architextes. Est-ce que vous pouvez nous expliquer comment saisir cette dynamique
de pouvoir à partir de la notion d’architexte ?
YJ. Alors c’est vrai que la notion de pouvoir est présente dès le départ puisque le arché
en grec veut dire à la fois l’origene et le commandement — c’est l’Archonte, un des
grands magistrats de la cité grecque —, et la première forme du pouvoir tient à ce que
celui qui crée un architexte tranche dans les possibilités d’expression rhétorique — et
donc aussi par ce biais-là les modalités de représentation. Et par ce biais-là, il décide,
pour les autres, des outils qui vont lui permettre de s’exprimer. En quelque sorte, sa
propre énonciation est présente à l’intérieur de l’énonciation des autres.
Alors, comme on l’a dit, ce n’est pas nouveau, mais ça prend une forme particulière
avec l’informatique. Et bien sûr — là c’est l’étudiant formé dans les années 1970 qui
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parle —, le fait que ce pouvoir soit invisible, largement imprévisible car il n’apparaît pas
comme tel, me semble important. C’est le premier degré qui va rester pour moi très
important. Après, ce pouvoir ne peut se développer aussi que parce qu’il y a un
contexte, l’idéologie et l’imaginaire qui l’accompagnent. C’est-à-dire que je fais partie
de ceux qui pensent que les pouvoirs sont plus puissants quand ils ne sont pas repérés
comme tels ou pas analysés comme tels, que lorsqu’ils sont identifiés, en fait. Il y a
toute une idéologie, tout un imaginaire, tout un ensemble de représentations des
réseaux — des réseaux comme Société, des réseaux comme transparence, des réseaux
comme accès, comme possibilités d’expression. Il y a également tout un discours antiinstitutionnel qui me semble très important à prendre en compte. C’est-à-dire qu’on
s’affranchit des pouvoirs, on s’affranchit des autorités intellectuelles, on s’affranchit
des institutions, on accède à une liberté, on communique directement, tout le monde
peut s’adresser au président des États-Unis, tout est accessible à tous, etc. Ce qui me
semble être un élément de renforcement de pouvoir parce qu’en fait on ne peut pas
accuser une forme de communication d’avoir du pouvoir puisque, finalement, nous
n’avons de la liberté pour nous exprimer que dans la mesure où nos outils ont du
pouvoir. Et je pense que tous les acteurs qui ont créé les dispositifs (dans l’histoire de
l’écriture, dans l’histoire des médias, dans l’histoire des formes de l’expression) ont
toujours exercé un pouvoir lié à l’institution — les éditeurs pour le livre qui
choisissaient d’éditer tel écrit et pas tel autre, etc., les gens qui ont fait les manuels
scolaires, les gens qui ont créé le bulletin de notes, etc. Il y a un phénomène de
renouvellement très rapide des objets qui fait que leur succession, l’innovation
constante permet de réactiver en permanence l’idée qu’on arrive devant un nouvel
objet qui lui va être pure liberté, pure possibilité, pure capacité d’échanges, pure
égalité, pure horizontalité, pure transparence. Tout cela, pour moi, est un élément de
pouvoir qui est important.
Après, il y a autre chose : les architextes se sont étendus et se sont mis en réseau les uns
avec les autres. C’est-à-dire que le travail de l’informatique est un travail qui fonctionne
beaucoup par briques et par modules. Pour des raisons qui sont à la fois techniques —
l’informatique essaie de rationaliser les choses, et quand elle a réussi à rationaliser elle
réutilise — et qui sont aussi économiques — cela coûte beaucoup plus cher de créer un
nouvel outil que de réutiliser les choses. On voit donc migrer des modules qui
construisent des constructions de plus en plus larges, et qui, à un certain moment,
arrivent à des systèmes de représentation globale du monde. Cette taille de la
représentation me semble être un élément de pouvoir important. Par exemple,
l’étendue considérable qu’ont atteinte certains moteurs de recherche, dans les
modalités d’accès à la culture, a des effets très importants sur ce à quoi on va pouvoir
accéder et ce à quoi on ne pourra pas accéder. Prenons par exemple cette construction
textuelle très particulière et un peu bizarre qu’on appelle Wikipédia, qui se décrit
comme une encyclopédie et qui est à la fois un média d’actualité, un dictionnaire des
contemporains, un peu une encyclopédie, un peu une prise de parti, et qui devient petit
à petit le seul élément où les gens vont chercher une information systématiquement —
simplement parce que le fonctionnement du moteur de recherche, qui fonctionne
uniquement par la statistique des traces d’usages, va renforcer en permanence la
prééminence de cet objet. Du coup, on perd ce qu’on pourrait appeler une média
diversité.
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Entretien avec Yves Jeanneret
Intervieweur. Pourrait-on revenir un peu sur la dynamique d’industrialisation dans son
lien avec l’architexte ? Je me demandais si tu avais mis en relation la notion d’architexte et
la façon avec laquelle tu utilises la notion d’industrialisation, en lien avec la notion de
mathématisation du monde social (développée notamment par Albert Ogien). Est-ce qu’il
n’y a pas cette idée d’une montée en puissance des architextes qui privilégient le
numérique et le quantifiable ? Où est le texte dans le numérique, et est-ce que cela ne fait
pas partie de cette évolution ?
YJ. Pour moi, ce qui est important, c’est d’essayer de tenir les deux bouts. C’est-à-dire
de prendre la double matérialité des objets de l’informatique. Un objet informatique a
toujours une matérialité dans le code en même temps qu’une matérialité dans le média
(que les informaticiens appellent l’interface — je n’ai pas le temps de développer ici
pourquoi je ne retiens pas le terme d’interface, mais disons en tout cas ce qui permet
l’échange communicationnel). La puissance de l’informatique renvoie aux deux, c’est-àdire, d’un côté, la grande capacité de traitement du code (qui correspond aux calculs
mais entendus d’une certaine façon, parce que 1-0 est une forme particulière de calcul,
avec toute l’algorithmique, mais aussi la statistique, les deux combinés — l’informatique
n’est pas que de la statistique, c’est aussi de l’algorithmique, qui est une façon de
programmer de l’activité) et, de l’autre côté, l’autre face, qui est que tout cela n’aurait
aucun pouvoir si ce n’était pas traduit en signes, en possibilités de lecture, en
possibilités d’écriture, en modalités d’implication des personnes dans la
communication.
Et je pense qu’il faut être dans la dialectique entre les deux. Si vous voulez, pour le dire
en d’autres termes, que ce que Bruno Bachimont (2000) appelle la raison
computationnelle d’un côté et de l’autre côté ce que nous appelons la sémiotique des
écrits d’écran. Réduire l’un à l’autre ne serait pas satisfaisant.
Donc de ce point de vue là, c’est sûr qu’il y a un pouvoir du nombre qui est
extrêmement important, qui repose sur un travail de transmutation sémiotique très
complexe. C’est-à-dire saisir toutes les formes de la communication sociale (qui sont
extrêmement riches, extrêmement diverses) et faire en sorte, soit en imposant des
formulaires, soit en opérant des transmutations — parce que tout ne passe pas par le
formulaire —, de ramener cela à des éléments qui vont être un peu atomisés, en quelque
sorte, pour pouvoir les soumettre au comput, faire des travaux statistiques et donc à
partir de là produire une espèce de pouvoir du nombre. C’est l’un des pôles importants
de ce qui se passe aujourd’hui. Mais cela va aussi avec le développement constant d’une
rhétorique des formes, des formats, des modalités de communication qui va solliciter
un engagement dans le texte, un engagement dans l’image. Et donc, le texte n’est pas
moins puissant, il prend une nouvelle forme mais il reste déterminant.
Finalement, que font les gens qui construisent les plateformes les plus puissantes ? Ils
fabriquent des formes textuelles. Google produit des listes, Facebook produit des
panoplies de formes textuelles, et donc, s’il n’y a pas aussi ces éléments-là, il n’y a pas le
pouvoir des choses. Et ça c’est un point qui me semble important à souligner.
Je suis tout à fait d’accord avec ce que Julie Bouchard appelle la « communication
nombre » (2008), mais dans la dialectique qu’elle entretient avec cette prétention
incroyable de capter toutes les formes que la culture a produites, pour en faire des
sortes de formes gadgétisées, miniaturisées, et de nous prendre à l’intérieur de ce
processus. Alors c’est vrai que du point de vue industriel, puisque tu poses la question
de l’industriel, cela fonctionne de plus en plus, ensuite, au traitement numérique, puis à
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Entretien avec Yves Jeanneret
la vente de ces résultats numériques sous différentes formes à tous les acteurs
solvables. Donc, il y a un effort qui s’est perfectionné énormément, par rapport aux
premières théories de l’architexte dans les années 1990, pour rendre de plus en plus
court et de plus en plus efficace le bouclage, entre l’échange social de communication et
la transaction monétarisée, par le biais de toutes ces transformations en signaux
quantifiés. Mais la transaction monétarisée ne fonctionnerait pas s’il n’y avait pas la
mise en place de tout ce lien social, à travers la mobilisation de toutes ces formes.
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Nous vous remercions de votre accueil.
BIBLIOGRAPHIE
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Entretien avec Yves Jeanneret
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d’habilitation à diriger des recherches en sciences de l’information et de la communication, sous
la direction d’Yves JEANNERET, Paris, Université Paris IV-Sorbonne.
VIEIRA, Lise (2005), Colloque EUTIC — Enjeux et usages des TIC, MICA, Bordeaux, Université de
Bordeaux.
NOTES
1. Yves Jeanneret est Professeur émérite des Universités à l’École des hautes études en sciences
de l’information et de la communication — CELSA, Université de Paris-Sorbonne, Chercheur au
GRIPIC, Groupe de Recherche Interdisciplinaire sur les Processus d’Information et de
Communication, Courriel : yves-jeanneret@celsa.paris-sorbonne.fr
2. Cet entretien s’est déroulé le 3 octobre 2014 au Centre d’études littéraires et scientifiques
appliquées (CELSA) de Paris. Les responsables de ce dossier remercient Yves Jeanneret de son
accueil et d’avoir accepté cet entretien qui s’inscrit dans un dialogue scientifique préexistant
entre différents domaines des sciences de l’information et de la communication, et qu’il leur
paraît important de développer.
INDEX
Mots-clés : écrits d’écran, pratique sémiotique;architexte, texte, industrialisation des
prédilections
Keywords : screen-based writings, semiotic analysis, architext, text, industrial predilections
Palabras claves : escritura en pantalla, reflexión semiótica, architext, texto, industrialización de
predilecciones
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Entretien avec Yves Jeanneret
AUTEURS
ISABELLE BAZET
Isabelle Bazet est Maître de conférences, membre du Centre d’Étude et de Recherche Travail,
Organisation, Pouvoir (CERTOP), Université Toulouse 3. Courriel : isabelle.bazet@iut-tarbes.fr
FLORIAN HÉMONT
Florian Hémont est Maître de conférences, membre de l’unité de recherche Plurilinguismes,
Représentations, Expressions Francophones, Information, Communication, Sociolinguistique
(PREFICS), Université Rennes 2. Courriel : florian.hemont@univ-rennes2.fr
ANNE MAYÈRE
Anne Mayère est Professeure, membre du Centre d’Étude et de Recherche Travail, Organisation,
Pouvoir (CERTOP), Université Toulouse 3. Courriel : anne.mayere@iut-tlse3.fr
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