La Prière Des Oiseaux

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La prière des oiseaux

Du même auteur

Les Pêcheurs, Éditions de l’Olivier, 2015 ; Éditions Points no P4615,


2017.
Chigozie Obioma

La prière des oiseaux

Traduit de l’anglais (Nigeria)


par Serge Chauvin
Titre original : An Orchestra of Minorities
© 2019 by Chigozie Obioma

Et pour la traduction française :


© Buchet-Chastel, Libella, Paris, 2020

ISBN : 978‑2-283‑03234‑3
À J. K.
Nous n’avons pas oublié
Si la proie ne donne pas sa version de l’histoire, le pré-
dateur sera toujours le héros des récits de chasse.
Proverbe igbo

On peut globalement se représenter le chi d’une personne


comme son identité parallèle dans le monde des esprits,
l’être spirituel qui vient compléter l’être terrestre sous sa
forme humaine ; car rien n’existe seul, tout coexiste, tout
a forcément son double.
Chinua Achebe,
« Le Chi dans la cosmologie igbo »

Uwa mu asaa, uwa mu asato ! Tel est le premier fac-


teur pour déterminer la véritable identité d’un nouveau-né.
Même si les humains existent sur terre sous une forme cor-
porelle, ils abritent un chi et un onyeuwa, en vertu de la
loi universelle qui stipule que là où une chose existe, une
autre chose doit coexister, et qui implique donc la dualité
de toutes choses. C’est également sur ce principe fondamen-
tal que repose le concept igbo de réincarnation. Vous êtes-
vous jamais demandé pourquoi un nouveau-né, qui voit
La prière des oiseaux

tel individu pour la première fois, manifeste pour lui, sans


raison aucune, une aversion immédiate ? […] C’est souvent
parce que l’enfant a reconnu en lui un ennemi dans une vie
antérieure ; et peut-être cet enfant est-il revenu au monde
en son sixième, septième, voire huitième cycle de réincar-
nation pour régler un compte ancien ! En outre, parfois,
une créature ou un événement peut se réincarner au cours
même d’une vie. C’est pourquoi on peut voir un homme qui
a perdu ce qu’il possédait se retrouver en possession d’un
bien similaire des années plus tard.
Le dibia Njokwuji de Nkpa
(Entretien oral)
PREMIÈRE PARTIE
Première incantation

Obasidinelu…

Je parais devant toi en ta splendide cour de Bechukwu, dans


l’Eluigwe, terre de lumière éternelle et radieuse, d’air à jamais
bercé par le chant de la flûte…
Comme les autres esprits protecteurs, je suis descendu sur
l’uwa en bien des cycles de réincarnations, habitant chaque fois
un corps fraîchement créé…
Je suis venu en hâte, fusant sans entrave tel un javelot à tra-
vers les vastitudes de l’univers, car mon affaire est urgente, une
question de vie ou de mort…
Je viens, même si je sais qu’un chi n’est censé témoigner devant
toi que si son hôte est mort et que son âme s’est élevée vers le
Benmuo, ces limbes peuplés d’esprits et d’êtres désincarnés en
tout genre. C’est alors seulement que tu convoques les esprits
protecteurs en ta demeure, cette glorieuse cour céleste, pour te
demander d’accorder aux âmes de nos hôtes un libre accès à
l’Alandiichie, le séjour des ancêtres…
Nous intercédons ainsi car nous savons que l’âme d’un homme
ne peut revenir au monde sous la forme d’un onyeuwa, pour

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La prière des oiseaux

y renaître, que si cette âme a été accueillie au domaine des


ancêtres…
Ô Chukwu, créateur de toutes choses, j’admets commettre un
acte inhabituel en venant ainsi témoigner alors que mon hôte
est toujours en vie…
Mais si je suis venu, c’est parce que, comme disent les anciens,
nous n’apportons à la forêt que la lame assez tranchante pour
couper du bois. Lorsqu’une situation appelle des mesures dras-
tiques, nous devons les lui accorder…
Les anciens disent que la poussière s’étend au sol et les étoiles
au ciel. Jamais elles ne se mêlent…
Ils disent qu’à partir d’un homme on peut façonner une
ombre, mais qu’un homme ne meurt pas parce qu’une ombre
émane de lui…
Je viens intercéder en faveur de mon hôte car l’acte qu’il a
commis est de ceux pour lesquels Ala, gardienne de la terre,
exige rétribution…
Car Ala interdit à quiconque de tuer femme ou femelle
enceinte…
Car la terre lui appartient, à elle, Ala, glorieuse mère de l’hu-
manité, la plus glorieuse des créatures après toi, toi dont nul
homme ni esprit ne connaît le sexe ou l’espèce…
Je suis venu car je crains qu’elle ne porte la main sur mon
hôte, connu en ce cycle de vie sous le nom de Chinonso Solomon
Olisa…
Voilà pourquoi je suis venu en hâte témoigner de tout ce que
j’ai vu et vous convaincre, toi et la glorieuse déesse, que, si mes
craintes se confirment, alors, sachez-le, il n’a commis ce crime
suprême qu’à son insu et malgré lui…
Même si je relate la plupart des faits en mes propres termes,
ils seront véridiques car mon hôte et moi ne faisons qu’un. Sa

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PREMIÈRE PARTIE

voix est ma voix. Évoquer ses paroles comme s’il était distinct
de moi, ce serait restituer mes paroles comme si elles émanaient
d’un autre…
Tu es le créateur de l’univers, figure tutélaire des quatre jours
– Eke, Orie, Afor et Nkwo – qui composent la semaine igbo…
À toi les anciens ont assigné des noms et des titres innom-
brables : Chukwu, Egbunu, Oseburuwa, Ezeuwa, Ebubedike,
Gaganaogwu, Agujiegbe, Obasidinelu, Agbatta-Alumalu, Ijango-
ijango, Okaaome, Akwaakwuru, et bien d’autres encore…
Je parais devant toi, avec l’audace d’une langue de roi, pour
plaider la cause de mon hôte, certain que tu entendras ma voix…
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LA FEMME SUR LE PONT

Ô Chukwu, quand on est un esprit, un esprit protecteur envoyé


pour la première fois habiter un hôte qui va venir au monde à
Umuahia, une ville de la terre des grands anciens, la première
chose qui frappe, c’est forcément l’immensité de ce pays. Tandis
que l’on descend vers la terre avec le corps de l’hôte prêt à se réin-
carner, on est stupéfait par ce qui se révèle au regard. Soudain,
comme si on écartait un rideau originel, on est exposé à une
étendue sans fin de végétation d’un vert éclatant. À l’approche
d’Umuahia, tous les éléments qui bordent la terre des anciens
attirent l’œil : les collines, la grande forêt épaisse d’Ogbuti-ukwu,
une forêt aussi ancienne que le premier homme qui y chassa.
Les grands anciens avaient appris qu’ici même s’était produite
l’explosion cosmique qui avait engendré le monde, et que dès
l’origine, lorsque le monde fut divisé en ciel, eau, forêt et terre,
la forêt d’Ogbuti était devenue un pays, un pays plus vaste que
tous les poèmes qui pourraient l’évoquer. Mais par-delà l’exalta-
tion de la grande forêt, on finit par être plus fasciné encore par
ses nombreux cours d’eau, dont le plus grand est le fleuve Imo,
avec ses multiples affluents.
Le fleuve s’enroule et se tisse autour de la forêt en un dédale
que seul égale celui des veines de l’homme. On le voit jaillir dans

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La prière des oiseaux

un quartier de la ville comme d’une plaie profonde. On suit


la route et à peu de distance il réapparaît, surgi de nulle part,
derrière une colline ou une gigantesque gorge. Et là, entre les
cuisses des vallées, le revoilà qui coule. Même si d’abord il nous
échappe, il suffit de dépasser Bende en direction d’Umuahia, de
traverser les villages ngwas, pour qu’un modeste affluent silen-
cieux montre son séduisant visage. Le fleuve occupe une place
à part dans les mythologies de ces peuples car il règne sur leur
univers. Ils savent que toutes les rivières sont maternelles et donc
capables d’engendrer. Et l’Imo a engendré la ville qui porte son
nom. Et la ville voisine est traversée par un fleuve plus grand
encore, qui a nourri ses propres légendes : le Niger. Au temps
jadis, dans son implacable avancée, le Niger sorti de son lit se
mêla à un autre fleuve, le Benue, une rencontre qui changea à
jamais l’histoire des peuples et des civilisations sur les rives des
deux fleuves.
Ô Egbunu, les faits dont je viens témoigner ce soir à ta cour
glorieuse ont débuté sur le fleuve Imo il y a près de sept ans.
Ce matin-là, comme souvent, mon hôte s’était rendu jusqu’à
Enugu pour se ravitailler. Il avait plu la veille au soir à Enugu, il
y avait de l’eau partout – dégoulinant des toits, stagnant dans les
nids-de-poule, perlant sur les feuilles des arbres – et une bruine
légère couvrait les visages et les vêtements. Il parcourut le marché
tout joyeux, le pantalon retroussé jusqu’aux chevilles pour ne pas
le tacher d’eau sale tandis qu’il allait de boutique en boutique,
d’étalage en étalage. L’endroit grouillait de monde, comme tou-
jours depuis le temps des grands anciens, où le marché était au
centre de tout. C’était là que s’échangeaient les marchandises,
que se tenaient les fêtes, que se menaient les négociations entre
villages. Dans tout le pays des anciens, le sanctuaire d’Ala, la
déesse mère, se dressait souvent aux abords du marché. Dans

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PREMIÈRE PARTIE

l’esprit des anciens, c’était également le lieu de rassemblement


humain par excellence, un endroit propre à attirer les esprits les
plus anarchiques : akaliogolis, amosus, esprits manipulateurs, et
toutes sortes de créatures errantes et désincarnées. Car sur terre,
un esprit sans hôte n’est rien. Il faut habiter un corps pour avoir
le moindre effet sur les choses de ce monde. Ainsi ces esprits
sont-ils constamment en chasse de réceptacles à occuper, en une
quête insatiable de matérialisation. Et il faut les fuir à tout prix.
J’ai vu un jour une telle créature investir, faute de mieux, le
cadavre d’un chien. Elle parvint même, par quelque alchimie, à
ramener cette charogne à la vie et à lui faire parcourir quelques
pas tremblants avant de la laisser retomber inerte dans l’herbe.
C’était un spectacle effroyable. Voilà pourquoi on déconseille
à un chi de délaisser le corps de son hôte en pareil lieu, ou de
s’éloigner d’un hôte endormi ou inconscient. Certains de ces
êtres désincarnés, surtout les esprits malins, tentent même par-
fois d’évincer un chi présent ou parti un moment demander
conseil pour son hôte. Voilà pourquoi, ô Chukwu, tu nous mets
en garde contre pareilles échappées, surtout la nuit ! Car lors-
qu’un esprit étranger prend possession d’un corps, il est difficile
de l’en déloger ! Voilà pourquoi existent les malades mentaux,
les épileptiques, les hommes animés d’abominables passions,
les parricides et autres criminels ! Nombre d’entre eux se sont
retrouvés possédés par un esprit inconnu, et leur chi exilé réduit
à les suivre et à entamer avec l’intrus des négociations suppliantes
et souvent vaines. J’ai vu cela bien des fois.
Lorsque mon hôte regagna sa camionnette, il nota dans son
grand registre qu’il avait acheté huit volailles adultes – deux coqs
et six poules –, un sac de millet, un demi-sac de grain à poulets, et
un sac en nylon rempli de termites grillés. Il avait payé le double
du prix habituel pour l’une des volailles, un coq blanc comme

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La prière des oiseaux

laine à la longue crête effilée, au plumage luxuriant. Quand le


vendeur le lui avait tendu, ses yeux s’étaient embués de larmes.
L’espace d’un instant, le vendeur et même l’oiseau dans ses mains
lui avaient paru un mirage chatoyant. L’homme l’observait d’un
air stupéfait, se demandant peut-être pourquoi mon hôte était
si ému à la vue de ce poulet. Il ignorait qu’il avait à faire à un
homme d’instinct et de passion. Et que s’il avait acheté le volatile
au double du prix, c’était parce qu’il présentait une ressemblance
troublante avec l’oison qu’il possédait enfant, qu’il avait aimé
jadis et qui avait changé sa vie.
Ô Chukwu, après avoir acheté le précieux coq blanc, c’est avec
ravissement que mon hôte entreprit de rentrer à Umuahia. Ni la
conscience soudaine qu’il s’était attardé à Enugu en négligeant
de nourrir le reste de ses bêtes, ni même la pensée de l’émeute,
des cris et des caquètements furieux qui, au grand déplaisir des
voisins les plus éloignés, s’ensuivraient comme souvent lorsque
ces bêtes avaient faim, ne put altérer son humeur. Ce jour-là,
contrairement à la plupart des autres jours, à chaque contrôle de
police il paya les agents sans rechigner. Il n’objecta pas, comme
souvent, qu’il n’avait pas d’argent. Au lieu de quoi, avant même
d’atteindre les barrages où étaient disposées sur la chaussée des
bûches hérissées de clous pour forcer les voitures à s’arrêter, il
tendait par la vitre une liasse de billets.

Ô Gaganaogwu, longtemps mon hôte fila sur des pistes de


campagne qui traversaient des villages flanqués de riches terres
cultivées et de broussailles profondes tandis que le ciel peu à
peu s’assombrissait. Des insectes se précipitaient contre le pare-
brise et éclataient comme des fruits miniatures jusqu’à ce que
la vitre se couvre de petites flaques de bêtes liquéfiées. Par deux
fois il dut s’arrêter pour essuyer cette bouillie avec un chiffon.

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PREMIÈRE PARTIE

Mais sitôt qu’il repartait, les insectes s’attaquaient de plus belle


à la vitre. Lorsque enfin il parvint en bordure d’Umuahia le
jour avait vieilli, et le lettrage du poteau rouillé qui proclamait
Bienvenue en Abia, l’État de Dieu était à peine visible. Après
toute une journée sans manger, il avait l’estomac crispé. Il s’ar-
rêta à quelques pas du pont qui franchissait la rivière Amatu
– un affluent du grand fleuve Imo – et stationna derrière un
semi-remorque au plateau recouvert d’une bâche.
Lorsqu’il eut coupé le contact, il entendit un tambourinement
de pattes à l’arrière de la camionnette. Il sortit et enjamba le fossé
qui encerclait la ville et déversait ses eaux usées dans un estuaire
en périphérie. Il gagna la clairière où des vendeurs ambulants
attendaient assis sur des tabourets, abrités par de petits auvents
de tissu, devant leurs étals éclairés de lanternes et de bougies. Il
rapporta à la camionnette une main de bananes, une papaye, et
un sac en plastique plein de mandarines.
La nuit à l’est était tombée, et la route devant et derrière lui
était drapée d’un châle de ténèbres. Il alluma ses phares et rega-
gna la grand-route, tandis que ses nouvelles ouailles caquetaient
à l’arrière. Il mangeait les bananes lorsqu’il atteignit le pont sur
l’Amatu. Il avait entendu dire, quelques jours plus tôt, qu’en cette
saison des pluies, féconde entre toutes, une crue du fleuve avait
noyé une femme et son enfant. D’ordinaire il n’accordait guère
de crédit aux rumeurs tragiques qui circulaient en ville comme
une pièce de monnaie pipée, mais cette histoire-là s’était gravée
dans son esprit pour une raison que même moi, son chi, je ne
pouvais saisir. À peine parvenait-il au milieu du pont, obnubilé
par cette mère et son enfant, qu’il vit une voiture garée près du
parapet, une portière grande ouverte. Il ne distingua d’abord
que le véhicule, son habitacle sombre, et un point de lumière
reflété sur la vitre du conducteur. Mais en détournant les yeux

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La prière des oiseaux

il aperçut, vision terrifiante, une femme qui tentait d’enjamber


le garde-fou.
Ô Agujiegbe, quelle étrange coïncidence : depuis des jours mon
hôte était obsédé par une noyée, et brusquement il se retrouvait
face à une femme grimpée sur le rebord du parapet, le corps
incliné, prête à se jeter dans la rivière. Dès qu’il la vit, il tressaillit
de tout son être. Il freina brusquement, descendit d’un bond et
courut vers les ténèbres en hurlant :
– Non, non, ne faites pas ça ! Je vous en prie ! Ne faites pas
ça ! Biko, eme na !
La femme sursauta, aussitôt ébranlée par l’ingérence soudaine
de mon hôte. Elle tourna la tête, recula d’un pas vif et, dans un
cri, tomba à la renverse sur le sol, manifestement terrifiée. Il se
précipita pour l’aider à se relever.
– Non, mama, non, je t’en prie ! dit-il en se penchant sur elle.
– Laisse-moi tranquille, lui lança-t‑elle à bout portant. Laisse-
moi. Va-t’en.
Ô Egbunu, mon hôte, confronté à ce rejet, battit en retraite
d’un pas affolé, les mains levées en ce geste étrange qui chez les
enfants des anciens exprime défaite et capitulation, et dit :
– C’est bon. J’arrête. J’arrête.
Il lui tourna le dos, mais ne put se résoudre à partir. Il redou-
tait ce qu’elle ferait s’il la laissait car, lourd d’un fardeau de cha-
grin lui-même, il savait bien que le désespoir est la peste de l’âme.
Qu’il peut détruire une vie déjà ravagée. Alors il se retourna pour
lui faire face, les mains cette fois tendues devant lui comme des
bâtons.
– Ne fais pas ça, mama. Rien ne vaut qu’on meure comme
ça. Rien, mama.
Lentement, laborieusement, la femme se remit debout, les yeux
fixés sur lui, sans cesser de dire :

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PREMIÈRE PARTIE

– Laisse-moi. Laisse-moi.
À présent, il apercevait son visage, éclairé par la pupille des
phares. Il n’exprimait que peur. Ses yeux semblaient gonflés,
sans doute par de longues heures de larmes. Il comprit aussitôt
que cette femme était profondément blessée. Car tout homme
qui a subi le malheur ou l’a constaté chez autrui en reconnaît les
marques sur un visage, même de très loin. Tandis que la femme
tremblait, figée dans la lumière, il se demanda qui elle avait pu
perdre. L’un de ses parents ? Son mari ? Son enfant ?
– Je vais vous laisser tranquille, dit-il en relevant les mains.
Je vous laisse, j’y vais. Je vous le jure devant Dieu.
Il se détourna vers la camionnette mais, face au poids de la
douleur qu’il avait perçue en elle, même ces quelques pas esquis-
sés lui parurent d’une cruauté sans bornes. Il s’arrêta, pris d’un
vide vertigineux au creux de ses entrailles, assourdi par la trépi-
dation angoissée de son cœur. Il lui refit face.
– Mama, fit-il, il ne faut pas sauter, tu m’entends ?
Il déverrouilla en hâte l’arrière de la camionnette puis l’une des
cages et, tout en guettant par la vitre et en se répétant à mi-voix
qu’elle ne devait pas lâcher, il prit deux poulets par les ailes, un
dans chaque main, et regagna le pont en courant.
Il la trouva où il l’avait laissée, les yeux tournés vers la camion-
nette, comme hypnotisée. Et même si un esprit protecteur ne
peut pas voir l’avenir ni donc pleinement savoir ce que son hôte
va faire – seuls toi, ô Chukwu, et les grandes divinités possé-
dez le don de prescience, que vous pouvez accorder à certains
dibias –, j’en avais le pressentiment. Certes, je sais bien que tu
nous déconseilles, à nous esprits protecteurs, d’interférer dans
les affaires de nos hôtes, pour les laisser exécuter leur volonté et
être pleinement hommes. Mais je ne pus m’empêcher de glisser
dans son esprit la pensée qu’il était l’ami des oiseaux, et que sa

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La prière des oiseaux

vie avait été transformée par sa relation avec les bêtes ailées.
Je lui fis miroiter un instant l’image bouleversante de l’oison
qu’il avait possédé jadis. Mais cela n’eut guère d’effet, car en de
pareils moments, lorsqu’un homme est submergé par l’émotion,
il devient Egbenchi, le cerf-volant têtu qui n’écoute ni même ne
comprend ce qu’on lui dit. Il va où il veut et fait ce qu’il veut.
– Rien, non, rien ne devrait forcer quelqu’un à tomber dans
la rivière pour y mourir. Rien – il brandit les poulets au-dessus
de sa tête. Voilà ce qui arrive si on y tombe. On meurt, et on
disparaît à tout jamais.
Il se rua vers le parapet, les mains alourdies par les oiseaux,
qui caquetaient en tons suraigus et s’agitaient tout affolés sous
son emprise.
– Même ces poulets, ajouta-t‑il – et il les précipita dans le
vide et les ténèbres.
L’espace d’un instant, il les regarda affronter l’air, battre des
ailes frénétiquement contre le vent, lutter désespérément pour
leur vie, en vain. Une plume atterrit sur le dos de sa main, mais
il la chassa avec tant de hâte et de violence qu’il en éprouva une
vive douleur. Puis, alors que les poulets entraient en contact avec
l’eau, il entendit un bruit d’aspiration, suivi de clapotements et
d’éclaboussements dérisoires. La femme aussi paraissait écouter,
et dans cette attention commune il ressentit un lien indescrip-
tible – comme s’ils étaient devenus les seuls témoins d’un crime
secret et inqualifiable. Il resta figé jusqu’à ce qu’il entende la
femme suffoquer. Il leva les yeux vers elle, les abaissa vers les
eaux dérobées à sa vue par la nuit, puis la regarda de nouveau.
– Tu vois, dit-il en désignant la rivière, tandis que le vent gro-
gnait comme une quinte de toux dans la gorge sèche de la nuit.
C’est alors qu’approcha une voiture, à une allure prudente,
la première à atteindre le pont depuis son arrivée. Elle s’arrêta

24
PREMIÈRE PARTIE

à quelques pas d’eux et klaxonna, puis le conducteur lâcha une


phrase qu’il ne put entendre, prononcée dans la langue du Blanc.
– J’espère que vous n’êtes pas des voyous, oh !
Et puis la voiture repartit, gagna en vitesse.
– Tu vois, répéta-t‑il. Même ces précieuses volailles tombent
et se noient.
Une fois ces mots sortis de sa bouche, il s’apaisa, comme c’est
souvent le cas quand, après un acte inhabituel, un homme se
replie sur lui-même. Il ne pensait plus qu’à quitter les lieux, et
cette pensée le submergea en un élan irrésistible. Et moi, son
chi, lui insufflai la pensée qu’il en avait assez fait, et qu’il valait
mieux partir. Alors il se rua vers sa camionnette et démarra dans
un tumulte de caquètements. Dans le rétroviseur, la vision de
la femme sur le pont surgit, tel un esprit qu’on invoque, en un
flash lumineux, mais il ne s’arrêta pas, ne regarda pas en arrière.
2

DÉSOLATION

Ô Agujiegbe, les grands anciens disent que, pour parvenir


au sommet d’une colline, il faut partir de son pied. J’ai fini par
comprendre que la vie d’un homme est une course, de son point
de départ à son point d’arrivée. Et que ce qui précède est la
cause première de ce qui suit. C’est la raison pour laquelle les
gens demandent « Pourquoi ? » quand ils sont étonnés de ce
qui leur arrive. La plupart du temps, les raisons et les secrets les
plus enfouis dans le cœur des hommes peuvent être dévoilés si
l’on creuse bien. C’est pourquoi, ô Chukwu, afin d’intercéder en
faveur de mon hôte, je suggère que nous cherchions l’origine de
cette histoire dans les années douloureuses qui ont précédé cette
soirée sur le pont.
Le père de mon hôte était mort à peine neuf mois plus tôt, le
plongeant dans une détresse plus aiguë qu’il en ait jamais connu.
Il aurait pu en être autrement s’il avait été entouré, comme quand
il avait perdu sa mère, ou son oison, ou quand sa sœur avait
quitté la maison. Mais à la mort de son père, il n’y avait plus
personne. Sa sœur, Nkiru, qui s’était enfuie avec un homme
plus âgé, taraudée par la mort de leur père, prit encore davan-
tage ses distances – peut-être craignait-elle que mon hôte ne la
rende responsable de cette disparition. Les jours qui suivirent

26
PREMIÈRE PARTIE

le décès ne furent qu’absolues ténèbres. L’agwu de la douleur le


tourmentait nuit et jour et faisait de lui une maison vide où les
souvenirs familiaux traumatiques rôdaient comme des rongeurs.
Il s’éveillait presque chaque matin en croyant sentir les effluves
de la cuisine de sa mère. En pleine journée, sa sœur lui appa-
raissait, nette et incarnée, comme si elle n’avait été qu’occultée
passagèrement par un rideau. Et la nuit, il sentait si intensément
la présence de son père qu’il finissait parfois par croire qu’il était
là. « Papa ! Papa ! » criait-il aux ténèbres, en s’agitant frénéti-
quement. Mais il n’obtenait en réponse que silence, un silence
si puissant qu’il rétablissait sans appel la réalité
Il traversait le monde dans un vertige, comme sur un fil. Sa
vision devint telle qu’il n’y voyait plus rien. Rien ne le réconfor-
tait, pas même la musique d’Oliver De Coque, qu’il écoutait sur
son gros poste radio presque chaque soir, ou en s’affairant au
potager. Même ses volailles pâtissaient de son deuil. Il s’en occu-
pait avec moins de soin, ne les nourrissait généralement qu’une
fois par jour, oubliait même parfois de leur donner à manger.
C’était souvent leur caquètement de protestation furieuse qui
finissait par le faire réagir et le forçait à les nourrir. Il ne veillait
sur ses bêtes que d’un œil distrait, et bien des fois les faucons
fondaient sur elles.
Et lui, de quoi se nourrissait-il à cette période ? Il se conten-
tait de ce qu’offrait la ferme, un bout de terrain qui s’étendait
du perron jusqu’en bordure de la chaussée, où il faisait pousser
des tomates, des gombos et des poivrons. Il laissa le maïs planté
par son père flétrir et mourir, et une foule d’insectes infester ce
ferment pourrissant tant qu’ils n’empiétaient pas sur les autres
récoltes. Quand les vestiges de la ferme ne suffirent plus à ses
besoins, il fit ses courses au marché près du grand rond-point,
en limitant ses échanges au strict minimum. Peu à peu, il devint

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La prière des oiseaux

un homme de silence qui pouvait passer des jours sans parler


– même à ses ouailles, qu’il considérait souvent comme des com-
pagnons. Il s’achetait des oignons et du lait, et parfois mangeait
au café d’en face, la cantine de Madame Réconfort. Là non plus
il ne parlait guère, se contentait d’observer les gens autour de
lui avec une crainte incrédule, une tension volcanique, comme
si sous leur apparence paisible ils étaient en réalité des esprits
rebelles surgis dans son monde.
Et bientôt, ô Oseburuwa, comme souvent en pareil cas, il
devint une créature de chagrin, au point de refuser toute aide.
Même Elochukwu, le seul ami qu’il avait conservé de ses années
de lycée, ne parvenait pas à le réconforter. Il l’évitait. Un jour
ce dernier vint à moto jusque devant chez lui, frappa à la porte
et l’appela à grands cris pour voir s’il était à la maison. Mais il
garda le silence, fit mine d’être absent. Elochukwu, soupçonnant
peut-être la ruse, l’appela au téléphone – cet objet par lequel un
humain peut converser avec une autre personne physiquement
absente. Mon hôte le laissa sonner jusqu’à ce qu’Elochukwu
raccroche et reparte. Il rejetait toutes les propositions de son
oncle, dernier survivant de sa famille paternelle, qui le suppliait
de venir le rejoindre à Aba. Face à l’insistance du vieil homme, il
débrancha son téléphone et n’y toucha plus pendant deux mois,
jusqu’au jour où il fut réveillé par un bruit de voiture dans la
cour : c’était son oncle.
L’oncle était arrivé furieux, mais en découvrant son neveu
si brisé, si maigre, si émasculé, il en fut ému. Le vieil homme
pleura sous ses yeux. Et le spectacle de cet homme qu’il n’avait
pas vu depuis des années qui sanglotait sur son épaule provoqua
ce jour-là un déclic chez mon hôte. Il s’aperçut qu’un trou avait
été foré dans sa vie. Et ce soir-là, tandis que son oncle ronflait,
étendu sur l’un des canapés du salon, il comprit soudain que

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PREMIÈRE PARTIE

le trou était apparu après la mort de sa mère. Et c’était vrai, ô


Gaganaogwu. J’étais présent, moi, son chi, quand il avait vu sa
mère être ramenée de l’hôpital, morte quelques heures à peine
après avoir accouché de sa sœur. C’était il y a seize ans, l’année
que les Blancs nomment 1991. Il n’avait que neuf ans à l’époque,
trop jeune pour admettre ce que l’univers lui réservait. Le monde
qu’il avait connu jusqu’au soir où mourut sa mère s’était fait
enchevêtrement impossible à démêler. L’affection de son père,
les voyages à Lagos, les excursions au zoo d’Ibadan et aux parcs
d’attractions de Port Harcourt, même les consoles de jeux : rien
n’y fit. Rien de ce que tenta son père ne put combler la fissure
de son âme.
Vers la fin de cette année-là, au moment où l’araignée cos-
mique d’Eluigwe tisse sa toile luxuriante par-dessus la lune pour
la treizième fois, désespérant de redonner à son fils la joie de
vivre, son père l’emmena dans son village. Il se rappelait que mon
hôte avait été fasciné par ses récits de chasse aux oies sauvages
dans la forêt d’Ogbuti pendant la guerre, lorsqu’il était enfant.
Alors il l’emmena chasser l’oie dans la forêt, un épisode que je
relaterai en temps voulu. Lorsque mon hôte rentra chez lui avec
l’oison, il était transformé.
L’oncle, voyant dans quel état était mon hôte, resta près de lui
quatre jours, au lieu d’un comme prévu. Le vieil homme fit le
ménage, s’occupa des volailles, et l’emmena à Enugu pour ache-
ter du grain et des provisions. Durant ces jours, l’oncle Bonny,
malgré son bégaiement, lui emplit la tête de mots. Ses propos
tournaient pour l’essentiel autour des dangers de la solitude et du
besoin d’une présence féminine à ses côtés. Et ils étaient justes,
car j’avais vécu assez longtemps parmi les hommes pour savoir
que la solitude est ce chien violent qui aboie interminablement
dans la longue nuit du deuil. J’ai vu cela bien des fois.

29
La prière des oiseaux

– Nonso, disait l’oncle. S-s-si t-tu ne te t-trouves p-pas u-une


f-femme t-très v-vite, dit-il le matin de son départ, ta t-t‑tante et
moi on d-devra t’en t-t‑trouver une n-n-nous-mêmes – il secoua
la tête. Pa-pa-parce que tu ne peux pas vivre comme ça.
Il y avait tant de ferveur et de puissance dans les mots de son
oncle qu’après son départ mon hôte se prit à désirer quelque
chose qu’il n’avait plus connu depuis longtemps : la chaleur d’une
femme. Et lentement ce désir contribua à sa guérison, détournant
ses pensées de son deuil. Il sortit davantage, pour rôder aux
abords de l’université fédérale pour jeunes filles. Au début, il
observait les jeunes filles de loin, depuis les terrasses de café en
bord de route, avec une curiosité intermittente. Il prêtait atten-
tion à leurs cheveux tressés, leurs seins, leurs traits et leur allure.
Son intérêt alla croissant et il finit par en aborder une, mais elle
le repoussa. Mon hôte, que les circonstances avaient rendu peu
confiant, décréta qu’il ne se risquerait pas à un nouvel essai. Je
lui instillai la pensée qu’on ne pouvait guère espérer séduire une
femme du premier coup. Mais il ne prêta pas attention à ma voix.
Quelques jours après son échec, il s’aventura dans un bordel.
La femme qui le reçut dans son lit avait deux fois son âge.
Elle portait ses cheveux lâchés, à la façon des grandes anciennes.
Elle avait le visage maquillé d’une substance poudreuse qui lui
conférait une délicatesse qu’un homme pouvait trouver agui-
chante. Par la forme de son visage, elle ressemblait à Uloma
Nezeanya, une femme qui, il y a deux cent quarante-six ans,
s’était fiancée à l’un de mes anciens hôtes (Arinze Iheme) mais
avait disparu avant la cérémonie du vin, enlevée, soupçonna-t‑on,
par des négriers aros.
Sous ses yeux, la femme se dévêtit et exhiba un corps volup-
tueux et attirant. Mais quand elle lui demanda de la monter, il en
fut incapable. Ce fut, ô Egbunu, une expérience inouïe, comme

30
PREMIÈRE PARTIE

je n’en avais jamais connu. Car d’un seul coup, sa spectaculaire


érection qui durait depuis des jours disparut à l’instant même
où elle allait enfin trouver à se satisfaire. Il fut saisi d’une gêne et
d’une timidité aussi soudaines qu’intenses, se perçut comme un
novice, ignorant les choses du sexe. Ce sentiment s’accompagna
d’un tourbillon d’images : sa mère dans son lit d’hôpital, l’oison
perché sur une clôture en équilibre instable, son père pétrifié par
la rigidité cadavérique. Il se mit à trembler, s’arracha lentement
du lit et demanda la permission de partir.
– Quoi ? Tu vas gaspiller ton argent comme ça ? s’étonna la
femme.
Il répondit que oui. Il se redressa, tendit la main vers ses
vêtements.
– Je comprends pas, ta bite, elle peut encore bander.
– Biko, ka’m laa.
– Tu causes pas anglais ? Parle-moi petit-nègre, moi je cause
pas igbo.
– OK, j’veux y aller.
– Eh, na wa oh. Moi, j’ai jamais rien vu comme ça, oh. Mais
faut pas gâcher ton argent.
Elle se leva du lit et alluma l’ampoule électrique. Il recula
devant l’éclat éblouissant de sa vertigineuse féminité.
– Aie pas peur, aie pas peur, relax, hein ?
Il se figea.
Elle lui prit ses vêtements et les replaça sur la chaise. Elle
s’agenouilla à même le sol, lui prit le pénis et de l’autre main
lui empoigna les fesses. Il se tordit et frémit à cette sensation.
Elle éclata de rire.
– Quel âge t’as ?
– Trente… aaah… trente ans.
– S’te plaît, mens pas, quel âge t’as ?

31
La prière des oiseaux

Elle lui serra le gland. Il hoqueta et voulut parler, mais elle


referma la bouche sur son sexe et l’engloutit à moitié. Mon hôte
bredouilla les mots « vingt-cinq ans » dans une hâte fiévreuse. Il
tenta de se dégager, mais elle passa son bras libre autour de sa
taille et l’immobilisa. Elle le suçait en glougloutant, vigoureuse-
ment, tandis qu’il criait, gémissait, grinçait des dents et profé-
rait des mots absurdes. Il vit une lumière iridescente bordée de
ténèbres et sentit une sensation de froid au fond de lui. Cette
équation complexe continua de faire rage dans son corps jusqu’à
ce qu’il laisse échapper un cri :
– Je jouis, je jouis !
Elle se détourna, et le sperme la manqua de justesse. Il retomba
sur la chaise, au bord de l’évanouissement. Quand il quitterait le
bordel, secoué et épuisé, il emporterait avec lui le poids de cette
expérience comme un sac de maïs. C’est quatre jours plus tard
qu’il rencontra la femme sur le pont.

Ô Ezeuwa, il quitta le pont ce soir-là sans bien savoir ce qu’il


avait fait, sinon que cela sortait de l’ordinaire. Il rentra chez lui
pénétré d’un sentiment de plénitude qu’il n’avait pas éprouvé
depuis longtemps. Apaisé, il débarqua son nouveau contingent
de poulets, six au lieu de huit, et porta les cages dans la cour en
s’éclairant à la torche de son téléphone portable. Il déchargea le
grand sac de millet et le reste des provisions achetées à Enugu.
Ce n’est qu’après avoir tout déposé qu’il fut saisi d’une brusque
révélation. « Oh Chukwu ! » s’écria-t‑il, et il se rua dans le salon.
Il saisit sa lampe rechargeable, actionna l’interrupteur et une
faible lueur blanche émana des trois ampoules fluorescentes. Il
actionna la molette sans obtenir plus de lumière. Il se pencha
pour observer et constata qu’une ampoule était morte, recouverte
d’une tache de suie. Il se précipita tout de même dans la cour et,

32
PREMIÈRE PARTIE

une fois la cage éclairée tant bien que mal, il se remit à crier :
« Chukwu ! Oh, Chukwu ! » Car il comprit que l’une des volailles
qu’il avait jetées du haut du pont était le coq blanc comme laine.
Ô Akataka, il est fréquent que les humains veuillent réécrire
l’histoire, inverser le cours des choses. Mais jamais, jamais l’on
n’y parvient. Bien des fois j’ai vu cela. Comme d’autres créatures
de son espèce, mon hôte se précipita vers sa camionnette, sur
laquelle trônait, tel un veilleur, un chat noir. Mon hôte le chassa.
Le félin poussa un gémissement strident et fila dans les buissons.
Mon hôte s’installa au volant et repartit dans la nuit. Il n’y avait
pas beaucoup de circulation, et seul un énorme semi-remorque
qui tentait de s’engager dans une station-service le ralentit.
Lorsqu’il parvint au pont, la femme qu’il avait vue avait déjà dis-
paru – et sa voiture aussi. Il en déduisit qu’elle ne s’était pas jetée
dans la rivière. Mais à ce stade, ce n’était plus de la femme qu’il
se souciait. Il dévala la pente vers la rive, les oreilles emplies de la
rumeur nocturne ; sa lampe torche avalait les ténèbres comme un
boa. Il sentit le bourdonnement des insectes se coaguler dans l’air
en cercles concentriques et lui envelopper le visage à l’approche
de la berge. Il agita frénétiquement les bras pour les chasser. La
torche accompagna le mouvement de sa main et oscilla plusieurs
fois au-dessus des eaux, raide comme un bâton, puis illumina
toute la rive sur plusieurs mètres. Il suivit des yeux le chemin du
faisceau, mais ne vit que des berges vides, jonchées de chiffons et
de détritus. Il passa sous le pont et se retourna en entendant un
bruit, le cœur palpitant. Quand il s’approcha, la lumière révéla
un panier. Son tressage de raphia s’était effiloché en longues
fibres tordues. Il se précipita, submergé d’espoir.
Le panier était vide, et il balaya de sa torche l’eau qui coulait
sous le pont, éclairant la rivière aussi loin qu’il put, mais sans
trouver trace d’aucune poule. Il se remémora le moment où il

33
La prière des oiseaux

les avait jetées, leur battement d’ailes frénétique, leur tentative


désespérée et poignante de se cramponner aux barres du para-
pet, en vain. Il avait compris très vite, en élevant des volailles,
qu’elles étaient les plus vulnérables de tous les animaux. Elles
n’avaient guère de moyens de se défendre contre le danger, si
modeste soit-il. Et c’était cette vulnérabilité même qui les lui
avait rendues si attachantes. Au début, son oison lui avait fait
aimer toutes les bêtes à plumes, mais il avait fini par concentrer
tout son amour sur les pauvres volailles après avoir vu un faucon
attaquer sauvagement une poule.
Il passa au peigne fin l’épaisse toison de la nuit comme on
épouille une bête à fourrure, puis, désespéré, rentra chez lui. De
plus en plus, son acte lui paraissait commis sans concertation avec
son esprit. C’était cela plus que tout qui le faisait souffrir. Souvent
des ténèbres soudaines s’abattent sur le cœur d’un homme quand
il découvre qu’il a fait du mal malgré lui. Quand il en prend
conscience, son âme s’agenouille vaincue et, accablée, se soumet
aux alusis du remords et de la honte, et dans cette soumission
s’inflige des blessures. Alors l’homme blessé cherche la guérison
par des gestes de rétribution. S’il a souillé ou déchiré le vêtement
d’un autre homme, il peut par exemple lui offrir un vêtement neuf
et lui dire : « Tiens, mon frère, prends ce vêtement en échange. »
S’il a cassé un objet, il peut chercher à le réparer ou le remplacer.
Mais s’il a fait ce que nul ne peut défaire, ou cassé ce que nul ne
peut réparer, il ne lui reste plus qu’à se soumettre au sortilège
apaisant du remords. C’est là un grand mystère !
Ô Ezeuwa, lorsque mon hôte cherchait une réponse à quelque
chose qui dépassait son entendement, je me risquais souvent à la
fournir. Ainsi, cette nuit-là avant qu’il ne s’endorme, je gravai dans
son esprit l’idée qu’il devrait retourner à la rivière à son réveil.
Peut-être pourrait-il encore retrouver ses volailles. Mais il ne tint

34
PREMIÈRE PARTIE

pas compte de mon conseil. Il crut que cette idée avait germé
directement dans son cerveau, car l’homme n’a aucun moyen de
distinguer ce que lui insuffle un esprit – fût-ce son propre chi –
de ce que lui suggère sa propre voix intérieure.
À de nombreuses reprises ce jour-là je continuai à lui faire
miroiter cette idée, mais chaque fois sa voix intérieure répliquait
qu’il était trop tard, que les poules avaient dû se noyer. Ce à quoi
je rétorquais qu’il ne pouvait pas en être sûr. Mais la voix persis-
tait : C’est fini ; il n’y a plus rien à faire. Alors, le soir venu, quand
je compris qu’il n’en ferait rien, je fis ce que toi, Oseburuwa, tu
déconseilles formellement aux esprits protecteurs sauf dans les
cas extrêmes. Je sortis du corps de mon hôte alors qu’il était
conscient. Je le fis car je savais que mon rôle ne consistait pas seu-
lement à le guider mais aussi à le soutenir et à vérifier les choses
qui pouvaient être hors de sa portée. En effet, je me considère
comme son représentant au royaume des esprits. Je suis en lui
et j’observe le moindre mouvement de ses mains, son moindre
pas, son moindre geste. Pour moi, son corps est un écran où
se projette la totalité de sa vie. Car lorsque j’occupe un hôte je
ne suis qu’un réceptacle creux empli par la vie d’un humain, et
rendu concret par cette vie. C’est donc en qualité de témoin que
je le regarde vivre, et sa vie devient mon témoignage. Mais un
chi est bridé par le corps de son hôte. Tant qu’il y demeure, il lui
est presque impossible de voir ou d’entendre ce qui est présent
ou proféré dans le règne des êtres surnaturels. En revanche, s’il
s’en extrait, il accède à des choses imperceptibles à l’homme.
Une fois sorti de son corps, je fus assailli par la clameur du
monde des esprits, une symphonie assourdissante de sons qui
auraient terrifié les hommes les plus braves. C’était une caco-
phonie de voix : plaintes, cris, hurlements, bruits en tout genre.
Chose étrange : alors que la frontière qui sépare le monde

35
La prière des oiseaux

humain de celui des esprits n’est pas plus épaisse qu’une feuille,
on n ­ ’entend pas le plus infime écho de ce tumulte tant qu’on
ne quitte pas le corps de son hôte. Le chi nouvellement créé et
qui descend sur terre pour la première fois est submergé par ce
vacarme, si effrayant qu’il peut être tenté de regagner en hâte
la forteresse de silence qu’est le corps de son hôte. C’est ce qui
m’est arrivé lors de mon premier séjour terrestre, comme à bien
des esprits protecteurs que j’ai rencontrés aux cavernes du repos
d’Ogbunike, de Ngodo, d’Ezi-ofi, voire aux pyramides d’Abaja. Et
ce tumulte est plus effrayant encore, la nuit, à l’heure des esprits.
Chaque fois que je quitte mon hôte alors qu’il est éveillé,
je fais en sorte que ces échappées soient brèves, afin que rien
ne lui arrive en mon absence et qu’il ne fasse rien que je ne
puisse justifier. Mais on ne chemine pas au même rythme selon
qu’on est désincarné ou porté par une enveloppe humaine,
et je dus laborieusement me frayer une voie dans la foule du
Benmuo, où des esprits de toutes sortes grouillaient comme
autant d’asticots invisibles. Ma hâte porta ses fruits, et je par-
vins à la rivière en l’espace de sept battements de cils, mais je
n’y trouvai rien. Je revins le lendemain, et à la troisième visite
je vis enfin le coq blanc qu’il avait jeté du pont. Le corps gon-
flé, il gisait à la surface, pattes en l’air, raide mort. L’eau avait
ajouté une imperceptible touche de gris à son plumage, et son
ventre était dépouillé de tout duvet comme si quelque chose
dans l’eau l’avait dévoré. Son cou paraissait distendu, ses rides
plus profondes, et il était tout boursouflé. Un vautour trônait
sur l’une de ses ailes, aplaties et étalées à la surface, et scrutait
la charogne et les alentours. Je ne vis aucun signe de l’oiseau
blanc comme laine.
Ô Ebubedike, au fil de mes cycles d’existence, j’ai fini par
comprendre que les choses qui arrivent à un homme se sont déjà

36
PREMIÈRE PARTIE

produites il y a bien longtemps en quelque royaume souterrain, et


que rien dans l’univers n’est sans précédent. Le monde tourne sur
la roue silencieuse d’une patience ancestrale, en vertu de laquelle
toutes choses attendent et prennent vie par cette attente. La mal-
chance qui affecte un homme l’attendait depuis longtemps – au
milieu d’un chemin, sur une route ou sur un champ de bataille,
jusqu’à ce que son heure vienne C’est l’individu, ainsi que tous
ceux qui compatissent avec lui, y compris son chi, qui, lorsqu’il
atteint ce point et voit s’abattre le sort, peut naïvement suc-
comber à une stupéfaction maussade. Mais en vérité cet homme
était mort depuis longtemps, et la réalité de sa mort simplement
dissimulée sous le voile soyeux du temps, qui enfin s’écarte pour
la révéler. J’ai vu cela advenir bien des fois.
Ce soir-là tandis qu’il dormait, je suis sorti de son corps
comme je le faisais souvent pour pouvoir veiller sur lui, car c’est
souvent de nuit, durant le sommeil des humains, que s’activent
les habitants du Benmuo. Et de cette position extérieure, je pro-
jetai dans son esprit inconscient l’image du poulet, du vautour,
car le moyen le plus simple de transmettre à son hôte un événe-
ment aussi mystérieux consiste à passer par la sphère des rêves,
royaume fragile où un chi ne doit pénétrer qu’avec précaution et
circonspection, car c’est un théâtre ouvert accessible à n’importe
quel esprit. Un chi doit d’abord s’extraire du corps de son hôte
avant de pouvoir s’introduire dans le monde de ses rêves. Cela
évite également au chi d’être identifié par des esprits étrangers
alors qu’il flotte dans un espace vacant.
Lorsque je lui eus projeté ces images, il s’agita dans son som-
meil, leva une main et replia mollement le poing. Je soupirai,
soulagé, comprenant qu’il savait à présent ce qui était arrivé à
son coq blanc.

37
La prière des oiseaux

Ô Gaganaogwu, sa tristesse d’avoir noyé les poulets avait


anéanti en lui toute pensée pour la femme du pont. Mais lente-
ment, à mesure que la tristesse s’apaisait, l’image de cette femme
franchit les frontières de son esprit et l’envahit peu à peu. Il se
mit à ressasser la vision qu’il avait eue d’elle. Tout ce qu’il retenait
de cette apparition nocturne, c’est qu’elle était de taille moyenne,
et moins plantureuse que Miss J la prostituée. Elle portait une
jupe et un chemisier fin. Et il se rappela que sa voiture était
une Toyota Camry bleue, comme celle de son oncle. Et souvent,
sa pensée bondissait, telle une sauterelle, de cette vision à une
interrogation curieuse : qu’était-elle devenue après son départ
du pont ? Il se reprochait d’être parti si vite.
Les jours suivants, il s’occupa de son poulailler et de son jardin
d’une main légère, maintenant obsédé par cette femme. Et quand
il allait en ville il guettait la voiture bleue. Au fil des semaines, il
fut repris de désir pour la prostituée, un désir qui enflait comme
un orage et inondait le paysage desséché de son âme, et qui
finit par le conduire au bordel. Mais Miss J n’était pas libre. Les
autres pensionnaires l’assaillirent, et l’une d’elles l’entraîna dans
une chambre. Elle avait la taille fine et une cicatrice au ventre.
Avec elle, il se sentit confiant et sûr de lui, comme si, lors de sa
précédente visite, toutes ses appréhensions et sa naïveté avaient
été battues à mort. Il céda à ses avances sans scrupules et, même
si j’évite en général de regarder mes hôtes forniquer, car l’acte
sexuel ressemble terriblement à la mort, cette fois je restai en lui
car ce serait sa première fois. Quand ce fut fait, elle lui administra
une claque dans le dos en lui disant à quel point il était doué.
Pourtant, malgré cette expérience, il demeurait attiré par
Miss J, son corps, le bruit familier de ses soupirs. Il constata
avec surprise que, même s’il avait eu un rapport plus complet

38
PREMIÈRE PARTIE

avec l’autre femme, il avait éprouvé plus de plaisir entre les mains
de Miss J. Il revint au bordel trois jours plus tard et évita soi-
gneusement l’autre femme, qui accourait vers lui avec enthou-
siasme. Cette fois, Miss J était libre. Elle le dévisagea comme
si elle le reconnaissait à peine et entreprit de le déshabiller en
silence. Avant qu’ils commencent, elle répondit au téléphone,
dit à son interlocuteur de venir dans deux heures puis, comme
la voix d’homme semblait hostile à cet arrangement, avança le
rendez-vous d’une demi-heure.
Ils étaient déjà en pleins ébats quand elle évoqua la fois pré-
cédente dans un éclat de rire.
– Cette fois, tu ouvres les yeux quand je t’ai sucé, hein ?
Il lui fit l’amour avec une exubérance qui lui enfiévra l’âme, et
se déversa tout entier dans l’étreinte. Mais une fois qu’il s’affala
à son côté, elle repoussa son bras et se leva.
– Miss J ! s’écria-t‑il, au bord des larmes.
– Quoi encore ? – elle entreprit d’agrafer son soutien-gorge.
– Je vous aime.
Ô Egbunu, la femme s’immobilisa, tapa dans ses mains et
éclata de rire. Elle alluma la lumière et retourna au lit. Elle lui prit
le visage d’une main, parodia la solennité sombre avec laquelle
il avait prononcé ces mots et rit de plus belle.
– Oh mon petit gars, tu causes sans savoir – de nouveau elle
tapa dans ses mains. Non mais regardez-le, il dit qu’il m’aime.
Qu’est-ce qu’il faut pas entendre ! Il me connaît même pas, et
voilà qu’il dit qu’il m’aime. Allez, dis que tu l’aimes, ta mama.
Elle claqua des doigts et bascula dans une hilarité renouvelée.
Et pendant des jours, il sentit son rire résonner dans tous les
creux de son être, comme si c’était le monde même qui riait de
lui, pauvre petit homme solitaire dont le seul péché était d’être
assoiffé d’une présence à ses côtés. C’est alors qu’il éprouva pour

39
La prière des oiseaux

la première fois cette émotion déroutante et grisante de l’amour


idéalisé, un carrefour distinct de ce que lui inspiraient ses oiseaux
et sa famille. Sentiment douloureux, car la jalousie est l’esprit
malin qui se tient au seuil de l’amour et de la folie. Il voulait
qu’elle lui appartienne, plein de rancœur envers tous les hommes
qui allaient la posséder après lui. Mais il ignorait encore que
rien, jamais, n’appartient pleinement à personne. Nu il est né,
nu il repartira. Un homme ne peut posséder que ce qu’il garde
auprès de lui. S’éloigner, c’est risquer la perte. Il ignorait alors
qu’un homme a beau renoncer à tout ce qu’il possède pour la
femme qu’il aime, elle risque en retour de ne plus vouloir de lui.
Bien des fois j’ai vu cela.

Et c’est ainsi que, brisé par toutes les choses qu’il ignorait
encore, il quitta la chambre, déterminé à ne jamais revenir.
3

ÉVEIL

Ô Ijango-ijango, en bien des séjours au monde humain, j’ai


entendu les grands anciens, dans leur profondeur kaléidosco-
pique, dire que, si profond que soit le chagrin, rien ne peut forcer
les yeux à verser des larmes de sang. Si longtemps que pleure
quelqu’un, seules coulent des larmes ordinaires. Même si un
homme demeure longtemps dans l’affliction, il finira par s’en
arracher. À la longue, son esprit se dotera de bras forts comme
des branches, abattra le mur et trouvera la rédemption. Car si
noire que soit la nuit, elle finit toujours par passer, et Kamanu,
le dieu du soleil, brandit le lendemain son grandiose emblème.
Bien des fois j’ai vu cela.
Au quatrième mois après sa rencontre avec la femme du pont,
mon hôte avait presque surmonté son chagrin. Non qu’il fût pour
autant heureux, car même les atours de ses jours les plus radieux
étaient ourlés d’un fil de ténèbres douloureuses. Simplement, il
reprenait vie, se rouvrait à la possibilité du bonheur. Il se tourna
vers son ami Elochukwu, qui se mit à lui rendre visite réguliè-
rement et le persuada d’adhérer au MASSOB, ce mouvement
qui ratissait la jeunesse igbo comme un vieux balai amasse la
poussière. Elochukwu, son ami de lycée et confident, qui avait
toujours été mince, s’était musclé et exhibait ses biceps à tout va

41
La prière des oiseaux

en portant des maillots de corps et des débardeurs. « Le Nigeria


a échoué », disait-il à mon hôte dans la langue du Blanc, avant
de revenir à la langue des ancêtres qu’il privilégiait dans leurs
discussions : « Ihe eme bi go. Anyi choro nzoputa ! » Il insista
tant que mon hôte finit par le suivre. Le soir, dans le grand
local d’un concessionnaire automobile, ils se rassemblaient en
béret noir et chemise rouge, entourés de drapeaux à l’effigie d’un
soleil ascendant, de cartes géographiques, et de photos de soldats
qui avaient combattu pour le Biafra. Mon hôte traînait dans le
sillage de ce groupe, et scandait des slogans à pleins poumons.
Il braillait « Le Biafra doit renaître », puis, en tapant des pieds
sur le plancher inachevé, psalmodiait : « MASSOB ! MASSOB ! »
Assis parmi eux, il écoutait le concessionnaire et le chef du mou-
vement, Ralph Uwazuruike. Alors mon hôte prenait la parole,
se déridait enfin, et beaucoup remarquaient son large sourire, sa
propension à rire. Ces hommes, sans savoir d’où il venait ni ce
qu’il avait traversé, percevaient les premiers signes de sa guérison.
Ô Chukwu, moi qui avais habité un hôte durant la guerre du
Biafra, je craignais que son rapprochement avec ce groupe ne le
mette en danger. Je lui insufflai l’idée que son engagement pou-
vait l’exposer à la violence. Mais sa voix intérieure répliqua avec
confiance qu’il n’avait pas peur. Et de fait, il fréquenta longtemps
le groupe, uniquement mû par une colère qu’il n’aurait su définir.
Car lui-même n’avait pas vécu les outrages dénoncés par ces
hommes. Personne dans son entourage n’avait été assassiné par
des gens du nord du Nigeria. Et s’il jugeait vraies beaucoup de
leurs sombres prédictions – il constatait par exemple q ­ u’aucun
Igbo n’avait jamais été élu président, et qu’il n’y en aurait peut-
être jamais – elles ne l’affectaient pas personnellement. Il ne
savait rien de la guerre, hormis les histoires racontées par son
père, qui avait combattu. Et tandis que ces hommes parlaient,

42
PREMIÈRE PARTIE

ces récits saisissants s’agitaient dans la boue du souvenir tels des


insectes blessés.
Mais s’il assistait aux réunions, c’est avant tout parce que
Elochukwu était son seul ami. L’implication d’un voisin dans la
mort de son oison avait fermé son cœur aux amitiés. Après cet
incident, il avait survolé du regard le champ gris de l’humanité
et conclu que le monde des hommes était trop violent à son
goût. Il avait préféré trouver du réconfort auprès des créatures
à plumes. Fréquenter le groupe lui permettait aussi d’occuper le
temps qu’il ne consacrait pas à sa ferme et à son poulailler ; et en
arpentant la ville pour faire avancer la cause de l’État souverain
du Biafra, il espérait également croiser la femme rencontrée sur
le pont. Ô Akataka, tel était en fait son principal motif, sa vraie
raison de s’obstiner à militer malgré le danger croissant. Mais
après un mois de manifestations, d’affrontements avec la police,
d’émeutes et de violence, et mon travail de sape subliminal pour
le convaincre de renoncer à son engagement, il se détacha du
groupe comme une roue de bolide qui file dans le vide.
Il retourna à sa vie normale, réveillé à l’aube par la belle et
énigmatique musique du poulailler, une symphonie de cocoricos,
de caquètements et de piaillements mêlés qui finissaient souvent
par former, selon les mots de son père, un chœur harmonieux.
Il récoltait les œufs, recensait les naissances de poussins dans
son grand registre, nourrissait ses ouailles, les regardait manger
dans la cour, sa fronde à portée de main pour les protéger, et
s’occupait des bêtes faibles ou malades. Au cours de ce mois-là,
un de ces jours où il s’affairait sans se laisser distraire, il planta
des tomates dans une parcelle pelée. Il avait délaissé ce terrain
depuis longtemps, et fut stupéfait de le voir aussi altéré. En
désherbant, il constata que les fourmis rouges ne s’étaient pas
contentées d’envahir la terre : elles l’infestaient complètement.

43
La prière des oiseaux

Elles se nichaient au plus profond du sol, dans son système ner-


veux, enfouies dans chaque motte de terre. Apparemment, elles
s’étaient nourries d’un vieux plant de manioc qui avait dû suc-
comber à leurs assauts. Il fit bouillir de l’eau qu’il déversa sur le
terreau pour les exterminer. Puis il balaya la masse de fourmis
mortes et sema les graines de tomates.
Il regagna la cour, nettoya ses ongles et ses pouces noircis. Il
puisa ensuite des bols de millet dans un baril qu’il stockait dans
un débarras et répandit les graines sur une natte. Il ouvrit les
deux enclos où s’agitaient une douzaine de poules, qui se préci-
pitèrent vers leur pitance. Chaque enclos contenait deux cages
de poules et de poussins ; une autre cage renfermait trois grosses
poules entourées de leurs œufs. Il palpa chaque bête pour vérifier
qu’elle était en bonne santé. Il y avait environ quarante poules
brunes et une douzaine de blanches. Après les avoir nourries,
il essaya de vérifier lesquelles avaient déféqué pour examiner
leurs déjections du bout d’un bâton, au cas où elles auraient des
vers. Il se penchait sur un amas d’excréments gris déposés près
du puits par une poule à viande quand il entendit une voix de
femme, une vendeuse d’arachides.
Ô Egbunu, je tiens à dire qu’il ne réagissait pas ainsi à toutes
les voix de femme ; mais celle-ci avait un accent étrangement
familier. Je savais, contrairement à lui, qu’elle lui rappelait sa
mère. Il aperçut soudain une femme dodue, au teint bistré, à
peu près de son âge. Elle transpirait au soleil brûlant, et la sueur
luisait sur ses jambes. Elle portait sur la tête un plateau d’ara-
chides. Elle faisait partie de cette classe de pauvres engendrée
par la civilisation nouvelle. Au temps des grands anciens, seuls
les fainéants, les oisifs, les infirmes ou les maudits vivaient dans
le besoin, mais aujourd’hui presque tout le monde était dans ce
cas. Il suffit de s’aventurer dans les rues, au cœur de n’importe

44
PREMIÈRE PARTIE

quel marché du pays igbo, pour voir des travailleurs, des hommes
aux mains dures comme les pierres, aux vêtements trempés de
sueur, qui vivent dans une atroce misère. Quand le Blanc est
venu, il a apporté de bonnes choses. En voyant l’automobile,
les enfants des anciens s’exclamaient émerveillés. Et les ponts ?
« Magnifiques ! » La radio ? « Une invention miraculeuse ! » Non
contents de délaisser la civilisation de leurs pères bienheureux,
ils la détruisirent. Ils se ruèrent vers les grandes villes – Lagos,
Port Harcourt, Enugu, Kano – mais constatèrent qu’il n’y avait
pas assez de bonnes choses pour tout le monde. « Où sont nos
voitures ? demandèrent-ils aux portes de ces villes. – Seuls les
privilégiés en ont ! – Où sont les bons boulots, ceux où on porte
une cravate dans un bureau climatisé ? – Ah, ils sont réservés
à ceux qui ont fait des années d’études à l’université, et encore,
on est en concurrence avec une foule d’autres diplômés. » Et
c’est ainsi, la tête basse, que les enfants des anciens tournèrent
les talons pour rebrousser chemin. Mais pour aller où ? Vers les
ruines de l’édifice qu’ils avaient détruit. Et les voilà réduits au
minimum vital, et voilà pourquoi on voit des gens comme cette
femme arpenter la ville en tous sens à vendre des arachides.
Il lui cria de s’approcher.
Elle se tourna vers lui et leva la main pour maintenir son pla-
teau en place sur sa tête. Elle se désigna du doigt et dit quelque
chose d’inaudible.
– Je veux acheter des arachides, lui cria-t‑il en anglais.
La femme s’engagea sur le chemin de terre incurvé, creusé
d’ornières par les roues de sa camionnette et, plus récemment,
par le 4×4 de son oncle. La pluie de la veille avait modelé la glaise
rouge en petites boules de boue qui collaient aux pneus. Et même
à présent que le ciel était dégagé, la terre rougeâtre continuait
d’exhaler une odeur de vieux et, partout, des vers la fouaillaient

45
La prière des oiseaux

et y laissaient un sillage. Enfant, il avait pris plaisir à écraser des


vers sous ses pieds après les averses, et parfois, avec ses amis,
notamment Ejike le voleur d’oison, il enfermait les vers dans des
sacs en plastique transparents pour les regarder se tortiller dans
l’espace hermétique et étouffant.
Elle portait des sandales, dont les brides de plastique étaient
couvertes de poussière comme ses pieds. Un petit sac à main
battait contre sa poitrine, suspendu par une bandoulière de tissu.
Tandis qu’elle approchait en piétinant la terre, il s’essuya la main
sur le mur, à côté de la porte. Il pénétra dans la maison et y jeta
un coup d’œil fébrile. Il remarqua pour la première fois la grande
tenture de toiles d’araignées qui s’étendait au plafond du salon,
rappel de tout le temps passé depuis la mort de son père, qui,
lui, tenait une maison impeccable.
– Bonjour, monsieur, dit la femme avec une légère génuflexion.
– Bonjour, ma sœur.
Elle posa le plateau d’arachides, tendit la main vers la poche de
sa jupe et en sortit un mouchoir détrempé et taché d’un nuancier
de terre brune. Elle s’en servit pour s’essuyer le front.
– Combien, combien ça coûte…
– … les arachides ?
Mon hôte crut percevoir un léger tremblement dans sa
voix : ainsi les humains influencés par leurs propres sensations
déforment-ils les actions des autres. Pour ma part, je n’entendis
pas le moindre frémissement. Cette femme me paraissait par-
faitement calme.
– Oui, les arachides, dit-il en hochant la tête.
Il sentit une montée de bile qui lui laissa en bouche un goût
poivré. Son trouble venait de l’étrange familiarité de cette voix
qui, sans qu’il puisse en connaître l’origine, l’attirait irrésistible-
ment vers cette femme.

46
PREMIÈRE PARTIE

Elle désigna une petite boîte de tomates en conserve remplie


d’arachides et dit :
– Cinq nairas la petite portion, dix nairas la grande.
– Alors une grande.
Elle secoua la tête.
– Quoi, Oga, tu me fais venir jusqu’ici pour acheter une seule
malheureuse boîte ? Allez, je t’en prie, fais un effort – elle éclata
de rire.
De nouveau il éprouva cette sensation dans sa gorge. La pre-
mière fois, c’était pendant son deuil. Il ignorait que ce mal est lié
à une indigestion qui enflamme le creux de l’estomac des endeuil-
lés et des angoissés. Bien des fois j’avais vu cela, tout récemment
encore chez mon précédent hôte, Ejinkeonye Isigadi, quand il
combattait pour l’indépendance du Biafra quarante ans plus tôt.
– OK, donne-moi deux grandes.
– Aaah, merci, Oga.
Elle se pencha vers la boîte de conserve pour y puiser une
grande quantité d’arachides, qu’elle vida dans un petit sac en
plastique transparent. Elle en versait encore lorsqu’il dit :
– Je veux pas seulement des arachides.
– Hein ? – elle baissa la tête.
Elle ne le regarda pas tout de suite, mais il la dévora des yeux,
s’attardant sur son visage rude où se lisaient les privations. Des
couches de saleté incrustées le recouvraient et le redéfinissaient
comme des excroissances de chair. Pourtant, sous cette carapace,
il percevait une beauté éclatante. Quand elle riait, ses fossettes
se creusaient et sa bouche faisait la moue. Elle avait un grain de
beauté au-dessus de la bouche, mais son regard le délaissa, tout
comme ses lèvres gercées qu’elle léchait en permanence pour les
faire briller. C’est vers sa poitrine que ses yeux étaient attirés, ces
seins opulents qui semblaient séparés par une vaste distance. Ils

47
La prière des oiseaux

étaient ronds et pleins et étaient pressés par ses vêtements, malgré


le soutien-gorge dont il voyait dépasser les bretelles sur ses épaules.
– Ina anu kwa Igbo ? demanda-t‑il.
Elle hocha la tête et il adopta la langue éloquente des anciens.
– Je veux que tu restes un peu avec moi. Je me sens seul.
– Alors tu ne veux pas d’arachides ?
Il secoua la tête.
– Non. Enfin, pas seulement. Je veux aussi te parler.
Il l’aida à se redresser, et quand elle fut debout il plaqua sa
bouche sur la sienne. Ô Agbatta-Alumalu, il avait beau craindre
qu’elle ne le repousse, son impulsion était si forte qu’elle étouffa
la voix de la raison. En reculant la tête, il la vit stupéfaite mais
docile. Il crut même voir un éclair de joie dans ses yeux, et la
serra contre lui en disant :
– Je veux que tu viennes à la maison avec moi.
– Isi gi ni ? répondit-elle en redoublant de rire. Tu es vraiment
un homme bizarre.
Le mot qu’elle employa pour « bizarre » n’était pas courant
dans la langue que parlaient les anciens à Umuahia, mais il l’avait
souvent entendu au grand marché d’Enugu.
– Tu es d’Enugu ?
– Oui ! Comment tu le sais ?
– Où ça à Enugu ?
– Obollo-Afor.
Il secoua la tête.
Elle se détourna brusquement de lui, joignit les mains.
– T’es vraiment bizarre. Tu m’as même pas demandé si j’avais
un petit ami !
Mais il ne dit rien. Il posa le plateau sur la grande table, au
bord incrusté de crotte de poule séchée. Quand il la prit par la
taille et l’attira doucement à lui, elle murmura :

48
PREMIÈRE PARTIE

– Alors c’est ça que tu veux vraiment ?


Il confirma, elle lui appliqua une petite tape sur la main et
éclata de rire tandis qu’il lui déboutonnait son chemisier.
Ô Chukwu, à ce stade je connaissais mon hôte depuis bien
des années. Mais ce jour-là je ne le reconnaissais plus. Il se
­comportait comme un possédé, méconnaissable à ses propres
yeux. Cet ermite qui ne cédait rien ou presque au monde exté-
rieur, où donc avait-il trouvé le courage de demander à une
femme de coucher avec lui ? Lui qui avant la suggestion de son
oncle ne pensait guère aux femmes, comment osait-il déshabiller
une femme qu’il venait de rencontrer ? Je l’ignorais. Je constatai
simplement qu’avec cette audace inaccoutumée il la déshabilla
fébrilement.
Longuement elle retint sa main d’une poigne ferme, et de
l’autre se couvrit la bouche en riant silencieusement. Ils allèrent
dans la chambre, et quand il referma la porte, le cœur battant
plus fort encore, elle dit :
– Écoute, je suis toute sale.
Mais il l’entendit à peine. Il se concentra sur ses propres mains,
qui légèrement tremblantes lui ôtaient sa culotte. Alors seulement
il dit :
– Ça ne fait rien, mama – et il l’entraîna dans le lit où était
mort son père, dévoré d’une passion proche de la rage.
Cette passion se grava sur le visage de la femme en de rapides
changements d’expression : le plaisir ; la douleur et ses grince-
ments de dents ; l’excitation, qui culmina en un petit rire ; la
surprise, où sa bouche se figea en un O stupéfait ; un apaise-
ment nerveux, les yeux clos comme dans un sommeil agréable et
épuisé. Un kaléidoscope de sensations jusqu’au moment ultime
où soudain il s’amollit. Il l’entendit à peine dire : « Retire-toi, s’il
te plaît », avant de s’effondrer à côté d’elle, vidé de son souffle.

49
La prière des oiseaux

L’acte lui-même est difficile à décrire. Ils ne dirent pas un mot


mais gémissaient, soupiraient, haletaient, grinçaient des dents.
Les objets de la pièce parlaient pour eux : le lit poussait une
plainte lugubre, les draps semblaient s’engager dans une longue
mélopée réfléchie comme un enfant entonne une comptine. Tout
se passa avec la grâce d’une fête solennelle : ce fut rapide, sou-
dain, vigoureux, et pourtant si tendre. Et à la fin, de toutes les
expressions qui avaient parcouru le visage de la femme, seule
demeurait la joie. Allongé auprès d’elle, il lui effleura les lèvres,
lui frotta la tête et elle finit par rire. Il sentit s’effacer toutes les
terreurs qui hantaient son cœur. Il se redressa, tandis qu’une
goutte de sueur dégoulinait lentement dans le creux de son dos,
incapable de saisir pleinement ce qu’il éprouvait. Il percevait en
elle une certaine gratitude, car elle lui prit la main et la pressa, si
fort qu’il frémit en silence. Puis elle parla. Elle parla de lui avec
une profondeur inattendue, comme si elle le connaissait depuis
longtemps. Elle dit que même s’il agissait bizarrement, elle sentait
au fond de son âme qu’il était un homme « bon ». Un homme
bon, ne cessait-elle de répéter. « Et il n’y en a plus beaucoup
dans ce monde. » Et il avait beau être vidé, épuisé, somnolent,
il sentit la résignation dans sa voix. Puis, semble-t‑il, elle leva la
tête et regarda son pénis, toujours en érection bien après avoir
inondé le drap. Elle hoqueta.
– Tu bandes encore ? Anwuo nu mu o !
Il voulut parler mais n’émit qu’un borborygme.
– Hmmm, je vois que tu t’endors, dit-elle.
Il hocha la tête, embarrassé par cet épuisement aussi soudain
qu’imprévu.
– Je vais partir et te laisser dormir.
Elle ramassa son soutien-gorge et l’enfila. Les vénérables
anciennes n’en portaient pas : soit elles se couvraient la poitrine

50
PREMIÈRE PARTIE

d’une étoffe nouée dans le dos ou d’un uli, soit elles allaient
seins nus.
– D’accord, mais reviens demain.
Elle se retourna.
– Pourquoi ? Tu ne sais même pas si j’ai un petit ami, tu ne
m’as même pas posé la question.
Son esprit se ranima à cette idée, mais ses paupières restaient
lourdes. Il marmonna des mots incohérents qu’elle ne put saisir
mais où je discernai cette déclaration déroutante : « Tu es venue,
alors reviens. »
– Tu vois, tu n’arrives même plus à parler. Je vais y aller. Mais
dis-moi au moins comment tu t’appelles !
– Chinonso.
– Chi-non-so. C’est un beau nom. Moi, c’est Motu. Tu as
compris ? Motu ! – elle tapa dans ses mains. Je suis ta nouvelle
petite amie. Je reviendrai demain, vers cette heure-ci. Bonne nuit.
Dans sa torpeur avachie, il entendit la porte d’entrée se refer-
mer. Elle était partie, emportant avec elle son odeur unique, dont
les effluves persistaient sur ses mains et dans sa tête.

Ô Agbatta-Alumalu, les pères immémoriaux disent que sans


lumière on ne peut engendrer d’ombres. Cette femme avait surgi
comme une étrange lumière soudaine qui de partout faisait éclore
des ombres. Il tomba amoureux d’elle. Peu à peu, ce fut comme
si, d’un seul coup de fronde, elle avait fait taire son chagrin, ce
chien brutal qui aboyait sans relâche dans la nuit précoce de sa
vie. Si fort était leur lien qu’il en fut guéri. Même ma relation
avec lui s’améliora, car un homme ne peut pleinement commu-
nier avec son chi que lorsqu’il est en paix. Lorsque je parlais, il
entendait ma voix, et dans sa volonté les ombres de la mienne
commençaient à se frayer un chemin. S’il avait vécu au temps des

51
La prière des oiseaux

grands anciens, ils auraient dit de lui qu’il confirmait ce que moi,
son chi, j’affirmais, tant il est vrai que onye kwe, chi ya e kwe.
Nul humain qui vit de tels moments ne saurait désirer qu’ils
prennent fin. Mais hélas, dans l’uwa, les choses ne se déroulent
pas toujours conformément aux attentes de l’homme. Bien des
fois j’ai vu cela. Je ne fus donc pas surpris de le voir s’éveiller, le
jour où tout prit fin, comme il s’éveillait depuis bien des matins,
l’esprit empli de cette femme avec laquelle il connaissait la félicité
depuis quatre semaines de marché (trois semaines dans le calen-
drier du Blanc). Tout lui sembla comme d’habitude ce matin-là,
semblable aux vingt et un jours précédents, car l’homme est
dénué du pouvoir de prescience. Telle est, en suis-je venu à
croire, la plus grande faiblesse humaine. Si seulement l’homme
pouvait voir le lointain comme il voit ce qu’il a sous les yeux,
voir le caché comme le visible, entendre ce qui est tu comme ce
qui est dit, il s’épargnerait bien des malheurs. Resterait-il même
une force pour le détruire ?
Mon hôte passa ce samedi à attendre la venue de son amante.
Il ignorait que ce jour-là aucune créature ne foulerait ce sentier
encadré de plantations qui s’étendait sur près de deux kilomètres
jusqu’à la route. Assis sur le perron, il le scrutait depuis l’aube,
mais à mesure que le jour déclinait des pensées qu’il n’avait
jamais envisagées jaillirent de quelque gouffre pour régner sur
son esprit. Il n’avait jamais pensé à obtenir l’adresse de Motu. Il
ignorait où elle vivait. La seule fois où il lui avait posé la question,
en la suppliant de le laisser la reconduire chez elle, Motu avait
répondu que sa tante la punirait sévèrement si elle découvrait
qu’elle avait un amoureux. Voici tout ce qu’il savait : elle venait
d’un village de l’Obollo-Afor et travaillait comme bonne à tout
faire chez sa « tante » – qui n’était pas une vraie parente – à la
ville. Elle n’avait pas le téléphone. Il n’en savait pas plus.

52
PREMIÈRE PARTIE

Le jour s’acheva, et un autre arriva au galop, grand attelage


énigmatique à la cloche stridente, à l’allure majestueuse. Il se rua
pour l’accueillir, tremblant sous le poids de l’espoir. Mais quand
il ouvrit la porte, le perron était vide. Rien que la rouille d’une
vieille carriole, le son moqueur du métal sec. Cette journée se
para des couleurs d’un ciel familier, qui lui rappela le jour où
ils avaient fait l’amour dans la cuisine, où pour la première fois
il avait entendu l’air s’exhaler d’un vagin. La première fois aussi
où elle prit un bain chez lui et revêtit la tenue qu’il lui avait
offerte : une robe de tissu d’ankara d’un bleu étincelant, qu’elle
alla ensuite laver dans un seau, dans la salle de bains, avant de
la mettre à sécher dans la cour, sur la corde à linge tendue entre
le goyavier et un bâton fiché dans la clôture. Alors ils avaient
fait l’amour, et elle l’avait interrogé sur son poulailler. Sans s’y
attendre, il lui avait raconté tant de choses sur sa vie qu’il prit
conscience, en une brusque révélation, du poids que représentait
son passé. Au crépuscule, il comprit qu’elle ne viendrait pas. Il
resta allongé, vide, seul, hébété, à écouter la pluie tomber dans
le seau et tambouriner par terre.
Ô Oseburuwa, moi-même je commençai à m’inquiéter. Il
est pénible pour un chi de voir son hôte trouver le bonheur et
ensuite le perdre. Je guettais le moindre signe de cette femme
et parfois, tandis qu’il s’affairait aux champs ou au poulailler, je
quittais son corps et me tenais sur le perron dans l’espoir de la
voir passer et de projeter cette vision dans son esprit. Mais moi
aussi j’avais perdu sa trace. Cette nuit-là, des esprits frivoles le
harcelèrent de rêves où elle apparaissait, et au matin il s’éveilla
troublé. Dans le rêve, ils étaient ensemble, dans un temple ou
une vieille église, et contemplaient les fresques et les portraits
de saints. Il s’attarda sur l’effigie d’un homme dans un arbre, et
quand il se retourna elle n’était plus là. À sa place, il y avait un

53
La prière des oiseaux

faucon. L’animal le scrutait de ses yeux jaunes, le bec entrouvert,


ses serres puissantes crispées sur le bord d’une chaise. Il en resta
d’abord muet, car il savait que c’était elle. Ô Egbunu, tu sais bien
que dans le monde des rêves on ne cherche pas à savoir : on sait,
tout simplement. Ainsi, il comprit que la femme qu’il attendait
s’était transformée en oiseau. Alors qu’il tendait la main pour
le saisir, il se réveilla.
Au bout de deux semaines, tandis que mille idées se déver-
saient dans son esprit comme crachées sans trêve par quelque
bouche antique, il comprit qu’il était arrivé quelque chose et qu’il
risquait de ne jamais revoir Motu. Ô Gaganaogwu, ce fut comme
un éveil : la conscience qu’un homme peut trouver une femme
qui l’accepte et qui l’aime, et qu’un jour elle peut disparaître sans
raison. Le poids de cette révélation l’aurait terrassé si ce jour-là
l’univers ne lui avait pas prêté main-forte. Car l’un des moyens
pour l’homme de soulager sa souffrance est de faire quelque chose
qui sorte de l’ordinaire, quelque chose qu’il n’oubliera jamais. Ce
geste mémorable étanche le saignement et aide à guérir la blessure.
Ce jour-là, assis par terre dans la cuisine, il regardait les coqs
bruns arpenter la cour et picorer, auprès des poules brunes et
de leurs poussins, les monticules de grains de maïs qu’il avait
versés sur des sacs de jute. Par la fenêtre, il aperçut un faucon
qui planait au-dessus de la basse-cour, guettant le moment pro-
pice. Aussitôt, il saisit sa fronde pendue au mur par un clou
et quelques cailloux dans un petit panier de raphia près de la
fenêtre. Il souffla sur les cailloux pour en chasser de petites four-
mis rouges. Puis, fermant un œil, et dissimulé derrière la porte, il
arma sa fronde en plaçant un caillou dans la poche de caoutchouc
et se tint figé, les yeux rivés sur le faucon. Celui-ci s’était immo-
bilisé dans les airs, puis élevé plus haut encore pour échapper à
la vue des poulets. Alors il déploya toute son envergure et, en

54
PREMIÈRE PARTIE

un éclair, fondit sur la basse-cour à une vitesse stupéfiante. Mon


hôte le suivit du regard et, à l’instant où il s’apprêtait à saisir un
coquelet qui picorait près de la clôture, il actionna sa fronde.
Certes, il était expert en cet art, et maniait la fronde depuis
son enfance, mais j’ai peine à comprendre qu’il ait pu atteindre
le rapace en plein front. Il y avait là quelque chose d’instinctif,
et d’origine divine. On aurait cru, ô Chukwu, que ce geste avait
été répété bien des années plus tôt, avant sa naissance, avant que
tu ne me désignes comme son esprit protecteur. Et c’est ce geste
qui engendra sa seconde guérison. Car il semblait ainsi accom-
plir sa vengeance contre cette force primitive à laquelle il faisait
face, cette main invisible qui s’empare de tout ce que l’homme
possède. Cette voix qui paraît dire : « Franchement, il a été assez
heureux comme ça, il est temps de le renvoyer dans les ténèbres
qui sont sa vraie place. » Et à l’issue de cette seconde semaine il
revint à la vie.
Les jours suivants, la pluie tomba à verse avec une obstination
qui lui rappela une année de son enfance, du vivant de sa mère,
où la pluie avait détruit la maison des voisins, qui avaient dû se
réfugier chez sa famille. Pendant ce déluge, ses volailles ne s’aven-
turaient guère dans la cour. Lui-même gardait ses distances, et
se replia dans le monde solitaire auquel il s’était accoutumé.
Ô Chukwu, c’est ainsi qu’il vivrait les trois mois suivant la dis-
parition de Motu, évitant de voir quiconque, même Elochukwu.

Ô Ijango-ijango, les grands anciens disent souvent qu’un enfant


ne meurt pas si le sein de sa mère est tari. Ainsi en allait-il de
mon hôte. Il s’habitua bientôt à la perte de Motu, et recommença
à sortir pour accomplir ses tâches quotidiennes. C’est donc sans
rien attendre qu’il sortit ce jour-là, à la fin de ces trois mois,
pour faire le plein d’essence à la station voisine, en comptant

55
La prière des oiseaux

revenir aussitôt. Il y avait une longue file d’attente ; parvenu


enfin à la pompe, il descendait ouvrir le réservoir quand il vit
une main lui faire signe dans l’une des voitures alignées derrière
lui. Il n’eut pas le temps de distinguer de qui il s’agissait, car la
pompiste était là et il devait lui expliquer qu’il voulait pour six
cents nairas d’essence.
– Ça fait huit litres. Un compte rond. C’est soixante-quinze
nairas le litre.
– Très bien, madame.
La femme tapota les touches de la pompe et les chiffres se
mirent à défiler. Alors il se retourna et reconnut la femme du pont.
Ô Chukwu, comment aurait-il pu imaginer qu’en un jour si morne
et ordinaire l’objet de sa longue quête allait enfin réapparaître, si
brusquement, et se révéler spontanément à lui ? Il garda un œil sur
la pompe, craignant de se faire rouler comme cela arrivait souvent,
mais le choc de ces retrouvailles s’agrippa à une branche de son
esprit telle une vipère. Avec une hâte mêlée ­d’angoisse, il alla sta-
tionner sur le bas-côté, près d’un canal d’évacuation qui descendait
vers la rue. Quel que soit le calendrier adopté – le calendrier des
anciens, où la semaine compte quatre jours, le mois vingt-huit
jours et l’année treize mois, ou le calendrier du Blanc, désormais
adopté par les descendants des anciens –, neuf mois s’étaient écou-
lés depuis le soir où il avait sacrifié deux poulets pour faire peur à
cette femme et la ramener à la vie. En l’attendant, il se remémora
tout ce qui lui était arrivé depuis cette rencontre. Quand elle se gara
derrière lui et descendit à sa rencontre, il sentit resurgir cet élan
qu’il croyait disparu, comme si tout ce temps il s’était simplement
enfoui dans une poche de son cœur telle une pièce de monnaie.
4

L’OISON

Ô Anungharingaobialili, lorsqu’un homme est confronté à une


situation qui lui rappelle un événement déplaisant de son passé,
il s’arrête prudemment au seuil de cette expérience avant de se
décider ou non à entrer. S’il l’a déjà franchi, il est susceptible
de revenir sur ses pas. À l’image de mon hôte, tout homme est
inextricablement enchaîné à son passé et peut toujours craindre
qu’il ne se répète. C’est pourquoi, avec le souvenir de Motu si
vif encore dans son esprit, mon hôte accueillit avec prudence
son désir pour cette femme. Il la trouva extrêmement chan-
gée, comme si ce n’était plus la femme engloutie dans la dou-
leur qu’il avait rencontrée ce soir-là sur le pont. Elle était plus
grande que dans son souvenir de cette brève rencontre. Ses yeux
­s’encadraient d’un arc délicat, et son front brillait, dégagé par
ses cheveux permanentés tirés en arrière.
Elle reparaissait plus belle encore que l’image qu’il avait conser-
vée si longtemps dans son esprit. Elle s’approcha de lui après
avoir fait le plein, lui serra la main et se présenta « Ndali Obialor »
en s’exprimant dans la langue du Blanc, comme elle l’avait fait
sur le pont. Il se présenta à son tour. Il la trouvait intimidante,
pas seulement par sa présence mais par son aisance dans cette
langue qu’il n’employait guère. Il s’étonna qu’elle l’ait reconnu.

57
La prière des oiseaux

– C’est grâce à votre camionnette, l’inscription Olisa


Agriculture, dit-elle en riant. Je m’en souvenais. Je vous ai aperçu
il y a un mois à peu près, au carrefour d’Obi. Mais vous rouliez trop
vite. J’étais convaincue que je vous reverrais.
Une voiture klaxonna pour qu’elle s’écarte. Après son passage,
elle reprit :
– Je vous cherchais. Je voulais vous remercier pour ce soir-là.
Merci, vraiment.
– Merci à vous aussi.
Elle avait fermé les yeux en parlant ; elle les rouvrit.
– Je dois aller à la fac. On peut se donner rendez-vous au
Mister Biggs ?
Elle désigna le fast-food de l’autre côté de la route.
– Vous pouvez y être ce soir à six heures ?
Il hocha la tête.
– OK, alors, Chinonso. Bye-bye. Ça me fait plaisir de vous revoir.
Il la regarda regagner sa voiture, en se demandant si, tout ce
temps où il la cherchait, il ne l’avait pas vue sans le savoir.
Dans ses yeux il avait perçu quelque chose… quelque chose
qu’il n’aurait su définir. Il est des moments où un homme ne
comprend pas pleinement ses propres sentiments, et en pareil
cas, même son chi reste souvent perplexe. Ce mystère planait
donc sur lui tel un petit nuage lorsqu’il rentra se préparer pour
leur rendez-vous. Une chose était claire, pour lui comme pour
moi : il n’avait jamais rencontré quelqu’un comme elle. L’accent
qu’elle affectait trahissait quelqu’un qui avait vécu à l’étranger,
au pays du Blanc. Et il y avait dans son attitude et son apparence
une luxuriance, aussi éloignée de l’allure hirsute de Motu que
du curieux mélange de flegme et d’exubérance qu’on voyait chez
Miss J. Or, ô Egbunu, quand un homme rencontre une personne
qu’il estime bien supérieure à lui, il devient circonspect dans ses

58
PREMIÈRE PARTIE

gestes, il se surveille, il tente de se présenter sous un jour qui


l’en rendra digne. Bien des fois j’ai vu cela.
C’est ainsi qu’une fois rentré, il commença par disposer deux
sacs au sol pour y verser du millet et du maïs, avant d’ouvrir
les enclos des volailles adultes. Elles se ruèrent sur les sacs.
Fébrilement, il remplit d’eau leurs abreuvoirs et les replaça dans
les cages. Il exhuma l’un des costumes hérités de son père. Avec
une éponge qu’il avait découpée quelques jours plus tôt dans un
sac de grain, il nettoya une tache du costume. Puis il le mit à
sécher sur une branche de l’arbre de la cour. Il fit sa toilette, et
allait décrocher le costume quand il s’aperçut soudain qu’il avait
les cheveux tout emmêlés. Il les avait laissés pousser depuis près
de trois mois, depuis le jour où Motu, affirmant qu’elle en était
capable, les avait coupés aux ciseaux ; il avait ensuite frénétique-
ment balayé la cour, de crainte qu’une volaille ne s’étouffe sur une
touffe. Il partit en trombe au salon de coiffure de Niger Road, qu’il
fréquentait depuis son enfance. Son coiffeur attitré, M. Ikonne,
avait eu une attaque, et son fils aîné, Sunday, lui avait succédé.
Quand vint le tour de mon hôte et que Sunday s’attaqua à sa
tignasse, la tondeuse se tut brusquement. Il y avait une coupure
de courant. Sunday se rua dans l’arrière-boutique pour allumer
le générateur, qui refusa de démarrer. Mon hôte se regarda dans le
miroir : la moitié de sa tête était tondue bien net, l’autre était un
chaos de broussaille crépue. Il regarda autour de lui, descendit du
fauteuil, puis se rassit. Il était en mouvement perpétuel, fiévreux,
car l’horloge aux aiguilles mouvantes – cet étrange et mystérieux
objet avec lequel désormais les enfants des ancêtres mesurent
le temps – lui indiquait que l’heure du rendez-vous approchait.
Sunday revint bientôt, les mains noircies par le générateur, la
chemise trempée de sueur, le pantalon taché de poussière noire.
– Je suis désolé, dit-il. Le générateur est en panne.

59
La prière des oiseaux

Mon hôte était consterné.


– Manque de fioul ?
Hélas non.
– C’est l’allumage. C’est l’allumage. Il faut que je fasse réparer
les branchements. Je suis vraiment – vraiment – désolé, Nonso,
on finira la coupe dès que la compagnie aura rétabli le courant,
d’accord ? Ou bien demain quand la bécane sera réparée. Biko
eweliwe, Nwannem, oh.
Mon hôte acquiesça et dit, dans la langue du Blanc :
– Pas de problème.
Il se retourna vers le miroir obscurci et examina sa tête à moitié
rasée. Sunday décrocha l’une des nombreuses casquettes accro-
chées au mur et la lui donna. Il l’enfila et partit pour le restaurant.

Ô Egbunu, l’une des différences les plus criantes entre les


usages des grands anciens et ceux de leurs enfants, c’est que ces
derniers ont emprunté au Blanc sa conception du temps. De
longue date le Blanc a estimé que le temps était une entité divine,
et que l’homme devait se soumettre à sa volonté. Selon une heure
fixée à l’avance, on arrive à tel endroit avec la certitude que les
choses vont commencer à l’heure dite. Les Blancs semblent dire :
« Frères, le bras de la divinité est parmi nous et a fixé son des-
sein à midi quarante ; nous devons donc nous soumettre à son
injonction. » Si un événement se produit, le Blanc se sent tenu de
l’imputer au temps : « En ce jour, le 20 juillet 1985, il s’est passé
ci et ça. » Alors que pour les vénérables anciens le temps était
chose à la fois spirituelle et humaine. Il échappait pour une part
à leur contrôle et était ordonné par la même force qui avait créé
le monde. Lorsqu’ils voulaient discerner le début d’une saison,
évaluer l’âge d’un jour ou mesurer la longueur des années, ils
se tournaient vers la nature. Le soleil est-il levé ? Si c’est le cas,

60
PREMIÈRE PARTIE

alors ce doit être le jour. La lune est-elle pleine ? Si oui, alors


nous devons revêtir nos plus beaux habits, vider nos granges et
nous préparer à célébrer l’année nouvelle ! Si nous entendons des
coups de tonnerre, cela veut dire que la saison sèche doit être
achevée et qu’advient la saison des pluies. Mais dans leur sagesse
les anciens n’en étaient pas moins convaincus que l’homme peut
contrôler une part du temps, le soumettre à sa volonté. Pour
eux, le temps n’est pas divin ; c’est un élément, comme l’air,
dont on peut faire usage. On peut employer l’air à éteindre des
flammes, à chasser les insectes des yeux de quelqu’un en souf-
flant dessus, ou même à produire de la musique avec une flûte.
De même, le temps peut être assujetti à la volonté de l’homme,
quand par exemple un groupe d’anciens déclare : « Nous, les
anciens d’Amaokpu, allons nous réunir au crépuscule. » Cette
heure est élastique. Il peut s’agir du début du crépuscule, de son
milieu ou de sa fin. Mais cela même n’a guère d’importance. Ce
qui compte, c’est qu’ils savent combien de personnes viendront
à la réunion. Ceux qui arrivent les premiers attendent, discutent,
rien ne se passe jusqu’à ce que tout le monde soit là, et alors
seulement débute le conseil.
C’est donc conformément à l’heure fixée par l’horloge que la
femme arriva avant lui. Elle était encore plus spectaculaire, avec
son rouge à lèvres cramoisi qui lui rappela Miss J et sa robe à
imprimé léopard.
Lorsqu’il se fut assis, en rajustant sa casquette pour s’assurer
qu’elle dissimulait totalement son crâne, elle dit :
– Hé, Nonso, je veux vous poser une question : Comment
vous êtes-vous retrouvé sur ce pont pile à ce moment-là ? – il
allait répondre quand elle tendit la main, les yeux clos. Je veux
vraiment le savoir. Comment se fait-il que vous étiez là ?
Il leva la tête vers le plafond pour éviter son regard.

61
La prière des oiseaux

– Je ne sais pas, mama, dit-il – il choisissait ses mots avec


soin, car il était rare qu’il doive s’exprimer dans la langue du
Blanc. Quelque chose m’y a poussé. Je revenais d’Enugu, et puis
je vous ai vue. Je me suis dit : Faut que je m’arrête.
Il jeta un coup d’œil par la vitre, s’attarda sur un enfant qui
poussait un pneu de moto avec un bâton, suivi d’autres enfants.
– Vous m’avez sauvé la vie ce jour-là. Jamais vous…
La sonnerie de son téléphone l’interrompit. Elle le sortit de son
sac, enveloppé dans un mouchoir, et en voyant l’écran elle dit :
– Oh ! J’étais censée aller quelque part avec mes parents.
J’avais oublié. Je suis vraiment désolée, mais il faut que je parte.
– OK, OK…
– Où se trouve votre poulailler ? J’aimerais bien le voir. Dans
quelle rue ?
– C’est au 12 de la rue Amauzunku, près de Niger Road.
– OK, donnez-moi votre numéro – il se pencha vers elle et le
lui dicta. Je viendrai vous voir un de ces jours. Je vous appelle
plus tard pour qu’on reprenne rendez-vous.
Comme je voyais commencer à germer chez mon hôte cette
graine merveilleuse qui enfonce ses vigoureuses racines dans l’âme
d’un homme et élève des branches chargées de fruits – ce fruit de
l’affection qui devient amour – je sortis de lui pour suivre cette
femme. Je voulais savoir ce qu’elle allait faire, si elle allait demeurer,
et non disparaître comme la précédente. Je l’accompagnai dans sa
voiture, et je vis sur son visage une expression de joie. Je l’entendis
dire « Chinonso, drôle de type », et éclater de rire. Je l’observais,
curieux, lorsque d’elle émana quelque chose comme une épaisse
vapeur. Et en un clin d’œil apparut devant moi un esprit dont le
visage et l’apparence étaient exactement les siens, hormis la radiance
de son corps, couverts de symboles uli, et ses extrémités, ornées de
perles et de bracelets de cauris. C’était sa chi. Et même si on m’avait

62
PREMIÈRE PARTIE

dit bien des fois, aux cavernes des esprits, que les esprits protecteurs
des femmes humaines possédaient une sensibilité plus puissante, je
fus stupéfait qu’elle ait pu me voir du fond du corps de son hôtesse.
– Fils des esprits, que veux-tu de mon hôtesse ? demanda-
t‑elle d’une voix aussi flûtée que celle des vierges qui séjournent
sur le chemin de l’Alandiichie.
– Fille d’Ala, je viens en paix, je ne viens semer nul trouble.
Ô Chukwu, je vis alors que cette chi, vêtue de cette peau de
bronze lumineuse dont tu drapes les esprits protecteurs des filles
de l’humanité, me dévisageait de ses yeux couleur du feu pur.
Elle prenait la parole lorsque son hôtesse klaxonna et pila en
criant : « Nom de Dieu ! Qu’est-ce que tu fous, chef ? Tu sais pas
conduire ? » La voiture qui lui avait fait une queue de poisson
tourna dans une autre rue et elle reprit sa route en soupirant
bruyamment. La sachant en sécurité, sa chi se retourna vers moi
et me parla dans la langue ésotérique du Benmuo :
– Mon hôtesse a érigé une figurine dans le sanctuaire de
son cœur. Ses intentions sont aussi pures que les eaux des sept
fleuves d’Osimiri, et son désir aussi authentique que le sel des
eaux d’Iyi-ocha.
– Je te crois, ô Nwayibuife, esprit protecteur de l’aurore, fille
d’Ogwugwu, et d’Ala, et de Komosu. Je voulais simplement
­m’assurer qu’elle le désirait aussi. Je vais rapporter ton message
à mon hôte pour le rassurer. Puisse leur union leur apporter la
plénitude dans ce cycle de vie et dans les septième et huitième
cycles – Uwa ha asaa, uwa ha asato !
– Iseeh ! répondit-elle – et sans perdre un instant elle réintégra
son corps.
Ô Oseburuwa, je fus ravi de cet entretien. Rasséréné par cette
confidence, je regagnai mon hôte et lui insufflai l’idée que cette
femme l’aimait.

63
La prière des oiseaux

Ô Akwaakwuru, malgré mes suggestions, il demeurait inquiet.


Je ne pouvais pas lui dire ce que j’avais fait. Un chi ne peut com-
muniquer directement avec son hôte. Quand bien même il le ferait,
l’humain ne le comprendrait pas. Nous ne pouvons que lui faire
miroiter des pensées ; s’il les trouve raisonnables, il peut y croire.
Impuissant, je le voyais donc en proie à une agitation croissante,
dans la crainte que, comme Motu, elle ne disparaisse de sa vie. Des
jours durant il prêta une attention inhabituelle à son téléphone,
guettant son appel. Et puis, le quatrième jour, alors qu’il dormait
sur le canapé du salon, il entendit un véhicule entrer dans sa cour.
Le crépuscule s’achevait, et les ombres écloses au zénith du jour
étaient déjà bien vieilles. En regardant par la fenêtre, il vit s’arrêter
la voiture de Ndali. Il s’écria : « Oh Chukwu ! » Il avait déjeuné
avant sa sieste, et laissé sur un tabouret, à côté de lui, un saladier
en plastique rempli d’eau où flottaient un sachet d’arachides vide
et un berlingot de lait en poudre Cowbell. Il balança le saladier
dans l’évier. Puis il courut dans sa chambre enfiler le pantalon posé
sur son lit. Il jeta un bref regard au miroir mural, et rendit grâces
à Sunday d’avoir enfin terminé sa coupe de cheveux deux jours
plus tôt. Il regagna fébrilement le salon et remarqua soudain la
boîte bleue de sucre en morceaux entrouverte sur la table, à côté
d’une tache ovoïde. Et puis, au pied de la table, le sac en plastique
contenant du fil, des aiguilles et un sachet de clous. Ndali toquait
déjà lorsqu’il les remisa. Il s’accorda une inspection rapide de
la maison pour voir s’il pouvait arranger autre chose puis, faute
d’imperfection facile à résoudre, il courut à la porte, la main pla-
quée sur sa poitrine pour calmer son cœur palpitant. Il ouvrit.
– Comment vous avez fait pour me trouver ? demanda-t‑il
tandis qu’elle entrait.
– Ben quoi, mister, tu n’habites pas sur la Lune !

64
PREMIÈRE PARTIE

– Non, mais quand même, mama ! La maison est cachée, et


on ne voit pas bien les numéros.
Elle secoua la tête avec un doux sourire. Puis elle prononça son
nom, lentement, avec un accent traînant, détachant les syllabes
comme un enfant qui apprend à parler. No-n-so.
– Tu ne m’invites pas à m’asseoir ?
Il regarda autour de lui et hocha la tête. Elle s’assit sur le grand
sofa près de la fenêtre tandis qu’il restait à la porte, pétrifié. Puis,
presque aussitôt, elle se releva et se mit à arpenter le salon. Il
craignit qu’elle ne remarque l’odeur qui y flottait. Il avait les yeux
rivés sur son nez, de peur qu’elle ne le fronce ou n’y plaque la
main. Puis il remarqua, plus affolé encore, qu’il y avait au mur
une tache nettement visible. Qui pouvait bien être de la crotte
de poule. Il alla se planter devant, arborant un sourire qui dis-
simulait son malaise.
– Tu vis seul, Nonso.
– Oui, je vis ici tout seul. Il n’y a que moi. Ma sœur ne vient
pas, il n’y a que mon oncle qui vient quelquefois, répondit-il
d’un souffle.
Son hochement de tête n’avait rien d’attentif, car déjà elle
entrait dans la cuisine. Il se sentit fléchir en pensant à l’état
de la pièce. Aux quatre coins du plafond, il y avait des toiles
d’araignées noircies de suie qui donnaient l’impression que des
bêtes y nichaient. L’évier débordait de vaisselle sale, et sur la
pile était posée une éponge taillée dans un sac tressé avec, pris
dans la maille, un bout de savon vert tout rabougri. Il avait plus
honte encore d’un détail dont pourtant il n’était pas directement
responsable : le robinet. Devenu inutilisable, son col avait été
remplacé par un simple morceau de sac en plastique noir. La
cuisinière à pétrole, posée sur un socle de bois noirci, était tout
aussi sale. On y voyait encore la peau carbonisée du poulet qu’il

65
La prière des oiseaux

avait fait rôtir ; la surface était couverte de grains de riz et de ce


qui ressemblait à une peau de tomate desséchée. Pire encore, dans
le coin, derrière la porte de la cour, la poubelle pleine d’ordures
macérées dégageait une odeur putride.
Ô Egbunu, il serait mort de honte si elle s’était attardée dans la
cuisine un instant de plus, après avoir allumé la lumière et affolé
le cortège de mouches qui entourait la pile d’assiettes sales. Il fut
soulagé de voir s’entrouvrir la porte moustiquaire et d’entendre
ses gonds grincer.
– Tu en as, des poules !
Il la rejoignit. Elle avait un pied sur le seuil, l’autre dans la
cour. Elle recula vers la cuisine, vers lui.
– Tu en as, des poules, répéta-t‑elle, comme étonnée.
– Ben oui. Je suis éleveur de volailles.
– Waouh !
Elle sortit dans la cour et regarda les enclos les yeux écarquillés.
Puis, sans dire un mot, elle regagna le salon et s’installa sur le
sofa, son sac posé à côté d’elle. Il la suivit et lorsqu’elle s’assit en
écartant brièvement les jambes il aperçut sa culotte. Il la rejoi-
gnit avec appréhension, à cause de tout ce qu’elle venait de voir.
Elle resta un moment silencieuse, se contentant de le regarder
d’une manière qui le mettait si mal à l’aise qu’il était tenté de
lui demander si elle le méprisait à cause de l’état de la maison ;
les mots lui chargeaient la bouche comme un boulet dans un
canon, n’attendant que le moment de faire feu. Pour l’empêcher
de regarder autour d’elle, il tenta d’engager la conversation :
– Qu’est-ce qui vous était arrivé ce soir-là ?
– J’étais sur le point de mourir – elle baissa les yeux au sol.
Ces paroles adoucirent la honte qu’il éprouvait.
– Pourquoi ?

66
PREMIÈRE PARTIE

Sans hésitation, elle lui expliqua que ce matin-là au réveil elle


avait découvert le monde qu’elle avait si soigneusement bâti
réduit en miettes. Depuis deux jours, elle était accablée par un
e-mail de son fiancé lui annonçant qu’il venait d’épouser une
Anglaise. Ce choc était insoutenable, expliqua-t‑elle, car elle avait
donné à cet homme cinq années de sa vie ; elle avait rassemblé
ses économies et même volé de l’argent à son père pour l’aider
à accomplir son rêve : obtenir un diplôme de réalisation dans
une école de cinéma de Londres. Mais cinq mois à peine après
son départ pour l’Angleterre, voilà qu’il était marié. De sa voix
emplie d’une douleur palpable pour mon hôte, elle expliqua que
rien ne l’avait préparée à un tel choc.
– Je n’avais rien à quoi me raccrocher, rien même à… rien.
Toute cette journée-là, avant de tomber sur vous sur le pont,
je m’étais épuisée à essayer, essayer, essayer de le joindre, mais
rien, Nonso.
Si elle était allée au bord de la rivière, ce n’était pas parce
qu’elle avait la volonté ou la force de se tuer, mais parce que
la rivière était la seule chose à laquelle elle pensait après avoir
relu cet e-mail pour la énième fois. Si Nonso n’était pas arrivé,
peut-être aurait-elle sauté, elle n’en savait rien.
Mon hôte écouta son récit d’une oreille attentive et n’intervint
qu’une fois – pour lui dire de ne pas prêter attention aux poules
qui s’étaient mises à caqueter plaintivement.
– Ce qui vous est arrivé est très douloureux, dit-il, même s’il
n’avait pas tout compris.
Elle maîtrisait la langue du Blanc, allant jusqu’à employer des
mots qu’il ne saisissait pas. C’est ainsi que son esprit avait plané
au-dessus du mot « circonstances » comme un milan survole
une poule et ses poussins sans se décider à attaquer. Mais moi je
­comprenais tout ce qu’elle disait, car chaque cycle d’existence d’un

67
La prière des oiseaux

chi constitue une éducation qui lui fait acquérir l’esprit et la sagesse
de ses hôtes, qui font ensuite partie intégrante de lui. C’est ainsi
qu’un chi peut assimiler toutes les subtilités de l’art de la chasse
parce que jadis, il y a des siècles, il a habité le corps d’un chasseur.
Dans mon précédent cycle, j’avais guidé un homme extraordi-
nairement doué qui lisait des livres et écrivait des histoires : il
s’agissait d’Ezike Nkeoye, le frère aîné de la mère de mon hôte
actuel. Au même âge, il avait déjà assimilé presque chaque mot
de la langue du Blanc. Et c’est par lui que j’ai appris une bonne
part de ce que je connais aujourd’hui. En cet instant même, alors
que je témoigne en faveur de mon hôte actuel, je porte les mots
d’Ezike autant que les miens et je vois par ses yeux comme par les
miens, et parfois les deux se confondent en un tout indissociable.
– C’est très douloureux. Et je dis ça parce que moi aussi j’ai
trop souffert. J’ai ni père ni mère. Pas de famille, en fait.
– Oh, comme c’est triste, dit-elle en plaquant une main sur sa
bouche grande ouverte. Je suis désolée. Vraiment désolée.
– Non, non, ça va maintenant, ça va, répondit-il, même si la
voix de sa conscience le harcelait pour avoir passé sous silence
sa sœur Nkiru.
Il regarda Ndali appuyer son poids sur sa cuisse et se pencher
vers la table basse qui les séparait. Elle avait les yeux fermés ; il
crut qu’elle sombrait dans la commisération, et craignit qu’elle
ne se mette à pleurer sur lui.
– Ça va bien, mama, vraiment, dit-il d’un ton plus ferme
encore. J’ai une sœur, mais elle vit à Lagos.
– Oh, une sœur aînée ou cadette ?
– Cadette.
– Bon. Si je suis venue, c’est pour te remercier – un sourire décapa
son visage désormais couvert de larmes tandis qu’elle ramassait son
sac. Je suis convaincue que c’est Dieu qui vous a envoyé vers moi.

68
PREMIÈRE PARTIE

– OK, mama.
– C’est quoi ce « mama » ? Pourquoi tu dis ça sans arrêt ?
Elle rit et il prit conscience que lui-même était pris d’un rire
bestial, qu’il s’était efforcé de contenir pour ne pas se ridiculiser.
– Vraiment, c’est bizarre, hein.
– Je n’ai plus de maman. Alors chaque fois que je rencontre
une femme gentille, c’est ma mama.
– Oh, je suis désolée, mon ami !
– J’arrive – il s’esquiva aux toilettes.
À son retour, elle reprit :
– Est-ce que je t’ai dit que j’adore ton rire ?
Il la dévisagea.
– C’est vrai. Je suis sérieuse. Tu es une belle personne.
Il hocha la tête fébrilement tandis qu’elle se levait pour partir,
et il laissa son cœur s’envoler face à l’issue si inattendue d’un
désastre annoncé.
– Je ne vous ai même pas offert à boire.
– Oh, non, ça ne fait rien. Une autre fois. J’ai des examens
à passer.
Il lui tendit la main ; elle la prit dans la sienne, le visage trans-
figuré d’un grand sourire.
– Merci.
Esprits protecteurs de l’humanité, avons-nous vraiment réfléchi
aux puissances que déploie la passion chez l’humain ? Avons-
nous examiné pourquoi un homme peut traverser un champ
de flammes pour atteindre la femme qu’il aime ? Avons-nous
réfléchi à l’effet du sexe sur le corps des amants ? À la symétrie de
son pouvoir ? Avons-nous étudié ce que la poésie éveille en leur
âme, et la marque des mots doux sur un cœur attendri ? Avons-
nous contemplé la physionomie de l’amour, analysé pourquoi
certaines relations sont mort-nées, d’autres naissent handicapées

69
La prière des oiseaux

et atrophiées, tandis que certaines parviennent à l’âge adulte et


durent toute la vie des amants ?
J’ai beaucoup réfléchi à ces choses et je sais que quand un
homme aime une femme il en est transformé. Même si elle se
donne à lui de son plein gré, une fois qu’il l’épouse elle devient
sienne. La femme devient la propriété de l’homme, et l’homme
celle de la femme. L’homme l’appelle Nwuyem, et elle l­’appelle
Dim. Les gens désignent cette femme comme sa femme, et
l’homme comme son mari. Ô Egbunu, quel grand mystère !
Car bien des fois j’ai vu des humains quittés par l’être humain
tenter de le récupérer comme on tente de récupérer un bien
volé. N’était-ce pas le cas d’Emejuiwe qui, il y a cent trente ans,
a tué l’homme qui lui avait pris sa femme ? Ô Chukwu, lorsque
tu as rendu ton jugement après que j’eus témoigné en sa faveur
ici même dans le Beigwe comme je le fais aujourd’hui, c’était
triste mais juste. Et à présent, un siècle plus tard et davantage,
quand je vis le cœur de mon hôte actuel s’embraser d’un feu
semblable, je pris peur car je connaissais la puissance de ce feu,
une puissance telle qu’à terme rien ne pourrait plus l’éteindre.
Tandis qu’il la raccompagnait à sa voiture, je craignis qu’il ne
soit poussé dans une direction dont je serais impuissant à le
détourner. Je craignis que l’amour, une fois pleinement épanoui
dans son cœur, ne l’aveugle et ne le rende sourd à mes conseils.
Et je voyais déjà l’amour commencer à le posséder.

Ô Obasidinelu, quelle substance une femme apporte dans


la vie d’un homme ! Selon la doctrine de la religion nouvelle
qu’ont embrassée les enfants des anciens, on dit que la femme
et l’homme ne font plus qu’une seule chair. Quelle grande
vérité, ô Egbunu ! Mais déjà à l’époque des sages anciens, les
mères glorieuses étaient indispensables. Si elles ne créaient pas

70
PREMIÈRE PARTIE

les lois qui régissaient la société, elles en étaient comme le chi.


Elles restauraient l’ordre et l’équilibre lorsqu’ils étaient rompus.
Si un membre d’un village commettait un crime spirituel et
offensait Ala, et si la déesse miséricordieuse – dans la légitime
indignation – déversait sa colère sous la forme de maladies, de
sécheresses ou de morts brutales, c’étaient les mères qui allaient
consulter un dibia au nom de la communauté. Car Ala entend
leurs voix par-dessus toutes les autres. Et même en cas de guerre
– comme j’en fus témoin il y a cent soixante-douze ans, lorsque
Uzuakoli combattit Nkpa et que dix-sept hommes décapités
gisaient dans les forêts – c’étaient les mères des deux camps qui
intervenaient pour restaurer la paix et apaiser Ala. Voilà pour-
quoi on les appelle odoziobodo. Et si un groupe de femmes peut
rétablir l’équilibre d’une communauté au bord de la catastrophe,
combien davantage encore une femme peut-elle apporter à la vie
d’un homme ! Selon l’expression des grands anciens, l’amour
change la température de la vie. Un homme dont la vie était
froide se réchauffe, et cette chaleur, dans son intensité, trans­
figure la personne. Elle fait croître les choses infimes et briller
les reflets du tissu de sa vie. Ce que l’homme faisait chaque jour,
il le fait plus joyeusement. Et presque tout son entourage finit
par le savoir transformé. Nul besoin d’en parler à quiconque.
Car le visage, le plus nu de tous les attributs humains, arbore
une nuance bientôt reconnaissable. Si un homme travaille en
équipe, l’un de ses collègues va le prendre à part pour lui dire
« Tu as l’air heureux » ou bien « Qu’est-ce qui t’arrive ? ». Plus
fort est le sentiment, plus flagrant il sera aux yeux d’autrui ; or
le sentiment de mon hôte pour Ndali était tempéré par sa peur
d’être indigne d’elle. Il décida que, si elle lui cédait, il lui offrirait
la plénitude de son cœur.

71
La prière des oiseaux

Faute de collègues, les volailles furent témoins de sa méta-


morphose. Une fois la femme repartie, il les nourrit, extatique.
Il repéra le coq malade à la queue tordue, l’emmena au bout du
terrain, devant la maison, hors de vue des autres, et l’abattit. Il
laissa le sang s’écouler dans un trou au sol, puis le mit dans une
bassine qu’il rangea au réfrigérateur. Après s’être lavé les mains
dans la salle de bains, il balaya les vastes enclos divisés en deux
par des palissades. Il pourchassa un lézard à tête verte, honni des
volailles, qui se réfugia dans un trou du plafond. Il prit l’échelle et
obstrua le trou en y fourrant un chiffon taché d’huile de palme.
Lorsqu’il eut terminé, il découvrit que les poules avaient renversé
leur bassine d’eau qui gisait contre le mur de chaume, n’abritant
plus qu’une flaque de la taille d’un œil. Au cœur de la flaque, un
morceau de sédiment le fixait comme une pupille. En s’avançant,
il trébucha sur quelque chose : la tige d’une plume, qui perçait
la terre boueuse à la verticale. Il tomba contre l’autre bassine,
qui bondit dans les airs et répandit son contenu – une masse de
terre, de plumes et de poussière – sur son visage.
Ô Chukwu, si les poules étaient humaines, elles auraient ri de
voir sa tête : un amas de poussière et de boue qui lui couvrait
le front et le nez. Et si je n’en avais pas été moi-même témoin,
je mettrais en doute ce que je vis chez mon hôte ce jour-là. Car
malgré la douleur qui lui faisait se tâter le front et examiner ses
doigts pour voir s’il saignait, il était heureux. Il se releva rieur, se
moquant de lui-même, et repensa à Ndali, assise sur le sofa, lui
disant qu’il était une belle personne. Il examina l’endroit de sa
chute : un creux dans le sol, dont la terre recouvrait désormais
ses chaussures comme une croûte. À l’autre bout de l’enclos se
tenait une poule qu’il avait failli écraser. Elle avait bondi fréné-
tiquement hors de sa portée, dans un battement d’ailes et un
nuage de poussière et de plumes. C’était l’une des deux poules

72
PREMIÈRE PARTIE

qui pondaient des œufs gris. Elle caquetait, furieuse, et d’autres


lui faisaient écho. Il quitta le poulailler pour aller se nettoyer ;
mais tout ce temps, et plus tard quand il fut couché, Ndali han-
tait son esprit.
Dès qu’il s’endormit, comme souvent quand il entre dans cet
état d’inconscience, je me défis des barrières de son corps. Même
sans en sortir, je parviens souvent à percevoir ce qui m’est caché
lorsqu’il est éveillé. Comme tu le sais puisque tu nous as créés,
nous sommes des créatures qui ignorent le sommeil. Nous exis-
tons comme des ombres qui parlent le langage des vivants. Et
même durant le sommeil de nos hôtes, nous demeurons éveillés.
Nous veillons sur eux contre les forces qui s’animent dans la nuit.
Lorsque dorment les hommes, le monde de l’éther déborde de
bruit, d’agitation, de la susurration des morts. Agwus, fantômes,
akaliogolis, esprits et ndiichies de passage sur la terre surgissent
des yeux aveugles de la nuit et arpentent la terre avec la liberté des
fourmis, oublieux des limites humaines, indifférents aux murs
et aux clôtures. Deux esprits en querelle peuvent très bien, en se
bagarrant, basculer dans une maison et atterrir sur la tête d’une
famille sans même y prendre garde. Parfois, ils se contentent
de pénétrer dans les demeures des humains pour les observer.
Cette nuit-là, comme presque toutes, s’emplit du tumulte des
esprits et du tambour de cuivre du monde sublunaire, une multi-
tude de voix émettaient des plaintes, des cris, des mots, des pleurs,
des bruits. Le monde, le Benmuo et son corridor l’Ezinmuo en
étaient saturés. Du lointain fusait la mélodie hypnotique d’une
flûte, qui palpitait comme un être animé. Les choses restèrent
ainsi jusqu’à ce que, vers minuit, quelque chose traverse le mur à
une vitesse surnaturelle. Aussitôt la chose s’enroula en une spirale
lumineuse et grisâtre qui défiait la vue. Elle parut d’abord s’éle-
ver vers le plafond, puis, lentement, se diffusa et s’étira comme

73
La prière des oiseaux

un serpent d’ombres. Alors elle se métamorphosa en un agwu


des plus effrayants, avec une tête de cafard et un corps humain
potelé. Je me précipitai et lui ordonnai de partir. Mais la chose
me dévisagea d’un regard empli de haine, puis contempla le corps
inconscient de mon hôte. Elle avait une bouche gluante, aux
lèvres collées comme par quelque sécrétion poisseuse et puru-
lente. Elle désignait mon hôte, et je réitérai mon ordre. Mais
comme elle n’esquissait pas le moindre mouvement, je me pris à
craindre que cette créature maléfique ne lui fasse du mal. Je me
lançai dans une incantation, et à invoquer ton intervention je
puisai de la force. La créature s’en trouva désarmée. Elle recula,
poussa un grognement et disparut.
J’avais rencontré de tels esprits au cours de mes nombreux
cycles terrestres ; je me souviens particulièrement d’un esprit qui
se matérialisa si brusquement que j’en sursautai ; c’était durant
la guerre et j’habitais alors le corps d’Ejinkeonye, qui cette nuit-là
dormait dans une maison en ruine d’Umuahia. L’esprit n’avait
pas de tête. Il agitait les bras, tapait des pieds, et désignait le
moignon de son cou coupé. Ô Egbunu, même les akaliogolis,
ces créatures aux formes effrayantes, n’avaient pu inspirer une
telle terreur à un esprit vivant comme moi. Alors, par quelque
pouvoir de transmutation, la tête de la créature apparut flottant
dans les airs, regardant de toutes parts. La créature tentait de la
saisir de ses mains fébriles, mais la tête ne cessait de l’esquiver ;
elle finit par disparaître comme elle était apparue, et l’esprit la
suivit. Le lendemain je découvrirais, par les yeux de mon hôte,
que cet homme était un soldat ennemi décapité alors qu’il violait
une femme enceinte, et qu’il était devenu un akaliogoli. Mon
hôte, Ejinkeonye, assista à la crémation du corps de cet homme,
sans savoir ce qui s’était produit dans la nuit.

74
PREMIÈRE PARTIE

Cette fois, je bondis pour tenter de rattraper l’esprit et com-


prendre pourquoi il avait visé mon hôte, mais je ne pus discerner
dans quelle direction il était parti. Je ne trouvai nulle trace de
lui sur les plaines de la nuit, nulle empreinte sur la piste de l’air,
nul indice dans le labyrinthe noir qui s’étend sous la terre. La
nuit était peuplée d’étoiles scintillantes, et une multitude d’es-
prits s’affairaient aux environs de la ferme de mon hôte. Il n’y
avait pas d’humains dans les parages, et le seul signe de présence
humaine était le bruit des voitures qui filaient sur la route à
distance inconnue. Je fus tenté de m’aventurer au-dehors, mais
je soupçonnais cet agwu d’être un esprit vagabond en quête de
vaisseau humain à occuper, et il risquait de revenir prendre pos-
session de mon hôte. Je regagnai donc la ferme aussi vite que
je pus, en me projetant à travers la clôture puis le mur de la
maison, jusque dans la chambre où mon hôte était plongé dans
un profond sommeil.

Ô Akwaakwuru, il s’éveilla le lendemain au vacarme de sa


basse-cour. L’un des coqs chantait sans fin, et ne laissait refluer
sa voix que pour mieux reprendre sur une note encore plus
aiguë. Il repoussa le châle dont il s’était couvert et passait la
porte quand il se rendit compte qu’il était nu. Il enfila un short
et un tee-shirt froissé et sortit. Il vida un sac de bouillie dans
un saladier qu’il posa au centre de la cour sur un vieux journal.
Dès qu’il déverrouilla une cage, les volailles se ruèrent vers lui
et, en un clin d’œil, le saladier disparut sous un chaos grouillant
de bêtes à plumes.
Il recula, traquant chez les volailles tout signe inhabituel. Il
observa notamment une poule dont l’aile s’était accrochée à un
clou dépassant d’une cage. Elle avait tenté de se dégager si vio-
lemment qu’elle avait failli s’arracher l’aile. Il l’avait recousue

75
La prière des oiseaux

la semaine précédente, et à présent la poule se mêlait à la ruée


vers la bouillie d’un pas précautionneux, le fil rouge de la suture
encore visible sous son aile. Il la prit par les pattes et examina
ses ailes, en suivant des doigts les veines. Il allait la lâcher quand
le téléphone sonna. Il se précipita dans la maison, mais le temps
qu’il parvienne au salon, la sonnerie avait cessé. Il vit que Ndali
venait de lui laisser un SMS. Il hésita à le lire, comme s’il crai-
gnait que ce qu’il verrait écrit noir sur blanc demeure à jamais
ineffaçable. Il reposa le téléphone sur la grande table, plaqua
une main sur son front, grinça des dents. Je compris que sa
blessure à la tête de la veille lui donnait de la fièvre. Il prit une
tablette de paracétamol posée sur le frigo pour en extraire l’un
des deux derniers comprimés. Il le déposa sur sa langue, passa
dans la cuisine et prit une grande lampée d’eau dans une cruche
en plastique pour l’avaler.
Alors il saisit le téléphone et lut : Nonso, je peux venir te voir ce
soir ? Ô Chukwu, il sourit, brandit le poing et s’écria : « Oui ! »
Il glissa le téléphone dans sa poche et regagnait la cour quand
il s’aperçut qu’il lui avait répondu de vive voix, comme si elle
était là. Il s’arrêta à la porte moustiquaire pour taper « Oui »
sur son téléphone.
Transporté par la perspective de revoir Ndali, il ramassa des
œufs qu’il disposa dans un casier en plastique. Puis il revint à la
poule blessée et effrayée. Elle clignait des yeux, ouvrait et fermait
le bec tandis qu’il lui frottait la tête et examinait ses ailes pour
voir si elle était en état de voler. Il nettoya le plat de bouillie et
le regarnit. Un cure-dents cassé en dépassait. Il le ramassa et
le jeta derrière lui. À la réflexion, de crainte qu’une volaille ne
le déniche et ne l’avale, il le chercha au sol. Il finit par le trou-
ver près de la cage des poussins, sur le rebord humide du socle
de bois. Il le ramassa et le lança par-dessus la clôture, dans la

76
PREMIÈRE PARTIE

décharge à l’extérieur de l’enceinte. Alors il disposa la bouillie


au fond d’une cage.
Lorsqu’il eut fini de nourrir sa basse-cour, il avait les mains
noircies de poussière et d’une crasse noire qui s’insinuait sous
ses ongles ; la peau de son pouce droit était creusée de stries et
semblait hérissée de piquants. L’un des œufs qu’il avait ramassés
était couvert d’une croûte rigide d’excréments, qu’il avait tenté
de gratter avec les doigts et qui s’était nichée sous ses ongles. En
se lavant les mains dans la salle de bains, il se dit qu’il faisait
vraiment un métier bizarre, qui devait paraître bien modeste
à qui le découvrait. Il craignait que Ndali n’apprécie jamais ce
travail, voire le méprise si elle en saisissait la vraie nature.
Ô Chukwu, comme je l’ai dit, ce genre de rumination engen-
drée par la crainte est fréquent chez les humains soudain gênés
par la présence de personnes qu’ils tiennent en haute estime. Ils
se jugent en se fondant sur la perception supposée des autres.
Dans ces situations, il n’y a pas de limite aux pensées défaitistes
qui peuvent naître dans un esprit, et qui, si infondées soient-
elles, peuvent finir par dévorer la personne. Mais mon hôte ne
s’y appesantit pas. Car il y avait urgence à se préparer pour la
venue de Ndali. Il balaya la maison et le balcon. Puis il épousseta
les coussins et les sofas. Il lava la cuvette des toilettes, l’aspergea
d’Izal, et nettoya les crottes de rats derrière la citerne. Il jeta aux
ordures l’un des seaux en plastique, un seau à peinture zébré de
fêlures. Puis il vaporisa du désodorisant dans toute la maison.
Il venait de prendre une douche et se passait de la crème sur le
corps quand, par la fenêtre, il vit la voiture s’approcher de la
maison, sur le chemin flanqué de plantations.
Ô Ijango-ijango, mon hôte sentit son corps s’illuminer d’admi­
ration à la vue de Ndali. Elle avait les cheveux coiffés d’une
façon que les mères glorieuses auraient jugée étrange, mais qui

77
La prière des oiseaux

les rendait brillants et séduisants. Il contempla sa permanente


impeccable, sa montre et les bracelets à son poignet, le collier de
perles vertes qui lui rappelait sa tante maternelle Ifemia, qui vivait
à Lagos et qu’il avait depuis longtemps perdue de vue. Si déjà il
se sentait indigne de Ndali à cause de son manque d’expérience
sociale (jamais il n’avait été en boîte de nuit ni au théâtre), cela
ne fit qu’empirer en la voyant ce soir-là. Elle eut beau s’adresser à
lui avec une amabilité et une affection sincères, il était submergé
par un sentiment d’indignité. Il prit donc part à la conversation
comme contraint et forcé, en ne disant que le strict nécessaire,
en n’offrant que les réponses attendues.
– Tu as toujours voulu être éleveur de volailles ? finit par
demander Ndali, plus tard qu’il ne s’y attendait, aggravant sa
peur qu’au bout du compte elle ne se refuse à lui.
Il hocha la tête, puis la pensée lui vint que c’était peut-être un
mensonge. Alors il dit :
– Peut-être pas, mama. C’est mon père qui a lancé l’idée,
pas moi.
– L’idée des volailles ?
– Oui.
Elle le regarda avec un sourire contenu.
– Mais alors comment ?…
– C’est une longue histoire, mama.
– Mon Dieu ! Eh bien moi, je veux l’entendre. Raconte-moi,
s’il te plaît.
Il leva les yeux vers elle et dit :
– D’accord, mama.
Ô Ebubedike, il lui parla de l’oison, il évoqua le moment de
sa capture alors que lui-même n’avait que neuf ans : une ren-
contre qui avait changé sa vie, et que je dois te narrer à présent.
Un jour, son père l’avait amené de la ville jusqu’à son village ;

78
PREMIÈRE PARTIE

au coucher, il lui avait dit que le lendemain matin il l’emmène-


rait dans la forêt d’Ogbuti, où vivait une certaine espèce d’oies
blanches comme laine près d’un étang dissimulé au cœur des
bois. La plupart des chasseurs évitaient cette partie de la forêt
par crainte des serpents venimeux et des bêtes féroces. L’étang
était autrefois un affluent du fleuve Imo. J’y suis allé bien sou-
vent. Jadis, avant que les chasseurs d’esclaves aros ne ratissent
cette région de l’Alaigbo, la rivière coulait librement. Mais un
tremblement de terre la coupa du fleuve et en fit une étendue
d’eau dormante où se mirent à nicher les oies blanches. Et nul
habitant des neuf villages entourant la forêt ne se rappelait un
temps d’avant leur présence.
Lorsque mon hôte et son père, armé de son long mousquet,
parvinrent en ces lieux, ils se tapirent derrière la souche pour-
rie d’un arbre effondré, envahie par les herbes et les champi-
gnons sauvages, à deux jets de pierre de l’étang à moitié couvert
de feuilles. À côté s’étendait une clairière riveraine humide et
broussailleuse, jonchée d’éclats de bois. C’était là que picorait
un vol d’oies blanches. Comme alertés d’une présence humaine,
la plupart des oiseaux battirent des ailes et s’envolèrent vers les
bois plus denses. Seuls demeurèrent une mère et son petit, ainsi
qu’une grosse oie un peu plus loin. Celle-ci, après quelques
bonds, traversa les eaux jusqu’au rocher lointain, puis disparut
dans les buissons. Mon homme regardait la mère, fasciné. Elle
avait un plumage luxuriant, des ailes dentelées qui s’effilaient vers
le bas, de grands yeux, et un bec brun à narines. Lorsqu’elle se
déplaçait, elle déployait ses ailes en cascade flamboyante. L’oison
était différent : son cou était plus long et dénudé en son sommet,
comme plumé. Il titubait sur ses petites pattes dans le sillage de
sa mère, qui commençait à s’éloigner de lui. Le père de mon
hôte les visait et aurait tiré s’il n’avait pas été soudain confronté

79
La prière des oiseaux

à une vision déconcertante. La mère, qui s’était immobilisée sur


une zone de terre molle où s’enfonçaient ses pattes, attendait à
présent, le bec grand ouvert. L’oison s’approcha en criaillant et
enfouit sa tête dans le gosier jusqu’à y engloutir son cou.
Mon hôte et son père regardèrent émerveillés la tête de l’oison
fouailler le gosier de sa mère. Tandis que le petit becquetait, sa mère
luttait pour conserver son équilibre. Elle plongeait les pattes dans
la motte de boue, battait violemment des ailes, reculait à vitesse
régulière, crispant et décrispant ses griffes. Mon hôte crut un instant
que sa gorge allait se déchirer tant l’oisillon s’y repaissait goulû-
ment. À travers la peau pâle on apercevait le mouvement de son
petit bec. Mon hôte fut presque surpris de voir l’oison se dégager
et s’éloigner en trottinant dans un battement d’ailes, plein de vie,
comme ressuscité. Sa mère tourna la tête, poussa un cri et parut
s’affaisser sur ses pattes. Puis elle se redressa, drapée d’une croûte
de boue, et fila vers l’endroit où étaient tapis mon hôte et son père.
Elle était toute proche quand le père visa. Le coup de feu pro-
jeta l’oie en arrière dans un grand fracas, et laissa dans son sillage
une explosion de plumes. La forêt fut prise d’un déchaînement
de bêtes en fuite et d’un chœur de battements d’ailes. Quand
les plumes retombèrent, mon hôte vit l’oison se précipiter vers
le corps de sa mère.
– Ça y est, enfin, j’ai tiré une oie d’Ogbuti, dit son père en se
relevant pour se précipiter vers le volatile mort.
Mon hôte le suivit d’un pas mesuré, sans voix. Son père ramassa
l’oiseau, tout excité, et se mit à rebrousser chemin, laissant un
sillage sanglant, sans remarquer l’oison qui trottinait derrière eux
en poussant un cri suraigu : il faudrait des années à mon hôte
pour comprendre que c’était le cri d’un oiseau qui pleure. Nonso
s’arrêta et écouta son père expliquer que depuis des années il
rêvait d’abattre une oie de la forêt d’Ogbuti – « … on disait

80
PREMIÈRE PARTIE

toujours que personne ne savait où elles vivaient. Pas étonnant !


Bien peu de gens se risquent aussi loin dans l’Ogbuti. On ne les
voyait qu’en vol. Et tu sais, c’est très dur d’abattre un oiseau en
vol. Pourtant là… ». Mais le père se retourna brusquement et vit
son fils immobile, resté en arrière.
– Chinonso ?
Il leva les yeux, les lèvres serrées, au bord des larmes.
– Oui, chef, répondit-il dans la langue du Blanc.
– Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?
Il désigna le sol entre eux. Son père baissa les yeux et vit
­l’oison avancer sur le sol marécageux, les yeux rivés sur les deux
humains en pleurant sa mère morte.
– Hé, tu n’as qu’à le prendre et le ramener à la maison !
Mon hôte s’avança vers son père et s’arrêta derrière l’oiseau.
– Tu n’as qu’à le garder ! insista son père.
Il jeta un coup d’œil à l’oison, puis à son père, et quelque
chose s’illumina en lui.
– Je peux le rapporter à Umuahia ?
– Ouais, fit son père, qui se retourna vers sa destination en
tenant toujours à la main l’oie morte, désormais couverte de
pourpre. Allez, attrape-le, et on y va.
Hésitant, traînant les pieds, il plongea vers l’avant et saisit
l’oison par ses maigres pattes. L’animal gémit plaintivement et
se débattit contre les tendres mains qui le tenaient. Mais mon
hôte resserra sa prise et le souleva du sol. Il leva les yeux vers
son père qui attendait, la main dégoulinante de sang.
– Désormais, il est à toi. Tu lui as sauvé la vie. Prends-le et
allons-y.
Il repartit dans la direction du village, et mon hôte le suivit.
Il raconta alors à Ndali combien il aimait cet oison. Souvent
il s’envolait dans un accès de rage, puis se calmait, l’esprit allégé.

81
La prière des oiseaux

Parfois il se précipitait vers nulle part, peut-être pour retour-


ner vers sa forêt. Et quand il voyait qu’il n’y avait pas d’issue il
tournait en rond, défait. Nonso veillait sur lui avec une atten-
tion inquiète. Il vivait dans la hantise qu’il ne lui arrive quelque
chose, ou qu’un jour il ne lui échappe. Sa hantise culminait quand
l’oison en colère fusait dans la maison d’un mur à l’autre, en
essayant de les percer pour s’enfuir. Chaque fois, après ces efforts
furieux, il regagnait une chaise ou une table, la tête penchée,
comme prostré. Il gardait les ailes tendues en criaillant de rage
et d’impuissance.
« Oui », dit-il en réponse à sa question : il y avait des fois où
­l’oison était calme. Il savait qu’il était dans la nature des créatures
terrestres, même les plus blessées, d’être parfois paisibles en capti-
vité. Alors l’oison dormait dans son lit, contre lui, tel un compa-
gnon humain. Quand il rentra à Umuahia avec lui, les enfants du
voisinage accoururent pour le voir. Au début, il le gardait jalou-
sement, n’autorisait personne à toucher sa cage de raphia. Il lui
arrivait même de se battre avec certains de ses amis du quartier,
ses copains de foot, s’ils tentaient d’y toucher sans sa permission.
L’un d’eux, Ejike, son meilleur ami, était particulièrement épris de
l’oiseau, plus que tous les autres. Et à la longue mon hôte le laissa
souvent jouer avec lui. Et puis, un jour, Ejike lui demanda l’auto-
risation de ramener l’oison chez lui pour le montrer à sa mère en
disant : « Cinq minutes, rien que cinq minutes. » Ô Oseburuwa,
je surpris le regard dans les yeux de cet enfant, et je craignis d’y
avoir vu brûler au plus profond la petite flamme de l’envie. Car
bien souvent j’ai vu cela chez les enfants des hommes, cette face
sombre de l’admiration qui a causé bien des meurtres et bien des
complots. J’insinuai dans l’esprit de mon hôte l’idée qu’il ne devrait
pas confier ainsi son oison. Mais il ne voulut pas m’entendre. Il
le confia à son ami, convaincu qu’il ne lui arriverait rien de mal.

82
PREMIÈRE PARTIE

Ejike emporta l’oison. Au crépuscule il n’était toujours pas


revenu, et mon hôte s’inquiéta. Il alla chez Ejike, frappa à la porte
de la maison voisine qu’il occupait avec sa mère, mais n’entendit
rien. Il l’appela à maintes reprises, sans réponse. La porte était
verrouillée de l’intérieur. Mais du dehors il entendait l’oiseau can-
caner, et le bruissement de ses ailes lorsqu’il se déplaçait, malgré
la ficelle nouée autour de ses pattes. Il courut chez lui alerter son
père. Ils retournèrent ensemble chez Ejike mais, même si cette
fois sa mère leur ouvrit, elle nia être en possession de l’oison.
Cette femme, qui avait perdu son mari, avait un jour attiré
chez elle le père de mon hôte et ils avaient forniqué. Mais comme
il ne voulait pas remplacer son épouse aimante dont il porterait
le deuil toute sa vie, le père refusa de poursuivre cette relation.
Ce refus avait créé une faille entre lui et cette femme. Mon hôte
l’ignorait, mais pas moi, car durant le sommeil de Nonso, j’avais
entendu son père monologuer à ce sujet. Et une nuit, j’avais vu
le chi de son père – un chi insouciant qui flottait souvent dans
la maison avec une flamboyance éthérée ; il m’avait expliqué
avoir quitté le corps de son hôte, sur le point de coucher avec la
voisine. Le couple était en pleine étreinte dans le jardin derrière
la maison. J’avais fini par bien connaître cet esprit protecteur,
comme souvent lorsqu’on partage le même toit. Observez atten-
tivement une maison à minuit, vous y verrez souvent des esprits
protecteurs – plutôt ceux des mâles – discuter ou simplement
circuler. Souvent ils tissent des liens au cours du cycle de vie de
leurs hôtes. C’est ainsi que j’ai fini par en connaître bon nombre,
mâles et femelles.
Et donc ce jour-là, peut-être encore blessée, la femme ferma
la porte au nez de mon hôte et de son père.
Mon hôte ne pouvait plus rien faire contre Ejike et sa mère.
Il resta hébété des jours entiers ; parfois il sombrait dans une

83
La prière des oiseaux

fureur incontrôlable et se précipitait vers la maison voisine, mais


son père le rappelait en le menaçant d’une raclée s’il s’obstinait.
À chaque instant il tendait l’oreille pour entendre son oison ; il
refusait de manger, dormait à peine. Il était pénible pour moi
de le voir souffrir. Mais il n’est rien que puisse faire un chi pour
aider un humain en pareille circonstance, car nous avons des
limites. Les grands anciens, dans leur sagesse, disaient Onye ka
nmadu ka chi ya, et ils avaient raison. Un être plus puissant qu’un
autre est aussi plus puissant que son chi. Et un chi ne peut pas
faire grand-chose pour un humain dont l’élan est brisé.
Ô Egbunu, Ndali fut émue par ce tournant de l’histoire. Elle
ne cessait d’ailleurs d’intervenir, de réagir, de poser des ques-
tions (« Il a vraiment dit ça ? » ; « Et qu’est-ce qui s’est passé
ensuite ? » ; « Et alors tu l’as vu ? »), mais j’ai choisi de ne pas en
faire part pour concentrer mon récit sur cette créature à laquelle
jadis mon hôte avait donné son cœur. Cependant, à la lumière
de ce qui s’est produit depuis et du motif qui me fait compa-
raître devant toi pour témoigner en faveur de mon hôte, je dois
mentionner la remarque que fit Ndali à ce stade de l’histoire où
le désir de mon hôte de recouvrer ce qui lui appartenait l’avait
mené au bord de la folie. En secouant la tête d’un air las, elle
dit : « Ce doit être tellement triste… Un oiseau qui est à toi,
pour qui tu as souffert, et qu’on t’enlève comme ça. Ça doit
être tellement douloureux. » Il se contenta de hocher la tête et
poursuivit. Il lui raconta qu’au cinquième jour il était désespéré.
Il grimpa à l’arbre du jardin, d’où il avait vue sur l’enceinte des
voisins. Il vit Ejike assis sur un tabouret derrière la maison, en
train de caresser l’oison. Au début, l’animal paraissait mort, et
puis mon hôte vit ses ailes s’agiter quand il tenta d’échapper à son
ravisseur, qui aussitôt appuya le pied sur la laisse rouge attachée
à sa patte. L’oison se débattit, leva la patte obstinément en battant

84
PREMIÈRE PARTIE

furieusement des ailes, mais la ficelle le maintenait captif. C’est en


voyant cela qu’une idée cruelle germa dans l’esprit de mon hôte.
Ô Chukwu, dès que je perçus le dessein de son cœur je m’y
opposai. Je lui fis miroiter les ravages et la douleur qu’il s’inflige-
rait en l’accomplissant. Il y réfléchit un moment, imagina même
l’oiseau saignant de la blessure à la tête causée par le caillou, et il
en fut effrayé, mais il chassa cette pensée. Or, comme tu le sais,
un chi ne peut ni s’opposer ni s’imposer à la volonté de son hôte.
Voilà pourquoi les anciens disent que, si un homme se tait, son
chi aussi se tait. Telle est la loi universelle des esprits protecteurs :
un homme doit vouloir que son chi intervienne. J’en étais donc
réduit à le regarder, impuissant, commettre un acte qui ne lui
apporterait que détresse. Il revint avec sa fronde, s’installa sur
une branche fourchue et se dissimula dans les feuillages. De là,
il voyait l’oiseau attaché au pied du tabouret où Ejike venait de
s’asseoir avant de retourner dans la maison.
À ce point de son récit, mon hôte comprit qu’il allait révéler
à Ndali toute la violence dont il était capable ; il s’interrompit
donc pour lui mentir, en disant qu’il avait cessé d’aimer l’oison
puisqu’il n’était plus à lui. Il prétendit que l’oison s’était attaché
à Ejike et qu’il n’avait pensé à le tuer que pour se venger de son
nouveau maître. Quand elle hocha la tête en disant : « Je com-
prends. Continue », il décrivit comment il avait atteint l’oiseau de
plein fouet, du premier coup. Le caillou lui heurta la patte et le fit
tomber, dans un cri de douleur. Mon hôte dégringola de l’arbre,
le cœur battant comme un tambour. Il courut dans sa chambre ;
bientôt, Ejike arriva avec l’oiseau blessé, fébrile et en pleurs, disant
qu’il allait mourir si on ne le soignait pas. De fait, quelques jours
plus tard, un matin, alors qu’il avait récupéré l’oiseau, il le trouva
gisant sur le dos au milieu de sa chambre, ses petites ailes repliées

85
La prière des oiseaux

et crispées contre son corps, la tête affaissée. Les pattes étaient


raides et sans vie, les griffes déjà repliées par la rigidité cadavérique.
Ô Gaganaogwu, mon hôte fut bouleversé par la mort de ­l’oiseau.
Il expliqua à Ndali qu’il en portait le deuil, et qu’il s­ ’infligeait tant
de pénitences que son père fut contraint de le punir. Mais ce fut
en vain. L’école se mit à multiplier les plaintes, les avertissements
pour inattention et absentéisme. Sa révolte était telle qu’il faisait
en sorte de s’attirer des châtiments, qu’il accueillait – notamment
les châtiments corporels – avec une indifférence masochiste qui
inquiétait ses professeurs. Ils en firent part à son père, qui à ce
stade s’était lassé de le punir, tant ce garçon potelé avait maigri.
Un jour, dans une tentative désespérée pour sauver son fils, son
père l’emmena voir un élevage de volailles à la sortie de la ville.
Mon hôte décrivit en détail cette grande exploitation : les cen-
taines d’oiseaux sous ses yeux, des oiseaux domestiques de toute
espèce. C’est là, dans le caquètement de cent voix et l’odeur de
mille plumes, que son cœur se ranima enfin et revint à la vie.
Ils rentrèrent avec une cage pleine de poulets et deux dindons,
et c’est ainsi que naquit sa basse-cour.

Ô Ebubedike, lorsqu’il eut relaté l’histoire, ils restèrent silen-


cieux quelque temps. Mentalement, il repassait ses propos, de
crainte de s’être présenté sous un mauvais jour. Ndali restait
plongée dans ses pensées ; peut-être jugeait-elle son récit. Il fon-
dait toute sa dignité sur la discrétion, et sa propre survie en
dépendait. Il était donc crucial qu’il dissimule bien des détails de
son passé, et que sa langue demeure parcimonieuse, même sous
pression. Piqué d’en avoir dit autant, il laissait son esprit dériver
vers les tomates qu’il avait plantées la semaine précédente, et pas
encore arrosées, quand soudain Ndali parla :
– C’est un bon métier.

86
PREMIÈRE PARTIE

Elle semblait sortir d’une longue méditation.


Il acquiesça.
– Tu trouves ça bien, mama ?
– Oui. Vraiment. Ta famille te manque ? Et ta sœur, au fait ?
La question avait beau être simple, il lui fallut longtemps pour
y répondre. J’ai séjourné parmi les hommes assez longtemps pour
comprendre qu’ils gardent différemment en mémoire les personnes
qui les ont blessés. Ils conservent leur souvenir dans des bocaux
hermétiques qu’il faut rouvrir pour les exhumer. Dans le pire des
cas – tel le souvenir du viol de sa grand-mère par des soldats durant
la guerre – il faut fracasser le bocal. Il se contenta donc de dire :
– Elle vit… euh… à Lagos. En fait, on n’a pas de contact. Elle
s’appelle Nkiru.
– Pourquoi ?
– Écoute, mama, elle a quitté la maison avant la mort de papa.
Elle… tu vois… elle… comment dire ? Elle nous a abandonnés
– il leva les yeux et croisa son regard rivé sur lui. Elle est partie
à cause d’un homme, personne ne voulait qu’elle l’épouse parce
qu’il est très vieux, assez vieux pour être son père. En fait, il a
au moins quinze ans de plus qu’elle.
– Ah-ah ! Et pourquoi elle a fait ça ?
– Je ne sais pas, ma sœur.
Il lui lança un coup d’œil pour voir si elle réagissait à cette
appellation. Puis il se reprit :
– Je ne sais pas, mama.
Ô Egbunu, certes il ne voulut pas lui en dire davantage sur sa
sœur ; mais quand on ouvre ainsi le couvercle, on donne à voir
plus qu’on ne croit. Souvent, il n’y a plus moyen de s’arrêter.
« Pourquoi une enfant rejette-t‑elle ainsi son père ? » lui deman-
dait celui-ci, et il répondait qu’il n’en savait rien. Sur quoi les
yeux de son père s’embuaient lentement de larmes. Il secouait la

87
La prière des oiseaux

tête et claquait du doigt. Puis, mâchoires serrées, il grinçait des


dents dans un bruit de mitraillette. « Ça me dépasse, reprenait-il
encore plus amer. Ça dépasse l’entendement de tout homme,
mort ou vivant. Oh, Nkiru, Ada mu oh ! »
Comme le souvenir qu’il venait de raviver lui pesait, il voulut
changer de sujet.
– Je vais te chercher quelque chose à boire, dit-il en se levant
d’un bond.
– Qu’est-ce que tu me proposes ? – elle se leva à son tour.
– Non, non, assieds-toi, mama. Tu es mon invitée. Tu es cen-
sée être assise, et moi je te nourris.
Elle rit et il vit ses dents : comme elles avaient l’air délicates,
gracieusement alignées comme celles d’un enfant.
– OK, mais je me lève debout.
Il lui lança un regard et haussa le sourcil.
– Je ne savais pas que tu parlais patois – et il éclata de rire.
Elle roula les yeux et soupira à la manière héritée des grandes
anciennes.
Il sortit deux bouteilles de Fanta et lui en tendit une. Il per-
sistait à acheter des caisses de ces boissons nommées Fanta et
Coca, comme son père le faisait pour les invités, même s’il ne
recevait presque jamais. Il en regarnit le frigo et remisa les bou-
teilles vides dans les caisses.
Il désigna la table à manger, entourée de quatre chaises. Une
bougie à moitié consumée se dressait sur le couvercle usagé d’un
bocal de chocolat en poudre, remodelée par une cascade de cire
qui avait coulé le long du bocal et en gainait le pied comme les
racines noueuses d’un vieil arbre. Il poussa la bougie et son socle
vers le mur et avança une chaise pour Ndali. Il vit qu’elle regardait
le calendrier mural orné d’une image de l’alusi du Blanc, Jésukri,
portant une couronne d’épines. Les mots inscrits au-dessus du

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PREMIÈRE PARTIE

doigt levé de Jésukri défilèrent sur les lèvres de Ndali sans être
audibles. Lorsqu’elle s’assit, Nonso avait ouvert la bouteille et,
quand il voulut ranger le décapsuleur, elle lui prit la main.
Ô Ijango-ijango, aujourd’hui encore, malgré toutes ces années,
je ne parviens pas à saisir pleinement ce qui se joua à cet ins-
tant. On aurait dit que, par quelque moyen mystérieux, elle avait
réussi à lire les intentions de son cœur, qui tout du long s’étaient
peintes sur son visage comme une présence. Et elle en était venue
à comprendre, par quelque alchimie, que le sourire qu’il arborait
trahissait la lutte à laquelle se livrait son corps pour contrôler la
solennelle exigence de son désir volcanique. Oh, durant près d’une
heure, avec une énergie rare, ils firent l’amour avec tant de cœur,
tant de beauté ! Il était mû par un curieux mélange d’incrédulité et
de soulagement, et elle par un sentiment que je ne saurais décrire.
Tu sais bien, ô Chukwu, que bien des fois tu m’as envoyé habiter
des humains, vivre à travers eux, devenir eux. Et tu sais que j’ai vu
bien des humains dévêtus. Et pourtant, la fureur de leur étreinte
m’affola. Peut-être parce que c’était leur première fois, et que
tous deux sentaient – car telle était la pensée de Nonso – qu’il y
avait entre eux un lien ineffablement profond ; et je me rappelai
les paroles de la chi : « Mon hôtesse a érigé une figurine dans le
sanctuaire de son cœur. » C’est sans doute pourquoi à l’issue de
l’étreinte, alors qu’ils étaient trempés de sueur et qu’il voyait des
larmes dans ses yeux, il dit des mots qui – quoique audibles seule-
ment pour elle, lui et moi – résonnèrent au-delà du royaume des
hommes comme des acclamations sonores destinées aux oreilles
de l’homme et des esprits, des morts et des vivants, du jour et
du toujours : « Je l’ai trouvée ! Je l’ai trouvée ! Je l’ai trouvée ! »

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