La Prière Des Oiseaux
La Prière Des Oiseaux
La Prière Des Oiseaux
Du même auteur
ISBN : 978‑2-283‑03234‑3
À J. K.
Nous n’avons pas oublié
Si la proie ne donne pas sa version de l’histoire, le pré-
dateur sera toujours le héros des récits de chasse.
Proverbe igbo
Obasidinelu…
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PREMIÈRE PARTIE
voix est ma voix. Évoquer ses paroles comme s’il était distinct
de moi, ce serait restituer mes paroles comme si elles émanaient
d’un autre…
Tu es le créateur de l’univers, figure tutélaire des quatre jours
– Eke, Orie, Afor et Nkwo – qui composent la semaine igbo…
À toi les anciens ont assigné des noms et des titres innom-
brables : Chukwu, Egbunu, Oseburuwa, Ezeuwa, Ebubedike,
Gaganaogwu, Agujiegbe, Obasidinelu, Agbatta-Alumalu, Ijango-
ijango, Okaaome, Akwaakwuru, et bien d’autres encore…
Je parais devant toi, avec l’audace d’une langue de roi, pour
plaider la cause de mon hôte, certain que tu entendras ma voix…
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– Laisse-moi. Laisse-moi.
À présent, il apercevait son visage, éclairé par la pupille des
phares. Il n’exprimait que peur. Ses yeux semblaient gonflés,
sans doute par de longues heures de larmes. Il comprit aussitôt
que cette femme était profondément blessée. Car tout homme
qui a subi le malheur ou l’a constaté chez autrui en reconnaît les
marques sur un visage, même de très loin. Tandis que la femme
tremblait, figée dans la lumière, il se demanda qui elle avait pu
perdre. L’un de ses parents ? Son mari ? Son enfant ?
– Je vais vous laisser tranquille, dit-il en relevant les mains.
Je vous laisse, j’y vais. Je vous le jure devant Dieu.
Il se détourna vers la camionnette mais, face au poids de la
douleur qu’il avait perçue en elle, même ces quelques pas esquis-
sés lui parurent d’une cruauté sans bornes. Il s’arrêta, pris d’un
vide vertigineux au creux de ses entrailles, assourdi par la trépi-
dation angoissée de son cœur. Il lui refit face.
– Mama, fit-il, il ne faut pas sauter, tu m’entends ?
Il déverrouilla en hâte l’arrière de la camionnette puis l’une des
cages et, tout en guettant par la vitre et en se répétant à mi-voix
qu’elle ne devait pas lâcher, il prit deux poulets par les ailes, un
dans chaque main, et regagna le pont en courant.
Il la trouva où il l’avait laissée, les yeux tournés vers la camion-
nette, comme hypnotisée. Et même si un esprit protecteur ne
peut pas voir l’avenir ni donc pleinement savoir ce que son hôte
va faire – seuls toi, ô Chukwu, et les grandes divinités possé-
dez le don de prescience, que vous pouvez accorder à certains
dibias –, j’en avais le pressentiment. Certes, je sais bien que tu
nous déconseilles, à nous esprits protecteurs, d’interférer dans
les affaires de nos hôtes, pour les laisser exécuter leur volonté et
être pleinement hommes. Mais je ne pus m’empêcher de glisser
dans son esprit la pensée qu’il était l’ami des oiseaux, et que sa
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vie avait été transformée par sa relation avec les bêtes ailées.
Je lui fis miroiter un instant l’image bouleversante de l’oison
qu’il avait possédé jadis. Mais cela n’eut guère d’effet, car en de
pareils moments, lorsqu’un homme est submergé par l’émotion,
il devient Egbenchi, le cerf-volant têtu qui n’écoute ni même ne
comprend ce qu’on lui dit. Il va où il veut et fait ce qu’il veut.
– Rien, non, rien ne devrait forcer quelqu’un à tomber dans
la rivière pour y mourir. Rien – il brandit les poulets au-dessus
de sa tête. Voilà ce qui arrive si on y tombe. On meurt, et on
disparaît à tout jamais.
Il se rua vers le parapet, les mains alourdies par les oiseaux,
qui caquetaient en tons suraigus et s’agitaient tout affolés sous
son emprise.
– Même ces poulets, ajouta-t‑il – et il les précipita dans le
vide et les ténèbres.
L’espace d’un instant, il les regarda affronter l’air, battre des
ailes frénétiquement contre le vent, lutter désespérément pour
leur vie, en vain. Une plume atterrit sur le dos de sa main, mais
il la chassa avec tant de hâte et de violence qu’il en éprouva une
vive douleur. Puis, alors que les poulets entraient en contact avec
l’eau, il entendit un bruit d’aspiration, suivi de clapotements et
d’éclaboussements dérisoires. La femme aussi paraissait écouter,
et dans cette attention commune il ressentit un lien indescrip-
tible – comme s’ils étaient devenus les seuls témoins d’un crime
secret et inqualifiable. Il resta figé jusqu’à ce qu’il entende la
femme suffoquer. Il leva les yeux vers elle, les abaissa vers les
eaux dérobées à sa vue par la nuit, puis la regarda de nouveau.
– Tu vois, dit-il en désignant la rivière, tandis que le vent gro-
gnait comme une quinte de toux dans la gorge sèche de la nuit.
C’est alors qu’approcha une voiture, à une allure prudente,
la première à atteindre le pont depuis son arrivée. Elle s’arrêta
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DÉSOLATION
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une fois la cage éclairée tant bien que mal, il se remit à crier :
« Chukwu ! Oh, Chukwu ! » Car il comprit que l’une des volailles
qu’il avait jetées du haut du pont était le coq blanc comme laine.
Ô Akataka, il est fréquent que les humains veuillent réécrire
l’histoire, inverser le cours des choses. Mais jamais, jamais l’on
n’y parvient. Bien des fois j’ai vu cela. Comme d’autres créatures
de son espèce, mon hôte se précipita vers sa camionnette, sur
laquelle trônait, tel un veilleur, un chat noir. Mon hôte le chassa.
Le félin poussa un gémissement strident et fila dans les buissons.
Mon hôte s’installa au volant et repartit dans la nuit. Il n’y avait
pas beaucoup de circulation, et seul un énorme semi-remorque
qui tentait de s’engager dans une station-service le ralentit.
Lorsqu’il parvint au pont, la femme qu’il avait vue avait déjà dis-
paru – et sa voiture aussi. Il en déduisit qu’elle ne s’était pas jetée
dans la rivière. Mais à ce stade, ce n’était plus de la femme qu’il
se souciait. Il dévala la pente vers la rive, les oreilles emplies de la
rumeur nocturne ; sa lampe torche avalait les ténèbres comme un
boa. Il sentit le bourdonnement des insectes se coaguler dans l’air
en cercles concentriques et lui envelopper le visage à l’approche
de la berge. Il agita frénétiquement les bras pour les chasser. La
torche accompagna le mouvement de sa main et oscilla plusieurs
fois au-dessus des eaux, raide comme un bâton, puis illumina
toute la rive sur plusieurs mètres. Il suivit des yeux le chemin du
faisceau, mais ne vit que des berges vides, jonchées de chiffons et
de détritus. Il passa sous le pont et se retourna en entendant un
bruit, le cœur palpitant. Quand il s’approcha, la lumière révéla
un panier. Son tressage de raphia s’était effiloché en longues
fibres tordues. Il se précipita, submergé d’espoir.
Le panier était vide, et il balaya de sa torche l’eau qui coulait
sous le pont, éclairant la rivière aussi loin qu’il put, mais sans
trouver trace d’aucune poule. Il se remémora le moment où il
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PREMIÈRE PARTIE
pas compte de mon conseil. Il crut que cette idée avait germé
directement dans son cerveau, car l’homme n’a aucun moyen de
distinguer ce que lui insuffle un esprit – fût-ce son propre chi –
de ce que lui suggère sa propre voix intérieure.
À de nombreuses reprises ce jour-là je continuai à lui faire
miroiter cette idée, mais chaque fois sa voix intérieure répliquait
qu’il était trop tard, que les poules avaient dû se noyer. Ce à quoi
je rétorquais qu’il ne pouvait pas en être sûr. Mais la voix persis-
tait : C’est fini ; il n’y a plus rien à faire. Alors, le soir venu, quand
je compris qu’il n’en ferait rien, je fis ce que toi, Oseburuwa, tu
déconseilles formellement aux esprits protecteurs sauf dans les
cas extrêmes. Je sortis du corps de mon hôte alors qu’il était
conscient. Je le fis car je savais que mon rôle ne consistait pas seu-
lement à le guider mais aussi à le soutenir et à vérifier les choses
qui pouvaient être hors de sa portée. En effet, je me considère
comme son représentant au royaume des esprits. Je suis en lui
et j’observe le moindre mouvement de ses mains, son moindre
pas, son moindre geste. Pour moi, son corps est un écran où
se projette la totalité de sa vie. Car lorsque j’occupe un hôte je
ne suis qu’un réceptacle creux empli par la vie d’un humain, et
rendu concret par cette vie. C’est donc en qualité de témoin que
je le regarde vivre, et sa vie devient mon témoignage. Mais un
chi est bridé par le corps de son hôte. Tant qu’il y demeure, il lui
est presque impossible de voir ou d’entendre ce qui est présent
ou proféré dans le règne des êtres surnaturels. En revanche, s’il
s’en extrait, il accède à des choses imperceptibles à l’homme.
Une fois sorti de son corps, je fus assailli par la clameur du
monde des esprits, une symphonie assourdissante de sons qui
auraient terrifié les hommes les plus braves. C’était une caco-
phonie de voix : plaintes, cris, hurlements, bruits en tout genre.
Chose étrange : alors que la frontière qui sépare le monde
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humain de celui des esprits n’est pas plus épaisse qu’une feuille,
on n ’entend pas le plus infime écho de ce tumulte tant qu’on
ne quitte pas le corps de son hôte. Le chi nouvellement créé et
qui descend sur terre pour la première fois est submergé par ce
vacarme, si effrayant qu’il peut être tenté de regagner en hâte
la forteresse de silence qu’est le corps de son hôte. C’est ce qui
m’est arrivé lors de mon premier séjour terrestre, comme à bien
des esprits protecteurs que j’ai rencontrés aux cavernes du repos
d’Ogbunike, de Ngodo, d’Ezi-ofi, voire aux pyramides d’Abaja. Et
ce tumulte est plus effrayant encore, la nuit, à l’heure des esprits.
Chaque fois que je quitte mon hôte alors qu’il est éveillé,
je fais en sorte que ces échappées soient brèves, afin que rien
ne lui arrive en mon absence et qu’il ne fasse rien que je ne
puisse justifier. Mais on ne chemine pas au même rythme selon
qu’on est désincarné ou porté par une enveloppe humaine,
et je dus laborieusement me frayer une voie dans la foule du
Benmuo, où des esprits de toutes sortes grouillaient comme
autant d’asticots invisibles. Ma hâte porta ses fruits, et je par-
vins à la rivière en l’espace de sept battements de cils, mais je
n’y trouvai rien. Je revins le lendemain, et à la troisième visite
je vis enfin le coq blanc qu’il avait jeté du pont. Le corps gon-
flé, il gisait à la surface, pattes en l’air, raide mort. L’eau avait
ajouté une imperceptible touche de gris à son plumage, et son
ventre était dépouillé de tout duvet comme si quelque chose
dans l’eau l’avait dévoré. Son cou paraissait distendu, ses rides
plus profondes, et il était tout boursouflé. Un vautour trônait
sur l’une de ses ailes, aplaties et étalées à la surface, et scrutait
la charogne et les alentours. Je ne vis aucun signe de l’oiseau
blanc comme laine.
Ô Ebubedike, au fil de mes cycles d’existence, j’ai fini par
comprendre que les choses qui arrivent à un homme se sont déjà
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avec l’autre femme, il avait éprouvé plus de plaisir entre les mains
de Miss J. Il revint au bordel trois jours plus tard et évita soi-
gneusement l’autre femme, qui accourait vers lui avec enthou-
siasme. Cette fois, Miss J était libre. Elle le dévisagea comme
si elle le reconnaissait à peine et entreprit de le déshabiller en
silence. Avant qu’ils commencent, elle répondit au téléphone,
dit à son interlocuteur de venir dans deux heures puis, comme
la voix d’homme semblait hostile à cet arrangement, avança le
rendez-vous d’une demi-heure.
Ils étaient déjà en pleins ébats quand elle évoqua la fois pré-
cédente dans un éclat de rire.
– Cette fois, tu ouvres les yeux quand je t’ai sucé, hein ?
Il lui fit l’amour avec une exubérance qui lui enfiévra l’âme, et
se déversa tout entier dans l’étreinte. Mais une fois qu’il s’affala
à son côté, elle repoussa son bras et se leva.
– Miss J ! s’écria-t‑il, au bord des larmes.
– Quoi encore ? – elle entreprit d’agrafer son soutien-gorge.
– Je vous aime.
Ô Egbunu, la femme s’immobilisa, tapa dans ses mains et
éclata de rire. Elle alluma la lumière et retourna au lit. Elle lui prit
le visage d’une main, parodia la solennité sombre avec laquelle
il avait prononcé ces mots et rit de plus belle.
– Oh mon petit gars, tu causes sans savoir – de nouveau elle
tapa dans ses mains. Non mais regardez-le, il dit qu’il m’aime.
Qu’est-ce qu’il faut pas entendre ! Il me connaît même pas, et
voilà qu’il dit qu’il m’aime. Allez, dis que tu l’aimes, ta mama.
Elle claqua des doigts et bascula dans une hilarité renouvelée.
Et pendant des jours, il sentit son rire résonner dans tous les
creux de son être, comme si c’était le monde même qui riait de
lui, pauvre petit homme solitaire dont le seul péché était d’être
assoiffé d’une présence à ses côtés. C’est alors qu’il éprouva pour
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Et c’est ainsi que, brisé par toutes les choses qu’il ignorait
encore, il quitta la chambre, déterminé à ne jamais revenir.
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quel marché du pays igbo, pour voir des travailleurs, des hommes
aux mains dures comme les pierres, aux vêtements trempés de
sueur, qui vivent dans une atroce misère. Quand le Blanc est
venu, il a apporté de bonnes choses. En voyant l’automobile,
les enfants des anciens s’exclamaient émerveillés. Et les ponts ?
« Magnifiques ! » La radio ? « Une invention miraculeuse ! » Non
contents de délaisser la civilisation de leurs pères bienheureux,
ils la détruisirent. Ils se ruèrent vers les grandes villes – Lagos,
Port Harcourt, Enugu, Kano – mais constatèrent qu’il n’y avait
pas assez de bonnes choses pour tout le monde. « Où sont nos
voitures ? demandèrent-ils aux portes de ces villes. – Seuls les
privilégiés en ont ! – Où sont les bons boulots, ceux où on porte
une cravate dans un bureau climatisé ? – Ah, ils sont réservés
à ceux qui ont fait des années d’études à l’université, et encore,
on est en concurrence avec une foule d’autres diplômés. » Et
c’est ainsi, la tête basse, que les enfants des anciens tournèrent
les talons pour rebrousser chemin. Mais pour aller où ? Vers les
ruines de l’édifice qu’ils avaient détruit. Et les voilà réduits au
minimum vital, et voilà pourquoi on voit des gens comme cette
femme arpenter la ville en tous sens à vendre des arachides.
Il lui cria de s’approcher.
Elle se tourna vers lui et leva la main pour maintenir son pla-
teau en place sur sa tête. Elle se désigna du doigt et dit quelque
chose d’inaudible.
– Je veux acheter des arachides, lui cria-t‑il en anglais.
La femme s’engagea sur le chemin de terre incurvé, creusé
d’ornières par les roues de sa camionnette et, plus récemment,
par le 4×4 de son oncle. La pluie de la veille avait modelé la glaise
rouge en petites boules de boue qui collaient aux pneus. Et même
à présent que le ciel était dégagé, la terre rougeâtre continuait
d’exhaler une odeur de vieux et, partout, des vers la fouaillaient
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d’une étoffe nouée dans le dos ou d’un uli, soit elles allaient
seins nus.
– D’accord, mais reviens demain.
Elle se retourna.
– Pourquoi ? Tu ne sais même pas si j’ai un petit ami, tu ne
m’as même pas posé la question.
Son esprit se ranima à cette idée, mais ses paupières restaient
lourdes. Il marmonna des mots incohérents qu’elle ne put saisir
mais où je discernai cette déclaration déroutante : « Tu es venue,
alors reviens. »
– Tu vois, tu n’arrives même plus à parler. Je vais y aller. Mais
dis-moi au moins comment tu t’appelles !
– Chinonso.
– Chi-non-so. C’est un beau nom. Moi, c’est Motu. Tu as
compris ? Motu ! – elle tapa dans ses mains. Je suis ta nouvelle
petite amie. Je reviendrai demain, vers cette heure-ci. Bonne nuit.
Dans sa torpeur avachie, il entendit la porte d’entrée se refer-
mer. Elle était partie, emportant avec elle son odeur unique, dont
les effluves persistaient sur ses mains et dans sa tête.
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grands anciens, ils auraient dit de lui qu’il confirmait ce que moi,
son chi, j’affirmais, tant il est vrai que onye kwe, chi ya e kwe.
Nul humain qui vit de tels moments ne saurait désirer qu’ils
prennent fin. Mais hélas, dans l’uwa, les choses ne se déroulent
pas toujours conformément aux attentes de l’homme. Bien des
fois j’ai vu cela. Je ne fus donc pas surpris de le voir s’éveiller, le
jour où tout prit fin, comme il s’éveillait depuis bien des matins,
l’esprit empli de cette femme avec laquelle il connaissait la félicité
depuis quatre semaines de marché (trois semaines dans le calen-
drier du Blanc). Tout lui sembla comme d’habitude ce matin-là,
semblable aux vingt et un jours précédents, car l’homme est
dénué du pouvoir de prescience. Telle est, en suis-je venu à
croire, la plus grande faiblesse humaine. Si seulement l’homme
pouvait voir le lointain comme il voit ce qu’il a sous les yeux,
voir le caché comme le visible, entendre ce qui est tu comme ce
qui est dit, il s’épargnerait bien des malheurs. Resterait-il même
une force pour le détruire ?
Mon hôte passa ce samedi à attendre la venue de son amante.
Il ignorait que ce jour-là aucune créature ne foulerait ce sentier
encadré de plantations qui s’étendait sur près de deux kilomètres
jusqu’à la route. Assis sur le perron, il le scrutait depuis l’aube,
mais à mesure que le jour déclinait des pensées qu’il n’avait
jamais envisagées jaillirent de quelque gouffre pour régner sur
son esprit. Il n’avait jamais pensé à obtenir l’adresse de Motu. Il
ignorait où elle vivait. La seule fois où il lui avait posé la question,
en la suppliant de le laisser la reconduire chez elle, Motu avait
répondu que sa tante la punirait sévèrement si elle découvrait
qu’elle avait un amoureux. Voici tout ce qu’il savait : elle venait
d’un village de l’Obollo-Afor et travaillait comme bonne à tout
faire chez sa « tante » – qui n’était pas une vraie parente – à la
ville. Elle n’avait pas le téléphone. Il n’en savait pas plus.
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dit bien des fois, aux cavernes des esprits, que les esprits protecteurs
des femmes humaines possédaient une sensibilité plus puissante, je
fus stupéfait qu’elle ait pu me voir du fond du corps de son hôtesse.
– Fils des esprits, que veux-tu de mon hôtesse ? demanda-
t‑elle d’une voix aussi flûtée que celle des vierges qui séjournent
sur le chemin de l’Alandiichie.
– Fille d’Ala, je viens en paix, je ne viens semer nul trouble.
Ô Chukwu, je vis alors que cette chi, vêtue de cette peau de
bronze lumineuse dont tu drapes les esprits protecteurs des filles
de l’humanité, me dévisageait de ses yeux couleur du feu pur.
Elle prenait la parole lorsque son hôtesse klaxonna et pila en
criant : « Nom de Dieu ! Qu’est-ce que tu fous, chef ? Tu sais pas
conduire ? » La voiture qui lui avait fait une queue de poisson
tourna dans une autre rue et elle reprit sa route en soupirant
bruyamment. La sachant en sécurité, sa chi se retourna vers moi
et me parla dans la langue ésotérique du Benmuo :
– Mon hôtesse a érigé une figurine dans le sanctuaire de
son cœur. Ses intentions sont aussi pures que les eaux des sept
fleuves d’Osimiri, et son désir aussi authentique que le sel des
eaux d’Iyi-ocha.
– Je te crois, ô Nwayibuife, esprit protecteur de l’aurore, fille
d’Ogwugwu, et d’Ala, et de Komosu. Je voulais simplement
m’assurer qu’elle le désirait aussi. Je vais rapporter ton message
à mon hôte pour le rassurer. Puisse leur union leur apporter la
plénitude dans ce cycle de vie et dans les septième et huitième
cycles – Uwa ha asaa, uwa ha asato !
– Iseeh ! répondit-elle – et sans perdre un instant elle réintégra
son corps.
Ô Oseburuwa, je fus ravi de cet entretien. Rasséréné par cette
confidence, je regagnai mon hôte et lui insufflai l’idée que cette
femme l’aimait.
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chi constitue une éducation qui lui fait acquérir l’esprit et la sagesse
de ses hôtes, qui font ensuite partie intégrante de lui. C’est ainsi
qu’un chi peut assimiler toutes les subtilités de l’art de la chasse
parce que jadis, il y a des siècles, il a habité le corps d’un chasseur.
Dans mon précédent cycle, j’avais guidé un homme extraordi-
nairement doué qui lisait des livres et écrivait des histoires : il
s’agissait d’Ezike Nkeoye, le frère aîné de la mère de mon hôte
actuel. Au même âge, il avait déjà assimilé presque chaque mot
de la langue du Blanc. Et c’est par lui que j’ai appris une bonne
part de ce que je connais aujourd’hui. En cet instant même, alors
que je témoigne en faveur de mon hôte actuel, je porte les mots
d’Ezike autant que les miens et je vois par ses yeux comme par les
miens, et parfois les deux se confondent en un tout indissociable.
– C’est très douloureux. Et je dis ça parce que moi aussi j’ai
trop souffert. J’ai ni père ni mère. Pas de famille, en fait.
– Oh, comme c’est triste, dit-elle en plaquant une main sur sa
bouche grande ouverte. Je suis désolée. Vraiment désolée.
– Non, non, ça va maintenant, ça va, répondit-il, même si la
voix de sa conscience le harcelait pour avoir passé sous silence
sa sœur Nkiru.
Il regarda Ndali appuyer son poids sur sa cuisse et se pencher
vers la table basse qui les séparait. Elle avait les yeux fermés ; il
crut qu’elle sombrait dans la commisération, et craignit qu’elle
ne se mette à pleurer sur lui.
– Ça va bien, mama, vraiment, dit-il d’un ton plus ferme
encore. J’ai une sœur, mais elle vit à Lagos.
– Oh, une sœur aînée ou cadette ?
– Cadette.
– Bon. Si je suis venue, c’est pour te remercier – un sourire décapa
son visage désormais couvert de larmes tandis qu’elle ramassait son
sac. Je suis convaincue que c’est Dieu qui vous a envoyé vers moi.
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– OK, mama.
– C’est quoi ce « mama » ? Pourquoi tu dis ça sans arrêt ?
Elle rit et il prit conscience que lui-même était pris d’un rire
bestial, qu’il s’était efforcé de contenir pour ne pas se ridiculiser.
– Vraiment, c’est bizarre, hein.
– Je n’ai plus de maman. Alors chaque fois que je rencontre
une femme gentille, c’est ma mama.
– Oh, je suis désolée, mon ami !
– J’arrive – il s’esquiva aux toilettes.
À son retour, elle reprit :
– Est-ce que je t’ai dit que j’adore ton rire ?
Il la dévisagea.
– C’est vrai. Je suis sérieuse. Tu es une belle personne.
Il hocha la tête fébrilement tandis qu’elle se levait pour partir,
et il laissa son cœur s’envoler face à l’issue si inattendue d’un
désastre annoncé.
– Je ne vous ai même pas offert à boire.
– Oh, non, ça ne fait rien. Une autre fois. J’ai des examens
à passer.
Il lui tendit la main ; elle la prit dans la sienne, le visage trans-
figuré d’un grand sourire.
– Merci.
Esprits protecteurs de l’humanité, avons-nous vraiment réfléchi
aux puissances que déploie la passion chez l’humain ? Avons-
nous examiné pourquoi un homme peut traverser un champ
de flammes pour atteindre la femme qu’il aime ? Avons-nous
réfléchi à l’effet du sexe sur le corps des amants ? À la symétrie de
son pouvoir ? Avons-nous étudié ce que la poésie éveille en leur
âme, et la marque des mots doux sur un cœur attendri ? Avons-
nous contemplé la physionomie de l’amour, analysé pourquoi
certaines relations sont mort-nées, d’autres naissent handicapées
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doigt levé de Jésukri défilèrent sur les lèvres de Ndali sans être
audibles. Lorsqu’elle s’assit, Nonso avait ouvert la bouteille et,
quand il voulut ranger le décapsuleur, elle lui prit la main.
Ô Ijango-ijango, aujourd’hui encore, malgré toutes ces années,
je ne parviens pas à saisir pleinement ce qui se joua à cet ins-
tant. On aurait dit que, par quelque moyen mystérieux, elle avait
réussi à lire les intentions de son cœur, qui tout du long s’étaient
peintes sur son visage comme une présence. Et elle en était venue
à comprendre, par quelque alchimie, que le sourire qu’il arborait
trahissait la lutte à laquelle se livrait son corps pour contrôler la
solennelle exigence de son désir volcanique. Oh, durant près d’une
heure, avec une énergie rare, ils firent l’amour avec tant de cœur,
tant de beauté ! Il était mû par un curieux mélange d’incrédulité et
de soulagement, et elle par un sentiment que je ne saurais décrire.
Tu sais bien, ô Chukwu, que bien des fois tu m’as envoyé habiter
des humains, vivre à travers eux, devenir eux. Et tu sais que j’ai vu
bien des humains dévêtus. Et pourtant, la fureur de leur étreinte
m’affola. Peut-être parce que c’était leur première fois, et que
tous deux sentaient – car telle était la pensée de Nonso – qu’il y
avait entre eux un lien ineffablement profond ; et je me rappelai
les paroles de la chi : « Mon hôtesse a érigé une figurine dans le
sanctuaire de son cœur. » C’est sans doute pourquoi à l’issue de
l’étreinte, alors qu’ils étaient trempés de sueur et qu’il voyait des
larmes dans ses yeux, il dit des mots qui – quoique audibles seule-
ment pour elle, lui et moi – résonnèrent au-delà du royaume des
hommes comme des acclamations sonores destinées aux oreilles
de l’homme et des esprits, des morts et des vivants, du jour et
du toujours : « Je l’ai trouvée ! Je l’ai trouvée ! Je l’ai trouvée ! »