Commentaire Linéaire 14 Gargantua Chapitre 14

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chapitre 14 de Gargantua de François Rabelais, de « De fait, on lui

enseigna un grand docteur sophiste nommé Maître Thubal Holopherne »


jusqu’à la fin du chapitre « il devint si sage que nous n’en avons jamais
mieux sorti du moule depuis. »

Gargantua, chapitre 14, introduction


Gargantua de François Rabelais narre les aventures du Géant
Gargantua et de son père Grandgousier.
En 1534, lors de la date de publication de ce roman satirique, la
pédagogie humaniste commence à supplanter la pédagogie
scolastique dispensée par l’Église.
L’évocation de l’éducation de Gargantua est l’occasion pour Rabelais
de faire la satire de la pédagogie traditionnelle héritée du Moyen-âge
et de poser les principes d’une éducation humaniste.
Le chapitre 14 décrit ainsi les méthodes d’apprentissage
poussiéreuses des premiers précepteurs de Gargantua. Le titre du
chapitre « Comment Gargantua fut instruit par un théologien en lettres
latines » se place d’emblée sur un terrain polémique. En effet, le
théologien en lettres latines est le contre modèle de l’éducation
humaniste qui souhaite valoriser les langues vernaculaires (les langues
de son propre pays), la science et la créativité.

Problématique
Comment Rabelais parvient-il, à travers la satire de l’éducation
scolastique (du Moyen-âge), à promouvoir une éducation
humaniste ?

Annonce de plan linéaire


Dans un premier temps, de « De fait, l’on lui enseigna un grand
docteur » jusqu’à « de la vérole qui lui vint » Rabelais fait la satire de la
pédagogie scolastique de maître Thubal Holopherne.
Dans un second temps, de « Après, il en eut un autre vieux, tousseux »
jusqu’à la fin du chapitre, il fait la satire du successeur de Thubal
Holopherne.
I – La satire de l’enseignement scolastique de Thubal Holopherne
De « De fait, on lui enseigna un grand docteur » jusqu’à « de la vérole
qui lui vint »

• Le passage étudié s’ouvre sur la présentation du précepteur de


Gargantua, « un grand docteur en théologie, nommé « maître Thubal
Holopherne. »
Le nom de ce maître est déjà satirique. En effet, « Thubal » signifie
en hébreu « confusion » et cela contraste avec le fait que les théologiens
scolastiques, connus pour faire des distinctions subtiles et complexes, font
en réalité des confusions alors que leur domaine d'expertise est justement
de clarifier les choses de manière sophistiquée.
Les sonorités du nom « Thubal » font aussi songer à la Tour de Babel
(la racine hébraïque de Babel signifie « bredouiller, confondre » qui
symbolise l’orgueil des hommes à être sûrs de détenir le savoir, ainsi que
leurs confusions).

• Ensuite, la méthode d’apprentissage de Thubal Holopherne est


fondée sur la mémoire comme le rappelle ironiquement Rabelais : « si
bien qu’il le disait par cœur à l’envers ».
Le terme « à l’envers » est absurde et satirique car il suggère que le
savoir se déconstruit à mesure qu’il se construit.

• Le registre comique est accentué par le champ lexical du temps qui


ponctue chaque apprentissage : « cinq ans et trois mois » pour la lecture,
« treize ans, six mois et deux semaines » pour le savoir-vivre et la
grammaire latine, « dix-huit ans et onze mois » pour la grammaire
scolastique et la logique.
Outre le délai extrêmement long d’apprentissage, qui suggère la
lourdeur de ces enseignements, la précision des semaines ajoute une
touche décalée et comique.

• Les titres des livres étudiés par Gargantua font référence à une
grammaire latine du IVème siècle (« Donat ») encore en usage dans les
écoles de l’époque mais en décalage avec le désir humaniste de valoriser
les langues vernaculaires (les langues de son propre pays) et de se libérer
du latin.

• La liste des ouvrages est rythmée par les rimes internes : « le


Donat, le Facet, Théodolet, et Alanus in Parabolis » (noms en moyens
français).
Rabelais suggère que ces ouvrages valent surtout pour leurs noms
aux sonorités latines, censés impressionner l’apprenant.
Les rimes internes créent également un effet musical joyeux, comme
si Rabelais nous montrait que l’intellectualité austère de ces ouvrages
pouvait être dépassée par le rire.

• L’auteur humaniste s’adresse ensuite à son lecteur «Mais notez


que…».
Cette stratégie littéraire est caractéristique de l’humanisme. Il s’agit
de valoriser la figure de l’auteur, à rebours du Moyen-âge, et de faire
émerger celle du lecteur.
Rabelais crée ainsi une relation personnalisée avec son lecteur.

• Gargantua apprend l’écriture gothique (« il lui apprenait à écrire en


lettres gothiques »), c’est-à-dire qu’il apprend à écrire en caractères
gothiques, une forme d’écriture apparue à la fin du Moyen-âge, alors que
les humanistes préféraient les écritures italiennes.
Alors que l’écriture gothique est dépassée, Rabelais feint de la
présenter positivement. L’emphase, à travers l’adresse au lecteur, le
verbe « noter » et le connecteur d’opposition « cependant » : « Mais notez
que, cependant… » est donc ironique.

• Rabelais poursuit l’ironie en présentant comme valorisant le fait de


copier soi-même ses livres, comme on le faisait avant l’invention de
l’imprimerie (« et il recopiait tous ses livres »).
Cette ironie montre le décalage entre la pédagogie humaniste, qui
souhaite profiter de l’imprimerie pour diffuser le savoir, et la pédagogie
scolastique, qui appartient à une autre ère, celle d’avant l’imprimerie.

• Rabelais évoque ensuite le matériel d’écriture de Gargantua, qui se


caractérise par son poids excessif : « plus de 7000 quintaux ».
La démesure évoquée par cette hyperbole ainsi que la répétition de
l’adjectif « gros » (« gros écritoire », « aussi gros », « gros piliers »,
« grosses chaînes ») dénoncent un savoir pesant et lourd.
La référence aux « gros piliers de l’église d’Enay », une église située
à Lyon, permet de critiquer en filigrane la tradition ecclésiastique qui
étouffe l’enseignement.
Rabelais compare également l’énorme encrier à « un tonneau de
marchandise ». Cette comparaison dégrade un bien intellectuel
(l’encrier) en bien purement économique (un tonneau de marchandise).
La pédagogie médiévale n’est plus qu’un produit qui donne du crédit
social mais qui a perdu toute valeur intellectuelle.
• Gargantua étudie ensuite le traité de grammaire « Des manières de
signifier ».
La référence à cet ouvrage s’inscrit dans la satire de l’éducation
médiévale puisque ce traité de grammaire était très critiqué par les
humanistes de l’époque.
L’énumération des commentateurs de cet ouvrage accentue
l’impression de confusion et de complexité : « avec les commentaires
de Heurtebise, Fasquin, Tropdentreux, Galehaut, Jean le Veau, de
Billonio, de Brelingandus, et un tas d’autres ».
Ces commentateurs sont pour la plupart fantaisistes et Rabelais en
profite pour créer des jeux de mots satiriques.
Par exemple, le nom « Fasquin » fait référence au mannequin qui
servait de cible pour les lances des chevaliers et désigne par extension
un homme méprisable et vil.
Le nom fantaisiste « Tropdentreux » suggère l’excès de parole (qui
était la caractéristique de l’enseignement scolastique).
Galehaut, nom d’un chevalier de la Table Ronde, pourrait donner une
image positive du Moyen Âge mais son nom est immédiatement suivi de
Jean le Veau qui procède d’une animalisation comique, décrédibilisant
les commentaires dont il est censé être l’auteur.
Le nom latinisé « Brelingandus » crée quant à lui un effet de
dissonance comique qui laisse deviner des commentaires sans rigueur
(bredouiller, langue).
L’expression globalisante « et un tas d’autres » qui clôt
l’énumération est ironique : Rabelais ne prend même plus la peine de
nommer les commentateurs, comme si leurs travaux étaient
interchangeables et n’avaient aucune importance.

• Rabelais poursuit la critique de la pédagogique scolastique, trop


fondée sur la mémoire : « il le redisait par cœur à l’envers ».
Si la récitation de l’alphabet à l’envers était déjà cocasse mais pouvait
s’entendre comme une gymnastique mnémotechnique, la récitation d’un
livre à l’envers est totalement absurde : le livre devient alors un
ensemble de signes et de sons sans signification.

• La conclusion de Gargantua sur cette pédagogie est sans appel : « il


n’y a pas de science exacte de l’art de signifier. »
La négation (ne…pas) montre la vacuité d’une pédagogie qui n’est
pas fondée sur une science, et qui est donc irrationnelle.

• Puis Gargantua s’adonne à la lecture de l’ouvrage « le Compost »


qui est un calendrier populaire.
Les durées hyperboliques que Gargantua consacre à ces
apprentissages inutiles (« il fut bien seize ans et deux mois ») témoignent
de la lourdeur et de l’inefficacité de ces derniers.

La mort de ce précepteur permet à Rabelais de procéder à une


réécriture de vers du poète français Clément Marot (poète, précurseur
de la Pléiade) : Ce fut l’an 1420 de la vérole qui lui vint.
L’intertextualité avec Clément Marot signe l’ambition humaniste du
texte de Rabelais. Il s’agit de remplacer la philosophie austère de la
scolastique par une littérature nouvelle placée sous le signe de la
simplicité, de la fantaisie et de la créativité.

II – La satire du successeur de Thubal Holopherne


De « Après, il eut un autre vieux, tousseux » à « nous n’en avons
jamais mieux sorti du moule depuis »

• Le successeur de maître Thubal Holopherne est « un autre vieux,


tousseux ». Cette périphrase péjorative accentue le registre satirique.
Les enseignants de la pédagogie scolastique sont en effet caractérisés
par leur vieillesse (vieux) et leur état maladif (tousseux). Rabelais
suggère qu’ils appartiennent à une autre ère et empêchent la bonne santé.

• Le nom « Jobelin bridé » désigne un terme ornithologique (oisillon


bridé) mais joue surtout sur le terme « bridé » qui signifie empêché,
serré, prisonnier.
Rabelais rappelle ainsi que les méthodes d’apprentissage
scolastiques entravent la liberté.

• L’énumération d’ouvrages ou d’auteurs fait la part belle au latin :


« Les Parties », « Qu’est-ce que c’est » « Supplément », « Manières à
garder à table ». Ces termes sont un pastiche (une imitation ironique) du
latin scolastique médiéval.
Comme dans l’énumération précédente, tous les ouvrages sont
mélangés : traités de grammaire, sermons ou traités de savoir-vivre.
Ainsi, ce n’est pas seulement maître Thubal Holopherne qui manquait
de discernement dans ses choix pédagogiques mais bien tous les
enseignants scolastiques.
• Rabelais utilise d’ailleurs la métaphore pâtissière « de même
farine », « nous n’en avons jamais mieux sorti du moule depuis » pour
suggérer la confusion et la décadence de l’enseignement médiéval.

Conclusion
Derrière la satire de l’enseignement scolastique, François Rabelais
appelle à une nouvelle pédagogie tournée vers la science et la créativité.
En cela, il est le promoteur de l’humanisme qui prend ses distances
avec la philosophie scolastique portée par Saint Thomas d’Aquin au
13ème siècle et relayée au 16ème siècle par des théologiens comme
Cajetan.
L’éducation du précepteur humaniste Ponocrates, décrite au chapitre
23, prendra le contrepied de l’éducation scolastique, en privilégiant un
programme éducatif complet alliant l’exercice intellectuel et physique.

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