Introduction À La Science Politique: Xavier Crettiez Jacques de Maillard Patrick Hassenteufel

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Xavier Jacques Patrick

CRETTIEZ de MAILLARD HASSENTEUFEL

Avec la collaboration de Céline Braconnier et Julien Boyadjan

Introduction à
la science politique

cours

exercices corrigés

1
Ont également apporté leur contribution à ce manuel,
Céline Braconnier, professeur de science politique et directrice de Sciences-Po
Saint-Germain-en-Laye, spécialiste de sociologie électorale, et, Julien Boyadjian,
maître de conférences à Sciences-Po Lille et membre du CERAPS,
spécialiste de la sociologie des opinions. Qu’ils en soient vivement remerciés.

Conseiller éditorial : Jean-Vincent Holeindre

Illustration de couverture : © Laurentlesax / Shutterstock.com.

© Armand Colin, 2018


Armand Colin est une marque de
Dunod Éditeur, 11 rue Paul Bert, 92240 Malakoff
www.dunod.com
ISBN : 978-2-200-62036-3
Table des matières

Chapitre 1 Politique et science politique11


I. Qu’est-ce que la politique ?12
II. La science politique comme discipline académique14
III. À quoi s’intéresse la science politique ?
La question de l’objet26
■ À retenir33

Chapitre 2 L’État et le pouvoir35


I. Sociogenèse de l’État35
II. Formes et types d’État42
III. La nation et le nationalisme50
IV. Le pouvoir59
■ À retenir70
■ Entraînement71

Chapitre 3 Les régimes politiques75


I. Les classifications des régimes politiques76
II. Les évolutions des démocraties contemporaines83
III. Les régimes totalitaires94
IV. Les régimes autoritaires104
V. Les dynamiques de changement des régimes politiques107
■ À retenir112
■ Entraînement113

Chapitre 4 La compétition politique117


I. Invention et transformations du marché politique118
II. La socialisation politique127
III. Les modèles d’explication des votes136
IV. Les variables explicatives des votes aujourd’hui142
V. La démobilisation électorale147
■ À retenir156
■ Entraînement157

3
Introduction à la science politique

Chapitre 5 Les acteurs politiques161


I. Les partis politiques162
II. Les professionnels de la politique172
III. Les groupes d’intérêt177
IV. Média, Internet et politique184
V. L’individualisation du jeu politique192
■ À retenir197
■ Entraînement197

Chapitre 6 L’action publique201


I. Les modes d’analyse de l’action publique202
II. De l’État en action à l’État en interaction207
III. L’action publique supranationale217
IV. Les dimensions politiques de l’action publique227
■ À retenir233
■ Entraînement234

Chapitre 7 L’action collective243


I. Des foules aux mouvements sociaux244
II. Frustration et stratégie : les deux modèles
de l’action collective249
III. Structuration et perceptions de l’action collective262
IV. Mouvements sociaux et manifestations273
V. La place de la violence285
■ À retenir292
■ Entraînement293

Chapitre 8 Idéologies et représentations politiques295


I. Les idéologies politiques de la modernité296
II. Les idéologies de refus de la modernité304
III. Les idéologies critiques de la modernité309
IV. La symbolique en politique320
■ À retenir330
■ Entraînement331

4
INTRODUCTION

5
Introduction à la science politique

Parler de politique entre amis, lire la presse d’information au


quotidien, se tenir informé de l’actualité via les réseaux sociaux ou la
télévision et bien connaître les institutions publiques qui font l’archi-
tecture de l’État est une nécessité intellectuelle pour qui ambitionne de
comprendre le champ politique. Mais cela ne saurait suffire pour devenir
un politiste, c’est-à-dire un spécialiste de science politique. Dépasser
le débat du jour animé par les petites phrases des commentateurs et
hommes politiques, ne pas s’en tenir au sens commun lorsqu’il s’agit
de porter un regard analytique sur les stratégies des partis ou saisir les
logiques et dynamiques qui président aux décisions gouvernementales,
imposent l’adoption d’une démarche « scientifique » à laquelle ce manuel
a l’ambition d’offrir les bases. Le travail d’analyse en science politique
s’articule ainsi autour de trois obligations.
–– Il s’agit d’abord de séparer de façon la plus rigoureuse possible
le regard clinique du spécialiste de celui plus engagé du citoyen ;
mettre le jugement de valeur à distance lorsqu’il s’agit de penser
en termes analytiques la chose publique. Cette démarche est com-
mune à toutes les sciences sociales qui imposent une distinction
entre le « savant et le politique », entre l’individu porteur de valeurs
et d’une morale singulière (que nous sommes tous) et l’observa-
teur rigoureux et neutre. Mais la difficulté est plus grande encore
lorsqu’il s’agit de politique, domaine dans lequel tout à chacun se
veut porteur d’opinions tranchées, d’avis définitifs, d’engagements
forts. Le travail d’observation du politiste lui impose une neutra-
lité, et de dissocier le temps de l’analyse et celui du jugement…
Cela ne se fait pas sans heurts !
–– Pour parvenir à cette fin et comme tout bon spécialiste de sciences
sociales, le politiste se doit de travailler muni d’outils adaptés qui
lui permettent d’avoir sur le monde qu’il observe un regard ciselé
et précis. Ces outils sont bien évidemment des connaissances que
ce manuel ne manquera pas de lui apporter. C’est, armé de cette
culture singulière sur l’univers politique, qu’il peut en comprendre
les logiques, les finalités cachées, en saisir la profondeur historique
et les évolutions les plus marquées. Le travail du politiste consiste
aussi à construire avec rigueur les données qu’il soumet à son
analyse : sondages, entretiens biographiques, analyses comparées,
observations ethnographiques, recueils statistiques sont autant de

6
Introduction

méthodes de travail ayant permis de construire des savoirs dont ce


manuel s’efforce de rendre compte.
–– Enfin, le politiste doit avoir pour ambition de proposer un cadre
conceptuel pour comprendre l’activité politique. Sortir des lieux
communs nécessite de maîtriser les concepts dont on parle :
qu’est-ce que l’État ? Le pouvoir ? La violence ? La socialisation ?
L’engagement ? Qu’est-ce qu’un régime autoritaire ou totalitaire ?
Comment évoluent les partis ? Comment se détermine l’orienta-
tion électorale ? Comment se distribuent les ressources publiques ?
Autant de questions faisant appel à des termes précis dont le sens
ne saurait être travesti.
Ce manuel répond à ces exigences en proposant une présentation
pédagogique de la discipline telle qu’elle existe aujourd’hui, en s’impo-
sant une logique d’exposition des idées à la fois concise et simple d’ac-
cès. Pensé comme un outil d’aide à la connaissance pour les élèves de
terminale ES ou les étudiants de premier et deuxième cycles des instituts
d’études politiques, des facultés de droit, d’AES, sociologie ou histoire,
ce manuel s’articule autour de huit chapitres.
–– Le chapitre introductif revient sur la naissance de la discipline,
son ancrage original dans le droit et sa progressive évolution vers la
sociologie. Il interroge la scientificité d’une discipline académique
longtemps écartelée entre le journalisme qui y prétend et l’activité
politique qui en constitue l’inépuisable inspiration.
–– Les chapitres 2 et 3 s’intéressent au cadre général de l’action poli-
tique, traitant d’abord du pouvoir politique et de l’État et de la
façon dont ce dernier s’articule au cadre national qu’il a contribué
à faire émerger. Ce sont ensuite les régimes politiques qui sont
envisagés à travers une classification, devenue classique, oppo-
sant les démocraties pluralistes aux régimes totalitaires. Le cha-
pitre interroge cet entre-deux que constituent les très nombreux
régimes autoritaires, ainsi que les transformations de régimes qui
ont secoué les deux derniers siècles.
–– Les chapitres 4 et 5 traitent des acteurs qui structurent le champ
politique, à commencer par les partis qui se sont imposés sur la
scène électorale depuis la fin du xixe siècle. Avec la généralisation
du suffrage universel, c’est toute une science du vote – la sociologie

7
Introduction à la science politique

électorale – qui fait son apparition pour mieux saisir le moment du


vote, son orientation ou le progressif désengagement électoral per-
ceptible dans nos sociétés devenues massivement abstentionnistes.
Mais les partis n’occupent pas seuls l’arène politique. Les groupes
d’intérêt, les syndicats, les média et l’ensemble des professionnels
de la politique animent ce jeu pour le pouvoir qui fascine autant
qu’il suscite de réactions de rejet.
–– Le chapitre 6 tente de saisir l’État en action, générateur de poli-
tiques publiques que ce soit aux niveaux local, national et même
supranational. L’ambition est ici de comprendre ce que font (ou
ne font pas) les gouvernements et pourquoi ils le font. Il s’agit
d’aborder l’État « au concret », et de comprendre les recomposi-
tions contemporaines de l’action publique au-delà de l’État, avec
notamment la montée de politiques internationales.
–– Le chapitre 7 est consacré à la société civile mobilisée très sou-
vent contre l’État et ses décisions. On parlera d’actions collectives
conduites par des mouvements protestataires dont on cherchera
ici à saisir les logiques d’engagement et le travail de construction
des causes publiques. Pourquoi, et surtout comment, les acteurs
sociaux se rebellent constituera la question sous-jacente de ce
chapitre.
–– Enfin un ultime chapitre porte un regard sur les cadres idéolo-
giques de la représentation politique : c’est l’univers des idéologies
politiques qui sera étudié en commençant par celle qui fera entrer
l’Europe dans l’ère de la modernité, le libéralisme, avant d’en saisir
ses alternatives critiques : le socialisme ou le conservatisme, puis
le fascisme ou plus tard l’écologisme et le communautarisme. Un
dernier regard sur la dimension symbolique de l’activité politique
sera également proposé.
Ce manuel couvre donc l’ensemble du domaine de la science politique
correspondant aux trois dimensions du terme « politique » (exprimé par
trois termes différents en anglais) :
–– le politique (en anglais polity) qui renvoie aux structures institu-
tionnelles et idéologiques du pouvoir politique et aux formes dif-
férentes qu’il revêt historiquement et territorialement (chapitres 2,
3 et 8) ;

8
Introduction

–– la politique (en anglais politics) qui renvoie aux acteurs en lutte


pour la détention et l’exercice du pouvoir politique (chapitres 4,
5, et 7) ;
–– les politiques (en anglais policy) qui renvoient à l’action menée par
le pouvoir politique (chapitre 6).
Des exercices de validation des connaissances sont proposés à l’issue
de chaque chapitre (hormis le premier). Avec les exercices de défini-
tion, questionnaires à choix multiples, textes à trou, commentaires de
documents, plans détaillés, l’objectif est d’entraîner les étudiants aux
formes traditionnelles d’évaluation proposées dans les cours magistraux
de premier cycle.

9
© Sandra Montanez – Getty Images.
p
Au cours de cette Marche pour la science organisée à Berlin en avril 2017,
des manifestants défendent, en détournant le slogan du président améri-
cain D. Trump (Make America Great Again), l’absolue nécessité des savoirs
scientifiques dans les sociétés contemporaines. C’est précisément ce à quoi
se sont attachés de nombreux chercheurs à propos des activités politiques.
C’est l’objet de la science politique.
Chapitre
Politique
1 et science
politique

plan du chapitre Parler de « science politique » a longtemps constitué un


I. Qu’est-ce que la politique ? oxymore : comment peut-on imaginer une « science » de la poli-
II. La science politique tique, alors que cette dernière est un art ou, au mieux, un bri-
comme discipline colage ? Une approche scientifique des phénomènes politiques
académique serait condamnée à l’échec : les élections sont trop imprévi-
III. À qui s’intéresse la science sibles, les manœuvres politiques trop personnelles, les stratégies
poltique ? La question
de l’objet trop illisibles. Pourtant, un ensemble de travaux a produit des
connaissances multiples sur les phénomènes politiques. C’est
l’objectif de ce livre que d’en rendre compte.
Cette introduction vise à répondre à trois questions brèves :
qu’est-ce que recouvre la notion de « politique » ? Qu’est-ce
qu’un savoir à prétention scientifique ? Et, enfin, quel est l’objet
de cette science politique ?

11
Introduction à la science politique

I. Qu’est-ce que la politique ?


Qu’entendons-nous par « politique » ? La grandeur des projets poli-
tiques de leaders charismatiques ou le jeu des manœuvres politiques
des candidats à une course présidentielle ? Le mot « politique » recouvre
une pluralité de sens que l’un des précurseurs de la science politique
contemporaine, Max Weber (1864-1919), avait bien identifiée : « Le
concept est extraordinairement vaste et embrasse toutes les espèces
d’activité directive autonome. On parle de la politique de devises
d’une banque, de la politique de la Reichsbank [la Banque centrale
allemande], de la politique d’un syndicat en cours d’une grève ; on peut
également parler de la politique scolaire d’une commune urbaine ou
rurale, de la politique d’un comité qui dirige une association, et finale-
Weber M., Le savant
et le politique, 1919 (1963), ment de la politique d’une femme habile qui cherche à gouverner son
p. 124. mari ».

Max Weber

Max Weber (1864-1920) est un universitaire alle-


mand, fondateur de la sociologie et de la science
politique moderne. Après des études de droit, d’éco-
nomie et d’histoire, il devient professeur à l’Univer-
sité de Fribourg, puis à l’Université d’Heidelberg.
Ses moyens économiques vont lui permettre de
se consacrer totalement à la production de son
œuvre scientifique, avant qu’il reprenne une chaire
à l’Université de Munich un an avant sa mort. Ses
ouvrages L’éthique protestante et l’esprit du ca-
pitalisme (1905), Le savant et le politique (1918)
Portrait de Max Weber, 1918. et Économie et société (paru à titre posthume en
1922) sont des œuvres fondatrices des sciences
sociales naissantes.

Distinguer entre « le » et « la » permet de mieux identifier les différents


sens accolés au terme. Politique est en effet un mot androgyne. Par « la »
politique, on désigne habituellement la vie politique dans ce qu’elle a de
Le savant et le politique,
plus prosaïque : la compétition pour le pouvoir, le jeu des concurrences
1919 (1963), p. 125. partisanes, les élections. Pour le dire, à nouveau, dans les mots de Weber ,

12
1 Politique et science politique

c’est « l’ensemble des efforts que l’on fait en vue de participer au pouvoir
ou influencer la répartition du pouvoir, soit entre les États, soit entre
divers groupes au sein d’un même État ».
« Le » politique, moins fréquent dans le langage courant, désigne
une réalité plus abstraite, que l’on pourrait définir comme un espace de
régulation des conflits dans les sociétés contemporaines. Selon Philippe
Braud , « le politique renvoie à ce champ social dominé par des conflits Sociologie politique,
d’intérêts régulés par un pouvoir lui-même monopolisateur de la coer- LGDJ, 2014, p. 18.

cition légitime ». Le philosophe Carl Schmitt avait dans l’entre-deux-


guerres donné une expression paroxystique d’une telle conception du
politique : « La distinction spécifique du politique, […] c’est la discrimi-
nation de l’ami et de l’ennemi ». Autrement dit, politique oscille entre Schmitt C., La notion
noblesse et petitesse, organisation du vivre ensemble et manœuvres obs- de politique, 1932.

cures aux services d’ambitions individuelles . Baudouin J., Introduction


à la science politique,
Pour continuer d’avancer sur les multiples réalités recouvertes par Dalloz, 2009, p. 3.
cette notion, il n’est pas inutile de mentionner les distinctions intro-
duites par la langue anglaise :

❯ Politics, d’abord, correspond à la compétition politique, aux concurrences partisanes,


Définitions

aux élections, aux multiples rivalités et alliances, conflits et coopérations auxquels


donnent lieu à la vie politique. Politics, c’est donc concrètement la préparation
d’une campagne électorale, la formation d’un gouvernement de coalition, les jeux
parlementaires pour affaiblir le gouvernement.
❯ Policy désigne les « produits » du système politique, c’est-à-dire les politiques initiées
par les gouvernements. Au cœur du politique, ce sont alors les décisions substantielles :
l’allocation de moyens humains et financiers, la mobilisation de ressources juridiques.
On parlera ici des politiques culturelles développées par les municipalités, ou des
politiques de privatisation engagées par les gouvernements.
❯ Polity, recouvre la communauté politique (le plus proche « du » politique dans la
définition française). Parler de polity, c’est envisager un système politique dans son
ensemble, composés d’acteurs plus (acteurs politiques élus, citoyens) ou moins
(médias, administrations) directement politiques.

Retenons donc pour l’instant cette première leçon : quand on parle


de politique, on parle d’une réalité polymorphe et multidimension-
nelle… question sur laquelle nous reviendrons quand nous aborderons
les objets de la science politique.  Voir p. 26.

13
Introduction à la science politique

II. La science politique


comme discipline académique
La science politique a une approche spécifique de la chose politique,
dans la mesure où elle vise à produire des connaissances scientifiques.
Ce n’est pas nécessairement le discours le plus audible d’ailleurs dans
l’espace public : acteurs politiques, journalistes ou encore intellectuels
ont un discours constant sur la vie politique. Il faudra alors dire la spé-
cificité de l’approche que véhiculent les « politistes » – c’est-à-dire les
« travailleurs de science » pour reprendre l’expression du fondateur de
la sociologie française, Émile Durkheim (1858-1917), qui font œuvre
d’analyser les faits politiques. Dans un second temps, nous reviendrons
sur l’histoire de cette discipline.

1. Un discours à visée scientifique


Beaucoup de commentaires et analyses tenus par des acteurs politiques,
journalistes, intellectuels médiatiques se rapprochent de la science poli-
tique. Par exemple, militants et élus peuvent parfois décrypter avec
beaucoup de subtilité les stratégies de leurs adversaires. Les journalistes,
quant à eux, produisent un flux continuel d’informations (de l’éditorial à
l’article factuel) dans leur travail de commentaire de l’actualité, discours
qui s’apparente aux analyses de science politique. De leur côté, les intel-
lectuels interviennent ponctuellement au nom de valeurs générales pour
dénoncer certaines dérives, rappeler certains fondamentaux, exprimer
une indignation.
Mais le discours de la science politique se sépare de chacun d’eux
(Braud, 2014) : à la différence de celui des acteurs engagés, c’est un
savoir désintéressé non directement lié à l’action – c’est un savoir sur
la politique, et non pour la politique ; à la différence de celui des jour-
nalistes, il s’inscrit dans une durée relativement longue ; à l’inverse des
intellectuels, il n’est pas prioritairement normatif puisqu’il vise à décrire
et expliquer ce qui est, non à dire ce qui doit être. On aura bien évi-
demment de multiples occasions de revenir sur ces oppositions pour
les nuancer.
Que signifie donc un discours à visée scientifique sur le politique ?

14
1 Politique et science politique

Il s’agit tout d’abord d’une ambition de description systématique,


produisant des connaissances approfondies sur les différentes facettes
de l’activité politique (du vote aux pratiques gouvernementales en pas-
sant par les activités militantes). Les entretiens, l’observation directe,
la consultation d’archives ou encore les questionnaires constituent
quelques-unes de ces méthodes de collectes des données qui balisent le
travail scientifique. L’existence de protocoles d’observation et d’analyse
est ici essentielle.

Politistes et politologues
En France, les enseignants et chercheurs en science politique en poste dans les
universités ou dans les institutions de recherche tendent à préférer le substantif
de « politiste » plutôt que celui de « politologue ». Le premier correspond au cher-
cheur authentique effectuant de la recherche fondamentale, neutre et plus rigou-
reuse du point de vue scientifique, tandis que les seconds correspondent plus aux
commentateurs politiques ou aux conseillers du prince, à proximité des médias Le saviez-vous ?
et des acteurs politiques. Il est à noter que cette distinction est proprement fran- Une approche déductive
des phénomènes
çaise ; la Belgique francophone, la Suisse romande, l’Afrique francophone ou le
sociaux se fonde d’abord
Québec n’ayant pas retenu une telle distinction. sur une construction
Source : Balzacq T. et al., Fondements de la science politique, Bruxelles, de Boeck, 2014, p. 19. théorique cohérente, que
l’on teste sur la réalité
empirique. L’activité de
Une conceptualisation pour rendre compte du politique est ensuite modélisation précède
l’observation du réel.
nécessaire. La science, c’est une langue, avec des notions, des concepts, des Au contraire, une
théories. On le verra, les notions d’État, de nation, de crise ou encore de approche inductive
régimes méritent d’être définies précisément, tant elles recouvrent poten- consiste à construire
la théorisation
tiellement de multiples significations. La tâche est d’autant plus nécessaire sur l’accumulation
que ces notions sont parfois utilisées de façon stratégique par les acteurs d’observations
politiques. Staline, n’avait-il pas sa propre définition de la nation ? empiriques.
La généralisation s’opère
Enfin sera privilégiée une recherche de modélisation en identifiant à partir de l’observation
des cas singuliers.
des mécanismes causaux (si A fait cela, alors B…) et l’établissement de
régularités. La démarche suppose ici de produire des énoncés explica-
tifs, articulés logiquement, dans des raisonnements déductifs (partant de
modèles) et/ou inductifs (partant des faits), contrôlés par des données.
Tableau politique
Significatif de cette ambition, A. Siegfried n’écrivait-il pas : « D’après de la France de l’Ouest,
une opinion courante, les élections ne sont qu’un domaine d’incohérence 1913 (1964)

15
Introduction à la science politique

et de fantaisie. En les observant à la fois de prêt et de haut, je suis arrivé


à une conclusion contraire. Si, selon le mot de Goethe, “l’enfer a même
ses lois”, pourquoi la politique n’aurait-elle pas les siennes ? ». Comme
nous le verrons dans le chapitre 4, c’est justement ce à quoi se sont atta-
chées des générations de politistes : comprendre les régularités, règles et
lois conditionnelles, qui expliquent la compétition politique et les choix
électoraux.
Enfin, ce travail suppose un contrôle possible des résultats par la
communauté scientifique. Les résultats doivent pouvoir être discutés,
critiqués et soumis à la réfutation au sein du forum scientifique. Ceci
implique une transparence quant aux méthodes utilisées et aux données
disponibles.
La science politique est une science sociale (à l’instar de disciplines
voisines, l’économie, la sociologie ou encore l’histoire). Elle s’intéresse
aux comportements sociaux et politiques qu’elle vise à décrire et expli-
quer, ce qui la distingue d’autres approches du réel dont elle s’est his-
toriquement dissociée : le droit et la philosophie. À la différence de la
science juridique, la science politique repose sur l’observation des com-
portements et ne les déduit pas des normes juridiques. À la différence
de la pure philosophie politique, elle ne se donne pas pour mission de
débattre des grandes doctrines, mais inscrit ses raisonnements dans
l’analyse des réalités politiques.
On le voit, au cœur de la prétention scientifique de la science poli-
tique, il y a l’ambition de mettre à distance les fausses évidences du
« bon sens ». Par conséquent, la science politique produit souvent une
forme de désappointement vis-à-vis du monde politique, en soulignant
la fausse nouveauté de phénomènes vite désignés comme « radicalement
novateurs » (et rapidement oubliés ensuite), les résistances devant tel
projet annoncé avec tambours et trompettes comme « révolutionnaire »,
les déterminants non-perçus des choix politiques, les effets imprévus
d’une décision publique, le caractère contingent et révisable des intérêts,
les décalages entre les idéaux démocratiques et les réalités prosaïques du
quotidien. Autant de conclusions qui conduisent à une certaine forme
de désenchantement vis-à-vis de l’action politique, mais qui en per-
mettent une lecture sans doute plus réaliste. Ce à quoi vise prioritaire-
Favre P., Comprendre
le monde pour le changer, ment la science politique, c’est à comprendre le monde politique, pour
2005. (éventuellement) aider à le changer .

16
1 Politique et science politique

Cette ambition scientifique appelle cependant quelques précisions


quant à sa portée. D’abord, si les sciences sont animées par le souhait Le saviez-vous ?
de découvrir des règles (souvent invisibles et contre-intuitives), les L’épistémologie
désigne l’étude critique
sciences dites « dures » ont elles-mêmes évolué et se fondent sur une des sciences pour en
épistémologie moins étroitement déterministe ; l’étude de l’infini- déterminer les principes
ment petit montre par exemple que la régularité côtoie le hasard. Et la fondateurs, les objectifs,
l’origine logique,
science politique n’échappe pas à la règle : elle est probabiliste, plus que les interrelations
déterministe. et le champ de validité.

Ensuite, la science politique, comme les sciences sociales plus géné-


ralement, est une science de l’esprit plutôt qu’une science naturelle. Ce
qui suppose d’observer des entités (les individus) dotées de conscience
et d’intentions. On n’étudie pas les sociétés humaines comme on étudie
les plantes ou le climat. Dans les sciences sociales, « la conscience de la
réalité est partie de la réalité elle-même ». De la même façon, la néces- Aron R., Démocratie
sité d’adopter un discours spécifique, différencié du sens commun, est et totalitarisme, 1965, p. 25.

rendue difficile par la proximité avec le discours des acteurs politiques :


« l’activité politique […] est (un) langage produisant un “croire” et un
“faire croire”, c’est une construction du réel, […] affectant directement
le champ du réel qui se voudrait scientifique ». « Leadership politique », Grawitz M. et Leca J., Traité
« gouvernance » ou encore « Printemps arabes » sont symptomatiques de de science politique, 1985,
tome 1, p. 21.
ces notions qui circulent entre espace scientifique et débat public, sans
que les séparations puissent s’établir aisément.
Enfin, le fait d’observer la réalité la transforme elle-même. L’obser-
vateur, par sa présence-même, conditionne l’observation. Les acteurs
sociaux et politiques se comportent différemment quand ils savent
qu’ils sont observés. Ces effets ont été montrés de façon célèbre dans
l’usine Hawtorne à Chicago en 1927 (d’où le nom « effet Hawtorne ») :
tout changement – même la diminution de la luminosité – entraînait
un accroissement de la productivité des travailleurs. Ajoutons à cela
que dans toute une série de situations sociales et politiques (notamment
dans des contextes polémiques ou dangereux), les conditions d’obser-
vation peuvent être particulièrement difficiles. La réalité politique ne
se révèle donc pas de façon immédiate à l’observateur, ce qui oblige
à faire preuve d’une certaine imagination. Autrement dit, la science
politique n’exclut pas la contingence, le hasard ; elle est probabiliste
plus que déterministe, elle est une « activité continue de rectification Bachelard G., La formation
des erreurs ». de l’esprit scientifique, 1938.

17
Introduction à la science politique

2. La constitution d’une discipline :


la science politique
Il faut rappeler avec Pierre Favre (1985, p. 4-7) qu’une discipline scien-
tifique, c’est à la fois un mode de raisonnement spécifique (ce que nous
venons de voir), mais aussi une communauté savante, communauté
qu’il définit selon quatre critères : l’existence d’une dénomination reven-
diquée en commun, l’accord sur le fait qu’un certain nombre d’objets
sont le quasi-monopole de cette discipline, des institutions de recherche
et d’enseignement reconnues comme légitimes, des supports propres
de diffusion des résultats de recherche (colloques, revues, ouvrages). Si
l’on retient ces deux critères (raisonnement spécifique et communauté
savante), ce n’est qu’à la fin du xixe siècle que l’on peut parler d’appari-
tion de la science politique comme discipline scientifique.
Cette affirmation peut paraître surprenante, tant on sait que des
philosophes grecs (Aristote, Platon) aux grands auteurs du xixe siècle
(Tocqueville, Marx) en passant par les auteurs importants de l’abso-
lutisme (Hobbes, Montesquieu et d’une certaine façon Machiavel) ou
des Lumières (Voltaire, Rousseau, Condorcet), mais aussi hors d’occi-
Schemeil Y., Introduction dent, depuis les réflexions du pharaon égyptien Snéfrou , les écrits sur
à la science politique, 2010, le politique sont à la fois nombreux, variés et anciens. Pour autant, à ces
p. 46.
différentes époques, il n’y a pas de communauté savante au sens évoqué
plus haut : ni dénomination revendiquée en commun, ni institutions
d’enseignement et de recherche, ni supports spécifiques et reconnus.
Tout en se gardant de produire une histoire linéaire faisant appa-
raître les inévitables grands auteurs (d’Aristote à Marx), on peut cepen-
dant poser quelques jalons de la transformation de la pensée sur le
politique à l’origine de la formation de la future science politique. On
considère habituellement qu’il y a une rupture dès le xvie siècle : à partir
du moment où les interrogations se laïcisent, où Dieu n’est plus fixé
comme institution de régulation unique et totale, émerge un espace de
réflexion sur la société dans son ensemble et sur le pouvoir. Nicolas
Machiavel (1469-1527) dans Le Prince (paru en 1513), œuvre à la pos-
térité considérable et pourtant souvent caricaturée (le terme machiavé-
lique en étant emblématique) énonce de façon implacable les façons de
gagner et conserver le pouvoir, annonçant une science de la politique
(des jeux de pouvoir) attentive aux moyens plus qu’aux finalités de l’ac-

18
1 Politique et science politique

tion politique. Là où Machiavel se centrait sur la prise et la conservation


du pouvoir, à partir du xviie siècle, certains travaux, à l’instar des
sciences camérales en Prusse, vont s’attacher à la façon de gouverner la
société. Il s’agit de savoirs pratiques, issus de l’observation, utiles au
prince. Les auteurs des sciences camérales essaient d’aller au-delà des
seules normes de droit pour comprendre (et conseiller) l’action des
gouvernants.
Au cours du xixe siècle, on compte des publications
d’auteurs aujourd’hui bien connus, qu’il s’agisse des ana-
lyses pénétrantes de Tocqueville sur la démocratie à partir
de son voyage aux États-Unis (De la démocratie en Amé-
rique dont le tome I paraît en 1835), ou de Karl Marx, par
exemple sur le coup d’État du 2 décembre 1851 (Dix-huit
brumaire de Louis Bonaparte, paru en 1852), à mi-chemin
entre le pamphlet et l’analyse politique informée. Mais
ces publications, qui traduisent une première forme de
travail d’enquête empirique, demeurent isolées : tout
brillants qu’ils soient, ces auteurs n’appartiennent pas à
une communauté scientifique, et leur contribution ne se
réduit d’ailleurs pas à ce que nous appelons aujourd’hui
Buste de Karl Marx, Chemnitz, Allemagne.
la science politique. À cette époque, les disciplines (his- © unimaflora-Fotolia.com
toire, droit, philosophie morale ou études des sociétés)
sont encore faiblement différenciées.
C’est une suite d’initiatives institutionnelles qui,
dans la deuxième moitié du xixe siècle, vont traduire
l’émergence de la science politique comme on la connaît
aujourd’hui. Des institutions académiques échappant
aux seules facultés de droit et proposant des enseigne-
ments sur le politique et le gouvernement apparaissent :
l’École libre des sciences politiques à Paris en 1872 (voir
Focus page suivante), la London School of Economics and
Political Science en 1895, la Scuola « Cesare Alfieri » di
Scienze Sociali de Florence en 1875 ou la School of Poli-
tical Science de Columbia en 1880.
Plusieurs conditions historiques sont réunies pour Portrait d’Alexis de Tocqueville.
qu’apparaisse et se consolide une science politique en © Everett Historical-Shutterstock.com
tant que discipline à la fin du xixe siècle (Favre, 1985).

19
Introduction à la science politique

Certaines tiennent à la transformation de la façon dont s’exerce l’activité


politique ; la fin du xixe siècle est en effet caractérisée par la montée des
interventions de l’État, la naissance d’une administration moderne, la
démocratisation et la laïcisation du politique mais aussi la profession-
nalisation de la politique (avec l’apparition d’acteurs qui ne vivent pas
simplement pour la politique, mais aussi de la politique). D’autres rai-
sons permettent d’expliquer l’essor des sciences sociales (de l’économie
à la géographie humaine en passant par la psychologie, l’histoire et la
sociologie) au cours du xixe siècle : la révolution industrielle (produc-
tion à grande échelle, division du travail, croissance urbaine ou encore
émergence de la question ouvrière) et le surgissement de l’individua-
lisme donnent lieu à de nouveaux questionnements, tandis que l’idée
de science commence à se voir conférer son sens moderne (étude des
faits, observations rigoureuses, établissement de lois) et que l’élévation
du niveau scolaire moyen favorise l’émergence de l’Université moderne.

FOCUS La création de l’École libre


des sciences politiques
Projet d’universitaires et d’intellectuels (au premier chef desquels Émile
Boutmy, alors professeur de droit public), la création de l’École libre des
sciences politiques est favorisée par le désastre de la guerre contre la Prusse.
L’objectif est de créer une école qui puisse former les futurs cadres adminis-
tratifs et politiques de la France ; le diagnostic de Boutmy étant que la défaite
contre la Prusse résulte de l’insuffisante culture politique et administrative des
élites françaises.
Intéressante d’ailleurs est la controverse qui a opposé Émile Boutmy à un
juriste de l’époque Claude Bufnoir : alors que Boutmy proposait un savoir fondé
sur l’expérience et la pratique, Bufnoir défendait un enseignement fondé sur
la maîtrise des règles de droit. L’ELSP va constituer en France un premier lieu
de développement d’enseignement et de recherche, avec la création d’une
revue (Les Annales de l’École libre de science politique, créée en 1886) ou
d’un Congrès (le Congrès des sciences politiques en 1990) qui préfigurent les
revues et conférences contemporaines. Progressivement, la science politique
se différencie des disciplines voisines (droit, sociologie, histoire notamment).

20
1 Politique et science politique

Au début du xxe siècle, un enseignant de l’École libre des sciences


politiques, André Siegfried (1875-1959), signe une des œuvres fonda-
trices (Tableau politique de la France de l’Ouest, 1913) de la science poli-
tique contemporaine. Candidat malheureux à la députation à plusieurs
reprises, il tente de rationaliser ses échecs, en retraçant les votes aux élec-
tions territoriales de la France de l’Ouest, démontrant une grande stabi-
lité du vote par canton entre 1871 et 1910… Comment expliquer cette
stabilité ? A. Siegfried avance la notion de « tempérament politique », qui
renvoie à la fois à la psychologie et à la structure de la propriété. Siegfried
met notamment en évidence le lien entre le vote à gauche, la structure
sociale égalitaire des petits paysans et des sols de type calcaire (favorisant
un habitat concentré) ; le vote à droite, la structure sociale hiérarchisée
des grands propriétaires fonciers adossés à l’église catholique et des sols
granitiques (favorisant un habitat dispersé).
On peut voir avec P. Favre, dans la période 1875-1914, la première
naissance de la science politique. Mais les travaux demeurent encore
épars, il n’y a pas de communauté intellectuelle ayant constitué un
espace de discussion, ni de lieux autonomes de recherche et d’enseigne-
ments, les facultés de droit restant globalement hermétiques à ce type
de savoirs. C’est essentiellement dans l’après-Seconde Guerre mondiale
que la science politique va se structurer comme discipline autonome, ce
que l’on pourrait appeler avec P. Favre (1985, p. 37), la deuxième muta-
tion de la science politique française.

Quels sont les signes de la création d’une discipline


autonome ?
–– Une association professionnelle (Association française de science politique,
1949).
–– Des revues (à commencer par la Revue française de science politique, 1951).
–– Un doctorat (en science politique, 1956).
–– Une agrégation donnant accès au corps des professeurs des universités (1971).

Le développement des enseignements et de la recherche s’opère


dans les instituts d’études politiques (transformation de l’ELSP en Ins-
titut d’études politiques de Paris en 1946 et création d’une Fondation

21
Introduction à la science politique

nationale des sciences politiques, création des Instituts d’études poli-


tiques de région à partir de 1948), au sein des facultés de droit (créa-
tion par exemple d’un cours de droit constitutionnel et institutions
politiques en licence à partir de 1954) mais aussi dans de nombreuses
formations universitaires (histoire, sciences économiques) et dans
le secondaire (dans les cours de sciences économiques et sociales).
C’est également à partir des années 1950 et 1960 qu’apparaissent les
premiers manuels et ­collections (par exemple « Thémis » aux Presses
Universitaires de France) chez des éditeurs universitaires.
Ce développement de la science politique française doit être replacé
plus globalement dans le développement des sciences sociales (socio-
logie, psychologie, etc.) en France et à l’étranger. L’association améri-
caine de science politique, créée en 1903, passe de 3 000 membres en
1945 à près de 10 000 au début des années 1960 (voir sur l’histoire de la
science politique américaine, Surel, 2015, p. 89-101). De nouvelles tech-
niques d’investigation apparaissent (recours aux sondages, approches
quantifiées de la politique). Les recherches américaines sur les détermi-
nants du vote (par exemple, au sein de l’université du Michigan) sont
importées par certains scientifiques français, quelques années avant que
les travaux américains d’analyse des politiques publiques commencent
également à être introduits en France.
Aujourd’hui, il existe donc une discipline « science politique » (notons
le singulier, qui suppose donc une unité). C’est une discipline établie,
reconnue institutionnellement, avec par exemple la création, essentielle
dans le fonctionnement universitaire français, d’une section « science
politique » au sein du Conseil national des universités, et ou encore
d’une section au sein du Centre national de la recherche scientifique.
En ce sens, elle remplit bien les quatre critères arrêtés par Favre (1985) :
–– une dénomination communément revendiquée : la science poli-
tique au singulier ;
–– l’accord sur un certain nombre d’objets : gouvernement, partis,
administration, vote, mouvements sociaux, relations internatio-
nales, théorie politique ;
–– des institutions de recherche et d’enseignement (Institut d’études
politiques, facultés de droit et science politique, section au CNRS),

22
1 Politique et science politique

–– des supports propres de diffusion des résultats de recherche, qu’il


s’agisse de revues (de Politix, Critique Internationale, Politique
européenne ou Genèses en passant par Gouvernement et action
publique, de nombreuses revues ont désormais rejoint la Revue
française de science politique), colloques (les congrès de l’AFSP
sont désormais biannuels) et ouvrages (et notamment manuels de
synthèse auquel cet ouvrage contribue).
L’usage du singulier ne doit cependant pas conduire à effacer la
diversité de la science politique. Diversité d’abord des objets, on
aura l’occasion d’y revenir. Les chercheurs qui travaillent en science
politique peuvent travailler sur les formes contemporaines de l’État,
mais aussi les sociétés sans État ou les logiques d’internationalisa-
tion qui débordent les Etats ; les formes consacrées d’engagement
politique (par exemple dans les partis), mais aussi les formes plus
radicales (engagement violent par exemple) ; les politiques moné-
taires conduites par les banques centrales, mais aussi les politiques
culturelles menées par les conseils départementaux ; la régulation de
la globalisation, mais également les formes de socialisation politique
dans les espaces ruraux. On a pris l’habitude de distinguer quatre
domaines de la science politique, auxquels cet ouvrage tentera de
rendre justice, même s’il sera centré sur la branche dominante de la
discipline : la sociologie politique :
llla théorie politique (attentive aux conditions d’une vie collective
au profit de tous, à un fonctionnement social équilibré, au devenir
démocratique) ;
llla sociologie politique (soucieuse de comprendre comment les
pratiques de vote, les mobilisations, les logiques de compétition
démocratique peuvent être décrites et expliquées) ;
llla sociologie de l’administration et des politiques publiques
(préoccupée par ce que l’activité des gouvernements, les
orientations retenues et les effets sur les sociétés) ;
llles relations internationales (attachées à l’analyse des relations
entre les gouvernements), mais aussi plus largement trans- et
supra-nationales.
Diversité des arrière-plans théoriques et des approches également.
On l’a dit, la science politique s’est autonomisée par rapport au droit,

23
Introduction à la science politique

« abandonn(ant) les formes juridiques aux juristes pour se concentrer


Raynaud, P. « La science sur les forces ». En France, la science politique entretient aujourd’hui
politique entre le droit des relations privilégiées avec la sociologie : ses concepts (acteur, stra-
constitutionnel
et la sociologie », 2009, p. 13. tégie, système d’action, champ, interaction, ordre social), ses approches,
ses méthodes ont profondément influencé les recherches en science
politique. Les travaux de Bourdieu, notamment, ont constitué une
source d’inspiration majeure pour des chercheurs attentifs à saisir les
luttes politiques, les phénomènes de domination, les fausses évidences
du sens commun ou encore le poids des habitus dans la définition
des choix individuels. Mais les héritages sont plus riches, et souvent
croisés : de Michel Foucault à Michel Crozier, en passant par Alain
Touraine, Raymond Boudon ou Henri Mendras pour rester dans les
auteurs français de la génération de Pierre Bourdieu, les notions, théo-
ries et méthodes des sociologues n’ont cessé d’alimenter les politistes
français. Par ailleurs, une sensibilité à l’historicité des phénomènes
politiques, de l’invention des pratiques de vote au cours du xixe siècle
à la genèse des catégories d’action publique contemporaines, a conduit
à des croisements constants entre histoire et science politique, au profit
Buton F. et Mariot N. (dir.), de ce que l’on a appelé la socio-histoire du politique .
Pratiques et méthodes
de la socio-histoire, 2009.

La science politique entre visées


Controverse
structuraliste et intentionnaliste
A. Cohen, B. Lacroix, Ph. Riutort (Nouveau manuel de science politique, La Décou-
verte, 2009) donnent par exemple une version structuraliste de la science poli-
tique en recommandant trois viatiques pour toute analyse de science politique :
« La société ne se compose pas d’individus » (Marx), « les hommes engagés dans
l’action sont les moins bien placés pour apercevoir les causes qui les font agir »
(Durkheim) ; « le résultat final de l’activité politique répond rarement à l’intention
primitive de l’acteur » (Weber).
Derrière ce qui est présenté comme une « trousse d’urgence indispensable » pour
mettre à distance les convictions immédiates, on trouve ici une vision objectiviste
du travail de sciences sociales, qui « se donne pour projet d’établir des régula-
rités objectives (structures, lois, systèmes de relations, etc.), indépendantes des
consciences et des volontés individuelles » (P. Bourdieu, Le sens pratique, Minuit,
1980, 44). Or, il existe bien d’autres traditions épistémologiques qui restituent le
poids des interactions interindividuelles – éventuellement asymétriques – et le

24
1 Politique et science politique

sens subjectivement visé par les acteurs. Une large partie des travaux aujourd’hui
vise à dépasser ces oppositions entre collectif et individuel, interdépendances et
marges de liberté, structures objectives et choix subjectifs : « Contre tout à la fois
le holisme et l’individualisme, les nouvelles sociologies tendent alors à appré-
hender des individus pluriels produits et producteurs de rapports sociaux variés.»
Source : Corcuff P., Les nouvelles sociologies, Nathan, 1995, p. 16.

C’est peut-être d’ailleurs l’un des traits durables de la science poli-


tique que d’entretenir des relations permanentes avec l’histoire, le
droit, la sociologie, la philosophie, autour d’un objet commun : l’ob-
servation du politique. L’affirmation d’une discipline n’est en effet
pas antinomique de la reconnaissance des bienfaits d’une fertilisa-
tion croisée entre différents champs du savoir, ce que les travaux de
socio-histoire, à la croisée entre histoire et science politique, illustrent
abondamment. Une telle diversité finit d’ailleurs par poser question :
le savoir s’étend, mais il est plus difficile d’identifier une cohérence.
On peut ici songer au constat de Gabriel Almond pour la science « “Les tables séparées”.
Écoles et sectes dans la
politique américaine : celle-ci est désormais de plus en plus divisée en science politique américaine »,
sous-champs thématiques qui communiquent peu, et en paradigmes Politix, 40, 1997.
spécifiques (avec leur lot de concepts et méthodes) sans grande cohé-
rence intellectuelle d’ensemble.

Les conflits internes d’une discipline :


Extrait l’exemple de la science politique américaine
(Almond, 1997)
« Les politistes économètres veulent prendre en compte les processus institutionnels et historiques ;
les humanistes sont effarés de cette ignorance des valeurs politiques que manifestent les “scien-
tistes” et souffrent d’un sentiment d’inadaptation dans un monde dominé par les statistiques et la
technologie ; et les théoriciens politiques, radicaux et critiques, distribuent à la manière des anciens
prophètes les anathèmes contre les béhavioristes et les positivistes, répudiant toute science poli-
tique qui séparerait la connaissance de l’action. Mais leur anti-professionnalisme laisse planer le
doute quant à leur identité : savants ou politiciens ? Ce trouble de la profession politiste ne signale
pas une maladie du corps mais de l’âme. Dans les dernières décennies, la profession a plus que
doublé. La science politique de type américain s’est étendue en Europe, en Amérique latine au
Japon et même en URSS et en Chine. Elle a emprunté les attributs organisationnels et méthodolo-
giques de la science “dure” – les instituts de recherche, les gros budgets, l’usage des statistiques
et des méthodes mathématiques. La science politique a prospéré matériellement : pourtant ce n’est
pas une profession heureuse. »

25
Introduction à la science politique

Cette diversité vient utilement rappeler qu’une discipline n’a non


seulement pas de frontières clairement identifiées, mais qu’elle est
aussi faite de controverses, débats et désaccords sur les théories à pri-
vilégier, les résultats à valoriser, les méthodes à privilégier et les objets
à retenir.

III. À
 quoi s’intéresse la science
politique ? La question de l’objet
Pour toute science, se pose la question de l’objet : quelle est la réalité
que l’on se propose d’analyser ? Contrairement à une idée reçue, les
méthodes et objets d’une science ne sont jamais fixés une fois pour
toutes, même dans les sciences dites « dures ». « La physique […] comme
toute autre science d’ailleurs, ne peut être définie une fois pour toutes,
de façon abstraite et définitive, par référence par exemple, à sa méthode,
Lévy-Leblond J.-M., et encore moins aux objets de son étude ». On notera d’ailleurs avec
« Mais ta physique ? »,
in Rose H., Rose S.
intérêt qu’une partie des physiciens travaillent sur le monde social,
et Enzensberger H., L’idéologie s’attachant par exemple à prédire les émeutes ou encore à anticiper les
de/dans la science, Paris, résultats d’élections à partir de modèles de socio-physique déduisant les
Seuil, 1977, p. 145.
résultats électoraux des interactions entre les individus.
■■ Plus que l’État, moins que le pouvoir
Au début des années 1980, dans un article fondateur, P. Favre concluait
que la question de l’objet de la science politique n’avait pas nécessaire-
ment de sens : ses objets évoluent en fonction des époques. Essayons
Le saviez-vous ? cependant d’avancer sur la question, en commençant par dissiper les
Max Weber, disait
dans Le savant
fausses évidences. D’abord, l’objet de la science politique ce n’est pas
et le politique, « nous seulement l’État, c’est-à-dire cette organisation politique et administra-
entendrons uniquement tive différenciée du reste de la société et ayant une capacité de direc-
par politique la direction
d’un groupement
tion. Réduire la science politique à l’État, aux institutions politiques
politique que nous et administratives, peut se comprendre historiquement : la science
appelons aujourd’hui politique est apparue et s’est consolidée en lien avec la formation des
“État”, ou l’influence
que nous exerçons
États contemporains. Elle s’intéresse au gouvernement des sociétés, et
sur sa direction ». l’État est aujourd’hui l’instance chargée de la régulation des sociétés. La
science politique s’attache à comprendre en effet la conquête du pouvoir
de l’État et la conduite des politiques publiques.

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