PUG Extrait Analyser Politiques Publiques

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Jacques de Maillard et Daniel Kübler

Analyser les politiques publiques


Deuxième édition

Presses universitaires de Grenoble

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La collection « Politique en + » est dirigée par Pierre Bréchon.

Le comité éditorial de la collection est composé de


Pierre Bréchon, Jean-Luc Chabot, Olivier Ihl, Jean Marcou,
Jean-Louis Marie, Henri Oberdorff

dans la même collection

G. Derville, Le Pouvoir des médias, nouvelle édition, 2013


G. Villeneuve, Les débats télévisés en 36 questions-réponses, 2013
P. Bréchon (dir.), Enquêtes qualitatives, enquêtes quantitatives, 2011
N. Dompnier, Les élections en Europe, 2011
P. Teillet, Jours de la Cinquième République, 2011
H. Oberdorff, La Démocratie à l’ère numérique, 2010
S. Cadiou, Le Pouvoir local en France, 2009
J.-P. Burdy et J. Marcou, La Turquie à l’heure de l’Europe, 2008
J. Barou, La Planète des migrants. Circulations migratoires et constitution
de diasporas à l’aube du xxi e siècle, 2007
X. Marc, J.-F. Tchernia (dir.), Étudier l’opinion, 2007
P. Warin, L’Accès aux droits sociaux, 2006
J.-L. Chabot, Histoire de la pensée politique. Fin xviiie-début xxie siècle,
2e édition, 2006
P. Bréchon, Comportements et attitudes politiques, 2006
J.-Y. Moisseron, Le Partenariat euroméditerranéen. L’échec d’une ambition
régionale, 2005
S. Pionchon, G. Derville, Les Femmes et la politique, 2004
André D. Robert, Le Syndicalisme enseignant et la recherche. Clivages,
usages, passages, 2004
J.-L. Chabot, Introduction à la politique, 2003
P. Bréchon, Les Grands Courants de la sociologie, 2000
B. Denni, P. Lecomte, Sociologie du politique. IEP, Droit, Sciences éco,
tome I et tome II, 1999
J. Marcou, Justice constitutionnelle et systèmes politiques. États-Unis, Europe,
France, 1997

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À Sara et Malika
et à Aram, Dariusch, Navid, Alexis et Mathis

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Préface à la deuxième édition

L’ analyse des politiques publiques est non seulement une activité


de recherche pratiquée par différentes sciences sociales (science
politique, sociologie, sciences de gestion, économie principalement)
mais c’est aussi un métier pour des professionnels engagés dans des
entreprises privées, des organisations non-gouvernementales ou au sein
de l’administration publique. Cet ouvrage a pour but d'introduire et
discuter les principales approches et théories servant à appréhender la
conduite des politiques publiques. Les choix que nous avons opérés
visent non seulement à couvrir les travaux classiques dans le domaine,
mais aussi à discuter les approches plus récentes qui ont modifié notre
façon d’analyser l’action publique.
L’ouvrage a été entièrement retravaillé pour cette deuxième édition.
Nous avons maintenu les deux grandes parties distinguant, pour des
raisons essentiellement pédagogiques, entre les concepts heuristiques
liés à l’approche séquentielle (chapitres 1, 2, 3) et les approches causales
intégrées (chapitres 4, 5, 6, 7). Outre les actualisations, nous avons
approfondi la réflexion sur les recompositions de l’action publique
et tenté de problématiser la transformation du lien entre le pouvoir
politique et l’action publique qui interpelle, de front, les fondements
de la légitimité démocratique. Le chapitre 7 (­nouvel­lement intro-
duit) propose une démarche permettant de combiner les ­principales
approches présentées de façon cohérente en les plaçant dans le quadri-
latère entre institutions, acteurs, orientations d’action et configurations.
Cet ouvrage doit beaucoup aux encouragements du directeur de collec-
tion, Pierre Bréchon, qui avait proposé la rédaction de cet ouvrage
il y a quelques années et qui a su ne pas désespérer de nos multiples

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analyser les politiques publiques

retards. Nous le remercions de ses relectures précises du manuscrit.


Nos collègues Yannick Barthe, Fabrizio Gilardi, et Yves Surel, ont
gentiment accepté de relire partiellement ou totalement des versions
précédentes de cet ouvrage. Nous adressons des remerciements parti-
culiers à Anne-Cécile Douillet pour ses lectures vigilantes et positives,
ainsi qu’à Yannis Papadopoulos pour ses conseils lors de l’élaboration
de cette deuxième édition. Nous profitons également de cette préface
pour remercier les étudiants en politiques publiques que nous avons eu
tous les deux depuis une quinzaine d’années ; leurs questions, critiques
(et parfois leurs silences interrogateurs…) nous ont aidés à essayer de
rendre plus clair et concret l’enseignement de cette matière. Nous
espérons que ce livre en portera la trace.

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Introduction générale

E n suivant l’actualité, nous sommes continuellement confrontés


à la multiplicité des questions relatives aux politiques publiques,
c’est-à-dire aux actions conduites seules ou en partenariat par des auto-
rités publiques. À l’échelle locale, l’approche d’élections municipales
ou régionales suscite un questionnement central pour l’analyse des
politiques publiques : observe-t-on des différences majeures entre les
programmes des différents candidats ? Quelle est la capacité d’action
des élus sur les sociétés locales ?
À l’échelle nationale, le lancement récurrent de « plans banlieues » (aux
dénominations variables selon les périodes) génère aussi plusieurs ques-
tions au cœur de l’analyse des politiques publiques : quels sont les effets
sociaux de ces politiques ? Comment sont choisis les quartiers prio-
ritaires ? Comment comprendre cette succession de plans différents ?
À l’échelle européenne, les politiques monétaires, désormais intégrées,
suscitent de la même manière toute une série d’interrogations quant
au mode de gouvernement choisi : pourquoi avoir délégué la poli-
tique monétaire à une institution indépendante, la Banque centrale
européenne ? Comment s’ajustent politiques monétaire et budgétaire ?
Enfin, à l’échelle internationale, l’éclatement de la crise financière en
2008 a soulevé des questions sur le rôle de l’État dans l’économie.
Quelles sont les possibilités de stimuler la conjoncture avec des moyens
d’action publique ? Et comment réguler de façon efficace une industrie
financière désormais globalisée ?
On le voit, les politiques publiques sont au cœur du questionnement
sur le mode de gouvernement des sociétés contemporaines. L’analyse

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analyser les politiques publiques

des politiques publiques permet d’interroger, selon une formule désor-


mais célèbre, « ce que les gouvernements font, pourquoi ils le font
et ce que ça change1 » (Dye, 2002, p. 1). Depuis les années 1930,
une multiplicité de travaux a cherché à répondre à ces questions, et a
contribué à affirmer l’analyse des politiques publiques comme une véri-
table discipline. L’objet de cet ouvrage est de présenter les principaux
acquis de ces travaux, d’en examiner les théories centrales tout comme
les controverses. Dans cette introduction, nous commencerons par
préciser ce que l’on peut entendre par « politique publique », puis nous
indiquerons ce que signifie le travail d’analyse des politiques publiques.

Politique publique et action publique

L’activité des gouvernements est extrêmement variée : ils prélèvent des


impôts, accordent des subventions, édictent des lois, redistribuent des
revenus, recrutent et gèrent du personnel, font la guerre, conduisent
des relations diplomatiques avec d’autres pays ou avec des organisations
internationales, prononcent des discours, etc. Est-ce que chacune de
ces actions constitue une politique publique ? Ou faut-il qu’il y ait un
minimum de cohérence entre un ensemble d’actions différentes ? Parler
de politiques publiques n’est-il pas abusif pour désigner un ensemble
d’opérations aussi hétérogènes ?
Un haut fonctionnaire britannique remarquait avec humour : « Une
politique publique, c’est un peu comme un éléphant vous le recon-
naissez quand vous le voyez, mais vous ne pouvez pas facilement le
définir » (Cunningham, 1963, p. 229). Devant cette difficulté, on peut
s’entendre sur une définition conventionnelle : « Une politique publique
se présente sous la forme d’un programme d’action propre à une ou
plusieurs autorités publiques ou gouvernementales » (Thoenig, 1985).

1. Toutes les citations traduites l’ont été par nos soins.

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Introduction générale

Plusieurs critères sont importants :


––le rôle d’une autorité publique ou de plusieurs. Une politique
publique, ce n’est pas la politique d’une entreprise ou d’une asso-
ciation. Pour mettre en œuvre cette politique, les autorités publiques
disposent de la capacité potentielle d’utiliser la violence légitime ;
––l’existence d’un programme avec des mesures concrètes, qui peuvent
être des mesures coercitives (obliger à), incitatives (prévoir une baisse
des prélèvements si) ou distributives (prévoir l’attribution de finan-
cements à une catégorie de population). L’existence d’une politique
publique suppose une cohérence entre plusieurs actions gouverne-
mentales. Une simple décision administrative ne suffit pas à faire
une politique publique. Il est nécessaire qu’il y ait un ensemble de
décisions interreliées. C’est ce que soulignent aussi Rose et Davies
(1994, p. 54) lorsqu’ils parlent d’un programme d’action gouverne-
mentale « comme [une] combinaison spécifique de lois, d’affectations
de crédit, d’administrations et de personnels dirigés vers un ensemble
d’objectifs plus ou moins clairement définis ». La difficulté vient
de ce que la cohérence voulue des décisions est souvent mise à mal
dans la pratique.

Derrière l’unicité d’un programme d’actions peuvent se nicher des


concurrences administratives, une pluralité d’actions hétéroclites sans
lien entre elles, seulement rassemblées formellement au sein d’un même
programme. Dès lors, la question de la cohérence des programmes
d’action publique devient en elle-même une question de recherche.
Ces incohérences et fragmentations des actions développées par les
autorités publiques ont conduit de nombreux auteurs à préférer le
vocable d’« action publique » à celui de « politiques publiques ». La
notion d’action publique a également le mérite, on y reviendra, de ne
pas supposer nécessairement une centralité de l’État dans la production
des interventions publiques.

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analyser les politiques publiques

Enjeux, niveaux, instruments :


les recompositions de l’action publique

Pour appréhender l’action publique, trois dimensions sont essentielles :


les enjeux (ou domaines d’intervention), les niveaux de gouvernement
et les types d’instrument d’action publique. De ces trois points de vue,
l’action publique a connu des mutations importantes, dont un bref
retour historique va nous aider à identifier les principales dynamiques
à l’œuvre.
On a assisté, sur la longue durée, à une extension des domaines d’inter-
vention des autorités publiques. Si jusqu’au début du xixe siècle, les
gouvernements interviennent principalement autour des questions
fiscales, militaires et de maintien de l’ordre, les transports, mais égale-
ment l’instruction publique deviennent ensuite des objets d’interven-
tion publique. La mise en place des États sociaux, au tournant du
xxe siècle, se traduit par une nouvelle diversification : maladie, accident,
vieillesse, chômage deviennent des objets d’attention publique, avec une
double logique d’assurance et d’assistance, dynamique qui se produit au
croisement entre de nouvelles idéologies, les mobilisations ouvrières et
les conséquences des guerres mondiales. Les autorités publiques se font
parallèlement plus interventionnistes dans le domaine économique,
avec des politiques d’intervention directe dans la production (sous la
forme de nationalisations notamment). Cette emprise plus grande de
l’État sur la vie économique et sociale s’est traduite entre autres par
un accroissement de l’importance du budget de l’État dans le produit
intérieur brut (PIB) dans l’ensemble des pays occidentaux. Elle s’est
également manifestée par un découpage de l’intervention gouverne-
mentale en grands secteurs (éducation, économie, santé, sociale, justice,
etc.), marqués par une division des rôles et l’emprise de professionnels
chargés de leur régulation. C’est cette extension qui se trouve contre-
carrée au cours des années 1970. La crise économique produit un
effet de ciseaux : le ralentissement de la croissance affaiblit le finance-
ment public au même moment où les besoins de protection augmen-
tent. Le contexte idéologique est également défavorable ; pour le dire

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Introduction générale

r­ apidement, l’État, de solution devient problème. Les critiques de droite


(néolibéralisme), de gauche (autogestionnaire) se concentrent contre
cette emprise de l’État (Rosanvallon, 1981). L’interventionnisme de
l’État dans l’économie, notamment, est battu en brèche : les privatisa-
tions des années 1980, mais également la réduction des États sociaux
vont limiter l’ampleur de l'action de l'État. Dans certains pays, comme
les États-Unis ou le Royaume-Uni, la part de l’État public dans le PIB
diminue, dans les autres, elle se stabilise. Pour autant, on n’assiste pas
à un retrait pur et simple : le reflux de l’intervention publique n’est
pas uniforme, et varie très largement entre pays. Par ailleurs, dans
certains enjeux (environnement, relations hommes/femmes), ce sont
de nouveaux domaines d’action publique qui voient le jour.
Le deuxième aspect des changements engagés concerne les niveaux de
gouvernement. Le développement des politiques publiques est histori-
quement lié à la mise en place des États-nations au cours du xixe siècle :
les politiques de transport, de communication, d’éducation sont portées
par les gouvernements centraux qui cherchent à aménager leurs terri-
toires, à construire une identité nationale, bien qu’il faille relever qu’en
matière d’aménagement urbain ou d’aides sociales, les autorités locales
ont développé dans de nombreux pays européens des politiques auto-
nomes, autorisant à parler de « municipalité providence » (Payre, 2007).
Au milieu des années 1970, dans des économies nationales dominées
par le fordisme (c’est-à-dire une économie de masse fondée sur des
gains de productivité et la redistribution aux salariés) et l’interven-
tionnisme public, c’est le niveau national qui s’avère l’échelle princi-
pale d’intervention. Dans les pays dits néocorporatistes*2, les accords
entre représentants des intérêts des salariés et des intérêts patronaux
procèdent de façon verticale, assurant un primat au niveau central. Ici
encore, les années 1980 et 1990 augurent d’une recomposition. Dans
de nombreux pays ­occidentaux, décentralisation et régionalisation
(France, Italie), a­ utonomisation (Espagne), dévolution (Royaume-Uni)

2. Les mots suivis d’une * sont définis dans le lexique en fin d’ouvrage.

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analyser les politiques publiques

ou encore fédéralisation (Belgique) conduisent à un accroissement


des compétences, moyens et responsabilités des autorités subnationales
(communes, métropoles, régions, etc.). On observe dorénavant des
répartitions de compétences à géométrie variables, des institutions
urbaines qui se veulent conquérantes. Parallèlement, dans un monde
marqué par les interdépendances des problèmes (environnement), les
logiques de flux (financiers, économiques, migratoires, etc.), les États
ont été conduits à mettre en place des politiques internationales et créer
des organisations supranationales. L’Union européenne constitue ici
un cas emblématique dans cette intégration qui dépasse les frontières
nationales (Smith, 2010). Elle constitue désormais un espace poli-
tique, voire même une instance de gouvernement, qui vient développer
des politiques autonomes, et transformer les politiques nationales.
National, local, européen, international : c’est donc aujourd’hui à une
multiplicité de niveaux que se déploie l’action publique. Les gouverne-
ments centraux doivent négocier avec une multiplicité de partenaires
pour coproduire l’action publique. Plusieurs notions ont servi à rendre
compte de ces transformations. La notion de « gouvernance multini-
veaux » introduite par Gary Marks (et al., 1996) est sans doute la plus
célèbre, soulignant que les États (au sens de gouvernements nationaux)
ne monopolisent plus la totalité des ressources, sont contraints de faire
des concessions et que les arènes politiques sont imbriquées (permet-
tant aux autorités subnationales d’intervenir au niveau supranational,
à l’instar des régions représentées à Bruxelles).
Enfin, le dernier aspect des recompositions en cours concerne les instru-
ments d’action publique*. Ces instruments désignent les dispositifs
sociaux et techniques qui organisent les rapports entre la puissance
publique et ses ressortissants, matérialisant une théorisation implicite
du rapport gouvernant/gouverné (Halpern et al., 2013). Les premières
formes d’intervention de l’État reposent sur des interventions directes
par la mobilisation de moyens administratifs et humains (fiscalité,
police, armée). Avec l’interventionnisme accru de l’État dans l’écono-
mie, l’État déploie également des instruments d’intervention directe
(nationalisations, contrôle de la production, planification, équipements

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Introduction générale

publics). La mise en place de politiques redistributives implique quant


à elle des transferts financiers d’importance. Ce sont des modes d’inter-
vention que les années 1970, à nouveau, viennent remettre en cause.
De nouveaux instruments apparaissent ou se développent : outils d’inci-
tation (avec l’usage de la contractualisation, des recommandations),
missions de régulation ou encore politiques de communication (Papa-
dopoulos, 1995). Les États redéploient leurs modes d’intervention, ils
font faire plus qu’ils ne font eux-mêmes. Dans un tel cadre, « gouverner
par contrat » (Gaudin, 2007) devient un mode de coproduction de
l’action entre différentes organisations publiques et privées.
Ces trois recompositions (enjeux, niveaux, instruments) posent des
défis redoutables à l’analyse de l’action publique : elles ne traduisent pas
un mouvement uniforme, sont porteuses de logiques contradictoires,
impliquent une complexification de l’action publique. Elles s’inscrivent,
de plus, dans un contexte politique et social qui conditionne la produc-
tion de l’action publique. Les recompositions de la démocratie (absten-
tion, baisse de la confiance, crise des partis mais aussi mise en place
d’expériences participatives) comme les dynamiques institutionnelles
(montée des exécutifs, redéfinition des rôles des parlements, processus
de mise en place d’agences autonomes) viennent redéfinir les paramètres
dans lesquels se déploie l’action des autorités publiques. Par ailleurs,
les nouveaux problèmes publics (banlieues, exclusion, terrorisme, etc.)
échappent à la logique d’action sectorielle. Ce sont ces recompositions
multiformes, contradictoires, que les outils, concepts de l’analyse des
politiques publiques doivent aider à interpréter.

L’analyse des politiques publiques en perspective

C’est aux États-Unis au cours des années 1930, au moment du New


Deal, que naissent les premiers travaux d’analyse des politiques
publiques. Ce sont les projets d’intervention publique du gouverne-
ment fédéral américain qui se voient disséqués par des analystes divers.
La visée est d’abord pragmatique : il s’agit de comprendre pour agir.
L’analyste des politiques publiques se donne d’abord pour objectif

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analyser les politiques publiques

d’aider les décideurs à faire les bons choix politiques. C’est dans ce cadre
que vont s’institutionnaliser ce que l’on appellera les policy sciences,
dont l’un des promoteurs fut Harold Lasswell (voir notamment Lerner
& Lasswell, 1951). Mobilisant les apports d’une multiplicité de disci-
plines scientifiques, les policy sciences visent notamment à contribuer à
la résolution de problèmes, en niant ainsi la dichotomie entre le savant
et le politique, pour proposer un savoir engagé.
C’est aussi aux États-Unis que ces travaux pénètrent véritablement
l’enceinte universitaire au cours des années 1960 : centres de recherche,
doctorats, manuels, chaires d’enseignement s’y diffusent à un rythme
rapide. Certains ouvrages d’analyse des politiques publiques, ou s’y
rapportant, commencent à faire partie des classiques d’analyse de
science politique ou de sociologie. À Harvard, au cours des années
1960, se monte la Kennedy School of Government, dont l’objectif est
précisément de chercher à appréhender l’action gouvernementale. Mais
cette vague gagne aussi les autres pays occidentaux : si le Royaume-Uni
y était déjà sensibilisé, les pays scandinaves, puis l’Allemagne et les pays
du Sud de l’Europe s’inscrivent bientôt dans la même lignée.
En France, l’analyse des politiques publiques fait sa place dans le
paysage universitaire entre le milieu des années 1970 et le milieu des
années 1980, avec des problématiques éloignées des policy sciences. Les
travaux développés au sein du Centre de sociologie des organisations
(CSO) à Paris, dirigé par le sociologue Michel Crozier, ou du Centre de
recherche sur le politique, l’administration et le territoire (CERAT) à
Grenoble, autour de Lucien Nizard, nourrissent, chacun à leur manière,
l’analyse des politiques publiques dans une perspective de sociologie
de l’État. Ces recherches ont en commun de viser à donner une image
plus réaliste de l’action de l’État, en montrant comment ce dernier est
travaillé par des tensions contradictoires, et remettent en cause en cela
une vision marxiste un peu simpliste répandue à l’époque qui consiste
à voir l’État comme une machine au service de la classe dirigeante.
Mais en même temps, des divergences apparaissent (Musselin, 2005).
Les chercheurs du CSO ont développé une approche insistant sur les
stratégies et les rapports de pouvoir au sein des administrations. Ils ont

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Introduction générale

notamment montré le caractère très fragmenté de ­l’administration


­française en insistant sur les rapports de concurrence entre les grands
corps et les différentes organisations administratives ainsi que les
pratiques informelles d’arrangement entre acteurs participant à un
même système d’action. Les chercheurs du CERAT sont restés plus
attachés à mettre en évidence les facteurs idéologiques de l’action
publique, les modes de régulation plus globaux de la société fran-
çaise, à reconnaître la dimension proprement politique des politiques
publiques. C’est au début des années 1980 qu’apparaissent les premiers
ouvrages centraux d’analyse de l’action publique. Emblématique à
cet égard est la publication par Jean-Gustave Padioleau de L’État au
concret (1982), ouvrage qui importe les théories sociologiques améri-
caines pour analyser l’action de l’État en France et met à mal l’image
traditionnelle d’un État uniforme dont les décisions s’imposent à la
société. Aujourd’hui, c’est un domaine de recherche important, en
science politique et sociologie notamment, avec ses revues, ses groupes
de recherche, ses financements et ses manuels.
La diffusion internationale de cette orientation de recherche doit se
comprendre à l’entrecroisement entre histoire politique et institution-
nelle et évolutions scientifiques. L’analyse des politiques publiques
croît avec le développement de l’interventionnisme de l’État, du New
Deal des années 1930 aux États-Unis au déploiement des interventions
économiques et sociales dans les années 1950 et 1960.
Ce développement doit également se comprendre en relation avec
les changements internes au champ scientifique. Il s’inscrit dans
­l’amplification des études empiriques de l’après seconde guerre
mondiale, dont l’approche behavioraliste (centrée sur l’étude des
comportements des acteurs politiques) a constitué l’emblème, et
prend appui sur le développement de nouvelles approches (théories
des organisations, analyse de la décision, etc.). L’analyse des politiques
publiques traduit en cela une double rupture par rapport aux approches
traditionnelles de l’État. C’est d’abord une rupture par rapport à la
tradition juridique, qui aborde l’État à partir des normes de droit qui
régulent l’activité de ses organes, alors que l’analyse des politiques

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analyser les politiques publiques

publiques essaie d’en démonter le fonctionnement, en s’attachant aux


activités de ses différentes composantes et de leurs interactions avec
des acteurs formellement extérieurs à la sphère étatique. C’est aussi
une rupture avec la tradition philosophique, puisque celle-ci envisage
l’État comme une abstraction, une idée, qu’il faut juger moralement,
alors que l’analyse des politiques publiques tend à mettre en avant les
conditions pratiques de fonctionnement de l’État, ce qui l’éloigne des
envolées normatives sur les bonnes formes de gouvernement (sur « les
bienfaits de l’État minimal » ou « les nécessités de l’État-providence »).
En l’espace de 50 ans, l’analyse des politiques publiques s’est donc
considérablement étendue, et constitue l’un des pôles de développe-
ment important de la science politique et de la sociologie (ainsi que
du management, mais cet ouvrage est centré sur la sociologie et la
science politique). Elle a également considérablement changé. Elle s’est
inscrite dans le champ universitaire et s’est quelque peu démarquée
des orientations assignées par Lasswell. Significativement, à partir des
années 1970, on parle plus fréquemment de policy analysis que de
policy sciences : l’observateur se tient à distance de l’action, il est moins
associé aux objectifs de réforme des décideurs et adopte une posture
critique vis-à-vis des effets des programmes engagés (Duran, 2010).
Un double déplacement s’est opéré. D’abord, l’analyse des politiques
publiques, si elle conserve une orientation multidisciplinaire, a été
travaillée par différentes logiques, pour parties contradictoires : d’un
côté, elle s’est elle-même forgé ses instruments d’analyse (au point
quelques fois d’apparaître comme une discipline en tant que telle) ;
de l’autre, elle s’est le plus souvent inscrite dans les départements de
science politique et plus rarement de sociologie au sein des universités,
reléguant quelque peu les objectifs ambitieux de multidisciplinarité. En
outre, de nombreux spécialistes de politiques publiques se sont détachés
de l’objectif de solutions utiles à donner aux gouvernements et ont
tenté de construire des théorisations qui reposaient sur la séparation
entre l’analyse des faits et les jugements de valeur. Alors que l’ana-
lyse des politiques publiques s’est historiquement construite comme
une analyse pour les politiques (analysis for policy), elle est devenue

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Introduction générale

principalement une analyse des politiques (analysis of policy)3. Elle est


devenue une sociologie politique de l’action publique, attentive aux
transformations des conditions d’exercice du pouvoir politique et de
sa légitimation (Hassenteufel, 2011 ; Lascoumes & Le Galès, 2011).

Des approches théoriques différentes

Malgré ce déplacement, on aurait tort de penser que l’analyse des


politiques publiques constitue pour autant un ensemble de recherches
homogène et unifié. Cela est inévitable : le réel est appréhendé à partir
de perceptions, de théories et de modèles différents. Par exemple, un
analyste cherchant à comprendre la politique étrangère française vis-
à-vis de l’Afrique pourra faire ressortir la protection des intérêts natio-
naux (des intérêts stratégiques de l’État français mais également de ses
ressortissants ou des intérêts économiques majeurs) ou la poursuite
d’idéaux spécifiques (les droits de l’homme, l’évitement des conflits,
la francophonie). D’autres chercheurs pourront attirer l’attention sur
les controverses et concurrences internes à l’appareil d’État français
(entre différents ministères, ou différents bureaux de ministères), tandis
que d’autres encore souligneront l’influence des normes et des orga-
nisations internationales (Union européenne et autres). L ­ ’explication
de la conduite d’une politique publique dépend, dès lors, des modèles
théoriques utilisés pour l’analyse. Dans un ouvrage célèbre, un poli-
tiste américain, Graham Allison (Allison & Zelikow, 1999), avait par
exemple rendu compte de la crise des missiles de Cuba d’octobre 1962
au travers de trois modèles différents (le choix rationnel des décideurs, le
comportement organisationnel des administrations et les concurrences
bureaucratico-politiques, cf. chapitre 2). Selon le modèle utilisé, les
conclusions de l’étude sont différentes. Ces modèles, selon Allison,
remplissent plusieurs fonctions : décrire, expliquer, prédire, juger,

3. Il faut toutefois souligner que dans certains pays, anglo-saxons notamment, l’analyse
des politiques publiques continue de conserver une forte dimension prescriptive. Une
large part des recherches est consacrée à l’évaluation, au diagnostic, afin d’aider les
décideurs.

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analyser les politiques publiques

conseiller. Ils servent à mettre en ordre le réel, à en faire ressortir les


facettes importantes et les facteurs explicatifs les plus déterminants. Ces
modèles constituent des cadres généraux, au sens que leur donne Elinor
Ostrom (2007) : ils aident à identifier les éléments pertinents pour
l’analyse, organisent le diagnostic et fournissent la liste des variables
qui devraient être utilisées pour l’enquête.
Comme nous le verrons dans cet ouvrage, les oppositions entre les
différentes approches sont extrêmement nombreuses. Elles reposent
sur des épistémologies et des méthodologies différentes. La diversité
des approches tient sans doute au fait que les politiques publiques se
présentent comme un objet scientifique relativement complexe. Tout
d’abord, la conduite des politiques publiques implique une multiplicité
d’acteurs, aux horizons et ressources différents. Ensuite, les politiques
publiques se déroulent selon des temporalités relativement longues ;
certains spécialistes pensent ainsi que la période d’observation adéquate
est d’au moins une décennie. De même, elles impliquent souvent
des débats techniques d’un haut niveau de spécialisation ; le recours
à l’expertise scientifique pour l’élaboration des programmes d’action
gouvernementale est devenu quasiment une nécessité dans les socié-
tés industrialisées. Enfin, les conséquences et les effets des politiques
publiques sont difficiles à établir. Avec Paul Sabatier (2007), on peut
dire que la multiplicité des approches qui foisonnent dans le champ
de l’analyse des politiques publiques reflète la complexité de l’objet,
dans laquelle l’analyste cherche à trouver son chemin.
Cet ouvrage poursuit l’objectif de présenter les approches et concepts
clés utilisés, ainsi que leur affinement au fur et à mesure de l’accu-
mulation du savoir sur le fonctionnement des politiques publiques.
La théorie doit servir avant tout à bien construire l’objet d’analyse,
à proposer une simplification du réel convaincante et qui résiste à
l’épreuve empirique. L’analyse des politiques publiques se construit à
partir de questions empiriques et d’une série de théories qui éclairent
le processus de construction des politiques publiques.
Les trois premiers chapitres opèrent un découpage, pour des raisons
didactiques, entre trois moments de l’action publique : la mise

20

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Introduction générale

sur agenda des problèmes, la prise de décision et la mise en œuvre.


Ce découpage est d’abord le produit de travaux qui sectionnent en
séquences le travail des autorités publiques, de l’identification d’un
problème à sa résolution (Jones, 1970 ; Thoenig, 1985). Une telle
approche dite séquentielle a fait l’objet de multiples critiques : les étapes
sont difficiles à distinguer dans la réalité, elles sont parfois inversées
et ont entre elles de nombreux effets de rétroaction. On peut faire un
usage plus distancié des trois phases que nous avons ici distinguées
(agenda, décision, mise en œuvre). Plus que des moments on peut
les aborder comme des questionnements spécifiques sur la conduite
de l’action publique. Dans le chapitre 1, nous verrons comment les
problèmes entrent sur l’agenda politique. Il n’existe pas de problèmes
considérés naturellement comme politiques. Comment un problème,
à un moment donné, est perçu comme nécessitant l’attention des
autorités politiques ? Dans le chapitre 2, nous envisagerons comment
les décisions sont prises. Il n’existe pas de décideur unique, mais un
ensemble de protagonistes avec des priorités différentes. L’information
n’est pas parfaite, mais limitée et différenciée en fonction des protago-
nistes. La décision est souvent ambiguë ; c’est un compromis instable
entre des groupes d’acteurs concurrents. Enfin, dans le chapitre 3, nous
analyserons la mise en œuvre des politiques publiques. Les travaux ont
ici montré les écarts entre les objectifs définis et les réalisations.
Les chapitres suivants présentent les grandes approches ayant tenté
d’expliquer la conduite des politiques publiques à partir de trois entrées
classiques : les intérêts, les institutions et les idées. Cette partie part
de l’idée suivante : si une description systématique constitue le point
de départ de toute analyse scientifique, celle-ci doit aller au-delà pour
mettre en exergue les relations de causalité qui sont à l’origine des
phénomènes que l’on observe. C’est pourquoi l’activité scientifique, in
fine, cherche à construire des modèles d’explication aussi généralisables
que possible. Le chapitre 4 expose les approches qui se focalisent sur
les intérêts poursuivis par les acteurs impliqués dans la conduite des
politiques publiques. Plus précisément, il s’agit d’approches issues du
courant dit du « choix rationnel », basées sur un modèle de l­’acteur
recherchant toujours la maximisation de son utilité personnelle.

21

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analyser les politiques publiques

Le chapitre 5 se concentre sur les approches qui considèrent les insti-


tutions comme la variable la plus importante de tout processus de
politique publique. Elles postulent que les politiques publiques sont le
résultat des comportements d’agents déterminés par des règles ou des
routines qui leur sont imposées par les institutions sociales et politiques
qui régissent leurs interactions. Le chapitre 6 aborde les approches qui,
en insistant sur le rôle des idées, envisagent la conduite des politiques
publiques comme un processus dans lequel la construction de sens
joue un rôle déterminant. En réalité, il faut considérer qu'une série de
dimensions (institutions, acteurs, idées, intérêts) interagissent, ce que
nous verrons dans le chapitre 7.

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