Quae 36615

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Sébastien Gardon, Amandine Gautier et Gwenola Le Naour

La santé globale au prisme de l'analyse des politiques


publiques

Éditions Quæ

Chapitre 5 - L’analyse cognitive des politiques


publiques

Éditeur : Éditions Quæ


Lieu d’édition : Versailles
Année d’édition : 2020
Date de mise en ligne : 28 mai 2021
Collection : Update Sciences & Technologie
EAN électronique : 9782759233915

http://books.openedition.org

Ce document vous est offert par Université d'Ottawa

Référence électronique
GARDON, Sébastien ; GAUTIER, Amandine ; et LE NAOUR, Gwenola. Chapitre 5 - L’analyse cognitive des
politiques publiques In : La santé globale au prisme de l'analyse des politiques publiques [en ligne].
Versailles : Éditions Quæ, 2020 (généré le 30 mars 2023). Disponible sur Internet : <http://
books.openedition.org/quae/36615>. ISBN : 9782759233915.
Chapitre 5
L’analyse cognitive
des politiques publiques

Chapitre 5 - L’analyse cognitive des politiques publiques

Les approches néo-institutionnalistes se penchent sur les institutions et sur les


variables susceptibles d’expliquer la longévité des règles ou des catégories.
Elles s’intéressent aux questions de permanences et aux phénomènes de dépen-
dances au passé, notamment l’approche néo-institutionnaliste historique. De leur
côté, les analyses cognitives des politiques publiques s’intéressent aux variables
susceptibles de permettre des changements de grande ampleur dans les politiques
publiques.

Une approche par les idées et les valeurs


L’analyse cognitive des politiques publiques insiste sur le rôle des idées et des
représentations dans la conduite des politiques publiques. L’adjectif « cognitif »
a qualifié différentes approches qui font des connaissances et des idées des
variables centrales des politiques publiques. Cette approche s’est développée en
réponse à celles centrées sur les intérêts et les stratégies. Elle se développe égale-
ment en réaction aux théories d’inspiration marxiste (Lojkine, 1977 ; Castells,
1973, Castells et Godard, 1974), voyant dans l’État une structure extérieure aux
individus, et aux théories de la sociologie des organisations qui s’intéressent aux
acteurs et à leurs stratégies (et concluent le plus souvent à des phénomènes irré-
ductibles d’incohérences et de production d’effets inattendus).
Les approches cognitives entendent démontrer que les politiques publiques sont
plus que l’agrégation des intérêts et qu’elles sont productrices de cadres, de réfé-
rences, de médiations, etc. Elles ont comme postulat de départ qu’il existe des
valeurs et des principes qui définissent une vision du monde. Ses principaux
tenants en France sont Pierre Muller et Bruno Jobert (Jobert et Muller, 1987). Ses
approches comportent quatre points communs :
1. Une attention portée aux discours des acteurs qui sont perçus par les cher-
cheurs non pas comme des justifications a posteriori, mais comme pertinents en
eux-mêmes. Ces discours sont analysés pour comprendre le contenu des poli-
tiques publiques et les lignes de fracture qui peuvent opposer des groupes.
2. L’importance accordée aux connaissances qui viennent donner corps aux
politiques publiques, notamment les connaissances scientifiques elles-mêmes
porteuses d’une vision du monde.

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3. Un intérêt pour les représentations, qui sont repérables dans le discours des
acteurs.
4. Les changements dans les politiques publiques ne peuvent se produire que si
les systèmes de croyances se modifient. Une transformation des éléments cogni-
tifs dans un secteur de politique publique est nécessaire pour que des change-
ments se produisent. Il s’agit d’une réflexion sur le niveau macro – c’est-à-dire à
l’ensemble de la société –, sur les normes sociales globales et sur leur influence
sur les comportements politiques et les politiques publiques. Les auteurs parlent
de systèmes de croyances, de paradigmes ou de référentiels. Il s’agit de travaux
qui portent sur la longue durée : plusieurs décennies.
Pour les tenants de l’analyse cognitive, ce sont les « croyances partagées qui
fournissent la principale colle du politique ». Le sens partagé favoriserait la
bonne conduite des réformes de politiques publiques. Les politiques publiques
peuvent être menées au terme de débats au cours desquels des compromis
sont élaborés, le plus souvent par « ajustement mutuel » et, plus rarement, par
« confrontation ». On retrouve trois approches dans l’analyse cognitive des poli-
tiques publiques : l’approche par les référentiels, le modèle de la coalition de
cause et l’approche par les paradigmes.

L’approche par les référentiels


L’approche par les référentiels analyse les politiques publiques selon un schéma
comportant trois éléments (Jobert, 1992) :
– les cadres cognitifs, éléments généraux qui fournissent des interprétations
causales ;
– les principes qui découlent de ces cadres ;
– les moyens et les méthodes qui permettent de satisfaire les principes.
Les référentiels d’action publique renvoient à une approche essentiellement fran-
çaise issue de recherches menées au CERAT (Centre d’Étude et de Recherche
sur le politique, l’Administration et le Territoire), développée afin de dépasser
les limites de la sociologie des organisations. En observant le rapport entre le
jeu des acteurs et les structures économiques et sociales qui l’encadrent, les
approches par les référentiels d’action publique s’interrogent sur la manière
dont des groupes deviennent des médiateurs en pensant leur position dans le
monde et en véhiculant une certaine représentation de ce monde. À propos de
la planification, Lucien Nizard met en évidence que le processus d’élaboration
du plan consiste principalement en la diffusion d’une idée de modernisation et
de croissance. Il identifie une communauté de planificateurs construite autour
du commissariat général du Plan, de la direction de la Prévision du ministère
des finances et de l’Institut national de la statistique et des études économiques
(INSEE). Il met en évidence un triangle d’acteurs, c’est-à-dire un groupe
d’acteurs producteurs d’une vision du monde centrée sur l’idée de modernisation
et qui se diffuse ensuite via les commissions du plan dans toute l’administration
et dans les milieux économiques. C’est à partir de ces travaux pionniers que se
construit la notion de référentiel.

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Dans l’approche par les référentiels, une politique publique vise à agir sur un
secteur de politique publique. Un secteur de politique publique désigne l’espace
où se rencontrent les professions réunies pour s’occuper d’un problème public ou
d’une politique publique particulière. Est construite une certaine conception du
problème, du secteur ainsi que du rapport que ce secteur entretient avec la société
à laquelle il appartient. Avant même d’agir sur le monde, une politique publique
comporte une forte dimension normative, au sens où elle construit une repré-
sentation de ce monde, c’est-à-dire qu’elle définit un problème à traiter, qu’elle
détermine des causes et des conséquences, puis des mesures.
L’analyse cognitive concentre son attention sur la façon dont un groupe « domi-
nant » parvient à devenir légitime et à convaincre d’autres acteurs de la perti-
nence de la définition qu’il donne du problème et la politique publique censée
le régler. « L’approche cognitive repose (...) sur l’idée qu’une politique publique
opère comme un vaste processus d’interprétation du monde, au cours duquel, peu
à peu, une vision du monde va s’imposer, être acceptée puis reconnue comme
‘vraie’ par la majorité des acteurs du secteur, parce qu’elle permet aux acteurs
de comprendre les transformations de leur environnement, en leur offrant un
ensemble de relations et d’interprétations causales qui leur permet de décoder, de
décrypter les événements auxquels ils sont confrontés » (Muller et Surel, 1998,
p. 53). Cette perspective d’analyse rejoint celle de la sociologie des problèmes
publics (Gusfield, 1981).
Cette approche a tendance à privilégier l’analyse de la formation des accords
sur des périodes historiques relativement longues. Les réformes ont pu être
l’objet de débats virulents entre professionnels, mais elles font ensuite l’objet
d’un consensus autour d’un référentiel d’action publique défini comme « un
processus de modélisation de la réalité sociale » opéré par les professionnels
de l’action publique (professionnels du secteur et administrations publiques).
L’approche par les référentiels a été forgée à l’aune de l’analyse des transforma-
tions du secteur agricole et, par la suite, élargie à d’autres secteurs de politiques
publiques, notamment les politiques économiques et industrielles.
Pierre Muller propose deux définitions : « Élaborer une politique publique
revient à construire une représentation, une image de la réalité sur laquelle on
veut intervenir. C’est en référence à cette image cognitive, que les acteurs vont
organiser leur perception du système, confronter leurs solutions, et définir leur
proposition d’action : on appellera cet ensemble d’image le référentiel d’une
politique » (Muller, 2003, p. 46). Et le référentiel désigne un « ensemble de
normes ou d’images de référence en fonction desquelles sont définis les critères
d’intervention de l’État ainsi que les objectifs de la politique publique consi-
dérée » (Muller, 2003, p. 46). Pierre Muller donne l’exemple de la santé et de la
défense. Les propositions qui seront faites en matière de santé correspondent à
la représentation que l’on a de la maladie et des personnes soignantes. La défini-
tion d’une politique de défense nationale dépend de l’image et de la perception
du risque principal et de la place que l’on entend assigner à l’armée. Selon que
l’on souhaite défendre le pays aux frontières, assumer une certaine place dans

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La santé globale au prisme de l’analyse des politiques publiques

le concert mondial, ou diffuser un message révolutionnaire, la représentation du


rôle de l’armée varie, tout comme le référentiel de la politique de défense.
Pierre Muller distingue quatre niveaux dans un référentiel : les valeurs, les
normes, les algorithmes et les images.
Les valeurs correspondent aux représentations les plus fondamentales sur ce qui
est bien ou mal, désirable ou à rejeter. Elles définissent un cadre global (Muller,
1984 ; Jobert et Muller, 1987).
Les normes définissent des écarts entre le réel perçu et le réel souhaité. Elles
définissent des principes d’action plus que des valeurs : « l’agriculture doit se
moderniser », « il faut satisfaire les besoins du marché », « il faut diminuer les
dépenses de santé ».
Les algorithmes sont des relations causales qui expriment une théorie de l’action.
Ils peuvent être exprimés sous la forme « si… alors » : « si le gouvernement
laisse filer la monnaie, alors les entreprises gagneront en compétitivité », « si
je transfère les politiques de lutte contre l’exclusion de l’État aux collectivités
locales alors les politiques seront plus efficaces parce que plus proches des inté-
ressés ».
Les images sont des vecteurs implicites de valeur. Elles font sens immédiate-
ment, c’est un élément clé du référentiel : « le jeune agriculteur dynamique et
modernisé », « Airbus plus fort que Boeing ».
On retrouve là la volonté d’analyser des idées en action mais également de ques-
tionner la façon dont ces idées circulent et s’imposent. Pierre Muller a appliqué
ce modèle à deux politiques publiques : la politique agricole (Muller, 1984) et
la politique aéronautique (Muller, 1989). Dans ces deux politiques sectorielles,
Pierre Muller analyse notamment l’action de groupes qui parviennent à modifier
les politiques publiques en réussissant à promouvoir une autre vision de l’agri-
culture et une autre vision de la politique aérospatiale. D’un point de vue métho-
dologique, il s’agit d’analyses portant sur de longues périodes.
Sur la politique agricole, Pierre Muller met en évidence le rôle du CNJA (Centre
nationale des Jeunes Agriculteurs) et de la FNSEA (Fédération nationale des
Exploitants agricoles) qui promeuvent une autre vision de l’agriculture et
permettront l’adoption d’une politique de modernisation de l’agriculture.
Il applique la même méthode à un autre secteur de politiques publiques, la
politique aéronautique civile. Jusqu’à la fin des années 1960, l’industrie aéro-
nautique française est une industrie d’arsenal. Le choix des présidents et des
dirigeants reste très largement aux mains du gouvernement. Les programmes
d’aviation civile sont destinés à maintenir la capacité de recherche et de produc-
tion en temps de paix. L’industrie aéronautique est sous tutelle du ministère de la
Défense. L’expertise est concentrée au sein du corps des « ingénieurs de l’air »
qui date de 1928, corps intégré à celui des ingénieurs de l’armement en 1968.
Au début des années 1960, l’explosion du transport aérien nécessite un renouvel-
lement de la flotte des compagnies aériennes. La période 1965-1970 marque le
début du projet Airbus et donc le passage d’une logique d’arsenal à une logique

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Chapitre 5 - L’analyse cognitive des politiques publiques

commerciale. Le programme est lancé en mai 1969. En 1970, Airbus Industrie


est créé avec la mise en œuvre de nouvelles technologies de commercialisation.
Chez Airbus Industrie, les acteurs clefs sont les dirigeants d’Airbus qui se consti-
tuent en groupe d’experts.
Ce courant d’analyse s’interroge en somme sur les variables qui favorisent un
changement de référentiel et donc un changement de politique publique. Ces
variables concernent notamment l’existence d’acteurs clés qui sont des média-
teurs qui font circuler les idées. Airbus et Confédération nationale des Jeunes
Agriculteurs constituent des médiateurs qui construisent une nouvelle vision du
monde et de la place de leur secteur dans ce monde et permettent ainsi le passage
d’un référentiel à un autre. Ces médiateurs agissent pour diffuser des référen-
tiels. Les référentiels sectoriels se diffusent et se modifient au fil des interactions
entre des acteurs multiples au sein de ce que Bruno Jobert nomme les forums
et les arènes des politiques publiques (Jobert, 1992). Dans une telle approche,
certains groupes et acteurs parviennent à détenir une mainmise sur la définition
du problème et la conduite de l’action publique. Plus la politique publique est
définie par un groupe de spécialistes qui se mettent d’accord, plus un « référen-
tiel » stable parvient à se dégager et à s’imposer, au fil des années, à d’autres
acteurs. Le référentiel ne peut pas s’imposer par la force. Il se diffuse par appren-
tissage. Les acteurs, au départ plutôt hostiles ou indifférents aux nouveaux réfé-
rentiels, l’adoptent en reconnaissant que cette vision du monde permet de mieux
traiter le problème visé par l’action publique.
Les réformateurs, grâce à un processus long et continu d’apprentissage, tentent
« d’infléchir des comportements en s’attaquant aux représentations qui les orga-
nisent, en vue de les rendre compatibles avec les exigences de l’action publique »
(Jobert, 1992, p. 224). Ève Fouilleux analyse comment les idées circulent dans la
politique agricole commune (PAC) : ces idées sont incarnées par des médiateurs,
qui circulent d’un forum d’action publique à un autre (Fouilleux, 1993).
Certains secteurs de politiques publiques sont en effet plus propices au dévelop-
pement de référentiels que d’autres, notamment les politiques où ils existent des
corporations fortes et homogènes comme l’agriculture ou la défense. S’agissant
des politiques sociales, les acteurs sont extrêmement variés et relèvent de forma-
tions hétéroclites et les référentiels sont, en conséquence, plus difficiles à identi-
fier.
Outre l’approche par les référentiels, il faut citer l’approche par les paradigmes
et la coalition de cause qui ne sont pas détaillées dans le présent manuel.

Le tournant néo-libéral
C’est une recherche collective qui a donné naissance à un ouvrage abondamment
cité, « Le tournant néo-libéral en Europe », dirigé par Bruno Jobert et paru en
1994 chez L’Harmattan (Jobert, 1994). Il s’agit d’une réflexion sur les trans-
formations des modèles de référence des politiques publiques durant les années
1980, à partir de la montée en puissance de l’idéologie « néolibérale » en Europe.

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Cette idéologie s’est imposée, en tout cas dans les discours, et a exercé une
influence importante sur les politiques publiques des différents pays européens.
Bruno Jobert constate que la plupart des pays européens survivent et s’adaptent
bien aux différentes crises. Plutôt que de s’intéresser aux crises proprement dites
comme le font habituellement les analystes, il entend analyser comment les
systèmes politiques nationaux s’adaptent aux crises. Les différentes recherches
rapportées dans l’ouvrage prouvent que les parcours nationaux vers le libé-
ralisme sont variés tout en obéissant à une logique générale commune. Cela
renvoie à l’importance du référentiel global et de sa structure : le travail des
médiateurs est tributaire d’un référentiel global – une matrice cognitive –, et le
travail des médiateurs visant à construire leur groupe et la place de leur secteur
dans la société n’est pas un travail ex nihilo. Dans l’approche par les référentiels,
les médiateurs et les référentiels sont d’autant plus aptes à imposer une nouvelle
vision de leur secteur, un nouveau référentiel, s’ils parviennent à articuler les
référentiels de politiques publiques (référentiels sectoriels avec le référentiel
global). Il faut donc s’intéresser à l’articulation entre un référentiel sectoriel,
construit par des médiateurs, et un référentiel global et social.
Les nouvelles définitions et images véhiculées par les deux médiateurs Airbus
et le CNJA correspondent à des transformations plus globales. Ainsi, des réfé-
rentiels globaux s’appliqueraient avec plus ou moins de succès à de nombreux
secteurs de politiques publiques et à de nombreux pays. Au-delà du cas du
néo-libéralisme, l’ambition est de comprendre d’une part le rôle des théories
politiques, des grands courants de pensée sur les transformations des politiques
publiques, et d’autre part, le rôle des savoirs, des connaissances et des idées sur
les politiques publiques.
L’hypothèse développée, qui est pratiquement un postulat, est que les idées
nouvelles se diffusent par un processus continu d’apprentissage : c’est « l’étude
des capacités d’apprentissage des systèmes politiques nationaux à des environ-
nements nouveaux » (Jobert, 1994, p. 10). L’objectif est d’analyser l’influence
de grands courants de pensées et leur aptitude à transformer les représentations,
puis à modifier les politiques publiques. Il s’agit aussi de questionner le rôle des
controverses scientifiques dans les transformations des politiques publiques. Là-
aussi c’est une grille de lecture qui s’applique bien à l’influence des théories
économiques sur les politiques économiques.

La question des apprentissages


S’inscrivant dans une perspective constructiviste assumée (Muller et Surel, 1998,
p. 47), l’analyse cognitive et normative des politiques publiques interroge donc
le poids des « idées, représentations et croyances sociales » mais aussi des
« éléments de connaissance » (Surel, 2004, p. 78) sur l’action publique. De
nombreux auteurs insistent sur l’hétérogénéité de ce courant et la variété des
outils analytiques utilisés : « paradigmes », « systèmes de croyances », « réfé-
rentiels » notamment (Mullel et Surel, 1998, p. 47). Néanmoins, la plupart des
travaux visés utilisent une même notion pour penser les mécanismes du chan-
gement dans l’action publique, celle d’apprentissage. Paul Sabatier et Edellä

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Schlager « définissent [même] les approches cognitives de l’action publiques, de


manière très large, comme celles qui insistent sur le rôle des idées et de l’appren-
tissage » (Sabatier et Schlager, 2000, p. 210). Cependant, la notion d’apprentis-
sage a pu aussi être utilisée dans le cadre de travaux néo-institutionnalistes, tels
ceux de François-Xavier Merrien (Merrien, 1990).
Or, l’analyse des processus d’apprentissage observables dans des enceintes ou
espaces socio-politiques plus ou moins institutionnalisés (arènes, forums, coali-
tions de cause) apparaît justement comme une entrée possible pour appréhender
des savoirs pratiques de gouvernement et leurs effets. En effet, les liens entre les
deux notions paraissent évidents puisque, selon Bruno Jobert : « Qui dit appren-
tissage, dit immédiatement mobilisations de ressources intellectuelles – infor-
mations, savoir-faire, symboles et valeurs – en vue d’infléchir les pratiques
existantes, de légitimer et d’institutionnaliser les ajustements nés de la
pratique. » (Jobert, 1992, p. 219). Cette notion conduit à valoriser les compé-
tences cognitives (savoirs, expertise) détenues par les acteurs dans l’explication
du changement de politiques publiques. Dans cette perspective, les ressources
intellectuelles considérées comme pertinentes sont bien acquises dans le cours
de l’action publique et relèvent principalement de « l’expérience ». Selon Hugh
Heclo, « l’apprentissage peut être considéré comme représentant un changement
durable dans les comportements qui résulte de l’expérience. Habituellement cette
modification est considérée comme un changement en réponse à des stimuli
perçus » (cité par De Maillard, 2004, p. 69-70). Pour le dire autrement « les
acteurs des politiques publiques se fondent en effet de manière privilégiée sur les
leçons tirées de leurs expériences passées » (Muller et Surel, 1998, p. 127).
En outre, les acteurs de l’apprentissage sont, à l’origine, pensés comme des
cadres de l’action publique au sens étroit du terme, c’est-à-dire les hauts fonc-
tionnaires ou les experts travaillant pour l’État. Plus récemment, plusieurs
auteurs ont souhaité élargir la gamme des acteurs pertinents concernés par ces
processus. C’est notamment le cas de Bruno Jobert avec la notion de « forum »
(Jobert, 1994, pp. 9-20) et de Paul Sabatier avec celle de « coalition de cause »
(Sabatier, 2004 ; Sabatier et Schlager, 2000). Enfin, ces connaissances acquises
par l’apprentissage sont bien considérées comme des savoirs d’action, à l’origine
d’une transformation de l’action publique. Hugh Heclo définit ainsi le policy
oriented learning (les apprentissages orientés vers la politique) comme « des
modifications relativement persistantes de la pensée ou des intentions de
comportement résultant de l’expérience et concernant la réalisation ou la révision
des objectifs de la politique » (Sabatier et Schlager, 2000, p. 210).
La tendance récente consiste plutôt à relativiser les effets de ces mécanismes et à
considérer que les processus d’apprentissage expliquent davantage les transfor-
mations des moyens ou outils d’action publique que l’évolution du contenu ou
des objectifs des programmes d’action (Hall, 1993).
La distinction opérée par Paul Sabatier entre « apprentissage concernant le
contenu des politiques » et « apprentissage politique » peut aider à mieux
comprendre quels types de savoirs sont concernés et comment les repérer concrè-

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La santé globale au prisme de l’analyse des politiques publiques

tement sur le terrain. La première catégorie renvoie aux informations relatives à


la gravité d’un problème, à ses causes et aux coûts et bénéfices d’une solution
alternative. « L’apprentissage politique » invite, quant à lui, à considérer le rôle
de la connaissance visant, pour les acteurs, à accroître ou maintenir la position
de l’organisation dans laquelle ils interviennent. Il s’agit plus précisément de
« l’identification des ressources cruciales et de leur origine, des menaces portant
sur le pouvoir de l’organisation, des stratégies visant à accroître ce pouvoir [mais
aussi] la connaissance accrue relative aux ressources et aux stratégies des oppo-
sants à une politique publique, ainsi qu’aux moyens de les neutraliser » (Sabatier
et Schlager, 2000, p. 211).
L’utilisation de cette notion pourrait ainsi conduire à sous-estimer les rapports
de force et à surestimer le consensus entre les acteurs (Surel et Palier, 2005).
Cette grille d’analyse peut aussi conduire à reconstruire ex post un processus
qui conduit des acteurs à trouver de nouvelles solutions et à négliger ainsi les
« possibles non advenus ». Ainsi seuls les « succès » des processus d’apprentis-
sage et partant, des savoirs pratiques, seraient envisagés.
Quatre principales critiques faites au modèle de l’analyse cognitive peuvent être
ainsi résumées :
Des questions de méthode sont adressées au modèle : comment analyser les
représentations, les valeurs, les idées ? Il demeure difficile d’analyser les repré-
sentations, même s’il existe des moyens privilégiés, tels que l’entretien non
directif ou peu directif. Comment identifier un système de croyances et surtout
comment évaluer et mesurer sa diffusion ?
Dans le modèle, les conflits peuvent se régler par la force des idées. La question
du pouvoir n’est pas évacuée des modèles théoriques. Cependant, les travaux se
réclamant de ce courant négligent les questions de dissymétries de ressources,
les jeux entre les acteurs se réduisant bien souvent à des joutes idéologiques et
à une lente diffusion des idées. Le rôle des idées est indéniable dans la plupart
des politiques publiques qui véhiculent des valeurs morales et portent en elles
une idée de transformation. Il ne faut cependant pas négliger d’autres variables
et ressources comme l’accès aux médias ou les situations de monopoles.
Certains travaux qui se réclament de ce cadre théorique ont tendance à rechercher
la cohérence de l’action publique. Pierre Muller place la cohérence au cœur
de son modèle : « Toute société sectorielle sera nécessairement confrontée à un
grave problème de cohérence sociale (…). La société sectorielle est menacée de
désintégration si elle ne trouve pas elle-même les moyens de gérer les antago-
nismes intersectoriels. Ces moyens sont les politiques publiques » (Muller, 1990,
p. 20). Cette obsession de la cohérence renvoie à une vision qui donne sens a
posteriori à ce qui n’en a pas forcément. On postule ici l’existence de croyances
homogènes au sein d’une société. Le risque est que l’analyste donne sens et cohé-
rence à ce qui n’en a pas toujours et néglige la place des hasards et des aléas.
Le changement est dépeint comme un mouvement univoque et progressif. Le
courant de l’analyse cognitive des politiques publiques pense bien souvent « le »
changement comme un mouvement de progrès qui, à l’aune du recul historique

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Chapitre 5 - L’analyse cognitive des politiques publiques

de l’analyste, paraît aller de soi. C’est un courant dont on peut critiquer la posture
évolutionniste.

Lectures recommandées
Faure A., Pollet G. et Warin P. (dir.), 1995. La construction du sens dans les politiques
publiques. Débats autour de la notion de référentiel. Paris, L’Harmattan.
Fischer, F. and Forester J., 1993. The Argumentative Turn in Policy Analysis and Plan-
ning. Durham, Duke University Press.
Fouilleux E., 1993. La PAC et ses réformes. Une politique à l’épreuve de la globalisa-
tion. Paris, L’Harmattan.
Jobert B. et Muller P., 1987. L’État en action : politiques publiques et corporatisme.
Paris, PUF.
Jobert B., 1994. Le tournant néo-libéral en Europe Idées et recettes dans les
pratiques gouvernementales. Paris, L’Harmattan.
Muller P., 1984. Le technocrate et le paysan. Paris, Les Editions Ouvrières.
Sabatier P. A., 1999. Theories of the policy process. Boulder, Westview Press.
Zittoun P., 2013. La fabrique politique des politiques publiques, Pour une approche
pragmatique de l’action publique. Paris, Presses de Sciences Po.

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