Tracés. Revue de Sciences
humaines
9 (2005)
Expérimenter
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Germain Busto, Anthony Feneuil et Pierre Saint-Germier
Entretien avec le Pr. Marc Jeannerod
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Référence électronique
Germain Busto, Anthony Feneuil et Pierre Saint-Germier, « Entretien avec le Pr. Marc Jeannerod », Tracés. Revue de
Sciences humaines [En ligne], 9 | 2005, mis en ligne le 11 février 2008, consulté le 14 octobre 2012. URL : http://
traces.revues.org/181 ; DOI : 10.4000/traces.181
Éditeur : ENS Éditions
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Entretien avec le Pr. Marc Jeannerod
Introduction par Germain Busto
Marc Jeannerod est professeur de physiologie à l’université Claude Bernard –
Lyon 1, il est chercheur et directeur de l’Institut des sciences cognitives à Bron, et
membre correspondant de l’Académie des sciences. Ce médecin de formation aborde
le fonctionnement cérébral à travers une vision scientifique et du point de vue des
sciences cognitives. Dans un article publié récemment 1, il a conclu une de ses études
avec cette phrase qui éclaire son approche expérimentale du fonctionnement cérébral.
Des expériences éminemment subjectives peuvent être étudiées avec une méthodologie scientifique, alors qu’on les a souvent considérées comme uniquement accessibles
à l’introspection et dénuées de rapport avec le support physique de la pensée.
On pourrait soutenir que les travaux du Pr. Jeannerod s’intéressent à la nature de la
relation pouvant exister entre le cerveau et l’esprit. Une grande partie de ses publications scientifiques étudient les productions mentales et le substrat physiologique en
relation avec ces productions. Il a notamment retracé l’histoire des relations qui ont
pu exister et qui continuent d’exister entre la psychologie et la biologie 2.
[Son] ambition, […] est donc de donner à l’esprit le statut d’un véritable objet de
science et de connaissance, c’est-à-dire d’en faire un objet naturel possédant une
structure définie, fonctionnant selon des règles identifiables, en continuité explicative
avec les autres phénomènes naturels 3.
À l’heure actuelle, au sein des neurosciences, différentes approches expérimentales
sont envisagées afin d’étudier le fonctionnement cérébral et d’en expliquer la spécificité. Il est possible de citer certaines de ces approches : l’électrophysiologie, l’imagerie
cérébrale fonctionnelle, les sciences cognitives ou la biologie moléculaire et cellulaire.
Toutes ces approches sont valables scientifiquement en ce sens qu’elles permettent
d’obtenir des faits validés par l’expérience. Ces approches présentent des spécificités et
des limites mais ces spécificités ont permis à l’étude du cerveau de se déplacer depuis
1. Franck, N. et M. Jeannerod, Agir sous X. La Recherche, 2003. 366 : p. 41-43.
2. Marc Jeannerod, De la physiologie mentale. Histoire des relations entre biologie et psychologie. Paris, Éditions
Odile Jacob, 1996.
3. Marc Jeannerod, La nature de l’esprit. Sciences cognitives et cerveau. Paris, Editions Odile Jacob, 2002, p. 9.
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une position périphérique – aussi bien dans les sciences biologiques que psychologiques – vers une position centrale 4. Les conditions d’apparition de ce déplacement ont
été une réorganisation complète de l’approche des phénomènes du fonctionnement
cérébral : l’étude biologique du cerveau s’est intégrée à un schéma commun avec d’une
part la biologie moléculaire et cellulaire et d’autre part la psychologie.
Le Pr. Jeannerod pose une limite à l’étude expérimentale du cerveau : le contenu
cérébral n’est pas accessible à l’expérience scientifique. De plus, ce contenu ne présente
pas en soi d’intérêt pour l’étude. En effet, l’étude expérimentale du fonctionnement
cérébral se limite au contenant physiologique commun et jamais au contenu individuel.
[…], lorsqu’on se demande ce que la description et la mesure du cerveau nous apprennent sur l’homme : tout, si l’on se place du point de vue du véhicule commun à tous
les individus, […] ; rien, si l’on considère le contenu mental individuel 5.
Les neurosciences et le fonctionnement cérébral peuvent également être abordés
selon une autre approche expérimentale, celle de la biologie moléculaire et cellulaire,
comme cela est fait au sein du laboratoire du Pr. Jeannerod 6. Pour nous, l’apprentissage et la mémorisation sont rendus possible par une certaine plasticité des structures
cérébrales, théorie directement inspirée par les travaux de D. Hebb 7. Nous nous
intéressons donc au phénomène de plasticité des réseaux neuronaux chez l’animal
(la souris). La plasticité des connections reliant les neurones, les synapses, au sein des
réseaux permet de mettre en relief certains trajets pour l’information et – nous en faisons l’hypothèse – permet la mémorisation et l’acquisition de certains apprentissages.
Il a été démontré que l’expression des gènes a non seulement un rôle, mais est aussi
nécessaire à ce processus 8. Nous nous plaçons donc à une échelle réduite dans l’étude
du fonctionnement cérébral aussi bien en termes de modèle que d’appréhension du
processus.
L’approche expérimentale des phénomènes en biologie moléculaire est donc
réductionniste. Elle est réductionniste par ses modèles d’études (culture de cellules,
4. Kandel, E. R. and L. R. Squire, Neuroscience: Breaking down scientific barriersto the studyof brain and mind.
Science, 2000. 290 (5494) : p. 1113-1120.
5. Marc Jeannerod, op. cit., p. 187.
6. Laboratoire de Neurosciences et Systèmes Sensoriels - CNRS UMR5020. Université Claude Bernard Lyon 1. 50, avenue Tony Garnier - 69366 Lyon Cedex 07.
7. Hebb D. O., The organization of behaviour: A neuropsychological Theory. New York, Wiley, 1949.
8. Kandel E. R., The molecular biologyof memorystorage: a dialogue between genesand synapses. Science, 2001.
294 : p. 1030-1038. Il s’agit d’une revue retraçant les recherches de son auteur, travaux qui valurent à Éric
Kandel le prix Nobel de médecine en 2000.
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Entretien avec le Pr. Marc Jeannerod
animal) et dans sa manière d’appréhender les phénomènes. Par exemple, les premières
études sur la mémoire 9 ont réduit le réseau à sa plus simple expression (deux neurones et
une synapse), appelée « modèle cellulaire de la mémoire », afin d’étudier les mécanismes
moléculaires d’une certaine forme de mémoire. Par la suite et toujours sur la base de ce
modèle cellulaire, l’approche moléculaire se complexifie et se rapproche de conditions
naturelles de l’environnement. Il est ainsi possible d’aller identifier des apprentissages
simples et tester leur mémorisation chez des organismes peu évolués (limaçon
de mer, Aplysia californica), d’étudier les neurones impliqués (un petit nombre du fait
de la simplicité du système nerveux) et ainsi d’accéder aux mécanismes d’un apprentissage simple, en l’occurrence un réflexe d’évitement 10. Il a ainsi été mis en évidence que
les mêmes gènes et les mêmes mécanismes intervenaient chez différentes espèces depuis
le mollusque jusqu’au primate et lors d’apprentissages plus complexes. Le gène peut
être inactivé d’une espèce à l’autre, il est ensuite possible de constater les effets de cette
inactivation depuis l’échelle cellulaire jusqu’à l’échelle comportementale. Le fait de
pouvoir généraliser des processus sur la base de gènes et de mécanismes communs
confère à l’approche expérimentale moléculaire une certaine transversalité verticale à
travers l’évolution des espèces.
L’approche moléculaire des phénomènes biologiques n’est pas utilisée qu’en neurosciences, mais est commune à beaucoup de disciplines. Il est possible d’étudier des
problématiques de physiologie végétale, de virologie ou encore d’évolution – la liste
n’est pas exhaustive – avec des protocoles faisant appel aux concepts de la biologie
moléculaire. Ces protocoles ont une signification commune pour les chercheurs à
travers les disciplines, si bien qu’il est possible de parler de langage commun au sein
de la biologie. La biologie moléculaire possède ainsi une transversalité horizontale au
sein de la biologie. Ce n’est pas forcément le cas pour les protocoles utilisés en sciences
cognitives ou en imagerie cérébrale fonctionnelle.
La biologie moléculaire présente des limites qui lui sont fréquemment reprochées
dans son approche des phénomènes cérébraux. Elle s’intéresse à des états fixes. Etant
effectivement impossible d’étudier l’expression des gènes dans le temps, leur étude est
toujours ponctuelle et nécessite de fixer le système à un moment donné et de rassembler ensuite la succession de ces moments. Or les phénomènes vivants évoluent de
façon continue et non ponctuelle. Il s’agit d’une limite que ne possède pas l’approche
par imagerie, qui enregistre en continu l’activité des neurones.
9. Bliss T. V. and T. Lomo, Long-lasting potentiation of synaptic transmission in the dentate area of the
anaesthetized rabbit following stimulation of the perforant path. Journal of Physiology, 1973. 232 (331) :
p. 331-356.
10. Kandel E. R., The molecular biologyof memorystorage: a dialogue between genesand synapses. Science, 2001.
294 : p. 1030-1038.
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La biologie moléculaire est invasive, elle nécessite de détruire les cellules afin d’en
extraire les produits d’expression des gènes (ARNm et protéines). Cette technique a
besoin en quelque sorte de détruire le sujet de son étude pour mieux en appréhender
le fonctionnement. Le fait que la biologie moléculaire soit invasive implique qu’il ne
sera pas possible d’étudier l’apprentissage et la mémorisation chez l’homme. Il s’agit
là d’une limite importante de l’approche moléculaire de la mémoire. Les techniques
d’imagerie cérébrale (IRMf ) ne sont pas du tout invasives, mais ne donnent accès
qu’aux substrats et non aux mécanismes.
La biologie moléculaire qui s’intéressait à un gène tend de plus en plus à s’intéresser
à l’ensemble des gènes avec le développement de la génomique. L’approche expérimentale se complexifie car elle prend en compte l’ensemble des gènes ou des protéines (on
parle alors de protéomique). Il est dorénavant possible d’étudier l’ensemble des gènes
exprimés à un moment donné au sein d’une structure particulière. L’énorme quantité
d’information apportée par cette approche n’est pas interprétable telle quelle et son
interprétation se développe de façon transdisciplinaire avec l’aide de l’informatique.
Cette approche globale des phénomènes s’intéresse donc aux interactions potentielles
entre les gènes et à leurs relations.
Comme nous l’avons évoqué brièvement, il existe donc différentes approches
expérimentales du fonctionnement cérébral, ne serait-ce qu’au sein des sciences. Ces
approches présentent des avantages et des limites. L’approche moléculaire permet
d’obtenir des résultats qui vont plus dans l’intimité mécanique du fonctionnement
cérébral mais qui ne prétendent pas renseigner de façon directe sur le fonctionnement mental de l’homme. L’approche du Pr. Jeannerod s’intéresse directement à
l’homme mais ne présente pas le même degré de liberté du fait même du sujet d’expérimentation. Le point commun de ces approches restant la naturalisation de la partie
commune des phénomènes cérébraux.
Entretien
Tracés : Commençons justement par parler d’une expérience, celle de Nielsen (1963), que
vous avez refaite plusieurs fois en en modifiant légèrement les modalités mais en conservant
le principe. Par un ingénieux système de miroirs semi-réfléchissants, c’est-à-dire réfléchissants ou transparents selon l’éclairage alentour, Nielsen était parvenu à faire en sorte que
des sujets qui bougent leur main voient tantôt leur propre main au travers du miroir, tantôt
celle de l’expérimentateur réfléchie dans le miroir et exécutant des mouvements légèrement
différents. Il s’agissait ensuite d’interroger le sujet sur le fait de savoir s’il voyait ou non sa
propre main. Vous avez remplacé les miroirs par des caméras et ajouté parfois l’imagerie
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Entretien avec le Pr. Marc Jeannerod
cérébrale fonctionnelle, mais sur le fond vous avez refait l’expérience de Nielsen. Quelle
nécessité avez-vous senti à cela, et l’idée de refaire une expérience déjà faite en en changeant
le protocole pour peut-être l’améliorer, le rendre plus rigoureux, s’inscrit-elle ou non dans
une réflexion théorique précise sur l’expérimentation ?
Marc Jeannerod : On ne refait jamais une expérience. Si j’avais voulu refaire l’expérience de Nielsen j’aurais lu son article en détail, j’aurais tout refait de la même façon, je
l’aurais simplement reproduite. D’ailleurs je suis allé à Copenhague dans le laboratoire
de Nielsen et j’ai utilisé son dispositif qui existe encore, mais cette démarche d’une
reprise à l’identique n’a pas tellement d’intérêt. Quand nous disons utiliser la méthode
de Nielsen, cela signifie que nous utilisons l’idée qu’il a eue en la transformant et en
l’adaptant à un problème qui se pose à nous, un nouveau problème que Nielsen n’avait
pas forcément. Son problème à lui concernait la conscience que l’on a de sa volonté :
sommes-nous toujours conscients de ce qu’une action dépend ou non de notre volonté ?
Il répondait non, pas vraiment, parce que les sujets de son expérience s’attribuaient à
eux-mêmes des actions qui n’étaient pas les leurs. Cela nous a donné des idées, mais
notre problème n’était pas d’analyser les rapports entre conscience et volonté. Il s’agissait de comprendre comment on se reconnaît soi-même en tant qu’agent, en tant que
corps, en tant que « self », bien que ce terme soit un peu vague. Pour cela, nous avons
utilisé le paradigme de Nielsen, le paradigme de la substitution : vous substituez une
chose à une autre, en l’occurrence une main à une autre main. Nielsen est le premier
à l’avoir adapté à des parties du corps, mais cela avait déjà été utilisé dans d’autres
situations. Il est vrai que la première lecture de l’article de Nielsen et la vue de son
expérience à la fois simple – il ne s’agit finalement que de boîtes en carton et de
miroirs – et élégante nous a tout de suite donné l’idée de l’appliquer à notre problème,
mais en réalité nous ne sommes pas rentrés dans les détails de cette expérience, nous
en avons simplement conservé le paradigme.
T. : C’est-à-dire que c’est la vue de l’expérience dans ce qu’elle a de plus concret qui a
fait naître l’idée de son utilisation pour un nouveau problème, et non le problème qui a
déterminé la construction d’un certain protocole expérimental ?
M. J. : Nous étions face au problème de la reconnaissance de soi, et en particulier de
la reconnaissance de soi chez les schizophrènes. Nous cherchions comment montrer
qu’un schizophrène ne reconnaît pas ce qu’il fait, a tendance à confondre ce qu’il fait
avec ce qu’un autre fait, etc. Nous cherchions également à connaître les mécanismes
qui nous permettent de nous attribuer notre propre corps, et à déterminer si cela se fait
par l’intermédiaire de l’action, de l’image du corps ou de quelque autre manière. Nous
avions imaginé une expérience. Je ne me souviens plus bien mais il me semble avoir
imaginé un dispositif dans lequel le sujet aurait produit une action sur une pyramide de
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R T n° 9 – automne 2005
cubes, et aurait dû déterminer si son action était à l’origene de la chute de la construction
ou si celle-ci était due à quelque chose d’extérieur. Nous n’étions pas loin de l’idée mais
en voyant l’article de Nielsen, les choses sont devenues beaucoup plus simples. Nous
avons très rapidement transformé son paradigme à notre avantage. On ne peut donc
pas dire que nous ayons refait l’expérience de Nielsen. Nous avons fait une autre
expérience en profitant de celle de Nielsen et en la modernisant, puis en introduisant
l’imagerie cérébrale fonctionnelle.
T. : Avec cette introduction de l’imagerie cérébrale dans le processus expérimental, quel type
de palier pensez-vous avoir franchi ?
M. J. : Avec l’imagerie cérébrale fonctionnelle, on subit des contraintes méthodologiques. Quand un sujet est couché dans un scanner, cela n’a rien à voir avec un sujet
assis à une table, libre de ses mouvements. Il nous a fallu adapter encore une fois la
situation de Nielsen, faire de nouveau évoluer le paradigme. Cela a donné lieu à une
version « scanner », dans laquelle le sujet bouge une sorte de levier sur son ventre, et cela
nous a emmené encore beaucoup plus loin de l’expérience de Nielsen, même si nous en
gardions le principe. D’ailleurs Nielsen lui-même a utilisé le paradigme de 1963 dans
toutes sortes de situations. Avec la main, mais aussi avec la voix : on demande au sujet
d’émettre un son toujours identique, son qu’il n’entend pas directement mais par le
biais d’écouteurs, puis on remplace sa voix par celle de quelqu’un d’autre, plus grave
ou plus aiguë, et on observe que le sujet tente de rectifier les écarts par rapport au son
origenel. En adaptant le paradigme au corps entier (dans un grand hall, le sujet étant
face à un miroir toujours du même type dans une sorte de scaphandre), Nielsen a
pu faire remarquer, à l’aide d’une comparaison adaptée au Danemark, que le sujet
avait l’impression que son corps n’obéissait plus à sa volonté, comme s’il conduisait une
voiture sur la glace. Le paradigme n’a donc cessé de se transformer depuis son invention et l’intervention de l’imagerie cérébrale fonctionnelle est une transformation de
plus, mais qui impose de nouvelles contraintes. A ce propos, il faut d’ailleurs distinguer
le point de vue de l’expérimentateur et celui du sujet. Pour le sujet, cela ne change
rien. Il fait ce qu’on lui demande. Les contraintes sont pour l’expérimentateur, qui
doit adapter son matériel, renouveler ses méthodes d’approche par l’analyse d’images,
la statistique, l’informatique, etc. Finalement, le sujet reste dans la même situation.
Il bouge, voit son mouvement transformé et donne des réponses. Les véritables
changements dans la situation de l’expérience sont des changements pour l’expérimentateur.
T : Ce que vous dites est très intéressant en ce qui concerne le rapport entre faire une
expérience et utiliser un instrument. Avec l’imagerie cérébrale fonctionnelle, de nouvelles
informations sont accessibles qui ne pouvaient l’être avant, mais en même temps cela
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Entretien avec le Pr. Marc Jeannerod
apporte de nouvelles contraintes méthodologiques et complexifie de façon considérable
les protocoles expérimentaux. Du point de vue de l’approche écologique ou sociale de la
cognition, il semble que plus on rajoute de machinerie autour du sujet, plus on altère son
milieu fondamental. Au bout du compte, pensez-vous que l’introduction de nouveaux
instruments soit positive ?
M. J. : Personnellement, j’ai commencé à faire de la recherche avant l’imagerie. J’avais
appris à m’en passer. Je ne dis pas que l’imagerie n’a apporté aucun progrès, ce serait faux.
Mais avant l’imagerie, nous avions déjà des données sur les localisations dans le cerveau,
que nous obtenions par l’étude des lésions. On ne peut pas dire que tout recommence
avec l’imagerie. On ne peut pas se passer des cent années de recherches sur le cerveau
qui l’ont précédée, et il a fallu dix ou quinze ans pour comprendre la correspondance
entre les données qu’on obtenait par l’imagerie et celles qui nous étaient fournies par
les lésions, car elles n’étaient pas toujours les mêmes. Contrairement à certains de mes
collègues, j’ai toujours beaucoup insisté sur l’observation du comportement dans les
situations les plus normales possibles, encore que la situation de Nielsen ne soit pas très
« normale ». À la limite, passer à l’imagerie ne m’intéresse pas plus que cela. D’autres
scientifiques, y compris d’ailleurs certains de mes élèves, mettent d’emblée le sujet dans
un scanner et enregistrent l’activité lors d’un comportement minimal, mais à mon
avis pas suffisamment contrôlé. Ils sont uniquement intéressés par l’image du cerveau,
alors que de mon côté je cherche à étudier la réponse des sujets dans des situations
comportementales données. Bien sûr, quand on peut arriver à joindre les deux, cela
peut être intéressant. En réalité, on ne le peut que si, avant d’aller vers les contraintes,
de rajouter des instruments, on a réalisé une bonne expérience comportementale sur
laquelle on peut s’appuyer.
T. : C’est-à-dire que vous êtes prêt à abandonner, peut-être provisoirement, les
avantages de l’imagerie pour garder une plus grande souplesse dans les protocoles
expérimentaux de manière à mieux étudier le comportement ?
M. J. : Absolument. Vous parlez des avantages de l’imagerie mais, à un certain niveau,
l’imagerie ne vous dit rien sur le comportement. J’exagère un peu. L’imagerie peut
renseigner sur le comportement à condition que les questions soient très bien posées.
Dans le cas de la reconnaissance de soi, qui est une chose finalement assez globale,
voir fonctionner le réseau cérébral impliqué dans ce processus permet certes d’en
analyser certaines composantes, mais ce sont toujours les mêmes zones qui sont
concernées et cela donne l’impression de ne pas avancer beaucoup. Si vous n’aviez pas,
derrière, les études comportementales, les données en votre possession seraient assez
peu discriminantes.
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R T n° 9 – automne 2005
T. : Pour continuer à parler du problème de l’instrumentalisation croissante des protocoles
expérimentaux, du lien entre expérimentation et développement technique, que pensezvous de l’utilisation, pour comprendre le comportement et le fonctionnement du cerveau,
de la simulation informatique ? Donnez-vous à ces techniques la validité que vous donnez
à l’expérience ?
M. J. : Non. Mais je fais partie des gens qui sont assez agnostiques sur la question
des réseaux et de la modélisation. Là aussi, j’ai connu la recherche avant la modélisation, j’ai traversé toute la modélisation qui, à mon avis, n’a pas apporté grand chose,
et aujourd’hui, beaucoup moins d’expériences de modélisation sont faites dans le
cadre de la recherche qui m’intéresse. Evidemment, la recherche sur la modélisation
elle-même continue, mais dans les années 1980 et 1990, on ne publiait pas une expérience de psychologie sans y joindre sa modélisation. Je trouvais que cet exercice
ne servait à rien. Finalement, on construit les modèles ad hoc, on les voit évoluer si
on modifie les paramètres, mais je n’ai jamais trouvé que leur apport était décisif.
Peut-être cela est-il lié aussi à ce que, sans formation de mathématicien, j’ai toujours
regardé le résultat, sans trop m’intéresser aux calculs, reste que j’ai été très déçu de
toutes ces approches.
T. : Elles n’ont jamais tranché de débats théoriques ?
M.J : Non. En revanche, je trouve beaucoup plus intéressant les modèles réalistes que
l’on essaye de construire à partir des données de la cybernétique, ou justement de la
recherche plus récente sur la modélisation. En réalité, ce n’est pas en travaillant sur le
modèle lui-même qu’on obtient des résultats, c’est en utilisant le modèle comme une
source d’idées pour réaliser de nouvelles expériences. Ainsi dans le cas de la reconnaissance de soi, des modélisations ont été faites à partir d’une idée ancienne, qu’on
peut faire remonter au moins jusqu’à Claude Bernard, et qui n’est rien d’autre que le
système de l’homéostasie, à savoir l’idée de « forward systems », de modèles anticipateurs.
Leur formalisation précise dans l’étude de la reconnaissance de soi peut donner une
idée précise de ce qu’il faut changer à un endroit de la boucle, c’est-à-dire au niveau des
signaux proprioceptifs, pour influer sur un autre, le niveau de reconnaissance de son
propre corps. Mais tout ce qu’indiquent les modélisations demande à être vérifié
expérimentalement. Ce n’est pas l’étude sur le modèle qui peut nous dire « comment
ça marche », c’est l’expérience.
T. : Vous parlez de Claude Bernard, vous semblez être assez proche de sa conception de
l’expérience et perdre un peu votre aise en vous en écartant du côté de l’imagerie ou de la
modélisation. Est-ce exact ?
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Entretien avec le Pr. Marc Jeannerod
M. J. : Quand je parlais de Claude Bernard, j’avais bien sûr en vue le modèle du milieu
intérieur, c’est-à-dire de l’idée qu’il y a dans l’organisme un milieu constant soumis à
des fluctuations extérieures. Il ne parle pas d’homéostasie, mais c’est de cela qu’il s’agit.
Sur la question de savoir si je suis bernardien au sens courant, c’est-à-dire au sens de la
théorie de l’expérience développée dans L’introduction à la médecine expérimentale, je
pense que oui. Je m’intéresse plus aux données de l’expérience qu’aux théories a priori.
Peut-être cela vient-il de ma formation de médecin. Lorsque vous êtes médecin, vous
vous intéressez aux signes présents de la maladie pour essayer d’en faire une synthèse.
Vous n’avez pas de théorie a priori sur le patient. Donc oui, je suis bernardien, à la
différence des modélisateurs qui construisent une théorie et cherchent à accumuler
des données pour la conforter.
T. : Tout à l’heure, en nous expliquant la première idée que vous aviez eu pour tester la
reconnaissance de soi, vous nous parliez d’imagination. Comment, selon vous, se construit
un protocole expérimental ? Savez-vous d’où viennent les idées ?
M. J. : C’est difficile. Je ne sais pas trop. Elles viennent de la discussion… Elles viennent
beaucoup de l’observation, c’est-à-dire que l’on commence par observer un comportement, on le décrit, et à partir de là on se dit que l’on va paramétrer, en quelque sorte, un
comportement, pour ensuite essayer de modifier ces paramètres. Il y a une étude pour
laquelle je suis vraiment parti de zéro : celle des mouvements de la main. Personne
ne l’avait fait parce que c’était très compliqué et on ne disposait d’aucune donnée sur
le mouvement de la main qui attrape un objet, etc. J’ai commencé en achetant une
caméra pour me filmer en train de prendre des objets. J’ai découvert que la main s’ouvre
largement avant le contact avec l’objet et qu’elle se referme ensuite sur l’objet. C’est
systématique. Je l’ai d’abord constaté vaguement sur quelques films que j’avais faits. J’ai
ensuite simplifié la situation, je l’ai réduite. J’ai filmé une main de profil, qui attrapait
des sphères de différentes tailles, et j’ai vu que plus la sphère était grosse, plus la main
s’ouvrait avant de la prendre. Je me suis dit que le système visuel devait opérer un calcul
du diamètre de la sphère déterminant une plus ou moins grande ouverture de la main,
autrement dit qu’une représentation intervenait dans le processus de préhension. La
découverte de ce paramètre dans le mouvement de préhension qu’est l’ouverture
maximale de la main a été la source de milliers d’articles sur le mouvement de la main
parce qu’il a permis d’étudier ce mouvement dans des domaines aussi variés que le
développement de l’enfant, la pathologie, le sport, etc. Aujourd’hui, on fait des expériences très compliquées, par exemple avec des objets qui ont l’air d’être d’une certaine
taille mais qui ne le sont pas, mais tout cela est parti de la découverte de cet écartement
proportionnel de la main lors de la préhension. C’est donc une observation, que tout
le monde peut faire, qui a été à l’origene du développement d’un protocole expéri-
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R T n° 9 – automne 2005
mental des plus fructueux. Reste que cette observation n’aurait pas été possible sans
une certaine idée de ce qu’il fallait trouver…
T. : Venons-en à la spécificité de l’expérimentation en psychologie. Quels problèmes
méthodologiques sont posés par le fait de vouloir expérimenter quelque chose comme les
vécus d’un sujet ?
M. J. : Les vécus d’un sujet sont, par définition, individuels, et ne peuvent donc pas
être soumis à l’expérimentation. Celle-ci cherche en effet à établir des invariants, ce qui
reste identique d’une situation à l’autre, d’un individu à l’autre. C’est pour cela que la
psychanalyse et les neurosciences ne peuvent pas s’entendre, même si, malgré ce que
certains prétendent, la psychanalyse aussi cherche à subsumer des vécus sous des lois
générales. La psychanalyse prétend toutefois s’attacher aux histoires individuelles, alors
que les neurosciences décrivent des comportements communs à tous les individus.
Bien sûr, des comportements individuels peuvent intervenir dans les expériences, mais
ce ne sont pas ces comportements que l’expérimentation cherche à mettre en lumière.
C’est pour cela que, du côté du grand public surtout, il y a une espèce de mésentente
au sujet des objectifs des neurosciences. Reproche leur est fait de ne pas s’intéresser à
l’individu, à ce qu’il vit. C’est vrai, mais c’est que ce que vit l’individu n’est pas un sujet
d’expérimentation. Dans un certain nombre d’expériences en psychologie on a réussi
à intégrer la dimension individuelle grâce à la statistique pour précisément passer par
dessus les différences individuelles et tenter d’appréhender des invariants psychologiques. Pourtant aujourd’hui certains analysent les variantes, et cherchent par exemple
à identifier, dans un groupe de sujets, des sous-groupes. Mais finalement le problème
de l’individualité est un des grands problèmes des neurosciences : comment tirer des
conclusions générales à partir de données qui sont, par définition, individuelles ? La
réponse à cela est à chercher dans la méthodologie de l’expérimentation.
T. : Si pour vous les vécus ne sont pas en eux-mêmes expérimentables, ont-ils tout de même
une réalité ?
M. J. : Évidemment ils ont une réalité, même si elle n’est pas abordable par l’expérimentation. Elle l’est par le récit individuel, la narration, la méthode psychanalytique dans
une certaine mesure. Si le vécu individuel en tant que tel, c’est-à-dire finalement en
tant que contenu, n’est pas un sujet d’expérience au sens scientifique, ce n’est pas pour
autant qu’il est irréel. Si je demande à quelqu’un de me réaliser une tâche d’imagerie
visuelle (imaginer quelque chose), chacun va imaginer une chose différente mais ce
qui m’intéresse ce n’est pas le contenu mais le véhicule, les mécanismes qui permettent
l’imagination. Si le sujet nous racontait exactement ce qu’il a imaginé, cela ne nous
apporterait pas grand chose.
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Entretien avec le Pr. Marc Jeannerod
T. : C’est-à-dire que l’objet de la science, c’est la forme et non-le contenu ?
M. J. : Je pense qu’on peut dire ça. C’est ce que je réponds aux gens qui ont des craintes
dans le domaine éthique, quand ils me disent que l’imagerie va permettre d’accéder
à l’ensemble des contenus individuels. Je ne dis pas qu’elle ne pourra pas le faire, je
dis que cela n’intéresse pas la science. Parce qu’effectivement des articles récents sont
parus qui laissent penser que l’on pourra, à terme, connaître les contenus individuels.
Mais cela ne pourra jamais être l’objectif de la science.
T. : À la fin de l’article « Agir sous X », vous affirmez que l’expérience pourrait faire
changer le statut de maladies que l’on considère comme psychiatriques c’est-à-dire
comme uniquement subjective, en montrant qu’il est possible de les étudier de manière
scientifique c’est-à-dire comme des réalités objectives. Avons-nous bien compris ?
M. J. : Oui, l’expérience a cette potentialité, cette démarche est même fréquemment
utilisée en psychiatrie. Par des interrogatoires précis, proches de ceux utilisés dans
l’expérimentation, le psychiatre interroge le vécu individuel du patient pour en extraire
des éléments communs à tous les malades du même type. C’est vrai que la relation
médecin/malade en psychiatrie est largement fondée sur l’individualité, mais l’on ne
parle pas de ça. La démarche scientifique consiste au contraire à évacuer les caractéristiques individuelles pour comprendre des mécanismes généraux.
T. : Les vécus individuels ne sont donc pas expérimentés en tant que tels. Le sont-ils en tant
que mécanismes mentaux ou faut-il les naturaliser en mécanismes biologiques ?
M. J. : Ma tendance est de chercher à les naturaliser, mais elle est précédée de très longues expériences au cours desquelles des scientifiques étudient les mécanismes mentaux
comme tels. Mais je suis physiologiste, ou neurobiologiste, je cherche à comprendre
comment les comportements s’articulent avec le substrat nerveux. Les deux approches sont donc complémentaires, mais ma démarche personnelle va dans le sens de la
naturalisation. Même quand j’étudie le comportement, je pense les protocoles expérimentaux en fonction de mon objectif, à savoir sa naturalisation.
T. : Quelles sont les contraintes particulières de cette approche par rapport à l’expérimentation strictement psychologique ?
M. J. : Encore une fois, il faut simplifier, parce que les outils établissant le parallélisme
entre état mental et état neurobiologique posent des problèmes. Il nous faut utiliser
des états mentaux de laboratoire.
T. : Cela rejoint ce que vous disiez lorsque vous affirmiez préférer l’expérience aux constructions théoriques. En réalité la naturalisation dont vous parlez ne consiste pas à échafauder
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R T n° 9 – automne 2005
une théorie des rapports corps/esprit. À partir du moment où une réalité mentale est expérimentable, pour vous elle est naturalisée.
M. J. : Naturalisable, c’est le début de la démarche.
T. : C’est la possibilité de l’expérimentation qui garantit celle de la naturalisation ?
M. J. : On peut dire cela. Cela ne signifie pas que la théorie ne soit jamais première.
Il y a bien sûr des cas où l’expérience fait suite à la construction théorique, ne serait-ce
que parce qu’on peut chercher à détruire une théorie par l’expérience.
T. : Vous parliez d’une différence entre états mentaux et états mentaux de laboratoire.
Comment pensez-vous cette différence ? Cela rejoint une autre question, qui concerne
l’ensemble des sciences du comportement, à savoir celle de la place de l’expérimentateur.
M. J. : C’est vrai que l’expérimentateur est lui-même un sujet, etc. Dans la mesure
où l’on élimine les contenus individuels en prenant suffisamment de précautions
méthodologiques, cela n’intervient pas. Pour ce qui nous concerne, toutes nos consignes
sont enregistrées, de manière à éviter justement les différences individuelles dans les
rapports expérimentateur/sujet. C’est la plupart du temps un ordinateur qui pilote
l’expérience. Cela intervient certainement dans l’interprétation du résultat. Chaque
expérimentateur a une idée préconçue de ce qu’il va trouver, un bagage théorique qui
le fait s’intéresser plus à une chose qu’à une autre. Chaque expérimentateur est un
point de vue sur l’expérience, comme notre point de vue n’a pas été le même que celui
de Nielsen sur sa propre expérience. Bref il est assez facile de passer outre les problèmes
posés par la présence de l’expérimentateur.
T. : Même si l’on évacue le contenu, il reste un cercle spécifique aux sciences cognitives : le
comportement « j’expérimente » est un comportement qui, au même titre que tous les autres
et selon un postulat fondateur des sciences cognitives, doit être étudié expérimentalement.
Faut-il penser particulièrement ce cercle ?
M. J. : Le comportement de l’expérimentateur est un objet d’étude en soi. Des choses
assez spectaculaires ont été faites notamment en sociologie cognitive. Le comportement de l’expérimentateur peut être étudié comme tous les autres comportements, et
il l’a été. Je ne sais pas si cela pose un problème de principe. On verra, on essaye, il faut
prendre toutes les précautions possibles. Quoi qu’il en soit l’expérimentation sur l’expérimentation a permis d’identifier un certain nombre d’expériences dans lesquelles
l’expérimentateur influait, par son comportement, sur le résultat de l’expérience. C’est
l’histoire du cheval qui comptait en tapant du sabot. On s’est aperçu que l’expérimentateur, de bonne foi, avait dans son comportement une sorte de rythme perçu par le
cheval. Ainsi on a dénoncé un certain nombre d’illusions expérimentales.
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Entretien avec le Pr. Marc Jeannerod
T. : Vous disiez qu’on pouvait résoudre certains problèmes éthiques en insistant sur
le fait que la science ne s’intéresse qu’aux formes et pas aux contenus. C’est intéressant parce
que la tendance est actuellement à la réunion de comités éthiques qui, d’un point de vue
finalement extérieur, imposent à la science et notamment aux sciences cognitives certaines
limitations. Or, on a là un exemple de ce que les limitations peuvent aussi venir de l’intérieur de la science elle-même. De telles limitations ne sont-elles pas plus efficaces ?
M. J. : Quoi qu’il en soit il faut les deux. La loi, représentée par les comités d’éthique,
vous dit ce que vous pouvez et ne pouvez pas faire. Dès qu’il y a un risque quelconque
pour le sujet, on dépose l’expérience devant le comité d’éthique qui donne ou non son
autorisation. Ce sont des contraintes auxquelles on ne peut se soustraire puisqu’elles
sont légales. Maintenant, j’ai toujours pensé que le scientifique lui-même, dans sa
relation avec le sujet, doit être doté d’une éthique personnelle. Ça, évidemment…
C’est l’éternel problème de Frankenstein et de son monstre. Il y a des frontières qui
ne sont pas seulement liées à la position de l’expérimentateur mais à son sens moral
lui-même.
T. : Mais c’est le sens moral qui donne les limites, ce n’est pas la science ? N’est-il pas plus
efficace de dire que le monstre de Frankenstein n’est qu’un fantasme ?
M. J. : Je pense que la science pourra aller jusqu’au bout. Dans les sciences du comportement, elle pourra savoir exactement ce que quelqu’un pense, pourquoi il le
pense, etc. C’est une vision futuriste mais envisageable. À mon avis, ce n’est pas un
objectif scientifique mais une curiosité. Je l’explique dans la conclusion de mon livre,
La nature de l’esprit. On peut, en principe, arriver à connaître toutes ces choses, mais
une sorte de limitation devrait s’opérer. Évidemment il y a des gens qui font n’importe
quoi. Pas seulement des scientifiques. Mais aussi des scientifiques.
Note d’introduction par Germain Busto
gbusto@ens-lyon.fr
Propos recueillis par Germain Busto, Anthony Feneuil et Pierre Saint-Germier
afeneuil@ens-lsh.fr
psaintgermier@ens-lsh.fr
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