Dissert Rimbaud

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1e4 Corrigé de la dissertation sur Cahiers de Douai de Rimbaud

Sujet : Les Cahiers de Douai de Rimbaud représentent-ils une révolution poétique ?

Introduction
« Par les soirs bleus d’été, j’irai par les sentiers » chante Rimbaud dans l’un des premiers
poèmes de ses Cahiers de Douai écrits en 1870, ouvrant soudain une fenêtre sur la nature telle
qu’il l’aime , telle que jamais peut-être un poète antérieur ne nous l’avait fait voir et sentir. En
effet , malgré la modestie de leur appellation, les Cahiers de Douai marquent une date
importante dans l’histoire de la poésie : tout en s’inspirant de nombreux modèles , les vingt-
sept poèmes lyriques ou satiriques composant ce recueil aux sujets variés , rompent avec une
longue tradition poétique et ouvrent la voie à la poésie moderne . Ainsi les Surréalistes
reconnaîtront-ils en ce jeune homme qui voulut, avant et comme eux, changer la vie par la
poésie, une principale source d’inspiration.
Rimbaud révolutionne-t-il pour autant la poésie dans ses vers de jeunesse, recopiés et
regroupés par ses soins dans les Cahiers de Douai ?
Après avoir analysé ses audaces poétiques, nous verrons que celles-ci restent toutefois
limitées . C’est en définitive une émancipation personnelle par et pour la poésie que donnent à
voir les Cahiers de Douai .

I. L’expérience d’une libération : vers une révolution de la poésie ?


a) Une langue buissonnière
b)Une versification débridée
c)Une sensualité inspiratrice

II. Mais des audaces mesurées


a)Le respect d’une « forme contraignante »( Baudelaire)
b)Une poésie essentiellement parodique
c)Une révolution en germe, au regard de l’ œuvre à venir.

III. Une émancipation personnelle plutôt qu’une révolution


a)Un art de la fugue
b)Un engagement républicain
c)Une révolte contre la religion

Conclusion

Les Cahiers de Douai bouleversent les idées et les pratiques poétiques qui dominent à
l’époque de leur composition , sans les remettre radicalement en cause dans des vers
clairement inspirés par ceux dont il est l’héritier . Agé d’à peine seize ans , celui que Verlaine
nomma « l’homme aux semelles de vent » n’en est qu’au début de son itinéraire, et
s’émancipe de la poésie antérieure , plus qu’il ne la révolutionne. Mais il pressent ce que doit
être l’écriture moderne : un rapport personnel, voire intime au monde, qui se traduit dans un
langage nouveau , absolument singulier , celui d’Illuminations ou d’ Une Saison en enfer
écrits quelques années plus tard. En définitive, peu d’œuvres de jeunesse ont eu dans l’histoire
de la poésie et de la littérature une importance aussi décisive . « Tu as bien fait de partir,
Rimbaud ! » écrit René Char en 1948 dans Fureur et mystère , rendant ainsi hommage au
désir essentiel du jeune homme , abandonnant Europe et poésie en 1880 : s’en aller.
Introduction : cf plus haut

Le lecteur des Cahiers assiste de toute évidence à l’expérience d’une libération de la


poésie, et par la poésie.
Cette transformation s’exprime tout d’abord par l’entrée dans la langue poétique d’un
lexique et de sujets prosaïques jusque-là mis à l’écart . Pour Rimbaud , à la suite de son maître
Baudelaire qu’il admire tant , tout est matière à poésie :un vieux « buffet » , une simple halte
dans une auberge dans «Au Cabaret vert » et « La maline » , ou encore un concert dans le
kiosque de Charleville -Mezière dans « A la musique », tout peut devenir le sujet d’un
poème . Rimbaud n’hésitera pas en pleine aubade dans « Les réparties de Nina » à décrire
une étable en ces termes :« Une vache fientera , fière / A chaque pas » et quelques vers plus
loin à peindre « Les fesses luisantes et grasses / D’un gros enfant ».De fait , le registre
courant voire familier est fréquemment employé comme dans « A la musique » où les
fantassins sont des « pious-pious », ou dans « Ma bohème » où « Les étoiles font un doux
frou-frou » après un « Oh là là » humoristique au vers 4 , le premier sans doute à apparaitre
dans un sonnet . Le jeune poète va même jusqu’à provoquer le lecteur en employant des mots
triviaux , grossiers . Dans « Le Forgeron » ,un méprisant « Merde à ces chiens- là » adressé
aux soldats côtoie une représentation ironiquement insultante du peuple : « C’est la
Crapule/Sire. Ça bave aux murs, ça monte , ça pullule». Victor Hugo qui veut mettre un
« bonnet rouge au vieux dictionnaire »dès 1834 n’ a jamais poussé l’audace aussi loin dans le
pamphlet très violent contre Napoléon III que furent Les Châtiments . Ainsi Rimbaud opère-t-
il un véritable bouleversement de la langue poétique , mettant en pratique l’impératif
hugolien : « Plus de mots sénateurs , plus de mots roturiers » énoncé dans la « Réponse à un
acte d’accusation », écrit par le chef de file romantique dans ses Contemplations (1856).
Le jeune poète se libère aussi des contraintes pesantes de la versification , en brisant
notamment la grande régularité classique et en jouant sur des effets de rythme : dans « Les
Rages de César » , le rythme se décompose parfois en 4/8 comme dans ce vers : « L’homme
pâle / le long des pelouses fleuries » (v.1).sans respecter la traditionnelle césure à l’hémistiche
. Dans « Le Châtiment de Tartufe » , Rimbaud nous fait hésiter entre deux dictions : dira-t-on
en respectant la césure à l’hémistiche :« Et lui jeta des mots// affreux/ en arrachant »
(6//2/4)ou bien préférera-t-on l’alexandrin trimétrique : « Et lui jeta// des mots affreux//en
arrachant »(4//4//4) ?Ce flottement du rythme crée un espace de liberté, comme un trouble au
sein même du vers laissé à la libre interprétation du lecteur. Enfin Rimbaud n’hésite pas à
désarticuler syntaxe et vers en multipliant rejets et contre-rejets : dans le sonnet du
« Dormeur du val », le jeune poète procède à quatre célèbres rejets : « D’argent » au vers 3 ,
« Luit » au vers 4 , « Dort » au vers 7, « Tranquille» au dernier vers, et à un contre-rejet
aussi remarquable : « Souriant comme » au vers 9 sans compter les rejets et contre-rejets
internes à la césure : « où le soleil » au vers 3 , « il dort » au vers 9 ou encore « chaudement »
ou au vers 11 A toutes ces discordances entre la syntaxe et le vers s’ajoute la mise à la rime
ou à la césure de certains mots-outils contre toute attente et toute règle de versification : la
préposition « comme » termine le vers 9 du « Dormeur du val » , l’adverbe de négation
« pas » est à la césure du vers 9 du sonnet « Au Cabaret vert », les prépositions « sous » à la
rime et « par » à la césure des vers respectivement 1 et 6 du « Châtiment de
Tartuffe » : « Tisonnant, tisonnant son coeur amoureux sous » et « Le prit rudement par //son
oreille benoîte » .Rimbaud disloque bien plus que Victor Hugo « ce grand niais
d’alexandrin » (Les Contemplations ) ; il nous surprend par ses audaces , grâce auxquelles,
lojn de se rapprocher de la prose , il évite toute monotonie et dérange avec bonheur notre
écoute poétique, formatée jusqu’à aujourd’hui par la cadence classique, binaire et
réglementaire: 6//6.
Enfin la sensualité de ses poèmes est tout à fait nouvelle pour un lecteur de la fin du
XIXème siècle : quelques-uns d’entre eux sont même érotiques en décrivant les premières
expériences amoureuses du jeune homme sur un plan beaucoup plus physique que
sentimental : dans le sonnet hétérométrique et très humoristique « Rêvé pour l’hiver », la
métaphore filée de l’araignée suggère clairement les baisers sur le visage puis sur tout le
corps de l’aimée, puisqu’il faut , à sa demande, « Cherche[r] (…) cette bête/ Qui voyage
beaucoup… ». La chute malicieuse est à l’image de la légèreté amoureuse parcourant tout le
recueil : Dans « Première soirée » qui ouvre ce dernier et qui fut d’abord nommé « Comédie
des trois baisers » , Rimbaud nous les décrit précisément ,aux chevilles , aux yeux , puis aux
seins d’ une jeune fille dont le consentement est clairement suggéré : « Je lui jetai le reste au
sein /Dans un baiser , qui la fit rire/D’un bon rire qui voulait bien ».La scène est légère ,
regardée par une nature complice , qui semble même dans la dernière strophe couvrir les
amants se donnant l’un à l’autre , comme le laisse supposer finalement l’ellipse du texte à ce
sujet : « Et de grands arbres indiscrets /Aux vitres jetaient leur feuillée /Malinement tout près,
tout près. ».En effet , la présence d’une nature bienveillante , concourt à l’expérience de
bonheur sensuel comme dans bien d’autres poèmes , novateurs en ce sens , des Cahiers . Dans
« Les Reparties de Nina » , la troisième strophe érotise audacieusement un paysage non plus
état d’âme comme chez les Romantiques mais reflet d’un désir ici aussi bien masculin que
féminin : « De chaque branche, gouttes vertes , /Des bourgeons clairs,/On sent dans les choses
ouvertes/Frémir des chairs »(v. 9 à 12). Rimbaud renouvelle ici la poésie en en faisant
l’expression d’un désir physique qui n’a plus rien de coupable, et qui révèle sa pleine
confiance en une nature, en un corps nous invitant à un vrai bonheur des sens, libérateur.
Ainsi, la valeur poétique des Cahiers de Douai tient précisément à cette jeunesse , à cette
fraîcheur rimbaldienne qui recrée en profondeur le lyrisme de notre littérature non sans
rappeler parfois une certaine verdeur ronsardienne . En effet , Les Cahiers de Douai , imitent
des modèles antérieurs ou contemporains, et ne sauraient être assimilés à un manifeste
poétique comme plus tard « Le Bateau ivre » : leurs audaces restent mesurées et non rien
d’une révolution.

Dans ce recueil de jeunesse , contrairement à ceux qui suivront, Rimbaud suit des règles et
s’inspire clairement de modèles qu’il parodie sans les remettre en cause radicalement.
La première nuance à apporter quant à l’aspect révolutionnaire de sa poésie concerne de
fait sa liberté toute relative avec les règles de versification. D’une part, si à l’évidence ,
l’adolescent aime jouer avec les enjambements, pour mieux déstructurer l’alexandrin, toujours
est-il qu’il ne renonce pas à ce vers noble, classique par excellence , qui demeure sa référence
principale . Il l’emploie majoritairement dans les Cahiers , et ne cherche pas comme le fait au
même moment Verlaine à le rendre boiteux en privilégiant les vers impairs notamment de
onze syllabes D’autre part, la seconde liasse remise à son ami poète Paul Demeny est
composée de sept sonnets , certes non réguliers , aux rimes croisées et différentes d’un
quatrain à l’autre -par exemple « Rêvé pour l’hiver », « Le Dormeur du val », « le Buffet » ,
…-mais tous respectent scrupuleusement l’alternance entre rimes masculines et féminines, et
la structure traditionnelle du sonnet , courant vers sa pointe .Ainsi , dans le sonnet du « Mal »
composé d’une seule phrase, les maux tragiques de la guerre, condensés dans les quatrains,
sont significativement opposés dans les tercets au « Mal » d’une religion indifférente , tandis
que la volta convoque la mère Nature en l’opposant dans les vers 7 et 8,aussi bien à la mort
absurde d’hommes qu’elle a engendrés ,qu’à un Dieu insensible et cupide , tirant
scandaleusement profit de cette guerre même : « Pauvres morts ! dans l’été, dans
l’herbe ,dans ta joie/ Nature !ô toi qui fis ces hommes saintement » (v.7 - 8). Rimbaud à seize
ans ne propose donc aucune forme poétique novatrice, et s’inscrit au contraire dans la grande
tradition française du sonnet pétrarquiste, ravivée peu avant lui par Charles Baudelaire dans
ses Fleurs du mal (1857).
En effet, l’influence de Baudelaire , celle des Romantiques et des Parnassiens, celle même
de poètes ou écrivains historiquement plus éloignés, est si nette dans ce recueil que S.
Murphy spécialiste de Rimbaud, n’hésitera pas à le qualifier de « poète du parodique »
(Rimbaud, 2009 ) et ses Cahiers, de « mosaïque d’allusions »intertextuelles. Ainsi le sonnet
très choquant « Vénus anadyomène » satisfait-il à la tradition du contre-blason, en dressant le
portrait d’une vieille femme hideuse, sans doute prostituée, sortant de sa baignoire , un
« ulcère à l’anus » et opposée en tout point au célèbre tableau de Botticelli « La Naissance de
Vénus ». Le long poème « Soleil et chair » est quant à lui inspiré par l’anticléricalisme et le
mythologisme de certains Parnassiens, notamment du poète Leconte de Lisle, mais aussi par
leur quête de perfection formelle . En témoignent la complexité et la solennité de ces vers,
célébrant autant la beauté et bonté des époques antiques , que celles d’une poésie quasi
mystique : « Je crois en toi ! je crois en toi ! Divine mère,/Aphrodite marine !(…)Chair,
Marbre, Fleur , Vénus, c’est en toi que je crois ! ». L’échange de lettres avec Théodore de
Banville auquel il envoie notamment une première version de ce poème avant de le recopier,
légèrement modifié, dans les Cahiers, exprime son admiration première pour les Parnassiens.
De même« Ophélie » est un hommage romantique rendu aussi bien à la poésie, personnifiée à
travers les traits de la fiancée d’Hamlet , qu’au grand Victor Hugo exilé à Guernesey pour
avoir défendu la liberté : le très beau vers «-Et l’Infini terrible effara ton œil bleu » suggérant
métaphoriquement le suicide d’Ophélie est typiquement hugolien. Quant au poème du
« Forgeron », son souffle épique, son éloge du peuple allégorisé à travers le personnage
éponyme, son blâme du pouvoir monarchique sont sans aucun doute inspirés par
l’engagement républicain animant toute l’œuvre de V. Hugo, et notamment ses Châtiments.
L’exercice très scolaire du pastiche se lit aussi dans « Le Bal des pendus » parodiant jusque
dans son titre « La Ballade des pendus » du poète médiéval Villon, tandis que « Le Châtiment
de Tartufe » est une réécriture de la pièce de Molière transformée en un sonnet, fidèle à
l’esprit satirique de son modèle, et même à l’ une de ses célèbres répliques : « Peuh ! Tartuffe
était nu du haut jusques en bas » .
Ainsi, les Cahiers de Douai ne peuvent être lus qu’ a posteriori comme une révolution à
venir , au regard du « Bateau ivre » , des Illuminations ou d’ Une Saison en enfer autrement
plus novateurs et bouleversants. Dès mai 1871,Rimbaud adresse à son professeur Izambard, et
son ami Demeny, les lettres dites du « Voyant », où il évoque la poésie comme une
expérience existentielle , comme un « long, immense et raisonné dérèglement de tous les
sens » après avoir critiqué ouvertement et sans nuances les Romantiques et les Parnassiens
qu’il avait pourtant imités dans les Cahiers de Douai .Encore plus que « Le Bateau ivre »
imageant sa libération poétique dans des strophes encore très classiques , un poème en prose
comme « Aube » ou comme « Déluge » dans Illuminations dévoile un nouveau monde,
beaucoup plus onirique :dans ce dernier recueil écrit entre 1874 et 1875, Rimbaud modifie en
profondeur, voire révolutionne la conception de la poésie qui avait cours à son époque : celle-
ci demande selon lui un engagement total , elle devient une expérience de soi , un acte qui
libère le vrai « Je » enfoui au fond de l’être et transforme la vie. Tant de poètes et notamment
les Surréalistes rendront hommage à Rimbaud dont la lecture a déterminé leur vocation :
Rilke, René Char, Blaise Cendrars, Jaccottet, et bien d’autres se reconnaissent comme des
disciples de Rimbaud, qui a très nettement influencé leur œuvre. Ainsi Breton prononcera-t-il
ces paroles plus rimbaldiennes que Rimbaud en 1925 : « 2e Le surréalisme n’est pas un moyen
d’expression nouveau ou plus facile , ni même une métaphysique de la poésie. Il est un moyen
de libération totale de l’esprit et de tout ce qui lui ressemble .3 e Nous sommes bien décidés à
faire une Révolution ».
Cette libération seulement en germe dans les Cahiers de Douai doit donc être lue non
comme une révolution, mais comme une émancipation poétique , politique, existentielle .

De fait, l’échappée belle est au cœur de la poétique rimbaldienne des Cahiers de Douai .
Le motif de la fugue, profondément original, y témoigne de ce goût rimbaldien pour la
liberté, muse de sa jeunesse . Dans une lettre adressée à Izambard datée du 24 mai 1870 , il
écrit d’ailleurs : « Je m’entête affreusement à adorer la liberté libre » , tandis qu’il « jure » à
Théodore de Banville « n’adorer que deux déesses, la Muse et la Liberté ». Ainsi les vers de
« Sensations » et de« Ma Bohème » mettent-ils en scène la figure du poète en train de
marcher , d’aller sans but : « Par les soirs bleus d’été, j’irai par les sentiers » , « Je m’en
allai » en sont les premiers mots inspirés littéralement par la marche en pleine campagne,
comme le suggère l’emploi répété de la préposition « par ». L’euphorie du « Petit Poucet
rêveur » dormant à la « Grande Ourse » , « Comme des lyres [tirant] les élastiques / De ses
souliers » mêle l’écriture du poème à celle de la fugue, transformant ce simple sonnet en un
véritable art poétique .Cette jouissance surgit aussi au : « Cabaret vert » :décrivant par le
menu le moment de la halte bienheureuse dans une auberge, il met en position de rejet le
parfum « D’ail » du jambon qui lui est servi à Charleroi , en Belgique , pays pour lui de la
liberté. Dans le poème « Roman » , la liberté est clairement associée à l’émancipation par
l’amour , vécu comme un jeu insouciant aussi léger que des bulles de « champagne » : « Le
coeur fou Robinsonne à travers les romans », « On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans/
Et qu’on a des tilleuls verts sur la promenade » . « Les Reparties de Nina » invite la jeune fille
,avec le même humour, à une fugue amoureuse loin de la ville et fait résonner tout au long de
courtes strophes ce goût du départ , gage d’amour , de bonheur et de liberté : « LUI -Ta
poitrine sur ma poitrine, /Hein ? nous irions ,/Ayant l’air plein la narine/ Aux frais
rayons »(…) « -Ta poitrine sur ma poitrine,/Mêlant nos voix ,/Lents , nous gagnerons la
ravine,/Puis les grands bois ! ».Ainsi, commentant l’emploi récurrent du temps du futur,
Pierre Brunel écrit-il dans son très bel éloge du poème « Sensations » que « La sensation est
dépassée par une quête qui reste vague dans son objet , mais qui est marquée par des
exigences certaines : la liberté, l’amour , le bonheur. »Arthur Rimbaud L’Eclatant désastre
(2018)
Mais cette soif de liberté se lit également à travers une critique audacieuse de la pensée
dominante sur le plan socio-politique, dans de nombreux poèmes très engagés des Cahiers :
clairement inspiré par Les Châtiments de V. Hugo ,il s’en fait l’écho dans « Le Châtiment de
Tartuffe » , y voilant à peine son blâme de Napoléon III à travers l’acrostiche de Jules César
au début des vers de ce sonnet aussi antibonapartiste que « Rage de Césars » ou que
« L’Eclatante victoire de Sarrebrûck ».Il multiplie aussi les audaces verbales dans « Le
Forgeron » pour y représenter l’ empereur sous la caricature du roi Louis XVI , gros , pâle et
transpirant, couronné finalement par le bonnet phrygien : « Alors , de sa main large et
superbe de crasse ,/ Alors que le roi ventru suât, le Forgeron,/Terrible , lui jeta le bonnet rouge
au front ! ». Un peu plus haut dans ce long poème , le jeune républicain n’hésite pas à
présenter les ouvriers comme l’Humanité à venir et comme une menace pour tous ceux qui
incarnent un pouvoir injuste et illégitime : « Chapeau bas, mes bourgeois ! Oh ! ceux-là sont
les Hommes ! Pour les grands temps nouveaux où l’on voudra savoir ,/Où l’Homme forgera
du matin jusqu’au soir ». C’est la même haine antibourgeoise qui l’ anime dans « A la
musique »où il fustige dans la première strophe l’ordre bourgeois de sa ville natale : « Sur la
place taillée en mesquines pelouses/(…) Tous les bourgeois poussifs , qu’étranglent les
chaleurs / Portent , les jeudis soirs , leurs bêtises jalouses ».En fuguant , en cherchant à
rejoindre Paris , ses poètes, et ses révolutions , c’est bien d’ une société médiocre que
Rimbaud veut s’émanciper . Dans le célèbre « Dormeur du val », il rend hommage aux soldats
républicains , morts pour une France libre , et comparés à des Christs implicitement dans la
pointe « Il a deux trous rouges au côté droit » , littéralement dans son hommage « Morts de
Quatre -vingt-douze.. » : « O millions de Christs aux yeux sombres et doux ».Le poème des
« Effarés » peut se lire aussi comme une réponse aux Misérables , comme un plaidoyer en
faveur des enfants pauvres mourant de faim devant un « boulanger au gras sourire » , devant
un pain qu’ils ne peuvent manger . Le contraste des couleurs -de « Noirs dans la neige » les
enfants deviennent blancs de « givre », leurs « museaux roses » face au « pain blond »- la
suggestion de leur misère à travers une « prière » adressée à « cette lumière/Du ciel rouvert »
rendent ce poème poignant, certains critiques y voyant même une critique ironique du
misérabilisme bourgeois . Les Cahiers témoignent donc de l’ émancipation politique d’un
Rimbaud républicain, usant de l’écriture pour un monde plus libre et plus juste.
Enfin , le jeune homme s’émancipe aussi et peut-être avant tout de la religion en la
remplaçant par le culte de la Beauté et de la Liberté .L’hymne « Soleil et chair » , adressé à
Vénus, s’intitulait scandaleusement, dans la première version envoyée à Banville, « Credo in
unam… », parodie évidente du Credo catholique. Ce poème est aussi une invitation claire ,
quasi nietzschéenne , sûrement prométhéenne , à s’émanciper du religieux pour devenir
homme : « -Car l’Homme a fini !l’Homme a joué tous les rôles !/Au grand jour , fatigué de
briser des idoles , il ressuscitera , libre de tous ses Dieux ». Dans ces vers étonnants, plus
mystiques que révolutionnaires , Rimbaud évoque , ou même invoque les temps antiques où
l’Homme vivait en harmonie avec une Nature qui l’a créé pour être heureux en son sein. Il se
révolte contre le christianisme en donnant une telle place à la Nature , célébrée , glorifiée et se
substituant à Dieu en la personne de Vénus : « Le Monde a soif d’amour , tu viendras
l’apaiser . »L’allégeance de l’adolescent à la poésie dans « Ma Bohème » est à prendre au
sérieux : « J’allais sous le ciel , Muse , et j’étais ton féal » . Seules la Nature et la Poésie
peuvent selon lui sauver l’homme retrouvant, à travers elles, son origine , et par là même sa
liberté : l’émancipation est (re)création …Le dernier hémistiche de ce dernier poème des
Cahiers :« un pied près de mon cœur ! » fait du lyrisme non pas comme chez les
Romantiques ce qui conduit à Dieu , mais ce qui le relie heureusement à la Terre. Dans le
poème « Le Bal des pendus » inspiré par « La Ballade des pendus » de Villon, la scène
macabre érotise les morts, dansant, s’accouplant même au bout de leur corde, et résonne
comme un blasphème, au regard de son modèle où les pendus priaient pour le salut de leur
âme. Ici, c’est à une vision infernale que nous convoque un Rimbaud antichrétien : « Hop !
qu’on ne sache plus si c’est bataille ou danse ! Belzébuth enragé racle ses violons !»Les
points d’exclamation , l’emploi remarquable de tirets tout au long du recueil sont les marques
d’un lyrisme quasi mystique, de l’ enthousiasme que fait naître en lui l’expérience de
l’émancipation.

Conclusion (cf plus haut)

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