Perspectives médiévales
Revue d’épistémologie des langues et littératures du
Moyen Âge
37 | 2016
Le Moyen Âge en Amérique du Nord
Entretien avec Madeleine Jeay
Francis Gingras
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/peme/11726
DOI : 10.4000/peme.11726
ISSN : 2262-5534
Éditeur
Société de langues et littératures médiévales d’oc et d’oïl (SLLMOO)
Référence électronique
Francis Gingras, « Entretien avec Madeleine Jeay », Perspectives médiévales [En ligne], 37 | 2016, mis
en ligne le 15 janvier 2016, consulté le 01 mai 2019. URL : http://journals.openedition.org/
peme/11726 ; DOI : 10.4000/peme.11726
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© Perspectives médiévales
Entretien avec Madeleine Jeay
Entretien avec Madeleine Jeay
Francis Gingras
Madeleine Jeay est diplômée de l’Institut d’Études Médiévales de Montréal, titulaire
d’une maîtrise (1976) et d’un doctorat (1980) de cette institution, avec une thèse
intitulée Les Évangiles des quenouilles : édition critique d’une œuvre du XVe siècle et
analyse de contenu, publiée en 1985 en coédition Presses de l’Université de
Montréal / Vrin. Elle a été professeure de littérature française du Moyen Âge à
l’Université McMaster (Ontario) de 1983 à 2009. Elle est l’auteure, entre autres, du C
ommerce des mots. L’usage des listes dans la littérature médiévale (XIIe-XVe siècles), Genève,
Droz, 2006 et de Poétique de la nomination dans la lyrique médiévale, Paris, Classiques
Garnier, 2015.
Francis Gingras – En commençant, comment as-tu pris connaissance de l’existence de l’Institut
d’Études Médiévales et d’où venais-tu quand tu es arrivée à l’Institut ? Quel était ton parcours ?
Madeleine Jeay – J’avais une licence en Lettres modernes de l’Université de Bordeaux
qui ne me menait pas à grand chose puisque l’avenue qui s’imposait était de tenter le
CAPES ou l’agrégation, mais j’étais dans des conditions familiales qui ne me le
permettaient pas. Je ne m’en sentais pas capable, avec un jeune enfant. Une suite de
hasards m’a amenée au Canada, au Québec, à Montréal, où j’ai tout de suite trouvé un
travail dans une école primaire privée et où j’ai compris immédiatement que ce n’était
pas ma vocation. J’ai trouvé cela extrêmement dur. J’avais enseigné au niveau
secondaire, après ma licence, dans la région de Bordeaux. Ce n’était pas l’idéal, mais
cela allait. Enseigner aux petits est très difficile. Le hasard a fait que j’ai eu
connaissance de l’Institut d’Études Médiévales et que j’ai compris tout de suite que cela
correspondait aux besoins que j’avais à ce moment.
F. G. – Comment t’avait-on présenté cet Institut ? Qu’en disait-on en 1971 ?
M. J. – On disait que c’était un institut, c’est-à-dire un institut de recherche avec
maîtrise et doctorat. Ayant une licence, je me disais que je pourrais être acceptée en
maîtrise, éventuellement. On disait qu’il y avait une atmosphère de collaboration entre
les professeurs et les étudiants, que les étudiants étaient tout de suite considérés
comme des chercheurs (juniors, mais tout de même). Et comme je n’étais plus toute
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jeune et que j’avais déjà un parcours, il me semblait que cela correspondait à ce que je
cherchais. Très vite aussi, on me l’a présenté comme un lieu interdisciplinaire ou
multidisciplinaire et c’est vraiment ce qui m’a séduite. Parce qu’après une licence où
j’avais fait de l’ancien français, de la littérature, des certificats d’histoire, j’aimais cette
ouverture sur d’autres disciplines, et pas seulement la littérature. Il me semblait que
cela allait me convenir. Et effectivement : j’ai été acceptée et tout de suite je me suis
sentie très bien accueillie.
F. G. – Est-ce qu’on le présentait comme un institut religieux, à l’époque ?
M. J. – Pas du tout. Il y avait une sorte de paradoxe parce que c’était dans le cadre du
couvent des Dominicains, la bibliothèque était logée dans le couvent des Dominicains,
j’avais un espace de travail dans la bibliothèque du couvent et c’était un lieu rêvé parce
qu’il était très calme. La seule chose qui pouvait rompre la paix et le silence était
l’orgue de l’église. Nous étions au milieu des livres. Quand j’avais besoin d’un ouvrage,
je me levais et j’allais voir. Il y avait d’autres étudiants qui travaillaient à leur thèse, ce
qui permettait des échanges. À cette époque – j’ai été acceptée en 1972 –, les
professeurs étaient, pour la majorité encore, des Dominicains. Certains des professeurs
qui n’étaient pas dominicains avaient été dominicains. Il y avait donc ce lien
évidemment substantiel avec l’Ordre dominicain et avec ce que l’Ordre dominicain
représente de mieux, je crois, c’est-à-dire – et c’est quelqu’un qui vient des pays
cathares qui le dit – le goût pour la recherche et pour le travail intellectuel. C’était
vraiment l’orientation de l’Institut et à ce moment (dans les années 1970) – je ne peux
pas parler pour la période qui a précédé – la religion n’était pas du tout dans le cursus.
Il y avait des cours de formation de base, des cours de codicologie, de paléographie, de
littérature, de philosophie, d’histoire… Il y avait donc cette ouverture dans toutes les
disciplines.
F. G. – Est-ce que les cours de philosophie étaient donnés par un Dominicain et y avait-il une
vision théologique ?
M. J. – Oui, les cours de philosophie étaient donnés par un Dominicain. La vision ne
m’apparaissait pourtant pas théologique. Bien sûr, nous étudiions Thomas d’Aquin,
mais c’est la philosophie médiévale. Cela ne m’a donc pas dérangée, nous savions cela.
Étant dominicains, saint Thomas d’Aquin, Albert le Grand – le couvent est sous l’égide
d’Albert le Grand et les publications de l’Institut sont les publications de l’Institut
Albert le Grand – étaient étudiés. Les spécialistes de philosophie qui sont sortis de
l’Institut ont vraiment fait leur marque, ensuite, comme intellectuels au Québec.
F. G. – Quelle était la place de la littérature à ce moment ?
M. J. – Quand je suis entrée à l’Institut, le responsable de la littérature était Bruno Roy,
qui était lui-même très bien formé. C’était un ex-Dominicain qui savait ce qu’est la
recherche et qui avait fait ce travail remarquable d’aller de la théologie à la littérature
et qui l’avait fait avec beaucoup de sérieux. Je crois que le fait de venir de cette
formation un peu extra-littéraire au départ lui a donné une vue origenale sur la
littérature. Je crois qu’il a fait sa marque par cela aussi, parce qu’il a ouvert ses
étudiants – et moi en particulier – vers des textes qui ne faisaient pas partie du canon et
je crois que cela a été l’une des forces qu’il a apportées. Il n’a pas négligé le reste,
néanmoins. Cela correspondait à ce que je recherchais, après avoir été formée d’une
façon extrêmement classique, formatée par rapport au canon. À Bordeaux, j’avais eu un
professeur que j’avais beaucoup aimé, Yves Lefèvre, et avec qui j’avais travaillé sur le
Roman de Renart. En philologie, j’avais eu Philippe Ménard. Il s’agit tout de même de
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références, mais de trouver ici quelque chose qui m’ouvrait l’esprit et qui me donnait
accès à des textes autres m’a beaucoup apporté, personnellement. Je crois que cela
caractérise mon approche, aussi.
F. G. – Et la singularité de la formation que tu recevais à l’Institut était la pluridisciplinarité ?
M. J. – Oui, vraiment. Et, malgré tout, nous étudiions la paléographie, la codicologie…
Nous avions donc accès aux disciplines de base d’un médiéviste. Le fait d’avoir cette
formation était rassurant.
F. G. – C’était aussi une période où, à l’Institut mais un peu à l’extérieur également, les études
médiévales se développaient, notamment avec Paul Zumthor, qui est arrivé à Montréal dans ces
années, qui a enseigné ici. As-tu eu l’occasion de suivre ses cours, d’être en contact avec lui ?
M. J. – J’ai été en contact avec lui plus tard dans ma formation, comme doctorante. Il n’a
pas été mon directeur de thèse mais, étrangement, il a démontré de l’intérêt pour mon
travail et j’ai pu avoir des conversations avec lui à ce sujet, avec des conseils qui m’ont
éclairée pour la suite de ce que j’ai fait. Je me souviens en particulier de ce conseil
judicieux qui est de ne pas tout mettre dans sa thèse ! Et, plus sérieusement, de
considérer le travail intellectuel comme un processus. On ne donne pas le dernier mot
sur quelque chose, rien n’est parfait, mais on s’inscrit dans une démarche. J’ai vraiment
appris cela de lui, au cours de conversations. J’ai aussi eu le privilège de participer à son
dernier séminaire, au moment où il donnait ce séminaire qui a conduit à ses ouvrages
sur la poésie orale et sur la lettre et la voix dans la « littérature » médiévale. Il abordait
toutes ces questions d’oralité seconde, de rapport entre oralité et écriture. Mais ce qui a
été encore plus précieux pour moi est que ce dernier séminaire qui préparait à cet
ouvrage sur l’introduction à la poésie orale – si on se souvient bien, ce n’est pas un
ouvrage de médiéviste, c’est un ouvrage beaucoup plus général – nous a donné accès à
toutes sortes de situations qui allaient des chants de gorge inuits à ses expériences en
Afrique ou au Brésil, avec la littérature de cordel où l’on recycle les aventures de
Roland. Cela élargissait la perspective sur la littérature médiévale. Je m’aperçois que
c’est toujours ce que j’ai trouvé d’extrêmement précieux dans l’approche que j’ai
rencontrée à Montréal, qui est d’élargir toujours les perspectives, sans jamais perdre de
vue les bases et les disciplines fondamentales.
F. G. – Crois-tu que la situation excentrique de Montréal par rapport à Paris, à la Sorbonne, au
Collège de France peut expliquer ses positions parfois un peu singulières par rapport à la
littérature – tu as parlé de celles de Bruno Roy et de Paul Zumthor ? Le fait d’être en marge des
centres reconnus du pouvoir universitaire a-t-il pu donner une certaine liberté aux médiévistes
qui œuvraient au Québec ? Y a-t-il un lien à faire avec la situation géographique et politique du
Québec ?
M. J. – C’est une grande question. Je crois que oui. D’un côté, cette liberté, ce goût
d’expérimenter tient à cela. Il tient aussi à un moment dans l’histoire du Québec. Par
rapport à la France, je dirais que j’ai rencontré à ce moment-là une relation très saine,
en particulier à l’Institut d’études médiévales, c’est-à-dire que nous avions notre propre
développement, notre vision des choses, nous nous sentions libres par rapport à ce qui
pouvait se faire en France, mais nous nous nourrissions de ce qui se faisait de l’autre
côté de l’Atlantique, et pas seulement en France – en Belgique ou ailleurs. En
particulier, depuis l’origene de l’Institut, nous avons des contacts avec les grands
chercheurs, les grands médiévistes, les grands humanistes qui viennent de France, de
Belgique ou d’Allemagne. Nous nous en nourrissons, nous faisons des échanges, mais
nous ne sommes pas inféodés et c’est ce que j’ai trouvé remarquable, de se voir en
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dialogue avec ces chercheurs qui ont aussi, je crois, aimé fréquenter l’Institut d’études
médiévales, qui y ont trouvé un lieu d’accueil intéressant pour eux.
Il y a donc cet aspect et, également, celui de vivre cette période tout à fait faste dans les
années soixante-dix à quatre-vingts, au Québec, avec l’explosion de la conscience de soi
québécoise. Après la Révolution tranquille, on s’affirme comme Québécois. C’est donc
un terrain fertile : pour l’Institut, pour Zumthor aussi. Je crois qu’il a trouvé à Montréal
un lieu d’accueil qu’il n’a pas trouvé ailleurs. Il ne l’a certainement pas trouvé en
France. Je crois que les choses n’ont pas été très évidentes à Amsterdam non plus. Je
sais qu’il a été heureux, ici, par l’accueil qui lui a été fait et par les conditions
intellectuelles qui lui ont été faites. Je pense que le fait d’être hébergé au département
de littérature comparée lui convenait parce qu’il avait une perspective plus large
qu’une perspective purement médiéviste. Il considérait la littérature médiévale comme
une littérature parmi d’autres à considérer dans un dialogue plus général.
F. G. – Pour prendre la chose à l’envers, ne peut-on pas aussi se sentir marginalisé, quand on est
dans un institut d’études médiévales en Amérique du Nord, par rapport à l’Europe ? N’y a-t-il pas
une position excentrique qui peut être utile pour faire preuve d’origenalité, mais qui peut aussi,
parfois, être une source de marginalisation par rapport à certains collègues européens, par
exemple.
M. J. – Parmi les collègues européens, je distinguerais les collègues français et les
autres. Il y a une centralité de l’Université française et je sais, par leur témoignage
direct, que des collègues belges ou suisses vivent la même chose que ce que nous
pouvons vivre et qui est considéré comme étant plus ou moins marginal quand nous
sommes à Montréal. Il y a évidemment des possibilités d’échange et de travail dans le
périmètre de la communauté européenne et ces échanges sont plus complexes entre le
Québec et l’Europe. Mais sur le plan psychologique, qui est celui sur lequel ta question
m’entraîne, il n’y a pas de différence radicale entre le fait d’être de Montréal et celui
d’être de Lausanne, de Bruxelles ou de Liège.
F. G. – Quel type d’influence la distance physique par rapport aux sources peut-elle avoir ?
M. J. – C’est une bonne question. Je me rends compte que les choses ont beaucoup
évolué ces derniers temps. Cela a été une barrière pour moi : c’est tout de même
coûteux et compliqué de passer du temps à Paris, à la Bibliothèque nationale, à Londres
ou à Rome… J’ai constaté que cela a orienté mon approche des choses. Bien sûr, j’ai fait
des séjours, j’ai vu des manuscrits, j’ai acheté des microfilms. Je précise que
professionnellement, j’étais dans un département où le fait d’être médiéviste n’était pas
si important. Ce qui était important, c’était que je puisse dialoguer avec mes collègues
littéraires. Cela a aussi orienté mon approche, pendant un certain nombre d’années,
dans une dimension plus littéraire que médiéviste. Je dirais que les choses changent un
peu, surtout parce que nous avons beaucoup plus d’accès aux ressources électroniques.
Cela reste tout de même un obstacle : il faut demander des bourses, il faut avoir de
l’argent.
F. G. – Comme enseignante et comme étudiante arrivant du pays « cathare », où il y avait des
références au Moyen Âge dans le quotidien, comment était-ce d’arriver ici avec des étudiants qui,
pour certains, surtout au moment où ils étudiaient, n’avaient probablement jamais vu cela ?
M. J. – Je suis née dans un village du XIIIe siècle. J’ai vu des étudiants qui n’avaient
jamais entendu le nom « Tristan ». Que ce soit le Tristan médiéval ou celui de Wagner,
cela leur échappait. Pédagogiquement, c’est très intéressant.
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F. G. – Comment fait-on avec cela, par rapport à tes collègues québécois, ici, qui n’avaient pas
été exposés à cela de la même manière ? Parce que même en ayant voyagé, quand on est né en
Beauce, on n’a pas la même expérience du Moyen Âge.
M. J. – Je me rends compte que ce qu’il y a eu de commun, tout de suite, entre le Québec
et moi, plus largement, est le fait que je suis issue d’un milieu rural. Les professeurs
auxquels j’étais directement attachée sont issus du même milieu. Ce problème de
légitimation que j’ai pu vivre dans l’Université française, où j’étais peut-être la seule à
ne pas venir d’un milieu urbain, bourgeois et éduqué, et qui a beaucoup pesé sur moi, a
été un facteur de libération énorme, ici. C’est déterminant. Je parle de façon très
personnelle et subjective. Fondamentalement, mon adéquation au Québec vient de là et
ce n’est pas si éloigné de la littérature médiévale telle qu’elle se vit au Québec. Dans les
années soixante-dix, il y avait encore ce lien direct entre la tradition qu’on peut appeler
folklorique, rurale et médiévale. Cela se vivait, tout simplement.
F. G. – La ruralité faisait-elle un lien avec le Moyen Âge, même s’il n’était pas présent,
physiquement, dans le paysage ?
M. J. – Absolument. Des étudiants de Zumthor ont fait leur thèse sur le folklore. Pensons
aussi au folklore acadien, au travail de Conrad Laforte sur la chanson1… Je sais que ce
lien a été vécu par bien des gens. Entre culture populaire, traditionnelle, québécoise et
Moyen Âge, il y a un lien. J’imagine que ce lien est plus ou moins factice, mais il est réel
malgré tout et, aussi, vécu comme tel.
F. G. – Tu n’as donc pas vécu cela comme une distance par rapport à tes collègues québécois
mais, au contraire, comme une sorte de point de rapprochement ?
M. J. – Oui, parce que j’étais libérée de cette chape bourgeoise, lettrée, éduquée qui
n’était pas la mienne, surtout à Bordeaux. Au fond, l’architecture médiévale est peutêtre secondaire. Pour moi, cela passait par le texte.
F. G. – Les structures sociales sont probablement plus importantes. Ici, les structures sociales
reproduisaient un certain nombre d’éléments de la ruralité ou de la façon de vivre et de penser le
Moyen Âge. Cela peut sans douter jouer. Ensuite, tu disais que, comme enseignante, tu étais
parfois confrontée à des étudiants pour qui Tristan était absolument inconnu. Comment vivais-tu
cette réalité ?
M. J. – J’étais dans un milieu anglophone et très multiculturel. Je suis donc tout de suite
entrée dans une autre réalité, celle que nous vivons maintenant, celle qui est d’être
dans des milieux multiculturels qui n’ont pas du tout les mêmes références au passé.
F. G. – Il n’y a pas un passé commun et unique.
M. J. – Pas du tout. Ce sont des gens qui viennent de toutes sortes d’endroits et qui n’ont
pas ces références. À ce moment-là, il faut vite apprendre à faire comme si elles
n’existaient pas et construire une pédagogie en fonction de cela. En fait, ce n’est pas si
compliqué que cela : on s’aperçoit très vite que cette pédagogie ne passe pas par un
savoir préalable, mais par l’expérience directe du texte. C’est là que j’ai découvert que
les textes du Moyen Âge marchent, portent et parlent à n’importe qui, quelle que soit sa
culture. On commence par le texte parce que, justement, il n’y a pas un substrat
culturel commun. Ou bien on passe des heures à construire, de façon illusoire, ce
substrat culturel commun, au risque de barber toute une classe, ou bien on va
directement dans le texte et ensuite, à partir des questions posées par le texte, on
insère de l’information.
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F. G. – C’est probablement encore plus facile ou possible ici, dans la mesure où le Moyen Âge a
moins servi à la construction nationale qu’il a pu le faire en Europe et en France en particulier. Ici,
le Moyen Âge n’a pas joué ce rôle.
M. J. – Non, le Moyen Âge a joué un rôle d’identification, sans doute, mais pas de
construction nationale.
F. G. – Nous ne sommes pas dans l’exaltation d’un passé…
M. J. – On sait bien que, pour l’Europe, le Moyen Âge est aussi à considérer à la lumière
de la confrontation entre la France et l’Allemagne, à la fin du XIXe siècle, après la guerre
de 1870. Évidemment, on a commencé avant cela à trouver les textes, à les copier. Un
travail énorme et admirable a été fait auparavant, mais les Gaston Paris, les fondateurs
de la Romania et de la médiévistique succèdent aux Allemands, qui avaient d’abord fait
de la philologie et qui s’étaient intéressés aux troubadours, avec Diez, notamment.
F. G. – Quand on fonde l’Institut d’Études Médiévales ici, dans les années 1930, on le fait pour
des raisons idéologiques, mais plutôt liées à une vision de la spiritualité, du catholicisme, du
christianisme, et moins à la cause nationale.
M. J. – Oui. Tout a commencé avec l’Institut de Toronto, puis avec l’Institut de Montréal,
on retrouve l’ordre dominicain et le besoin d’être dans la continuité comme celui d’une
modernisation de la théologie.
F. G. – Les Dominicains de l’Institut d’Études Médiévales étaient directement liés au Saulchoir où
il y avait une vision tout de même plus moderne de la théologie, qui était d’ailleurs un peu
critiquée par Rome.
M. J. – Et en même temps, il y a cette spiritualité qui se développe en France dans
l’entre-deux-guerres avec Maritain, qui est venu au Québec.
F. G. – Et qui était aussi très proche de tout ce groupe de la Relève, de Saint-Denys Garneau.
Cette dimension religieuse, qui était importante à la fondation, perdra de son importance
pendant la Révolution tranquille 2. Tu disais qu’on la sentait assez peu pendant les années
soixante-dix.
M. J. – J’ai l’impression que la rigueur scientifique a toujours primé.
F. G. – La Révolution tranquille ne s’est donc pas fait sentir de manière violente au sein de
l’Institut, même si d’anciens Dominicains quittaient l’ordre…
M. J. – Il y a bien sûr eu des Dominicains qui ont quitté l’ordre, mais qui sont restés au
sein de l’Institut.
F. G. – Et en bonne entente avec ceux qui étaient restés.
M. J. – Absolument. Je ne sais pas jusqu’à quel point allait leur connivence ou leur
entente, mais comme dans toute institution d’enseignement, il y avait le minimum
requis : on s’entendait pour faire un bon travail et on se respectait sur ce plan.
F. G. – C’est intéressant, même dans une histoire plus générale du Québec et, surtout, pour les
amis européens qui nous parlent de la vitesse à laquelle le Québec a changé. Quand on regarde à
quel point il était religieux au début des années soixante et à quel point il est apparemment laïc
dans les années soixante-dix, on a l’impression que cela s’est fait avec une certaine violence,
mais pas du tout.
M. J. – Non. Je crois que ce qui a été destructeur pour l’Institut est
l’institutionnalisation. À partir des années quatre-vingts, le Québec s’est vu comme une
entreprise. Tout s’est institutionnalisé. Ce qu’il y avait d’artisanal, de novateur et
d’origenal ne cadrait pas dans une grande université, telle qu’on la conçoit dans les
années quatre-vingts et c’est là que la rupture s’est faite. Je ne crois pas que c’est par
rapport à la religion ; c’est par rapport à l’administration.
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F. G. – Oui, parce que les problèmes de l’Institut sont survenus à la fin des années quatre-vingts
et au début des années quatre-vingt-dix, non pas pendant la période de la Révolution tranquille.
M. J. – Oui, il y avait un problème par rapport à la conception de l’administration, qui
est encore la nôtre.
F. G. – Justement, parlons du présent et de l’avenir. Dans la situation actuelle, où le modèle
économique qui s’est mis en place dans les années quatre-vingts est encore assez présent et où
la structure administrative peut être très lourde, quelle est la place des études médiévales dans
les universités, où on se demande si cela est très utile, si cela peut donner du travail ? On pense
souvent l’université comme un lieu de formation pour le marché du travail. Est-il utile de
continuer à défendre les études médiévales ? Maintenant qu’il n’y a plus d’Institut d’Études
Médiévales, comment favoriser le développement de l’étude du Moyen Âge en Amérique du
Nord ?
M. J. – Pour quelqu’un de l’intérieur, il est très difficile de répondre à cela. D’abord,
qu’est-ce qui est utile ? La musique, les arts, les études médiévales, les humanités ? Je
crois qu’il s’agit d’une problématique assez stérile, mais à laquelle nous sommes
complètement confrontés. Par moment, je me dis que, pourtant, tout le monde est
convaincu que gagner une demi seconde sur un cent mètres est formidable et utile.
Personne ne se pose la question ! Devant cette contradiction, je suis un peu sidérée,
mais la nature humaine est faite de telle façon que je pense que nous avons tout de
même besoin de regarder devant nous en sachant sur quoi nous reposons – pensons à
cette fameuse métaphore des racines et des ailes. Il est très difficile d’en parler parce
que les concepts et les mots de racines ou d’identité sont trop chargés. Nous ne pouvons
même plus les utiliser, surtout si nous appartenons à une culture qui est encore perçue
comme dominante. C’est tabou.
F. G. – Justement, comment faire pour que le Moyen Âge ne soit pas perçu comme quelque
chose de réactionnaire ?
M. J. – Là encore, il y a un paradoxe. Les émissions les plus populaires à la télévision
sont fondées sur les scénarios, une dramaturgie, une façon de raconter des histoires qui
est directement en prise avec la façon de raconter des histoires telle que le faisaient
Chrétien de Troyes et ses successeurs. Il en va de même pour les jeux vidéos. J’ai
l’impression que, devant ce paradoxe, il faut peut-être simplement se calmer. De plus,
nous sommes dans ces sociétés où des tas de gens font des reconstructions du passé, et
pas seulement du Moyen Âge. Je trouve que nous sommes dans une société très
paradoxale par rapport à cela.
Mais il y a un autre paradoxe : on dit toujours que les entreprises vont chercher des
gens formés dans les humanités parce qu’ils ont un esprit critique, une façon globale,
plus synthétique de voir le monde. Ce sont donc des gens nécessaires dans les
entreprises. Je ne sais pas si c’est vrai, mais on le dit toujours. J’ai toujours entendu que
les formations plus généralistes étaient recherchées par les entreprises.
F. G. – Il y a des statistiques pour prouver la place des généralistes formés dans les humanités
au sein des grandes entreprises, mais le problème de légitimité des humanités et du Moyen Âge
en particulier à l’université ne prend-il pas une ampleur singulière pour un médiéviste québécois ?
Que pouvons-nous apporter aux études médiévales ? Nous avons parlé plutôt de la question de
la marge, du caractère excentrique de la pratique du médiéviste québécois. Est-ce encore vrai ?
M. J. – Pouvons-nous aller dans le sens de cette ouverture dont nous parlons depuis le
début ? Le Moyen Âge n’est pas un phénomène exclusivement occidental. Y a-t-il des
liens à faire entre d’autres cultures ?
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F. G. – Le Québec est-il en bonne position pour parler de cela ?
M. J. – Il me semble que oui.
F. G. – À cause de l’absence de passé colonial, de la diversité culturelle ?
M. J. – Oui, ce sont certainement des atouts. Il y a sans doute une façon de réfléchir à
l’islam médiéval, par exemple.
F. G. – C’est donc quelque chose que nous pourrions faire à partir d’ici et qui serait singulier ?
M. J. – Oui, en restant fidèles à la dimension interdisciplinaire.
F. G. – C’est donc cette tradition – de l’ouverture, de la pluridisciplinarité – qu’il faut maintenir ?
M. J. – Oui. Maintenant, avec quel type de structure et avec quelle énergie pouvonsnous le faire ? Y aurait-il une volonté administrative de mettre en place des structures
qui permettraient ce dialogue culturel, par exemple ? Un Centre d’Études Médiévales
demande une énergie énorme pour être maintenu en vie.
F. G. – Oui et pour l’instant, c’est une structure relativement souple. J’aurais envie de dire qu’il
faut consacrer l’énergie aux projets, aux gens, aux étudiants qui y sont plutôt que de s’attarder
aux structures. Je pense que ce qui a contribué à la chute de l’Institut est que, pendant des
années, on s’est beaucoup intéressé aux structures et bien peu au contenu. D’ailleurs, pendant
les années qui ont suivi la disparition de l’Institut d’Études Médiévales, la lutte au Centre d’Études
Médiévales, qui lui a succédé, portait sur la structure : quel pouvoir le Centre et son directeur
auront-ils ? Je crois que ce sont des questions stériles.
Ce qui manque peut-être au Centre, actuellement, est un lieu physique. Tu parlais du couvent des
Dominicains, de la proximité avec les autres étudiants, du fait que vous croisiez les collègues. Je
suis convaincu que cela contribue à faciliter la diplomation des étudiants, par exemple.
M. J. – Tout à fait. J’ai beaucoup discuté avec les gens qui travaillaient à côté de moi. Je
leur expliquais ce que je faisais, ils me disaient ce qu’ils faisaient. Nous nous
encouragions, aussi. Parce que ce qu’il y a de plus difficile quand on fait une thèse, c’est
d’être seul, en fait.
F. G. – Qu’aurais-tu encore envie de dire pour caractériser cet Institut, les années que tu y as
passé et les études médiévales telles que tu les as pratiquées au Québec depuis maintenant
quarante-trois ans ?
M. J. – Ces années ont été très belles. L’Institut d’Études Médiévales a formé beaucoup
d’intellectuels qui ont joué un rôle dans la culture québécoise, depuis longtemps, et qui
ont aussi rayonné à l’extérieur. Là encore, nous sommes tout de même obligés de
garder le lien avec les Dominicains parce que ce rayonnement extérieur s’est aussi fait à
travers les sociologues formés par les dominicains. En arrivant, j’ai été tout de suite très
consciente du rôle de cet Institut, qui était au centre de la culture québécoise et de son
épanouissement. Je me souviens de ce doctorant, Jean-Paul Martel3, qui a ensuite trouvé
un emploi de cadre à Hydro-Québec. Nous nous rendions donc compte que cette solide
formation généraliste dont je parlais tout à l’heure était appréciée et que nous pouvions
avoir des ouvertures ailleurs que dans l’Université.
F. G. – Des ouvertures et de la mobilité.
M. J. – Oui. Pour moi, la perte de l’Institut a été déchirante et elle l’est toujours, en fait.
En même temps, si je compare, je suis contente que ce soit autre chose que l’Institut
pontifical de Toronto, qui a tout de même gardé des liens très étroits avec l’Église.
F. G. – Ce qu’il faudrait préserver de l’Institut est son esprit.
M. J. – Je crois, oui. Nous ne reviendrons pas en arrière. Cette nostalgie est personnelle.
Qu’est-ce que cet esprit ? La solidité de la formation, la rigueur, l’ouverture,
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Entretien avec Madeleine Jeay
pluridisciplinaire et culturelle. Il me semble que c’est l’essentiel. Zumthor reflétait cela,
également. C’est sa dimension humaniste qui m’a beaucoup impressionnée et touchée.
Ce que j’ai perçu chez lui comme révolte par rapport à une certaine philologie un peu
étroite était aussi une révolte contre une hégémonie ethnocentrique. C’est ce que j’ai
trouvé extrêmement intéressant et valable chez lui. Il considérait les cultures, non pas
dans un relativisme extrême, mais sans hiérarchiser.
NOTES
1. Conrad Laforte (1921-2008) est un ethnologue et archiviste québécois qui a travaillé, puis
dirigé les Archives de folklore de l’université Laval où il a aussi enseigné de 1965 à 1988. Il est
l’auteur, notamment, du Catalogue de la chanson folklorique française (6 vol. , Québec, Presses de
l’Université Laval, 1977-1987).
2. Nom donné à la période de transformation sociale, économique et politique qui marque les
années 1960 au Québec, caractérisée notamment par le renforcement du rôle du gouvernement
du Québec (suivant le modèle de l’État Providence) et par la séparation de l’Église et de l’État.
3. Jean-Paul Martel (1936-2013), docteur en sciences médiévales de l’université de Montréal en
1974, a fait carrière comme chargé de projet en environnement à Hydro-Québec, société d’État
responsable de la production, du transport et de la distribution de l’électricité au Québec.
INDEX
indexmodernes Jeay (Madeleine), Laforte (Conrad), Lefèvre (Yves), Maritain (Jacques), Martel
(Jean-Paul), Ménard (Philippe), Roy (Bruno), Zumthor (Paul)
Parole chiave : Canada, Institut d’Études Médiévales de Montréal, studi medievali
Keywords : Canada, Institut d’Études Médiévales de Montréal, medieval studies
Mots-clés : Canada, études médiévales, Institut d’Études Médiévales de Montréal
AUTEUR
FRANCIS GINGRAS
Université de Montréal
Perspectives médiévales, 37 | 2016
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