3 EL Ma Bohème Rimbaud
3 EL Ma Bohème Rimbaud
3 EL Ma Bohème Rimbaud
[Intro]
– Rimbaud = naît le 20 octobre 1854 à Charleville. Jeune prodige, il maîtrise parfaitement le
grec et le latin ; il lit énormément. Cpdt, la haine de sa ville natale, la rigueur maternelle et
l'ennui le poussent à fuguer à deux reprises. Chez lui ou en fuite, il compose des vers, tandis
que la France est en guerre contre la Prusse (juillet 1870 – janvier 1871).
– Cahiers de Douai = recueil de 22 poèmes rédigés durant l'année 1870 et copiés à Douai,
chez son professeur de rhétorique auprès de qui il se réfugie. On y trouve une grande variété
des formes et des registres employés, ainsi que des thèmes abordés (la dénonciation° de la
guerre, le voyage, la sensualité, la révolte et la misère).
– « Ma Bohème » = dernier poème du recueil, ce sonnet en alexandrins reprend un terme des
Romantiques (qui l'utilisent pour désigner leur mode de vie anticonformiste) que Rimbaud
s'approprie néanmoins par le déterminant possessif. Ainsi, on se demandera : quelle image
du poète et de la création poétique ce sonnet donne-t-il ?
– Les quatrains nous présentent tout d'abord le portrait d'un poète libre et révolté, marchant
dans une nature inspiratrice, puis les tercets nous le montrent en pleine création poétique.
[I. Un jeune homme libre et révolté en harmonie avec la nature (v. 1 à 8)]
Le 1er mot du poème est le pronom personnel de la 1re personne du singulier, et tout le texte
est écrit à cette 1re personne, comme le confirment aussi les déterminants possessifs. Ce poème
raconte donc un moment de la vie du poète, qui se trouve sujet des différents verbes d’action.
Rimbaud évoque également ses états d’âme. Les verbes sont essentiellement à l’imparfait, ce qui
situe explicitement ce moment de vie dans le passé et traduit l'habitude ; on remarque, par ailleurs,
l'emploi du passé composé au verbe 4, qui indique que ce passé se poursuit dans le présent. Les
principaux thèmes du sonnet sont installés dès cette 1re strophe : la liberté, avec le motif de la fugue
du jeune homme (« allais » répété 2 fois), et la pauvreté, avec l’état délabré du « paletot » (« poches
crevées » ; « idéal », qui signifie qu’il était tellement usé qu’il n’existait presque plus) – pauvreté
que confirmera l’adjectif « unique » au vers 5 –, mais aussi la révolte, avec la mention des « poings
» dans le 1er vers, et l'imagination, avec le polyptote* « rêvées » et « rêveur » aux vers 4 et 6.
Dans le 2nd quatrain, le mot « culotte » et l’assimilation du poète au Petit Poucet sont des
éléments du monde de l’enfance. Ils rappellent la jeunesse de Rimbaud qui écrit ce poème à l’âge de
16 ans. De ces éléments se dégage une impression de tendresse et de douceur qui contrebalance le
sentiment de révolte donné par la 1re strophe. Ces vers montrent aussi que le jeune homme
développe un rapport sensuel avec l’univers : l’importance des déterminants possessifs traduit
l’appropriation des éléments de la nature (éminemment lyrique) par le poète ; l’évocation du « doux
frou-frou » fait penser à un tissu soyeux et a quelque chose de féminin. En outre, Rimbaud mêle les
registres dans ces 2 quatrains : un registre familier et concret (« poings », « poches », « paletot », «
auberge », « égrenait »), voire grossier (« crevées », « culotte », « trou »), qui rappelle aussi
l’enfance ; un registre poétique traditionnel souvent abstrait (« idéal », « ciel » [2 fois], « muse », «
amours », « étoiles ») et un lexique qui rappelle la noblesse féodale (« féal » désignant au Moyen
Age le fidèle serviteur). Ce mélange crée l’image d’un poète affranchi des contraintes, exalté par la
fougue de la jeunesse, animé par une riche imagination et plein d’aspirations.
Enfin, si traditionnellement un sonnet ne présente que 2 rimes pour les quatrains (ABBA /
ABBA), Rimbaud, lui, en utilise 4 (ABBA / CDDC). Il n’hésite pas à placer à la rime des mots
familiers comme « trou » et « frou-frou ». De plus, il ne respecte pas toujours la césure de
l’alexandrin : vers 1 (4 / 8), vers 4 (1 / 1 / 1 / 6 / 3), vers 7 (3 / 5 / 4). Il bouscule aussi le rythme de
l’alexandrin avec l’enjambement des vers 6-7, qui met en valeur le GN « Des rimes », COD du
verbe « égrenais ». Enfin, alors que, traditionnellement, les 2 quatrains forment un ensemble et les
tercets un autre, Rimbaud commence une phrase au vers 8 et la poursuit au 1er vers du 1er tercet (v.
9).
Après s'être présenté en fuite dans les quatrains, le poète se retrouve assis dans la nature
(v.9) : on passe, ainsi, du mouvement fugueur à un moment plus contemplatif, où il se met à
l’écoute de cette nature. Le 1er tercet associe par la synesthésie* différents sens : l’ouïe (« j’écoutais
») et la vue (« Mes étoiles », v. 8) ; le toucher (« je sentais des gouttes ») et le goût (« comme un vin
»). Ce tercet confirme ainsi la symbiose entre le jeune poète et la nature et il se dégage une
impression de bien-être : le vocabulaire employé exprime le calme (« assis », « écoutais »), le
plaisir (« bons ») et l’énergie (« vigueur »). La métaphore des vers 10-11, mise en relief par
l’enjambement, transforme la sueur en « rosée » (qui apparaît le matin et non le « soir »).
L’allitération en [s] concourt à l’impression de douceur et de paix, tandis que l’allitération en [v]
met en valeur la volupté du vin et la vitalité de la « vigueur ». Les 3 vers de ce tercet respectent la
césure de l’alexandrin à la 6e syllabe – ce qui donne une impression d’harmonie et d’équilibre.
L'apaisement semble, de plus, procuré par l’activité poétique, connotée par les mots s'y
rapportant : « rimant » et « lyre ». Plusieurs éléments rapprochent en effet le jeune poète de la figure
d’Orphée : les « ombres fantastiques » font penser aux Enfers où Orphée est allé rechercher
Eurydice ; la lyre est l’instrument avec lequel Orphée charmait les bêtes sauvages et la nature
hostile.
Pour finir, la « fantaisie » (sous-titre) et la jeunesse apparaissent avec l’image du jeune
homme suffisamment souple pour avoir son pied près de son cœur et jouant avec ses lacets. L’image
des « souliers blessés », peut évoquer la pauvreté mais aussi la peine. En effet, on peut interpréter
le GN de deux façons. Soit « mes souliers blessés » est une métonymie* : l'objet, les souliers,
désigne alors les pieds du poète et peut-être même toute sa personne. Soit « mes souliers blessés »
est une hypallage et le participe passé adjectival, désignant une souffrance (physique ou
psychologique), se rapporte alors au nom « cœur ». Dans les 2 cas, une pointe mélancolique
apparaît, laquelle n'est pas sans faire penser aux « poètes maudits » dépeints par Verlaine. D'autant
que le mot venant clore le poème insiste sur la sensibilité, source de création poétique, tout comme
la nature (« ombres ») et la liberté, perceptible encore une fois par l’enjambement des vers 13-14 et
par l’image insolite du pied près du cœur.
[CCL]
En somme, dans « Ma Bohème », ainsi que l'indiquent le titre et le sous-titre, Rimbaud se met en
scène en tant que jeune poète romantique, pauvre, épris de liberté et inspiré par la nature qu'il
« écout[e] ». Le recueil, qui s'ouvre avec un poème évoquant l'éveil sensuel de l'adolescent et qui
s'achève avec ce poème dessinant la figure de l'artiste en train de créer, montre ainsi le désir
d'émancipation. Si Rimbaud a choisi ici la forme traditionnelle du sonnet, c'est pour mieux en
subvertir les codes et affirmer combien la création est un acte libertaire.